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« COMMUNAUTÉ(S) »
JEAN-RENÉ BERTRAND
GRÉGUM
7
- UNIVERSITÉ DU MAINE
ANNE OUALLET
RÉSO
- UIVERSITÉ RENNES II
Les textes qui suivent constituent le prolongement de la journée ESO qui s’est tenue à
Caen le 17 septembre 2001. Le thème de réflexion en était "Communauté(s)". Les principales
présentations ont donné lieu aux articles rassemblés ci-après. La participation de deux invités
extérieurs à notre UMR, Odile Hoffmann de l’IRD et Jean-Luc Piveteau, a été riche par les
regards neufs qu’ils ont pu apporter à notre équipe et par les interventions constructives dont
ils ont su ponctuer nos échanges. Ils nous ont, sans aucun doute, conforté dans notre volonté
de mener à bien la réalisation de ce travail et, espérons-le, incité à poursuivre les réflexions
lors des années à venir.
nterpeller les sociétés par le biais de la commu-
notion s'appliquait de préférence aux sociétés rurales, en
nauté, des communautés, nous introduit au cœur
des interrogations liant espaces et sociétés. Si déjà
fonction des spécialisations, des obligations et tout particulièrement de l'usage de fractions communes du terri-
en son temps, l’École de Chicago en faisait un objet
majeur de recherche, les phénomènes et expressions
toire. Par excellence, le genre de vie caractérise des com-
I
communautaires n’ont cessé jusqu’à présent d’intéresser
les chercheurs, notamment les sociologues, les ethnologues, les historiens, les philosophes et les géographes.
C’est ici l’occasion de revisiter ce terme de "commu-
munautés de village, agricoles, à habitat groupé et
pratiques communautaires. Et plutôt dans les plaines, car
on souligne très tôt la variété des genres de vie et de l'ha-
départ et ses expressions.
bitat dans les Préalpes françaises (Blache, 1933) et la
vanité de chercher à définir le genre de vie montagnard.
Toutefois, les géographes n'ont pas hésité, mais avec peu
de démonstrations, à étendre la notion à d'autres catégo-
COMMUNAUTÉS
ries sociales comme les cheminots, les enseignants et
autres groupes d'actifs urbains. La meilleure adéquation
entre genre de vie et communauté fut trouvée par Deffon-
nauté(s)" à travers ses fondements, ses présupposés de
ET GÉOGRAPHIE
La sociologie a produit beaucoup d'études sur les communautés, surtout rurales, et sur leur mode de formation et
taines (1948) avec les monastères et couvents. Mais plus
généralement la notion n'est plus guère usitée dès lors que
la différenciation ou stratification sociale s'accentue dans
de constitution. La géographie a utilisé la notion comme
forme résumée des sociétés villageoises ou paysannes en
général, comme chez M. Sorre (1961). Elle reprend en
les populations agricoles. Il faut passer aux genres de vie
"mixtes", comme pour les ouvriers-paysans dans la plaine
d'Alsace de Juillard (1953) pour analyser les transforma-
cela la lecture des espaces ruraux faite par les historiens
qui montrent la force de la communauté villageoise autour
de la paroisse comme base d'organisation de l'espace
rural et de la société à partir de l'époque médiévale (Duby,
1977). Mais, l'un des handicaps tangibles de la référence
à la communauté dans la géographie française, après
P. George, est la référence à la notion vidalienne de "genre
de vie" caractérisant les sociétés rurales (en général) installées dans les divers espaces régionaux, des milieux,
aux fondements physiques ou naturels. Le genre de vie
recouvre "un ensemble collectif de pratiques transmises et
consolidées par la tradition grâce auxquelles un groupe
humain entretient son existence dans un milieu déterminé"
(Sorre, 1961). Parmi ces pratiques, les dimensions religieuses ou spirituelles ne pouvaient être ignorées. La
tions sociales du milieu rural.
Dans la géographie sociale française, l'appel à la communauté s'avère rare ou marginal: on lui préfère avec
Mendras, les "collectivités rurales", et on reconnaît uniquement des communautés ethno-religieuses (Frémont et alii,
1984), ou on réserve l'appellation aux formes historiques
du village occidental et actuelles ou subactuelles de populations plus ou moins "primitives" (Di Méo, 1991). Le
décryptage des organisations sociales en terme de communautés semble plutôt réservé à des situations jugées
culturellement singulières (stigmatisations ethniques ou
religieuses) ou à des sociétés ne participant pas à nos critères de modernité occidentale (pays du Sud notamment)
et, de ce fait, renvoyées à un décalage, qui, lui, serait
censé favoriser une lecture communautaire des relations
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socio-spatiales. Ces ciblages communautaires se rapprochent plus du mouvement culturaliste de la géographie,
particulièrement dans la géographie française. Elle a forte-
(Esposito R., 2000). Le mot communauté trouve son origine dans le terme latin communitas, lui-même dérivé de
munus qui, en latin, a le sens de don, obligation (que l'on
ment marqué par exemple les tropicalistes, très influencés
doit accomplir en faveur d'un autre) (Esposito R., 2000). La
par l'ethnologie. Cependant, Lévi-Strauss s'est nettement
engagé pour l'universalisme et a montré l'unité des
racine indo-européenne en est mei : aller, changer
(Brunet R., 1992). Dans son sens premier, la communauté
sociétés en s'appuyant sur la diversité même de leurs pro-
est donc l'ouverture sur l'autre et non le repli sur des
valeurs intrinsèques. Or, comme le souligne le philosophe
ductions culturelles. La géographie américaine et britannique est, elle, plus unanime et plus ubiquiste dans sa lec-
italien Esposito, la communauté est actuellement conçue
ture communautaire. Les présupposés communautaires y
et pratiquée comme une appartenance à une identité et
sont en fait fortement empreints de l'École de Chicago
mais aussi de la géographie sociale anglo-saxonne.
non comme la recherche de l'altérité ou son respect permettant la vie en commun. Mais à l'origine, la communauté
se définit d'abord et avant tout par la mise en œuvre de
règles collectives, d'une morale commune et acceptée, qui
ACCEPTIONS
n'est érigée que pour permettre le vivre ensemble, pour
La définition banale fait de la communauté "un groupe
social caractérisé par le fait de vivre ensemble, de pos-
gérer la différence, le rapport à l'autre. Elle s'individualise
désormais, à contre sens, plutôt dans un rejet de l'autre. La
communauté correspond alors à la mise en marche d'un
séder des biens communs, d'avoir des intérêts, un but
communs". Elle peut satisfaire tout un chacun et même le
chercheur en sciences sociales qui ne manquera pas de
"grand mécanisme immunitaire de défense", très lointain
de l'idée originaire de communauté. Les présupposés de
départ de désignation communautaire sont désormais
l'enrichir avec ici un sentiment d'appartenance au groupe,
là une nécessaire participation à l'action commune. Pour
en revenir aux distinctions de Tönnies (1944), dans la com-
construits sur la valorisation de la différence et non sur le
lien avec d'autres composantes sociales. Le préalable à la
reconnaissance communautaire est désormais de "consi-
munauté, les biens et les individus sont organiquement
associés, et ses membres manifestent un haut degré de
solidarité. La sociologie américaine insiste plus sur les
dérer comme commun ce qui est propre à un certain
groupe de personnes et non à un autre" (Brunet R. 1992),
que la communauté soit relative à un territoire, à une reli-
liens entre individus, les relations sociales internes, les
rapports sociaux développés dans un espace géographique particulier et l'occupation d'un territoire pour définir
gion ou à une ethnie. Cette valorisation de la différence,
loin de faire l'unanimité, suscite de nombreuses interrogations et réticences, car elle est lourde de responsabilités.
une community (Hillery, 1955). Le fait de "vivre ensemble"
n'est pas repris comme condition sine qua non dans bon
nombre d'autres définitions qui envisagent donc la possibi-
La géographie culturelle s'est plus volontiers emparée de
l'exaltation des différences, recherchant par exemple à
classifier les "exotismes", à segmenter sociétés et espaces
lité de la non proximité spatiale pour une formation communautaire. Par exemple, la définition donnée dans "Les
mots de la géographie" retient la communauté comme
"groupe social ou institution unis par des intérêts de même
nature, avec quelquefois des origines communes et souvent un territoire commun" (Brunet R., 1992, p. 117). Le
Grand Larousse universel évacue cette idée de vivre
ensemble et garde comme ciment "les liens d'intérêts, les
habitudes communes, les opinions ou les caractères communs" (Grand Larousse universel, 1992).
Revenir à l'étymologie du terme permet de souligner le
paradoxe contenu dans ce que certains utilisent comme un
concept "depuis la sociologie allemande de la fin du
19ème siècle jusqu'au néocommunautarisme américain"
sur des repères culturels privilégiant, entre autres, la définition d'aires culturelles et occultant du même coup
d'autres rapports sociaux. La géographie sociale, plus
soucieuse des questions d'inégalité et d'injustices sociales,
est nécessairement moins friande de cette lecture communautaire des sociétés et préfère éclairer les autres clivages sociaux et les formes d'universalité des rapports de
pouvoir.
Travaux et documents
COMMUNAUTÉS,
IDENTITÉS
La notion de communauté n'est donc pas reconnue
comme un concept opératoire en géographie sociale. Elle
Communauté(s), introduction
est considérée comme phénomène archaïque, renvoyant
ment en lien avec les nouvelles dimensions culturelles,
à des rapports sociaux révolus, détruits par l'émergence
des rapports de classe et la primauté de l'économique.
économiques, spatiales, relationnelles de l'urbain. Cela a
favorisé l'émergence de sociabilités élargies. Sont-elles
Mais elle est surtout suspectée d’être une couverture idéo-
pour autant de nouvelles formes de communautés? À
logique portant la nostalgie de la communauté, des relations paroissiales unanimes, présentant des relents réac-
l'heure des réseaux, de l'accélération de la mondialisation,
"la "ville globale" est devenue un lieu où s'ancre l'économie
tionnaires, occultant les autres formes de rapports sociaux.
globale et où se localisent certaines de ses principales
Cette préoccupation a été au centre d'un des derniers colloques de Cerisy qui a rassemblé une quarantaine de
dimensions sociales et culturelles du fait de l'action des
capitalistes, mais aussi de celle des immigrés et des
chercheurs en sciences sociales. Les analyses n'y sont
femmes". (Ohana J. 2001, p 12)… Certaines études privi-
pas faites en terme de communautés mais de réflexion sur
les identités, le multiculturalisme, la mémoire et l'affirma-
légient l'entrée par ce type de groupes sociaux ou segments de groupes sociaux (ex.: les jeunes issus de l'immi-
tion d'un lien toujours présent au politique et le souci de
gration en France) en montrant leur mode d'agrégation. De
décrypter les rapports de domination. Il ne s'agit nullement
d'occulter la dimension culturelle, mais d'affirmer le souci
multiples autres formes d'agrégations ont émergé. "Des
liens et du sens se recréent en permanence, des formes
scientifique de ne pas s'y restreindre. "Une tendance malheureuse de la recherche des années quatre-vingt et 90 a
été de trop souvent dissocier la question sociale et la ques-
d'engagement émergent des cadres microsociaux"
(Agier M., 1999, p. 158). La communauté est ce qu'en fait
le regard extérieur. En ville, la diversité des modes des
tion culturelle, les problèmes d'inégalités et ceux de la différence. S'il faut distinguer analytiquement les registres, il
compositions sociales, ethniques et culturelles permet de
se pencher sur les modes d'agrégation et de segmenta-
faut aussi penser leur relation et leur imbrication. (...) La
différence culturelle ne peut être pensée sans référence
aux inégalités qu'elle fonde ou accompagne, ou sur les-
tion. Les multiples relations sociales sont par exemple
mises en évidence par Grafmeyer (Grafmeyer, 1994). Une
des questions posées est de savoir si les relations com-
quelles elle repose." (Ohana J. 2001, p 11).
La recherche sur les communautés, lorsqu'elle se présente comme une fin en soi est nécessairement tronquée,
munautaires sont déterminantes de ces relations sociales.
M. Agier nous montre la ville comme un espace où "toute
communauté, toute appartenance deviennent (...) réver-
par exemple parce qu'elle a tendance à occulter des phénomènes ségrégatifs qui peuvent la transcender. La communauté est plus un outil malléable et en recomposition
sibles" (Agier M., 1999, p. 57). Il nous parle de la "machine
à fabriquer les identités" et dénonce "une tendance dangereuse et de plus en plus répandue (qui) consiste à créer
constante qu'un concept.
Par ailleurs, la disjonction de plus en plus fréquente
entre communauté et proximité spatiale amène à reconsidérer le ciment de ce qui a pu favoriser l'émergence des
et réitérer des stigmatisations identitaires à partir de différences sociales, voire conjoncturelles, aboutissant même
à une naturalisation idéologique de ces différences". Les
inégalités sont occultées au profit de différences cultu-
communautés rurales décrites historiquement en Europe.
L'appartenance à une communauté, définie au premier
chef par la proximité se trouve dépassée par d'autres systèmes d'appartenance qui ont su libérer les populations
des rapports traditionnels (syndicats, associations etc.).
Bref, l’articulation entre les deux doit être reformulée pour
cause d'élargissement des espaces vécus et de mobilité
croissante… Curieusement, ce sont les formes d'agrégation sans proximité qui sont fréquemment reconnues de
l'extérieur comme des communautés: les Portugais de
France, les Pakistanais du Royaume Uni.
Le basculement de notre monde du rural vers l'urbain
au tournant du millénaire a correspondu parallèlement à
l'éclatement des "communautés traditionnelles", notam-
relles. Il voit une sorte de naturalisation des identités et
note que "cette tendance est contemporaine de l'accélération et de la massification des mobilités qui ont les villes
comme point de chute quasi systématique". "Ceux qui
inventent des communautés et les tiennent à distance perdent toute possibilité de contact et donc d'expérience de la
réalité de l'autre (...) Les fabrications identitaires bloquent
les possibilités de changement social et les barrières identitaires opèrent comme une chape de plomb sur une
masse grandissante de citadins" (Agier M., 1999, p. 58).
Nous sommes bien là dans le discours critique qui alimente la réticence à privilégier la communauté comme
mode de lecture des espaces et des sociétés, et dans ce
cas à l'échelle précise des villes ou des agglomérations.
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En opposition, la communauté, telle qu'elle est valorisée
dans le monde anglo-saxon ne semble pas si lointaine de
celle véhiculée par la notion allemande de Gemeinshaft,
privilégiant des valeurs "originelles".
nautés. À un moment où les échelles privilégiées se resserrent autour de l'articulation "local-mondial", il convient
cependant de noter que les communautés les plus reconnues sont celles d'espaces lisibles à l'échelle intermédiaire: il s'agit des nations dont certaines ont débouché sur
des États. La définition du terme de "nation" insiste bien,
LE
RETOUR ?
sur le ciment communautaire qui la soude. La nation est
"l'ensemble des êtres humains, vivant dans un même ter-
Forme marginale de l'organisation sociale, pour cause
ritoire, ayant une communauté d'origine, d'histoire, de cul-
d'urbanisation et d'industrialisation, bref de modernité, la
communauté réapparaît sous d'autres formes, mais limi-
ture, de tradition, parfois de langue, et constituant une
communauté politique" (Grand Larousse Universel, 1992).
tées à des groupes ou segments de la société. La notion
La Nation ne serait-elle pas finalement le summum, l'idéal
peut être pertinemment employée pour les retirement communities des États-Unis, décrites par C. Pihet (1999) et
de l'évolution du stade communautaire? On a, en tout cas
là, une adéquation entre une échelle intermédiaire et une
pour l'ensemble des formes de retranchement des catégo-
expression communautaire forte. L'évolution actuelle tend
ries aisées riches des Amériques: gated cities, barrios cerrados etc. Dans tous ces cas, la définition passe par l'ap-
à effacer cette échelle au profit des particularités du microlocal où les communautés recherchent nécessairement
partenance à une strate sociale qui permet de sortir des
d'autres points de cohésion. La montée en puissance des
localisations ordinaires et de faire communauté dans la
proximité avec des semblables. Ces formes sont indiscu-
discours communautaires à ce niveau micro-local n'accompagne-t-elle pas en fait une mondialisation productrice
tables car définies de l'intérieur par les populations concer-
d'inégalités qui se traduisent par des segmentations, des
nées, et facilement reconnues de l'extérieur par les autres.
Reste à savoir si d'autres formes d'agrégation de popula-
recompositions et de nouvelles affirmations d'appartenances fondées sur la différence.
tions homogènes socialement, mais sans matérialisation
des limites ou contraintes d'accès, peuvent être reconnues
comme des communautés par les formes de solidarité,
d'actions communes, les manifestations d'intérêts communs.
Le modèle premier, spatialement ancré, de la communauté retrouve vigueur, certainement par nostalgie du village ou de la petite ville (aux États-Unis), dans nombre
d'opérations d'aménagement urbain (Talen, 1999). Aux
États-Unis, l'utopie des Villages de la planification urbaine
prospère et repose sur l'exaltation de la proximité et la tentative de réduction de la mobilité pour renforcer l'enracinement des populations, et donc la multiplication des relations interpersonnelles (Billard, 1999). De la même façon,
mais à destination de populations moins hétérogènes, les
politiques de la ville en France essaient de promouvoir des
centralités et des espaces communs en espérant leur
usage collectif et l'émergence de rapports sociaux plus
intenses. Localement, dans nombre d'agglomérations, une
politique d'équipements collectifs de quartier tente de
reconstruire des rapports sociaux dans une aire géographique déterminée.
L'interrogation des échelles vient apporter une autre
dimension à nos interrogations au sujet des commuTravaux et documents
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COMMUNAUTÉS, COMMUNAUTARISME.
UN CONCEPT QUI SEMBLE POSER PROBLÈME
DANS LA GÉOGRAPHIE FRANÇAISE
VINCENT GOUËSET
RESO
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- UNIVERSITÉ RENNES II - ESO - UMR 6590
ODILE HOFFMANN
IRD
- BONDY
e concept de communauté, largement débattu
lectuels et institutionnels) sont fréquemment invoquées;
dans la philosophie classique, est approprié
depuis fort longtemps par la sociologie et l’an-
enfin la « communauté » est parfois employée pour désigner les habitants d’un même lieu, ou un groupe social
thropologie en Allemagne, depuis Ferdinand Tönnies qui a
clairement identifié (souvent minoritaire). En revanche,
établi la distinction fondamentale entre Gemeinschaft
[communauté] et Gesellschaft [société], ou en France, où
rares sont les articles, les ouvrages ou les références
bibliographiques de la production géographique française
il ne fait d’ailleurs pas l’unanimité. Selon la synthèse de
qui s’y réfèrent de façon explicite; les bases de données
Dominique Vidal sur le sujet (1996 : 213-215), il est clairement établi pour certains sociologues que «… le concept
restant désespérément muettes à l’énoncé de ce motclé 1.
L
de communauté ne présente qu’une faible valeur heuristique pour désigner un type spécifique de formation sociale
(Badie, 1986; Busino, 1993) »; au contraire un auteur
d’inspiration postmoderne comme Michel Maffesoli (2000
[1988]) lui attache de l’importance et voit dans l’émergence
des « néo-tribus » communautaires un signe du déclin de
l’individualisme moderne.
La référence à la « communauté » est couramment utilisée dans les sciences sociales (en géographie notam-
De quoi parle-t-on au juste? Désignant un « groupe de
personnes », la communauté n’a pas d’échelle a priori. Elle
peut avoir une pertinence au niveau local – le village, le
quartier-, régional ou international – les communautés diasporiques par exemple. Relevant davantage, selon la distinction établie par Maffesoli (2000 : 138), de la socialité
(l’ensemble des rôles joués par la personne) que du social
stricto sensu (la fonction de l’individu dans la société), la
ment) en Amérique du nord où, dans la tradition de l’école
de Chicago, l’identité collective, l’appartenance à un
communauté ne saurait être qualifiée a priori: professionnelle, politique, religieuse, culturelle, linguistique, ethnique
groupe social ou l’attachement à des cultures spécifiques
constituent des fondements du lien social. Plus récemment
(dans les années 1990 surtout), la « déferlante » postmo-
ou sexuelle, elle peut recouvrir une ou plusieurs de ces
dimensions 2. La communauté ne peut pas non plus être
réduite aux « liens sociaux primordiaux » (la parenté par
derne a fait de la (re)découverte des communautés une
des clés de la compréhension des sociétés contemporaines dans toute la géographie anglo-saxonne (Staszak
exemple), opposable aux « liens sociaux raisonnés » qui
et al., 2001). En Amérique latine, et depuis les années
1970 environ, les notions de comunidad (comunidade au
Brésil) et de participación comunitaria sont devenues une
pierre angulaire du processus de démocratisation et de relégitimation du politique.
En revanche son usage reste limité dans la géographie
française, et relève rarement d’un choix conceptuel véritablement significatif, d’un paradigme interprétatif, mais se
rapporte le plus souvent à l’usage du langage courant: les
références à la « communauté européenne » ou aux
« communautés de communes » abondent dans la prospective territoriale; la « communauté des géographes » et
la « communauté scientifique » (qui désignent, pour simplifier, la sphère de cooptation constituée par les personnes en situation de reconnaissance et de pouvoir intel-
1- Une recherche bibliographique approfondie permettrait
sans doute de nuancer ce constat. Différents groupes sociaux
qu’on pourrait éventuellement qualifier de « communautés »,
comme certaines populations d’origine immigrée, ou, dans un
autre registre, des regroupement à caractère religieux, ont fait
l’objet de nombreuses études dans la géographie française.
Toutefois, le caractère « communautaire » de ces groupes
n’est pas toujours mis en avant; ils sont plus souvent abordés
sous un angle social, culturel, ou parfois démographique.
2- Nous excluons toutefois de ce papier le cas des communautés structurées, sur le modèle des groupes fondamentalistes religieux, par l’obsession de la pureté et le sectarisme,
qui, si elles constituent un réel danger pour la société dans
son ensemble, ne sont représentatives que d’un version
limitée et réductrice de la communauté (cf. Wieviorka, 2001:
139). De même, la « communauté » ne peut avoir de sens que
si ses membres (ou une partie de ses membres) revendiquent
leur appartenance au groupe, et pas dans le cas où elle serait
uniquement définie de l’extérieur, par un pouvoir ou un groupe
dominant, sans consentement des personnes intéressées ;
comme ce fut par exemple le cas en Afrique du sud où certaines communautés « ethniques » ont été définies par le pouvoir afrikaner dans le cadre de sa politique d’apartheid, en
détournant des observations ethnographiques pour subdiviser
les populations noires en une multitude de communautés
éclatées.
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Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
seraient l’apanage des « sociétés », tant la complexité de
À
certaines « communautés » est désormais avérée.
Ces caractéristiques « en creux » ne font certes pas défi-
NEUTRE- ENTRE
PROPOS DE LA CONFUSION -QUI N’EST PAS
MUNAUTARISME
«
»
COMMUNAUTÉ
»
ET
«
COM-
nition. Mais justement, la « communauté » est une catégorie
de la pensée éminemment contextuelle, qui ne prend sens
que dans la situation où elle exprime des configurations spécifiques de liens sociaux (ou économiques, politiques…),
éventuellement inscrites dans un territoire. La communauté
est une notion heuristique, qui permet de décrypter les
logiques d’affiliation collective à un temps t, dans un environnement donné. Ce n’est jamais une catégorie « donnée »
qu’il suffirait de « décrire », encore moins une catégorie explicative univoque, car comme le signale Maffesoli à propos du
« néo-tribalisme postmoderne », nombre de communautés
actuelles, contrairement aux tribus classiques, se caractérisent par l’extrême fluidité de leur fonctionnement, fait de rassemblements ponctuels et d’éparpillement, d’appartenances
multiples (2000 : 137). C’est un fil rouge, une piste à explorer,
La « communauté », dans le langage courant, et parfois sous la plume de certains auteurs, a comme une
odeur de souffre. Il est vrai, comme l’ont justement fait
remarquer J-R. Bertrand et A. Ouallet dans leur texte introductif au séminaire ESO tenu en septembre 2001 à Caen
sur ce thème (cf. article dans la présente revue), que cette
notion nous renvoie, en géographie, à une époque où la
« communauté » prenait ses racines dans le monde rural,
la religion, l’ethnie, la corporation professionnelle, les
sociétés « traditionnelles » (ou supposées telles), en particulier dans des aires culturelles lointaines, aux relents
éventuels de « tropicalité ».
C’est d’ailleurs un des sens premiers de la « commu-
qui peut nous ouvrir des mondes inattendus dès lors que l’on
cherche à comprendre qui parle de « communauté », pour
nauté » en anthropologie (Bonte & Izard, 1991 : 165-166),
puisque, dans l’héritage l’ethnologie américaine 3, ont été
privilégiées «…les « communautés locales, rurales ou de
quoi faire, avec ou contre qui, etc. En d’autres termes, la
« communauté » renvoie immédiatement aux acteurs
sociaux qui s’y réfèrent et à leurs logiques d’action. Elle ne
quartiers, inscrites à l’intérieur de sociétés de type
moderne » dont « l’essence […] réside dans son caractère
holiste ». Parfois limitée aux sociétés paysannes, « la com-
fait sens que dans cette perspective, celle de la construction
et de la pratique sociale.
Notre objectif, dans cette communication, n’est pas de
munauté a ainsi pu être définie comme une unité sociale
restreinte, vivant en économie partiellement fermée sur un
territoire dont elle tire l’essentiel de sa subsistance ».
Cette conception traditionnelle des communautés, qui
faire état d’une recherche avancée, ni d’une connaissance
approfondie de la littérature anglo-saxonne ou latino-américaine sur le sujet. Simplement, dans l’esprit des séminaires de l’UMR ESO, notre but est de poser quelques
questions sur la notion de « communauté », inspirées par
nos recherches personnelles, nos lectures et notre pratique de la géographie, en s’interrogeant sur le discrédit,
voire les préjugés qui planent sur elle, alors même qu’il
s’agit, à nos yeux, d’un concept particulièrement riche pour
interpréter de nombreux faits sociaux, tant en France que
sur les terrains latino-américains que nous avons l’habitude de parcourir.
Partant des notions générales de communauté et de
communautarisme, nous nous appuierons ensuite sur
l’exemple des communautés homosexuelles en France,
puis des communautés ethniques en Amérique latine (qui
ne constituent que des exemples particuliers et non généralisables), pour montrer en quoi ce concept permet
d’éclairer utilement des réalités socio-spatiales certes très
différentes, mais qui ont en commun de mettre les géographes, traditionnellement, dans l’embarras.
Travaux et documents
privilégie la stabilité des groupes sociaux observés et leur
reproduction, dans une logique plus ou moins défensive
(Wieviorka, 2001: 71), court évidemment le risque de les
figer, artificiellement, dans leur différence, en « essentialisant » leur identité collective (ibid., p. 138), une identité
réelle ou imaginée, parfois autant assignée de l’extérieur,
tel un stigmate (pour reprendre un concept goffmanien)
que revendiquée par ses membres.
On comprend, dès lors, que le concept de « communauté » ait pu générer une légitime méfiance chez les géographes français, et au delà, dans l’ensemble des
sciences sociales, même quand on s’écarte des communautés « traditionnelles », pour aborder des formes plus
récentes et plus modernes (ou postmodernes…) de communautarisme, parfois qualifiées de « néo-tribalisme ».
Pourtant, il y a bien une spécificité française dans la
crainte et/ou le rejet, exprimé et débattu de façon récur3- Notamment Redfield (1944), qui a fondé sa réflexion sur
l’étude des populations indiennes du Yucatán, au Mexique.
Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
rente, du référent communautaire et « communautariste »,
parfois assimilé, sur un mode accusatoire, au « renfermement », au « repli identitaire », voire au « sectarisme ».
tique s’abreuvent abondamment à la source des philosophes français: Derrida et la déconstruction, Foucault et
l’archéologie du « savoir », etc. (Staszak et al., 2001 : 13). Il
C’est par exemple ce qui ressort de l’examen réalisé par
permet pourtant d’éclairer sous un jour intéressant (à défaut
un socio-anthropologue brésilien, Rommel Mendès-Leite,
à propos des recherches menées en France (par les Fran-
d’être nouveau) l’étude des faits sociaux, et de réhabiliter
notamment la question des communautés; une question qui
çais) sur les homosexuel(le)s, et dont le titre est de ce point
est également au cœur de l’ouvrage récent de Derrida &
Roudinesco, De quoi demain… (2001). Jacques Derrida,
de vue évocateur: « A la française. Les recherches sur les
homosexuels et les lesbiennes dans le domaine des
qui ne cache pas ses propres tiraillements à l’égard de son
sciences humaines en France (1970-1995) » (Mendès-
appartenance non choisie à la « communauté » juive
Leite, 2000: 49-64).
Ce discrédit à l’égard du communautarisme feint d’op-
(p. 182-184), ni sa méfiance contre le « culte » (voire la
« compulsion ») de l’identitaire et du communautarisme (qui
poser, pour aller vite, un modèle d’universalisme « à la fran-
peut parfois tendre vers un « narcissisme des minorités »),
nous invite pourtant à une « certaine solidarité avec ceux qui
çaise » (celui des « Droits de l’homme ») à une dérive vers
un communautarisme « à l’américaine », cette accusation
luttent contre telle ou telle discrimination, et pour reconnaître
étant elle-même devenue, comme le fait remarquer judicieusement Wieviorka (2001: 83) un « procédé récurrent de
stigmatisation dans la vie des idées en France ». Au-delà
une identité nationale ou linguistique menacée, marginalisée, minorisée, délégitimée, ou encore quand une communauté religieuse est soumise à l’oppression » (p. 44). Il
d’une éventuelle « arrogance [ou ignorance?] française » à
l’égard des sciences sociales anglo-saxonnes (Staszak et
refuse lui aussi ce faux dilemme de « la République contre
la démocratie », se voulant être « à la fois républicain et
démocrate » (p. 45); ce qui d’ailleurs semble largement
al., 2001 : 15), cette véritable « hantise du communautarisme » (Ibid, p. 96), fonde sa légitimité sur l’héritage des
lumières et de la révolution française 4, et sur une conception de la culture qui nous renvoie un peu hâtivement,
compatible, car la tolérance à l’égard de la différence peut
faire partie -mais ce n’est pas systématique- des valeurs
républicaines. Derrida ajoute:
comme le signale Wieviorka, à une dichotomie simpliste
« qui voudrait que nous n’ayons le choix qu’entre la République une et indivisible et le choc des communautés » (p.
« N’oublions jamais que les exemples de « communautés »
13). À cette conception « universaliste », s’opposerait une
conception « relativiste », davantage développée aux EtatsUnis, davantage soucieuse des particularismes et des « cul-
représentées, voire réduites au silence. Or ce qu’on défend
tures minoritaires », considérant que « chaque culture se
compose d’un ensemble d’éléments incomparables », et
dénonçant «…l’aveuglement ethnocentrique de ceux qui
Il précise même, ironisant sur le « phallocentrisme hétérosexuel » qui prétend par exemple dénoncer le commu-
croient pouvoir postuler le caractère universel de la culture
moderne, dont les prétentions ne refléteraient jamais que le
discours d’une culture dominante -blanche, mâle, occidentale » (p. 21). Mais il s’agit là d’un débat ancien dans la
sociologie américaine (et peut-être dépassé, selon Wieviorka) entre liberalism et communitarianism, qui a ressurgi
en France sous la forme d’une dialectique entre « république » et « démocratie ».
Ce relativisme si cher à la postmodernité anglo-saxonne
rencontre peu d’écho auprès des géographes français, alors
même que nos collègues d’outre-Manche et d’outre-Atlan4- Celui là même qui avait justifié, à la fin du XIXe siècle, la
colonisation au nom de la diffusion des valeurs universelles de
la République française parmi les nations restées en marge
du progrès…
15
qu’on associe à l’idée d’un « communautarisme » sont toujours des communautés minoritaires (ou minorisées), soussous le drapeau de l’universalité laïque et républicaine, c’est
aussi une constellation communautaire… ».
nautarisme des femmes et des homosexuel(le)s, que
«…comme cette « communauté » [celles des hommes
hétérosexuels n’appartenant pas à des minorités ethniques
ou culturelles] est la plus forte, comme elle est largement
hégémonique dans le contexte de ce débat, on lui dénie
plus facilement son caractère de « communauté », et tous
les intérêts communautaires qu’elle défend [sans le savoir].
Ce qui proteste contre le communautarisme « démocratique » au nom de l’universalité « républicaine », c’est aussi,
presque toujours, la communauté la plus forte, ou bien celle
qui se croit encore la plus forte, et entend peut-être le rester
en résistant à des menaces venues de communautés
diverses et encore minoritaires » (p. 49).
Dans un autre registre, Maffesoli défend une position
assez proche quand il soutient que l’essor du communauta-
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Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
risme postmoderne -ou « néo-tribalisme » - met à mal le
mythe de l’universalisme moderne, «…celui des lumières,
celui de l’Occident triomphant […], qui n’était en fait qu’un
ethnocentrisme particulier généralisé: les valeurs d’un petit
canton du monde s’extrapolant en un modèle valable pour
tous » (2000 : xii).
« naturels » ou construits, qui fondent un grand nombre de
communautés.
Pourtant, et en dépit de ces évidences, le mouvement
homosexuel est aujourd’hui un de ceux qui se voit, en
France ou aux États-Unis, le plus fortement suspecté de
communautarisme. Un discrédit d’ailleurs repris à leurs
comptes par certain(e)s homosexuel(le)s eux(elles)mêmes, qui ont à ce point intériorisé l’homophobie ambiante
À
PROPOS DE LA (PSEUDO ?)
HOMOSEXUELLE
«
COMMUNAUTÉ
»
(et adhéré au modèle « universaliste » français), qu’ils
(elles) redoutent ce qu’ils (elles) supposent être le communautarisme gay et lesbien (ce qui est bien entendu leur droit
Avec la question des populations et du mouvement
le plus strict), manifestant ainsi leur « peur de l’autre en
homosexuels, on est au cœur du sujet. Sans doute conviendrait-il de se demander au préalable si les populations
soi », pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre
(Weltzer-Lang, Dutey & Dorais, 1994).
homosexuelles constituent véritablement, en France, une
Cette accusation est un bon exemple de cette forme
« communauté ». Pierre Bourdieu (1998: 129), très prudent
à ce sujet, préfère parler «…seulement [de] « mouvement »,
sans prendre parti sur la relation, très complexe, que les différents groupes, collectifs et associations qui l’animent
entretiennent avec la (ou les) « collectivité(s) » ou « caté-
insidieuse de stigmatisation intellectuelle qui frappe tout ce
qui touche de près ou de loin au communautarisme, et en
particulier les gay and lesbian studies (voire l’ensemble des
cultural studies), qui ont déclenché en France depuis plusieurs années, selon Didier Eribon (1999: 22-23), « des
gorie(s) », plutôt que [de] « communauté(s) » des gays ou
polémiques […] qui ne font rien d’autre qu’agiter les fan-
des lesbiennes ».
Une telle précaution est sans doute justifiée par le fait
tasmes et brandir des pancartes où il est écrit: « Défense de
lire ». Ceux qui les ont brandies n’avaient visiblement rien lu
que seule une partie des personnes homosexuelles parti-
et demandaient aux autres d’en faire autant […] Le nouveau
cipe et/ou se reconnaît dans ce mouvement et dans son
apparence précisément « communautaire » (qu’il soit
mot d’ordre proposé à la recherche universitaire sera-t-il:
« Don’t ask, don’t tell »?
revendiqué ou non par les mouvements concernés).
Ensuite parce que, contrairement à d’autres communautés
ethniques ou religieuses, les homosexuel(le)s ne sont pas
La suspicion si courante en France à l’égard des gay
and lesbian studies s’abrite souvent derrière celle, plus
large, de la critique à l’encontre du political correctness, qui
soudé(e)s par une tradition, une histoire ou une culture collective fortes, du moins aussi fortes que celles des minorités
n’est en général évoqué que sur le ton de la moquerie ou du
discrédit (Staszak et al., 2001 : 16). Or, comme le déclare
qualifiées de « premières » ou d’« involontaires » par Wieviorka (populations amérindiennes, aborigènes, noires ou
juives…). Les populations homosexuelles se distinguent
d’autres communautés en de nombreux points: pas d’origine lignagère ou de filiation directe et clairement identifiable, pas « d’unité sociale restreinte », pas de structure de
reproduction visant à pérenniser son existence; pas (ou
encore peu) de signes forts de reconnaissance interne ou
d’identification externe, pas (ou encore peu) de culture commune, de rites ou de pratiques ritualisées reconnus par
tou(te)s; même si une histoire du mouvement et des résistances homosexuelles se tisse sous nos yeux, et si certains
auteurs, comme Eribon ou Mendès-Leite, voient dans la
constitution d’une culture (ou « subculture ») homosexuelle
un point de repère solide pour l’affirmation d’une identité collective homosexuelle… En somme on est loin des ciments,
Derrida (2001: 56):
Travaux et documents
« se servir des mots political correctness comme d’un slogan
pour tirer sur tout ce qui appelle à la vigilance, cela me paraît
dangereux. Et suspect. Quand le terme ne rend pas service à
des conservateurs en guerre, il est imprudemment repris par
des gens de gauche assez raffinés mais à l’abri de ces
« lieux » dangereux et durs (l’oppression, la répression, l’exclusion, la marginalisation). »
En effet, n’oublions pas que les premiers tirs de barrage contre le political correctness sont d’abord venus
des milieux conservateurs américains, qui n’hésitaient
pas à caricaturer le mouvement, alors que, selon Derrida,
«…[il] est beaucoup moins étendu et puissant aux EtatsUnis qu’on ne le dit, du moins sous sa forme caricaturale » (Ibid.). En France, les critiques émises ici où là ne
sont en général pas exemptes de conservatisme, reven-
Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
diqué ou non 5. Eribon (1999: 489) n’hésite d’ailleurs pas à
fustiger «…la pensée néo-conservatrice [française] qui
intime précisément aux voix minoritaires de se taire pour ne
signification collective), en un mot tout ce qui intéresse la
géographie humaine. Les implications socio-spatiales de
l’homosexualité, et toutes les formes de discriminations qui
pas mettre en question le « monde commun » dans lequel
peuvent en découler auraient dû, en toute logique, attirer
nous devons vivre ».
Et surtout, comme le dénoncent tant Derrida & Roudi-
notre attention, au même titre que d’autres catégories de
nesco que Bourdieu, c’est précisément au moment où les
populations marginalisées et/ou de communautés minoritaires qui ont été peu ou prou, étudiées: « pauvres »,
voix « communautaires » (en l’occurrence ici, les mouvements homosexuels) s’élèvent pour revendiquer le droit à
populations immigrées et Français issus de l’immigration,
personnes âgées, personnes handicapées, « gens du
leur part « d’universalisme » (c’est-à-dire à bénéficier des
voyage »…
mêmes avantages et garanties que le reste de la population,
comme le droit de fonder un foyer, à travers le PACS ou
l’adoption) que le soupçon de « communautarisme » s’abat
sur elles. Comme le dit si justement Bourdieu (1998, 129):
«…l’hypocrisie universaliste, renversant les responsabilités,
dénonce comme rupture particulariste ou « communautariste » du contrat universaliste toute revendication de l’accès
des dominés au droit et au sort commun: en effet, c’est
paradoxalement quand ils se mobilisent pour revendiquer
les droits universels qui leur sont en fait refusés que l’on rappelle les membres des minorités symboliques à l’ordre de
Or qu’observe-t-on? Un silence presque complet sur la
question, une absence quasi-totale de références bibliographiques, hormis quelques trop rares exceptions (par
exemple: Grésillon, 2000) sur l’homosexualité comme fait
géographique et social, une approche d’autant plus frappante qu’elle contraste bruyamment avec l’abondante littérature de la géographie anglo-saxonne à ce sujet 7. Victime d’un tabou tenace (qui a certes frappé, à des degrés
plus ou moins élevés, l’ensemble des sciences sociales
françaises), renforcé par les préjugés (et un certain confort
intellectuel?) dus à notre attachement à un certain « uni-
Autant de questions qui ne devraient pas manquer d’interpeller la géographie humaine, et en particulier la géogra-
versalisme à la française », et à notre méfiance du « communautarisme », la géographie humaine s’est détournée
d’un sujet pourtant légitime, y compris dans ses compo-
phie sociale, qui traditionnellement a fait sienne l’étude et la
dénonciation de toutes les formes d’inégalités et de discrimination au sein de la société et de l’espace français. En
santes les plus mobilisées par les « injustices socio-spatiales », comme l’est notre laboratoire de géographie
sociale? N’est-il pas à ce titre significatif que dans la publi-
effet, dans la mesure où 4,5 % des Français(es) peuvent
être considéré(e)s, selon la très rigoureuse enquête menée
par l’INED en 1992, l’ACSF (Analyse du comportement
cation récente sur l’état actuel de la géographie sociale
française (Fournier, 2001), un excellent ouvrage qui
embrasse très large les faits de discrimination et les
sexuel des Français), comme homo ou bisexuel(le)s (Bajos
et al., 1998), ce sont des millions de personnes, si on prend
également en considération leur entourage, qui sont
groupes sociaux marginalisés, pas une seule ligne
n’évoque le cas de la « communauté homosexuelle »?
Il y a sans doute là matière à réfléchir.
l’universalisme… »
concernés de près par la question. Cette orientation n’est
pas sans incidences sur leur habitus, c’est-à-dire sur les
formes de sociabilité 6, les genres de vie, les pratiques de
l’espace (et notamment la fréquentation de lieux spécifiques, investis d’une charge symbolique et affective, d’une
5- Qu’on se souvienne par exemple du Dictionnaire du politiquement correct à la française publié par Philippe de Villiers
en 1996.
6- Maffesoli (2000 : 46) insiste sur le rôle d’une « sociabilité au
noir », souterraine, faite de rites et de coutumes propres, qui
sert de « liant » aux communautés. Cette observation n’est
sans doute pas fausse dans le cas de l’homosexualité, mais
elle ne s’applique pas -ou pas autant- à toutes les personnes
concernées. De plus, il faudrait envisager la « sociabilité
homosexuelle » -si elle existe- non seulement dans son rapport au « quant-à-soi communautaire » (pour reprendre une
formule de Maffesoli), mais aussi dans son rapport à toute la
société.
17
À PROPOS DES « COMMUNAUTÉS ETHNIQUES »
(NOIRES ET INDIENNES) EN AMÉRIQUE LATINE,
ET DE LEUR TERRITORIALITÉ
Les questions soulevées jusqu’ici sur le statut ambigu
des « communautés » (et les craintes d’une éventuelle
dérive communautariste), en particulier à propos des mouvements et des populations homosexuels, rejaillissent
avec force quand on interroge le concept sous d’autres
7- Un seul exemple : la synthèse majeure de Brent, Bouthillette & Retter (1996) sur l’étude géographique de l’homosexualité dans l’espace nord-américain, Queers in space.
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Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
cieux et à propos de communautés d’un type très différent,
En tant qu’institution qui positionne les acteurs dans
les communautés ethniques en Amérique latine, et plus
précisément ici, les populations noires et indiennes au
des rapports hiérarchiques (dominés/dominants), la
« communauté » se réfère toujours à une « identité » col-
Mexique et en Colombie, sur lesquelles ont porté certains
lective, ou plus exactement à un critère d’identification
de nos travaux, qui nous inspirent les réflexions qui suivent.
majeur, opposable à l’Autre, qui est dominant. Le critère
peut être géographique (le quartier), culturel, religieux, etc.
selon que la pertinence des clivages sociaux et politiques,
En Amérique Latine beaucoup plus qu’en Europe, le
terme de communauté fait partie du langage courant,
dans un contexte donné, se réfère à telle ou telle dimension. Au Mexique par exemple, les « communautés
mais aussi du langage politique et académique. Elle
indiennes » du XIXe siècle se sont effacées devant les
peut être synonyme de « village » (au Mexique), de
« groupe indien localisé » dès lors qu’on y attache un
« communautés paysannes » du XXe, avant de revenir
comme « communautés ethniques » à la fin du XXe. Pour
qualificatif ethnonyme (au Mexique et en Colombie), ou
légères qu’elles apparaissent, ces variations révèlent des
de quartiers de ville au Brésil (Vidal 1996). Le point
commun réside, outre la taille modeste des groupes
configurations politiques très contrastées à l’échelle de la
Nation tout entière, avec des retentissements directs sur
humains concernés par cette première série d’acceptions, dans la genèse du terme. Dans l’Amérique hispanique en effet, les communautés sont les groupes qui se
les dynamiques locales des villages et des personnes. Les
critères d’identification sont, toujours, susceptibles d’être
« négociés » si les rapports de force se modifient au sein
différencient par rapport aux Espagnols, aux conquistadores, aux colons et plus tard aux sociétés nationales
de la société globale. Les frontières des « communautés »
sont donc, par définition, appelées à se modifier sans
qui s’auto-représentent comme d’origine blanche ou
métisse, même si elles incorporent parfois leurs
“racines” ethniques à l’idée de Nation. D’une certaine
cesse en fonction des dynamiques globales. Elles n’existent que dans des rapports d’altérité croisés entre les
acteurs, leurs histoires et leurs aspirations.
façon, la communauté est toujours une entité dépendante et subalterne dans un système global, elle sousentend un statut minoritaire ou minorisé. C’est donc une
Cependant, en tant qu’institution existante dans un
contexte donné – fut-ce par suite d’une définition exogène
imposée ou d’une construction contestée par certains-, la
catégorie d’ordonnancement de la société qui est au
départ d’origine exogène, fruit de constructions intellectuelles menées par des acteurs variés (Église, scienti-
« communauté » exige de ses membres reconnaissance
et légitimation, sans quoi elle perdrait toute capacité d’action, donc d’existence. Toute communauté implique donc
fiques, politiques…), à des époques et sous des éclairages divers, mais qui ont en commun de chercher à
qualifier et à distinguer « les autres », ceux qui ne participent pas au modèle individualiste de la modernité.
un système d’autorité qui précise qui a la parole, qui peut
« représenter » la communauté et ses aspirations. Ce peut
être une personne, une instance plus ou moins formalisée
ou un ensemble de normes socialement acceptées, par-
Pourtant, la communauté connaît bien vite des processus d’appropriation nombreux et complexes de la
part des personnes et groupes concernés. À tel point
que la notion peut aussi être interprétée comme une
construction endogène des populations dominées,
comme une forme de résistance aux administrateurs et
gouvernements coloniaux puis républicains. La communauté possède, en Amérique Latine, une dimension politique et parfois administrativo-juridique ; elle fonctionne
comme une institution, au sens premier du terme, c’està-dire un ensemble de règles et de valeurs qui ordonne
et régule la société, à des niveaux variés. Elle n’exclut
en aucun cas le conflit ni l’hétérogénéité interne, mais
les organise et leur donne sens.
fois très informelles. Le cas des « communautés noires »
en Colombie est à cet égard très illustratif. La notion même
n’émerge que dans les années 1980, bien que la population noire représente entre 10 % et 20 % de la population
nationale, voire plus, depuis longtemps sans doute (on ne
dispose pas de données statistiques ethniquement différenciées sur le long terme). Elle apparaît dans l’interaction
entre une réforme d’Etat qui prône la décentralisation et la
« participation populaire », une revalorisation des « minorités » ethniques et raciales à l’échelle internationale, et
des revendications territoriales de populations rurales de
phénotype noir. Fruit d’une conjoncture exceptionnelle, la
mobilisation sociale aboutit à la reconnaissance officielle
d’un nouveau sujet de droit, les « communautés noires »
Travaux et documents
Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
de Colombie. Une Loi leur sera consacrée en 1993, pour
autres », les voisins proches ou plus lointains. L’espace, en
préserver et promouvoir leurs droits territoriaux, politiques
et sociaux, sur la base de leur spécificité ethnico-raciale.
tant que ressource à gérer et éventuellement à partager,
devient médiation: à travers les négociations sur le terri-
Cette émergence des « communautés noires » dans le
toire, on teste les rapports de pouvoir, on parle de légitimité
discours officiel s’accompagne de profondes transformations sociales et se concrétise dans des organisations
politique et on construit des relations économiques ou
sociales dans l’interaction.
locales nouvelles -les conseils communautaires, les
Mais rien ne présuppose la coïncidence de ces trois
assemblées – et des hiérarchies internes également nouvelles: les dirigeants ethniques, les leaders d’organisa-
fonctions collectives (sociale, symbolique, politique) dans
le temps et dans l’espace. Bien au contraire, les situations
tions, etc. (Hoffmann, 2000).
« normales », c’est-à-dire de paix sociale relative, même
On le voit dans le cas de la Colombie, mais c’est vrai
ailleurs, la « communauté » n’existe que dans les allers et
dans des contextes d’inégalité parfois criante, sont celles
où ces fonctions ne se superposent pas: quand les règles
retours entre des logiques endogènes et exogènes, entre
d’usage de l’espace ne se fondent pas obligatoirement sur
les niveaux local et global, entre auto et hétéro-définition,
entre assignation et adhésion identitaire. Institution fluide,
l’identité; quand les références identitaires ne s’expriment
pas systématiquement par la défense d’un territoire;
la communauté peut enfermer comme elle peut ouvrir l’espace social à de nouvelles expressions. D’ailleurs, et c’est
peut-être là le point fondamental pour sortir des trompe-
quand le partage de l’espace ne suppose pas l’exclusion
territoriale pour les tiers; et on pourrait multiplier les combinaisons entre les trois termes. Autrement dit, rien n’in-
l’œil « communautaristes », la « communauté » est contingente, et chacun appartient à plusieurs communautés à la
dique que l’espace-territoire et la communauté adoptent a
priori les mêmes contours, même s’ils sont en situation de
fois. Ici comme dans les villages d’Afrique, “chaque acteur
appartient à plus d’une structure, et a plus d’un rôle à jouer,
plus d’une identité à gérer” (Bierschenk et Olivier de
résonance. La réduction de l’un à l’autre est plutôt un signe
d’appauvrissement de la vie sociale, de la vie en société,
complexe par définition. Alors que la multi-appartenance
Sardan. 1998 : 259). Ce n’est que lorsqu’une affiliation
s’impose comme unique et se transforme en assignation
univoque, de l’intérieur comme de l’extérieur, que les fron-
identitaire est partout avérée et acceptée – je peux être en
même temps femme, noire, française, homosexuelle, professionnelle et militante de telle ou telle option, sans parler
tières se figent et que la « communauté » devient prison et
menace, pour soi et pour les autres. Et c’est là que l’espace intervient, pour le meilleur et pour le pire.
du reste-, il semblerait que la multi-territorialité pose
encore problème. La solution qui consiste à simplifier et à
établir des correspondances entre l’un et l’autre registre –
Nous voudrions donc, pour finir, évoquer la dimension
territoriale de la communauté ethnique en Amérique latine,
plus exactement le rôle de l’espace dans les constructions
communautaires, en reprenant les points mentionnés jus-
identitaire et territorial-, si elle facilite la lecture du monde
social et les modes d’intervention politique à un moment
donné, peut générer à plus long terme des malentendus et
des exclusions dangereuses. Mais, entendons-nous bien,
qu’à maintenant : la communauté comme institution,
comme porteuse de sens identitaire, et comme révélatrice
des tensions local/global. Lorsqu’il est associé à une communauté comme dans le cas des territoires ethniques, l’espace fonctionne certes comme « refuge » pour ses
membres (qui souvent n’ont pas d’autres options), mais
aussi comme instrument de légitimation intra-communautaire: le contrôle de l’accès, l’usage et l’appropriation des
terres permettent par exemple de réactiver en permanence les hiérarchies internes et les instances d’autorité.
L’espace peut également servir de marqueur identitaire,
lorsqu’il est chargé de dimensions symboliques qui renforcent une identité socio-géographique face à d’autres. Il est
enfin, souvent, un instrument de négociation avec « les
ce ne sont ni la communauté ni le territoire qui sont en soi
porteurs de dérives identitaires, mais bien la conjonction
des deux dans un même discours réducteur.
19
Conclusion
Dans son étude des comunidades brésiliennes (un
terme qui désigne les habitants des favelas des grandes
villes brésiliennes), Dominique Vidal (1996) nous livre
quelques réflexions particulièrement riches pour comprendre ce que le concept de communauté peut avoir
d’utile lorsqu’on essaye d’embrasser en une même catégorie des populations aussi variées que les homosexuels
(en France surtout), les Noirs et les Indiens (en Colombie)
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Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
ou les pauvres des favelas brésiliennes.
nom d’une « identité » assignée et unique, lorsque la rela-
En effet, les comunidades brésiliennes, une appellation
sans grande parenté avec les « communautés » de la
tion espace-identité est donnée comme évidente et ontologique. Quand la communauté se focalise sur un espace
sociologie classique, et qui au départ est plus le résultat
géographique précis et prétend s’y superposer étroite-
d’une désignation faite par des observateurs extérieurs
que le produit d’une revendication populaire émanant des
ment, on cristallise les identités comme on fige un territoire
sur une carte. Le risque paraît bien mince dans le cas des
quartiers concernés, sont en grande partie des commu-
communautés homosexuelles, dont les territoires sont
nautés « inventées », «…dans un pays où, même en
milieu rural, des structures communautaires de type tradi-
limités… Il l’est davantage pour les communautés ethniques.
tionnel n’ont quasiment pas existé » (p. 215). Mais ces
Mais la « menace communautariste », si elle existe
communautés ont pris corps et se sont rapidement chargées de sens en s’inscrivant dans le lien étroit qu’un
(méfions-nous en effet de nos réflexes « d’universalisme
défensif », qui peuvent nous conduire à une vision réduc-
groupe social (des pauvres urbains, souvent migrants
trice, craintive, et pas toujours fondée du communauta-
d’origine) a pu établir avec un espace (ici son lieu de résidence). À l'intérieur du groupe, les contraintes imposées
risme), n’est pas intrinsèque à « la communauté ». Elle
peut apparaître néanmoins dans la conjonction de l’es-
par la précarité et la sous-intégration à la ville (en termes
d’accès au logement, aux services élémentaires, à l’emploi…), ont donné un sens collectif à un ensemble d’habi-
pace, de l’identité et du politique autour de ressources disputées. Le rôle des géographes n’est-il pas précisément
de « déconstruire » (pour emprunter à Derrida un de ses
tants vivant dans des quartiers où, sinon, n’auraient fait
que se croiser des parcours et des stratégies individuelles.
concepts les plus populaires) ces conjonctions malheureuses, ou du moins d’en montrer les artifices et les res-
À l’extérieur, la catégorie socio-spatiale « communauté » a
permis aux acteurs politiques et aux professionnels de l’intervention sociale de légitimer leur action (et souvent: d’en
sorts, en insistant sur le rôle de l’espace dans les constructions sociales, tout en évitant les impasses d’une
géographie culturelle parfois mutilée de ses dimensions
retirer un bénéfice électoral), mais aussi de « dépolitiser »
l’approche d’une population qui aurait aussi bien pu se
constituer en « classe sociale » défavorisée (et aspirant, le
politiques et sociales? Les transformations du monde
contemporain nous y invitent, que ce soit par la multiplication des tensions communautaristes ou par le développe-
cas échéant, à sortir de sa condition), et enfin de faire
l’économie d’une relation individuelle avec les habitants de
ces quartiers.
ment spectaculaire de réseaux transnationaux, dé-territorialisés, qui forment autant de « communautés » à
découvrir.
Or on a bien constaté, à propos des communautés
homosexuelles comme des communautés ethniques en
Amérique latine, que le fait communautaire était bien le
résultat d’une transaction, une construction produite par un
aller-retour répété entre une revendication propre et une
identification extérieure (laquelle n’est pas toujours
exempte de préjugés et de processus d’assignation, voire
d’exclusion), et que cette « invention » prenait de la force
quand l’identité (communautaire) se matérialisait dans un
rapport spécifique au territoire: territoire « subtil », voire
immatériel dans le cas de la communauté homosexuelle
(voir sur ce point l’article d’Alain Léobon), territoire concret
des resguardos ou des « territoires collectifs » dans le cas
des communautés indiennes et noires en Colombie.
Les risques de « dérive communautariste » évoqués
en début d’article peuvent apparaître lorsque la relation
entre communauté, identité et territoire fonctionne de
façon symbiotique sur un espace géographique fermé, au
Travaux et documents
Bibliographie
• BADIE Bertrand (1986). « Communauté, individualisme et
culture », in BIRNBAUM Pierre & LECA Jean (dir.), Sur l’individualisme. Paris, Presses de la FNSP, pp. 109-131.
• BAJOS Nathalie, BOZON Michel, FERRAND Alexis, GIAMI Alain,
SPIRA Alfred & le groupe ACSF (1998), La sexualité aux
temps du sida. Paris, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui.
• BIERSCHENK Thomas, Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN (1998),
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et décentralisation, Paris, Karthala.
• BONTE Pierre & IZARD Michel (1991), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Paris, PUF, p. 165-166.
• BORRILLO Daniel, FASSIN Eric & LACUB Marcela (dir.) (1999).
Au-delà du PACS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’ho-
Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème...
mosexualité. Paris, PUF, coll. Politique d’aujourd’hui.
21
Dans le cadre du débat qui a suivi cet exposé, il nous
• BOURDIEU Pierre (1998). « Quelques questions sur le mou-
a paru intéressant d’adjoindre à cette contribution, la
vement gay et lesbien », in La domination masculine. Paris,
remarque de Rémy Allain (RÉSO, Rennes) :
Seuil, coll. Liber, pp. 129-134.
• BRENT Ingram, GORDON, BOUTHILLETTE, Anne-Marie &
RETTER Yolanda (1996). Queers in space. Communities,
public places, sites of resistance. Seattle, Bay Press.
• BUSINO Giovanni (1993), Critiques du savoir sociologique.
Paris, PUF. « Qu’est-ce que la communauté selon les sociologues? », pp. 125-142.
« La question de la taille (territoriale ou démographique) est importante mais non prioritaire ou première
dans la définition de la communauté: celle-ci se distingue
plutôt par un mode de fonctionnement fondé sur la solidarité, la réciprocité, la place plus grande des échanges nonmonétarisés…
Pour reprendre le rappel que faisait Petros Pétsiméris
• DERRIDA Jacques & ROUDINESCO Elisabeth (2001). De quoi
de la distinction de Tönnies entre Gemeinschaft et Gesell-
demain… Paris, Fayard, coll. Galilée.
schaft, communauté et société, on aurait tort de les consi-
• ERIBON Didier (1999). Réflexions sur la question gay. Paris,
dérer comme opposées. Elles peuvent coexister dans le
Fayard.
même groupe humain.
• FOURNIER Jean-Marc (dir.) (2001). Faire la géographie sociale
Il en est de même de la distinction encore très actuelle
aujourd’hui. Caen, Presses Universitaires de Caen, « Les
de Georg Simmel, membre éminent de l’École de Chicago,
documents de la MRSH », n° 14, novembre 2001, Actes du
qui opposait l’esprit ou la mentalité des grandes villes et les
colloque de géographie sociale (Caen, 18-19 novembre 1999).
mentalités des petites villes. La première caractérisée par
• GRÉSILLON Boris (2000), « Faces cachées de l’urbain ou éléments d’une nouvelle centralité? Les lieux de la culture homosexuelle à Berlin », L’espace géographique, n° 4, pp. 301-313.
• HOFFMANN Odile (2000). « Jeux de parole et de mémoire
autour des mobilisations identitaires dans le Pacifique colombien », Autrepart, nº 14, pp. 33-52.
les échanges mécaniques, marchands, dépersonnalisés, la
seconde par l’importance de l’affectif, de la reconnaissance
interpersonnelle, du non-marchand… Il faudrait se garder
de faire coïncider la première avec les sociétés industrielles
urbanisées et la seconde avec les sociétés traditionnelles,
plus "communautaires".
Pour prendre un exemple d’actualité, on retrouve ces
• MAFFESOLI Michel (2000 [1988]). Le temps des tribus. Le
oppositions dans des sociétés très urbanisées comme la
déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes.
société américaine ou la société anglaise. On a pu dire de
Paris, La Table Ronde, 3ème édition préfacée.
l’Angleterre qu’elle était le pays le plus urbanisé et celui
• MENDÈS-LEITE Rommel (2000). Le sens de l’altérité. Penser
dont la mentalité était peut-être la moins urbaine… La com-
les (homo)sexualités. Paris, L’Harmattan, coll. Sexualité
munauté rurale, le village symbolisant l’Old England y sont
humaine.
idéalisés. Aux États-Unis, la puissance du système écono-
• REDFIELD Robert (1944). Yucatán, una cultura de transición,
mique est évidemment matérialisée par la grande ville, la
Mexico, Fondo de Cultura Económica.
métropole et plus spécialement son Central Business Dis-
• STASZAK Jean-François, COLLIGNON Béatrice, CHIVALLON
Christine, DEBARBIEUX Bernard, GÉNEAU
DE
LAMARLIÈRE Isa-
belle & HANCOCK Claire (2001). Géographies anglosaxonnes. Tendances contemporaines. Paris, Belin, coll.
Mappemonde.
trict verticalisé, ses gratte-ciel, d’où la portée symbolique de
l’attentat contre les Twin Towers… mais la société américaine se méfie de la ville et a depuis longtemps idéalisé la
nature ou ce qui permet le contact le plus proche avec elle,
la petite ville, la maison individuelle, les banlieues vertes
dans lesquelles, quoiqu’ait pu en dire Jane Jacobs, l’Amé-
• TOURAINE Alain (1996). Pourrons-nous vivre ensemble?
ricain moyen y voit l’idéal de l’épanouissement personnel et
Egaux et différents. Paris, Fayard.
de la vie communautaire. Je pense que Tönnies n’a pas
• VIDAL Dominique (1996). “Concevoir la communauté. L’effi-
perdu de sa pertinence.
cacité d’une catégorie socio-spatiale au Brésil”, in MONNET J.
(dir.), Espace, temps et pouvoir dans le Nouveau Monde,
Voix et regards.
Paris, Anthropos, Chapitre 16, p. 371-404.
• WELTZER-LANG Daniel, DUTEY Pierre & DORAIS Michel (1994).
La peur de l’autre en soi, du sexisme à l’homophobie. Montréal, V.L.B. éditeur.
• WIEVIORKA Michel (2001). La Différence. Paris, Balland, coll.
N° 17, mars 2002
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POPULATION HOMOSEXUELLE ET PROCESSUS D’INTÉGRATION :
DE L’INTERSTICIEL AU COMMUNAUTAIRE
ALAIN LÉOBON
CARTA
INTRODUCTION
- UNIVERSITÉ D’ANGERS
ESO - UMR 6590
2002). Nous devons, sur ce point, être prudents car,
comme le souligne Franck Remiggi, si elles peuvent dialo-
elon le philosophe et sociologue allemand Fer-
guer entre-elles, les identités ethniques et culturelles ne
dinand Tönnies, la communauté (Gemeinschaft) désigne des groupes humains ayant
reposent pas sur les mêmes logiques.
La production d’espaces de socialisation, appropriés
des intérêts, des aspirations et des sentiments en
ou destinés à la population homosexuelle, semble un
commun. Elle signe une forme naturelle de la vie sociale
reposant sur l’affectivité, les relations de “face à face”, la
signe tangible d’intégration, au paysage urbain, d’une
construction visible d’un fait social gai et lesbien qui prend
solidarité. La communauté s’oppose alors, en partie, à la
ses marques depuis quelques années.
S
société, construite artificiellement et contractuellement,
fondée sur la raison, où l’homme reste un étranger pour
23
Ainsi, investir, sous l’angle géographique, les dyna-
l’autre, où règne le “chacun pour soi” (Norbert Sullamy).
miques identitaires de la population homosexuelle nous
Cette opposition entre communauté et société (Gessellschaft) semble réductrice dès lors que l’on s’intéresse
permettrait d’évaluer la légitimité du concept de communauté en son endroit comme de répondre à quelques
à l’espace des sociabilités en particulier dans leurs décli-
questions telles:
naisons dans le cyberespace (téléprésence). Cependant
elle rappelle l’existence du diktat du système (social) à un
- l’appropriation spatiale de certains quartiers, par les
commerces destinés à la population gaie et lesbienne, se
individu trop souvent dépouillé de ses désirs profonds
(liberté, domination, création).
Nous verrons aussi que, replacé sur la “question gaie”
retrouve-t-elle aux diverses échelles urbaines? Est-elle la
résultante d’une demande sociale, identitaire, socioculturelle, voire strictement sociosexuelle ou, seulement, la
(Eribon, 1999), le communautaire ne se construit pas contre
mais dans un contexte social devenant plus tolérant.
signature spatiale de stratégies commerciales?
- les rencontres en réseau (communautiques), qu’elles
Les rapports entre construction spatiale et intégration
sociale sont complexes et, force est de constater, que les
villages gays se structurent spatialement (avec une den-
habitent des services édités sur le minitel, le téléphone
vocal ou l’Internet, produisent-elles de nouveaux espaces
de socialisation et de nouvelles rencontres?
sité significative) au moment où la population, plus
reconnue et mieux acceptée, participe à la visibilité des
acteurs économiques et politiques.
- quel est le sens des grandes parades: des marches
pour la fierté (gay-prides)? un regard photosociographique
(qui prétend à une phénoménologie du sens d’un remar-
Par ailleurs, cette construction spatiale s’organise dans
un besoin d’optimisation et de confort de rencontres mono
sexuées, ce qui semble corroboré par la difficulté à concrétiser, dans ces territoires du besoin (plus que du désir)
(Israël, 1989), une parité entre visibilité gaie et lesbienne
(Demczuck; Remiggi, 1998). La fonction et le type d’interaction de ces espaces socio-sexués jouent manifestement
un rôle dans cette apparente difficulté à réaliser une réelle
mixité homme/femmes - gais/lesbiennes.
Cependant, si nous centrons nos propos sur les rapports entre “majorité et minorité”, nous pouvons ramener
notre réflexion sur la “production spatiale de la population
homosexuelle” à des questions connexes aux “minorités
culturelles” et donc ne pas balayer, si facilement, les liens
entre ethnicité et homosexualité (Gouëset, Hoffmann,
quable) permettrait-il de lire de profondes modifications de
la visibilité de la population homosexuelle?
- l’exclusion sociale, voire l’homophobie, subies par la
population homosexuelle, ne sont-elles pas renforcées,
paradoxalement, par l’autoproduction de modèles (esthétiques) dominants, conduisant au rejet de ceux qui sortent
de cette nouvelle norme “communautariste”?
- quel rôle peut jouer le PACS dans l’intégration de la
population homosexuelle au sein de la société française,
comment sera-t-il approprié par les gais et lesbiennes?
Précaution: dans ce texte, nous utiliserons le mot
gai et lesbien en lieu et place de gay et lesbien, le terme
gai désignant les homosexuels masculins et permettant un
meilleur accord en langue française.
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Population homosexuelle et processus d’intégration...
LE
MOUVEMENT GAI ET LESBIEN ET SES DYNA-
MIQUES SOCIOSPATIALES
homosexuelle, une parole politique allant contre les institutions, l’ordre établi, l’ordre moral et religieux.
Ce mouvement “post-soixante-huitard” trouve sa
Nous poserons ici comme hypothèse que le mouve-
place, aux côtés du MLF et dans le mouvement libertaire.
ment gai et lesbien semble exploiter différents “champs de
liberté” permettant l’expression de stratégies de groupes
Nous souhaitons rappeler, ici combien les hommes homo
identitaires (Roussel, 1995) dans ses rapports productifs
effet, à Paris, le FHAR fut initié par/avec des femmes dési-
avec le pouvoir politique, la société et l’espace.
rant œuvrer hors du mouvement féministe pour lutter
contre la normalité hétérosexuelle. Parmi les pères/mères
du FHAR, on citera: Guy Hocquenghem et Guy Chevalier,
L’intention du mouvement homosexuel, depuis la fin
des années soixante-dix, fut bien d’agir sur les politiques
pour qu’il n’y ait plus de discrimination, dans la loi comme
dans les faits, en raison des penchants sexuels.
Ce mouvement semble donc éloigné du discours antinormatif de la fin des années 1960 et du début des années
soixante-dix, discours basé, alors, sur la revendication de
la différence et de la subversion: “l’homosexuel n’aura pas
de patrie tant que ne seront abolies la cellule familiale et la
société patriarcale, son destin est donc éminemment révolutionnaire” (Front Homosexuel d’action révolutionnaire,
1975).
et bisexuels, doivent beaucoup au mouvement lesbien: en
Anne-Marie Fauret, Françoise d’Eaubonne, Jean-Michel
Mandropoulos, Pierre Hahn.
L’amphithéâtre des Beaux-Arts est alors un lieu de
coordination de diverses actions éminemment politiques : remise en cause de la normalité, de la famille, du
capitalisme, etc. Cependant, le succès aidant, le FHAR
devient de plus en plus masculin et folklorique : “aux AG
il y a ceux qui baisent et ceux qui règlent des comptes... ”
(Pacadis, 1972). Parallèlement, une tendance radicale
émerge au sein du mouvement : celle des Gazolines, un
Ainsi, passant, du discours libérationniste des années
soixante-dix (politique, culturel, marqué par une dimension
groupe de créatures libertaires qui marquera le FHAR
par leurs provocations (Hélène Hazera, Maud Molyneux,
Paquita Paquin seule vraie fille du groupe, Michel Cres-
critique des institutions) au discours réformiste des années
quatre-vingt (perspective d’intégration dans la société par
une demande d’égalité de droits), la demande militante
sole et Marie France en sont le noyau dur). Dans cet
amalgame, les lesbiennes ne sont pratiquement plus
représentées.
des gais et des lesbiennes,a légitimement évolué vers une
quête d’égalité de droits, ayant abouti, à la fin du millénaire, à un contrat social, assurant reconnaissance et
sécurité matérielle entre conjoints,: le PACS (Pacte civil de
Solidarité). Aujourd’hui, la demande se déplace vers les
Les plus féministes (Gouines rouges, 1972) vivent
alors comme une véritable contradiction le fait de lutter
dans un mouvement homosexuel mixte et les plus radi-
questions d’adoption et d’homoparentalité.
Revenons, plus en détail, sur l’histoire récente du
mouvement militant en essayant de le théoriser, avant
d’explorer la question centrale: l’expression communautaire et sa dimension spatiale identitaire.
La liberté interstitielle et le mouvement libérationniste : le premier mouvement (post 1968 et
lesannées soixante-dix)
Après Mai 1968, et l’impact international de Stonewall
(Révolte à Greenwich Village, au bar le Stonewall Inn,
NYC, 1969, étapes essentielles pour la décriminalisation
de l’homosexualité aux États-Unis), un mouvement
radical, le Front homosexuel d’Action Révolutionnaire
(PHAR) prend corps, en France au tout début des années
soixante-dix. Ce fut l’émergence d’une première parole
Travaux et documents
cales ne veulent pas, pour autant, s’allier avec le MLF
qu’elles dénoncent comme “hétéro féministes” (traitant
essentiellement de la libération des masses, du droit à la
contraception et à l’avortement).
Ainsi, tiraillé entre le mouvement gai et le mouvement des femmes, le lesbianisme politique n’arrive
guère à trouver sa place : il choque, il dérange. Il n’est
pas aidé par les gais qui ont du mal à concevoir l’oppression particulière des femmes, les destructions faites
chez elles, comme classe sexuelle et sociale. Sans
mettre en cause la mixité du mouvement homosexuel, il
faut cependant souligner cette difficulté, toujours d’actualité, du combat du lesbianisme politique qui subit une
double oppression homophobe, celle des hommes et
celle de leurs sœurs.
Replaçons maintenant, sur le plan théorique, le discours et le rôle du FHAR. Ils relèvent de l’expression mino-
Population homosexuelle et processus d’intégration...
ritaire et s’affirment dans un champ de liberté que nous
qualifierons d’interstitiel:
Le rejet de la honte et de la clandestinité : fin
des années soixante-dix
« La liberté interstitielle exploite en effet les zones grises de
En regardant les deux capitales francophones Paris et
la tolérance, celle des vides juridiques qui permettent à la
minorité de s’exprimer sans s’exposer à la foudre du dieu
Montréal, nous constatons que l’inscription dans l’espace
urbain de la population homosexuelle se formalise, dès les
social » (Moles, 1970).
années quatre-vingt, selon les mêmes modèles, après une
Elle repose donc sur une perception aiguë des obs-
première phase d’appropriation.
Nous ne développerons ici notre démonstration que
tacles, des oppositions ou des noyaux de résistance qui
oppriment et occultent toute expression de la parole homosexuelle: cette dernière est donc subversive, génératrice
d’inquiétude pour le pouvoir, bref, révolutionnaire.
25
sur la scène française et nous vous reporterons, pour
Montréal, à la lecture des ouvrages de notre collègue de
l’UQÀM, Franck Remiggi.
À Paris, jusqu’aux années soixante, les homosexuels
la liberté marginale et le mouvement réformiste :
second mouvement (années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix)
restaient en périphérie, fréquentant les “tasses” des boulevards des Maréchaux et quelques lieux interlopes.
À la fin des années 1970, la perspective d’une victoire
de l’union de la gauche tempère et rend plus pragmatique
gaie se veut moins frileuse. Il est aisé de rencontrer des
homosexuels: en journée, aux terrasses des cafés huppés
le mouvement gai. Pour schématiser, et sans être
exhaustif, signalons qu’au FHAR. succèdent les Groupes
de Libération Homosexuel (GLH) puis le CUARH (Comité
de Saint-Germain des Près (le Flore, les deux magots, le
Drugstore); dès le début de soirée au jardin des Tuileries; à
la nuit tombée, dans le secteur Palais Royal/Opéra, où la vie
d’Urgence Anti-répression Homosexuel).
En fait, l’élection de François Mitterrand marque la
conclusion d’un premier mouvement de revendications de
droit: les homosexuels sortent des zones grises de la tolé-
noctambule transforme le paysage. Les cafés populaires
sont investis par les night-clubbers qui se préparent à sortir
Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, la scène
rance et passent de la liberté “interstitielle” à ce que nous
dans les discothèques et les cruising bars de la rue SainteAnne tels: le Sept, le Colony, le Bronx, sans oublier, plus
excentrés et plus populaires, les Club 18 et Scaramouche;
appellerons la liberté “marginale”.
Le temps des réformes1 est arrivé, réformes concernant, essentiellement, les discriminations relatives à la
en banlieue sud, pour ceux qui possèdent une voiture (ou
prennent la petite navette, partant du Châtelet): le célèbre
club transformiste: “Le Rocambole” de Villecresnes, fré-
sexualité des gais et des lesbiennes.
quenté, tant par les hétérosexuels, que par les gais (certains
n’hésitant pas à y amener leurs parents).
Ces lieux, certes associés à des propriétaires parfois
Retournons à notre modèle théorique: dans ce champ
de liberté marginale, l’individu (ou plutôt le groupe minoritaire), faute de s’élever contre les institutions ou les traditions, tente de fléchir ces dernières. Ce nouveau champ
d’expression, dont dispose le groupe, n’est pas octroyé
mais conquis et le mouvement entre, alors, dans une
phase réformiste.
Nous poserons ici, comme hypothèse, que ce champ
de liberté “marginale” permet de développer un groupe
social et une visibilité plus “communautaire”. Il aura une
forte influence sur l’espace identitaire.
1- Les réformes ont consisté en :
- l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 330 du code pénal qui
aggravait les peines encourues pour outrage public à la
pudeur dès lors qu’il était constaté un “acte contre-nature avec
un individu du même sexe” ;
- l’abrogation, le 5 Août 1982, de l’alinéa 3 de l’article 331 du
code pénal, distinguant l’âge licite des relations sexuelles
entre hétérosexuels (15 ans) et homosexuels (18 ans).
maffieux et à une prostitution visible (le mélange des âges
dans ces clubs n’a plus d’équivalent à notre époque), présentent un aspect huppé et branché (tendance funk et
disco) et accueillent une population mixte, queer dirionsnous aujourd’hui, mais ces lieux sont pourtant qualifiés de
ghetto par les militants.
Cette critique, d’une scène homosexuelle visible, fut
d’autant plus violente que les premiers succès politiques
conduisent, très rapidement, au début des années quatrevingt, à une joyeuse démobilisation populaire et surtout
politique, finalement récupérée par ce registre commercial.
La vie en rose ou le basculement d’Ouest en Est
de la scène gaie
Cette critique idéologique doit être relativisée: elle est
d’abord la perception d’une génération de militants ayant
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Population homosexuelle et processus d’intégration...
vécu ces quartiers comme des lieux de fausse tolérance et
ceux des cafés terrasses chics du 6e arrondissement), ont
compromis hypocrites, lieux où régnaient discrètement, “la
mafia, la prostitution, les mondanités et de déplorables
rendu son succès immédiat.
Des Halles au Marais, d’autres entrepreneurs gays ont
émeutes” (Le Bitoux, 1997). Cependant, les jeunes gais
vite suivi (le Piano Zinc, le Duplex, le bar-hôtel Le central
“génération 80” pouvaient percevoir ces lieux comme des
espaces de réelle mixité “homo/hétéro branchés”,
etc.), en diversifiant les services: bars, restaurants, boutiques, hôtel. L’axe “Halles/Marais via Beaubourg” est vite
mélange (transgressé par la sexualité) de deux classes
devenu le parcours identitaire du piéton “gai” (les les-
sociales “populaires/people”, où les prix restaient “cassés
et abordables”, dès lors que l’on cherchait à les comparer
biennes ne semblent pas avoir été intéressées par ce
mouvement spatial) et légitime encore, une décennie plus
à leur équivalent dans le milieu hétérosexuel. Le meilleur
tard, le terme de “village” au quartier du “Marais” (Scott
exemple reste encore le Palace, qui a fait sa part belle à la
population gaie: que de joyeux délires festifs, dans ce
Gunther, 1999). Le Marais, comme les Halles, sont donc,
essentiellement, des territoires masculins.
temple de la nuit, où régnait “l’illusion” au sens noble du
Cette époque, très créative, est aussi celle des pre-
terme, loin de la duperie. À cette époque, Grace Jones
chantait: “la vie en rose…”
mières radio libres, de leurs inénarrables débats nocturnes, de leurs petites annonces gaies provocantes,
La scène lesbienne n’était pas absente de ce paysage,
représentée, tant sur le secteur Saint-Germain qu’au Palais
Royal, par le Katmandou (le “Kat”, club lesbien, rue du Four)
aujourd’hui inenvisageables sur Skyrock - Fréquence gaie,
Carbone 14 ou Nova: rare liberté de ton et absence de
toute logique économique imposant des ambiances “politi-
et le bar la Champmeslé (proche de la rue Saint Anne).
N’oublions pas les nombreuses soirées, dites “alterna-
quement correctes” (Gouëset V, 2002).
Au même moment, la population la moins sensible à
tives” (entre militance et “ghetto”), propres au mouvement
gai, qui permettaient, à ceux qui ne se reconnaissaient pas
dans ce milieu de night-clubbers, de s’inscrire différem-
l’aspect visible (des bars et des clubs), la plus “cachée” ou
“hors ghetto” (diront certains), s’approprie, préférentiellement, les espaces décentrés (sauna, sexe-club, lieux de
ment: les soirées “Filles pour Filles, Garçons pour Garçons” du club le Speakeasy, organisées par les Comités
Homosexuels des sixième et neuvième arrondissements
dragues) et les réseaux minitels et téléphoniques dès l’explosion de cette nouvelle technologie en 1985.
(CHA 5/6e et 9e), les soirées de la “Rue Dunois”, les
grandes nuits festives du Cirque d’hiver ou du Bataclan, le
tout relayé, avec bienveillance, par le journal Libération ou
La localisation dans l’espace urbain montre cette
logique de déplacement d’Ouest en Est, tant à Paris qu’à
Montréal, dès les années quatre-vingt, permettant l’émer-
le magazine communautaire Gai-Pied (né en avril 1979).
L’identité gaie se retrouvait aussi au cœur de la “tendance Funk/Disco”, et de la chanson gaie et lesbienne,
tant de style “café-concert” que de style “rock”, qui se trou-
gence de nouveaux commerces gais, qui sortent d’un premier secteur considéré comme interlope et mafieux (Palais
Royal pour Paris et la Red Light pour Montréal) pour se
structurer, de manière plus légitime, dans un nouveau sec-
vait à l’affiche de petits théâtres (Jean Guidoni, les Étoiles,
Alain Z. kan, Gilles Cerisay, Alain Rivage, Lala etc.).
Cependant cet espace, du Centre-Ouest de Paris
(Saint Germain/Opéra) allait doucement s’éteindre, dès
l’ouverture, dans les Halles, puis dans les Marais, des premiers bars, tenus, cette fois, par des propriétaires gais qui
n’avaient plus le rôle de simples directeurs artistiques
(locomotives ou mascottes révocables à tout moment).
Cette transformation avait été annoncée par la très
symbolique ouverture, dès 1978, du bar “Le Village”, au
cœur du marais (rue du plâtre). Ce bar se voulait une alternative à la vie homosexuelle nocturne du secteur Palais
Royal/Opéra. Il a symbolisé un nouveau genre de visibilité.
Ouvert, de jour comme de nuit, ses prix modérés (loin de
teur, encore neutre: les Halles/Marais à Paris et l’Est de la
rue Sainte-Catherine à Montréal.
Travaux et documents
Ce contexte où se forgeaient de nouvelles logiques spatiales et identitaires, pourrait être vécu comme l’âge d’or
d’une libération pour les gais et lesbiennes, certes aisés,
parisiens et bien informés, si un drame, grondant outre
atlantique, n’allait rompre le charme: l’arrivée du Sida.
La pandémie du sida - une rupture circonstancielle
Si l’apparition du sida renforce la solidarité homosexuelle, le VIH fait de tels ravages qu’il atteint en son sein
un début de structuration communautaire. Les associations
Population homosexuelle et processus d’intégration...
Aides et Act Up-Paris, regroupent alors les forces vives du
mouvement gai qui disparaît, alors, presque totalement du
champ politique. Il est ici important de souligner que le
l’entend Bourdieu, bousculant les traditions syndicales en
s’organisant autour de revendications d’ordre privé pour
atteinte un ordre symbolique pur et produire de nouvelles
mouvement lesbien ne fut guère “acteur” dans cette prise
“participations” au mouvement social?
de conscience d’une urgence sanitaire. Cela en dit long sur
la mixité du mouvement et sur un certain malentendu entre
- transforment-elles le rapport à l’espace, en se situant,
souvent, dans un parcours urbain qualifié de “neutre”, pour
gais et lesbiennes autour de la question des solidarités, le
se dissoudre, ensuite, dans les secteurs plus identitaires,
modifiant, pour un temps, les frontières entre ces territoires
PACS n’ayant pas conduit à de mêmes ruptures.
Il faut donc attendre les années quatre-vingt-dix pour
voir, à nouveau, émerger, à Paris, mais aussi en province,
“in et out” qui imposent différentes “postures”.
une mosaïque de nouvelles associations socioculturelles
Les années quatre-vingt-dix semblent donc avoir
donné naissance à un mouvement réellement communau-
et les premiers centres lesbiens et gais: associations de
jeunes gais, de bisexuels, d’étudiants gais, des parents et
familles amis des gais et lesbiennes, des gais retraités, gai
moto club, gais randonneurs, associations spirituelles.
Les associations plus politiques se lient alors au mouvement socialiste (HES. homosexualité et socialisme) et
aux verts (gais et lesbiennes chez les verts). Actuellement,
il est intéressant d’entendre, en clôture des marches pour
la fierté, des prises de parole des Jeunesses Communistes, des Verts, du Parti socialiste, d’Amnesty International etc.
C’est dans ce contexte de socialisation solidaire que
prend naissance le contrat d’union sociale de solidarité,
ayant donné naissance au PACS, sa vocation première
étant de garantir, par la succession, la survie matérielle de
celui (ou de celle) qui se trouve confronté au deuil et souvent à l’arrogance de la famille de son conjoint(e).
TROISIÈME
27
taire: à savoir à une population homosexuelle organisée,
valorisant son identité propre, jouant le jeu de la convivialité: un des idéaux communautaires. Maffesoli nous en
parle avec justesse, faisant synthèse entre approche culturaliste et courant “post-moderniste”. Il constate que la
transition amorcée entre idéal démocratique et idéal communautaire se traduit par le rejet de la raison instrumentale
au profit de l’émotionnel: le sentiment partagé et la passion
commune, du plaisir d’être ensemble “sans finalité ni
emploi” (Le temps des tribus, 1991).
Ainsi, le débat entre tendance communautaire versus
universelle est à l’ordre du jour et, contrairement au
Québec, le mouvement militant gai français semble rester
frileux et républicain, parlant plutôt de “population homosexuelle”: stratégie politique ou désir légitime de ces
acteurs militants gais et des lesbiennes d’être perçus
comme des citoyens lambda, se conformant aux règles du
jeu social, bref, parfaitement homosocialisés?
MOUVEMENT : DE LA LIBERTÉ MAR-
GINALE À LA LIBERTÉ PRINCIPALE, L’HOMOPHOBIE EN QUESTION
Le PACS et l’homophobie
Le PACS nous éclaire un peu sur la question, en pro-
Le PACS trouve donc sa légitimité dans ce patchwork à
tendance communautaire: associations politiques, associations socioculturelles, associations de prévention Sida, média
(presse, radio), lieux commerciaux (ayant leur syndicat
national, le SNEG, syndicat national des entreprises gaies).
Cet ensemble, aux couleurs multiples et variées, est
symbolisé par un drapeau, aux couleurs de l’arc-en-ciel, et
par de grandes parades: les gay prides ou “marches pour
la fierté”, aujourd’hui instituées dans la plupart des capitales régionales:
- quel sens donner à ces manifestations: sont-elles
politiques ou essentiellement festives?
- sont-elles signe d’une subversion organisée, comme
pulsant sur la scène politique, le souhait (politique plus que
débattu) d’une population qui, plutôt que de soigner sa différence propre, exprime une quête nouvelle: celle de “l’indifférenciation”.
Les gais et lesbiennes désiraient-ils aujourd’hui passer
de la liberté marginale à la liberté principale, ce qui leur
imposerait de faire le deuil de toute conscience minoritaire?
Rien de moins sûr et, s’il en était question, cette attitude ne ferait, sans aucun doute, que le jeu du groupe
majoritaire (hétérosexuel, adulte, masculin) pour qui la visibilité de l’homosexualité fait si peur qu’elle produit, en
retour, discours ou actes homophobes.
En effet, le travail de construction de nouvelles représentations des gais et lesbiennes, de visibilité positive, de
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Population homosexuelle et processus d’intégration...
“sortie du placard” crée des réactions violentes du pouvoir
masculin/dominant (Bourdieu, 1998). Qui pourrait nier que
la venue, dans les rangs de l’Assemblée nationale, du
débat sur le projet de loi du PACS, n’a pas provoqué de
véritables appels à la haine, des jeux de mots douteux
dans les manifestations: “Les pédés au Bûcher”, “PACS,
Pratique de la Contamination Sidaïque” etc.?
Cependant, replacé au quotidien, hors de ce contexte
politique, cette expression de la “peur de l’autre en soi”
(Welzer-Lang D, 1998), qui se réalise bien plus autour de
la discrimination des signes de transgression des genres
plus que sur l’homosexualité en elle-même.
les ramenant au premier plan d’un combat idéologique.
Ce mouvement est représenté:
- sur le plan politique par l’association ACTUP (Aids
Coalition To Unleash Power) et Queer Nation (1990), nés
aux États-Unis. Le mouvement queer se confronte au
mouvement réformiste/assimilationniste, mais son impact
est surtout culturel et intellectuel;
- sur le plan théorique par la queer theory qui attaque
toutes formes de représentations dominantes : qu’il
s’agisse de celles des hommes, des femmes, des gays,
des lesbiennes, des bisexuels. L’idée queer est de
“déconstruire” les représentations et les catégories, de
transgresser les images, de s’intéresser aux marges, aux
Les gais et bisexuels “corrects”, pour accéder à la
différences, d’interroger l’art, la mode, l’expression ciné-
liberté principale, peuvent-ils abandonner leurs frères et
matographique;
- sur le plan académique par le courant post-moder-
sœurs “en marge” et leurs propres défroques, “transgenres” ou “machistes”, qui bousculent les identités
sexuées et remettent en cause les rapports binaires masculin/féminin et domination/soumission?
Ainsi, couler vers cette indifférence majoritaire reste
bien utopique et nous ramène à notre raisonnement théorique: que représente, pour la population gaie et lesbienne, l’acquis d’une liberté principale, sinon le respect
niste. Les courants philosophiques rattachés au queering
réfèrent à Foucault, Derrida, Deleuze. Les textes de
Monique Witting (La Pensée Straight) et ceux de Judith
Butler sur la performativité, fondent le discours actuel et
traitent d’une construction “performative du genre”. En
France, peu de chercheurs investissent la question queer
(Bourcier, 2001).
d’un cadre de vie collectif, par définition normalisé,
contraint au conformisme, à la soumission au Dieu social,
En nous replaçant sur notre modèle théorique, le mou-
comme à l’abandon de sa différence propre, au profit d’une
régulation de l’homosexualité?
Cette vision universaliste nous ramène immédiatement
vement queer semble nous proposer de revenir à l’interstitiel, du fait de son intérêt pour les marges. Peut-être pouvons nous avancer qu’il considère le “communautaire”
vers une perte de légitimité des espaces d’existence, de
rencontre, puisqu’elle ramène l’homosexualité à la sexualité donc à sa “petite affaire personnelle”.
comme un luxe confortable acquis, par négociation, avec
le pouvoir qu’il s’agit, maintenant, de déconstruire par morcellement pour restituer à la question identitaire son
Il est fort utile, en ce nouveau millénaire, de se questionner sur ce processus de normalisation et sur un contrepouvoir qui naît en résistance: celui que produit le mouvement queer, parfait outil de luttes contre l’homophobie et
l’indifférenciation.
L’utopie dénoncée par le mouvement queer
Le mouvement queer (terme issu d’un argot injurieux:
“sale pédé”, encore retraduit par “étrange”) et les queer studies commencent à se faire entendre en Europe mais ne
franchissent pas, encore, les marches de l’université française. Il conteste la construction sociale dominante du discours homosexuel actuel, auquel il reproche de partir d’une
logique identitaire unique, qu’elle soit gaie ou lesbienne.
Il questionne donc les diversités de genre et de sexe,
Travaux et documents
essence, c’est-à-dire sa diversité.
Nous sommes, avec l’approche queer, au centre de la
question du peuplement de l’espace qualifié de communautaire. De quoi est-il constitué: d’êtres “normés” ou
d’une diversité de “genres et de styles”?
Le Village gai de Montréal, pour un touriste européen,
peut être parfaitement perçu comme queer. En effet, le
“secteur gai” de la rue Sainte-Catherine permet de côtoyer
une diversité de genres, de style, de signes, de postures,
de performativités: de jeunes gais et lesbiennes branchés
côtoient des filles “très garçonnes”, des “transformistes”,
des butchs (cuirs), des Gogo-Boys (pour schématiser
quelque peu le tableau).
Cette forte différentiation des genres, des âges, des
attitudes, des cultures, crée un champ de “possibles interactions solidaires” dans un même espace qui sert de
Population homosexuelle et processus d’intégration...
socle: histoire d’un Village, d’une tolérance acquise par de
longues confrontations, de luttes, de souffrances aussi.
Ainsi, le queering semble ne pouvoir émerger que du
socle communautaire et y répondre. Perçu comme un
signe de tolérance et d’ouverture, il repense la marginalité,
les minorités de genre, de sexe, et lutte indirectement
29
De territoires de désirs
Certes, la communauté homosexuelle est fantasmée
entre valeurs sociales et politiques culturelles, mais c’est
avant tout, une communauté de désirs, plus ou moins
cadrés, c’est-à-dire, plus ou moins éloignés du besoin de
contre leurs exclusions par le groupe devenu majoritaire
réalisation d’une sexualité.
Il ne faut pas se faire trop d’illusion sur l’aspect convi-
(hétérosexuel et bien-pensant).
vial et sécuritaire de la communauté homosexuelle, qui, du
point de vue spatial, est d’abord un territoire de désir, donc
de chasse. Car, si la communauté homosexuelle peut se
LE COMMUNAUTAIRE : DES TERRITOIRES D’EXIS-
construire sur des bases culturelles, elle s’inscrit, aussi, sur
TENCE ET DE DÉSIR
des bases sexuées et des questions de genre sur lesquelles la théorie queer nous apporte une bonne intelligi-
Ce socle communautaire, auquel nous pouvons, main-
bilité.
tenant, revenir, pourrait être défini comme des “territoires
d’existence et de désir” où, le regard social majoritaire
Mais revenons au désir. Nous l’entendrons au sens
large, dans celui que Gilles Deleuze a conceptualisé: à
s’estompant, les possibles interactions avec d’autres
“semblables” (c’est-à-dire basées sur la rencontre d’un
savoir, comme un agencement. Le désir n’existe que dans
un ensemble, par un agencement de trois composants: un
objet, des styles d’énonciations, et des processus de terri-
autre avec lequel on a quelque chose en commun) deviennent plus aisées. Ce qui peut paraître paradoxal c’est bien
que ce “quelque chose en commun” reste d’abord
constitué de différences, d’écarts identitaires.
De territoires d’existence
Ce sentiment de liberté dans la rencontre, même s’il
est illusoire, a une force considérable, d’autant plus grande
que cette population s’est sentie, jusqu’à ces dernières
années, étrangère à un monde qui se construisait en
dehors de sa participation sociale.
Revisitant un des textes fondateurs du parcours scientifique d’Abraham Moles (1985) nous retrouvons, dans ses
propos, une vivacité de pensée toujours aussi opérante
pour le psychologue de l’espace et le géographe social:
« Si la perception de la communauté, c’est d’abord la rencontre de l’autre, alors, valeurs, culture, traditions, rites,
modes de vie, apparaissent non plus comme l’essence, mais
comme l’existence de la communauté. Ils en sont les outils,
les racines et les prétextes, ils sont les éléments concrets sur
lesquels s’ancre le sentiment de communauté ».
Et, en effet, pour ceux qui, dès l’adolescence, se perçoivent comme homosexuels (ou queer), la communauté,
n’est que rarement perçue par ses frontières, ses périphéries spatiales. C’est pourtant un “foyer”, situé dans un
espace imaginaire, cet espace que Kurt Lewin a cherché à
cerner, à arpenter et à définir: là où les autres sont
“comme moi”.
torialisation.
Prenons un exemple: dire “je sors ce soir dans le
Marais” (Dustan G., 1997), c’est exprimer un désir et
prendre une posture “d’enroulement” de ce désir dans un
agencement où il pourra circuler. C’est donc, en premier
lieu choisir un état tel: “aller dans le Marais”, état qui
n’existe que par les styles d’énonciation qui l’accompagnent: “je vais dans le Marais retrouver des amis, rencontrer un partenaire, ou faire des achats etc.” puis engendre
des processus de territorialisation, puis de déterritorialisation.
Ainsi, l’individu s’approprie ces territoires du désir en le
meublant de signes, de comportements, d’affects, qu’il
s’agisse:
- des espaces urbains aménagés à son intention (où
se placent les bars, les boutiques, les lieux de loisirs) -des
espaces sauvages ceux des lieux de drague (moins socialisés et moins sécuritaires);
- des espaces en réseaux (Minitel, Audiotel, Internet);
- des espaces imaginaires où il situe la chaleur
humaine, l’accueil de l’autre comme “ami, partenaire, semblable” mais aussi, nécessairement, “rival”.
La perception de ces espaces comme “territoires d’appartenance” ou “d’exclusion” souligne bien qu’ils ne sont
plus neutres, et qu’ils conduisent à la circulation, plus ou
moins aisée, de désirs dans un cadre spatial où la confrontation sociale est requise.
EN GUISE DE CONCLUSION : QUELLES MÉTHODES
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Population homosexuelle et processus d’intégration...
POUR ABORDER L’ANALYSE SOCIO SPATIALE DE
observer cette population dans ses territoires (champs
LA COMMUNAUTÉ HOMOSEXUELLE ?
d’interaction) seraient différentes selon le niveau d’analyse. Citons:
Ainsi, notre discipline peut trouver matière à réflexion
- l’analyse praxéologique: analyse structurale des
sur la construction spatiale de la population homosexuelle,
enracinée, par son désir de rencontre, dans un espace
comportements basée sur la formalisation de modèles et
l’estimation des coûts généralisés. Michaël Pollak nous en
géographique identitaire. Car, si l’essence de la commu-
parle dans un de ses textes fondateurs (le bonheur dans le
nauté est un sentiment “diffus” d’appartenance, difficile à
rationaliser, l’espace peut être une entrée pour la com-
ghetto): « la drague homosexuelle traduit une recherche
d’efficacité et d’économie comportant, à la fois, la maxima-
prendre: regard phénoménologique sur ses signes, ses
lisation du “rendement” quantitativement exprimée (en
peuplements, les interactions, les rencontres et les désirs
qui y circulent.
nombre de partenaires ou d’orgasmes) et la minimisation
du “coût” (la perte de temps et le risque de refus opposé
Car, lorsque le concept de communauté rencontre
aux avances)… » ;
celui d’espace, nous ne parlons plus alors, seulement, de
l’espace des valeurs, mais de l’espace concret, celui de la
- l’analyse phénoménologique qui se place sur le
“vécu” de l’individu. Très complémentaire à l’approche pré-
ville et de la géographie, l’espace du territoire, ce territoire
cédente, nous abordons ici le confort et la qualité subjec-
sur lequel sont dispersés des êtres diversifiés qui possèdent donc des degrés de communauté divers.
tive de ces lieux de rencontre et d’existence. Le statut du
vécu peut être, alors, conséquence du comportement ou
Nous envisageons donc, dans nos travaux récemment
initiés, d’aborder la communauté selon l’angle d’une psychologie de la rencontre et cette approche nous semble
déterminant dans le comportement (à la recherche d’émotion, de plaisir, de bien-être, de sécurité etc.);
- l’analyse cognitive, qui aborde l’appréhension et la
particulièrement opérante sur la question homosexuelle.*
Ce courant d’idée, qui a marqué ma culture scienti-
rationalisation par l’individu de l’espace (cartes mentales);
- l’analyse sociométrique, utile, dès que la situation étu-
fique, prenait appui sur des projets majeurs qui ont alors
traversé, dans les années soixante-dix, les sciences
humaines et sociales:
diée réunit plusieurs personnes: elle analyse les relations
fugitives qui s’établissent, les règles sociales qui émergent;
- l’éthologie humaine;
- l’anthropologie de l’espace, inaugurée par Hall, portant sur l’étude des variations interculturelles des compor-
- l’enquête photosociographique, où le chercheur, dans
sa quête du remarquable, dresse une schématisation du
quartier ou du lieu social.
tements spatiaux et territoriaux chez l’homme, prolongée
par les travaux de Sommer, Barker, Proshansky sur l’espace interpersonnel et l’écologie des petits groupes;
Étudier l’espace de la rencontre au quotidien et ses territoires du désir peut donc sortir du champ pragmatique et
- certains développements de la sociologie du rôle,
aboutissant, plus tard, à l’ethnométhodologie, à la suite
des travaux de Goffman montrant clairement comment les
comportements ordinaires obéissent à des règles de présentation de soi et d’interaction avec autrui.
Nous proposons d’envisager une psychologie des
espaces de rencontre, entre hommes ou femmes homo
ou bisexuelles, en replaçant cette population dans son
usage quotidien de l’espace qu’il soit réel ou symbolique.
Les méthodes, que nous pouvons envisager, pour
* Note : je souhaite dans ce projet, retrouver mes racines et le
souci constant de mon directeur de thèse, Abraham Moles de
replacer, dans sa définition d’une psychologie de l’espace, l’individu dans son environnement quotidien.
Travaux et documents
utilitaire pour se placer sur une problématique plus large
que Moles avait bien souligné: celle du rapport entre l’individu et la société, et de sa liberté, face à l’institution, qui
vise à prendre en charge et à réguler les aspects les plus
nombreux de son existence.
La norme, dont il est ici question réduit les champs de
libertés personnelles, aspire le quotidien de l’être en
tranches d’institutions. Pourtant, ce dernier trouve toujours
moyen de “déviation”.
L’étude d’une psychologie de l’espace de la rencontre
reste donc un champ d’étude des libertés de l’individu,
encerclé de rituels sociaux, de normes de bonne éducation
et des territoires où sa spontanéité est contrainte.
Travailler sur le vécu spatial de la population homosexuelle c’est aussi aborder les espaces où coulent le
Population homosexuelle et processus d’intégration...
désir et la spontanéité, ce que Maffesoli appelle les
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mouvement en France, Denoël Impact.
forces sociales, petits grains de sable où s’ancrent une discrète contestation de la norme, une quête de subversion
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nécessaire à la réalisation d’un projet de vie qui donne son
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Population homosexuelle et processus d’intégration...
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Travaux et documents
ENTRE DYSTOPIE ET UTOPIE : POURQUOI ET COMMENT CONSTRUIRE
DES COMMUNAUTÉS RÉSIDENTIELLES, AUJOURD’HUI, AUX ÉTATS-UNIS ?
JACQUES CHEVALIER
GRÉGUM
- UNIVERSITÉ DU MAINE
ESO - UMR 6590
e longue date, les discours concernant le
constitue l’élément majeur du choix de son voisinage.
devenir de la vie collective dans les villes
états-uniennes ont pris deux tournures princi-
Malgré leur caractère peu visible, il serait malvenu de
méconnaître les communautés qualifiées d’intentio-
pales. La première insiste sur les maux que les villes génè-
nelles », promouvant des formes d’épanouissement per-
rent, provoquant la dégradation des conditions d’existence
et donc leur inexorable déclin en raison des limites appor-
sonnel et collectif qui ne passent pas nécessairement par
la construction de forteresses, ni par la référence explicite
tées par les régulations collectives (Beauregard, 1993). Le
au new urbanism, ni par la simple réalisation de lotisse-
second considère la ville comme un champ ouvert de perspectives permettant de renouveler de manière positive les
ments.
Quelles que soient les raisons des uns et des autres,
conditions du bien être individuel et collectif. Ces deux
les constructions théoriques ou concrètes auxquels ils font
orientations interagissent, se nourrissent mutuellement.
Les discours utopiques constatent les insuffisances de
référence, il s’agit toujours d’envisager le devenir de la ville
comme meilleur qu’il n’est, de faire à la fois espace et
l’existant et proposent des perspectives de transformation;
société dans des formats très variables, de retrouver les
les discours dystopiques insistent sur le caractère déstructurant de l’existant, montrent comment l’absence de prise
sources du « vivre ensemble » en un lieu partagé, au travers de formes de sociabilité rendant compatibles l’indivi-
de conscience et de volonté transformatrice conduit à
aggraver la déstructuration.
En Amérique du Nord, depuis une trentaine d’années,
duel et le collectif. En même temps, dans une société qui
se construit de longue date sur un mode fragmenté, selon
des dimensions ségrégatives manifestes, dans laquelle la
discours dystopiques et utopiques donnent lieu à d’incontestables prolongements matériels et sociaux. Si les che-
question sociale est faite d’inégalités et de séparations, il
convient de s’interroger sur l’envahissement de l’expres-
minements sont différents, l’objectif est bien le même. Il
consiste à créer des « communautés résidentielles » censées échapper aux processus désagrégeant les fonde-
sion communauté. S’agit-il de consacrer la fragmentation
ou au contraire de la transcender? Cet article propose de
développer les différents sens que prend aujourd’hui le
ments de la vie collective et proposant de nouveaux
repères permettant de bâtir un monde meilleur. Désormais, le plus banal des lotissements est nommé « com-
terme communauté en s’appuyant sur les multiples
registres qui le construisent et de mettre l’accent sur une
catégorie particulière de communautés: celles qui se qua-
munauté » faisant perdre tout poids et sens au terme de
neighbourhood. Désormais théorisé, le new urbanism
fédère des initiatives variées toutes susceptibles de créer
lifient « d’intentionnelles ». Il y a dans l’utilisation de cette
dénomination une volonté évidente de se démarquer du
« brouhaha communautaire » comme si l’appellation com-
de « vraies communautés » et peut être désormais identifié dans des réalisations devenues emblématiques. Les
gated communities, développées par de nombreux promoteurs immobiliers et rapidement adoptées durant les deux
dernières décennies, existent par un enfermement réel ou
(bien souvent) supposé et confèrent ainsi toujours des
limites spatiales concrètes aux ménages qui les occupent.
Dans ce « brouhaha communautaire », on ne peut ignorer
les retirement communities (dont les célèbres réalisations
de la société Del Web sous l’appellation de Sun City représentent une illustration limitée) ou les active adults communities (euphémisme désignant des ensembles résidentiels destinés aux jeunes retraités) dans lesquelles l’âge
munauté, devenue générique et surtout polysémique, avait
perdu de sa force.
D
LE «
33
BROUHAHA COMMUNAUTAIRE
»
Analysant les communautés dans la ville états-unienne
au travers des rapports entre citoyenneté, planification et
gouvernement, G. Billard souligne (1999, p. 47) combien
« le concept de communauté génère une multitude de définitions », l’absence de frontières conceptuelles donnant
une grande variété aux études communautaires venant
des différents champs des sciences sociales.
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Entre dystopie et utopie
La polysémie du terme communauté renvoie cepen-
laquelle tous les citoyens peuvent/doivent contribuer
dant à deux principales configurations (Chevalier, 2000, p.
142). La première fait référence aux sous ensembles de
ensemble, dans l’unité sinon dans le consensus, à la définition du bien commun construisant un monde cohérent,
populations censés être homogènes par leurs principes
idée qui selon Monti (1999) définit l’une des facettes du
identitaires, qu’ils soient définis de l’extérieur (grandes
catégories fondant les notions de race et d’ethnicité telles
communalisme.
Mais c’est surtout dans le domaine des nouveaux (et
qu’elles sont précisées recensement après recensement)
parfois anciens) ensembles résidentiels que le terme com-
ou revendiqués (fraternité et sororité afro-américaine,
populations gay ou lesbienne, etc.). Avec cette configura-
munauté recouvre des réalités hétérogènes. Aujourd’hui,
en effet, pratiquement tous les agents concourant à la pro-
tion, la dimension spatiale concrète de la communauté a
duction résidentielle, quelles que soient la forme prise par
peu de consistance. Au contraire, la seconde s’inscrit dans
un référentiel spatial toujours prégnant: celui d’un lieu par-
celle-ci et la population à laquelle elle est destinée, ambitionnent de bâtir non plus des groupes d’immeubles indivi-
ticulier. Mais plus que le lieu lui-même, ce sont les divers
duels ou collectifs constituant des unités de voisinage mais
registres de proximité qui favorisent les interactions entre
les personnes construisant le fameux sense of place si
des communautés. S’affirme ainsi un incontestable dépérissement de l’usage du terme neighbourhood, comme si
souvent invoqué. Communauté est alors parfois
confondue avec neighbourhood (le voisinage faisant quartier). Dans cette configuration, la communauté représente
la familiarité et les relations occasionnelles ou régulières
construites par la simple proximité ne suffisaient plus à
satisfaire des clients potentiels cherchant à réaliser des
donc une métaphore à la fois spatiale et sociale. Le terme
exprime ce qu’un ensemble limité de personnes, vivant
idéaux passant par d’autres modes de cohésion spatiale et
sociale. Pour les promoteurs, il s’agit de vendre plus que
dans un périmètre restreint, est capable d’élaborer comme
représentations de lui-même et des autres estompant
l’étrangeté au profit de la familiarité, de construire des iden-
des biens matériels, de proposer un style de vie ou chacun
peut espérer s’épanouir au sein d’une collectivité choisie
occupant un espace qui lui est propre, collectivité offrant
tifiants suffisamment clairs et stables pour que ces personnes se reconnaissent comme partageant le même
espace et des vies comparables et, parfois, d’aller plus
de réelles ou supposées conditions d’expériences sociales
positives. En quelque sorte, les communautés permettraient de rebâtir la ville, ou plutôt de faire de celle-ci une
avant en affirmant un but commun ou l’intention de
construire ou préserver un ordre social et moral fait de
codes et de règles spécifiques. Ceci étant dit, les choses
véritable cité.
Ce « brouhaha communautaire » pourrait laisser
penser qu’il traduit l’intention de bâtir un nouveau contrat
ne sont pas vraiment clarifiées car l’emploi du terme communauté désigne des réalités bien différentes, autant par
leurs traits spatiaux que sociaux.
Nombreuses sont les municipalités, par exemple, qui
social. L’examen de la réalité conduit à un regard beaucoup plus nuancé. En effet, les « communautés résidentielles » sont le plus souvent fondées sur une appropriation
à la fois individuelle et collective d’un espace reposant sur
se désignent comme communautés. Il s’agit là d’une évidente extension de sens, extension par l’espace occupé,
extension par la taille du peuplement et sa diversité empêchant toute réelle familiarité entre les personnes. Cette
substitution communauté/municipalité peut s’enraciner
dans le processus sociopolitique ayant donné naissance à
la municipalité: la municipalisation, aux États-Unis, est toujours l’aboutissement d’une revendication portée par une
population afin de faire émerger le territoire qu’elle occupe
comme distinct d’autres entités géopolitiques (comté le
plus souvent, municipalité en cas de démarche qualifiée
de séparatiste ou sécessionniste). Cependant, cette substitution affiche parfois une conception de la vie municipale, une culture politique et civique, exprime l’idée selon
l’existence de véritables organisations de propriétaires
(homeowners associations - HOAs) auxquelles les promoteurs immobiliers confient le plus souvent la gestion des
régulations collectives définies par un contrat juridique
d’une grande précision. Il a été beaucoup dit à propos des
HOAs et de leurs rôles (voir notamment McKenzie, 1994;
Blakely et Snyder, 1997), des contraintes plus ou moins
bien consenties qu’elles imposent selon des procédures
qui pourraient être considérées comme parfaitement
démocratiques, si ce n’est qu’au principe « un homme, une
voix » s’y substitue le principe « un ménage propriétaire,
une voix ». Au point de faire de celles-ci les instruments de
communautés seulement fondées sur un contrat juridique
illustrant des « gouvernements privés ». C’est probable-
Travaux et documents
Entre dystopie et utopie
ment réduire leur rôle. Celles-ci, en effet, sont souvent
nelles, quels que soient leurs objectifs et les moyens
appelées à gérer et développer des équipements collectifs, des associations de nature très variée (des clubs de
déployés. Dans le discours communautaire toutefois, tel
qu’il est produit depuis au moins deux décennies aux
jardinage aux loisirs culturels) censées satisfaire les
États-Unis, l’expression « communauté intentionnelle »
diverses strates d’âge présentes ou à proposer des manifestations collectives festives qui apparaîtront comme
désigne un processus et une forme particulière de communauté: celle qui, produite en dehors du système de pro-
autant d’occasions de montrer l’existence et la cohésion
duction immobilière dominant, se donne comme objectif de
du groupe. Sans faire de ces équipements et associations
diverses les seuls utilisés par les résidents, il est évident
promouvoir un idéal de vie collective s’appuyant sur des
principes de coopération fondant le mode d’organisation et
que ceux-ci déterminent autant de lieux où se construisent
de fonctionnement du groupe ainsi que sur des principes
des sociabilités capables de réduire l’étrangeté au profit
d’une interconnaissance et d’une plus grande familiarité.
de mixité sociale. En fait, enracinées dans la formation des
États-Unis, notamment sous leur forme religieuse, ces
C’est à la fois au travers des règles (définissant obligations
communautés intentionnelles se sont multipliées à partir
et droits) et de ces structures que peuvent se construire les
fondements d’un contrat social.
des années 1960-1970, plus encore durant les deux dernières décennies du XXe siècle en même temps qu’elles
Alors que la communauté pourrait apparaître comme le
résultat d’une trajectoire de régression dans une sociabilité
réduite et un repli territorial dans une ville de plus en plus
se diversifiaient autant par leurs objectifs que par leurs
formes et qu’elles prenaient un caractère urbain de plus en
plus affirmé. Conçues dans une perspective alternative
prégnante, confuse et insécure, elle est au contraire glorifiée, conçue comme un outil de la construction de la
tout en participant au « brouhaha communautaire », cellesci donnent un éclairage intéressant sur les dynamiques à
modernité dans ses registres institutionnels et juridiques
(l’autogouvernement, au plus près des besoins collectifs
réels des habitants selon des normes et règles imposées
la fois discursives et matérielles à l’œuvre dans la
construction de la ville d’aujourd’hui.
seulement de l’intérieur) ou sociaux (l’individu est au coeur
de la construction de sociabilités choisies). La communauté est ainsi censée ordonner la société à partir de
Les catégories de communautés intentionnelles
dynamiques endogènes partant des individus et des
ménages, associant intimement construction identitaire et
légitimité du pouvoir. Toutefois, Blakely et Snyder (ibid.)
spirituelles - aujourd’hui d’ailleurs sans doute plus spirituelles que religieuses. Continuant une déjà longue histoire, ces dernières se construisent selon des schémas fort
constatent que leurs interlocuteurs, rencontrés exclusivement dans diverses communautés fermées, n’apparaissent guère enclins, surtout lorsqu’ils sont jeunes et professionnellement très actifs, à participer au fonctionnement
différents. Prenant parfois un caractère très replié et fermé
par une mise à l’écart voire une réclusion volontaire du
monde, elles se constituent également sur le modèle de la
constellation de centres formant autant de communautés
des associations, ni à participer aux parties (les plus fréquentes étant celles du 4 Juillet et d’Halloween!) censées
justement illustrer le contrat social.
sœurs, ou encore se structurent de manière encore plus
lâche entre lieux de vie collective et réseaux d’individus
dispersés dans la société, connectés à la communauté de
manière plus ou moins épisodique. C’est particulièrement
cette dernière forme qu’empruntent, par exemple, les communautés d’étude et de pratique de la méditation fondées
sur les enseignements de maîtres spirituels asiatiques. Ici,
les lieux de vie communautaire ne sont que des points de
passage dans la construction d’une communauté où la
pratique individuelle prend plus de place que la pratique
collective.
Le second regroupe les communautés séculières.
Toutes tentent de promouvoir un nouvel ordre social et
économique au travers de modèles expérimentaux, selon
LES
COMMUNAUTÉS INTENTIONNELLES
Distinguer une telle catégorie de communautés est en
soi une difficulté. En effet, une communauté n’est jamais
donnée d’avance ; elle n’apparaît que lorsque ses
membres se nomment ainsi. Elle illustre donc une intention
de faire communauté, que celle-ci vienne d’un promoteur
ou d’un groupe d’habitants. En ce sens, toutes les communautés peuvent être considérées comme intention-
35
Deux grands groupes peuvent être individualisés.
Le premier concerne les communautés religieuses ou
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Entre dystopie et utopie
toutefois deux registres bien distincts. Le premier registre
est ressenti comme la dévalorisation des formes collec-
est celui de la fermeture dans un groupe communautaire
limité, autosuffisant, où l’on cultive l’utopie pour soi. Avec le
tives de l’existence générée par l’urbanisation. Les discours développent tous en effet deux rhétoriques. D’un
second, s’affirme, à l’opposé, un principe d’ouverture ou
côté, ils insistent sur le fait que le voisinage perd de sa sub-
d’utopie missionnaire, celle-ci n’ayant d’intérêt et de sens
que dans la capacité à être reproduite, en se distillant de
stance sous l’effet d’une individualisation de plus en plus
poussée et de processus ségrégatifs ne cessant de se ren-
proche en proche dans la société. Pour ces communautés
forcer. D’un autre, les citadins d’aujourd’hui éprouvent les
séculières, une tentative de catégorisation peut être
conduite selon l’étendue de la perspective alternative
plus grandes peines à échapper à l’uniformisation des
modes de vie, de plus en plus façonnés par les valeurs
déployée. Celle-ci peut être sectorielle comme celle
néolibérales qui se sont imposées durant les dernières
défendue par la National Coalition of Alternative Community Schools dont l’objectif est de répondre à une demande
décennies du XXe siècle. Mettre en mouvement cette
pensée critique, dans des réalisations manifestant à la fois
en nouvelles structures et formes d’éducation par la créa-
créativité, imagination et expérimentation, représente donc
tion d’écoles communautaires ou le développement de
l’école à domicile. Plus souvent, le projet apparaît plus
un impératif à la fois social et politique. Se trouve ainsi
confirmé le constat fait par M. Riot-Sarcey (1998) selon
global et suppose alors l’accrochage de la communauté à
un espace approprié bien identifié. Il en est ainsi de celles
qui se regroupent dans les initiatives de cohousing privilé-
laquelle l’utopie est toujours ancrée dans la réalité, qu’il
existe toujours une réelle difficulté à séparer réel et imaginaire, que les utopies écrites et reçues sont toujours ins-
giant la création de lieux de vie dans lesquels pourront être
mis en pratique les principes d’égalité et de mixité (sociale,
crites dans la pensée/parole critique du temps au travers
desquelles il s’agit toujours de « penser le possible ». Nous
générationnelle) avec l’objectif de concilier épanouissement familial et communautaire. Sans que les frontières
soient toujours bien remarquables, participent également à
sommes donc loin de l’utopie définie par T. More au sens
de « non lieu » ou de « lieu qui n’est pas ici » car hors de
l’histoire et de l’espace.
ce mouvement intentionnel global toutes les communautés
qui s’inscrivent dans une perspective de développement
durable. Dans leur cas, évidemment, les thèses écolo-
L’impératif social et politique passe par un référentiel
de valeurs mettant en avant l’ouverture, la tolérance, l’égalité, la coopération, valeurs considérées comme la clé de
gistes sont largement dominantes. Ces communautés se
doivent donc d’illustrer tout ce qui peut être entrepris en
matière d’économie d’énergie, d’utilisation d’énergies
voûte de la réalisation du bien être individuel et collectif.
Entrer dans la communauté suppose donc une adhésion
explicite à ce référentiel qu’il faudra justifier par ses com-
renouvelables, d’emploi de matériaux recyclables, de jardinage voire d’agricultures biologiques. Les Ecovillages
illustrent bien cette démarche, quelques communautésmodèles étant devenues à la fois des lieux de pratique et
portements quotidiens autant à l’égard de sa famille que
vis-à-vis des autres membres du groupe communautaire.
Sans négliger le fait cependant que l’adhésion à la communauté peut constituer également un moyen permettant
d’expérimentation et des lieux centraux de diffusion. Toutefois, cet essai de catégorisation n’est pas sans prendre
un caractère artificiel. Se construit visiblement, au travers
de réseaux (utilisant, soit dit en passant, avec une grande
efficacité l’Internet), une nébuleuse communautaire alternative, transcendant les appartenances.
de cheminer sur la voie de l’amélioration personnelle. C’est
sans doute ici que se construit la démarcation la plus
franche avec les communautés résidentielles banales
conçues par les promoteurs immobiliers. Dans ces dernières, il est bien demandé aux entrants d’adhérer à un
ensemble de règles écrites traduisant autant de droits et
d’obligations qu’il est souhaitable de respecter au risque
de perdre le droit d’appartenir à la communauté, non d’adhérer à un corps de valeurs.
Penser le possible, agir pour qu’il devienne réalité supposent le plus souvent de s’ancrer dans l’espace, plus
encore de faire parler l’espace approprié. La spatialisation
de l’utopie prend donc deux dimensions: choisir un lieu
considéré comme pertinent, organiser ce lieu afin qu’il
Le discours des promoteurs de communautés
intentionnelles
Le discours des communautés séculières qui retient ici
l’attention se déploie dans deux dimensions toujours étroitement associées: une pensée critique, une perspective
utopique. Quelle que soit l’intention, la création de la communauté apparaît d’abord comme une réponse à ce qui
Travaux et documents
Entre dystopie et utopie
puisse manifester concrètement les intentions. L’espace
tend à promouvoir un véritable style de vie dans lequel doit
apparaît donc instrumentalisé au profit d’une logique identitaire capable de produire de la cohésion. C’est sans
s’exprimer à la fois la nécessaire autonomie (en particulier
économique) des personnes et des ménages et l’amélio-
doute dans ce domaine que la limite avec les commu-
ration de la structure communautaire en participant aux
nautés résidentielles banales semble la plus ténue. En
effet, les promoteurs n’agissent guère autrement lorsque,
réunions communes au cours desquelles est systématiquement recherché le consensus, aux réseaux d’entraide,
dans le champ des possibles, ils font le choix du lieu de
au partage de certaines tâches quotidiennes. Dans ces
création de leur subdivision. Celui-ci est toujours censé
représenter une réelle opportunité pour créer le possible et
conditions, on comprend aisément que chaque opération
se construit avec un nombre limité de ménages (entre 10
l’organisation interne de l’espace touchant à la distribution
et 15), sur la base d’une auto-sélection, d’une participation
des voies, des logements, des équipements, des espaces
communs toujours proposée comme celle qui sera la plus
complète au processus d’élaboration du projet, de la capacité aussi d’apporter les financements nécessaires à l’ac-
efficiente pour que s’affirme la dimension communautaire.
quisition des espaces et facilités communes et du lot sur
Le cohousing : peut-on concevoir d’autres communautés ?
Inspiré d’expériences d’abord concrétisées au Danemark à la charnière des décennies 1960-1970, le mouvement du cohousing n’est apparu en Amérique du Nord
qu’avec la fin des années 1980. Depuis dix ans, ce mouvement connaît une incontestable diffusion, même si la
dispersion des opérations réalisées ou engagées et le petit
nombre de ménages chaque fois impliqués en font un
mouvement très marginal sur le marché immobilier. Malgré
ses incontestables limites, il apporte un témoignage intéressant à la fois par la pensée critique qui anime ses promoteurs-militants, pensée critique qui englobe largement
les communautés de la production immobilière classique,
et par l’incontestable difficulté à mettre en pratique le discours utopique. Cette difficulté oblige à poser la question
suivante: peut-on aux États-Unis, y compris au sein des
mouvements alternatifs, évacuer la question sociale derrière la rhétorique communautaire?
Toutes les opérations de cohousing relèvent de principes simples. Elles doivent associer des logements privés
(en propriété) disposant de toutes les pièces nécessaires
à la vie personnelle et des espaces collectifs dont la pièce
maîtresse est appelée maison commune, constituant le
lieu des rencontres et des services. Il s’agit donc d’abord
d’instrumentaliser l’espace, de le faire parler: la structure
spatiale et matérielle doit encourager les interactions entre
sphères privée et collective. Ainsi, la disposition des logements privés est-elle le plus souvent ordonnée autour de
la maison commune et des espaces partagés, ces derniers étant immédiatement visibles et accessibles. Mais le
cohousing n’est pas seulement une manière de concevoir
la spatialisation du rapport entre l’individuel et le collectif. Il
37
lequel sera édifiée sa maison.
Si le partage (du temps, entre vie personnelle/familiale
et collective; des centres d’intérêt et des activités; des
compétences et complémentarités; des responsabilités;
des valeurs) représente le maître mot du cohousing, et
fonde ainsi le contrat social sur lequel reposent le succès
et la durabilité de l’opération, n’est toutefois pas oublié le
contrat juridique liant les associés. Ainsi, existe-t-il une
séparation claire entre propriété collective (sous la forme
généralement de la copropriété (condominium)) et propriétés personnelles, permettant au propriétaire de disposer de son bien pour le louer ou le vendre, bien que les
communautés imposent soit une sorte de droit de préemption obligeant à le proposer à un membre de la communauté ou à un aspirant avant de le mettre sur le marché,
soit un principe d’agrément après que le locataire ou
l’acheteur postulant ait justifié qu’il adhérait aux valeurs
communes. C’est au travers de ce contrat juridique, qui
n’est pas sans rappeler les principes des restrictive covenants imposées par les Homeowners Associations ordinaires, que peuvent se justifier la clarté des engagements
et le caractère durable des investissements immobiliers
collectifs et individuels. Comme tous les promoteurs immobiliers ordinaires, ceux des communautés de cohousing se
plaisent, en effet, à souligner combien les biens individuels
de leurs opérations s’apprécient mieux que la moyenne
sur le marché immobilier!
Cet arrière-plan juridique témoigne d’un réalisme certain. Ce qui n’empêche nullement les promoteurs du
cohousing de privilégier l’illustration de valeurs profondément humanistes. Ils revendiquent clairement les principes
de non discrimination (race, sexe, religion, nationalité, âge,
genre, orientation sexuelle), affirment respecter et même
célébrer la variété des cultures, souhaitent aussi déve-
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Entre dystopie et utopie
lopper le sens du service au-delà de la communauté
(mais également celui des gated communities), l’utopie
constituée. Pour autant, les illustrations concrètes que
donnent d’elles-mêmes ces communautés (en particulier
n’est qu’un sous-produit de la dystopie, de la somme des
nuisances ressenties. Dans le second, l’utopie se vit
au travers de leur réseau (The Cohousing Network))
comme un univers possible, à condition de se donner réel-
témoignent des limites évidentes de ces incantations. Le
mouvement recrute peu dans les minorités, ni parmi les
lement les moyens de le construire. Dans tous les cas,
cependant, s’imposent quelques principes de réalité, en
populations n’appartenant pas aux classes moyennes et
particulier celui de la sanction du marché: tant que celle-ci
parvient difficilement à concrétiser la mixité intergénérationnelle. En bref, le cohousing apparaît essentiellement
sera perçue comme positive, la communauté (quels que
soient sa forme et son contenu) a un bel avenir devant
porté par des personnes plutôt jeunes ou d’âge intermé-
elle!
diaire, éduquées, exerçant le plus souvent des professions
rémunératrices. Finalement, peu de signes extérieurs les
distingueraient de ceux qui remplissent les communautés
résidentielles ordinaires; si ce n’est de penser leur histoire
comme réellement commune, de projeter avec vigueur un
ensemble de principes, de concevoir ensemble les traits
matériels de leur utopie plutôt que d’être obligés d’accepter
ceux que proposent les grands opérateurs immobiliers.
Conclusion
L’idéal communautaire, voire communautariste, apparaît bien au cœur de la question de la construction résidentielle, aujourd’hui, aux États-Unis. Chargé d’énormes
ambiguïtés, le mot communauté est bien employé chaque
fois, quels que soient les utilisateurs, pour instrumentaliser
l’espace afin de construire du lien social. Son emploi
signifie aussi combien s’enchevêtrent visions dystopique
et utopique: la communauté ne prend sens et valeur réels
que lorsqu’elle nourrit le sentiment d’une liberté de choix
Références
• BEAUREGARD R.A., 1993, Voices of decline - The
postwar fate of US cities, Cambridge (Ma), Blackwell.
personnel, même si c’est au prix de contraintes collectives
parfois considérables. Dans un espace occupé de plus en
plus métropolisé où plus de 56 % de la population totale
vivent dans des grandes ou très grandes agglomérations
• BILLARD G., 1999, Citoyenneté, planification et gouvernement urbains aux États-Unis - Des communautés
dans la ville, Paris, L’Harmattan, coll. Géographie
Sociale.
(Chevalier, ibid.) construites dans des configurations toujours plus étalées, dans lesquels les repères municipaux
apparaissent de moins en moins clairs, en particulier dans
les États laissant libre cours aux processus d’annexions, il
est compréhensible de voir s’imposer une autre manière
de se penser en société.
En même temps, cette manière de se penser en
société apparaît plurielle, justifiant les différents registres
de communautés résidentielles d’aujourd’hui. Certaines
inventent de nouveaux principes ségrégatifs (par l’âge
notamment); d’autres, à l’inverse, se veulent les laboratoires de mixités réinventées mais difficilement réalisées.
Cette diversité prend sa source dans le rapport que
chacun fait entre dystopie et utopie. Dans le premier cas
• BLAKELY E.J., 1997, Fortress America - Gated communities in the United States, Washington D.C., Cambridge (Ma), Brookings Institution Press- Lincoln Institute of Land Policy.
• CHEVALIER J., 2000, Grandes et très grandes villes
en Amérique du Nord, Paris, Ellipses, coll. Carrefours
de Géographie.
• MC ENZIE E., 1994, Privatopia, Home owner Associations and the rise of residential private government,
New Haven, Yale University Press.
• MONTI D.J., 1999, The American City, a social and
cultural history, Malden (Mass.), Blakwell.
• RIOT-SARCEY M., 1998, Le réel de l’utopie: essai
sur la politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel.
Travaux et documents
COMMUNAUTÉ ET POPULATIONS ÂGÉES :
EXEMPLES AMÉRICAINS
CHRISTIAN PIHET
39
CARTA, UNIVERSITÉ D’ANGERS
ESO
- UMR 6590
’objet de ce texte est de présenter quelques
quables observées dans certains quartiers urbains 1 et
réflexions sur les rapports entre populations
âgées et communauté dans le contexte améri-
dans les milieux ruraux du Sud et du Middle West ont
amené dès la fin des années 1950 les géographes et les
cain, où ce groupe d’âge tend à se différencier fortement
sociologues américains à s’interroger sur les contenus
des actifs et des “jeunes”, tant par ses pratiques que par
ses représentations propres.
sociaux et relationnels de ces regroupements de personnes âgées, pas forcément retraitées d’ailleurs. En effet,
L
Aux États-Unis, la community, traduit approximative-
après l’abolition de toute retraite obligatoire, mandatory
ment en français par communauté, est l’un des termes les
plus usités et aussi les plus polysémiques, notamment
retirement, en 1984, près du quart des plus de 65 ans
continue aujourd'hui à travailler, souvent à temps partiel
dans le langage courant pour définir les appartenances
d’après les informations du Bureau du travail.
sociales, ethniques, culturelles et résidentielles. À une
question sur son lieu de résidence, un Américain répondra
Dans le volume de la Géographie Universelle consacré
à l’Amérique du Nord, Henri Baulig soulignait déjà à l’in-
par une référence à sa community, surtout s’il s’agit d’une
tention des lecteurs français l’existence de concentrations
ville petite ou moyenne. Il répondra également par le
même terme de community à des questions sur son iden-
de retraités en Floride et sur les littoraux du Maine.
À partir des années 1960, avec la prise de conscience
tité religieuse ou ethnique.
Quel est alors son sens, particulièrement dans une
perspective géographique, lorsqu’on l’applique à un
de la pluralité active et définitive des groupes sociaux et
ethniques dans l’espace social américain et en lien avec
les programmes de lutte contre la pauvreté, plusieurs
groupe d’âge, où l’identité découle donc de l’inscription
préalable dans les milieux professionnels, ethniques et
sociologues se sont attachés aux groupes d’âge comme
E. Erikson, Ralph Linton, Mathilda Riley, Arnold Rose 2 et
ce dernier a élaboré l’hypothèse d’une “subculture” des
culturels de résidence et où la spatialisation est a priori
corrélée fortement à ces facteurs ? Comment les évolutions actuelles de la société américaine contribuent-elles
à forger une notion de community à des populations qui
par définition sont dans toutes les autres communities ?
Et, quel est le rôle de l’espace dans cette construction
sociale ?
De fait, nous formulons l’hypothèse que c’est l’appropriation de l’espace et l’organisation consécutive et
ponctuelle d’une territorialité spécifique qui permettent
d’utiliser le terme de community pour ce groupe d’âge.
D’autre part, cette construction communautaire fortement spatialisée joue aussi probablement un rôle actif
dans la dynamique de la fragmentation urbaine observée
aux États-Unis, rôle sur lequel nous soumettons
quelques hypothèses.
VIEILLISSEMENT DÉMOGRAPHIQUE ET THÉORIES
SOCIALES
L’accroissement des effectifs de personnes âgées aux
États-Unis ainsi que les concentrations spatiales remar-
personnes âgées. Celle-ci se définit par différents indicateurs, les revenus plutôt faibles, les niveaux élevés d’interaction entre les personnes de même génération, des services spécifiques, des références culturelles communes
forgées par la même histoire politique et sociale. Les effets
des concentrations résidentielles sont abordés mais sans
approfondissement du facteur spatial dans la genèse et le
développement de cette “subculture”. Le terme de community est très peu employé dans le contexte du groupe
d’âge.
En 1973 paraissait sous la plume de la sociologue Arlie
Hochschild, The unexpected community: portrait of an old
age subculture 3. Cet ouvrage, qui fit date dans la gérontologie sociale américaine, explorait les rapports sociaux
1- Cf. à ce sujet pour Philadelphie, entre autres, les travaux de
David Giband, “Les problèmes posés par le vieillissement des
quartiers : l’exemple de Philadelphie”, L’Information Géographique, 1999, 63, pp. 165-174.
2- Pour ces auteurs en général, voir Christian Pihet, Populations âgées et espace géographique, thèse d’habilitation,
Angers, 1998, sur Arnold Rose, voir « The subculture theory of
the aging : a framework for research in social gerontology » in
Older people and their social worlds, A. Rose editor, pp. 3-16,
Philadelphie, 1965.
3- Arlie Hochschild, University of California Press, 1973.
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Communauté et personnes âgées, exemples américains
et affectifs d’une trentaine de résidents d’un immeuble
destiné aux personnes âgées à Merrill Court dans la
banlieue de San Francisco. L’emploi du terme commu-
QU’EST
CE QU’UNE COMMUNITY ?
relles des résidents, issus du monde ouvrier mais aussi
de la micro-territorialité résultant de la vie dans l’im-
La notion de communauté existe également dans la
géographie française 4 mais, à notre connaissance, n’a
jamais été utilisée en rapport avec les populations âgées.
Par contre, le mot community figure largement dans les
meuble. Cette dernière est évoquée de façon récurrente
travaux américains dont ceux consacrés aux personnes
dans la plupart des chapitres.
Cet ouvrage représente un tournant dans la percep-
âgées.
Les géographes l’utilisent souvent en complémentarité
tion des personnes âgées ainsi qu’en témoigne sa large
ou en remplacement de neighborhood 5. Ce dernier terme
diffusion en tant que text-book dans les universités américaines. Il prend racine dans les conceptions de la sub-
tend plutôt à désigner des espaces précisément délimités,
soit par des limites administratives soit par des contin-
culture et aboutit à définir une identité, même vague,
gences physiques. Les communities relèvent d’une appré-
pour les membres d’un groupe d’âge qu’il inscrit, fait
nouveau, dans la territorialité. Jusqu’à présent la pau-
ciation plus ample mettant l’accent sur le domaine de la vie
sociale. De fait, si on a pu dénombrer près de 90 définitions du terme, celle proposée par George Hillery 6 est
l’une des plus usitées.
nity découlait bien sûr des proximités sociales et cultu-
vreté était généralement associée à la vieillesse comme
en témoigne le livre également très diffusé de Michael
Harrington, The other America. Les citoyens âgés des
Appalaches ou du Midwest étant d’abord des pauvres
résidant d’un milieu pauvre, avec cependant une subculture spécifique mais participant aussi pleinement de
la culture de pauvreté rurale de ces milieux et la
vieillesse l’un des facteurs aggravants parmi d’autres de
cette pauvreté… L’ouvrage d’Hochschild fait de l’appropriation territoriale à fine échelle un des attributs de la
formation d’une communauté de personnes âgées.
Cette analyse fait aussi écho aux évolutions de l’offre de
logements pour les personnes âgées, offre qui se développe dans l’Amérique urbaine et périurbaine des
années 1970.
Désormais, de façon beaucoup plus fréquente, le
terme community sera employé pour désigner des agrégations de personnes âgées, exprimées et matérialisées
dans un territoire. Si le premier Sun city réalisé par Del
Webb à Phœnix date de 1960, le terme de retirement
community se diffuse largement dans les années 1970 et
80 pour être repris par les autres promoteurs construisant des lotissements pour personnes âgées comme
Leisure World ou Cooper… L’utilisation du terme va
désormais bien au-delà de ces enclaves et tend à caractériser des milieux beaucoup plus réduits et moins systématiquement planifiés.
Avant d’aller plus avant dans ce lien personnes
âgées/community, il semble dès lors utile de clarifier le
concept de community largement employé dans les
sciences sociales américaines.
Travaux et documents
Trois éléments caractérisent une community, un territoire, des attachements communs partagés par les résidents – common ties - et des relations sociales internes
développées.
Les territoires des communities peuvent être variés.
Hillery cite successivement des ghettos ethniques, des villages, des espaces périurbains. Mais cette dimension territoriale ne suffit pas et ce sont les liens sociaux noués par
les résidents entre eux qui confèrent leur identité spécifique aux diverses communities.
En définitive, elles n’existent qu’à partir d’un degré
important de cohésion sociale et d’interrelation sur un
espace entre les résidents. Ces trois éléments produisent
en conséquence des attitudes communes telles que les
opinions, les consommations, les usages de cet espace
qui structurent visiblement la community 7.
DES
COMMUNAUTÉS DE PERSONNES ÂGÉES ?
Les géographes américains emploient donc ce terme à
propos des regroupements de personnes âgées qualifiées
de retirement communities.
En fait, les descriptions de ces communities concernent
des réalités très diverses. Il s’agit des « cités » pavillonnaires
4- cf. « communauté », dans Les Mots de la Géographie, op.
cit., p. 108.
5- cf. la discussion de ces deux notions dans P. KNOX, Urban
Social Geography, pp. 205-233, New York, Longman, 1995.
6- G. HILLERY, « Definition of Community : Areas of Agreement », Rural Sociology, 20, 1955, pp. 111-123.
7- P. KNOX, op. cit., p. 214.
Communauté et personnes âgées, exemples américains
des grandes chaînes comme les Sun Cities, avec plusieurs
spatiales, des contenus architecturaux, des modes de
dizaines de milliers de résidents. Pour ces communautés,
l’économie d’échelle, en particulier pour les services spéci-
financement et des contenus démographiques qui les
fiques, médicaux et sociaux, représente un élément appré-
caractérisent ici et là, dans l’espace américain.
La majorité des retraités américains ne réside pas
ciable en faveur du développement de ces enclaves. Mais
on observe également des formes spatiales plus élémen-
dans ces communautés mais leur impact en tant que
taires, plus inachevées telles des résidences isolées, les
sistant et croissant dans la réalité américaine nécessitent
de notre part, un examen plus détaillé faisant appel à des
« condominiums » de 150 à 250 logements ou des appartements en collectif dans le tissu urbain comme ceux de
Merrill Court, des parcs de mobile homes en périphérie des
41
modèle résidentiel et identitaire ainsi que leur ancrage per-
courants intellectuels visant à englober l’ensemble des
sciences sociales.
agglomérations, des hôtels fréquentés à l’année par des
résidents âgés etc.
Les retirement communities peuvent également résulter
des évolutions spontanées de certains espaces; des migrations accentuées de jeunes éléments en rapport avec des
déclins de l’emploi local aboutissent à laisser dans les lieux une
population âgée importante, voire prépondérante. Les auteurs
américains décrivent alors des Naturally occuring retirement
communities - NORC - 8 par exemple dans des espaces péricentraux urbains délaissés ou dans les Appalaches.
Il faut souligner que l’utilisation du terme de community
traduit également un rapport positif à l’espace même s’il
passe par un préalable ségrégatif. En effet, dans le contexte
du vieillissement, il n’est de community que s’il y a au
minimum un espace qui la matérialise. Si les élus et les
acteurs professionnels évoquent fréquemment les academic community, Jewish community, gay community,
financial community. ils ne se réfèrent pas forcément à une
inscription spatiale; or, pour les personnes âgées, il n’y a
pas réellement de gray community dans le discours courant.
LES APPORTS DES COURANTS PHÉNOMÉNOLOGIQUES ET « POSTMODERNES »
En géographie, l’impact du courant phénoménologique
se traduit par un intérêt de connaissance des intentions
des acteurs, de leurs rapports aux lieux et de leurs représentations de l’espace. Son influence est notable dans la
géographie américaine et les perspectives qu’il inspire
sont largement évoquées par Sarah Harper et Glenda
Laws dans leur recension de la géographie du vieillissement 10.
Les travaux de Graham Rowles sont particulièrement
évoqués 11 car ils mettent l’accent sur la compréhension
de l’organisation individuelle de l’espace et sur les significations attachées par les individus à leur environnement
quotidien et immédiat. Les enquêtes de Rowles, fondées
fréquemment sur l’observation participante, rapportent les
a de l’espace, du territoire qu’on organise pour elles ou –
plus rarement – qu’elles organisent comme le préconise
expériences subjectives de quelques individus, souvent en
milieu rural - les Appalaches par exemple - et offrent des
éclairages sur les motivations profondes comme de rester
sur place ou de migrer.
Betty Friedan, activiste féministe redevenue sociologue,
dans The Fountain of age, paru en 1995.
En effet dans ce contexte, l’espace n’est plus seulement un cadre, le cadre de la vie mais aussi et sans doute
autant un moyen d’intervention qui participe à la production
d’identité pour les résidents.
En conséquence, des typologies précises de ces communautés9 ont pu être construites, en fonction des formes
tillons et de la volonté de se placer à l’échelle individuelle,
ils ne renseignent guère sur les identités collectives et font
des pratiques spatiales une expérience en-soi, peu généralisable.
Les courants « postmodernistes » critiquent les définitions exagérément rationalistes données aux étapes successives du cycle de vie et au contraire insistent sur les
8- cf. M. HUNT et C. GUNTER-HUNT, « Naturally Occuring
Retirement Communities », Journal of Housing for the Elderly,
1985, 3, pp. 3-21.
9- cf. les travaux de C. LONGINO, notamment « The retirement
communities » dans Aging in America, dirigé par C. KART,
Sherman OAKS, 1981 et l’essai d’H. STROUD, The promise of
Paradise, Recreational and Retirement Communities in the
USA, Baltimore, University Press, 1995.
10- S. HARPER, G. LAWS, « Rethinking the Geography of
Ageing », Progress in Human Geography, 19, 1995, pp. 199221.
11- Notamment, Prisoners of Space, Exploring the Geographical Experience of Older People, Boulder, Westview press,
1978 et « The geography of Ageing or the Aged ; Towards an
Integrated Perspective », Progress in Human Geography, 10,
1986, pp. 511-539.
Les personnes âgées ne forment une community que s’il y
Cependant, en raison de la taille réduite des échan-
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Communauté et personnes âgées, exemples américains
fluidités des styles de vie des individus désormais fondées
tion spatiale des fractions aisées et d’origine anglo-
beaucoup plus sur les consommations.
D’une part, une réflexion est entamée sur les dimen-
saxonne des personnes âgées a joué un rôle, non pas de
modèle, mais de facilitateur des distanciations vis-à-vis de
sions spatiales des représentations des individus, en tant
la cité.
que représentants d’une communauté, comme dans la
publicité. Pour promouvoir les ventes de pavillons dans les
Rappelons simplement que les premières retirement
communities vraiment organisées apparaissent au début
retirement communities, les personnes âgées sont repré-
des années 1960 dans des États fortement marqués par la
sentées dans des décors dynamiques comme des terrains
de sport – golf dans les prospectus de Heritage pour l’Ari-
ségrégation raciale, tant vis-à-vis des Noirs que des
“Latinos” – Floride, Arizona, Californie –. La crise sociale
zona – ou dans des demeures bien entretenues – voir ces
des grandes métropoles avec la montée de l’insécurité
représentations sur le site internet de Del Webb -. À cet
égard, les images contribuent à produire et reproduire les
constitue également un élément déclencheur qui contribue
à la diffusion géographique de ces enclaves.
perceptions collectives des personnes âgées. Dans ce
Le mouvement continue présentement et concerne
cas, les retirement communities sont visiblement associées au soleil des États du Sud et donc aux valeurs cultu-
maintenant des voisinages de villes moyennes ou bien
encore des régions où ces modèles étaient refusés
relles et sociales propres à ces États.
Il en résulte que la community en question est alors
naturellement wasp…. Ce qui produit de la ségrégation…
comme la Nouvelle Angleterre. À l’automne 2001, j’ai pu
constater au Cap Cod l’implantation récente d’une retirement community de bonne taille alors que jusqu’à présent
L’attention se porte aussi sur la construction sociale
des lieux 12. Ils se trouvent porteurs des valeurs des
groupes qui ont participé à leur valorisation. Ainsi les lieux
les responsables locaux du Comté y étaient hostiles.
D’autres projets seraient également en voie d’aboutisse-
emblématiques des communautés de retraités traduisent
les contradictions des concepteurs et des utilisateurs, ainsi
que leurs difficultés à se situer dans l’espace social: ils promeuvent des styles de vie strictement ségrégués par l’âge
mais offrent dans le même lieu, des activités et des
consommations beaucoup plus caractéristiques de la jeunesse. Il en résulte des espaces à l’allure souvent artificielle et souvent similaires d’un site à l’autre. Un de mes
interlocuteurs parlait à propos de ces retirement communities d’un univers photocopié. La clôture des Sun City
contredit par résonance l’espace important occupé par les
espaces verts et autres terrains de sport dans ces communautés. Ils sont d’ailleurs assez peu utilisés par les résidents…
RETIREMENT
COMMUNITIES ET GATED COMMU-
NITIES
Sans entrer dans le débat complexe et passionné sur
le mouvement de sécession urbaine et de constitution de
zones résidentielles, les gated communities selon des critères communautaires, il semble probable que la sépara12- G. LAWS, « The Land of Old Age : Society’s Changing Attitudes to Built Environnments for Elderly People », Annals of
the A.A.G, 83, 1993, pp. 672-693.
Travaux et documents
ment dans d’autres secteurs du Cap. Or, l’insécurité est
inexistante localement. D’après les responsables des services pour personnes âgées, le désir d’être entre soi, entre
membres du même groupe social et de bénéficier de services spécifiques est le plus fort moteur pour ce type de
communauté. On peut y ajouter l’origine urbaine de
nombre de résidents et leur véritable répulsion pour les
quartiers centraux, à cause de leurs représentations de la
délinquance censée y régner.
En Floride, au cours des années 1960, des retraités
juifs désireux d’échapper à l’antisémitisme ambiant édifient
des lotissements accessibles sur critères religieux. La
volonté communautaire est ici double. Cette attitude de
protection et de retranchement n’empêchera d’ailleurs pas
que le 7 novembre 2000, la mauvaise qualité des bulletins
de vote imprimés par le comté de Broward les fera voter
pour le négationniste Pat Buchanan…
En définitive, il me semble que les schémas idéologiques véhiculés par ces communautés de personnes
âgées – la clôture, l’entre soi, l’exacerbation des valeurs
morales et familiales, la valorisation du loisir comme mode
de vie et comme fin en soi – renforcés par l’ambiance
ségrégative des milieux d’implantation ont probablement
été repris dans les projets et stratégies de sécession
urbaine de toutes sortes qui se développent dans les
années 1980 et 1990.
Le schéma présenté ci-contre s’efforce de synthétiser
Communauté et personnes âgées, exemples américains
43
Communauté et populations âgées aux USA : une interprétation
Transition démographique
Espace
peu différencié
Croissance des effectifs et des revenus
Différenciations
régionales
et sociales
accentuées
Age obligatoire
de la retraite
Migrations de
jeunes actifs
Déclin des
structures familiales
Relative concentration
géographique
Développement de
services spécifiques
Relations sociales fortes
entre personnes âgées
"SUBCULTURE" des personnes âgées
Espaces
ségrégués
Loisirs
Action sociale
Patrimoine
Isolement
Ségrégations partielles
Ségrégations résidentielles
COMMUNAUTE D'AGE
les éléments conduisant à la genèse et au développement
de ces communautés pour personnes âgées. Il en montre
aussi les limites par leur diffusion encore restreinte dans
l’espace. La revitalisation de certaines métropoles par la
sécurisation et l’offre d’espaces résidentiels de qualité
dans “l’inner city” est-elle à même de freiner cette tendance? Cette question est d’autant plus ouverte que des
mouvements de retour vers la ville sont observés pour
Boston et l’agglomération new-yorkaise entre autres. Mais
le modèle spatial de l’enclave communautaire ne semble
toutefois pas devoir être remis en cause, même en ville.
Des observateurs l’y ont rencontré simplement transposé.
démarche de tri et inscrit dans un espace protégé, fortement artificialisé contribue alors à justifier d’autres
démarches ségrégatives. Les communautés ainsi constituées impliquent et développent une conception restrictive
du terme, d’autant plus restrictive qu’elle réglemente et
assigne l’espace selon des critères identitaires fondés sur
des segmentations strictes et sur des idéologies sécuritaires.
En définitive, la construction de l’idéal communautaire
des personnes âgées les plus aisées fondé sur une
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COMMUNAUTÉ, RÉSEAUX ET CONSTRUCTION D’UN SAVOIR SCIENTIFIQUE
ÉTUDE D’UN CAS : LES STATISTICIENS RUSSES DES ZEMSTVA (1880-1930)
MARTINE MESPOULET
CARTA
- UNIVERSITÉ D’ANGERS
ESO - UMR 6590
ans la sociologie des sciences, l’étude du rôle
sans sacrifier leurs propres exigences scientifiques 3. De
des communautés dans la production scientifique renvoie à la question, plus large, des
ce point de vue, la manière dont la communauté professionnelle de ces statisticiens s’est constituée à l’échelle
conditions sociales de l’élaboration des connaissances et
locale de chaque zemstvo, en interaction avec le contexte
de l’émergence d’une découverte ou d’une innovation 1.
institutionnel qui a servi de cadre à leur travail, éclaire le
processus de construction d’un savoir scientifique qui a été
D
Comment le mode de constitution et d’organisation d’un
groupe qui présente les caractéristiques d’une communauté scientifique intervient-il dans le processus même de
construction d’un savoir? Comment aussi agit le contexte
culturel, social, politique et institutionnel sur celui-ci?
appliqué d’abord à un territoire donné, puis soumis à un
effort de généralisation à l’échelle de la Russie tout entière.
Après avoir rappelé les principales caractéristiques du
mode de formation de ces différentes communautés
Le cas de savoirs produits par un groupe constitué à
une échelle locale, sur un territoire donné, se prête particulièrement à ce type d’étude : l’inscription de ses
locales de statisticiens des zemstva, nous montrerons
comment la généralisation du savoir statistique à l’en-
membres dans une société locale clairement délimitée
constitution d’une communauté professionnelle et scientifique à l’échelle nationale. En conclusion, nous verrons
fournit la possibilité d’analyser avec précision les formes
concrètes d’interaction entre les effets de contexte et le
processus d’élaboration des connaissances à caractère
scientifique.
L’histoire de la statistique russe offre un exemple
approprié à un tel questionnement. En effet, un certain
nombre d’innovations méthodologiques et théoriques qui
l’ont caractérisée entre 1880 et 1917 ont été liées aux
formes mêmes de la commande administrative des institutions de gestion locale des zemstva 2. Elles sont nées de
l’effort fourni par les statisticiens employés par celles-ci
pour adapter leurs méthodes d’enquête à cette demande
1- Barry BARNES and David EDGE (ed.), Science in Context :
Readings in the Sociology of Sciences, Milton Keynes, Open
University Press, 1982 ; Joseph BEN-DAVID, Eléments d’une
sociologie historique des sciences, Paris, PUF, 1997 ; Olivier
MARTIN, La sociologie des sciences, Paris, Nathan, 2000.
2- Les zemstva ont été créés en 1864 par le gouvernement
russe. Ces assemblées territoriales devaient gérer les intérêts
locaux des provinces, goubernii, de la partie européenne de
l’Empire russe et de leurs districts ruraux, les ouezdy. Elles
étaient chargées d’organiser et de financer certains services
obligatoires imposés par l’État, comme la prévoyance sociale,
mais disposaient d’une plus grande liberté d’action dans
d’autres domaines, principalement la santé et l’éducation. À
côté de cela, dans chaque goubernia, les différents services
des administrations d’État étaient placés sous l’autorité d’un
gouverneur, qui était le représentant de l’État dans la goubernia, et dont le rôle était comparable à celui d’un préfet en
France. Au sujet des zemstva, voir Robert PHILIPPOT, Société
civile et État bureaucratique dans la Russie tsariste: les Zemstvos, Paris, Institut d’études slaves, 1991.
Sur l’organisation de la statistique des zemstva et les travaux
des statisticiens, voir Martine Mespoulet, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930),
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, chap. 1-3.
45
semble du territoire russe s’est opérée parallèlement à la
comment la manière dont celle-ci s’est structurée avant
1917, autour de pratiques professionnelles et scientifiques
partagées par ses membres, explique la capacité de résistance dont ceux-ci ont fait preuve après la révolution d’Octobre, pendant les années 1920, face aux différentes tentatives du pouvoir bolchevik pour transformer le contenu
du travail statistique et l’adapter au seul objectif de la planification.
DES COMMUNAUTÉS
L’EXIL
LOCALES FORMÉES DANS
L’expérience sociale de l’exil
Dès le début des années 1880, les chemins de l’exil
politique intérieur conduisirent en province de nombreux
étudiants et intellectuels frappés par une condamnation
politique qui les privait du droit de résidence à Moscou ou
Saint-Pétersbourg et leur interdisait d’occuper un poste
dans une administration d’État. Certains furent recrutés
comme statisticiens par les institutions des zemstva.
Confrontées à la nécessité de disposer d’informations précises pour prélever les impôts locaux sur la propriété et
prendre des décisions dans les domaines économiques et
sociaux qui relevaient de leur compétence, celles-ci durent
3- M. Mespoulet, ibid.
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Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
embaucher des statisticiens pour collecter les données
devinrent ainsi des nœuds de réseau, en particulier quand
dont elles avaient besoin. Faute de pouvoir recourir à une
main-d’œuvre qualifiée formée sur place, elles firent appel
elles possédaient de gros bureaux. Les zemstva dont les
conseils étaient composés de nobles opposés à l’auto-
à ces hommes venus d’ailleurs. L’itinéraire d’Aleksandr R.
cratie tsariste accueillaient volontiers ce genre d’exilés
Brilling, recruté à la fin des années 1890, ressemble à celui
de ses prédécesseurs embauchés dans les années 1880
qualifiés. Dès les années 1880, ce fut le cas, par exemple,
de ceux de Saratov, Tver et Tchernigov. À la recherche
4.
d’un personnel expérimenté pour diriger leurs différents
Né en 1872 dans la province de Toula, il y avait suivi
des études secondaires dans un établissement d’ensei-
services administratifs, ils n’hésitèrent pas à profiter de la
possibilité qui leur était ainsi offerte de recruter un per-
gnement technique. Il entre ensuite, en 1891, à l’Institut
sonnel qualifié formé dans les universités de Moscou et de
supérieur technique de Moscou. En 1894, il est arrêté et
condamné pour raison politique 5, puis envoyé en exil
Saint-Pétersbourg.
Pour beaucoup de ces étudiants et intellectuels
dans sa province d’origine. De retour à Moscou, il reprend
ses études et est à nouveau arrêté en 1896 pour agitation
chassés des villes capitales, venir à la statistique n’était
politique. Une fois de plus, il est envoyé en exil à Toula. En
pas seulement l’occasion de trouver un emploi pour vivre.
C’était également une manière de satisfaire leur soif de
1899, à la fin de ses trois années de résidence surveillée,
il part à Tambov. Là, il est recruté par le bureau de statistique du zemstvo comme chef adjoint des études d’estimation de la valeur fiscale des fabriques et des usines.
Son itinéraire professionnel est ensuite étroitement lié aux
connaissances sur le monde paysan, soif partagée, à cette
époque, par l’ensemble des milieux intellectuels progressistes en Russie. Dans ses mémoires, un ancien statisti-
divers postes qu’il trouve dans les bureaux statistiques des
des zemstva. était la possibilité d’étudier la vie économique de la paysannerie et non, en aucun cas, la tâche
d’estimation des propriétés immobilières. Et, jouant de
zemstva, toujours dans le même domaine. Après Tambov,
il occupe un poste de chef à Oufa, puis à Kharkov, à Kiev
cien des zemstva., Vladimir A. Obolenski, témoigne:
« […] ce qui nous avait amenés à la statistique
Comme lui, beaucoup d’exilés politiques devinrent statisticiens pour trouver un emploi dans leur province d’ac-
la complète ignorance dans ce travail de nos patrons
des zemstva. et des bureaucrates de l’État, parallèlement aux travaux à caractère pur d’estimation, nous
cueil. Leur arrivée dans un premier bureau fut souvent le
début d’un périple qui les mena d’un zemstvo à un autre.
Dans les années 1890, les statisticiens qualifiés restaient
collections et traitions, en contrebande, des données
économiques extrêmement intéressantes et utiles qui
n’avaient toutefois rien à voir avec la tâche qui nous
rarement plus de trois ans dans un même bureau. Marqué
par l’errance de province en province à la recherche d’un
était confiée. » 6
et, enfin, à Moscou.
emploi pour vivre, ce trajet prenait fin quand le statisticien
ou l’ancien étudiant trouvait un zemstvo prêt à le recruter
de manière durable. Ces nombreux déplacements d’une
province à une autre ont contribué à constituer la communauté des statisticiens des zemstva, sur la base d’un vaste
réseau d’interconnaissance à l’échelle de l’ensemble du
territoire de la partie européenne de l’Empire russe.
Certains zemstva furent plus accueillants que d’autres
pour ce genre d’exilés politiques. Ceux qui ne possédaient
pas d’université ou d’institut d’enseignement supérieur le
furent tout particulièrement, par exemple Vologda,
Samara, Oufa. Certaines villes, telles Kharkov ou Saratov,
4- Nikolaï VOROBIEV, “Aleksandr Romanovitch Brilling.
Nekrolog” (Aleksandre Romanovitch Brilling. Nécrologie),
Vestnik statistiki, 1-4, 1920, pp. I-V.
5- Il était proche du parti social-démocrate, ancêtre du parti
bolchevik.
Travaux et documents
Les chemins de l’exil contribuèrent ainsi à former des
collectifs de travail dans lequel le niveau de formation
moyen était plus élevé que dans d’autres services de l’administration d’un zemstvo 7. Si l’on prend l’exemple de
Saratov au début de l’année 1902, les dix-neuf employés
permanents du bureau de statistique se distinguaient des
autres fonctionnaires du zemstvo par un niveau de formation plus élevé 8. Six d’entre eux avaient terminé leurs
études supérieures, seulement deux ne possédaient qu’un
6- Vladimir A. OBOLENSKI, Moia jizn. Moi sovremenniki (Ma vie.
Mes contemporains), Paris, YMCA-Press, 1988, p. 152.
7- cf. Vitali F. ABRAMOV, “Zemskaia statistika : organizatsia i
praktika” (La statistique des zemstva : organisation et pratique), Voprosy statistiki, 3, 1996, p. 65-72.
8- A. V. VORONEJTSEV, Saratovskoe zemstvo nakanune i v
period pervoi rossiïskoi revolioutsii, 1900-1907gg. (Le zemstvo de Saratov à la veille et pendant la période de la première révolution russe, 1900-1907), Thèse de candidat d’histoire, Université de Saratov, Saratov, 1993, p. 44.
Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
niveau de fin d’école primaire. Tous les autres avaient suivi
d’un objet local doit être effectuée dans le souci de la com-
des études secondaires. Ce profil d’ensemble était à
l’image de celui de la plupart des bureaux des autres pro-
paraison qui, elle, tend au général. Cette posture scientifique caractérisait des hommes qui, de fait, articulaient leur
vinces 9.
mode d’insertion dans la vie publique locale à leur inscrip-
Acteurs de la société civile locale
tion dans des réseaux intellectuels et politiques constitués
à l’échelle du pays tout entier.
Les statisticiens des zemstva font songer à la figure du
Outre l’activité au sein de sociétés scientifiques, telles
savant du XIXe, héritier des Lumières, épris de connaissance et de progrès. Observateurs du social, ils étaient
celle de l’Agriculture ou celle des naturalistes et des médecins, la participation des statisticiens à la vie publique de
soucieux également d’agir au niveau local et national et
leur province pouvait prendre d’autres formes, en particu-
aspiraient au changement social. Acteurs du social, ils le
furent chacun à leur manière, soit en assumant des fonc-
lier au sein de sociétés d’assistance ou de promotion de la
lecture publique. Une sociabilité locale se constituait autour
tions électives, soit en participant activement à des
des diverses sociétés dans lesquelles les statisticiens
sociétés d’assistance, soit en développant une forme de
militance sociale au sein de cercles culturels dans lesquels
côtoyaient bien souvent leurs administrateurs du zemstvo11.
L’exemple de Saratov aide à nouveau à cerner de manière
ils pouvaient exposer et diffuser non seulement les résul-
plus précise la configuration de la vie publique locale qui
servit de cadre à la production du travail statistique.
Dans le cas des sociétés d’assistance, les responsabi-
tats de leurs enquêtes statistiques, mais également leur
propre vision de la société et du changement. Leur action
sociale s’articulait avec leur activité professionnelle. Les
statisticiens d’un zemstvo participaient activement à la vie
des sociétés locales, par exemple à celle de la Commission scientifique des archives de leur province.
Pour Sergeï A. Kharizomenov, directeur du bureau de
statistique du zemstvo de Saratov entre 1886 et 1892, la
proximité entre les membres de cette commission et la
population locale permettait d’assigner une double mission
à cette société savante. Dans le discours qu’il prononça en
décembre 1889, à l’occasion du troisième anniversaire de
celle de Saratov, il insiste tout d’abord sur le fait que celleci doit être investie d’un projet de diffusion du savoir scientifique auprès d’un public large 10. Par ailleurs, cette proximité offre l’opportunité à ses membres de recueillir les
informations nécessaires pour vérifier les conclusions
scientifiques énoncées dans les espaces savants d’élaboration du savoir que sont les universités. En cela résiderait
l’originalité de l’apport de ces sociétés de “chercheurs
locaux”: confronter les résultats des travaux universitaires
avec les données du terrain et des documents administratifs locaux. Suit un développement sur l’apport de l’étude
des documents d’archives locaux pour une meilleure compréhension non seulement des questions locales, mais
également des questions à portée plus générale. L’étude
9- cf. V. F. Abramov, art. cit.
10- S. A. KHARIZOMENOV, “Znatchenie rousskikh arkhivnykh
kommissiï dlia rousskoi istoritcheskoi naouki i rousskogo
obchtchestva” (L’importance des commissions des archives
russes pour la science historique russe et la société russe),
Troudy Saratovskoi outchenoi arkhivnoi komissii, 1, vol. 3,
Saratov, 1890 (Traduction de Nicolas Youmatoff).
47
lités sociales assumées individuellement par les statisticiens pouvaient sembler incluses dans la large sphère
d’intervention du zemstvo, qui leur servait de support
matériel ou institutionnel. Ainsi en était-il de la présidence
de la Société d’assistance aux hommes de lettres dans le
besoin, assurée un temps par V. I. Serebriakov, directeur
du bureau. Celui-ci était également membre du conseil
d’administration de la caisse de crédit et d’épargne des
employés du zemstvo 12. Son adjoint, A. F. Milovzorov,
était bibliothécaire de la Société d’assistance aux travailleurs du commerce et de l’industrie. Dans un autre
domaine, la commission d’organisation de la lecture
publique avait son siège dans les locaux administratifs du
conseil du zemstvo. Section à part entière de la Société
des médecins sanitaires, elle semble avoir offert un
espace d’engagement social privilégié à beaucoup de statisticiens de Saratov. En 1898, V. I. Serebriakov en était
trésorier. Après 1900, l’action de cette commission fut complétée par celle de la Société des universités populaires,
qui ouvrit un établissement de ce type à Saratov en
décembre 190613.
En même temps qu’une géographie de leur engage11- M. Mespoulet, “Statisticien des zemstva : formation d’une
nouvelle profession intellectuelle en Russie dans la période
prérévolutionnaire (1880-1917). Le cas de Saratov”, Cahiers
du Monde russe, 4, 1999, pp. 573-624.
12- Ibid.
13- Saratovskiï Vestnik, 28/02/1907. La première université
populaire de Russie, l’université Chaniavski, avait ouvert à
Moscou en septembre 1906, suivie par celle de Saint-Pétersbourg en octobre. Au début de l’année 1908, il y avait neuf universités populaires en Russie.
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Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
ment social, c’est donc une carte de l’insertion de ces sta-
L’alliance entre administrateurs nobles et statisticiens
tisticiens dans l’espace des élites locales qui se dessine
peu à peu. Elle resterait incomplète si l’on n’y ajoutait le
fut d’autant plus facile à réaliser quand ils étaient issus
de milieux sociaux identiques ou proches et partageaient
rôle joué par ceux d’entre eux qui, d’origine noble, étaient
les mêmes références intellectuelles. Tous étaient
membres de l’assemblée du zemstvo de leur district rural
ou de leur province. Représentants élus par leurs pairs, ils
opposés à l’autocratie tsariste, beaucoup réclamaient un
régime constitutionnel et parlementaire. Les diverses
participaient aux discussions et décisions de celle-ci,
commissions de travail de l’assemblée d’un zemstvo
jouant ainsi pleinement leur rôle d’acteurs de la société
locale. Certains directeurs de bureaux de statistique furent
furent des espaces privilégiés de dialogue entre statisticiens et administrateurs. Alliés de fait par un même com-
membres de l’assemblée du zemstvo de leur province et
portement d’opposition au pouvoir tsariste et par une
prirent part directement à la gestion des affaires publiques
locales. Ce fut le cas, par exemple, de Vassili E. Varzar, au
même aspiration au changement, ces hommes trouvèrent dans ces commissions de gestion locale un champ
début des années 1890, à Tchernigov 14, ou ensuite, en
d’action concret commun pour mettre en œuvre leurs
1899, d’Aleksandr A. Roussov. Pendant près de vingt ans,
de 1884 à 1903, Fedor A. Chtcherbina fut également
projets de construction d’une autre forme d’économie et
de société, même si des différences d’analyse et d’opi-
membre de l’assemblée du zemstvo de Voronej tout en
dirigeant son bureau de statistique.
nion pouvaient les opposer sur certains points. Au service de leur zemstvo, les statisticiens jouaient leur rôle
d’experts et s’appuyaient sur les résultats de leurs
Une alliance au service de la statistique
enquêtes pour fournir à ceux qui administraient les informations susceptibles d’éclairer leurs décisions, sans
Dans différentes provinces, les liens entre administrateurs libéraux et statisticiens se sont soudés non seulement dans le cadre du travail courant de la gestion
administrative du zemstvo au sens strict, mais aussi vraisemblablement sur le terrain, au cours d’enquêtes, dans
le cadre d’une pratique d’observation commune. Des
nobles du conseil et de l’assemblée de divers zemstva.,
amateurs d’études statistiques, participèrent à des opérations d’enquête sur l’agriculture.
La richesse et le caractère novateur de beaucoup de
travaux de la statistique des zemstva. ont été stimulés par
la rencontre entre des statisticiens mobilisés par l’élaboration d’enquêtes et d’outils méthodologiques susceptibles
d’apporter une meilleure connaissance de la société et de
l’économie et des administrateurs soucieux de progrès
économique et social ainsi que de changement politique.
Au-delà des différences d’opinion et d’appartenance politique, et sans effacer celles-ci, les zemstva ont fourni un
cadre institutionnel à cette rencontre. Le foisonnement des
enquêtes statistiques à leur sujet et des questionnements
méthodologiques qui les ont accompagnées en a été le
résultat. Dans différentes provinces, non seulement les
nobles progressistes furent à l’origine des premières
enquêtes statistiques, mais ils y participèrent activement,
et, parfois, les organisèrent. Parmi les cas les plus connus,
on peut citer ceux des zemstva. de Tchernigov et de Tver.
14- Vassili E. Varzar dirigea le bureau statistique de Tchernigov de 1875 à 1894.
Travaux et documents
taire pour autant leurs propres préoccupations de progrès social. L’expérience professionnelle ainsi accumulée les a aguerris à la gestion des affaires publiques
locales, à laquelle ils furent associés, dans certains zemstva., au-delà de leurs seules compétences en statistique.
Aussi, à la tête du bureau de statistique de leur province, quelques hommes marquèrent-ils durablement la
production des données, mais aussi la vie publique locale.
Ce fut le cas de V. I. Serebriakov à Saratov, où il fut directeur adjoint du bureau du zemstvo à partir de 1894 avant
d’en prendre la direction complète à partir de 1904. Il resta
à sa tête au-delà d’Octobre 1917, quand celui-ci devint un
bureau de goubernia de la nouvelle administration statistique de l’État bolchevik, et ne le quitta qu’en juillet 1928. Il
en fut de même à Samara, où Grigori I. Baskine dirigea le
bureau du zemstvo à partir de 1910, puis celui de la goubernia pendant les années 1920 15. Nikolaï M. Kisliakov, à
Pskov 16, et Nikolaï I. Vorobiev, à Kostroma, assumèrent
également la transition entre la période tsariste et la première décennie du pouvoir bolchevik.
15- Sur G. I. Baskine, voir V. A. FEOFAROV, “G. I. Baskine i
znatchenie nekotorykh ego rabot” (G. I. Baskine et l’importance de quelques-uns de ses travaux), Vestnik statistiki, 1012, 1925, pp. 245-269.
16- Nikolaï M. KISLIAKOV (1861-1920). Pour plus de précisions
à son sujet, voir A. Lossitski, “N. M. Kisliakov. Nekrolog” (N.
M. Kisliakov. Nécrologie), Vestnik statistiki, 1-4, 1920, pp. VIVIII.
Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
MOUVEMENT
DE PROFESSIONNALISATION ET
GÉNÉRALISATION STATISTIQUE
Une communauté nationale structurée en
réseau
Le système d’exil politique intérieur fournit aux zemstva. des cadres qualifiés. Installés aux postes de direction
des bureaux de statistique, ceux-ci ont exercé une
influence durable et décisive sur les conceptions et les pratiques d’enquête de la statistique des zemstva. Formés
aux mêmes sources à Moscou ou Saint-Pétersbourg, ils
constituaient un réseau professionnel à l’échelle du pays
tout entier, structuré autour des statisticiens des années
1880 et de leurs disciples. Ses membres partageaient un
bureau de statistique, qu’il ne quitta qu’en 1917, chassé par
la maladie 20. À l’exemple de son protecteur, il forma un
nombre non négligeable de statisticiens qui furent embauchés ensuite dans différents zemstva auxquels, à son tour,
il les recommanda, et recruta des exilés de retour à Moscou.
Les collectifs de travail qui se formèrent dans un tel
contexte étaient unis par une même culture professionnelle et scientifique que les rassemblements dans les
congrès et un apprentissage collectif de la pratique d’enquête ont largement contribué à renforcer.
Compagnonnage et congrès
La participation aux opérations d’enquête sur le terrain
même système de références intellectuelles et éthiques
était un moment privilégié d’acquisition des savoirs et des
savoir-faire, mais aussi des normes et des valeurs d’une
qui dépassait le cadre d’un seul zemstvo et les reliait de fait
à une seule communauté professionnelle et scientifique.
profession. Sur les lieux mêmes de l’observation, les travaux d’enquête étaient effectués par une équipe consti-
Tout d’abord, les chemins de l’exil étaient étroitement
tuée d’un ou deux hommes expérimentés accompagnés
par un ou deux jeunes collègues qui, tout en se formant au
travail d’enquête, enregistraient les informations sur les
formulaires prévus à cet effet. Ainsi s’effectuait un appren-
liés aux réseaux intellectuels dans lesquels les statisticiens
des zemstva étaient insérés au niveau national. Un système de recrutement reposant sur des liens de solidarité
noués autour du bureau du zemstvo de Moscou et de son
premier directeur, Vassili I. Orlov 17, facilitait l’embauche
des nouveaux venus. Chaque directeur de bureau de sta-
tissage des méthodes d’enquête au contact du terrain.
Cette formation des plus jeunes auprès des plus anciens
selon le principe du compagnonnage était, avant tout, une
tistique qui en avait bénéficié se faisait un devoir, quand
cela lui était possible, d’accueillir un statisticien exilé politique à la recherche d’un emploi. Solidaires dans l’exil, les
école de la rigueur, qui se traduisait par l’exigence de la
plus anciens, arrivés dans les années 1880, recrutèrent les
relégués en province des années 1890.
Le cas de Vassili N. Grigoriev, directeur du bureau de
côtoyaient toute la journée, échangeant au sujet des
méthodes d’enquête et partageant souvent le même logement 21. Cette relation d’apprentissage contribua à forger
une communauté de valeurs professionnelles et de repré-
la statistique de la ville de Moscou entre 1886 et 1917,
éclaire la manière dont les chemins de l’exil intérieur et le
système de recrutement des bureaux des zemstva se
conjuguèrent pour tisser les liens d’une communauté professionnelle à l’échelle de l’ensemble du territoire russe 18.
Au cours de son périple de province en province pendant
les années 1870 et 1880, il noua des liens durables avec
les exilés politiques qu’il croisa dans différents chefs-lieux
de province, Poudoj, dans la région d’Olonets, puis Nijni
Novgorod, Riazan, Kostroma, Simferopol et Voronej 19. Il
était ici, en 1886, quand V. I. Orlov le recommanda à la
municipalité de Moscou pour organiser et diriger son
17- Vassili I. Orlov (1848 - 1885).
18- Le territoire des zemstva couvrait essentiellement la partie
européenne de l’Empire russe.
19- Voir Vassili G. Mikhaïlovski, “Vassili Nikolaevitch Grigoriev.
Nekrolog” (Vassili Nikolaevitch Grigoriev. Nécrologie), Vestnik
statistiki, 4-6, 1925, pp. IX-XVII.
49
durée de l’apprentissage sur le terrain. Au cours des expéditions dans les campagnes, maîtres et apprentis se
sentations du travail de statisticien.
Celui-ci devait être avant tout “au service de la vérité”:
« Les statisticiens des zemstva considéraient leur travail non pas comme un service (sloujba), mais comme un
sacerdoce (sloujenie), travaillaient non pas de manière
bureaucratique, mais avec un intérêt vif et profond, scientifique et social. Comme A. F. Fortounatov l’indiquait de
manière énergique dans une de ses conférences (à la section de statistique du XIe congrès des naturalistes et
médecins russes 22), les statisticiens des zemstva se sont
toujours clairement considérés et, dans les faits, sont tou20- Obligé de partir se soigner à Sotchi, sur la mer Noire, il y
demeura pendant la guerre civile. Il joua un rôle actif dans le
mouvement coopératif local et devint président de l’Union des
coopératives de consommation de cette région. Il revint à
Moscou en 1922 et y décéda le 5 février 1925.
21- À ce sujet, voir M. Mespoulet, op. cit., chap. 2.
22- Congrès tenu en 1901 à Saint-Pétersbourg.
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Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
jours apparus comme des serviteurs de la vérité dans ses
venus des différentes provinces. Les discussions à propos
deux dimensions: la vérité-réalité, vérité scientifique objective, et la vérité-équité, équité dans la vie publique, équité
des questions méthodologiques et théoriques posées par
l’élaboration des enquêtes, la collecte et le traitement des
sociale et politique. » 23
données structurèrent progressivement cette communauté
autour de la définition et du partage de pratiques, de normes
Héritiers, pour beaucoup d’entre eux, des idées populistes appliquées au domaine du savoir, ces statisticiens
étaient au service de la science et du “peuple”, au service
et de valeurs communes.
La convocation fréquente de ces congrès, au niveau local
et national, contribua aussi à la constitution progressive d’un
de la science pour le peuple. Dans cet esprit, certains, tel
mouvement d’opposition des zemstva au pouvoir tsariste
S. A. Kharizomenov, prônaient la nécessité de développer
une “science régionale” à côté d’un savoir global:
mêlant les membres de la noblesse élus à la tête de ces ins-
« Cela ne fait pas de doute, toutes ces questions
nels employés par eux. Non seulement les statisticiens ne
furent pas en reste dans cette dynamique d’ensemble, mais ils
figurèrent souvent parmi les plus actifs 27. En raison de cela,
ne peuvent pas intéresser autant les représentants de
la science universitaire; dans leurs exposés nous ne
trouverons sûrement pas les indications détaillées qui
pourraient nous aider à résoudre les besoins et les
questions liés à la région. Voilà la raison pour laquelle
la science régionale, élaborée par les chercheurs
locaux, évidemment sous la direction de spécialistes
scientifiques, possède le même droit à l’existence que
la science de l’ensemble de l’Empire. » 24
En fait, ce double projet de connaissance, local et
national, était d’essence politique, les statisticiens des
zemstva ayant pour souci de constituer un savoir au service du changement social et politique en Russie. Cela les
conduisit à participer de manière active à la vie publique
titutions locales et ceux des différents groupes de profession-
l’étude du processus de structuration de cette communauté de
professionnels à travers ses sociétés et ses congrès est inséparable de celle du mouvement de libération des zemstva.
Elle ne peut pas être réduite à la seule analyse de l’évolution
de l’organisation d’une profession, mais doit, plus largement,
être conduite en étant replacée dans le contexte de la constitution de la société civile russe dans la période prérévolutionnaire 28. En particulier, l’ethos professionnel de ces statisticiens
s’est construit progressivement au carrefour des pratiques de
travail d’un groupe professionnel et des aspirations au changement social et politique communes à ses membres, mais aussi
à la majorité des acteurs du monde des zemstva. Les statisti-
nationale. Leurs congrès professionnels nationaux furent
également des espaces de débat politique.
Le rôle qu’ils jouèrent dans la structuration d’un réseau de
ciens étaient insérés, de fait, dans un réseau intellectuel d’individus plus large que celui de leur propre profession, et dont les
membres partageaient une communauté d’idées et de représentations sociales et politiques.
professionnels à l’échelle de l’ensemble du pays pendant les
années 1890-1914 doit être replacé dans le contexte d’effervescence politique et sociale de cette période 25. Leur convo-
statisticiens des zemstva se sont élargies à un questionnement sur le changement politique et social. Ce faisant, les
cation régulière n’était pas une pratique spécifique aux seuls
statisticiens. Il s’agissait, bien plus, d’une habitude partagée
par nombre de professions, sur fond de mouvement de libération des zemstva 26. Les congrès furent tout d’abord des
lieux de construction du savoir par les membres d’une communauté professionnelle et scientifique en voie de constitution. Moments de rassemblement, ils contribuèrent à former
celle-ci autour des rencontres fréquentes entre statisticiens
23- V. A. Feofarov, art. cit., pp. 246-247.
24- S. A. Kharizomenov, art. cit.
25- À ce sujet, voir Natalia M. PIROUMOVA, Zemskoe liberalnoe
dvijenie (Le mouvement libéral des zemstva), Moscou,
Naouka, 1977.
26- ibid. ; voir également I. P. BELOKONSKI, Zemskoe dvijenie
(Le mouvement des zemstva), Saint-Pétersbourg, 1914 ;
Shmuel GALAI, The Liberation Movement in Russia, 19001905, Cambridge, Cambridge University Press, 1973.
Travaux et documents
Dans ce contexte, les préoccupations scientifiques des
questions posées et les analyses effectuées passèrent du
champ local au champ national. Les liens des statisticiens
avec différents acteurs du monde réformateur et leur participation à différentes sociétés d’assistance ont joué un rôle
majeur dans ce processus 29.
27- N. M. Piroumova, op. cit.
28- Sur la place des diverses formes de professionnalisation dans
la constitution de la société civile entre 1880 et 1917, voir H. D.
BALZER (ed.), Russia’s Missing Middle Class: The Professions in
Russian History, M. E. Sharpe, Armonk, New York, 1996.
29- Des processus similaires ont été mis en évidence dans
d’autres pays européens à la même époque. À ce sujet, voir,
en particulier, Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveau
siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France,
1880-1914, Paris, Ed. de l’EHESS, 1999, et B. ZIMMERMANN,
“Statisticiens des villes allemandes et action réformatrice
(1871-1914). La construction de la généralité statistique”,
Genèses, n° 15, 1884, pp. 4-27.
Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
Réseaux réformateurs et réseaux de statisticiens
entre les années 1880 et 1917. Elle constitue une caractéristique spécifique du développement foisonnant de cette
À la veille de la Première Guerre mondiale, les direc-
forme de statistique régionale en Russie à cette époque.
teurs des bureaux de statistique étaient devenus des
citoyens actifs de la nouvelle société civile des zemstva.
La commande administrative locale a généré de nombreux
travaux novateurs dans le domaine de la construction des
Reconnus dans leur domaine professionnel, ils étaient des
premiers tableaux croisés, les “tableaux combinés”, mais
interlocuteurs écoutés du conseil et de l’assemblée de leur
zemstvo quand des nobles progressistes y dominaient.
aussi des catégories de classification. La forte demande
de chiffres de la part des zemstva a également stimulé la
Plus largement, les statisticiens, dans leur ensemble, reti-
diffusion des enquêtes par sondage en Russie dès la fin
rèrent une légitimité professionnelle, mais aussi sociale, de
leur collaboration avec les administrateurs des zemstva. Ils
des années 1880, avant d’autres pays européens 30.
trouvèrent une place sociale dans cet ancrage dans le
Un changement d’échelle de la production des
données
champ des affaires publiques locales. De leur côté, les
administrateurs avaient besoin des chiffres nécessaires
non seulement pour orienter leur action, mais aussi pour la
justifier. L’appel ponctuel qu’ils firent à des consultants
extérieurs confirme cette nécessité du recours à des
experts pour légitimer leur action face à l’État, mais aussi
face aux membres de l’assemblée de leur zemstvo. Dans
un tel contexte, l’alliance entre administrateurs et statisti-
51
La Première Guerre mondiale offrit aux statisticiens
des zemstva un champ d’action à l’échelle du pays tout
entier et l’accès à une légitimité nationale. Les statisticiens
ont figuré en effet parmi les professionnels des zemstva
les plus actifs au sein de l’Union des zemstva et des diffé-
ciens était indispensable. Dans de nombreux cas, elle
s’élargit au champ politique et à l’espace national.
rents organismes économiques nationaux créés pendant
la Première Guerre mondiale pour faire face, en particulier,
aux problèmes d’approvisionnement 31.
L’alliance entre administrateurs et statisticiens des
Champ d’expérimentation d’un projet politique opposé
au pouvoir autocratique du tsar et d’un projet scientifique
au service du social, les zemstva furent ainsi un espace
zemstva prit une nouvelle forme au sein de l’Union des
zemstva. Celle-ci, créée, le 30 juillet 1914, pour organiser
la prise en charge des soldats, des blessés et des réfugiés,
d’intersection entre deux réseaux qui reliaient des
hommes qui, bien qu’ancrés dans les préoccupations de
gestion locale, n’en concevaient pas moins leur activité
se constitua sur le modèle de celle qui avait été organisée
lors de la guerre russo-japonaise, en 1904-1905 32. Elle fut
amenée rapidement à s’occuper également de la gestion
dans le cadre d’un système de références politiques ou
professionnelles plus large. À partir de la fin du XIXe
siècle, les administrateurs progressistes des zemstva for-
de l’approvisionnement de l’armée et de la population.
Fondée à l’initiative du zemstvo de Moscou, elle réunit
presque tous les zemstva. L’organisation en réseau de la
maient un réseau cimenté par un projet politique constitutionnel et parlementaire. À côté, l’organisation en réseau
des statisticiens reposait sur des préoccupations scientifiques et professionnelles qui avaient également une
expression politique. Ces deux réseaux se croisaient dans
des espaces communs, en particulier dans les congrès
professionnels. À partir de la fin de l’année 1905, bon
nombre de statisticiens parmi les plus connus furent
membres ou sympathisants du parti constitutionnel-démocrate, N. A. Kabloukov et A. F. Fortounatov par exemple.
Certains, comme A. A. Kaufman et N. N. Tchernenkov, participèrent à l’élaboration de son programme agraire.
Cette configuration institutionnelle et politique de l’action des institutions de gestion locale des zemstva est un
élément essentiel pour comprendre le dynamisme de la
production statistique qui s’est développée dans ce cadre
communauté des statisticiens trouva là un espace d’intervention à sa mesure, à la croisée des ambitions scientifiques et des aspirations sociales et politiques de ses
membres.
Le bureau de statistique organisé au sein de la section
d’économie du comité principal de l’Union des zemstva prit
peu à peu la forme d’un organe central des bureaux des
zemstva. Dans une circulaire adressée à ceux-ci, en juin
30- M. Mespoulet, “Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage
en Russie”, Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 2,
2000, pp. 5-49.
31- À ce sujet, voir notamment Alessandro STANZIANI, “Spécialistes, bureaucrates et paysans – Les approvisionnements
agricoles pendant la Première Guerre mondiale, 1914-1917”,
Cahiers du Monde russe, 1-2, 1995, pp. 71-94 ; voir également
Peter HOLQUIST, “La société contre l’État, la société conduisant
l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 19141921”, Le Mouvement social, n° 196, 2001, pp. 21 - 40.
32- Voir R. Philippot, op. cit., pp. 148-151.
N° 17, mars 2002
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Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
1916, son responsable rappelait l’ancienneté du projet
d’unification des enquêtes statistiques des zemstva:
« La nécessité d’une unification des programmes
pratiques, pendant les années 1920, entre les anciens
bureaux des zemstva et la nouvelle administration centralisée de la statistique de l’État bolchevik. Dans le domaine
des travaux statistiques des zemstva a été ressentie
des méthodes d’enquête, cette continuité s’explique notam-
dès les premiers pas de la statistique des zemstva. Ce
besoin a été satisfait, en partie, par les congrès et les
ment par une particularité du travail statistique: la relation au
conférences statistiques. À présent que l’on fait appel
territoire est centrale dans la production des données, mais
aussi dans le choix des procédés de collecte 37. C’est
à la statistique des zemstva afin de collecter et traiter
les données pour résoudre les questions d’État des
notamment le cas dans la délimitation des aires d’enquête.
Sauvegarder la continuité des chiffres est nécessaire à la
plus importantes, nées des conditions d’approvisionne-
comparaison dans le temps. Cela exige, par exemple, des
ment en produits alimentaires de l’armée et de la population, le besoin d’un centre unificateur qui ne soit pas
échantillons de population stables pour effectuer les
enquêtes par sondage. Ainsi, dans un premier temps, les
d’État, et qui fonctionne de manière continue, est d’une
limites des circonscriptions d’enquête du recensement agri-
urgente nécessité. C’est seulement dans le cas de
l’existence d’un tel centre unificateur rassemblant le
cole de 1919 épousèrent-elles celles du recensement de
1917. Par ailleurs, la plupart des aires d’enquêtes par son-
travail des différents organismes statistiques locaux
que les efforts individuels des statisticiens des zemstva
peuvent atteindre le niveau de productivité le plus
dage des enquêtes dynamiques effectuées dans l’agriculture
élevé. Le bureau statistique de la section d’économie
de l’Union panrusse des zemstva tâche de satisfaire ce
besoin, qui a mûri, d’une unification pratique des travaux statistiques des zemstva. » 33
La demande de création d’un bureau central de statistique fut liée, dans un premier temps, à la préparation et à
la réalisation du recensement agricole de l’été 1916. L’organisation de celui-ci fut confiée aux bureaux des zemstva
sur décision du ministère de l’Agriculture. Ce faisant, elle fit
acquérir à la statistique régionale des zemstva le statut
d’une statistique nationale. De surcroît, elle fit franchir à
ses statisticiens une étape décisive vers l’adoption d’un
organe administratif central à l’échelle du pays tout entier.
Ainsi se trouvèrent-ils les mieux placés, au lendemain
d’Octobre 1917, pour prendre les rênes de la Direction
centrale de la statistique d’État, la TsSOu 34, nouvellement
créée par les bolcheviks en remplacement de l’ancien
Comité central de la statistique de l’État tsariste 35.
Cette nouvelle administration hérita du personnel et
des méthodes de travail et d’enquête des statisticiens des
zemstva. Dans les régions, ses bureaux de goubernia
s’installèrent bien souvent dans les anciens locaux du
bureau de statistique du zemstvo de leur province 36. Ce
nouveau dispositif institutionnel explique la continuité des
33- GASO (Gossoudarstvennyi Arkhiv Saratovskoi Oblasti),
fonds 5, op. 1, d. 3799, ll. 42-42ob.
34- TsSOu : Tsentralnoe Statistitcheskoe Oupravlenie
35- Voir M. Mespoulet, op. cit., chap. 5.
36- Ibid.
Travaux et documents
avant 1917 furent conservées au début des années 1920.
Conclusion
La poursuite de l’utilisation des méthodes des anciens
statisticiens des zemstva au sein de l’administration statistique centralisée de l’État bolchevik après Octobre 1917
s’est ancrée dans les pratiques d’une communauté professionnelle et scientifique formée progressivement, à la fin du
XIXe siècle, autour de l’élaboration de méthodes d’enquête
spécifiques et d’une éthique du travail statistique partagée
par tous ses membres. L’expérience de l’exil politique en
province et une formation par la pratique et le compagnonnage ont contribué à fonder des normes et des pratiques
spécifiques au groupe tout en le soudant et le différenciant
de celui des statisticiens de l’État tsariste, par exemple.
Les congrès et les sociétés de statistique furent des
lieux privilégiés d’élargissement à l’ensemble de la communauté des connaissances et des méthodes élaborées
et accumulées dans les différents bureaux régionaux des
zemstva. Ils furent également des espaces de discussion
et de prise de conscience par les statisticiens de la particularité de leur groupe. Le fort attachement de ceux-ci à
leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, tsariste
puis bolchevik, s’explique autant par leur parcours politique de jeunesse que par une conception de l’autonomie
de la science par rapport au politique partagée par tous 38.
37- À ce sujet, voir Alain DESROSIÈRES, “Du territoire au laboratoire : la statistique au XIXème siècle”, Courrier des statistiques, n° 81-82, 1997, pp. 53-61.
38- Voir M. MESPOULET, “Une lutte pour l’autonomie professionnelle : être statisticien dans une région au début des
années 1920”, Le Mouvement social, n° 196, 2001, pp. 63–
88.
Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique
53
N° 17, mars 2002
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Cette attitude fut au cœur de la construction de l’identité
collective du groupe et renforça le sentiment d’appartenance à celui-ci. Elle s’exprima, en particulier, dans l’affirmation de la nécessité de de l’autonomie professionnelle
des statisticiens par rapport au pouvoir politique central et
local pour forger un outil d’observation sociale et économique au service du “peuple”.
Tout au long des années 1920, les anciens statisticiens
des zemstva continuèrent à défendre pied à pied leur indépendance scientifique. L’argument de la qualification et de
la compétence professionnelle devint une expression forte
de l’affirmation de l’identité du groupe face aux dirigeants
politiques, et fut placé au cœur de l’attitude de résistance
des responsables centraux et locaux de la TsSOu face aux
différentes tentatives d’intrusion du Parti dans le travail statistique. Cette lutte aboutit, en 1930, à la suppression de
l’indépendance institutionnelle de la TsSOu et à son
absorption par le Gosplan. La mise sous tutelle de cette
administration sapa de manière décisive les bases institutionnelles de la survie de la communauté professionnelle
qui l’avait constituée et organisée selon ses propres
normes scientifiques héritées de la période prérévolutionnaire. Déjà, en 1928, la suppression administrative des
bureaux régionaux de goubernia de la TsSOu avait provoqué la dispersion de leurs statisticiens, cassant ainsi les
communautés locales d’anciens statisticiens des zemstva
qui subsistaient 39.
À la fin des années 1920, la négation politique de la différenciation sociale par le pouvoir soviétique supposait
celle également des communautés professionnelles.
39- M. Mespoulet, op. cit., chap. 10 et 12.
LA COMMUNAUTÉ PAROISSIALE
L’EXEMPLE DU DIOCÈSE DE BAYEUX-LISIEUX
COLETTE MULLER
CRÉSO
-
DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE
CAEN
- UMR 6590
UNIVERSITÉ DE
ESO
LA COMMUNAUTÉ
C’est peut-être cette double entrée de la communauté
de base du quartier ou du village avec son cortège de
ans la religion catholique le terme commu-
racines et de traditions, de vécu commun et quotidien, et
nauté recouvre des réalités parfois très
diverses et a souvent des significations diffé-
de la communauté de foi avec tout ce qu’elle cache de
démarches intellectuelles et spirituelles communes qui
rentes. En toute théorie, au sein de l’Église catholique, ces
conduit tout naturellement à la communauté paroissiale.
communautés sont toutes des groupes affinitaires et unis
vivant ou œuvrant dans le même sens; néanmoins elles
On saisit que la notion de communauté paroissiale
dépasse les définitions de base: religieuse, associative ou
peuvent se répartir en quatre grandes catégories selon
spirituelle. Son rôle n’est pas exclusivement interne à l’ins-
leurs structures et leur contenu:
- communauté religieuse où les adhérents, moines ou
titution. Elle a aussi un rôle de proximité dans le bourg, la
ville, l’espace de vie au quotidien sous la forme de lien
chanoines vivent ensemble, partagent la même règle de
social. La communauté paroissiale combine étroitement
vie et quelques biens, ce sont les ordres et congrégations
religieuses de laquelle est issue la communauté comme
une référence sociale comme groupe partageant les
mêmes valeurs et une référence spatiale. Ces deux réfé-
lieu de vie de ces derniers: cloître, couvent ou monastère
rences ne sont pas indépendantes du temps, de l’histoire
- communauté de prière ou de réflexion spirituelle:
c’est le cas des communautés nouvelles, charismatiques,
des paroisses, de leur évolution et de leur devenir. Cette
dimension temporelle reste en toile de fond. Dans ce
fraternités et tiers-ordres, communautés évangéliques.
- communautés des services et mouvements d’Église
qui s’associent pour faire ensemble ou créent une corpo-
contexte la communauté paroissiale s’entrevoit dans une
construction socio-religieuse au travers de cette double
entrée de la foi et du lieu de vie.
D
55
ration pour conduire un projet commun de services pastoraux ou missionnaires. Ce terme est facilement remplacé
par équipe, groupe, association.
- communauté paroissiale, ensemble des paroissiens
reconnus ou se disant comme tels où la proximité, le tra-
LA
vail de pastorale, la participation aux offices et mouvements constituent le lien
La communauté paroissiale s’élabore au sein de la
société dans laquelle elle s’insère. Point n’est besoin de rap-
En dehors des traditionnelles communautés religieuses et monastiques aux statuts spécifiques, toutes ces
communautés, se regroupent sous l’appellation générique
« communauté de chrétiens », et leur forme légale est celle
des associations de fidèles au sens canonique du terme.
Elles n’ont pas d’intérêts économiques communs affirmés,
n’ont pas signé de convention ni de contrat entre
membres, la liberté est de mise, le désir de chacun est le
seul moteur de l’organisation. Dans l’Église, la communauté est essentiellement un partage de vie spirituelle, de
convictions, de systèmes de valeurs et d’actions qui s’inscrit dans la mission de l’Église catholique et universelle.
Cela va d’une appartenance passive, acceptant la similitude et l’interaction commensale à l’appartenance active et
recherchée autour d’une interaction symbiotique.
COMMUNAUTÉ DANS SON LIEU DE VIE : LA
PAROISSE
peler la longue histoire de la paroisse, unique entité administrative avant la Révolution, réalité sociale, économique et
spirituelle incontournable dont la commune a pris en 1793 la
place sans en effacer complètement le rôle social si bien
reconnu et loué ces derniers temps au moment de la grande
restructuration des paroisses françaises.
Une aire de tradition et de racines
La communauté paroissiale est une réalité historique
et socio-géographique solide et durable. La réforme
récente des paroisses et de leur périmètre assortie de la
création de nouvelles paroisses a bousculé les paroissiens
et il leur a souvent été difficile d’accepter des changements. La communauté paroissiale était souvent trop enracinée pour supporter sans douleur les changements et les
contraintes de mobilité pour assister aux offices.
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La communauté paroissiale
Diocèse de Bayeux et Lisieux
Depuis longtemps, ses membres partagent la même
histoire, vivent dans un même lieu que la mobilité résidentielle et professionnelle n’entame guère. Depuis ses origines, la paroisse conduit chacun de la naissance à la
mort. Beaucoup y tiennent et la reconnaissent comme faisant partie intégrante de leur vécu. La communauté qui y
est attachée n’est donc pas ignorée, elle est repérée et
connue. La restructuration récente qui a eu lieu dans beaucoup de diocèses a souvent été préjudiciable à sa cohérence initiale.
La paroisse très traditionnelle de l’Abbatiale de Saint-Étienne
de Caen a été regroupée avec la paroisse de Saint-Ouen
pour constituer la paroisse Saint-François de Sales. Néanmoins la communauté a souhaité conserver son nom d’origine en s’appelant la communauté Saint-Étienne-Saint-Ouen
de Caen qui fait référence à son histoire, à son propre système de valeurs, à sa reconnaissance dans le diocèse et audelà. Elle profondément attachée à ses habitudes et à sa biographie, volontiers réticente aux changements postérieurs au
Concile Vatican II et aux bouleversements provoqués par la
recomposition des paroisses. Connue comme traditionnelle,
cette communauté est cependant celle qui porte et encourage les cafés théologiques qui ont lieu chaque semaine
dans un bar intellectuel de la ville. La communauté est liée
par ses origines et ses valeurs, celles de la tradition. En zone
Travaux et documents
rurale, la paroisse de Saint-Jean du Bocage rassemble
autour de la ville de Vire les territoires de huit communes
périphériques, correspondant tout naturellement à l’agglomération urbaine, dans cette zone reconnue comme l’une des
plus pratiquantes du diocèse. L’utilisation de l’aire urbaine
comme cadre de la nouvelle paroisse, la vitalité de la ville, la
participation dynamique des paroissiens sont autant d’éléments positifs pour la communauté locale maintenue par la
recomposition. « Le cloisonnement est resté présent, l’esprit
de clocher rend difficile tout essai de rassemblement et la
mise en place d’une véritable vie paroissiale » (d’après le
Père curé en mars 2001). Cette communauté apparemment
pas artificielle et pourtant elle vit mal, la communication y est
difficile, chacun reste attaché à son clocher d’origine et à ses
habitudes et pourtant la population est la moins vieillie de
l’ensemble du Bocage normand.
On a là deux exemples différents de communauté attachée
aux traditions. Même regroupés sans douleur les paroissiens
tiennent à leurs racines locales. Le clocher reste toujours le
repère.
Un système de relations et de repères
Ce point de vue est directement issu du précédent et
conduit au territoire paroissial. L’église, la salle paroissiale,
la fête de la communauté locale, les grandes célébrations
comme celle de Noël ou de la Profession de foi sont autant
de lieux de rencontres et d’échanges repérés dans l’es-
La communauté paroissiale
pace et dans le temps. La communauté du village ne saurait encore s’en passer complètement. La grande difficulté de
la recomposition des paroisses a bien été de savoir si la priorité devait être donnée à la construction d’une nouvelle communauté ou à la définition d’un périmètre de l’aire paroissiale
dont le curé serait le responsable. Même le plus récent Droit
pement démographique. Le tissu social est déchristianisé
mais la population rurbaine ne manque pas de besoins. Les
sollicitations sacramentelles et caritatives se multiplient sans
que la communauté plutôt étique puisse y répondre aussi
bien qu’elle le souhaiterait.
Une identité reconnue assortie d’un pouvoir
canonique donne priorité à la communauté de fidèles sans
Ce n’est pas une communauté d’intérêts matériels et
percevoir que la gestion institutionnelle des responsables,
des finances, des registres de catholicité qui mentionnent les
économiques comme autrefois. Les finances gérées par les
conseils de paroisses devenus les conseils économiques
baptêmes, mariages, confirmations, inhumations doivent
ne sont, en principe, que secondaires au regard du rôle du
être tenus à jour et que la hiérarchie demande de rendre des
comptes. Un périmètre précis s’avère incontournable. Les
curé et des chrétiens dans la commune rurale ou le quartier.
Malgré le discrédit croissant de l’Institution, la paroisse tra-
relations sociales et les limites de l’aire doivent pouvoir être
ditionnelle garde une identité privilégiée. Déjà le repère du
conduites ensemble pour construire un nouveau vécu collectif, un système de relations et de repères qui prennent en
clocher et de ses sonneries régulières rappelle son existence. Souvent les organisations paroissiales sont sollici-
compte les souhaits des anciens paroissiens et qui constitueront le nouveau territoire.
tées, le plus souvent comme une association importante
Certaines communautés paroissiales ont pu ou su prendre
en charge, Comme à Saint-Benoît de l’Aure, en Bessin occidental, la construction d’un véritable territoire paroissial, muni
d’un tissu de relations durables avec des sorties amicales,
des offices chantés par tous, des mises en place d’accueil
d’enfants et de parents et l’implication de paroissiens dans la
vie municipale locale. La paroisse voisine, Saint Éxupère-enBessin, a longtemps manqué de curé résident et ses
membres ont également et rapidement formé une communauté vivante et laborieuse, à ce titre félicitée par la hiérarchie. Le système de relations s’est construit dans ces
paroisses bajocasses.
Un espace social d’actions
La communauté paroissiale est aussi tout un faireensemble conformément au message à transmettre. Les
services aux enfants, aux malades, aux anciens font partie
de ceux que la communauté paroissiale rend parallèlement ou en concertation avec les services sociaux civils.
Les paroissiens sont des citoyens dont on attend peut-être
un certain charisme ou un relatif discernement. C’est bien
sûr dans les domaines de la solidarité, de l’enseignement
et de la gestion des grandes étapes de la vie qu’elle est
davantage sollicitée.
En zone urbaine ou périurbaine, la tâche est lourde car les
laissés pour compte sont proportionnellement plus nombreux
qu’en zone rurale. La quantité des inégalités croit avec l’effectif de la population de référence. La paroisse de SaintMartin-des marais autour de Troarn et d’Argences réunit 25
clochers sur 21 communes et est éclatée en cinq relais
paroissiaux. L’église-mère de Troarn n’est pas bien acceptée.
La mise en place de cette paroisse nouvelle a été difficile
dans ce milieu ouvrier, relativement jeune en plein dévelop-
57
parmi d’autres, partie prenante de cette vie associative qui
assure maintenant une grande partie de la gestion et la
régulation de la vie sociale locale. Le maire et le curé existent encore, mais avec des rôles différents, supprimer le
second chagrine ou contrarie souvent le premier. Avec les
restructurations paroissiales récentes, il est maintenant
normal d’avoir plusieurs maires pour un seul curé.
La paroisse de Saint-Pierre de la Côte de Nacre est
peu étendue mais rassemble une population aussi importante que les autres paroisses du diocèse (environ 15000
habitants). Une partie est constituée de retraités venus
vivre au bord de la mer et leur rôle n’est pas négligeable
au sein de la communauté paroissiale. Des forces vives et
disponibles se manifestent et participent à la vie associative et à la vie paroissiale créant le lien social que bien
d’autres communautés lui envient. Cette fonction locale est
reconnue et le changement récent de curé a provoqué
regrets et tristesse, y compris et en autres chez les élus
locaux pourtant laïcs reconnus. L’arrivée du nouveau curé
est déjà en préparation avec manifestations d’accueil et
d’amitié. La communauté paroissiale régule une partie de
la vie sociale.
LA COMMUNAUTÉ
DANS SON CONTEXTE DE FOI
ET DE PRATIQUE
Une définition canonique
La communauté paroissiale est celle qui, dans les
canons de 1983, est confiée au curé. Elle rassemble les
fidèles d’un lieu donné et défini, mais toutes les mobilités
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La communauté paroissiale
sont possibles. Elle est la seule structure obligatoire dans
rythmes saisonniers de l’Église catholique. Le clocher du
chaque diocèse ou Église particulière. La communauté
paroissiale semble incontournable. Ce sont les commu-
village en demeure le repère et le symbole.
nautés qui l’on voudrait voir ériger en paroisse mais ce
sont les périmètres que l’évêque retient pour définir les
paroisses. Cette ambiguïté n’est levée que lorsque communautés vécues et aires du découpage imposé se superposent spontanément, ce qui n’est pas toujours le cas.
Aussi la grande réforme des structures paroissiales a-t-elle
créé de douloureuses situations que l’on perçoit aujourd’hui, plusieurs mois ou années après le réaménagement.
Un territoire communautaire (celui de la paroisse nouvelle)
La paroisse de Saint-Roch de l’Orbiquet, autour d’Orbec-enAuge, au sud de Lisieux et aux confins des départements de
l’Orne et de l’Eure devrait pouvoir vivre tranquille, avec à
peine 9000 habitants relativement jeunes sur 18 communes.
Ces jeunes s’investissent largement dans la vie paroissiale,
la vie communautaire y est solide mais dans une commune,
au milieu de la paroisse existe une communauté aux engagements plus charismatiques et forte de son rôle, ne cohabitant pas très bien avec la communauté paroissiale stable et
instituée. Deux systèmes de valeurs, deux appartenances
dissemblables, c’est une difficulté de la vie de cette communauté augeronne.
se construit, il ne peut être imposé sans perdre tout son
sens. Aucun zonage n’est innocent.
Au moment de la remise à plat des périmètres paroissiaux
pour la création de paroisses nouvelles, la hiérarchie a rencontré bien des difficultés dans certains secteurs comme
celui de Deauville-Trouville, deux entités touristiques et
urbaines, fort différentes, séparées par la rivière de la
Touques et vivant facilement dans l’ignorance l’une de l’autre,
avec ce semblant de concurrence qui affecte facilement les
relations interurbaines. Les vocations identiques, la proximité
géographique et l’effectif relativement faible des résidents
d’hiver ne justifiaient pas la mise en place de deux paroisses
différentes. La hiérarchie a dû imposer la paroisse unique,
Saint-Thomas de la Touques, mais il n’est pas sûr que tous
les paroissiens franchissent le pont pour aller à l’office chez
les voisins. Les préceptes canoniques sont exigeants.
Le curé en place a demandé que le périmètre de la nouvelle
paroisse de Notre-Dame des Vallons, également en Pays
d’Auge, corresponde, à son point de vue sur l’organisation, la
mobilité et le vécu apparent de ses habitants. La réalité,
après quatre années, a souligné les difficultés d’un découpage relativement artificiel qui prenait mal en compte l’avenir
d’une solide communauté paroissiale. À l’autre extrémité du
diocèse, la paroisse de Saint-Croix du Bocage s’est mise en
place douloureusement et la coexistence de plusieurs
groupes est à peine pacifique. La communauté ne s’impose
pas, elle se vit.
Un système de valeurs : l’appartenance
Quels qu’aient été les réaménagements récents, la
communauté traditionnelle perdure en ce sens qu’elle a
créé un sentiment d’appartenance, un lieu de sociabilité et
de convivialité qui ne disparaît pas après quelques décennies de sécularisation de la société. Le nombre des
membres est réduit mais leur attachement à la communauté entretient le système de valeurs autour de la famille,
de la justice, du partage qui définit cette appartenance. En
deçà des observances et des pratiques régulières, le sentiment d’appartenance est celui de la majorité de ceux qui
se disent catholiques, et acceptent bon an mal an rites et
Travaux et documents
Un tissu de convictions et de certitudes
C’est bien au nom de leur foi que les catholiques tentent de construire leurs communautés paroissiales de
base. Lorsque les convictions sont mal partagées, parce
que la sécularisation a bousculé le vécu de chacun, la
communauté ne vit pas bien. Ses membres prennent de
plus en plus, dans le même temps, des initiatives hors de
la communauté territorialement instituée (communautés
nouvelles, mouvements, communautés de formation, de
services, de pastorale de la santé, du tourisme, des
jeunes, des anciens, des détenus, des migrants...) pour
s’inscrire dans d’autres communautés chrétiennes de
forme « associations de fidèles » au sens canonique du
terme. Le message de la religion catholique est porté et
diffusé au dehors et sans passer par la communauté de
base de la paroisse. Toutefois, l’opportunité des conseils
paroissiaux permet le plus souvent de maintenir, en l’absence de clergé permanent, le dynamisme de la communauté paroissiale. De la richesse et de la conviction des
membres des conseils et des associations dépendent la
vitalité et la cohérence du tissu paroissial. Le simple périmètre peut parfois devenir purement théorique, simple outil
nécessaire à la gestion institutionnelle assurée par le
clergé.
Une morale partagée
La communauté est une construction harmonieuse de
rapports sociaux localisés dans un groupe d’habitants délimité, qui acceptent de minimiser ses différents et ses
conflits pour rendre supportable la vie de proximité. Les
règles de vie en commun reçoivent l’accord des membres.
Elles relèvent d’éléments d’une morale partagée et si possible respectée. Ceci n’est pas propre à la vie paroissiale
mais elle est en est un des aspects. La faillite partielle de
La communauté paroissiale
la morale chrétienne et républicaine conduit à l’émergence
communes. Elle a cessé de gérer la vie sociale locale mais
de nouvelles formes de communautés, construites sur
d’autres bases dont les communautés charismatiques sont
elle en fait partie intégrante, participe à son animation et à
ses services comme d’autres associations ou commu-
un exemple au sein de l’Église catholique tout comme
nautés, et à ce titre ne peut être isolée sans risque de dété-
l’Islam l’est dans les quartiers sensibles ou les partis politiques Verts dans bon nombre de périphéries urbaines.
riorer le lien social dont elle demeure incontestablement
une des bonnes ouvrières.
59
Des concomitances peuvent exister entre toutes ces
formes de partages communautaires.
Convictions, certitudes et préceptes moraux sont bien
les éléments de la construction de la communauté de
la paroisse de Saint-Thomas de l’université qui partage
sa vie et ses locaux avec l’aumônerie étudiante et la
paroisse universitaire. Qu’importe alors les limites de
l’aire paroissiale. Une place particulière est donnée aux
jeunes mais l’hétérogénéité des membres de la communauté, issus de quartiers très différents, y compris
hors de Caen, venus de la banlieue Nord (Epron) complique « le défi d’une foi jeune, joyeuse et fraternelle »
(CR visite de l’évêque) quelle s’est donnée. Les
convictions rassemblent, le dialogue est de mise.
La communauté de la paroisse fait partie de la communauté locale et s’y inscrit entièrement même si elle ne
gère plus la vie sociale et paysanne comme autrefois. Il ne
faut y voir aucun archaïsme d’implantation permanente et
immuable, au contraire, puisque la recomposition des
Éléments bibliographiques et sources
• BERTRAND J.R. (dir.), MULLER C. (dir.), 1999, Religions et territoires, Paris, L’Harmattan.
• BORRAS A., 1996, Les communautés paroissiales:
droit canonique et perspectives pastorales, Paris, Cerf.
• Conférence des Évêques de France, 1994, Note sur
la réorganisation des paroisses territoriales, Paris,
Comité canonique.
• Conférence des Évêques de France, bulletin mensuel, SNOP.
• Diocèse de Bayeux et Lisieux, 1997, Les nouvelles
paroisses a précédé celle des communes. Cependant, par
ses enracinements, son activité, sa stabilité, elle reconstitue un des repères nécessaires aux habitants au moment
paroisses, Caen, cartes et documents édités par le diocèse.
où la mobilité multiplie les possibilités illimitées de déplacements et où le virtuel anéantit les contraintes de l’espace
et du temps. Son rôle est modeste mais sa survie participe
Bayard Service Édition Rennes
• ÉLINEAU D., 2000, Église, sociétés et territoires –
pleinement, par sa proximité, au maintien du lien social et
à l’équilibre de la communauté locale que les assauts des
nouvelles intercommunalités vont certainement de nouveau perturber.
Dans la communauté se construit et s’affirme l’identité
de chacun et de chacune et celle de la collectivité. Elle
s’avère indispensable, quelque soit l’échelle de réflexion.
Elle l’est dans la vie paroissiale et diocésaine mais également dans bien d’autres sphères de vie économique,
sociale ou politique. Ainsi, la communauté paroissiale ne
peut être dissociée de l’espace vécu par chacun et chacune de ses membres. Elle s’intègre, non seulement, dans
un contexte socio-religieux, mais également dans le territoire collectif construit au quotidien par les habitants du village ou du quartier, et maintenant avec les regroupements
paroissiaux, du bourg, de la ville ou d’un ensemble de
• Église de Bayeux et Lisieux, bimensuel réalisé par
Paroisses et paroissiens dans les Pays de la Loire,
Le Mans, université, thèse de géographie sociale.
• ESPOSITO R., 2000, Communitas, Paris, PUF.
La paroisse, 1995, Paris, Bayard-Presse, hors série de
La Documentation catholique
• MERCATOR P., 1997, La fin des paroisses, Paris,
DDB.
• PALARD J., 1997, Le gouvernement de l’Église
catholique, Paris, Cerf.
• THOMAS P., 1996, Que devient la paroisse?, Paris,
DDB.
(Les exemples sont issus d’une part des comptes-rendus des
visites épiscopales postérieurs à la recomposition des paroisses
de 1997 et utilisés avec l’aimable autorisation des autorités diocésaines, et d’autre part d’observations et d’entretiens réalisés
sur le terrain.)
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COMMUNAUTÉS DE COMMUNES :
L’ESPACE CONÇU COMME DIVISION DE L’ESPACE SOCIAL
GAËL LOUESDON
CRÉSO
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st-il pertinent de vouloir partir du terme
“communauté”, fort d’une longue histoire,
de multiples connotations sociologiques,
voire d’une charge affective, pour interroger les Communautés 1 de communes que nos élus créent maintenant depuis dix années 2 ? A priori, la nature sociale
et anthropologique des communautés anciennes
(rurales, paysannes, villageoises, etc.) entre à ce
- UNIVERSITÉ DE CAEN
ESO - UMR 6590
matérialiste et dynamique de ce type d’organisation
sociale. Il questionne le rapport entre les humains 4 et
l’espace en allant “des faits objectifs aux faits humains
qui leur sont liés” pour dépasser la seule description
factuelle des communautés ou du paysage qu’elles
produisent. Pour lui, la communauté rurale paysanne
est :
« ... une forme de groupement social, organisant selon des
point en dissonance avec le caractère technique et
modalités historiquement déterminées, un ensemble de
économique de des groupements de communes qu’il
semble illusoire de vouloir les mettre sur le même
familles au sol. Ces groupements élémentaires possèdent
plan. Tel n’est d’ailleurs pas l’exercice proposé ici.
Mais, l’une comme l’autre relèvent de faits sociaux qui
génèrent des organisations et des pratiques spéci-
biens “privés”, selon des rapports variables, mais toujours
fiques de l’espace. Il s’agit donc ici de prendre le lien
vie propre – des responsables mandatés pour diriger l’accomplissement de ces tâches d’intérêt général. » 5
social et l’évolution des modes de représentation de
l’espace tout au long de l’histoire de la mise en place
du maillage territorial français comme prisme d’observation des rapports sociaux qui fondent tout à la fois
des pratiques, des modes d’appropriation et d’organi-
d’une part des biens collectifs ou indivis, d’autre part des
historiquement déterminés. Ils sont liés par des disciplines
collectives et désignent – tant que la communauté garde une
La communauté est donc une organisation sociale
réglée par la discipline qu’observent ses membres. Pour
sation de l’espace.
H. Lefebvre, une telle discipline ne résulte pas tant de la
soumission à un pouvoir extérieur, à des règles formelles
– au moins dans une première phase historique -, qu’aux
DIVISION DU TRAVAIL SOCIAL, DIVISION DE L’ESPACE
impératifs pratiques liés à la survie de la communauté. Par
exemple, l’assolement impose des règles précises quant
aux interventions successives des hommes et femmes en
La délégation comme émergence d’autorités
politiques
matière de travail et d’exploitation du sol: défrichement,
labours, semailles, récoltes, mise en vaine pâture de parcelles, etc. L’activité humaine ainsi organisée modèle un
Dans un article portant sur “La communauté paysanne et ses problèmes historico-sociologiques”,
Henri Lefebvre 3 énonce un certain nombre de principes méthodologiques pour défendre une approche
1- Nous emploierons dans ce texte la majuscule chaque fois
qu’il s’agira de signifier que nous parlons des formes d’organisation sociale consacrées par la loi.
2- La loi du 6 février 1992 portant sur l’Administration du Territoire de la République (ATR) permet aux élus de créer une
nouvelle collectivité territoriale - les Communautés de communes - en regroupant des communes d’où émane un Conseil
communautaire habilité à lever l’impôt (fiscalité propre).
3- LEFEBVRE Henri, 2001, “Problèmes de sociologie rurale.
La communauté paysanne et ses problèmes historico-sociologiques”, in Du rural à l’urbain, éd. Anthropos (3e édition), coll.
Ethno-sociologie, Paris, pp. 21-40 (article paru pour la première fois en 1949 dans les Cahiers Internationaux de sociologie n° VI).
61
espace physique particulier que Lefebvre ne distingue pas
des faits humains qui l’ont généré. L’organisation et la
dynamique sociale priment donc sur les formes (traces)
spatiales immédiatement observables, sans pour autant
les nier.
4- Pour H. Lefebvre les hommes sont avant tout des humains
en tant que matière dans la matière, êtres spatialisés. Ils ne
sont “hommes” qu’en tant qu’êtres socialisés, c’est-à-dire tout
le temps. Mais le procédé est didactique et vise à réhabiliter la
matérialité des hommes, dimension voilée, voire niée par des
siècles de philosophie de l’esprit. Ainsi, la “personne” est
encore un autre ordre de formalisation – de mise en forme des humains (à l’image de la personne morale du droit). Pour
une analyse détaillée voir : LEFEBVRE Henri, 1962, Le matérialisme dialectique, coll. Nouvelle Encyclopédie philosophique, éd. Presses universitaires de France, Paris, 159 p.
5- LEFEBVRE Henri, 2001, art. cit.
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Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
Parmi les transformations du fonctionnement des
pouvoir au profit d’un membre de la communauté en un
sociétés qu’il observe, les délégations de pouvoir organisées par les parties prenantes de la communauté tiennent
pouvoir autonome et descendant. La personne ou le
une place particulière. Il explicite ainsi le processus d’exté-
devient une autorité politique exerçant un véritable pouvoir
riorisation des individus les uns par rapport aux autres dont
parle Tönnies pour définir la société comme:
« ... pur “produit de la pensée” dirigée vers l’extériorisation de
d’orientation des relations entre les membres du groupe
(par exemple, dans le règlement des différents) et de
représentation de celui-ci (comme en temps de guerre).
l’être”, se manifestant “par la réflexion et la décision”. Les
Cette fonction, dont l’autonomisation est socialement
biens et (les) individus sont “organiquement séparés”,
admise (bien que parfois contestée), recèle sa logique
l’échange est le seul contenu de la vie sociale, manifestée
propre, laquelle devient peu à peu le point de départ d’une
par le contrat, qui est une relation de type externe et conventionnel. » 6
nouvelle activité sociale. Ainsi, la communauté où régnait
l’indistinction (relative, c’est-à-dire probablement selon
Ainsi, les membres d’une communauté mandatent l’un
d’autres registres de formalisation) de ses membres et de
son espace de vie est progressivement remplacée par une
ou plusieurs d’entre eux pour remplir des fonctions spécialisées (culte religieux, direction de la défense, etc.). Une
division du travail social se met en place qui va augmentant au fur et à mesure que se transforment les sociétés.
Sur ces bases nouvelles toujours plus fragmentées et
complexifiées sont engagés des rapports sociaux particuliers d’où découlent des modes inédits d’intervention sur
l’espace:
« ... des fonctions de direction (…) d’abord presqu’exclusivement techniques (…) [sont remplies] par un Conseil [dont
dépend] l’organisation de la communauté dans le temps
(calendrier des travaux et des fêtes) et dans l’espace (répartition des lots et parts: répartition des travaux d’intérêt
général, etc.). » 7
Cette spécialisation confère un statut particulier à certains membres de la communauté. Une place à part dans
l’organisation communautaire leur est attribuée et
reconnue. Mais, peu à peu, la fonction ne se distingue plus
de la personne qui en assume la charge. L’individu s’efface
devant la charge qu’elle assume et la fonction qu’elle
représente pour n’être plus qu’une position sociale qui
impose à celui qui la détient un certain type de comportement en même temps qu’elle signifie aux membres de la
communauté l’existence d’un pouvoir. Ainsi naît la figure
de la personne morale. Le sens du pouvoir s’inverse. La
direction technique des membres de la communauté
prend une dimension proprement politique. Un renversement s’opère qui transforme la délégation temporaire du
groupe porteur de cette fonction au sein de la communauté
organisation sociale nouvelle où le principe de la distribution des rôles entre individus devient la règle. Une hiérarchie sociale codifiée est progressivement mise en place.
Un ordre et une dynamique spécifiques sont consacrés.
L’espace conçu, médiation de l’exercice du pouvoir
H. Lefebvre observe la même transformation du réel à
propos de l’espace. Il analyse l’évolution des modes d’appropriation du sol. Au cours de la transformation socio-historique des sociétés, l’appropriation directe et immédiate
de l’espace matériel, fondée sur les pratiques quotidiennes
(corporelles) des membres du groupe communautaire, se
transforme en une appropriation indirecte (figurée et/ou
idéelle), symbolique. Des systèmes de plus en plus complexes de représentation de l’espace sont ainsi produits
qui jouent un rôle qui va croissant dans la détermination
des rapports sociaux. Ceux-ci s’avèrent être en définitive
des filtres qui s’intercalent dans la dynamique des rapports
socio-spatiaux. Une codification du sol est inventée. Ainsi,
au début de notre ère, l’introduction (du fait du vainqueur)
des droits de propriété romains qui individualisent le rapport (de production) à la terre constitue de ce point de vue
un fait majeur. Cadastré, mesuré, codé, représenté, l’espace matériel devient “une autre chose” (une chose autrement), une “nature seconde” dit H. Lefebvre:
La nature seconde, déplaçant la première, peut se substituer
et se superposer à elle sans pousser à terme la destruction.
Quand le mort continue à saisir le vif, la destruction et l’auto-
6- SICARD Émile (citant F. Tönnies), 1998, “Communautés villageoises”, in Encyclopaedia Universalis, édition sur CDROM.
7- LEFEBVRE Henri, 2000
Travaux et documents
destruction menacent. Simultanés, le capitalisme et la bourgeoisie se basant sur cette saisie (qui prend dans le savoir le
nom de “réduction”), ne réalisent que des abstractions:
Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
argent et marchandise, le capital lui-même, donc le travail
abstrait (le travail en général, production de valeur d’échange
en général) dans l’espace abstrait, lieu et source des abstractions. 8
L’espace ainsi approprié - dans le triple sens d’une
prise de possession, d’une mise en propriété codifiée et
d’une transformation propice à une action projetée, à un
intérêt - devient le substrat (virtuel) sur et à partir duquel
peuvent s’appliquer des droits et des obligations. Un
détour est ainsi organisé qui progressivement n’est plus
Les communautés “taisibles” 12, familiales et coutumières, formées de congénères avaient connu un premier
degré de formalisation à travers leur regroupement au sein
de communautés fondées sur des liens pragmatiques plus
ou moins imprégnés d’identité territoriale, à l’image des
communautés rurales paysannes ou villageoises. Leur
succèdent peu à peu des communautés qui de vécues
sont progressivement “dites” et dont les liens sont de plus
en plus formalisés sous les traits d’un droit écrit (le droit
romain pour ce qui concerne notre civilisation). Les congé-
perçu comme tel mais devient inhérent à la conscience
nères et leur espace vécu deviennent ainsi les contribuables des civitas, espace conçu par les colons romains,
dite collective. Il passe par ces institutions 9 nouvelles –
prémices socio-spatiales débouchant sur un Code de pro-
ces codes de conduite – dont les droits et les devoirs qui
s’imposent aux individus et à leur groupement sont les
priété. À la fin du XVIIIe, les acteurs du pouvoir politique
cherchant une nouvelle administration des peuples fran-
stigmates. Des effets bien réels en découlent sur les pratiques concrètes des hommes et femmes ainsi socialisés.
çais, inventent la notion de concitoyens dont l’identité ne
se dissocie pas du maillage territorial dans lequel ils sont
inscrits. Ainsi sont définis des liens politiques nouveaux qui
La discipline collective change qui conforte un nouveau
type de rapport social, de nouvelles règles de comportements sociaux. À la logique de l’utilisation vivrière du sol
est notamment substituée celle de l’intensification de l’exploitation pour pouvoir, par exemple, payer le tribut dû au
conquérant (cf. toutes les colonisations que nos ancêtres
ont subies et/ou fomenté). Dans cette perspective, le Code
de propriété, complété du Code civil 10, est une technologie 11 qui permet le passage d’une coercition par la force
à une contrainte par la lettre et l’éducation. Dans les deux
cas l’action est bien inséparablement sociale et spatiale
avec, pour l’imposition armée d’un nouvel ordre l’engagement total des corps et une pratique directe de l’espace et,
dans le second cas, un processus qui passe par la lettre et
les différents codes, médiations également tendues vers le
modelage d’une société en transformation permanente.
Ces codifications génèrent en retour de nouveaux rapports
sociaux et spatiaux.
8- LEFEBVRE Henri, 2000, La production de l’espace, éd.
Anthropos, coll. Ethno-sociologie, Paris, p. 402.
9- Le terme renvoie ici à l’ensemble des règles imaginées (et
des outils pour les mettre en œuvre) consacrées par des individus qui ainsi définissent leur manière de vivre ensemble.
10- On ne peut que constater et prendre comme un fait sociologique majeur la multiplication des codes qui régissent
aujourd’hui des pans considérables de la vie en société
comme de la vie privée.
11- Au sens de Jack Goody qui évoque ces appareillages, ces
outillages que sont l’écriture, le tableau, toutes ces méthodes
de recherche qui médiatisent notre rapport au réel sauvage et
chaotique que nous cherchons à stabiliser pour en comprendre les fondements et dont l’auteur se demande dans
quelle mesure elles n’imposent pas un réel plutôt qu’elles n’en
rendent compte (J. Goody effectue une critique des méthodes
structuralistes). GOODY Jack, 1986, La Raison graphique. La
domestication de la Pensée sauvage, éd. Éditions de Minuit,
coll. Le sens commun, Paris, 274 p.
63
rejaillissent sur l’ensemble des rapports sociaux (cf. infra
les nouvelles formalisations de l’espace matériel sous les
figures de la commune et du département). Les rapports
socio-politiques du XXe, dominés par l’idéologie économique verront émerger le stéréotype du consommateur et
des aires de chalandise. Ainsi se succèdent des conceptualisations de l’espace et des hommes qui rejaillissent sur
les rapports sociaux et sur l’organisation de l’espace. L’intercommunalité n’est de ce point de vue qu’une forme et
une manière pour désigner – sans les nommer – des
acteurs qui dominent et orientent politiquement des individus et groupes sociaux pourtant disséminés sur l’espace
du territoire national. Une structuration particulière de l’espace physique en découle.
LES COMMUNAUTÉS
DE COMMUNES DU
XXIe :
PROCÉDÉS MÉTONYMIQUES ET SOCIÉTÉ DE
QUELQUES-UNS
Aujourd’hui, rares sont les espaces qui ne font pas
l’objet d’une appropriation de droit privé. Cette évidence
n’est plus questionnée, ailleurs que chez les spécialistes
des études foncières, chez certains chercheurs en
sciences sociales ou chez les fonctionnaires du Trésor
Public. Cette codification de l’espace généralisée et
12- Se disent des communautés formées tacitement, renvoyant surtout aux communautés familiales dans lesquelles la
morale est vécue spontanément.
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Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
démultipliée renvoie à autant de finalités bien précises. De
désignent le territoire d’influence ecclésiastique, mais
l’appropriation privée à l’appropriation collective le procédé
est le même qui peut être retracé à grands traits.
aussi la communauté des fidèles (XIIème s.). Elles servent
De la représentation de l’espace à la métonymie, ou le processus de distribution du pouvoir
plication des zonages de toute sorte. Parler de la com-
Dès le XIIIe siècle, peu après que le terme territoire est
utilisé et de plus en plus évident pour désigner les habitants dont l’identité semble ne plus pouvoir être dissociée
attesté en 1150 13, le terrier est le droit prélevé sur les produits de la terre. Le terme lui-même, où la terre est omniprésente, lui confère une forte charge symbolique. Il sera
utilisé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour finir par désigner
le document sur lequel étaient décrites les propriétés d’un
individu et de sa famille, et l’ensemble des droits qui y
étaient attachés. Le terrier devient alors le plan terrier, faisant passer la matérialité de la terre dans un autre ordre
de réalité –d’existence–, symbolique, c’est-à-dire dont le
sens est tendu vers des finalités précises: l’affirmation juridique de la propriété individuelle du sol, la planification de
la perception de l’impôt. L’espace ainsi mis en figures
permet la promotion d’un référent autre que le sol. Il n’est
plus que le support et le réceptacle d’autres valeurs que la
terre elle-même cultivée pour la survie. Il devient le fairevaloir de l’argent, de la richesse, de la fortune, en même
temps qu’un outil d’asservissement de ceux qui en sont
dépossédés et qui pourtant en dépendent pour leur propre
survie.
À partir de cette transformation, des connexions peuvent être établies avec d’autres logiques institutionnelles
comme par exemple le suffrage censitaire qui lia pendant
longtemps le pouvoir de vote au niveau de revenu de la
personne, lequel était fortement lié à l’exploitation d’un
patrimoine foncier. Les représentations se succèdent et se
complètent qui, tantôt avalisent des inégalités sociales
(comme le suffrage censitaire), tantôt les masquent à bon
escient au profit d’égalités formelles (comme le suffrage
universel et les Droits de l’Homme et du Citoyen) qui tendent à produire un système dans lequel se joue la prolongation du statu quo de la distribution des pouvoirs ou leur
captation.
Du côté de l’appropriation “collective” 14, les paroisses
13- REY Alain (dir.), 1998, Dictionnaire historique de la langue
française, éd. Le Robert, Tome 3, Paris, p. 3801.
14- Les guillemets sont de rigueur tant il est vrai que le caractère collectif de cette appropriation de l’espace est tout relatif
et n’est souvent le fait que de quelques notables nantis de la
terre, de l’argent et de l’instruction, véritables pouvoirs autorisant une action sur l’espace. L’appropriation si elle est collective reste bien le fait des représentants de la collectivité... (Cf.
Infra).
Travaux et documents
de base à la création des communes aux lendemains de
la Révolution, période qui inaugure l’invention et la multimune comme circonscription pour désigner une “communauté de gens” 15, devient alors un procédé couramment
du territoire dans lequel ils sont inclus. Le territoire devient
partie prenante de cette identité politiquement produite, au
risque qu’il n’en devienne un jour le seul et l’unique ressort.
Or, si avant que n’explosent les mobilités il est probable
que la commune renvoie aussi à un espace social dense
de relations directes, comme semblent l’avoir été les communautés anciennes, la commune tend à n’être plus
aujourd’hui qu’une simple maille territoriale, ou une dénomination pour signifier “d’où l’on vient”. Restent alors la
désignation d’un pouvoir politique - le Conseil municipal
comme rouage de la formation de décisions politiques articulées aux autres échelons territoriaux - et d’une fonction
administrative – celle du maire, premier magistrat de la
République exerçant son pouvoir constitutionnel de police
ainsi que la gestion des affaires communales.
Le territoire : pouvoir de quelques-uns, discours
patrimonial et neutralisation des inégalités
La commune renvoie donc probablement encore
aujourd’hui à de multiples acceptions propres à chaque
individu et/ou groupe social, en fonction de son histoire
sociale particulière 16. Pourtant, en matière de maille territoriale, l’économie ne saurait être faite d’une identification
des hommes et des femmes qui font de ce symbole un instrument politique. Dans sa thèse sur les créations de communes dans le Midi méditerranéen, Jean-Marie Dréano 17
analyse des cas concrets de procédures de création d’une
commune sur près d’un siècle. Il remarque ainsi que les
communautés rurales paysannes ou villageoises ont souvent été des entités socio-spatiales à partir desquelles des
communes ont été créées. Les paroisses n’ont donc pas
été les seuls référents pour la création des communes. Les
15- REY Alain (dir.), 1998, op. cit.
16- Le constat s’applique bien sûr aux chercheurs qui travaillent sur l’intercommunalité et qui – effet d’objet oblige –
valorisent certaines problématiques aux dépens de bien
d’autres possibles, comme c’est le cas dans cet article.
17- DREANO Jean-Marie, 1997, Idéologies spatiales et créations de communes : le cas du Midi Méditerranéen de 1884
à 1996, thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Paul Ferrier, Aix Marseille 1.
Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
rapports sociaux, notamment les rapports de classe, ont
communauté plus vaste dont ils n’avaient jusqu’ici
souvent été les déterminants majeurs du découpage communal. L’initiative en revenait ainsi presque toujours (et
qu’une vague idée.
pour cause) aux personnes lettrées et informées du village
Ce caractère ténu de la conscience nationale sera
ou du hameau à partir duquel était revendiquée une création de commune. Au demeurant, il s’agissait souvent des
encore longtemps observable, comme en témoignent de
propriétaires terriens ou de leurs représentants, tels les
fermiers, qui simultanément défendaient leur maître, leur
position sociale et leur niveau de vie 18. En obtenant le
rares écrits populaires. En effet, quand des traces écrites
nous parviennent pour nous conter la vie quotidienne des
paysans du XIXe siècle c’est pour constater à quel point
l’alternative était cruelle. Un paysan bas breton 21 avait
statut communal ceux-ci trouvaient là un moyen commode pour renforcer une position sociale dominante au
ainsi le “choix” entre rester au “pays” et subir les rapports
économiques locaux qui le maintenaient dans sa misère
sein de leur communauté et/ou de mettre à distance un
ou être enrôlé de force dans les armées du second
groupe potentiellement concurrent en la matière, socialement indésirable 19. C’est donc une classe sociale intel-
Empire. Cet exemple montre que c’est dans ce voyage
forcé et par l’instruction à laquelle par hasard ce paysan
lectuellement et économiquement dominante qui tient la
plume pour rédiger les pétitions au gouvernement dans
aura pu accéder qu’il aura pu faire l’apprentissage des
lesquelles figurent des argumentaires savamment
ciselés pour mettre en scène des cohérences géographiques, paysagères, historiques, voire comportementales, par de-là les inégalités sociales et les conflits d’intérêts. Le territoire devient le levier de production d’une
unité sociologique plus fictive qu’effective. Cette repré-
65
lettres, et intégrer l’idée d’une France une et indivisible que
symbolise le territoire national. L’armée et l’éducation semblent bien être ici – surtout à l’époque – les deux premiers
(et uniques?) vecteurs qui historiquement auront permis
d’enclencher cette acculturation des masses. Une idéologie nouvelle peut ainsi prendre place dans l’imaginaire
sentation unitaire de la diversité sociale neutralise à
social qui signe l’entrée dans de nouveaux rapports sociospatiaux et une relation particulière à “l’étranger”. Plus tard,
bien des égards les rapports sociaux concrets. L’exercice était cependant obligé pour qui voulait mettre toutes
les médias et la mobilité croissante des populations accéléreront cette production d’une conscience nationale.
les chances de son côté et ainsi faire reconnaître
auprès du pouvoir central son hameau de résidence
comme chef-lieu “naturel” d’une commune républicaine.
D’autres nombreux exemples attesteraient que le
découpage territorial est avant tout un acte de pouvoir
Ainsi, la logique révolutionnaire du principe d’égalité des
citoyens de la République couplée à l’idéologie territoriale qui venait le renforcer, est reprise par les pétition-
(défensif ou offensif) mis en œuvre par les dominants.
L’histoire de la constitution des Départements en témoigne
où l’éclatement des pouvoirs provinciaux était l’un des pre-
naires qui font leur, ce nouvel argumentaire tendu vers
le renforcement de l’unité nationale et la rupture avec
miers objectifs des membres du Comité de la Constituante
préparant le démantèlement politique de feu la France
d’Ancien Régime. L’espace cartographique devient alors
une arme particulièrement efficace, tenant une place
majeure dans les argumentaires qui opposent provincialistes et centralisateurs. Marie-Vic Ozouf-Marignier 22
les pouvoirs déchus. L’avènement de la République
consacre donc la double représentation spatiale du territoire national maillé en communes - “socles de la
République” 20 -, et sociale des individus membres de
communautés locales qui, à partir de cette date, se
représentent eux-mêmes comme les concitoyens d’une
18- Il s’agit là des principaux ressorts de la grille de lecture utilisée par A. Siegfried dans son Tableau politique de la France
de l’ouest (1995, éd. Imprimerie Nationale éditions, coll.
Auteurs de l’histoire, Paris, 636 p.)
19- J. M. Dréano cite quelques exemples de communes
ouvrières nées de la démarcation des communautés rurales
villageoises qui les entouraient et auxquelles cette population
n’était pas mélangée.
20- Expression utilisée récemment par les sénateurs pour justifier leur refus de voir l’élection au suffrage universel accordée
aux représentants des Communautés de communes dans le
cadre des débats concernant la loi “Démocratie de proximité”.
extrait quelques exemples emblématiques de ce procédé
utilisé par les Constituants où les intentions sous-jacentes
étaient tenues à distance pour que puissent avoir lieu les
travaux du Comité chargé de la mise en place des départements. Elle montre ainsi comment deux tendances poli21- ROUZ Bernez, 1999, Jean-Marie Déguignet, 1834 – 1905.
Mémoires d’un paysan bas breton, éd. An here, Ar RelegKerhuon, 462 p.
22- OZOUF-MARIGNIER Marie-Vic, 1989, La formation des
départements français : la représentation du territoire français
à la fin du 18ème siècle, éd. EHESS, Paris, 363 p.
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Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
tiques opposées vont ainsi utiliser un même support – la
carte et la pensée spatiale – pour conserver ou briser les
rapports sociaux établis. Avant même la Révolution, les
Consécration du territoire et invention de la
Nation
premiers aristocrates à avoir développé cette pensée
La communauté nationale politiquement construite est
“géométrique et pondérale” 23 de l’espace étaient bien
bien le fruit d’homo imaginans 27. La pensée spatiale dont
conscients de l’efficacité potentielle qu’une telle représentation recelait. Le géographe Robert de Hesseln propose
les dirigeants ont fait la promotion est judicieusement
mobilisée pour servir un projet politique qui donne ses
ainsi en 1780 de découper la France:
bases à la République et aux procédures démocratiques.
« ... en des cartes de dix grandeurs uniformes régulièrement
graduées par le nombre neuf dont la mesure et le nivellement
Si cette pensée n’est pas forcément connue de tous quant
à sa genèse, elle constitue bien un patrimoine commun,
établis à perpétuité sur le terrain offriront enfin des bases certaines aux propriétaires et à l’administration. » 24
une façon de penser intégrée par une majorité de conci-
Turgot n’en dit pas moins quand il imagine d’utiliser la
qui tendent, comme quand émergent les chefferies exer-
puissance de cette représentation géométrique pour inculquer l’idéologie du territoire national. Il s’agit bien de créer
çant des fonctions de direction dans les communautés villageoises, à acquérir une autonomie. Une “classe” 28
sociale naît, dont la raison d’être est simultanément une
fonction et un espace 29. La constitution du territoire
un lien avec les différents niveaux territoriaux “naturellement” qui est l’équivalent d’un lien organique, maternel,
toyens dont la vie sociale et politique est ainsi spécifiquement orientée. Cette logique crée de nouvelles fonctions
familial. Ainsi se prépare l’invention de l’unification par la
lettre qui doit parachever deux mille ans d’unification par
les armes. Il suffit donc pour Turgot:
national survolée à l’instant est bien aussi celle de l’entrée
« …[d’] imaginer un plan qui liât par une instruction à laquelle
conformer, qui liât, dis-je, les individus à leurs familles, les
acteurs de cette dynamique sociale et politique issue de
1789 produisent une institution, la Constitution, qu’ils sacralisent: en inscrivant des mots dans la pierre, en ressassant
dans tous les manuels de droit qu’elle est la loi suprême pro-
familles au village ou à la ville à qui elles tiennent, les villes à
tégée par tout un dispositif juridique complexe porté par des
l’arrondissement dans lesquels ils sont compris, les arrondis-
figures qui en garantissent la stabilité (le Président, les
sages inamovibles du Conseil constitutionnel, la justice, la
on ne pût se refuser, par un intérêt commun très évident, par
la nécessité de connaître cet intérêt, d’en délibérer, de s’y
sements aux provinces dont ils font partie, les provinces enfin
à l’État (1787). » 25
Un espace propice à la production d’individualités au
service d’autres individualités politiques et économiques
est donc inventé, véritable terrain de jeu d’une partie
d’échec où il s’agissait de briser des pouvoirs locaux établis – comme à Toulouse ou dans le Dauphiné où les
édiles disposaient de leur propre État. Les enjeux étaient
clairement affichés: casser les féodalités tout en unifiant la
Nation. Sieyès affirmait alors à propos de l’approche par la
carte qu’il:
« ... ne [connaissait] pas de moyen plus puissant et plus
prompt de faire, sans troubles, de toutes les parties de la
France un seul corps et de tous les peuples qui la divisent,
une seule Nation. » 26
23- Ibid.
24- Ibid.
25- Ibid.
26- Ibid.
Travaux et documents
sur le devant de la scène de l’espace et du territoire qui
supplantent et neutralisent les dynamiques sociales au
profit de la fonction et des intérêts de quelques-uns. Les
police et, si besoin était, l’armée). Ce texte est bien la formalisation et d’une organisation politique et territoriale spécifique à l’intérieur de laquelle se joue la distribution des
27- Expression due à Cornélius Castoriadis - 1999, L’institution imaginaire de la société, éd. Seuil, coll. Point Essais,
Paris, 538 p, 1re édition 1975 – où l’auteur démontre que tous
les hommes sont des êtres “imaginants”. De ce point de vue
ils sont d’égale condition. À ceci près que si les rêves de certains n’ont d’effets que dans leur sphère privée, l’imaginaire
d’autres personnes – individus ou groupe social en position
sociale favorable à l’exercice du pouvoir de faire advenir leur
utopie - est susceptible d’avoir des effets concrets qui rejaillissent dans la dynamique sociale (cf. pp. 238 et 239).
28- Nous mettons ici les guillemets car le concept de classe
pose problème, dans son acception marxiste, il renvoie à des
groupes sociaux aux intérêts économiques opposés et
conflictuels, et surtout à la conscience que ces membres
auraient d’être dans une même condition sociale, de partager
les mêmes intérêts ; ce que nous ne saurions formellement
démontrer à propos des élus (surtout du suffrage universel,
moins du suffrage professionnel), même si les multiples
réunions auxquelles nous avons assisté nous laissent penser
qu’une telle conscience existe.
29- Jean-François Poncelet, président du Sénat aime à rappeler régulièrement que la loi constitutionnelle fait des Sénateurs, “les gardiens des personnes, des biens et du territoire”.
Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
pouvoirs. Ainsi légitimés par le jeu institutionnel, des acteurs
sont mis en position de pouvoir intervenir aussi bien sur l’organisation sociale que sur l’espace physique en monopoli-
d’un pouvoir d’administration autonome et décentralisé.
L’exercice de certaines compétences a été retiré à leurs
dirigeants, laissant le champ libre à qui voudra pour ima-
sant la possibilité de produire des normes, notamment: la
giner – hors du système administratif et politique - d’autres
loi, le règlement, la directive, les programmes.
fonctions. Les autres logiques montantes de ces deux der-
67
niers siècles - l’économie moderne, la finance, la gestion –
Derrière ces formes, derrières ces institutions, l’espace
physique ainsi que les temporalités anthropologiques et
sociales sont niés au profit de l’objectivation d’espaces et de
ont été imposées comme formes privilégiées, valorisées et
toujours un peu plus recherchées du lien social. En effet,
derrière les Communautés de communes s’insinuent sur-
temporalités politiques, économiques, voire techniques, qui
tout des Établissements publics de Coopération Intercom-
retombent sur les liens sociaux. La matière rugueuse est
recouverte d’espaces conçus, subjectifs, lisses, d’où peut
munale à fiscalité propre 31 dont la caractéristique princi-
jaillir à son tour le territoire, support de projets politiques. Ce
sont ces espaces fragmentaires que le travail idéologique se
doit de légitimer. Comment? L’utilisation métonymique du
territoire est l’une de ces possibilités. Le territoire recouvre
ainsi et engage l’ensemble des citoyens dont l’existence ne
saurait être conçue hors de ce cadre, sauf à concevoir une
démocratie déterritorialisée... Une chaîne logique d’idées –
au sens fort de concepts articulés tendant à faire système,
pale est de tendre vers toujours plus de spécialisation. La
vocation générale des collectivités territoriales cède peu à
peu la place à leur spécialisation, à l’image de ce que la
division du travail de type taylorien avait permis de faire
dans le monde de l’entreprise. Ces regroupements de
communes sont créés pour constituer des organisations
où l’histoire, la géographie, la sociologie et la statistique
sont convoquées pour définir dans quelle mesure ces territoires sont “cohérents” et “pertinents”.
une idéologie – est ainsi produite qui fonde de nouveaux
principes de représentation du monde, de soi dans ce
monde, et d’un champ particulier des possibilités d’action, de
Ce travail de légitimation d’un nouveau découpage
ouvre un marché considérable aux cabinets d’études qui
transformation de ce monde. La matérialité des corps et de
l’espace est bien sûr toujours là, omniprésente. Seuls changent les détours par lesquels hommes et femmes tissent
ne saurait avoir comme plan autre chose que des chapitres
correspondants aux lignes de financement définis dans le
leurs rapports où l’espace et le rapport à l’espace jouent un
rôle qu’il conviendrait d’évaluer. Un nouveau type de traces
laissées dans l’espace physique peut voir le jour. Ainsi, après
la culture du sol, vient l’aménagement de l’espace puis
l’aménagement du territoire, voire des territoires.
déroulent les recettes éprouvées du diagnostic territorial qui
cadre du contrat de plan État/Région, lui-même inscrit dans
les orientations des fonds européens. Une chaîne d’interdépendance est constituée qui lie découpage de l’espace et
mise en place de procédures économiques. Connue et
reconnue par toute la classe politique du bas de l’échelle 32
jusqu’au sommet de l’État, il apparaît alors naturel de proposer, à l’instar des deux têtes de l’exécutif:
« ... [d’]inscrire dans la Constitution le droit à l’expérimenta-
ILLUSTRATION
INTERCOMMUNALE
tion pour les collectivités locales..., (d’opérer) d’importants
transferts de compétences en prenant appui, en particulier
La carte de France est, à bien des égards, une institution. Peu de personnes oseraient y toucher, familiarisées
par “une instruction à laquelle [elles n’ont pu] se
refuser...” 30. Plus d’un siècle de réformes intercommunales (qui débutent en 1890) n’a pu aboutir à la disparition
des communes dont certains révolutionnaires voulaient
déjà la diminution aux lendemains de 1789. La loi d’Administration du Territoire de la République (ATR) de 1992,
sonne le glas de la commune en tant qu’institution politique, au sens fort du terme: renvoyant à la consécration
30- cf. supra la citation de Thouret.
sur le fait régional (et pour) territorialiser les dotations et
concours financiers. » 33.
La logique est ensuite déroulée où la commune et le
département sont artificiellement maintenus dans le discours au même niveau que les autres collectivités territo31- La formule suffit à elle seule, elle montre la logique d’un
système fermé sur lui-même : où est l’espace ? où sont les
gens ? Seules les institutions apparaissent, tournant sur ellesmêmes.
32- cf. toute la presse locale bas-normande
33- Ces propos sont ceux du chef de l’État et du Premier
ministre parus sous le titre : “Lionel Jospin et Jacques Chirac
divergent sur la poursuite de la décentralisation”, in Mairie
Info, journal d’information de l’Association des Maires de
France, 9 avril 2002.
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Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
riales alors que la réalité des transferts de compétences ne
cesse de contredire ce schéma:
de techniciens, d’agents administratifs rompus à la comptabilité publique, de chargés de missions économiques,
« On pourrait à terme envisager la coexistence du couple
d’urbanistes, chacun d’entre eux représentant un spécia-
commune-intercommunalité et renforcer les complémenta-
liste capable d’évoluer dans des réseaux particuliers d’ac-
rités entre départements et régions sur la base d’accords
teurs. L’élu devient responsable d’une véritable entreprise
qui va contractualiser avec ses homologues dans le cadre
librement négociés, dans le respect de l’identité et de la vocacompétences entre l’État et les collectivités locales doit s’ins-
de contrats pour la mise en place de service qui ne sont
plus publics - gratuits et s’adressant à tous, sans distinc-
pirer du principe de subsidiarité... Les décisions doivent être
tion aucune -, mais neuf schémas de services collectifs -
prises au niveau le plus favorable à l’efficacité et à leur mise
s’adressant à des groupes pour lesquels la frontière est
en œuvre... , [c’est-à-dire] qu’un seul niveau de collectivité
floue entre ce qui relèverait de la satisfaction d’un besoin,
de la formulation d’une demande (donc de la création
tion propre de chaque collectivité. [Mais], la clarification des
devrait être compétent dans chaque matière [avec, si poscomme chef de file... »
d’une clientèle). La rhétorique et les dynamiques concrètes
du développement local sont là pour attester de ce glisse-
sible, la possibilité] qu’une collectivité puisse être désignée
Tout le monde s’accorde donc aujourd’hui à reconnaître
ment vers une logique d’entreprise où l’action au service
l’intercommunalité comme une nécessité et l’idéologie qui au
fond la justifie: malgré les cadres géographiques, et les fonctions qui y sont attenantes, le débat n’est donc plus là 34. Le
du citoyen se distingue mal de celle menée en direction du
consommateur 37. Dans cette perspective la “sémantique
institutionnelle” 38 se trouve être traversée de nouveaux
découpage ainsi repris du territoire national en vue de pro-
maîtres mots, stigmates de cette transformation en pro-
duire un maillage de base plus large s’accompagne d’une
transformation de la fonction d’élu. Le souci des acteurs de
cette recomposition n’est bien sûr plus motivé par le
fondeur du sens et de la fonction alloués aux territoires
communautaires.
On y retrouve pêle-mêle les mots et expressions de
projet de souder les populations entre elles par l’unification de la nation dont l’uniformisation de l’organisation
administrative était un levier. Les Maires et Conseillers
généraux, après avoir été invités à devenir de véritables
entrepreneurs avec les lois de décentralisation 35, sont
maintenant enjoints d’opérer la “révolution intercommunale” 36 que leur commande la logique propre des grands
élus nationaux et européens pour lesquels la proximité
diagnostics de territoire, atouts/inconvénients, ressources/opportunités, projet, contrat, management,
gouvernance, économie d’espace et de moyens 39, de
public cible, niches/créneaux de développement, pro-
n’est pas synonyme de développement du lien social de
face à face mais bien d’efficacité économique engageant
tous les échelons territoriaux. Il s’agit pour les élus d’une
véritable révolution culturelle qui leur impose simultanément, un changement d’échelle de référence – dont
témoigne la prolifération des cartes en tous genres avec
lesquelles ils ont à jongler, la croissance des embauches
34- La loi du 13 juillet 1999, dite de Renforcement et de Simplification de l’Intercommunalité, a été produite au sein de la
Commission Mixte Paritaire (CMP) du Parlement qui réunie
des représentants des deux Assemblées. Cette procédure
évite ainsi une longue navette parlementaire qui témoigne
souvent de la conflictualité d’un texte de loi, comme ce fut le
cas pour la loi ATR de 1992 qui ne fut votée qu’à quelques
voix. 1999 est donc l’année du consensus intercommunal...
35- Pour un témoignage: FAYOL Gérard, 1989, La vie quotidienne des élus locaux sous la cinquième République, éd.
Hachette, Paris, 275 p. Et pour un appel : ERGAN Louis et LOEIZ
Laurent, 1977, Vivre au pays, éd. Le cercle d’or, Les SablesD’Olonne, 180 p.
36- Expression phare du rapport Mauroy (octobre 2000) intitulé : Refonder l’action publique locale.
Travaux et documents
motion des territoires, concurrence territoriale, etc. À
n’en plus douter, les élus sont bien devenus un rouage
parmi d’autres d’un système économique et financier
dans lequel ils mènent leur action. Le dernier exemple
qui atteste de cette évolution est bien la mise en place
des “pays” où, comme la communauté, comme le territoire, comme la région à une certaine époque, des
concepts particulièrement polysémiques - donc mobilisateurs – sont utilisés pour faire la promotion d’une
idéologie. En l’occurrence, le “pays” mâtiné de références identitaires 40 et culturelles en France, n’a pour
fonction que de restructurer l’administration locale et
37- On peut prendre pour exemple l’implantation d’un centre
commercial où les entreprises jouent entre elles le rôle de
produit d’appel avec un effet cumulatif à la clé pour les élus
des collectivités à la recherche de rentrées fiscales toujours
plus importantes...
38- ABÉLES Marc, 1999, “Pour une exploration des sémantiques institutionnelles”, Ethnologie Française, vol. XXIX, n° 4,
pp. 510-511.
39- Principe de base de la dernière loi aux implications intercommunales fortes, la Loi Solidarité et Renouvellement
Urbain (SRU), 13 décembre 2000.
40- Pour une illustration, voir: HOUÉE Paul, 1982, “Le pays”,
Géopoint, Groupe Dupont, éd. université de Genève et université de Lausanne, pp. 69 – 79.
Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
d’élargir le cercle des acteurs participant au développement économique des sociétés locales. Inspiré du modèle
italien des districts industriels - que reprend à son compte
Ainsi, s’organise un détour qui va de l’homme à luimême en passant par des mondes différents - la religion,
le droit, l’économie, la statistique, la finance, le pro-
la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action
gramme, la carte, etc.-, comme autant de médiations qui
Rurale (DATAR) sous le nom de Système Productifs
Locaux (SPL) -, ce n’est pourtant pas cet aspect des
s’intercalent entre l’homme et ce réel que deux mille ans
choses qui tient le devant de la scène lorsque l’on observe
la dynamique intercommunale de mises en place des
“pays”. Et c’est à bon droit qu’on peut se demander pour-
69
de christianisme et de philosophie de l’esprit ont consacré
comme nous étant extérieur. Ce détour contient et est
rendu possible par un pouvoir particulier: celui de figurer le
réel pour, partant de sa transformation, organiser des inter-
quoi appeler cette dynamique projet de territoire ou pays
ventions qui rejaillissent sur lui. Mais, malgré cette pers-
si, au fond, il s’agit de mettre en place des SPL 41 ?
pective, le triomphe du virtuel sur le matériel ne peut être
qu’apparent. À tout moment de cette activité créatrice
conceptualisée par C. Castoriadis 43 et qui caractérise
Conclusion
l’humain, sa condition matérielle est là qui se rappelle à lui
ne serait-ce que sous l’angle de son inéluctable dégrada-
Les Communautés de communes ne s’apparentent
donc plus ici qu’à un discours idéologique où l’espace et les
tion. Cette condition dialectique des humains qui en fait à
la fois des êtres matériels et des homo imaginans semble
hommes sont mis en représentation pour rendre possible
l’organisation de l’espace et la conformation des citoyens à
cet impératif économique qui semble depuis bien longtemps
avoir cependant été oubliée au profit de raisonnements qui
partent du lien social institué, c’est-à-dire de la codification
du réel. C’est pourquoi le projet d’une géographie (auto)critique peut être formulé qui, parce qu’elle aurait pour objet
avoir perdu sa perspective domestique. Elles apparaissent
plutôt comme des univers réglés où une classe politicoadministrative semble réagir aux ordres de systèmes apparemment autonomes dans lesquels ses membres sont ins-
les hommes-matière formant société sur la matière terrestre qu’ils aménagent, ne saurait sur-valoriser l’une des
conditions de l’humain plutôt que l’autre. L’hypothèse peut
crits (systèmes économique, juridique, financier, etc.). Ces
donc être faite qu’en interrogeant la dimension matérielle
systèmes idéologiques introduisent un “vide entre les sujets
atomisés qui obtiennent leur propre pouvoir par l’accès aux
des institutions, une critique et une meilleure compréhension de celles-ci sont possibles.
institutions” 42. Entre la communauté rurale villageoise
ancienne et la Communauté de communes, un changement
de civilisation semble donc s’être opéré où sont mis en mouvement hommes et femmes, où est aménagé l’espace biophysique, à partir de concepts, de représentations, d’institutions. Le passage de la communauté à la société qu’avait
conceptualisé F. Tönnies se joue probablement en partie
aussi dans cet état de fait. La production démultipliée et hiérarchisée de ces figures du réel relègue au second plan la
matérialité des humains et de l’espace. Le virtuel devient
l’un des points de départ possible, et constitue un passage
obligé participant à la transformation du social.
41- MARCELPOIL E., (à paraître), “La production de territoire
en économie régionale : de la figure emblématique du district
industriel à sa valorisation politique. Une lecture en région
Rhône-Alpes”, actes des journées d’études de Tours 9-10
novembre 2000 : Peut-on lire les territoires ? Questions méthodologiques. Et quelles articulations entre l’espace et territoire,
laboratoire Ville-Société-Territoire, université de Tours, document photocopié.
42- LIANOS Michalis, 2001, Le nouveau contrôle social. Toile
institutionnelle, normativité et lien social, éd. L’Harmattan, coll.
Logiques sociales, Paris, p. 184.
L’intercommunalité entre dans ces objets institués qui,
par le biais de discours armés de cartes, de statistiques et
de références identitaires passées (comme le terme communauté l’évoque encore parfaitement), manipulent des
combinaisons de représentations pour faire sens. Dans
cette perspective, le processus intercommunal tel que
nous l’étudions reflète bien la soumission des individus
socialisés, à des univers conceptuels totalisants, pour la
légitimation desquels les métaphores territoriales instituées peuvent remplir la fonction de discours mobilisateur
(cf. l’inflation rhétorique actuelle autour du territoire ou de
la mondialisation). Pour qu’un tel processus soit possible,
un certain nombre de croyances semble devoir exister, ou
encore l’accès à la formation et à l’information pour comprendre leur genèse sociale et les enjeux politiques qui les
traversent doit être particulièrement restreint.
Dans ces ordres de croyance que l’homo imaginans a
43- CASTORIADIS Cornélius, 1999, op. cit.
N° 17, mars 2002
E
E SO
O
70
Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social
produits, se succèdent et se mêlent les effets de la
Bible, de la Loi et de la Constitution. Viennent aujourd’hui de nouveaux registres qui contiennent une indé-
brutalement à cette brutalité : dans le Droit, la Morale et
la Religion. 46
niable propension à une hégémonie 44 pour laquelle la
plus grande vigilance doit être développée et enseignée. On peut citer ici à titre d’exemple de croyances
modernes, le plan comptable ou la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) comme principales références
économiques, ou encore l’idéologie de la disparition de
l’espace, de la mobilité généralisée qui laisse de côté
la question des inégalités d’accessibilité, etc. Tous ces
concepts tendent à être sur-valorisés ; ce qu’avait
pointé en son temps F. Auriac dans un article portant
sur les “pays” comme “fétiche géographique” 45 au
même titre que région ou territoire.
Henri Lefebvre exprime parfaitement l’idée de ce
détour existentiel dont nous avons souligné quelques
linéaments. Sa démonstration fournit les arguments
pour une posture qui engage de rechercher où la
reconstruction de l’homme total, acteur de son histoire,
serait un horizon. La critique doit donc porter aussi
bien sur le mode de fragmentation analytique de cet
homme total (processus de catégorisation sociale et
spatiale) et les présupposés qu’il recèle, que sur le
réinvestissement politique de ces procédés scientifiques dans le champ social global ; des conséquences
sociales et spatiales en découlent certainement, qui
sont aussi politiques donc sociétales.
L’homme est une activité créatrice. Il se produit par son
activité. Il se produit – mais il n’est pas ce qu’il produit.
Son activité domine peu à peu la nature ; mais alors cette
puissance se retourne contre lui, prend les caractères
d’une nature externe et l’entraîne dans le déterminisme
social qui lui inflige de terribles épreuves. L’homme n’est
pas ce déterminisme – et cependant il n’est rien sans lui.
L’humain n’existe d’abord que dans et par l’inhumain.
Non seulement il dépend de la nature, mais dans la
société elle-même il est ce qu’il y a de plus faible. Soumis
à la brutalité biologique, l’homme s’oppose non moins
44- RIPOLL Fabrice, VESCHAMBRE Vincent, (à paraître), “Face à
l’hégémonie du territoire : éléments pour une réflexion critique”, Actes des journées d’études de Tours 9-10 novembre
2000 : Peut-on lire les territoires ? Questions méthodologiques. Et quelles articulations entre l’espace et territoire,
laboratoire Ville Société Territoire, université de Tours, document photocopié.
45- AURIAC Franck, 1982, “Le pays-territoire”, Géopoint, éd.
Groupe Dupont - université de Genève – université de Lausanne, pp. 19-45.
Travaux et documents
46- LEFEBVRE Henri, 1962, Le matérialisme dialectique, coll.
Nouvelle Encyclopédie philosophique, éd. Presses universitaires de France, Paris, pp. 133 et 134. Ce livre écrit avant la
Seconde Guerre mondiale fut inscrit sur la liste Otto des livres
interdits par Hitler et les fascistes allemands (information
donnée par l’éditeur). La thèse qui y est donc défendue avait
bien à voir avec la critique des idéologies. Rien de surprenant
donc qu’une telle critique gène ce type d’idéologies dont il ne
peut être aujourd’hui contesté qu’elles peuvent soulever les
foules.
L’IMPACT ÉLECTORAL DES NOTABLES FRONTISTES
EN BASSE-NORMANDIE ET EN PAYS DE LA LOIRE
JÉRÔME FOURQUET
CRÉSO
À observer la carte départementale du vote
P
Front national (FN) depuis 1984, on remarque
que la France de l’Ouest constitue depuis tou-
jours un isolat réfractaire au lepénisme. Cette réalité n’a
73
- UNIVERSITÉ DE CAEN
ESO - UMR 6590
départements étudiés (Bretagne, Pays de la Loire,
Basse-Normandie). Les cantons ruraux du Pays d’Ouche
et du Perche ornais et dans une moindre mesure la
façade orientale du Calvados (le Pays d’Auge) sont éga-
pas échappé aux responsables frontistes et notamment à
Bruno Gollnisch, secrétaire général du mouvement, qui
lement caractérisés par une implantation durable du FN,
déclarait lors du congrès départemental de Vitré (Ille-et-
1997 3.
qui a encore progressé lors des élections législatives de
Vilaine) en décembre 1996:
« Nous attachons une très grande importance à ce qui
Enfin, autre type de territoires marqués par un vote
se passe dans l’Ouest. Comme les résultats y sont plus
FN relativement important: les zones correspondant aux
faibles, c’est là que se dégagent les plus importants poten-
aires d’influence de notables frontistes, qui ont su se
constituer une clientèle électorale dépassant dans certains cas largement les rangs de la seule extrême-droite.
À la veille de l’élection présidentielle, où de par la division
de l’extrême-droite, jamais la question des 500 signatures 4 n’a revêtu une aussi grande importance et alors
que les dernières municipales de mars 2001 ont montré
tiels de progression qui peuvent faire évoluer sensiblement
notre moyenne nationale » 1.
Cependant la représentation d’un Grand-Ouest
constituant un bloc monolithique et hermétique au FN
demande à être nuancée. En effet, comme souvent en
géographie électorale, une observation multi-scalaire
apporte des éclairages différents et contribue à une
meilleure compréhension des phénomènes. Une analyse
à une échelle plus fine permet ainsi par exemple de faire
apparaître des « brèches » (certaines étant déjà assez
anciennes) au travers desquelles l’influence électorale du
parti de Jean-Marie Le Pen a pu se diffuser. Il s’agit tout
d’abord des communes littorales (de la Vendée au
Cotentin), marquées par une certaine réceptivité aux discours frontistes, ceci constituant le phénomène le plus
ancien et le plus connu 2. Autre terrain traditionnellement
favorable au vote FN, certains quartiers (voire certaines
villes) touchés par la crise et l’immigration, cette configuration n’étant toutefois guère présente dans les douze
1- « Le Front National cherche à accroître son influence dans
l’Ouest » in Le Monde 21/12/1996.
2- cf. Les travaux des géographes de l’ex-URA 915-CNRS sur
« L’Ouest politique, 75 ans après Siegfried », (actes du colloque de Nantes 26-27 mars 1987), publié dans Géographie
sociale, 1987, n° 6. (Publications de l’université de Caen).
Colette Ysmal parlait à propos de ce même phénomène sur
d’autres endroits du littoral de « vote balnéaire ». Dans sa
thèse, soutenue en 2001 à l’université de Nantes, Les comportements électoraux des communes du littoral de l’Ouest de
la France. Contribution à une géographie sociale des littoraux,
Philippe Le Ray consacre des développements intéressants à
cette question. Sur la dimension balnéaire, on citera également « Le FN en Bretagne Occidentale » de Jean-Luc
Richard. Les Cahiers du CEVIPOF- septembre 1999
que l’on assistait bien dans certaines localités à une institutionnalisation du vote FN/MNR (Mouvement national
républicain) 5, c’est cet aspect, moins étudié, que nous
souhaiterions plus particulièrement développer et expliciter dans cet article 6.
I- LA
PRÉSENCE DE NOTABLES FRONTISTES
COMME FACTEUR EXPLICATIF DE CERTAINES
«
ANOMALIES
RALE DU
»
DE LA GÉOGRAPHIE ÉLECTO-
FN
L’observation de la carte électorale au niveau communal et/ou cantonal relève parfois des anomalies, qui ne
lassent pas de surprendre. Alors que la géographie du vote
3- Voir à ce propos Jérôme Fourquet : Contribution de l’analyse géographique à la compréhension du vote FN. Monographie de l’Est ornais, à paraître
4- Ce qui renvoie directement à la question de l’existence d’un
réseau de notables mobilisable par l’un et l’autre des deux
candidats.
5- Ainsi à Orange par exemple, on n’a pas assez insisté sur le
fait que la liste Bompard avait été réélue dès le premier tour
avec 60 % des suffrages exprimés (soit 43 % des électeurs
inscrits) contre 31 % « seulement » en 1995 (soit 21 % des
inscrits)
6- cf. ROY Jean-Philippe, Le FN en région Centre 1984-1992,
L’Harmattan, 1993.
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E
E SO
O
74
L’impact électoral des notables frontistes
FN dans ces régions est marquée par une certaine homoCarte 1 - Le vote Front National dans le département de
la Manche aux élections législatives de 1997
moyenne qu’enregistrent les candidats frontistes sur une
Équeurdreville
Hainneville
Cherbourg
Beaumont-
Saint-PierreÉglise
Hague
limite de canton
Tourlaville
limite de circonscription
Octeville
Quettehou
numéro de circonscription
Valognes
Les Pieux
Bricquebec
Part du vote FN
par canton
Montebourg
Saint-SauveurSainte-Mère-Église
le-Vicomte
de 18 % à 20,9 %
de 15 % à 17,9 %
La Haye-du-Puits
Carentan
Saint-Jeande-Daye
Periers
professionnelles qui sont généralement les plus réceptives aux thèses défendues par le parti lepéniste comme
Granville
les commerçants, les artisans, les retraités et les
ouvriers. Dans les cas qui nous intéressent, il s’agit
d’espaces ruraux et périurbains assez paisibles où l’im-
Percy
Gavray
migration et l’insécurité ne sont connues qu’au travers
des médias et où la situation économique et sociale
Villedieu-lesLa-Haye- PoÎles
Pesnel
n’est pas des plus dégradées. Aucune des zones en
question n’a été frappée par la fermeture d’entreprises
importantes ni par une réduction conséquente des
Saint-Pois
Sartilly
Sourdeval
Brecey
Avranches
Pontorson
Juvigny-le-Tertre
Ducey Isignyle-Buat
Mortain
Barenton
Saint-Hilairedu-HarcouÎt
Saint-James
Le Teilleul
0
10
20 km
UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002
Source : législative 1997
Taux de chômage, population étrangère et vote FN
dans quelques cantons de la Manche
aux élections législatives de 1997 (tab. 1)
CANTONS
TAUX
PART DE LA
DE
POPULATION
DU
DU
CHÔMAGE
ÉTRANGÈRE
FN
CANTON
RÉSULTATS
POPULATION
Carentan
11,5 %
0,2 %
13,07 %
11 900
Saint-Lô
9,7 %
0,7 %
13,77 %
28 500
Gavray
9,2 %
0,4 %
12,25 %
5 300
Cerisy
8,8 %
0,2 %
11,56 %
5 100
Percy
8,4 %
0,3 %
16,09 %
5 000
Saint-Clair
7,6 %
0,3 %
18,96 %
7 100
Marigny
7,5 %
0,3 %
20,23 %
6 100
Villedieu
7,2 %
0,2 %
13,85 %
8 200
Tessy
6,9 %
0,3 %
15,42 %
5 200
Canisy
6,8 %
0,2 %
28,49 %
6 400
Torigny
6,5 %
0,1 %
17,76 %
11 700
Périers
5,5 %
0,3 %
10,10 %
6 200
Travaux et documents
vote FN ne parvient à épuiser la réalité du phénomène.
par une plus forte représentation de catégories socioSaint-Clairsur-Elle
Saint-SauveurMarigny Saint-Lo
Lendelin
Saint-Malode-la-Lande
Torigny-surCoutances
Canisy
Vire
Cerisy-laSalle
MontmartinTessy-sur-Vire
sur-Mer
Brehal
À première vue, rien ne diffère entre ces communes
Ces communes ou cantons ne sont caractérisés ni par
une présence immigrée plus importante qu’ailleurs, ni
< à 15 %
Lessay
commune, un canton, voire exceptionnellement sur plusieurs cantons.
et les zones qui les entourent et aucune explication traditionnellement mise en avant pour interpréter un fort
> à 21 %
BarnevilleCarteret
généité et par la relative faiblesse des résultats, notre
attention a été retenue par les scores bien supérieurs à la
emplois existants.
Ainsi, dans certaines communes, rien ne semble
pouvoir être retenu pour expliquer le score élevé du FN.
Mais dans certains cas, il semble bien qu’un vote FN
« anormalement élevé » et très circonscrit géographiquement puisse s’expliquer par la présence de personnalités localement 7 influentes. La notoriété et l’influence dont bénéficient ces personnes peuvent jouer
directement en leur faveur lorsqu’elles sont ellesmêmes candidates, ce qui correspond alors à l’influence
personnelle 8, ou d’une manière plus indirecte, c’est-àdire en faveur de candidats investis, si elles ne sont pas
elles-mêmes candidates (on parle alors de « relais d’influence »). Les élections législatives de 1997 nous fournissent un certain nombre de cas qui sont susceptibles
d’illustrer cette hypothèse.
7- La faiblesse des effectifs électoraux (communes ne comptant parfois que quelques dizaines d’électeurs) peut certes
rendre impressionnante en termes de pourcentage l’agrégation de différents comportements individuels : le vote non
concerté en faveur d’un candidat frontiste de quelques individus supplémentaires pouvant se traduire par une brusque
poussée...
8- Les Anglo-saxons parlent dans ce cas du friend and neighbour’s effect.
L’impact électoral des notables frontistes
II - INFLUENCE
PERSONNELLE ET
75
La clientèle électorale de Fernand Le Rachinel (tab. 2)
RELAIS D’INFLUENCE
CANTONS
PRÉSIDENTIELLES
1995
1 - L’influence ou le facteur personnel
L’exemple le plus probant est celui de
LÉGISLATIVES
1997
DIFFÉRENTIEL
+ 15,02 (+ 363)
Canisy
13,47 % (530)
28,49 % (893)
Fernand Le Rachinel, candidat dans la
première circonscription de la Manche où il
Marigny
12,14 % (453)
20,23 % (610)
+ 8,09 (+ 157)
St-Clair-sur-Elle
11,57 % (476)
18,96 % (624)
+ 7,39 (+ 148)
a recueilli 16,6 % des voix avec des
St-Jean-de-Daye
12,25 % (469)
18,45 % (566)
+ 6,20 (+ 97)
pointes à 20,2 % voire 28,5 % dans certains cantons contre 13,2 % pour le FN à
Percy
10,24 % (335)
16,09 % (427)
+ 5,87 (+ 92)
St-Lô
8,34 % (1367)
13,77 % (1614)
+ 5,43 (+ 245)
Tessy-sur-Vire
10,17 % (349)
15,42 % (453)
+ 5,25 (+ 94)
Torigny
13,08 % (922)
17,76 % (996)
+ 4,68 (+74)
Villedieu-les-Poêles
11,65 % (585)
13,85 % (529)
+ 2,20 (- 56)
l’échelle du département et 11,3 % dans
les deuxième et troisième circonscriptions
voisines (cf. carte 1). Ces scores « méditerranéens » peuvent surprendre à pre-
Carentan
10,88 % (727)
13,07 % (683)
+ 2,19 (- 44)
Gavray
12,20 % (411)
12,25 % (340)
+ 0,05 (- 71)
mière vue car Saint-Lô et sa région restent
des zones relativement préservées sur le
Périers
10,26 % (381)
10,10 % (285)
- 0,16 (- 96)
Cerisy-la-Salle
12,48 % (398)
11,56 % (297)
- 0,92 (- 101)
plan économique et n’ont rien à voir sur le
St-Sauveur-le-Lendelin 10,34 % (330)
9,15 % (234)
- 1,19 (- 96)
plan socio-culturel avec des régions qui
sont devenues les bastions du FN.
(en gras : les cantons appartenant à la première circonscription de la Manche)
En effet, comme le montre le tableau 1, les cantons de
la première circonscription de la Manche connaissent un
taux de chômage bien inférieur à la moyenne nationale
avec un maximum de 11,5 % sur Carentan et ses environs.
De même, et là d’une manière encore plus significative,
l’immigration y est des plus faibles, puisque Saint-Lô qui
abrite pourtant la plus importante communauté étrangère,
ne compte qu’environ 160 personnes soit 0,7 % de la
population totale...
L’important décalage existant entre l’ampleur du vote
FN dans ces localités et la faiblesse des phénomènes
socio-économiques qui habituellement favorisent un tel
vote incite à rechercher et à avancer une autre explication.
L’influence personnelle dont jouit Fernand Le Rachinel
explique, selon nous, en grande partie ses performances
électorales.
Fernand Le Rachinel est une figure très connue localement. Cet entrepreneur, d’une cinquantaine d’années
possède plusieurs entreprises dont une imprimerie à
Saint-Lô, qui font vivre plusieurs centaines de personnes
dans la région. Or, il semble qu’il soit parvenu, au fil des
ans, à traduire en terme électoral son influence personnelle et son « capital social » et à mobiliser à des fins politiques les ressources économiques et symboliques dont il
dispose, comme n’importe quel notable traditionnel des
terroirs de l’Ouest 9. En effet, fort de sa notoriété et du
prestige associé à son statut de chef d’entreprises compétent, Fernand Le Rachinel s’est lancé dans la compétition
politique avec succès. Il a été élu conseiller régional FN de
Basse-Normandie (il conduisait la liste FN dans le département en 1992), député européen en 1994 et il présidait
la Fédération nationale des Entreprises modernes et
Liberté (FNEML, organisation regroupant des chefs d’entreprises proches du FN). Il était également, ce qui est
beaucoup moins commun, conseiller général FN du
canton de Canisy 10 depuis 1988 où il fut élu avec 61,5 %
des voix puis réélu au premier tour en 1992 avec 54,7 %
des suffrages (1690 voix). Il était ainsi l’un des seuls
conseillers généraux FN de France, ce qui montre bien l’influence qu’il a su acquérir et entretenir. La détention d’un
mandat de conseiller régional et de conseiller général, est
venue accroître sa notoriété mais aussi son autorité et ses
pouvoirs. Grâce aux multiples ressources liées à sa fonction d’élu local (il siégeait dans plusieurs commissions du
Conseil régional de Basse-Normandie), il a pu développer
9- cf. par exemple : Armand Frémont, « La Basse-Normandie
conservatrice et la géographie des notables », Hérodote,
n° 33-34, 1984 « Les géographes, l’action et le politique ».
10- canton, où précisément il a obtenu son meilleur score :
28,5 %
N° 17, mars 2002
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O
76
L’impact électoral des notables frontistes
son influence et se constituer, dans la zone où il exerçait
les cantons voisins, que les gains ont été les plus forts.
son mandat, une clientèle électorale personnelle dépassant largement les rangs de l’extrême-droite locale comme
L’existence d’une prime électorale associée à cette
concentration géographique des gains en voix par rapport
l’ont montré les cantonales de 1988 (61,6 % des voix) ou
à 1995 tend à montrer que Fernand Le Rachinel a bel et
les dernières élections législatives de 1997 11.
bien bénéficié, dans son fief, d’un vote de type clientèlaire 13 en 1997. Et ultime preuve du poids prépondérant
L’existence d’une clientèle électorale propre à un candidat implanté localement pourrait être mise en évidence
par deux indicateurs assez simples. Le premier est
constitué par la prime électorale qu’obtient, dans un
espace donné, le candidat par rapport aux résultats que
son parti obtient d’habitude. Le second indicateur réside
dans la structuration géographique concentrique du vote
en faveur du candidat autour des zones où le candidat a le
plus d’influence (mandat électif, lieu de résidence, présences d’entreprises, propriétés foncières)
Comme le montre le tableau 2, Fernand Le Rachinel
semble avoir profité d’une prime électorale due à son
statut et à son action de notable. En effet, alors que la participation lors du premier tour des législatives fut moins
élevée qu’au premier tour des élections présidentielles de
1995 et que l’effet Le Pen était moins fort, Fernand Le
Rachinel obtint, au soir du 25 mai 1997, dans la plupart
des cantons de sa circonscription (à l’exception de ceux de
Villedieu-Les-Poêles et de Carentan) davantage de voix
que Jean-Marie Le Pen lui-même. Ces écarts parfois
importants (+15 points dans le canton de Canisy soit plus
363 voix, +8 points dans celui de Marigny soit plus 157
voix) par rapport aux scores de Jean-Marie Le Pen, qui
pourtant, était normalement censé avoir fait le plein des
voix FN 12, font clairement apparaître l’apport électoral
personnel du candidat, Le Rachinel, ou autrement dit sa
clientèle électorale. Par ailleurs, ces gains électoraux ne
sont pas répartis d’une manière homogène sur l’ensemble
de la circonscription. Comme le montre le tableau 2, Fernand Le Rachinel obtient moins de voix que Jean-Marie Le
Pen uniquement dans les cantons de Villedieu et de
Carentan, qui sont précisément les cantons les plus
excentrés de la circonscription et les plus éloignés de son
fief, Canisy, et inversement, c’est dans ce canton et dans
11- cf. : le cas relativement similaire de J. Durieux dans le Nord
mis en évidence par Serge Etchebarne, « Le FN dans le Nord
ou les logiques d’une implantation électorale » in Le Front
National à découvert, N. Mayer et P. Perrineau 1996, Presses
nationales de Sciences Po.
12- On notera de fait dans le tableau 2, les pertes de voix par
rapport à 1995 enregistrées par le candidat frontiste dans les
cantons de la circonscription voisine.
Travaux et documents
et déterminant de Fernand Le Rachinel dans la structuration au plan local de ce vote et de courant d’opinion en
faveur de l’extrême-droite, la décision prise de ne pas se
représenter en mars 2001 s’est traduit par une absence de
candidat du FN et du MNR, fait pour le moins inhabituel
dans un canton détenu par l’un de ces partis. Le Rachinel
se retirant, « l’anomalie électorale » disparaît, les appareils
partisans n’étant pas en mesure de prendre le relais.
On retrouve le même phénomène, mais dans des proportions beaucoup plus modestes, dans la cinquième circonscription du Maine-et-Loire (circonscription de Cholet).
Roger Baudry, agriculteur biologiste et régulièrement candidat pour le compte du Front national dans la région a
obtenu un score assez modeste, 11,25 %, sur l’ensemble
de la circonscription. Cependant de fortes disparités existent et certaines communes se sont montrées beaucoup
plus favorables. C’est le cas tout particulièrement de certaines communes du canton de Montfaucon. Le candidat
frontiste a en effet obtenu 23,7 % des voix à La Renaudière, 22,5 % à Tillières, 19,9 % à Montigné-sur-Moine et
encore plus de 16 % dans les communes de Saint-Andréde-la-Marche, Saint-Crespin-sur-Moine et Saint-Germainsur-Moine. Or comme le montre la carte 2, le canton de
Montfaucon jouxte précisément la commune de la Séguinière, localité dans laquelle réside Roger Baudry et où il a
recueilli 16,8 % des voix (contre 10,7 % sur l’ensemble du
canton, constitué essentiellement par une partie de la ville
de Cholet). Le fait que les meilleurs résultats de Roger
Baudry aient été justement enregistrés à proximité de son
lieu de résidence (et non pas à l’autre extrémité de la circonscription) et que dans certains cas il y ait obtenu
davantage de voix que Jean-Marie Le Pen lors de l’élection présidentielle de 1995, semblent prôner ici aussi pour
l’existence d’une clientèle électorale propre au candidat.
Paul Petitdidier dans la troisième circonscription de
Vendée, où il enregistra un score 14,4 % aux législatives
13- À un niveau beaucoup plus restreint on peut également
citer le cas de Christian Turin candidat dans la seconde circonscription de l’Orne qui obtint près de 33,5 % des suffrages
dans sa commune de Saint-Ouen de la Cour.
L’impact électoral des notables frontistes
77
FN de la Région Pays-de-la-Loire depuis 1992.
Aperçu de la clientèle électorale de Roger Baudry (tab. 3)
COMMUNES
PRÉSIDENTIELLES
1995
LÉGISLATIVES
1997
La Séguinière
10,3 % (219)
16,8 % (296)
+ 77
Saint-André-de-la-Marche
11,6 % (132)
16,5 % (150)
+ 18
Tillières
15,9 % (134)
22,5 % (150)
+ 16
DIFFÉRENTIEL
Saint-Macaire-en-Mauges
9,8 % (316)
12,4 % (319)
+3
Mazières-en-Mauges
11,3 % (63)
11,4 % (50)
- 13
Les Cerqueux
10,4 % (39)
9,1 % (25)
- 14
Nuaillé
13 % (100)
12,5 % (79)
- 21
Les communes indiquées en gras font partie du canton de Montfaucon, La Séguinière exceptée.Les autres communes appartiennent au canton de Cholet-2.
Il fut tête de liste FN dans le département de la
Vendée, ce qui, à l’instar du cas Le Rachinel
dans la Manche, a contribué à accroître sa visibilité. L’influence personnelle est bâtie cette
fois moins sur le statut de notable, au sens traditionnel du terme, que sur la notoriété acquise
grâce à l’ancienneté de la présence militante.
2- Les relais d’influence
L’exemple du canton de Saint-Paterne
dans le Nord de la Sarthe présente un cas
d’école. Le FN y recueille régulièrement ses
meilleurs scores du département, 15,1 % pour
Carte 2 - Le vote Front National dans le Sud-Ouest du
Maine-et-Loire aux élections législatives de 1997
fluence.
Chemillé
8,9 %
Beaupréau
9,4 %
Si l’on se place à un premier niveau d’observation en
considérant le canton comme unité de référence, on
Vihiers
11,7 %
Montfaucon
14,2 %
*
Cholet
10,7 %
s’aperçoit que le canton de Saint-Paterne se distingue net-
Cholet 2
29,4 %
0
Cholet 3
11,1 %
limite de canton
5
10 km
Part du vote FN par canton
> à 13 %
limite de circonscription
de 11% à 12,9 %
commune de La Séguinière
de 9 % à 10,9 %
canton de Cholet + Cholet 1er canton
<à9%
UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002
le candidat Gérard Bondoux le 25 mai 1997
contre 10,5 % sur l’ensemble de la première circonscription. La lecture des cartes est des plus instructives et l’observation multiscalaire nous permet d’appréhender
concrètement et précisément ce phénomène d’aire d’in-
Source : législative 1997
de 1997, constitue un autre exemple d’influence personnelle. Ce bon résultat, qui contraste avec le reste du département (moins de 9 % en moyenne) s’explique, en partie,
par le fait qu’il s’agit d’une circonscription littorale, toujours
plus favorable au FN que les circonscriptions situées plus
à l’intérieur des terres. Mais, il est probable que ce militant
frontiste ait également tiré les bénéfices de son implantation locale. Il avait déjà porté les couleurs du FN lors des
législatives de 1993 et de 1988 dans la même circonscription 14 et ces candidatures à répétition lui ont permis de se
faire connaître. Par ailleurs, il siège à la mairie des Sablesd’Olonne depuis 1989 comme conseiller municipal, ce qui
fait de lui l’un des seuls conseillers municipaux FN dans
l’Ouest de la France. Il est également conseiller régional
14- Cette permanence est à souligner car le turn-over des
candidats est généralement très élevé au FN.
tement des cantons avoisinants (carte 3a). En se plaçant
maintenant à un second niveau d’analyse et en retenant
cette fois la commune comme unité de référence, il apparaît que le vote FN répond à une distribution géographique
très particulière: grosso modo l’importance de ce vote
décroît lorsque l’on s’éloigne de la commune de Fyé (carte
3B). Ces bons résultats sont, selon nous, à mettre en relation avec l’influence qu’exerçait sur le canton Bernard Fautrad, dirigeant d’une entreprise employant plusieurs
dizaines de salariés. Il a été plusieurs fois candidat aux
élections cantonales et il était le suppléant de Gérard Bondoux, candidat frontiste, lors des dernières législatives. Le
fait que le meilleur résultat du canton (23,2 %) ait été enregistré précisément à Fyé et que les communes voisines se
distinguent également par de forts votes FN n’a plus rien
d’étonnant quand on sait que Fyé est précisément la commune où est implantée son entreprise. Il semble bien que
Bernard Fautrad ait su efficacement mobiliser ses connaissances et ses relations au profit du candidat frontiste dont
il était le suppléant.
Autre exemple de l’impact des relais d’influence, dans
la quatrième circonscription de la Manche, le candidat
N° 17, mars 2002
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L’impact électoral des notables frontistes
de pas moins de six autres maires de ce canton en
Carte 3a - Le vote Front National dans le Nord-Sarthe
aux élections législatives de 1997
faveur de la candidature de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 1995 15. Or, c’est dans ce canton
La Fresnayesur-Chédouet
14,2 %
Saint-Paterne
15,1 %
15,6 % sur l’ensemble de la circonscription.
Mamers
10,8 %
Fresnaysur-Sarthe
10,4 %
Marolles-lesBraults
10,1 %
Beaumont-surSarthe
11,4%
Sillé-leGuillaume
10,1 %
de Sainte-Mère-Eglise que le candidat frontiste a réalisé
le meilleur résultat de la circonscription 19 % contre
Il est probable que cette performance soit en partie
à mettre au crédit des réseaux d’influence construits
Bonnétable
10,3 %
autour de Jacques Duchemin. Le fait que six autres
maires aient également signé en faveur de Jean-Marie
Le Pen et que le canton soit presque uniquement com-
Ballon
9,7 %
Conlie
9,7 %
Part du vote FN par canton
0
5
10 km
> à 12 %
posé de communes de moins de 200 habitants laissent
de 11 % à 11,9 %
limite de canton
entrevoir le poids et l’efficacité que peuvent avoir ces
réseaux qui sont en mesure de mailler le territoire et
de 10 % à 10,9 %
limite de circonscription
de 9 % à 9,9 %
UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002
Source : législative 1997
d’exercer localement une certaine forme d’encadrement.
Carte 3b - Le vote Front National dans le Nord-Sarthe
aux élections législatives de 1997
Le Chevain
III- CONCLUSION
SaintPaterne
Arçonnay
Saint-Léonarddes-Bois
Saint-Paul-leGaultier
Sougé-leGanelon
Bérus
Gesnes-leGandelin
Assé-leBoisne
SaintVicteur
Saint-Georgesle-Gaultier
Hormis l’explication de quelques « anomalies » de la
géographie électorale du FN dans l’Ouest, notre
Champfleur
Moulins-leCarbonnel
Béthon
Ancinnes
Livet-en
Saosno
OisseauBourg-le-Roi
le-Petit Chérisay
Fyé
RouesséFontaine
Thoiré-sou
Contensor
Grandchamp
Saint-Ouende-Mimbré
Douillet
Saint- Coulombiers
GermainChérancé
sur-Sarthe
Saint-Aubinde-Locquenay
Piacé
Moitron-surSarthe
Part du vote FN par commune
> à 20,4 %
de 17,4 % à 20,4 %
Doucelles
Juillé
Saint-Christophedu-Jambet
0
2.5
Vivoin
limite de commune
< à 13,4 %
limite de circonscription
UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002
Source : législative 19
lepéniste, Raymond Lecœur, a obtenu 15,6 % des voix en
1997. Il avait pour suppléant Jacques Duchemin, maire FN
d’une petite commune du canton de Sainte-Mère-Eglise,
Ecoquenéauville. Cette personne semble d’une part,
appréciée localement, et d’autre part être prosélyte et politiquement active. En effet, elle est parvenue à se faire élire
maire malgré son étiquette frontiste qui dessert d’habitude
le candidat. Par ailleurs, elle a été citée en exemple aux
militants du FN pour son efficacité dans une publication
interne du parti, elle se targuait d’avoir obtenu la signature
15- « Les mairies secrètes du FN », Le Point, 01/03/1997.
Travaux et documents
localement et sur leur nom, un électorat dépassant le
simple cadre des sympathisants lepénistes et de se
constituer ainsi une clientèle électorale personnelle. Ce
phénomène, bien que quantitativement très limité 16,
vient cependant relativiser l’image qui donne à voir le
FN comme un parti à part, un parti en marge et protestataire, recueillant avant tout des voix anti-systèmes et
remplissant la célèbre fonction tribunicienne. En effet, le
5 km
de 15,4 % à 17,3 %
de 13,4 % à 15,3 %
démarche monographique menée à un très fin niveau
d’analyse a permis de mettre en lumière l’émergence de
notables frontistes succeptibles de capter et de fidéliser,
parti de Jean-Marie Le Pen dispose désormais et
notamment dans les campagnes de l’Ouest de vrais
notables dont certains sont élus 17. Et dans ces terroirs,
une partie des suffrages se portant sur le FN, n’est ni la
traduction d’un quelconque mécontentement, ni l’expression d’une certaine xénophobie mais bien celle
d’une adhésion à des personnalités bien installées et
16- Ceci a pris du temps et n’a pu se réaliser que dans des
contextes particuliers.
17- Le plus souvent, la détention d’un mandat ne vient que
renforcer un capital déjà existant : les personnes s’engageant
dans la compétition politique même au niveau communal possèdent la plupart du temps une certaine notoriété et une
influence liées à leur profession, leur fortune ou leur famille.
Sur ce sujet, on pourra se reporter à Marc ABÉLÈS, Jours tranquilles en 89, Editions Odile Jacob, 1989.
L’impact électoral des notables frontistes
79
N° 17, mars 2002
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appartenant à l’establishment local 18. Ainsi au tonitruant slogan « Sortons les sortants! », slogan choisi par
le FN lors des dernières législatives, intrinsèquement poujadiste et hostile aux caciques peut aussi correspondre,
dans les terres conservatrices de l’Ouest intérieur, un comportement électoral empreint de respect et de fidélité
envers certains notables. Cette amorce de notabilisation 19 dans des zones où le FN ne réalise pas de gros
scores et où il est encore assez mal implanté constitue,
selon nous, indéniablement un facteur et un signe d’une
certaine normalisation de ce parti.
18- Même si leur étiquette politique les place un peu à l’écart.
19- Que l’on pourrait observer à plus vaste échelle dans le
Sud-Est de la France, à Orange et Marignane par exemple.
INSÉCURITÉ, HABITAT ET RISQUE DE SÉCESSION SOCIALE
DANS LES VILLES EUROPÉENNES ET NORD-AMÉRICAINES
81
PROGRAMME ACI VILLE
FRANÇOIS MADORÉ (NANTES),
GÉRALD BILLARD (ROUEN), JACQUES CHEVALIER (LE MANS),
KARINE DELAFORGE (LE MANS), LOUISA PLOUCHART (RENNES II),
BENOÎT RAOULX (CAEN)
ette contribution est l’occasion de faire le point
nents, suscite plusieurs questions, auxquelles nous ten-
sur l’avancement du programme de recherche
“Insécurité, habitat et risque de sécession
tons d'apporter des éléments de réponse:
- Que veut-on dire par enfermement résidentiel et com-
sociale dans les villes européennes et nord-américaines”,
ment s’enferme-t-on? Faut-il réserver ce concept d’enfer-
programme financé par l’ACI Ville du ministère de la
Recherche. Cette réflexion a été développée dans cinq
mement aux seules gated communities ou d’autres formes
d’habitat (les copropriétés en immeubles collectifs ou
contextes géographiques différents, par six chercheurs
encore ceux des communautés dites “intentionnelles”,
appartenant ou ayant appartenu à ESO: la France
(F. Madoré et L. Plouchart), la République Tchèque avec
comme le cohousing ou les écovillages) ne représententils pas des formes d’enfermement? Enfin, la typologie pro-
Prague (K. Delaforge), le Sud-Ouest et le Sud-Est des
posée par J. Blakely et M. Snyder (communautés de style
États-Unis (avec respectivement G. Billard et J. Chevalier),
et enfin l’Ouest du Canada avec Vancouver (B. Raoulx).
de vie/zones de sécurité) suffit-elle à décrire toutes les
logiques des formes d’enfermement?
C
Nous allons présenter à la fois l’état de la réflexion sur le
sujet et les travaux empiriques engagés.
I-
ÉTAT D’AVANCEMENT DE LA RÉFLEXION SUR LE
SUJET
La réflexion collective s’inscrit dans trois dimensions
principales, que sont la question de l’enfermement résidentiel, celle de l’insécurité et de la sécurisation de l’habitat
et enfin celle du séparatisme et de la sécession.
1- La question de l’enfermement résidentiel
En partant de la littérature existante (Blakely et Snyder,
1997; Frantz, 2000; Le Goix, 2001...), le premier objectif
est de comprendre les fondements et la diffusion géographique des communautés fermées. Pour l’instant, c’est sur
le continent américain que l’auto-enfermement résidentiel
avec enclosure a suscité le plus d’études, sans doute
parce que le phénomène y a connu son paroxysme. L’enfermement résidentiel, en particulier sous la forme des
gated communities, représente en effet une dimension
incontestable des nouveaux habitats dans les grandes
agglomérations états-uniennes. Toutefois, même si ce
phénomène a fortement progressé durant le dernier quart
du XXe, il reste globalement une forme marginale d’habitat, sauf dans quelques concentrations géographiques
majeures. Ce processus de fermeture des espaces résidentiels, qui a tendance à se diffuser sur tous les conti-
- Ce questionnement complexe doit conduire la
réflexion vers une analyse des registres de la fermeture,
car ceux-ci peuvent être multiples. Dans une acception
minimale du concept de fermeture, deux formes semblent
pouvoir être distinguées: la première relève d’une fermeture physique ou d’une enclosure de l’espace résidentiel,
tandis que la seconde est plus subtile, ne se matérialisant
pas sous la forme de l’enclosure, tout en assurant néanmoins une protection souvent très efficace de l’espace
résidentiel. Nous soutenons donc le postulat que les gated
communities, perçues souvent l’archétype de l’enclosure,
ne constituent qu’une des formes de sécurisation résidentielle et qu’il existe quantité d’autres moyens pour s’enfermer que de dresser des murs et des portes, ce qui renvoie aux différents registres de la sécurisation des espaces
résidentiels (cf. infra).
- Enfin, au-delà de cette réflexion sur les registres de la
fermeture, nous nous efforçons de décrypter les logiques
permettant d’interpréter l’inégale présence des communautés d’auto-enfermement. Dans quels contextes, de
nature géographique ou sociétale, les promoteurs décident-ils la fermeture et quelle est la part de l’effet d’imitation dans le développement du phénomène?
2- La question de l’insécurité et de la sécurisation de l’habitat
Dans une situation globalement (mais pas nécessairement localement) insécuritaire, bien souvent l’insécurité
participe à l’argumentaire justifiant l’enfermement. En
N° 17, mars 2002
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Insécurité, habitat et risque de sécession sociale...
reprenant la double composante du sentiment d’insécurité
processus de réassurance sociale et de gestion du risque,
révélée par F. Furstenberg au début des années soixantedix (1971), à savoir “la peur” et “la préoccupation”, nous
en donnant à l’individu la sensation de maîtriser son environnement et en lui permettant de développer des rela-
interrogeons ce lien entre les registres de l’insécurité et les
tions primaires fondées sur des rapports d’interconnais-
registres de la fermeture, ce qui nous amène à formuler les
interrogations suivantes:
sance?
- Une attention particulière doit être accordée au rôle
- Peut-on établir un lien de causalité entre “la peur” du
des associations de propriétaires. En dehors des cas où la
délit ou du crime et le processus d’auto-enfermement résidentiel, et cette “peur” concerne-t-elle plutôt les biens ou les
fermeture est décidée par le promoteur, quelles sont les
conditions réunies pour qu’une association décide de l’en-
personnes? Par ailleurs, cet argumentaire sécuritaire est-il
fermement?
le même selon que les personnes sont âgées ou appartiennent au groupe des ménages avec ou sans enfants?
- Enfin, si l’enfermement est souvent interprété comme
une illustration de la fragmentation sociale et du désir
- Par ailleurs, quels sont alors les mécanismes géné-
séparatiste qui s’exprime dans différents registres et inten-
rateurs d’inquiétudes collectives au sein des sociétés
contemporaines du monde développé et susceptibles de
sités, voire de la tentative de sécession sociale et civique,
qu’en est-il dans la réalité? La réponse à cette question, si
favoriser la fermeture des espaces résidentiels? Trois
“préoccupations” doivent être privilégiées: la sensation de
perte d’autonomie, l’érosion de la communauté et ce que
tant est qu’il puisse y en avoir une, passe au préalable par
une réflexion sur le sens que l’on peut donner au concept
de sécession, car il semble bien que plusieurs acceptions
nous pourrions dénommer “l’insécurité écologique”.
- Enfin, un travail approfondi sur les registres de la
du terme coexistent, preuve s’il en est que l’effort de
conceptualisation est récent.
sécurisation de l’habitat doit être entrepris, car il est clair
que l’enclosure des espaces résidentiels, incarnée par le
phénomène des gated communities, ne constitue qu’une
des formes de la sécurisation résidentielle. En effet, certains aménagements (entrée monumentale, agencement
de rue, réseau d’éclairage…), certains programmes
(neighborhood watch, drug free zone, action anti-graffiti…)
ou déploiements technologiques (alarmes, digicodes,
caméras, radars, capteurs de mouvements) et humains
(sociétés de gardiennage, concierges...) participent aussi,
de manière directe ou non, à la protection du bâti résidentiel, voire à la fragmentation sociale du tissu urbain. Une
analyse par exemple du community-based policing a
permis de mieux apprécier le rôle joué par ce dispositif sur
la sécurisation des espaces résidentiels aux États-Unis.
II- TRAVAUX EMPIRIQUES ENGAGÉS : TERRAINS
D’ÉTUDE, MÉTHODES, SOURCES MOBILISÉES
À partir d’un questionnement scientifique commun, le
travail a pris corps autour de la mobilisation d’un matériau
empirique riche et varié, qui est encore largement en cours
de constitution, ce qui permet juste d’esquisser quelques
premiers résultats provisoires. Aussi, la diversité des
contextes géographiques, mais aussi des sources et des
méthodes mobilisées, nous amène à présenter séparément ces travaux empiriques, qui s’inscrivent néanmoins
tous dans une démarche comparative dont il s’agira, par la
suite, de montrer toute la richesse, par une réflexion synthétique.
3- La question du séparatisme et de la sécession
1- France
L’enfermement résidentiel est un processus complexe,
qui participe à la fois d’un double mécanisme de sécurisation, par rapport à “la peur” et à “la préoccupation”, mais
aussi de socialisation des individus. Dans ce domaine également, bien des questions peuvent être formulées:
- L’une des raisons à l’installation dans une communauté résidentielle fermée n’est-elle pas la possibilité de
mieux contrôler le peuplement et l’attrait pour la convivialité supposée du “quartier-village”, ce qui participe d’un
En France, les recherches portant sur l’auto-enfermement résidentiel sont quasiment inexistantes. Ce sont des
journalistes qui, les premiers, ont commencé à s’intéresser
au phénomène, cherchant sans doute à vérifier l’existence
d’un effet de diffusion des gated communities nord-américaines sur le sol français. Aussi, pour progresser dans la
connaissance géographique et sociale de la fermeture des
espaces résidentiels en France, deux voies sont explorées
dans un premier temps:
Travaux et documents
Insécurité, habitat et risque de sécession sociale...
La première rend compte de la diffusion des contrôles
que les comportements déviants ou marginaux de la
d’accès et de surveillance à l’entrée des immeubles d’habitat collectif, en postulant que la mise en place de ces
société. Quelles sont alors les stratégies mises en œuvre
par les nouveaux résidents de ces quartiers, pour se pro-
contrôles traduit une forme d’auto-enfermement. Nous
téger face à cette montée en puissance du sentiment d’in-
avons ainsi exploité la nouvelle question posée par
l’INSEE lors du recensement de la population de 1999,
sécurité?
Pour répondre à ce questionnement, sept quartiers ont
celle relative au nombre d’immeubles équipés d’un gardien
été retenus, dont cinq en situation centrale (Staré Mesto,
d’une part, d’un interphone ou d’un digicode d’autre part.
Nous avons observé le plus finement possible, c’est-à-dire
Nové Mesto, Josefov, Mala Strana et Hradcany) et deux en
position péricentrale (Smichov et Bubenec). Parmi les cinq
à l’échelle des départements et des unités urbaines de
quartiers centraux, trois ont été pratiquement entièrement
plus de 10000 habitants, les variations géographiques de
ce double indicateur, en lien avec les disparités spatiales
réhabilités à la fin des années quatre-vingt et au début de
la décennie suivante, tandis que les deux autres sont en
des statistiques sur la criminalité enregistrées par les
cours de réhabilitation. Quant aux deux quartiers péricen-
forces de police ou de gendarmerie.
La seconde orientation est de repérer, par un travail
traux, si celui de Smichov est en plein chantier du fait de
l’extension des fonctions centrales sur ce secteur, celui de
d’observation à grande échelle, les formes de fermeture
d’espaces résidentiels avec enclosure dans les villes françaises. Pour observer ces formes d’enclosure, nous avons
Bubenec reste invariablement un quartier privilégié,
concentrant toujours la plus forte proportion d’habitations
individuelles de luxe de l’agglomération.
mobilisé un réseau d’observateurs, constitué des vingt et
un responsables d’agences régionales Gaz de France que
Au cours d’une mission de deux semaines effectuée en
février-mars 2001, deux directions de recherche ont été
compte la France métropolitaine (l’accord de la direction
nationale de GDF a bien évidemment été sollicité et
obtenu). Cette sollicitation s’explique par le rapport privi-
privilégiées: La première a reposé sur la réalisation d’entretiens auprès de policiers, afin d’avoir une idée plus précise du poids et de la géographie de l’insécurité dans la
légié noué par GDF avec les promoteurs. Ce travail nous
a permis d’identifier des promoteurs nationaux ou locaux
réalisant des programmes immobiliers clôturés. Ensuite,
ville. Toutefois, cette prise de contact s’est avérée difficile,
les refus de répondre l’emportant largement. La seconde a
été de recenser les marqueurs de l’insécurité dans les sept
une recherche sur les sites internet de ces promoteurs, du
moins pour ceux qui en possèdent, nous a permis de
recenser l’ensemble des programmes où l’existence d’une
quartiers étudiés, ce qui représente 859 immeubles et
environ 9000 logements. Pour cela, une grille de relevé a
été construite, articulée autour de sept questions: la
enclosure (mur, grillage,…) est mentionnée. Une fois ce
matériau statistique constitué, la seconde phase du travail,
qui a débuté fin 2001, consiste en la réalisation d’entretiens auprès des promoteurs. Puis, ce questionnement
période de construction; le nombre de logements; le style
architectural; l’état de l’immeuble; sa disposition (ouverture ou fermeture); des informations sur le statut social des
résidents; la présence d’indicateurs de l’insécurité (inter-
s’adressera aussi aux habitants des ensembles immobiliers “protégés” et à d’autres acteurs de l’immobilier, en
particulier des syndics de copropriétés, des bailleurs
sociaux et des élus locaux responsables des politiques de
sécurisation. (François Madoré, Louisa Plouchart)
phone, digicode, vidéophone). (Karine Delaforge)
2- Prague
À Prague, si un processus de gentrification se met
inexorablement en place dans les quartiers centraux, le
sentiment d’insécurité s’accroît, alimenté par le délitement
des solidarités héritées de la période antérieure, mais
aussi par l’affaiblissement du contrôle policier et la visibilité
accrue de la misère sociale. Le centre attire aussi bien les
nouvelles classes moyennes ou supérieures émergentes
83
3- Comté de Beaufort (Caroline du Sud) et
agglomération d’Atlanta (Géorgie)
Deux terrains d’étude ont fait l’objet d’investigations en
2001. Le premier est constitué d’un espace non métropolitain, avec le comté de Beaufort en Caroline du Sud. Dans
un contexte de forte croissance contemporaine du peuplement de ce comté, donnant lieu à un “processus d’urbanisation dispersée multipolarisée” sous l’effet d’une immigration (notamment de personnes âgées) et d’un
développement touristique, les nouveaux espaces résidentiels apparaissent largement dominés par l’auto-enfermement. Le second espace investi est constitué, au
N° 17, mars 2002
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84
Insécurité, habitat et risque de sécession sociale...
contraire, d’un espace métropolitain, avec les secteurs
vice communautaire) et une action relativement agressive
nord-est de l’agglomération d’Atlanta et les quartiers nord
d’Atlanta, en Géorgie. Les secteurs nord-est de l’agglomé-
des promoteurs et des agents immobiliers, qui s’appuient
sur la fibre pseudo-communautaire (common-interest) et
ration ont connu une croissance soutenue de leur popula-
sécuritaire pour attirer de nouveaux clients.
tion parallèlement à la création de nombreux nouveaux
espaces résidentiels, dont une partie est fermée. Par
Un premier relevé immobilier (annonces), prolongé par
un traitement cartographique, permet de confirmer que
ailleurs, la ville d’Atlanta a connu, notamment au nord, le
l’offre résidentielle périphérique, en particulier au nord de
développement de nombreuses copropriétés souvent fermées.
San Diego (Rancho Santa Fe, Del Mar, Rancho Penasquitos), se présente sous la forme de communautés dont
Lors d’une mission de deux semaines effectuée en
une grande partie est fermée. Cependant, ce type de
avril 2001 sur ces deux terrains d’étude, la mobilisation des
sources s’est faite principalement auprès des dévelop-
développement est de plus en plus contesté par les autorités publiques (comme la municipalité de San Diego), qui
peurs et promoteurs immobiliers. Outre cette collecte d’in-
défendent le principe d’un contrôle de la croissance métro-
formations, la recherche a consisté à dresser un inventaire
aussi exhaustif que possible des différents espaces rési-
politaine, afin de freiner l’étalement du tissu urbain. La principale démarche de la ville de San Diego est de stimuler la
dentiels et de leurs modalités de fermeture. En outre, la
location d’un appartement dans un ensemble fermé a
permis de voir concrètement comment fonctionnaient les
reconquête résidentielle des quartiers centraux et péricentraux.
En observant la structure des grands projets immobi-
règles d’enfermement et de contrôle dans un vaste
domaine de Hilton Head Island (comté de Beaufort).
liers périurbains et le discours entourant leur commercialisation, la sécurité apparaît comme l’une des variables a
Outre les sources immobilières et l’observation directe
sur le terrain, la recherche a porté également sur le
dépouillement de la presse locale, à partir principalement
priori déterminantes dans le choix résidentiel des
ménages. Dans un contexte encourageant la redynamisation et la densification du logement au sein de la ville-
du mot-clé “gated communities”. Cela nous a permis de
trouver des informations souvent très intéressantes,
comme l’expression de prises de position opposées à
centre, mais avec une structure urbaine incapable de
dégager les réserves foncières suffisantes au développement de communautés fermées sur le modèle périphé-
l’auto-enfermement dans le comté de Beaufort. Enfin, une
autre catégorie de sources a été également mobilisée,
concernant l’insécurité, en s’appuyant sur les services de
rique, nous pouvons nous demander de quelle manière les
promoteurs répondent à cette demande sécuritaire.
Une mission de recherche de trois semaines, effectuée
police ou sur le dépouillement également de la presse
locale, et en jouant sur les mots-clés suivants: “crime”,
“security/insecurity”, “community policing”... Ces dépouillements ont souvent apporté des éclairages plus utiles que
en février 2001, a donc consisté dans un premier temps à
parcourir certains sites résidentiels en périphérie, à rencontrer des responsables du SANDAG (Association of San
Diego Governments) et de la municipalité de San Diego
les seules informations policières. (Jacques Chevalier)
(Department of Planning), à collecter des données sur la
population et les logements afin d’évaluer la diffusion des
communautés fermées à l’échelle de l’agglomération.
Face à ce constat montrant l’adhésion d’une partie des
ménages à l’offre résidentielle sécurisée, la deuxième
partie de la mission a été consacrée à l’évaluation de l’intégration de la variable sécuritaire dans l’offre de logement
en centre-ville. Pour cela, les 48 projets résidentiels développés depuis 25 ans dans le centre-ville (six quartiers) de
San Diego ont été localisés, soit 3500 maisons ou appartements au total. Puis, après avoir élaboré une grille d’inventaire, un relevé systématique de l’arsenal sécuritaire
déployé (digicode, grille, caméras, gardiens, alarmes...) a
été effectué. Ce travail permet de vérifier si la sécurisation
4- San Diego (Californie)
Le travail a porté prioritairement sur l’analyse du cas
étasunien et, en particulier, sur l’articulation entre insécurité, habitat et sécession dans les espaces métropolitains
du sud-ouest (San Diego, Phœnix...). À San Diego, l’une
des préoccupations majeures reste actuellement la gestion de l’étalement urbain (urban sprawl), dont le développement résidentiel s’impose comme l’un des principaux
moteurs. Cette urbanisation des franges urbaines repose
sur une double logique complémentaire: une attente des
habitants en terme de prix et d’offres de logements
(maison individuelle, cadre naturel, espace sécurisé, serTravaux et documents
Insécurité, habitat et risque de sécession sociale...
est bien un élément essentiel de l’offre résidentielle et de
sur le recyclage des bouteilles amenées par une popula-
construire une première typologie des moyens de sécurisation. Par ailleurs, la collecte d’informations sur la diffu-
tion marginalisée, le nettoyage des rues ou l’effacement
des graffitis. Dans ce cadre, nous avons utilisé à plusieurs
sion de programmes de community-based policing à San
reprises la technique d’entretiens vidéo apprise au cours
Diego a enrichi cette typologie. Enfin, la presse spécialisée
et le journal local ont également fait l’objet d’une attention
d’une formation au cinéma documentaire aux ateliers
Varan, durant le dernier semestre 2000 à Paris. Ce travail
particulière: plus de 1000 annonces immobilières ont été
de terrain nous a permis d’assister à des réunions avec la
recensées, afin d’alimenter la réflexion sur l’articulation
entre sécurisation et habitat. (Gérald Billard)
Ville de Vancouver et la police, en particulier le “comité de
liaison” avec la police. D’autres sources (procès-verbaux
85
de réunions, rapports de la Ville) complètent ce travail.
5- Vancouver (Canada)
(Benoît Raoulx)
À Vancouver, si on peut trouver des formes résidentielles semi-fermées ou fermées, ce phénomène n’a pas la
même ampleur que dans certaines villes états-uniennes.
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
Par ailleurs, ces formes ne s’accompagnent pas de gouvernement privé, du type private communities. En ce sens,
il est difficile, pour l’instant du moins, de parler de sécession urbaine.
Notre recherche est focalisée sur l’articulation entre
sécurisation de l’espace public ou résidentiel et valorisa-
Les perspectives de travail pour l’année 2002 s’inscrivent dans la continuité du travail amorcé en 2001, puisqu’il
tion d’une image de ville “propre”. C’est dans le centre-ville
à esquisser une réflexion synthétique. Par ailleurs, l’approfondissement et l’exploitation du matériau empirique accumulé, ainsi que la poursuite en parallèle d’un travail bibliographique, doit nous permettre de structurer notre réflexion
que cette question se pose avec acuité, dans un contexte
de gentrification et de densification du centre-ville qui
passe par la réalisation d’un habitat collectif de standing en
s’agit, dans chaque contexte géographique, à la fois d’enrichir le matériau empirique et de l’exploiter. C’est lorsque
cette phase sera achevée que nous pourrons commencer
co-propriété (condomininum). Il s’agit de tours résidentielles parfois insérées à un complexe commercial et qui
autour de trois points:
proposent un ensemble de services (salles de sport, de loisirs,…). La question recoupe alors assez largement
celle de la marginalité sociale et de la toxicomanie de
1- Les logiques géographiques de l’auto-enfermement
rue, en raison de l’importance et de la concentration de
ces pratiques dans quelques blocs, autour de Hastings
Street (1 000 à 4 000 poly-toxicomanes réguliers, qui
résident souvent dans les meublés du quartier ou qui
sont sans-domicile). Cette recherche passe donc en
particulier par une analyse du community policing et des
différents modes de sécurisation de l’espace public et
résidentiel.
Ainsi, nous avons conduit dans un premier temps une
recherche bibliographique mobilisant des sources sur les
fondements du community policing aux États-Unis, en
Grande Bretagne et au Canada. Puis, dans la continuité
d’un travail mené depuis plusieurs années, nous avons privilégié une approche de type ethnographique, grâce à la
réalisation de deux missions. Nous avons travaillé, pendant plusieurs mois au cours de l’année 2001, auprès d’associations communautaires de la ville, en particulier United
We Can, organisation qui gère des projets axés à la fois
L’auto-enfermement se décline entre milieu urbain
continu, suburbain discontinu et territoires non métropolitains : en quelque sorte, l’excès d’isolement (non métropolitain) peut avoir les mêmes effets que la proximité de
menaces potentielles (urbain continu ou suburbain discontinu), ce qui signifie que le sentiment d’insécurité
peut se nourrir de différentes manières, selon des
registres qui restent à expliciter. Par ailleurs, les pratiques d’auto-enfermement savent utiliser des avantages
géographiques permettant de mieux s’isoler tout en
s’isolant plus “naturellement” (utilisation de promontoires, de marais, de paravents végétaux...). L’analyse
de cas concrets devrait permettre d’éclaircir ce type de
logique géographique.
2- Les modalités de l’offre sécuritaire
L’offre sécuritaire se décline entre ostentation dissuasive et “bunkerisation”, entre dispositifs exclusivement
matériels et présence humaine, entre fermeture “ouverte”
N° 17, mars 2002
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Insécurité, habitat et risque de sécession sociale...
et fermeture “fermée”. Compte tenu de la variété des
Bibliographie
registres de cette offre, est-il possible de construire une
typologie opératoire permettant de répertorier les moyens
• BLAKELY E.J. et SNYDER M.G., 1997, Fortress America:
de sécurisation mis en œuvre? Cette approche ne doit pas
Press, Lincoln Institute of Land Policy, 208 pages.
occulter également l’importance jouée par les programmes
de sécurisation associant habitants et police municipale ou
• FRANTZ K., 2000, “Gated Communities in the USA – A New
encore les programmes de sécurisation des espaces
sociétés, n° 1, pp 101-113.
publics, car l’offre sécuritaire dans le domaine résidentiel
se décline également sur ce registre.
• FURSTENBERG F., 1971, “Public reaction to crime in the
Gated Communities in the United States, Brooking Institution
Trend in Urban Development”, Espace, populations,
streets”, American Scholar, n° 40, pp. 601-610.
• LE GOIX R., 2001, “Les “communautés fermées” dans les
3- Les logiques économiques et sociales de
l’auto-enfermement
Les logiques économiques de l’auto-enfermement résidentiel renvoient à celles développées et mises en œuvre
par la promotion immobilière. Ainsi, l’exploitation préliminaire des sources promotionnelles des opérateurs immobiliers (développeurs et agents) laisse penser que l’autoenfermement est principalement décliné entre sécurité,
non dérangement et exclusivité. À partir de ce constat, estil possible de trouver les bases de la construction d’une
typologie des processus d’auto-enfermement?
Quant aux logiques sociales de l’auto-enfermement
résidentiel, elle renvoie à l’invocation de la “communauté”,
qui plaiderait a priori pour des logiques sociales d’intégration, alors que la communauté est aussi invoquée pour
désigner des espaces résidentiels non fermés. Une question mérite d’être posée: les associations de propriétaires
seraient-elles plus enclines à la fermeture lorsqu’elles ont
de nombreux biens communs à proposer?
Travaux et documents
villes des États-Unis. Aspects géographiques d’une sécession urbaine”, L’Espace géographique, n° 1, pp. 81-93.
LA DÉCENTRALISATION DES POLITIQUES DE L’EMPLOI
L’EXEMPLE DE LA RÉGION DE QUÉBEC*
LAURENCE EYDOUX
RESO
- UNIVERSITÉ DE RENNES II
ESO - UMR 6590
es politiques de l’emploi ont connu ces trente
actes de relocalisation. La territorialisation implique aussi
dernières années une évolution globalement
similaire dans les pays occidentaux industria-
la mobilisation des acteurs locaux dans une logique de
projets. À l’instar de la décentralisation, l’optique est de
lisés. Les premières politiques émergent lorsque la néces-
rapprocher la décision du citoyen. L’ensemble de ces
mesures peut être défini par le ciblage territorial. Günter
L
sité de gérer la main-d’œuvre se fait ressentir, dans les
années 1960 afin d’attirer les populations actives, puis
Schmid proposait dès 1995 d’instaurer des “marchés tran-
dans les années 1970 pour restreindre l’offre de main
sitionnels de l’emploi” fondés sur la globalisation des inter-
d’œuvre: par des mesures d’allocation de ressources, par
les politiques d’immigration, de formation et par la gestion
ventions en région, et qui réorienteraient éventuellement
les politiques nationales 3.
Le thème de la décentralisation appliquée aux politiques de l’emploi est au centre de notre thèse, intitulée La
des programmes de retraite. À partir des années 1980,
lorsqu’elles sont établies, de nouvelles options apparaissent avec une volonté de décentralisation – rejoignant
ainsi un mouvement plus général des politiques publiques
– et de ciblage: dans les années 1980, il s’agit de repérer
les populations fragilisées face au marché du travail
(jeunes, femmes, chômeurs de longue durée…), puis progressivement de cibler les territoires dans les années
1990, avec la prise en compte des différents potentiels
décentralisation des politiques de l’emploi – L’exemple de
la Région de Québec. Le choix du Québec comme territoire d’étude est lié à ses caractéristiques, qui le distinguent des pays européens: le Québec s’inscrit dans un
État fédéral où l’option politique libérale, impliquant un
faible interventionnisme d’État, le différencie des gouvernements européens marqués par le fait social-démocrate.
régionaux.
Le processus de décentralisation a été envisagé par
Le Québec peut en outre être défini comme un “État en
construction” où la prégnance de l’identité régionale
les gouvernements nationaux comme une solution pour
remédier aux dysfonctionnements induits par un centralisme trop important: les lourdeurs hiérarchiques rédui-
appuie les visées décentralisatrices. Ces spécificités per-
saient l’efficience des directives nationales et ne permettaient pas d’adapter les programmes aux réalités locales.
La décentralisation décrit un processus politico-adminis-
trialisés.
La mise en place de politiques décentralisées par les
pouvoirs publics, à partir des années 1980, poursuivait
tratif consacrant l’existence des “périphéries” par rapport
au centre – à l’instar des régions françaises, qui acquièrent
une légitimité politique en 1986 1. La décentralisation
l’hypothèse selon laquelle la prise en compte des réalités
locales dans la conception et l’application des politiques
consacre le transfert des compétences et des moyens
financiers afférents aux autorités locales, souvent les
régions.
La territorialisation est un terme plus général qui
indique une prise en compte du territoire dans l’application
des mesures nationales: elle peut intégrer des mesures
décentralisées, des programmes déconcentrés 2 ou des
* Thèse soutenue à l’uiversité Rennes II, sous la direction de
R. Séchet, décembre 2001.
1- Avec l’élection au suffrage universel des conseillers régionaux.
2- Les directives viennent d’en haut mais les organismes et
les démarches se rapprochent physiquement de l’échelon
local.
89
mettent d’engager la comparaison des potentialités différentes offertes par la décentralisation dans les pays indus-
publiques permet une plus grande efficacité de celles-ci.
L’évaluation des politiques publiques est une procédure relativement récente 4. A fortiori, l’évaluation des politiques de l’emploi décentralisées est un objet d’étude à
développer. Les effets locaux des dysfonctionnements du
marché du travail, de la pauvreté ou du chômage ont été
3- Ces marchés locaux permettraient de concilier l’espace de
vie et le bassin d’emploi, autour d’interventions visant à subventionner “l’ensemble des marges de l’emploi” (recyclage,
stages, emploi aidé, temps partiel, etc.) par le cofinancement
des entrepreneurs et des pouvoirs publics. Il s’agit de “concilier la liberté et les initiatives individuelles (il s’agit des marchés) avec l’urgence de l’emploi et de l’exclusion (la circulation sur ces marchés est organisée, protégée, socialement
normée)” (in SCHMID G., 1995).
4- cf. NIOCHE J.-P. et alii, 1984, L’évaluation des politiques
publiques.
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La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec
étudiés, mais relativement peu sous l’angle des politiques
de terrain réalisée au Québec apporte un nouvel éclairage
d’emploi gouvernementales, en terme de gestion administrative ou d’impact sur les populations locales.
aux réflexions, en abordant un nouveau territoire, marqué
par d’autres structures administratives et une société diffé-
La thèse s’inscrit dans le prolongement de nos précé-
rente. Le statut d’État fédéré du Québec lui permet d’ac-
dents travaux de recherche, dont l’optique intégrait une
perspective évaluative des programmes d’emplois aidés.
quérir - difficilement et progressivement - des compétences dans de nombreux domaines.
Le mémoire de maîtrise abordait l’impact des contrats
Au Québec, l’évaluation de l’impact des politiques
emploi-solidarité (CES) dans la région de Rennes (19901995). Le mémoire de DEA s’intéressait à la mise en
locales était peu aisée du fait de leur mise en œuvre
récente: les compétences acquises par la province du
œuvre des programmes nationaux d’emploi dans la Com-
Québec en matière de politique d’emploi datent de 1998,
munauté Autonome (Région) de Murcie en Espagne
(1996) 5.
suite à l’Entente Canada-Québec relative au marché du
travail (avril 1997) 7. Elles s’intègrent dans une longue
Ces travaux ont abouti à certains constats sur les
limites et les potentialités des programmes décentralisés.
démarche de revendications provinciales: au cours des
années 1990, la formation, l’aide sociale et les politiques
Les politiques ciblées ont tendance à confiner les publics
de santé sont progressivement décentralisées. C’est pour-
concernés dans des “emplois aidés” difficilement conciliables avec le marché du travail actuel, et faiblement qualifiants. La mise en place de politiques territoriales ciblées
au niveau régional est entravée par l’incohérence des
limites administratives régionales et locales et la faible pré-
quoi la démarche a plutôt visé à analyser un processus.
Dans le contexte spécifique du Québec, où la pratique du
développement local est ancienne et développée, une problématique spécifique se posait: comment le processus de
décentralisation et la territorialisation des politiques de l’em-
sence ou opérationalité des structures présentes.
ploi s’intègrent dans une perspective de développement
En France, l’héritage d’un système administratif fortement centralisé réduit ou anéantit les initiatives des acteurs
local? En effet, une difficulté apparaît dans la conciliation
d’un objectif économique marqué par l’optique concurren-
locaux, qui se retrouvent confinés dans un rôle d’applica-
tielle – le développement local, et l’objectif d’équité social et
tion gestionnelle des décisions administratives centrales,
voire régionales. L’exemple de l’Espagne, dont la structure
territorial inhérent aux politiques de l’emploi décentralisées.
Ainsi, la démarche de la thèse vise à éclairer le lecteur
gouvernementale est à mi-chemin entre l’État unitaire et
l’État fédéral – les Communautés autonomes disposent de
leurs propres assemblées législatives – a révélé des
sur la façon dont la décentralisation des politiques d’emploi
s’inscrit progressivement dans des pratiques locales et
comment les populations locales “dans le besoin” intègrent
potentialités nouvelles offertes aux acteurs locaux, qui
adaptent les mesures nationales aux réalités locales: dans
les nouveaux programmes d’emploi.
L’intégration ou la transformation des directives cen-
la région de Murcie, certaines mesures d’aide à l’emploi
visent à légaliser les statuts des entreprises issues du secteur informel de l’économie, très prégnant à Murcie 6.
Avec la thèse, il s’agissait de vérifier ou d’invalider l’hypothèse selon laquelle les politiques de décentralisation
favorisent l’adaptation des programmes nationaux aux
réalités locales.
En effet, cette hypothèse peut être remise en cause
par les premiers résultats des recherches effectuées en
France et en Espagne. Dans le cadre de la thèse, l’étude
trales au niveau local est liée aux pratiques des acteurs
locaux représentants de l’État (fonctionnaires, employés
travaillant dans des structures para-publiques) et des
acteurs privés ayant une activité en liaison avec le marché
du travail et l’insertion des chômeurs. L’étude s’est largement basée sur les entretiens obtenus auprès des acteurs
locaux, étayant l’approche subjective et constructiviste 8.
5- EYDOUX L., 1995, Chômage de longue durée et mesures
d’insertion, Une étude du contrat emploi-solidarité dans la
région de Rennes, mémoire de maîtrise ; EYDOUX L., 1996,
Politiques d’emploi et régionalisation en Espagne (1980-1995)
– L’implication régionale dans la Communauté autonome de
Murcie, mémoire de DEA.
6- Ces mesures furent intitulées : Régularisation des activités
productives.
Travaux et documents
7- Cette entente est signée le 21 avril 1997 entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec. Elle établit les principes de l’entente visant la mise en œuvre des
mesures actives d’emploi du Québec financées à même le
Compte d’assurance-emploi. (MES, 1997, Entente de principe Canada-Québec relative au marché du travail).
8- Une première approche plus “positiviste” partait de la lecture des documents législatifs et des premiers bilans nationaux et régionaux pour obtenir une évaluation des actions
régionales et locales dans la Région de Québec. L’approche
constructiviste n’introduit pas de distance à l’objet d’étude. La
réalité objective n’existe pas. Dans cette optique, il y a de réalités autant qu’il y a d’individus.
La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec
Cette adaptation des directives nationales est aussi liée à
De fait, on peut se demander si la décentralisation mise
la façon dont les prestataires vont considérer et intégrer
ces programmes publics. Ce deuxième point est partielle-
en route au Québec à partir de 1998 n’a pas favorisé a
contrario une re-centralisation des compétences à l’échelon
ment abordé dans la thèse: les données étaient trop
national québécois, au détriment des régions et du niveau
récentes pour fournir des résultats constants et fiables, car
les programmes d’emploi mis en place par la décentralisa-
local représenté par les Municipalités régionales de comté
(MRC). Les instances québécoises ont affirmé leur rôle sur
tion démarraient à peine lors de nos recherches sur le ter-
l’espace québécois en le consacrant en tant que nation, au
rain, en 1998.
Par rapport aux précédentes recherches, notre thèse
détriment des régionalismes naissants.
Mais nos recherches ont aussi montré que les acteurs
part du principe selon lequel la structure d’un État fédéral
locaux, du fait de leur dynamisme, de leur volonté et – si l’on
apporte de larges potentialités pour l’État fédéré, par la
décentralisation et la mise en œuvre de démarches adap-
peut dire – de leur optimisme, ont su prendre partie des
restes de pouvoir qui leur étaient accordés. Cette vitalité
tées au marché local de l’emploi. En effet, les compé-
tient à la société québécoise: la communauté locale est
tences acquises par les États fédérés, en comparaison
des régions françaises ou des autonomías espagnoles,
animée par un esprit de solidarité et le consensus social est
à la base des décisions locales. Ainsi les décisions munici-
permettent une adaptation “idéale” des politiques et des
pratiques au territoire.
Les résultats ont été à l’encontre de ce postulat. Une
pales intègrent le principe de démocratie participative: les
citoyens sont consultés pour les principales orientations.
L’esprit d’initiative québécois est à la base des démarches
difficulté dans le choix de l’échelle du territoire d’étude a eu
une portée essentielle sur la valeur des résultats: l’étude
originales entreprises en matière de politique de l’emploi
locale: des foires pour l’emploi, des tables ou forums sur les
des “régions” et du régionalisme est, au Canada, usuellement pratiquée à l’échelle des provinces canadiennes,
dont la superficie dépasse largement celle d’un pays euro-
filières de métiers (couture, haute-technologie…), des stages
de formation en milieu rural ont été organisés et ont favorisé
l’adéquation entre l’offre et la demande de travail. Ces opéra-
péen. Nous avons préféré retenir pour terrain d’étude celui
d’une région administrative québécoise – en l’occurrence
la région de Québec –, dont la superficie se rapproche plus
tions de promotion ont participé à la dynamisation du marché
local de l’emploi, notamment dans la ville de Québec et dans
la Communauté urbaine de Québec.
de la taille des régions françaises.
Or, s’il y a eu une décentralisation des compétences en
matière d’emploi, de l’État fédéral canadien vers la province du Québec 9, la décentralisation à l’intérieur de la
province vers les régions québécoises reste de forme: les
La coalition usuelle des organismes et des politiques
privés et publics au niveau local évite une approche divisée
du marché du travail, avec d’une part des démarches libé-
principales décisions sont prises au niveau ministériel et
leurs applications laissent peu de marges de manœuvre
aux acteurs régionaux et locaux. Seules les enveloppes
budgétaires, maintenant gérées au niveau local – dans les
centres locaux d’emploi (CLE) et les centres locaux de
développement (CLD) 10 - permettent des alternatives
pour les acteurs locaux. Comparativement, en France,
les acteurs régionaux demeurent les principaux gestionnaires des fonds. Mais le montant des fonds alloués aux
CLE et aux CLD reste insuffisant : pour le développement d’initiatives autonomes, le recours à la Région est
indispensable.
9- La province du Québec organise désormais ses propres
politiques et dispose d’un ministère de l’emploi autonome.
10- Services publics et parapublics de proximité en matière de
soutien à l’emploi (CLE) et au développement économique
(CLD).
91
rales tournées vers le marché et la concurrence, et d’autre
part des démarches publiques orientées vers la régulation
du marché du travail par l’instauration de politiques sociales.
Cependant, ces visées communes tendent à orienter
les procédés vers des programmes de formation et d’emploi d’excellence, risquant de laisser de côté les publics les
plus marginalisés vis-à-vis du marché du travail.
Un autre constat au Québec, à l’instar des pays européens étudiés, montre une inégalité des chances pour les
populations urbaines et périurbaines d’une part, et pour les
populations issues du milieu rural d’autre part: pour ces
dernières, les infrastructures demeurent inadaptées, avec
un seul service public d’emploi par MRC et l’insuffisance
des organismes-relais pour la mise en place de programmes d’insertion et de formation des chômeurs11.
La sur-concentration des services publics et des orga11- Ces faits ont déjà été constatés par R. Séchet dans le cas
de l’Ille-et-Vilaine (SÉCHET R., 2000).
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La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec
nismes privés en milieu urbain pénalise des populations
loppement communautaire les institutions publiques et les
déjà à l’écart des centres dynamiques; et le recours aux
instances privées favorisé par les politiques québécoises
institutions privées, dans le but de limiter les investissements publics, pourrait nuire aux populations déjà exclues
tendrait à aggraver le phénomène d’inéquité et l’agglomé-
des réseaux de la mondialisation et aggraver les disparités
ration urbaine des aides.
En ce sens, l’instauration de politiques décentralisées
locales en pérennisant des “poches de pauvreté”.
et leur association aux pratiques de développement communautaire 12 mériteraient une réflexion préalable sur leur
impact en terme de rééquilibrage social et territorial, afin
notamment de s’assurer de la possibilité de déconcentrer
l’influence des actions en dehors des principaux centres
urbains. Au Québec, la mise en place de structures d’aide
aux jeunes entrepreneurs accessibles aussi en milieu rural
est une expérience bénéfique 13. Mais cette démarche
dépend peu de la nature des institutions politiques (État
unitaire ou fédéral) ou du degré de décentralisation: des
mesures similaires ont été développées en Espagne, dans
la région de Murcie.
Bibliographie
• EYDOUX Laurence (2001), La décentralisation des poli-
Concernant les politiques d’emploi, la décentralisation
n’a pas atteint ses objectifs premiers: l’atténuation des disparités sociales et territoriales et la prise en charge par les
tiques de l’emploi – l’exemple de la Région de Québec, dir.
populations locales de leur développement économique et
• EYDOUX Laurence (1996), Politiques d’emploi et régionali-
social. L’impact des mesures de décentralisation peut être
atténué s’il n’existe pas une culture locale de développe-
sation en Espagne (1980-1995) – L’implication régionale
ment et une mobilisation des populations locales. Mais la
en Géographie sociale, Rennes II, 181 p.
prise en charge par les populations locales de leur propre
développement (empowerment) nécessite aussi une
• EYDOUX Laurence (1995), Chômage de longue durée et
réflexion objective des acteurs locaux, notamment les
agents responsables des programmes d’emploi, sur la
façon d’engager les démarches et sur l’impact des initia-
dans la région de Rennes, mémoire de Maîtrise en Géogra-
tives. Les résultats des entretiens réalisés au Québec
montrent une progressive prise de conscience des acteurs
• MES (1997), Entente de principe Canada Québec relative au
de leurs responsabilités, facteur essentiel de la réussite
des politiques locales. Cette responsabilisation permet de
modifier la place des acteurs locaux: ils ne sont plus de
simples gestionnaires des décisions de l’État.
La disponibilité de fonds financiers et la façon dont les
pouvoirs publics décident de les attribuer conditionnent les
possibilités d’intervention des responsables locaux et leur
prise en considération des réalités locales. En ce sens, le
choix d’associer sous couvert d’une démarche de déve-
de l’Emploi et de la Solidarité du Québec: mess. gouv. qc. ca).
par R. Séchet, Université de Haute-Bretagne – Rennes II,
thèse de doctorat, Rennes, 983 p.
dans la Communauté autonome de Murcie, mémoire de DEA
mesures d’insertion, Une étude du contrat emploi-solidarité
phie-Aménagement, option Géographie sociale, Rennes,
167 p.
marché du travail, 21 avril 1997, 15 p. (site internet du Ministère
• NIOCHE Jean-Pierre, POINSARD Robert, LE PORS Anicet
et alii (1984), L’évaluation des politiques publiques, Paris,
Economica, 299 p.
• SCHMID Günter (1995), “Is full employment still possible?
Transitional labour market as a new strategy of labour market
policy.”, in Economic and industrial Democracy, pp. 429-456.
• SÉCHET Raymonde (2000), “Politiques d’emploi et territoires” (Employment policies and territories), Bulletin de l’Association des géographes français, n° 3, pp. 238-251.
12- Terme qui désigne le développement local au Québec,
plus centré sur la dynamisation du milieu par les populations
locales et le rééquilibrage social et territorial que sur le seul
développement économique.
13- Ces structures demeurent cependant encore faiblement
usitées, aussi les retombées sont minimes pour le milieu rural.
Travaux et documents
• WACHTER Serge (1989), “L’impact régional et local des
politiques de l’emploi. L’exemple du plan d’insertion des
jeunes”, in Politiques publiques et territoriales, ed. L’Harmattan, coll. Logiques sociales.