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« COMMUNAUTÉ(S) » JEAN-RENÉ BERTRAND GRÉGUM 7 - UNIVERSITÉ DU MAINE ANNE OUALLET RÉSO - UIVERSITÉ RENNES II Les textes qui suivent constituent le prolongement de la journée ESO qui s’est tenue à Caen le 17 septembre 2001. Le thème de réflexion en était "Communauté(s)". Les principales présentations ont donné lieu aux articles rassemblés ci-après. La participation de deux invités extérieurs à notre UMR, Odile Hoffmann de l’IRD et Jean-Luc Piveteau, a été riche par les regards neufs qu’ils ont pu apporter à notre équipe et par les interventions constructives dont ils ont su ponctuer nos échanges. Ils nous ont, sans aucun doute, conforté dans notre volonté de mener à bien la réalisation de ce travail et, espérons-le, incité à poursuivre les réflexions lors des années à venir. nterpeller les sociétés par le biais de la commu- notion s'appliquait de préférence aux sociétés rurales, en nauté, des communautés, nous introduit au cœur des interrogations liant espaces et sociétés. Si déjà fonction des spécialisations, des obligations et tout particulièrement de l'usage de fractions communes du terri- en son temps, l’École de Chicago en faisait un objet majeur de recherche, les phénomènes et expressions toire. Par excellence, le genre de vie caractérise des com- I communautaires n’ont cessé jusqu’à présent d’intéresser les chercheurs, notamment les sociologues, les ethnologues, les historiens, les philosophes et les géographes. C’est ici l’occasion de revisiter ce terme de "commu- munautés de village, agricoles, à habitat groupé et pratiques communautaires. Et plutôt dans les plaines, car on souligne très tôt la variété des genres de vie et de l'ha- départ et ses expressions. bitat dans les Préalpes françaises (Blache, 1933) et la vanité de chercher à définir le genre de vie montagnard. Toutefois, les géographes n'ont pas hésité, mais avec peu de démonstrations, à étendre la notion à d'autres catégo- COMMUNAUTÉS ries sociales comme les cheminots, les enseignants et autres groupes d'actifs urbains. La meilleure adéquation entre genre de vie et communauté fut trouvée par Deffon- nauté(s)" à travers ses fondements, ses présupposés de ET GÉOGRAPHIE La sociologie a produit beaucoup d'études sur les communautés, surtout rurales, et sur leur mode de formation et taines (1948) avec les monastères et couvents. Mais plus généralement la notion n'est plus guère usitée dès lors que la différenciation ou stratification sociale s'accentue dans de constitution. La géographie a utilisé la notion comme forme résumée des sociétés villageoises ou paysannes en général, comme chez M. Sorre (1961). Elle reprend en les populations agricoles. Il faut passer aux genres de vie "mixtes", comme pour les ouvriers-paysans dans la plaine d'Alsace de Juillard (1953) pour analyser les transforma- cela la lecture des espaces ruraux faite par les historiens qui montrent la force de la communauté villageoise autour de la paroisse comme base d'organisation de l'espace rural et de la société à partir de l'époque médiévale (Duby, 1977). Mais, l'un des handicaps tangibles de la référence à la communauté dans la géographie française, après P. George, est la référence à la notion vidalienne de "genre de vie" caractérisant les sociétés rurales (en général) installées dans les divers espaces régionaux, des milieux, aux fondements physiques ou naturels. Le genre de vie recouvre "un ensemble collectif de pratiques transmises et consolidées par la tradition grâce auxquelles un groupe humain entretient son existence dans un milieu déterminé" (Sorre, 1961). Parmi ces pratiques, les dimensions religieuses ou spirituelles ne pouvaient être ignorées. La tions sociales du milieu rural. Dans la géographie sociale française, l'appel à la communauté s'avère rare ou marginal: on lui préfère avec Mendras, les "collectivités rurales", et on reconnaît uniquement des communautés ethno-religieuses (Frémont et alii, 1984), ou on réserve l'appellation aux formes historiques du village occidental et actuelles ou subactuelles de populations plus ou moins "primitives" (Di Méo, 1991). Le décryptage des organisations sociales en terme de communautés semble plutôt réservé à des situations jugées culturellement singulières (stigmatisations ethniques ou religieuses) ou à des sociétés ne participant pas à nos critères de modernité occidentale (pays du Sud notamment) et, de ce fait, renvoyées à un décalage, qui, lui, serait censé favoriser une lecture communautaire des relations N° 17, mars 2002 E E SO O 8 Communauté(s), introduction socio-spatiales. Ces ciblages communautaires se rapprochent plus du mouvement culturaliste de la géographie, particulièrement dans la géographie française. Elle a forte- (Esposito R., 2000). Le mot communauté trouve son origine dans le terme latin communitas, lui-même dérivé de munus qui, en latin, a le sens de don, obligation (que l'on ment marqué par exemple les tropicalistes, très influencés doit accomplir en faveur d'un autre) (Esposito R., 2000). La par l'ethnologie. Cependant, Lévi-Strauss s'est nettement engagé pour l'universalisme et a montré l'unité des racine indo-européenne en est mei : aller, changer (Brunet R., 1992). Dans son sens premier, la communauté sociétés en s'appuyant sur la diversité même de leurs pro- est donc l'ouverture sur l'autre et non le repli sur des valeurs intrinsèques. Or, comme le souligne le philosophe ductions culturelles. La géographie américaine et britannique est, elle, plus unanime et plus ubiquiste dans sa lec- italien Esposito, la communauté est actuellement conçue ture communautaire. Les présupposés communautaires y et pratiquée comme une appartenance à une identité et sont en fait fortement empreints de l'École de Chicago mais aussi de la géographie sociale anglo-saxonne. non comme la recherche de l'altérité ou son respect permettant la vie en commun. Mais à l'origine, la communauté se définit d'abord et avant tout par la mise en œuvre de règles collectives, d'une morale commune et acceptée, qui ACCEPTIONS n'est érigée que pour permettre le vivre ensemble, pour La définition banale fait de la communauté "un groupe social caractérisé par le fait de vivre ensemble, de pos- gérer la différence, le rapport à l'autre. Elle s'individualise désormais, à contre sens, plutôt dans un rejet de l'autre. La communauté correspond alors à la mise en marche d'un séder des biens communs, d'avoir des intérêts, un but communs". Elle peut satisfaire tout un chacun et même le chercheur en sciences sociales qui ne manquera pas de "grand mécanisme immunitaire de défense", très lointain de l'idée originaire de communauté. Les présupposés de départ de désignation communautaire sont désormais l'enrichir avec ici un sentiment d'appartenance au groupe, là une nécessaire participation à l'action commune. Pour en revenir aux distinctions de Tönnies (1944), dans la com- construits sur la valorisation de la différence et non sur le lien avec d'autres composantes sociales. Le préalable à la reconnaissance communautaire est désormais de "consi- munauté, les biens et les individus sont organiquement associés, et ses membres manifestent un haut degré de solidarité. La sociologie américaine insiste plus sur les dérer comme commun ce qui est propre à un certain groupe de personnes et non à un autre" (Brunet R. 1992), que la communauté soit relative à un territoire, à une reli- liens entre individus, les relations sociales internes, les rapports sociaux développés dans un espace géographique particulier et l'occupation d'un territoire pour définir gion ou à une ethnie. Cette valorisation de la différence, loin de faire l'unanimité, suscite de nombreuses interrogations et réticences, car elle est lourde de responsabilités. une community (Hillery, 1955). Le fait de "vivre ensemble" n'est pas repris comme condition sine qua non dans bon nombre d'autres définitions qui envisagent donc la possibi- La géographie culturelle s'est plus volontiers emparée de l'exaltation des différences, recherchant par exemple à classifier les "exotismes", à segmenter sociétés et espaces lité de la non proximité spatiale pour une formation communautaire. Par exemple, la définition donnée dans "Les mots de la géographie" retient la communauté comme "groupe social ou institution unis par des intérêts de même nature, avec quelquefois des origines communes et souvent un territoire commun" (Brunet R., 1992, p. 117). Le Grand Larousse universel évacue cette idée de vivre ensemble et garde comme ciment "les liens d'intérêts, les habitudes communes, les opinions ou les caractères communs" (Grand Larousse universel, 1992). Revenir à l'étymologie du terme permet de souligner le paradoxe contenu dans ce que certains utilisent comme un concept "depuis la sociologie allemande de la fin du 19ème siècle jusqu'au néocommunautarisme américain" sur des repères culturels privilégiant, entre autres, la définition d'aires culturelles et occultant du même coup d'autres rapports sociaux. La géographie sociale, plus soucieuse des questions d'inégalité et d'injustices sociales, est nécessairement moins friande de cette lecture communautaire des sociétés et préfère éclairer les autres clivages sociaux et les formes d'universalité des rapports de pouvoir. Travaux et documents COMMUNAUTÉS, IDENTITÉS La notion de communauté n'est donc pas reconnue comme un concept opératoire en géographie sociale. Elle Communauté(s), introduction est considérée comme phénomène archaïque, renvoyant ment en lien avec les nouvelles dimensions culturelles, à des rapports sociaux révolus, détruits par l'émergence des rapports de classe et la primauté de l'économique. économiques, spatiales, relationnelles de l'urbain. Cela a favorisé l'émergence de sociabilités élargies. Sont-elles Mais elle est surtout suspectée d’être une couverture idéo- pour autant de nouvelles formes de communautés? À logique portant la nostalgie de la communauté, des relations paroissiales unanimes, présentant des relents réac- l'heure des réseaux, de l'accélération de la mondialisation, "la "ville globale" est devenue un lieu où s'ancre l'économie tionnaires, occultant les autres formes de rapports sociaux. globale et où se localisent certaines de ses principales Cette préoccupation a été au centre d'un des derniers colloques de Cerisy qui a rassemblé une quarantaine de dimensions sociales et culturelles du fait de l'action des capitalistes, mais aussi de celle des immigrés et des chercheurs en sciences sociales. Les analyses n'y sont femmes". (Ohana J. 2001, p 12)… Certaines études privi- pas faites en terme de communautés mais de réflexion sur les identités, le multiculturalisme, la mémoire et l'affirma- légient l'entrée par ce type de groupes sociaux ou segments de groupes sociaux (ex.: les jeunes issus de l'immi- tion d'un lien toujours présent au politique et le souci de gration en France) en montrant leur mode d'agrégation. De décrypter les rapports de domination. Il ne s'agit nullement d'occulter la dimension culturelle, mais d'affirmer le souci multiples autres formes d'agrégations ont émergé. "Des liens et du sens se recréent en permanence, des formes scientifique de ne pas s'y restreindre. "Une tendance malheureuse de la recherche des années quatre-vingt et 90 a été de trop souvent dissocier la question sociale et la ques- d'engagement émergent des cadres microsociaux" (Agier M., 1999, p. 158). La communauté est ce qu'en fait le regard extérieur. En ville, la diversité des modes des tion culturelle, les problèmes d'inégalités et ceux de la différence. S'il faut distinguer analytiquement les registres, il compositions sociales, ethniques et culturelles permet de se pencher sur les modes d'agrégation et de segmenta- faut aussi penser leur relation et leur imbrication. (...) La différence culturelle ne peut être pensée sans référence aux inégalités qu'elle fonde ou accompagne, ou sur les- tion. Les multiples relations sociales sont par exemple mises en évidence par Grafmeyer (Grafmeyer, 1994). Une des questions posées est de savoir si les relations com- quelles elle repose." (Ohana J. 2001, p 11). La recherche sur les communautés, lorsqu'elle se présente comme une fin en soi est nécessairement tronquée, munautaires sont déterminantes de ces relations sociales. M. Agier nous montre la ville comme un espace où "toute communauté, toute appartenance deviennent (...) réver- par exemple parce qu'elle a tendance à occulter des phénomènes ségrégatifs qui peuvent la transcender. La communauté est plus un outil malléable et en recomposition sibles" (Agier M., 1999, p. 57). Il nous parle de la "machine à fabriquer les identités" et dénonce "une tendance dangereuse et de plus en plus répandue (qui) consiste à créer constante qu'un concept. Par ailleurs, la disjonction de plus en plus fréquente entre communauté et proximité spatiale amène à reconsidérer le ciment de ce qui a pu favoriser l'émergence des et réitérer des stigmatisations identitaires à partir de différences sociales, voire conjoncturelles, aboutissant même à une naturalisation idéologique de ces différences". Les inégalités sont occultées au profit de différences cultu- communautés rurales décrites historiquement en Europe. L'appartenance à une communauté, définie au premier chef par la proximité se trouve dépassée par d'autres systèmes d'appartenance qui ont su libérer les populations des rapports traditionnels (syndicats, associations etc.). Bref, l’articulation entre les deux doit être reformulée pour cause d'élargissement des espaces vécus et de mobilité croissante… Curieusement, ce sont les formes d'agrégation sans proximité qui sont fréquemment reconnues de l'extérieur comme des communautés: les Portugais de France, les Pakistanais du Royaume Uni. Le basculement de notre monde du rural vers l'urbain au tournant du millénaire a correspondu parallèlement à l'éclatement des "communautés traditionnelles", notam- relles. Il voit une sorte de naturalisation des identités et note que "cette tendance est contemporaine de l'accélération et de la massification des mobilités qui ont les villes comme point de chute quasi systématique". "Ceux qui inventent des communautés et les tiennent à distance perdent toute possibilité de contact et donc d'expérience de la réalité de l'autre (...) Les fabrications identitaires bloquent les possibilités de changement social et les barrières identitaires opèrent comme une chape de plomb sur une masse grandissante de citadins" (Agier M., 1999, p. 58). Nous sommes bien là dans le discours critique qui alimente la réticence à privilégier la communauté comme mode de lecture des espaces et des sociétés, et dans ce cas à l'échelle précise des villes ou des agglomérations. N° 17, mars 2002 9 E E SO O 10 Communauté(s), introduction En opposition, la communauté, telle qu'elle est valorisée dans le monde anglo-saxon ne semble pas si lointaine de celle véhiculée par la notion allemande de Gemeinshaft, privilégiant des valeurs "originelles". nautés. À un moment où les échelles privilégiées se resserrent autour de l'articulation "local-mondial", il convient cependant de noter que les communautés les plus reconnues sont celles d'espaces lisibles à l'échelle intermédiaire: il s'agit des nations dont certaines ont débouché sur des États. La définition du terme de "nation" insiste bien, LE RETOUR ? sur le ciment communautaire qui la soude. La nation est "l'ensemble des êtres humains, vivant dans un même ter- Forme marginale de l'organisation sociale, pour cause ritoire, ayant une communauté d'origine, d'histoire, de cul- d'urbanisation et d'industrialisation, bref de modernité, la communauté réapparaît sous d'autres formes, mais limi- ture, de tradition, parfois de langue, et constituant une communauté politique" (Grand Larousse Universel, 1992). tées à des groupes ou segments de la société. La notion La Nation ne serait-elle pas finalement le summum, l'idéal peut être pertinemment employée pour les retirement communities des États-Unis, décrites par C. Pihet (1999) et de l'évolution du stade communautaire? On a, en tout cas là, une adéquation entre une échelle intermédiaire et une pour l'ensemble des formes de retranchement des catégo- expression communautaire forte. L'évolution actuelle tend ries aisées riches des Amériques: gated cities, barrios cerrados etc. Dans tous ces cas, la définition passe par l'ap- à effacer cette échelle au profit des particularités du microlocal où les communautés recherchent nécessairement partenance à une strate sociale qui permet de sortir des d'autres points de cohésion. La montée en puissance des localisations ordinaires et de faire communauté dans la proximité avec des semblables. Ces formes sont indiscu- discours communautaires à ce niveau micro-local n'accompagne-t-elle pas en fait une mondialisation productrice tables car définies de l'intérieur par les populations concer- d'inégalités qui se traduisent par des segmentations, des nées, et facilement reconnues de l'extérieur par les autres. Reste à savoir si d'autres formes d'agrégation de popula- recompositions et de nouvelles affirmations d'appartenances fondées sur la différence. tions homogènes socialement, mais sans matérialisation des limites ou contraintes d'accès, peuvent être reconnues comme des communautés par les formes de solidarité, d'actions communes, les manifestations d'intérêts communs. Le modèle premier, spatialement ancré, de la communauté retrouve vigueur, certainement par nostalgie du village ou de la petite ville (aux États-Unis), dans nombre d'opérations d'aménagement urbain (Talen, 1999). Aux États-Unis, l'utopie des Villages de la planification urbaine prospère et repose sur l'exaltation de la proximité et la tentative de réduction de la mobilité pour renforcer l'enracinement des populations, et donc la multiplication des relations interpersonnelles (Billard, 1999). De la même façon, mais à destination de populations moins hétérogènes, les politiques de la ville en France essaient de promouvoir des centralités et des espaces communs en espérant leur usage collectif et l'émergence de rapports sociaux plus intenses. Localement, dans nombre d'agglomérations, une politique d'équipements collectifs de quartier tente de reconstruire des rapports sociaux dans une aire géographique déterminée. L'interrogation des échelles vient apporter une autre dimension à nos interrogations au sujet des commuTravaux et documents Communauté(s), introduction 11 N° 17, mars 2002 E E SO O Références: • AGIER M., 1999, L'invention de la ville, banlieues, townships, invasions et favelas, éd. Archives contemporaines, 163 p. • BILLARD G., 1999, Un nouvel agencement de l'environnement urbain pour une nouvelle forme d'organisation sociale? Annales de Géographie, n° 611. • BLACHE J., 1933, L'homme et la montagne. Paris, Gallimard., Coll. Géographie Humaine. 185 p. • BRUNET R., FERRAS R., THÉRY H., 1992, Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Reclus, La Documentation française, 518 p. • DEFFONTAINES P., 1948, Géographie et Religions. Paris, Gallimard., Coll. Géographie Humaine. • DI MÉO G., 1991, L'Homme, la Société, l'Espace. Paris, Anthropos. • DUBY G. (dir.), 1992, Histoire de la France rurale, Points, Histoire, t.2, 714 p. • ESPOSITO R., 2000, Communitas, origine et destin de la communauté, PUF, Paris. • FRÉMONT A., CHEVALIER J., HÉRIN R., RENARD J., 1984, Géographie sociale, Paris, Masson. • GRAFMEYER Y., 1990, L’École de Chicago, Aubier, 377 p. • HILLERY G. A., 1955, Definitions of Community: Areas of Agreement. 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UN CONCEPT QUI SEMBLE POSER PROBLÈME DANS LA GÉOGRAPHIE FRANÇAISE VINCENT GOUËSET RESO 13 - UNIVERSITÉ RENNES II - ESO - UMR 6590 ODILE HOFFMANN IRD - BONDY e concept de communauté, largement débattu lectuels et institutionnels) sont fréquemment invoquées; dans la philosophie classique, est approprié depuis fort longtemps par la sociologie et l’an- enfin la « communauté » est parfois employée pour désigner les habitants d’un même lieu, ou un groupe social thropologie en Allemagne, depuis Ferdinand Tönnies qui a clairement identifié (souvent minoritaire). En revanche, établi la distinction fondamentale entre Gemeinschaft [communauté] et Gesellschaft [société], ou en France, où rares sont les articles, les ouvrages ou les références bibliographiques de la production géographique française il ne fait d’ailleurs pas l’unanimité. Selon la synthèse de qui s’y réfèrent de façon explicite; les bases de données Dominique Vidal sur le sujet (1996 : 213-215), il est clairement établi pour certains sociologues que «… le concept restant désespérément muettes à l’énoncé de ce motclé 1. L de communauté ne présente qu’une faible valeur heuristique pour désigner un type spécifique de formation sociale (Badie, 1986; Busino, 1993) »; au contraire un auteur d’inspiration postmoderne comme Michel Maffesoli (2000 [1988]) lui attache de l’importance et voit dans l’émergence des « néo-tribus » communautaires un signe du déclin de l’individualisme moderne. La référence à la « communauté » est couramment utilisée dans les sciences sociales (en géographie notam- De quoi parle-t-on au juste? Désignant un « groupe de personnes », la communauté n’a pas d’échelle a priori. Elle peut avoir une pertinence au niveau local – le village, le quartier-, régional ou international – les communautés diasporiques par exemple. Relevant davantage, selon la distinction établie par Maffesoli (2000 : 138), de la socialité (l’ensemble des rôles joués par la personne) que du social stricto sensu (la fonction de l’individu dans la société), la ment) en Amérique du nord où, dans la tradition de l’école de Chicago, l’identité collective, l’appartenance à un communauté ne saurait être qualifiée a priori: professionnelle, politique, religieuse, culturelle, linguistique, ethnique groupe social ou l’attachement à des cultures spécifiques constituent des fondements du lien social. Plus récemment (dans les années 1990 surtout), la « déferlante » postmo- ou sexuelle, elle peut recouvrir une ou plusieurs de ces dimensions 2. La communauté ne peut pas non plus être réduite aux « liens sociaux primordiaux » (la parenté par derne a fait de la (re)découverte des communautés une des clés de la compréhension des sociétés contemporaines dans toute la géographie anglo-saxonne (Staszak exemple), opposable aux « liens sociaux raisonnés » qui et al., 2001). En Amérique latine, et depuis les années 1970 environ, les notions de comunidad (comunidade au Brésil) et de participación comunitaria sont devenues une pierre angulaire du processus de démocratisation et de relégitimation du politique. En revanche son usage reste limité dans la géographie française, et relève rarement d’un choix conceptuel véritablement significatif, d’un paradigme interprétatif, mais se rapporte le plus souvent à l’usage du langage courant: les références à la « communauté européenne » ou aux « communautés de communes » abondent dans la prospective territoriale; la « communauté des géographes » et la « communauté scientifique » (qui désignent, pour simplifier, la sphère de cooptation constituée par les personnes en situation de reconnaissance et de pouvoir intel- 1- Une recherche bibliographique approfondie permettrait sans doute de nuancer ce constat. Différents groupes sociaux qu’on pourrait éventuellement qualifier de « communautés », comme certaines populations d’origine immigrée, ou, dans un autre registre, des regroupement à caractère religieux, ont fait l’objet de nombreuses études dans la géographie française. Toutefois, le caractère « communautaire » de ces groupes n’est pas toujours mis en avant; ils sont plus souvent abordés sous un angle social, culturel, ou parfois démographique. 2- Nous excluons toutefois de ce papier le cas des communautés structurées, sur le modèle des groupes fondamentalistes religieux, par l’obsession de la pureté et le sectarisme, qui, si elles constituent un réel danger pour la société dans son ensemble, ne sont représentatives que d’un version limitée et réductrice de la communauté (cf. Wieviorka, 2001: 139). De même, la « communauté » ne peut avoir de sens que si ses membres (ou une partie de ses membres) revendiquent leur appartenance au groupe, et pas dans le cas où elle serait uniquement définie de l’extérieur, par un pouvoir ou un groupe dominant, sans consentement des personnes intéressées ; comme ce fut par exemple le cas en Afrique du sud où certaines communautés « ethniques » ont été définies par le pouvoir afrikaner dans le cadre de sa politique d’apartheid, en détournant des observations ethnographiques pour subdiviser les populations noires en une multitude de communautés éclatées. N° 17, mars 2002 E E SO O 14 Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... seraient l’apanage des « sociétés », tant la complexité de À certaines « communautés » est désormais avérée. Ces caractéristiques « en creux » ne font certes pas défi- NEUTRE- ENTRE PROPOS DE LA CONFUSION -QUI N’EST PAS MUNAUTARISME « » COMMUNAUTÉ » ET « COM- nition. Mais justement, la « communauté » est une catégorie de la pensée éminemment contextuelle, qui ne prend sens que dans la situation où elle exprime des configurations spécifiques de liens sociaux (ou économiques, politiques…), éventuellement inscrites dans un territoire. La communauté est une notion heuristique, qui permet de décrypter les logiques d’affiliation collective à un temps t, dans un environnement donné. Ce n’est jamais une catégorie « donnée » qu’il suffirait de « décrire », encore moins une catégorie explicative univoque, car comme le signale Maffesoli à propos du « néo-tribalisme postmoderne », nombre de communautés actuelles, contrairement aux tribus classiques, se caractérisent par l’extrême fluidité de leur fonctionnement, fait de rassemblements ponctuels et d’éparpillement, d’appartenances multiples (2000 : 137). C’est un fil rouge, une piste à explorer, La « communauté », dans le langage courant, et parfois sous la plume de certains auteurs, a comme une odeur de souffre. Il est vrai, comme l’ont justement fait remarquer J-R. Bertrand et A. Ouallet dans leur texte introductif au séminaire ESO tenu en septembre 2001 à Caen sur ce thème (cf. article dans la présente revue), que cette notion nous renvoie, en géographie, à une époque où la « communauté » prenait ses racines dans le monde rural, la religion, l’ethnie, la corporation professionnelle, les sociétés « traditionnelles » (ou supposées telles), en particulier dans des aires culturelles lointaines, aux relents éventuels de « tropicalité ». C’est d’ailleurs un des sens premiers de la « commu- qui peut nous ouvrir des mondes inattendus dès lors que l’on cherche à comprendre qui parle de « communauté », pour nauté » en anthropologie (Bonte & Izard, 1991 : 165-166), puisque, dans l’héritage l’ethnologie américaine 3, ont été privilégiées «…les « communautés locales, rurales ou de quoi faire, avec ou contre qui, etc. En d’autres termes, la « communauté » renvoie immédiatement aux acteurs sociaux qui s’y réfèrent et à leurs logiques d’action. Elle ne quartiers, inscrites à l’intérieur de sociétés de type moderne » dont « l’essence […] réside dans son caractère holiste ». Parfois limitée aux sociétés paysannes, « la com- fait sens que dans cette perspective, celle de la construction et de la pratique sociale. Notre objectif, dans cette communication, n’est pas de munauté a ainsi pu être définie comme une unité sociale restreinte, vivant en économie partiellement fermée sur un territoire dont elle tire l’essentiel de sa subsistance ». Cette conception traditionnelle des communautés, qui faire état d’une recherche avancée, ni d’une connaissance approfondie de la littérature anglo-saxonne ou latino-américaine sur le sujet. Simplement, dans l’esprit des séminaires de l’UMR ESO, notre but est de poser quelques questions sur la notion de « communauté », inspirées par nos recherches personnelles, nos lectures et notre pratique de la géographie, en s’interrogeant sur le discrédit, voire les préjugés qui planent sur elle, alors même qu’il s’agit, à nos yeux, d’un concept particulièrement riche pour interpréter de nombreux faits sociaux, tant en France que sur les terrains latino-américains que nous avons l’habitude de parcourir. Partant des notions générales de communauté et de communautarisme, nous nous appuierons ensuite sur l’exemple des communautés homosexuelles en France, puis des communautés ethniques en Amérique latine (qui ne constituent que des exemples particuliers et non généralisables), pour montrer en quoi ce concept permet d’éclairer utilement des réalités socio-spatiales certes très différentes, mais qui ont en commun de mettre les géographes, traditionnellement, dans l’embarras. Travaux et documents privilégie la stabilité des groupes sociaux observés et leur reproduction, dans une logique plus ou moins défensive (Wieviorka, 2001: 71), court évidemment le risque de les figer, artificiellement, dans leur différence, en « essentialisant » leur identité collective (ibid., p. 138), une identité réelle ou imaginée, parfois autant assignée de l’extérieur, tel un stigmate (pour reprendre un concept goffmanien) que revendiquée par ses membres. On comprend, dès lors, que le concept de « communauté » ait pu générer une légitime méfiance chez les géographes français, et au delà, dans l’ensemble des sciences sociales, même quand on s’écarte des communautés « traditionnelles », pour aborder des formes plus récentes et plus modernes (ou postmodernes…) de communautarisme, parfois qualifiées de « néo-tribalisme ». Pourtant, il y a bien une spécificité française dans la crainte et/ou le rejet, exprimé et débattu de façon récur3- Notamment Redfield (1944), qui a fondé sa réflexion sur l’étude des populations indiennes du Yucatán, au Mexique. Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... rente, du référent communautaire et « communautariste », parfois assimilé, sur un mode accusatoire, au « renfermement », au « repli identitaire », voire au « sectarisme ». tique s’abreuvent abondamment à la source des philosophes français: Derrida et la déconstruction, Foucault et l’archéologie du « savoir », etc. (Staszak et al., 2001 : 13). Il C’est par exemple ce qui ressort de l’examen réalisé par permet pourtant d’éclairer sous un jour intéressant (à défaut un socio-anthropologue brésilien, Rommel Mendès-Leite, à propos des recherches menées en France (par les Fran- d’être nouveau) l’étude des faits sociaux, et de réhabiliter notamment la question des communautés; une question qui çais) sur les homosexuel(le)s, et dont le titre est de ce point est également au cœur de l’ouvrage récent de Derrida & Roudinesco, De quoi demain… (2001). Jacques Derrida, de vue évocateur: « A la française. Les recherches sur les homosexuels et les lesbiennes dans le domaine des qui ne cache pas ses propres tiraillements à l’égard de son sciences humaines en France (1970-1995) » (Mendès- appartenance non choisie à la « communauté » juive Leite, 2000: 49-64). Ce discrédit à l’égard du communautarisme feint d’op- (p. 182-184), ni sa méfiance contre le « culte » (voire la « compulsion ») de l’identitaire et du communautarisme (qui poser, pour aller vite, un modèle d’universalisme « à la fran- peut parfois tendre vers un « narcissisme des minorités »), nous invite pourtant à une « certaine solidarité avec ceux qui çaise » (celui des « Droits de l’homme ») à une dérive vers un communautarisme « à l’américaine », cette accusation luttent contre telle ou telle discrimination, et pour reconnaître étant elle-même devenue, comme le fait remarquer judicieusement Wieviorka (2001: 83) un « procédé récurrent de stigmatisation dans la vie des idées en France ». Au-delà une identité nationale ou linguistique menacée, marginalisée, minorisée, délégitimée, ou encore quand une communauté religieuse est soumise à l’oppression » (p. 44). Il d’une éventuelle « arrogance [ou ignorance?] française » à l’égard des sciences sociales anglo-saxonnes (Staszak et refuse lui aussi ce faux dilemme de « la République contre la démocratie », se voulant être « à la fois républicain et démocrate » (p. 45); ce qui d’ailleurs semble largement al., 2001 : 15), cette véritable « hantise du communautarisme » (Ibid, p. 96), fonde sa légitimité sur l’héritage des lumières et de la révolution française 4, et sur une conception de la culture qui nous renvoie un peu hâtivement, compatible, car la tolérance à l’égard de la différence peut faire partie -mais ce n’est pas systématique- des valeurs républicaines. Derrida ajoute: comme le signale Wieviorka, à une dichotomie simpliste « qui voudrait que nous n’ayons le choix qu’entre la République une et indivisible et le choc des communautés » (p. « N’oublions jamais que les exemples de « communautés » 13). À cette conception « universaliste », s’opposerait une conception « relativiste », davantage développée aux EtatsUnis, davantage soucieuse des particularismes et des « cul- représentées, voire réduites au silence. Or ce qu’on défend tures minoritaires », considérant que « chaque culture se compose d’un ensemble d’éléments incomparables », et dénonçant «…l’aveuglement ethnocentrique de ceux qui Il précise même, ironisant sur le « phallocentrisme hétérosexuel » qui prétend par exemple dénoncer le commu- croient pouvoir postuler le caractère universel de la culture moderne, dont les prétentions ne refléteraient jamais que le discours d’une culture dominante -blanche, mâle, occidentale » (p. 21). Mais il s’agit là d’un débat ancien dans la sociologie américaine (et peut-être dépassé, selon Wieviorka) entre liberalism et communitarianism, qui a ressurgi en France sous la forme d’une dialectique entre « république » et « démocratie ». Ce relativisme si cher à la postmodernité anglo-saxonne rencontre peu d’écho auprès des géographes français, alors même que nos collègues d’outre-Manche et d’outre-Atlan4- Celui là même qui avait justifié, à la fin du XIXe siècle, la colonisation au nom de la diffusion des valeurs universelles de la République française parmi les nations restées en marge du progrès… 15 qu’on associe à l’idée d’un « communautarisme » sont toujours des communautés minoritaires (ou minorisées), soussous le drapeau de l’universalité laïque et républicaine, c’est aussi une constellation communautaire… ». nautarisme des femmes et des homosexuel(le)s, que «…comme cette « communauté » [celles des hommes hétérosexuels n’appartenant pas à des minorités ethniques ou culturelles] est la plus forte, comme elle est largement hégémonique dans le contexte de ce débat, on lui dénie plus facilement son caractère de « communauté », et tous les intérêts communautaires qu’elle défend [sans le savoir]. Ce qui proteste contre le communautarisme « démocratique » au nom de l’universalité « républicaine », c’est aussi, presque toujours, la communauté la plus forte, ou bien celle qui se croit encore la plus forte, et entend peut-être le rester en résistant à des menaces venues de communautés diverses et encore minoritaires » (p. 49). Dans un autre registre, Maffesoli défend une position assez proche quand il soutient que l’essor du communauta- N° 17, mars 2002 E E SO O 16 Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... risme postmoderne -ou « néo-tribalisme » - met à mal le mythe de l’universalisme moderne, «…celui des lumières, celui de l’Occident triomphant […], qui n’était en fait qu’un ethnocentrisme particulier généralisé: les valeurs d’un petit canton du monde s’extrapolant en un modèle valable pour tous » (2000 : xii). « naturels » ou construits, qui fondent un grand nombre de communautés. Pourtant, et en dépit de ces évidences, le mouvement homosexuel est aujourd’hui un de ceux qui se voit, en France ou aux États-Unis, le plus fortement suspecté de communautarisme. Un discrédit d’ailleurs repris à leurs comptes par certain(e)s homosexuel(le)s eux(elles)mêmes, qui ont à ce point intériorisé l’homophobie ambiante À PROPOS DE LA (PSEUDO ?) HOMOSEXUELLE « COMMUNAUTÉ » (et adhéré au modèle « universaliste » français), qu’ils (elles) redoutent ce qu’ils (elles) supposent être le communautarisme gay et lesbien (ce qui est bien entendu leur droit Avec la question des populations et du mouvement le plus strict), manifestant ainsi leur « peur de l’autre en homosexuels, on est au cœur du sujet. Sans doute conviendrait-il de se demander au préalable si les populations soi », pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre (Weltzer-Lang, Dutey & Dorais, 1994). homosexuelles constituent véritablement, en France, une Cette accusation est un bon exemple de cette forme « communauté ». Pierre Bourdieu (1998: 129), très prudent à ce sujet, préfère parler «…seulement [de] « mouvement », sans prendre parti sur la relation, très complexe, que les différents groupes, collectifs et associations qui l’animent entretiennent avec la (ou les) « collectivité(s) » ou « caté- insidieuse de stigmatisation intellectuelle qui frappe tout ce qui touche de près ou de loin au communautarisme, et en particulier les gay and lesbian studies (voire l’ensemble des cultural studies), qui ont déclenché en France depuis plusieurs années, selon Didier Eribon (1999: 22-23), « des gorie(s) », plutôt que [de] « communauté(s) » des gays ou polémiques […] qui ne font rien d’autre qu’agiter les fan- des lesbiennes ». Une telle précaution est sans doute justifiée par le fait tasmes et brandir des pancartes où il est écrit: « Défense de lire ». Ceux qui les ont brandies n’avaient visiblement rien lu que seule une partie des personnes homosexuelles parti- et demandaient aux autres d’en faire autant […] Le nouveau cipe et/ou se reconnaît dans ce mouvement et dans son apparence précisément « communautaire » (qu’il soit mot d’ordre proposé à la recherche universitaire sera-t-il: « Don’t ask, don’t tell »? revendiqué ou non par les mouvements concernés). Ensuite parce que, contrairement à d’autres communautés ethniques ou religieuses, les homosexuel(le)s ne sont pas La suspicion si courante en France à l’égard des gay and lesbian studies s’abrite souvent derrière celle, plus large, de la critique à l’encontre du political correctness, qui soudé(e)s par une tradition, une histoire ou une culture collective fortes, du moins aussi fortes que celles des minorités n’est en général évoqué que sur le ton de la moquerie ou du discrédit (Staszak et al., 2001 : 16). Or, comme le déclare qualifiées de « premières » ou d’« involontaires » par Wieviorka (populations amérindiennes, aborigènes, noires ou juives…). Les populations homosexuelles se distinguent d’autres communautés en de nombreux points: pas d’origine lignagère ou de filiation directe et clairement identifiable, pas « d’unité sociale restreinte », pas de structure de reproduction visant à pérenniser son existence; pas (ou encore peu) de signes forts de reconnaissance interne ou d’identification externe, pas (ou encore peu) de culture commune, de rites ou de pratiques ritualisées reconnus par tou(te)s; même si une histoire du mouvement et des résistances homosexuelles se tisse sous nos yeux, et si certains auteurs, comme Eribon ou Mendès-Leite, voient dans la constitution d’une culture (ou « subculture ») homosexuelle un point de repère solide pour l’affirmation d’une identité collective homosexuelle… En somme on est loin des ciments, Derrida (2001: 56): Travaux et documents « se servir des mots political correctness comme d’un slogan pour tirer sur tout ce qui appelle à la vigilance, cela me paraît dangereux. Et suspect. Quand le terme ne rend pas service à des conservateurs en guerre, il est imprudemment repris par des gens de gauche assez raffinés mais à l’abri de ces « lieux » dangereux et durs (l’oppression, la répression, l’exclusion, la marginalisation). » En effet, n’oublions pas que les premiers tirs de barrage contre le political correctness sont d’abord venus des milieux conservateurs américains, qui n’hésitaient pas à caricaturer le mouvement, alors que, selon Derrida, «…[il] est beaucoup moins étendu et puissant aux EtatsUnis qu’on ne le dit, du moins sous sa forme caricaturale » (Ibid.). En France, les critiques émises ici où là ne sont en général pas exemptes de conservatisme, reven- Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... diqué ou non 5. Eribon (1999: 489) n’hésite d’ailleurs pas à fustiger «…la pensée néo-conservatrice [française] qui intime précisément aux voix minoritaires de se taire pour ne signification collective), en un mot tout ce qui intéresse la géographie humaine. Les implications socio-spatiales de l’homosexualité, et toutes les formes de discriminations qui pas mettre en question le « monde commun » dans lequel peuvent en découler auraient dû, en toute logique, attirer nous devons vivre ». Et surtout, comme le dénoncent tant Derrida & Roudi- notre attention, au même titre que d’autres catégories de nesco que Bourdieu, c’est précisément au moment où les populations marginalisées et/ou de communautés minoritaires qui ont été peu ou prou, étudiées: « pauvres », voix « communautaires » (en l’occurrence ici, les mouvements homosexuels) s’élèvent pour revendiquer le droit à populations immigrées et Français issus de l’immigration, personnes âgées, personnes handicapées, « gens du leur part « d’universalisme » (c’est-à-dire à bénéficier des voyage »… mêmes avantages et garanties que le reste de la population, comme le droit de fonder un foyer, à travers le PACS ou l’adoption) que le soupçon de « communautarisme » s’abat sur elles. Comme le dit si justement Bourdieu (1998, 129): «…l’hypocrisie universaliste, renversant les responsabilités, dénonce comme rupture particulariste ou « communautariste » du contrat universaliste toute revendication de l’accès des dominés au droit et au sort commun: en effet, c’est paradoxalement quand ils se mobilisent pour revendiquer les droits universels qui leur sont en fait refusés que l’on rappelle les membres des minorités symboliques à l’ordre de Or qu’observe-t-on? Un silence presque complet sur la question, une absence quasi-totale de références bibliographiques, hormis quelques trop rares exceptions (par exemple: Grésillon, 2000) sur l’homosexualité comme fait géographique et social, une approche d’autant plus frappante qu’elle contraste bruyamment avec l’abondante littérature de la géographie anglo-saxonne à ce sujet 7. Victime d’un tabou tenace (qui a certes frappé, à des degrés plus ou moins élevés, l’ensemble des sciences sociales françaises), renforcé par les préjugés (et un certain confort intellectuel?) dus à notre attachement à un certain « uni- Autant de questions qui ne devraient pas manquer d’interpeller la géographie humaine, et en particulier la géogra- versalisme à la française », et à notre méfiance du « communautarisme », la géographie humaine s’est détournée d’un sujet pourtant légitime, y compris dans ses compo- phie sociale, qui traditionnellement a fait sienne l’étude et la dénonciation de toutes les formes d’inégalités et de discrimination au sein de la société et de l’espace français. En santes les plus mobilisées par les « injustices socio-spatiales », comme l’est notre laboratoire de géographie sociale? N’est-il pas à ce titre significatif que dans la publi- effet, dans la mesure où 4,5 % des Français(es) peuvent être considéré(e)s, selon la très rigoureuse enquête menée par l’INED en 1992, l’ACSF (Analyse du comportement cation récente sur l’état actuel de la géographie sociale française (Fournier, 2001), un excellent ouvrage qui embrasse très large les faits de discrimination et les sexuel des Français), comme homo ou bisexuel(le)s (Bajos et al., 1998), ce sont des millions de personnes, si on prend également en considération leur entourage, qui sont groupes sociaux marginalisés, pas une seule ligne n’évoque le cas de la « communauté homosexuelle »? Il y a sans doute là matière à réfléchir. l’universalisme… » concernés de près par la question. Cette orientation n’est pas sans incidences sur leur habitus, c’est-à-dire sur les formes de sociabilité 6, les genres de vie, les pratiques de l’espace (et notamment la fréquentation de lieux spécifiques, investis d’une charge symbolique et affective, d’une 5- Qu’on se souvienne par exemple du Dictionnaire du politiquement correct à la française publié par Philippe de Villiers en 1996. 6- Maffesoli (2000 : 46) insiste sur le rôle d’une « sociabilité au noir », souterraine, faite de rites et de coutumes propres, qui sert de « liant » aux communautés. Cette observation n’est sans doute pas fausse dans le cas de l’homosexualité, mais elle ne s’applique pas -ou pas autant- à toutes les personnes concernées. De plus, il faudrait envisager la « sociabilité homosexuelle » -si elle existe- non seulement dans son rapport au « quant-à-soi communautaire » (pour reprendre une formule de Maffesoli), mais aussi dans son rapport à toute la société. 17 À PROPOS DES « COMMUNAUTÉS ETHNIQUES » (NOIRES ET INDIENNES) EN AMÉRIQUE LATINE, ET DE LEUR TERRITORIALITÉ Les questions soulevées jusqu’ici sur le statut ambigu des « communautés » (et les craintes d’une éventuelle dérive communautariste), en particulier à propos des mouvements et des populations homosexuels, rejaillissent avec force quand on interroge le concept sous d’autres 7- Un seul exemple : la synthèse majeure de Brent, Bouthillette & Retter (1996) sur l’étude géographique de l’homosexualité dans l’espace nord-américain, Queers in space. N° 17, mars 2002 E E SO O 18 Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... cieux et à propos de communautés d’un type très différent, En tant qu’institution qui positionne les acteurs dans les communautés ethniques en Amérique latine, et plus précisément ici, les populations noires et indiennes au des rapports hiérarchiques (dominés/dominants), la « communauté » se réfère toujours à une « identité » col- Mexique et en Colombie, sur lesquelles ont porté certains lective, ou plus exactement à un critère d’identification de nos travaux, qui nous inspirent les réflexions qui suivent. majeur, opposable à l’Autre, qui est dominant. Le critère peut être géographique (le quartier), culturel, religieux, etc. selon que la pertinence des clivages sociaux et politiques, En Amérique Latine beaucoup plus qu’en Europe, le terme de communauté fait partie du langage courant, dans un contexte donné, se réfère à telle ou telle dimension. Au Mexique par exemple, les « communautés mais aussi du langage politique et académique. Elle indiennes » du XIXe siècle se sont effacées devant les peut être synonyme de « village » (au Mexique), de « groupe indien localisé » dès lors qu’on y attache un « communautés paysannes » du XXe, avant de revenir comme « communautés ethniques » à la fin du XXe. Pour qualificatif ethnonyme (au Mexique et en Colombie), ou légères qu’elles apparaissent, ces variations révèlent des de quartiers de ville au Brésil (Vidal 1996). Le point commun réside, outre la taille modeste des groupes configurations politiques très contrastées à l’échelle de la Nation tout entière, avec des retentissements directs sur humains concernés par cette première série d’acceptions, dans la genèse du terme. Dans l’Amérique hispanique en effet, les communautés sont les groupes qui se les dynamiques locales des villages et des personnes. Les critères d’identification sont, toujours, susceptibles d’être « négociés » si les rapports de force se modifient au sein différencient par rapport aux Espagnols, aux conquistadores, aux colons et plus tard aux sociétés nationales de la société globale. Les frontières des « communautés » sont donc, par définition, appelées à se modifier sans qui s’auto-représentent comme d’origine blanche ou métisse, même si elles incorporent parfois leurs “racines” ethniques à l’idée de Nation. D’une certaine cesse en fonction des dynamiques globales. Elles n’existent que dans des rapports d’altérité croisés entre les acteurs, leurs histoires et leurs aspirations. façon, la communauté est toujours une entité dépendante et subalterne dans un système global, elle sousentend un statut minoritaire ou minorisé. C’est donc une Cependant, en tant qu’institution existante dans un contexte donné – fut-ce par suite d’une définition exogène imposée ou d’une construction contestée par certains-, la catégorie d’ordonnancement de la société qui est au départ d’origine exogène, fruit de constructions intellectuelles menées par des acteurs variés (Église, scienti- « communauté » exige de ses membres reconnaissance et légitimation, sans quoi elle perdrait toute capacité d’action, donc d’existence. Toute communauté implique donc fiques, politiques…), à des époques et sous des éclairages divers, mais qui ont en commun de chercher à qualifier et à distinguer « les autres », ceux qui ne participent pas au modèle individualiste de la modernité. un système d’autorité qui précise qui a la parole, qui peut « représenter » la communauté et ses aspirations. Ce peut être une personne, une instance plus ou moins formalisée ou un ensemble de normes socialement acceptées, par- Pourtant, la communauté connaît bien vite des processus d’appropriation nombreux et complexes de la part des personnes et groupes concernés. À tel point que la notion peut aussi être interprétée comme une construction endogène des populations dominées, comme une forme de résistance aux administrateurs et gouvernements coloniaux puis républicains. La communauté possède, en Amérique Latine, une dimension politique et parfois administrativo-juridique ; elle fonctionne comme une institution, au sens premier du terme, c’està-dire un ensemble de règles et de valeurs qui ordonne et régule la société, à des niveaux variés. Elle n’exclut en aucun cas le conflit ni l’hétérogénéité interne, mais les organise et leur donne sens. fois très informelles. Le cas des « communautés noires » en Colombie est à cet égard très illustratif. La notion même n’émerge que dans les années 1980, bien que la population noire représente entre 10 % et 20 % de la population nationale, voire plus, depuis longtemps sans doute (on ne dispose pas de données statistiques ethniquement différenciées sur le long terme). Elle apparaît dans l’interaction entre une réforme d’Etat qui prône la décentralisation et la « participation populaire », une revalorisation des « minorités » ethniques et raciales à l’échelle internationale, et des revendications territoriales de populations rurales de phénotype noir. Fruit d’une conjoncture exceptionnelle, la mobilisation sociale aboutit à la reconnaissance officielle d’un nouveau sujet de droit, les « communautés noires » Travaux et documents Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... de Colombie. Une Loi leur sera consacrée en 1993, pour autres », les voisins proches ou plus lointains. L’espace, en préserver et promouvoir leurs droits territoriaux, politiques et sociaux, sur la base de leur spécificité ethnico-raciale. tant que ressource à gérer et éventuellement à partager, devient médiation: à travers les négociations sur le terri- Cette émergence des « communautés noires » dans le toire, on teste les rapports de pouvoir, on parle de légitimité discours officiel s’accompagne de profondes transformations sociales et se concrétise dans des organisations politique et on construit des relations économiques ou sociales dans l’interaction. locales nouvelles -les conseils communautaires, les Mais rien ne présuppose la coïncidence de ces trois assemblées – et des hiérarchies internes également nouvelles: les dirigeants ethniques, les leaders d’organisa- fonctions collectives (sociale, symbolique, politique) dans le temps et dans l’espace. Bien au contraire, les situations tions, etc. (Hoffmann, 2000). « normales », c’est-à-dire de paix sociale relative, même On le voit dans le cas de la Colombie, mais c’est vrai ailleurs, la « communauté » n’existe que dans les allers et dans des contextes d’inégalité parfois criante, sont celles où ces fonctions ne se superposent pas: quand les règles retours entre des logiques endogènes et exogènes, entre d’usage de l’espace ne se fondent pas obligatoirement sur les niveaux local et global, entre auto et hétéro-définition, entre assignation et adhésion identitaire. Institution fluide, l’identité; quand les références identitaires ne s’expriment pas systématiquement par la défense d’un territoire; la communauté peut enfermer comme elle peut ouvrir l’espace social à de nouvelles expressions. D’ailleurs, et c’est peut-être là le point fondamental pour sortir des trompe- quand le partage de l’espace ne suppose pas l’exclusion territoriale pour les tiers; et on pourrait multiplier les combinaisons entre les trois termes. Autrement dit, rien n’in- l’œil « communautaristes », la « communauté » est contingente, et chacun appartient à plusieurs communautés à la dique que l’espace-territoire et la communauté adoptent a priori les mêmes contours, même s’ils sont en situation de fois. Ici comme dans les villages d’Afrique, “chaque acteur appartient à plus d’une structure, et a plus d’un rôle à jouer, plus d’une identité à gérer” (Bierschenk et Olivier de résonance. La réduction de l’un à l’autre est plutôt un signe d’appauvrissement de la vie sociale, de la vie en société, complexe par définition. Alors que la multi-appartenance Sardan. 1998 : 259). Ce n’est que lorsqu’une affiliation s’impose comme unique et se transforme en assignation univoque, de l’intérieur comme de l’extérieur, que les fron- identitaire est partout avérée et acceptée – je peux être en même temps femme, noire, française, homosexuelle, professionnelle et militante de telle ou telle option, sans parler tières se figent et que la « communauté » devient prison et menace, pour soi et pour les autres. Et c’est là que l’espace intervient, pour le meilleur et pour le pire. du reste-, il semblerait que la multi-territorialité pose encore problème. La solution qui consiste à simplifier et à établir des correspondances entre l’un et l’autre registre – Nous voudrions donc, pour finir, évoquer la dimension territoriale de la communauté ethnique en Amérique latine, plus exactement le rôle de l’espace dans les constructions communautaires, en reprenant les points mentionnés jus- identitaire et territorial-, si elle facilite la lecture du monde social et les modes d’intervention politique à un moment donné, peut générer à plus long terme des malentendus et des exclusions dangereuses. Mais, entendons-nous bien, qu’à maintenant : la communauté comme institution, comme porteuse de sens identitaire, et comme révélatrice des tensions local/global. Lorsqu’il est associé à une communauté comme dans le cas des territoires ethniques, l’espace fonctionne certes comme « refuge » pour ses membres (qui souvent n’ont pas d’autres options), mais aussi comme instrument de légitimation intra-communautaire: le contrôle de l’accès, l’usage et l’appropriation des terres permettent par exemple de réactiver en permanence les hiérarchies internes et les instances d’autorité. L’espace peut également servir de marqueur identitaire, lorsqu’il est chargé de dimensions symboliques qui renforcent une identité socio-géographique face à d’autres. Il est enfin, souvent, un instrument de négociation avec « les ce ne sont ni la communauté ni le territoire qui sont en soi porteurs de dérives identitaires, mais bien la conjonction des deux dans un même discours réducteur. 19 Conclusion Dans son étude des comunidades brésiliennes (un terme qui désigne les habitants des favelas des grandes villes brésiliennes), Dominique Vidal (1996) nous livre quelques réflexions particulièrement riches pour comprendre ce que le concept de communauté peut avoir d’utile lorsqu’on essaye d’embrasser en une même catégorie des populations aussi variées que les homosexuels (en France surtout), les Noirs et les Indiens (en Colombie) N° 17, mars 2002 E E SO O 20 Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... ou les pauvres des favelas brésiliennes. nom d’une « identité » assignée et unique, lorsque la rela- En effet, les comunidades brésiliennes, une appellation sans grande parenté avec les « communautés » de la tion espace-identité est donnée comme évidente et ontologique. Quand la communauté se focalise sur un espace sociologie classique, et qui au départ est plus le résultat géographique précis et prétend s’y superposer étroite- d’une désignation faite par des observateurs extérieurs que le produit d’une revendication populaire émanant des ment, on cristallise les identités comme on fige un territoire sur une carte. Le risque paraît bien mince dans le cas des quartiers concernés, sont en grande partie des commu- communautés homosexuelles, dont les territoires sont nautés « inventées », «…dans un pays où, même en milieu rural, des structures communautaires de type tradi- limités… Il l’est davantage pour les communautés ethniques. tionnel n’ont quasiment pas existé » (p. 215). Mais ces Mais la « menace communautariste », si elle existe communautés ont pris corps et se sont rapidement chargées de sens en s’inscrivant dans le lien étroit qu’un (méfions-nous en effet de nos réflexes « d’universalisme défensif », qui peuvent nous conduire à une vision réduc- groupe social (des pauvres urbains, souvent migrants trice, craintive, et pas toujours fondée du communauta- d’origine) a pu établir avec un espace (ici son lieu de résidence). À l'intérieur du groupe, les contraintes imposées risme), n’est pas intrinsèque à « la communauté ». Elle peut apparaître néanmoins dans la conjonction de l’es- par la précarité et la sous-intégration à la ville (en termes d’accès au logement, aux services élémentaires, à l’emploi…), ont donné un sens collectif à un ensemble d’habi- pace, de l’identité et du politique autour de ressources disputées. Le rôle des géographes n’est-il pas précisément de « déconstruire » (pour emprunter à Derrida un de ses tants vivant dans des quartiers où, sinon, n’auraient fait que se croiser des parcours et des stratégies individuelles. concepts les plus populaires) ces conjonctions malheureuses, ou du moins d’en montrer les artifices et les res- À l’extérieur, la catégorie socio-spatiale « communauté » a permis aux acteurs politiques et aux professionnels de l’intervention sociale de légitimer leur action (et souvent: d’en sorts, en insistant sur le rôle de l’espace dans les constructions sociales, tout en évitant les impasses d’une géographie culturelle parfois mutilée de ses dimensions retirer un bénéfice électoral), mais aussi de « dépolitiser » l’approche d’une population qui aurait aussi bien pu se constituer en « classe sociale » défavorisée (et aspirant, le politiques et sociales? Les transformations du monde contemporain nous y invitent, que ce soit par la multiplication des tensions communautaristes ou par le développe- cas échéant, à sortir de sa condition), et enfin de faire l’économie d’une relation individuelle avec les habitants de ces quartiers. ment spectaculaire de réseaux transnationaux, dé-territorialisés, qui forment autant de « communautés » à découvrir. Or on a bien constaté, à propos des communautés homosexuelles comme des communautés ethniques en Amérique latine, que le fait communautaire était bien le résultat d’une transaction, une construction produite par un aller-retour répété entre une revendication propre et une identification extérieure (laquelle n’est pas toujours exempte de préjugés et de processus d’assignation, voire d’exclusion), et que cette « invention » prenait de la force quand l’identité (communautaire) se matérialisait dans un rapport spécifique au territoire: territoire « subtil », voire immatériel dans le cas de la communauté homosexuelle (voir sur ce point l’article d’Alain Léobon), territoire concret des resguardos ou des « territoires collectifs » dans le cas des communautés indiennes et noires en Colombie. Les risques de « dérive communautariste » évoqués en début d’article peuvent apparaître lorsque la relation entre communauté, identité et territoire fonctionne de façon symbiotique sur un espace géographique fermé, au Travaux et documents Bibliographie • BADIE Bertrand (1986). « Communauté, individualisme et culture », in BIRNBAUM Pierre & LECA Jean (dir.), Sur l’individualisme. Paris, Presses de la FNSP, pp. 109-131. • BAJOS Nathalie, BOZON Michel, FERRAND Alexis, GIAMI Alain, SPIRA Alfred & le groupe ACSF (1998), La sexualité aux temps du sida. Paris, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui. • BIERSCHENK Thomas, Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN (1998), Les pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala. • BONTE Pierre & IZARD Michel (1991), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Paris, PUF, p. 165-166. • BORRILLO Daniel, FASSIN Eric & LACUB Marcela (dir.) (1999). Au-delà du PACS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’ho- Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème... mosexualité. Paris, PUF, coll. Politique d’aujourd’hui. 21 Dans le cadre du débat qui a suivi cet exposé, il nous • BOURDIEU Pierre (1998). « Quelques questions sur le mou- a paru intéressant d’adjoindre à cette contribution, la vement gay et lesbien », in La domination masculine. Paris, remarque de Rémy Allain (RÉSO, Rennes) : Seuil, coll. Liber, pp. 129-134. • BRENT Ingram, GORDON, BOUTHILLETTE, Anne-Marie & RETTER Yolanda (1996). Queers in space. Communities, public places, sites of resistance. Seattle, Bay Press. • BUSINO Giovanni (1993), Critiques du savoir sociologique. Paris, PUF. « Qu’est-ce que la communauté selon les sociologues? », pp. 125-142. « La question de la taille (territoriale ou démographique) est importante mais non prioritaire ou première dans la définition de la communauté: celle-ci se distingue plutôt par un mode de fonctionnement fondé sur la solidarité, la réciprocité, la place plus grande des échanges nonmonétarisés… Pour reprendre le rappel que faisait Petros Pétsiméris • DERRIDA Jacques & ROUDINESCO Elisabeth (2001). De quoi de la distinction de Tönnies entre Gemeinschaft et Gesell- demain… Paris, Fayard, coll. Galilée. schaft, communauté et société, on aurait tort de les consi- • ERIBON Didier (1999). Réflexions sur la question gay. Paris, dérer comme opposées. Elles peuvent coexister dans le Fayard. même groupe humain. • FOURNIER Jean-Marc (dir.) (2001). Faire la géographie sociale Il en est de même de la distinction encore très actuelle aujourd’hui. Caen, Presses Universitaires de Caen, « Les de Georg Simmel, membre éminent de l’École de Chicago, documents de la MRSH », n° 14, novembre 2001, Actes du qui opposait l’esprit ou la mentalité des grandes villes et les colloque de géographie sociale (Caen, 18-19 novembre 1999). mentalités des petites villes. La première caractérisée par • GRÉSILLON Boris (2000), « Faces cachées de l’urbain ou éléments d’une nouvelle centralité? Les lieux de la culture homosexuelle à Berlin », L’espace géographique, n° 4, pp. 301-313. • HOFFMANN Odile (2000). « Jeux de parole et de mémoire autour des mobilisations identitaires dans le Pacifique colombien », Autrepart, nº 14, pp. 33-52. les échanges mécaniques, marchands, dépersonnalisés, la seconde par l’importance de l’affectif, de la reconnaissance interpersonnelle, du non-marchand… Il faudrait se garder de faire coïncider la première avec les sociétés industrielles urbanisées et la seconde avec les sociétés traditionnelles, plus "communautaires". Pour prendre un exemple d’actualité, on retrouve ces • MAFFESOLI Michel (2000 [1988]). Le temps des tribus. Le oppositions dans des sociétés très urbanisées comme la déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. société américaine ou la société anglaise. On a pu dire de Paris, La Table Ronde, 3ème édition préfacée. l’Angleterre qu’elle était le pays le plus urbanisé et celui • MENDÈS-LEITE Rommel (2000). Le sens de l’altérité. Penser dont la mentalité était peut-être la moins urbaine… La com- les (homo)sexualités. Paris, L’Harmattan, coll. Sexualité munauté rurale, le village symbolisant l’Old England y sont humaine. idéalisés. Aux États-Unis, la puissance du système écono- • REDFIELD Robert (1944). Yucatán, una cultura de transición, mique est évidemment matérialisée par la grande ville, la Mexico, Fondo de Cultura Económica. métropole et plus spécialement son Central Business Dis- • STASZAK Jean-François, COLLIGNON Béatrice, CHIVALLON Christine, DEBARBIEUX Bernard, GÉNEAU DE LAMARLIÈRE Isa- belle & HANCOCK Claire (2001). Géographies anglosaxonnes. Tendances contemporaines. Paris, Belin, coll. Mappemonde. trict verticalisé, ses gratte-ciel, d’où la portée symbolique de l’attentat contre les Twin Towers… mais la société américaine se méfie de la ville et a depuis longtemps idéalisé la nature ou ce qui permet le contact le plus proche avec elle, la petite ville, la maison individuelle, les banlieues vertes dans lesquelles, quoiqu’ait pu en dire Jane Jacobs, l’Amé- • TOURAINE Alain (1996). Pourrons-nous vivre ensemble? ricain moyen y voit l’idéal de l’épanouissement personnel et Egaux et différents. Paris, Fayard. de la vie communautaire. Je pense que Tönnies n’a pas • VIDAL Dominique (1996). “Concevoir la communauté. L’effi- perdu de sa pertinence. cacité d’une catégorie socio-spatiale au Brésil”, in MONNET J. (dir.), Espace, temps et pouvoir dans le Nouveau Monde, Voix et regards. Paris, Anthropos, Chapitre 16, p. 371-404. • WELTZER-LANG Daniel, DUTEY Pierre & DORAIS Michel (1994). La peur de l’autre en soi, du sexisme à l’homophobie. Montréal, V.L.B. éditeur. • WIEVIORKA Michel (2001). La Différence. Paris, Balland, coll. N° 17, mars 2002 E E SO O POPULATION HOMOSEXUELLE ET PROCESSUS D’INTÉGRATION : DE L’INTERSTICIEL AU COMMUNAUTAIRE ALAIN LÉOBON CARTA INTRODUCTION - UNIVERSITÉ D’ANGERS ESO - UMR 6590 2002). Nous devons, sur ce point, être prudents car, comme le souligne Franck Remiggi, si elles peuvent dialo- elon le philosophe et sociologue allemand Fer- guer entre-elles, les identités ethniques et culturelles ne dinand Tönnies, la communauté (Gemeinschaft) désigne des groupes humains ayant reposent pas sur les mêmes logiques. La production d’espaces de socialisation, appropriés des intérêts, des aspirations et des sentiments en ou destinés à la population homosexuelle, semble un commun. Elle signe une forme naturelle de la vie sociale reposant sur l’affectivité, les relations de “face à face”, la signe tangible d’intégration, au paysage urbain, d’une construction visible d’un fait social gai et lesbien qui prend solidarité. La communauté s’oppose alors, en partie, à la ses marques depuis quelques années. S société, construite artificiellement et contractuellement, fondée sur la raison, où l’homme reste un étranger pour 23 Ainsi, investir, sous l’angle géographique, les dyna- l’autre, où règne le “chacun pour soi” (Norbert Sullamy). miques identitaires de la population homosexuelle nous Cette opposition entre communauté et société (Gessellschaft) semble réductrice dès lors que l’on s’intéresse permettrait d’évaluer la légitimité du concept de communauté en son endroit comme de répondre à quelques à l’espace des sociabilités en particulier dans leurs décli- questions telles: naisons dans le cyberespace (téléprésence). Cependant elle rappelle l’existence du diktat du système (social) à un - l’appropriation spatiale de certains quartiers, par les commerces destinés à la population gaie et lesbienne, se individu trop souvent dépouillé de ses désirs profonds (liberté, domination, création). Nous verrons aussi que, replacé sur la “question gaie” retrouve-t-elle aux diverses échelles urbaines? Est-elle la résultante d’une demande sociale, identitaire, socioculturelle, voire strictement sociosexuelle ou, seulement, la (Eribon, 1999), le communautaire ne se construit pas contre mais dans un contexte social devenant plus tolérant. signature spatiale de stratégies commerciales? - les rencontres en réseau (communautiques), qu’elles Les rapports entre construction spatiale et intégration sociale sont complexes et, force est de constater, que les villages gays se structurent spatialement (avec une den- habitent des services édités sur le minitel, le téléphone vocal ou l’Internet, produisent-elles de nouveaux espaces de socialisation et de nouvelles rencontres? sité significative) au moment où la population, plus reconnue et mieux acceptée, participe à la visibilité des acteurs économiques et politiques. - quel est le sens des grandes parades: des marches pour la fierté (gay-prides)? un regard photosociographique (qui prétend à une phénoménologie du sens d’un remar- Par ailleurs, cette construction spatiale s’organise dans un besoin d’optimisation et de confort de rencontres mono sexuées, ce qui semble corroboré par la difficulté à concrétiser, dans ces territoires du besoin (plus que du désir) (Israël, 1989), une parité entre visibilité gaie et lesbienne (Demczuck; Remiggi, 1998). La fonction et le type d’interaction de ces espaces socio-sexués jouent manifestement un rôle dans cette apparente difficulté à réaliser une réelle mixité homme/femmes - gais/lesbiennes. Cependant, si nous centrons nos propos sur les rapports entre “majorité et minorité”, nous pouvons ramener notre réflexion sur la “production spatiale de la population homosexuelle” à des questions connexes aux “minorités culturelles” et donc ne pas balayer, si facilement, les liens entre ethnicité et homosexualité (Gouëset, Hoffmann, quable) permettrait-il de lire de profondes modifications de la visibilité de la population homosexuelle? - l’exclusion sociale, voire l’homophobie, subies par la population homosexuelle, ne sont-elles pas renforcées, paradoxalement, par l’autoproduction de modèles (esthétiques) dominants, conduisant au rejet de ceux qui sortent de cette nouvelle norme “communautariste”? - quel rôle peut jouer le PACS dans l’intégration de la population homosexuelle au sein de la société française, comment sera-t-il approprié par les gais et lesbiennes? Précaution: dans ce texte, nous utiliserons le mot gai et lesbien en lieu et place de gay et lesbien, le terme gai désignant les homosexuels masculins et permettant un meilleur accord en langue française. N° 17, mars 2002 E E SO O 24 Population homosexuelle et processus d’intégration... LE MOUVEMENT GAI ET LESBIEN ET SES DYNA- MIQUES SOCIOSPATIALES homosexuelle, une parole politique allant contre les institutions, l’ordre établi, l’ordre moral et religieux. Ce mouvement “post-soixante-huitard” trouve sa Nous poserons ici comme hypothèse que le mouve- place, aux côtés du MLF et dans le mouvement libertaire. ment gai et lesbien semble exploiter différents “champs de liberté” permettant l’expression de stratégies de groupes Nous souhaitons rappeler, ici combien les hommes homo identitaires (Roussel, 1995) dans ses rapports productifs effet, à Paris, le FHAR fut initié par/avec des femmes dési- avec le pouvoir politique, la société et l’espace. rant œuvrer hors du mouvement féministe pour lutter contre la normalité hétérosexuelle. Parmi les pères/mères du FHAR, on citera: Guy Hocquenghem et Guy Chevalier, L’intention du mouvement homosexuel, depuis la fin des années soixante-dix, fut bien d’agir sur les politiques pour qu’il n’y ait plus de discrimination, dans la loi comme dans les faits, en raison des penchants sexuels. Ce mouvement semble donc éloigné du discours antinormatif de la fin des années 1960 et du début des années soixante-dix, discours basé, alors, sur la revendication de la différence et de la subversion: “l’homosexuel n’aura pas de patrie tant que ne seront abolies la cellule familiale et la société patriarcale, son destin est donc éminemment révolutionnaire” (Front Homosexuel d’action révolutionnaire, 1975). et bisexuels, doivent beaucoup au mouvement lesbien: en Anne-Marie Fauret, Françoise d’Eaubonne, Jean-Michel Mandropoulos, Pierre Hahn. L’amphithéâtre des Beaux-Arts est alors un lieu de coordination de diverses actions éminemment politiques : remise en cause de la normalité, de la famille, du capitalisme, etc. Cependant, le succès aidant, le FHAR devient de plus en plus masculin et folklorique : “aux AG il y a ceux qui baisent et ceux qui règlent des comptes... ” (Pacadis, 1972). Parallèlement, une tendance radicale émerge au sein du mouvement : celle des Gazolines, un Ainsi, passant, du discours libérationniste des années soixante-dix (politique, culturel, marqué par une dimension groupe de créatures libertaires qui marquera le FHAR par leurs provocations (Hélène Hazera, Maud Molyneux, Paquita Paquin seule vraie fille du groupe, Michel Cres- critique des institutions) au discours réformiste des années quatre-vingt (perspective d’intégration dans la société par une demande d’égalité de droits), la demande militante sole et Marie France en sont le noyau dur). Dans cet amalgame, les lesbiennes ne sont pratiquement plus représentées. des gais et des lesbiennes,a légitimement évolué vers une quête d’égalité de droits, ayant abouti, à la fin du millénaire, à un contrat social, assurant reconnaissance et sécurité matérielle entre conjoints,: le PACS (Pacte civil de Solidarité). Aujourd’hui, la demande se déplace vers les Les plus féministes (Gouines rouges, 1972) vivent alors comme une véritable contradiction le fait de lutter dans un mouvement homosexuel mixte et les plus radi- questions d’adoption et d’homoparentalité. Revenons, plus en détail, sur l’histoire récente du mouvement militant en essayant de le théoriser, avant d’explorer la question centrale: l’expression communautaire et sa dimension spatiale identitaire. La liberté interstitielle et le mouvement libérationniste : le premier mouvement (post 1968 et lesannées soixante-dix) Après Mai 1968, et l’impact international de Stonewall (Révolte à Greenwich Village, au bar le Stonewall Inn, NYC, 1969, étapes essentielles pour la décriminalisation de l’homosexualité aux États-Unis), un mouvement radical, le Front homosexuel d’Action Révolutionnaire (PHAR) prend corps, en France au tout début des années soixante-dix. Ce fut l’émergence d’une première parole Travaux et documents cales ne veulent pas, pour autant, s’allier avec le MLF qu’elles dénoncent comme “hétéro féministes” (traitant essentiellement de la libération des masses, du droit à la contraception et à l’avortement). Ainsi, tiraillé entre le mouvement gai et le mouvement des femmes, le lesbianisme politique n’arrive guère à trouver sa place : il choque, il dérange. Il n’est pas aidé par les gais qui ont du mal à concevoir l’oppression particulière des femmes, les destructions faites chez elles, comme classe sexuelle et sociale. Sans mettre en cause la mixité du mouvement homosexuel, il faut cependant souligner cette difficulté, toujours d’actualité, du combat du lesbianisme politique qui subit une double oppression homophobe, celle des hommes et celle de leurs sœurs. Replaçons maintenant, sur le plan théorique, le discours et le rôle du FHAR. Ils relèvent de l’expression mino- Population homosexuelle et processus d’intégration... ritaire et s’affirment dans un champ de liberté que nous qualifierons d’interstitiel: Le rejet de la honte et de la clandestinité : fin des années soixante-dix « La liberté interstitielle exploite en effet les zones grises de En regardant les deux capitales francophones Paris et la tolérance, celle des vides juridiques qui permettent à la minorité de s’exprimer sans s’exposer à la foudre du dieu Montréal, nous constatons que l’inscription dans l’espace urbain de la population homosexuelle se formalise, dès les social » (Moles, 1970). années quatre-vingt, selon les mêmes modèles, après une Elle repose donc sur une perception aiguë des obs- première phase d’appropriation. Nous ne développerons ici notre démonstration que tacles, des oppositions ou des noyaux de résistance qui oppriment et occultent toute expression de la parole homosexuelle: cette dernière est donc subversive, génératrice d’inquiétude pour le pouvoir, bref, révolutionnaire. 25 sur la scène française et nous vous reporterons, pour Montréal, à la lecture des ouvrages de notre collègue de l’UQÀM, Franck Remiggi. À Paris, jusqu’aux années soixante, les homosexuels la liberté marginale et le mouvement réformiste : second mouvement (années quatre-vingt et quatre-vingt-dix) restaient en périphérie, fréquentant les “tasses” des boulevards des Maréchaux et quelques lieux interlopes. À la fin des années 1970, la perspective d’une victoire de l’union de la gauche tempère et rend plus pragmatique gaie se veut moins frileuse. Il est aisé de rencontrer des homosexuels: en journée, aux terrasses des cafés huppés le mouvement gai. Pour schématiser, et sans être exhaustif, signalons qu’au FHAR. succèdent les Groupes de Libération Homosexuel (GLH) puis le CUARH (Comité de Saint-Germain des Près (le Flore, les deux magots, le Drugstore); dès le début de soirée au jardin des Tuileries; à la nuit tombée, dans le secteur Palais Royal/Opéra, où la vie d’Urgence Anti-répression Homosexuel). En fait, l’élection de François Mitterrand marque la conclusion d’un premier mouvement de revendications de droit: les homosexuels sortent des zones grises de la tolé- noctambule transforme le paysage. Les cafés populaires sont investis par les night-clubbers qui se préparent à sortir Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, la scène rance et passent de la liberté “interstitielle” à ce que nous dans les discothèques et les cruising bars de la rue SainteAnne tels: le Sept, le Colony, le Bronx, sans oublier, plus excentrés et plus populaires, les Club 18 et Scaramouche; appellerons la liberté “marginale”. Le temps des réformes1 est arrivé, réformes concernant, essentiellement, les discriminations relatives à la en banlieue sud, pour ceux qui possèdent une voiture (ou prennent la petite navette, partant du Châtelet): le célèbre club transformiste: “Le Rocambole” de Villecresnes, fré- sexualité des gais et des lesbiennes. quenté, tant par les hétérosexuels, que par les gais (certains n’hésitant pas à y amener leurs parents). Ces lieux, certes associés à des propriétaires parfois Retournons à notre modèle théorique: dans ce champ de liberté marginale, l’individu (ou plutôt le groupe minoritaire), faute de s’élever contre les institutions ou les traditions, tente de fléchir ces dernières. Ce nouveau champ d’expression, dont dispose le groupe, n’est pas octroyé mais conquis et le mouvement entre, alors, dans une phase réformiste. Nous poserons ici, comme hypothèse, que ce champ de liberté “marginale” permet de développer un groupe social et une visibilité plus “communautaire”. Il aura une forte influence sur l’espace identitaire. 1- Les réformes ont consisté en : - l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 330 du code pénal qui aggravait les peines encourues pour outrage public à la pudeur dès lors qu’il était constaté un “acte contre-nature avec un individu du même sexe” ; - l’abrogation, le 5 Août 1982, de l’alinéa 3 de l’article 331 du code pénal, distinguant l’âge licite des relations sexuelles entre hétérosexuels (15 ans) et homosexuels (18 ans). maffieux et à une prostitution visible (le mélange des âges dans ces clubs n’a plus d’équivalent à notre époque), présentent un aspect huppé et branché (tendance funk et disco) et accueillent une population mixte, queer dirionsnous aujourd’hui, mais ces lieux sont pourtant qualifiés de ghetto par les militants. Cette critique, d’une scène homosexuelle visible, fut d’autant plus violente que les premiers succès politiques conduisent, très rapidement, au début des années quatrevingt, à une joyeuse démobilisation populaire et surtout politique, finalement récupérée par ce registre commercial. La vie en rose ou le basculement d’Ouest en Est de la scène gaie Cette critique idéologique doit être relativisée: elle est d’abord la perception d’une génération de militants ayant N° 17, mars 2002 E E SO O 26 Population homosexuelle et processus d’intégration... vécu ces quartiers comme des lieux de fausse tolérance et ceux des cafés terrasses chics du 6e arrondissement), ont compromis hypocrites, lieux où régnaient discrètement, “la mafia, la prostitution, les mondanités et de déplorables rendu son succès immédiat. Des Halles au Marais, d’autres entrepreneurs gays ont émeutes” (Le Bitoux, 1997). Cependant, les jeunes gais vite suivi (le Piano Zinc, le Duplex, le bar-hôtel Le central “génération 80” pouvaient percevoir ces lieux comme des espaces de réelle mixité “homo/hétéro branchés”, etc.), en diversifiant les services: bars, restaurants, boutiques, hôtel. L’axe “Halles/Marais via Beaubourg” est vite mélange (transgressé par la sexualité) de deux classes devenu le parcours identitaire du piéton “gai” (les les- sociales “populaires/people”, où les prix restaient “cassés et abordables”, dès lors que l’on cherchait à les comparer biennes ne semblent pas avoir été intéressées par ce mouvement spatial) et légitime encore, une décennie plus à leur équivalent dans le milieu hétérosexuel. Le meilleur tard, le terme de “village” au quartier du “Marais” (Scott exemple reste encore le Palace, qui a fait sa part belle à la population gaie: que de joyeux délires festifs, dans ce Gunther, 1999). Le Marais, comme les Halles, sont donc, essentiellement, des territoires masculins. temple de la nuit, où régnait “l’illusion” au sens noble du Cette époque, très créative, est aussi celle des pre- terme, loin de la duperie. À cette époque, Grace Jones chantait: “la vie en rose…” mières radio libres, de leurs inénarrables débats nocturnes, de leurs petites annonces gaies provocantes, La scène lesbienne n’était pas absente de ce paysage, représentée, tant sur le secteur Saint-Germain qu’au Palais Royal, par le Katmandou (le “Kat”, club lesbien, rue du Four) aujourd’hui inenvisageables sur Skyrock - Fréquence gaie, Carbone 14 ou Nova: rare liberté de ton et absence de toute logique économique imposant des ambiances “politi- et le bar la Champmeslé (proche de la rue Saint Anne). N’oublions pas les nombreuses soirées, dites “alterna- quement correctes” (Gouëset V, 2002). Au même moment, la population la moins sensible à tives” (entre militance et “ghetto”), propres au mouvement gai, qui permettaient, à ceux qui ne se reconnaissaient pas dans ce milieu de night-clubbers, de s’inscrire différem- l’aspect visible (des bars et des clubs), la plus “cachée” ou “hors ghetto” (diront certains), s’approprie, préférentiellement, les espaces décentrés (sauna, sexe-club, lieux de ment: les soirées “Filles pour Filles, Garçons pour Garçons” du club le Speakeasy, organisées par les Comités Homosexuels des sixième et neuvième arrondissements dragues) et les réseaux minitels et téléphoniques dès l’explosion de cette nouvelle technologie en 1985. (CHA 5/6e et 9e), les soirées de la “Rue Dunois”, les grandes nuits festives du Cirque d’hiver ou du Bataclan, le tout relayé, avec bienveillance, par le journal Libération ou La localisation dans l’espace urbain montre cette logique de déplacement d’Ouest en Est, tant à Paris qu’à Montréal, dès les années quatre-vingt, permettant l’émer- le magazine communautaire Gai-Pied (né en avril 1979). L’identité gaie se retrouvait aussi au cœur de la “tendance Funk/Disco”, et de la chanson gaie et lesbienne, tant de style “café-concert” que de style “rock”, qui se trou- gence de nouveaux commerces gais, qui sortent d’un premier secteur considéré comme interlope et mafieux (Palais Royal pour Paris et la Red Light pour Montréal) pour se structurer, de manière plus légitime, dans un nouveau sec- vait à l’affiche de petits théâtres (Jean Guidoni, les Étoiles, Alain Z. kan, Gilles Cerisay, Alain Rivage, Lala etc.). Cependant cet espace, du Centre-Ouest de Paris (Saint Germain/Opéra) allait doucement s’éteindre, dès l’ouverture, dans les Halles, puis dans les Marais, des premiers bars, tenus, cette fois, par des propriétaires gais qui n’avaient plus le rôle de simples directeurs artistiques (locomotives ou mascottes révocables à tout moment). Cette transformation avait été annoncée par la très symbolique ouverture, dès 1978, du bar “Le Village”, au cœur du marais (rue du plâtre). Ce bar se voulait une alternative à la vie homosexuelle nocturne du secteur Palais Royal/Opéra. Il a symbolisé un nouveau genre de visibilité. Ouvert, de jour comme de nuit, ses prix modérés (loin de teur, encore neutre: les Halles/Marais à Paris et l’Est de la rue Sainte-Catherine à Montréal. Travaux et documents Ce contexte où se forgeaient de nouvelles logiques spatiales et identitaires, pourrait être vécu comme l’âge d’or d’une libération pour les gais et lesbiennes, certes aisés, parisiens et bien informés, si un drame, grondant outre atlantique, n’allait rompre le charme: l’arrivée du Sida. La pandémie du sida - une rupture circonstancielle Si l’apparition du sida renforce la solidarité homosexuelle, le VIH fait de tels ravages qu’il atteint en son sein un début de structuration communautaire. Les associations Population homosexuelle et processus d’intégration... Aides et Act Up-Paris, regroupent alors les forces vives du mouvement gai qui disparaît, alors, presque totalement du champ politique. Il est ici important de souligner que le l’entend Bourdieu, bousculant les traditions syndicales en s’organisant autour de revendications d’ordre privé pour atteinte un ordre symbolique pur et produire de nouvelles mouvement lesbien ne fut guère “acteur” dans cette prise “participations” au mouvement social? de conscience d’une urgence sanitaire. Cela en dit long sur la mixité du mouvement et sur un certain malentendu entre - transforment-elles le rapport à l’espace, en se situant, souvent, dans un parcours urbain qualifié de “neutre”, pour gais et lesbiennes autour de la question des solidarités, le se dissoudre, ensuite, dans les secteurs plus identitaires, modifiant, pour un temps, les frontières entre ces territoires PACS n’ayant pas conduit à de mêmes ruptures. Il faut donc attendre les années quatre-vingt-dix pour voir, à nouveau, émerger, à Paris, mais aussi en province, “in et out” qui imposent différentes “postures”. une mosaïque de nouvelles associations socioculturelles Les années quatre-vingt-dix semblent donc avoir donné naissance à un mouvement réellement communau- et les premiers centres lesbiens et gais: associations de jeunes gais, de bisexuels, d’étudiants gais, des parents et familles amis des gais et lesbiennes, des gais retraités, gai moto club, gais randonneurs, associations spirituelles. Les associations plus politiques se lient alors au mouvement socialiste (HES. homosexualité et socialisme) et aux verts (gais et lesbiennes chez les verts). Actuellement, il est intéressant d’entendre, en clôture des marches pour la fierté, des prises de parole des Jeunesses Communistes, des Verts, du Parti socialiste, d’Amnesty International etc. C’est dans ce contexte de socialisation solidaire que prend naissance le contrat d’union sociale de solidarité, ayant donné naissance au PACS, sa vocation première étant de garantir, par la succession, la survie matérielle de celui (ou de celle) qui se trouve confronté au deuil et souvent à l’arrogance de la famille de son conjoint(e). TROISIÈME 27 taire: à savoir à une population homosexuelle organisée, valorisant son identité propre, jouant le jeu de la convivialité: un des idéaux communautaires. Maffesoli nous en parle avec justesse, faisant synthèse entre approche culturaliste et courant “post-moderniste”. Il constate que la transition amorcée entre idéal démocratique et idéal communautaire se traduit par le rejet de la raison instrumentale au profit de l’émotionnel: le sentiment partagé et la passion commune, du plaisir d’être ensemble “sans finalité ni emploi” (Le temps des tribus, 1991). Ainsi, le débat entre tendance communautaire versus universelle est à l’ordre du jour et, contrairement au Québec, le mouvement militant gai français semble rester frileux et républicain, parlant plutôt de “population homosexuelle”: stratégie politique ou désir légitime de ces acteurs militants gais et des lesbiennes d’être perçus comme des citoyens lambda, se conformant aux règles du jeu social, bref, parfaitement homosocialisés? MOUVEMENT : DE LA LIBERTÉ MAR- GINALE À LA LIBERTÉ PRINCIPALE, L’HOMOPHOBIE EN QUESTION Le PACS et l’homophobie Le PACS nous éclaire un peu sur la question, en pro- Le PACS trouve donc sa légitimité dans ce patchwork à tendance communautaire: associations politiques, associations socioculturelles, associations de prévention Sida, média (presse, radio), lieux commerciaux (ayant leur syndicat national, le SNEG, syndicat national des entreprises gaies). Cet ensemble, aux couleurs multiples et variées, est symbolisé par un drapeau, aux couleurs de l’arc-en-ciel, et par de grandes parades: les gay prides ou “marches pour la fierté”, aujourd’hui instituées dans la plupart des capitales régionales: - quel sens donner à ces manifestations: sont-elles politiques ou essentiellement festives? - sont-elles signe d’une subversion organisée, comme pulsant sur la scène politique, le souhait (politique plus que débattu) d’une population qui, plutôt que de soigner sa différence propre, exprime une quête nouvelle: celle de “l’indifférenciation”. Les gais et lesbiennes désiraient-ils aujourd’hui passer de la liberté marginale à la liberté principale, ce qui leur imposerait de faire le deuil de toute conscience minoritaire? Rien de moins sûr et, s’il en était question, cette attitude ne ferait, sans aucun doute, que le jeu du groupe majoritaire (hétérosexuel, adulte, masculin) pour qui la visibilité de l’homosexualité fait si peur qu’elle produit, en retour, discours ou actes homophobes. En effet, le travail de construction de nouvelles représentations des gais et lesbiennes, de visibilité positive, de N° 17, mars 2002 E E SO O 28 Population homosexuelle et processus d’intégration... “sortie du placard” crée des réactions violentes du pouvoir masculin/dominant (Bourdieu, 1998). Qui pourrait nier que la venue, dans les rangs de l’Assemblée nationale, du débat sur le projet de loi du PACS, n’a pas provoqué de véritables appels à la haine, des jeux de mots douteux dans les manifestations: “Les pédés au Bûcher”, “PACS, Pratique de la Contamination Sidaïque” etc.? Cependant, replacé au quotidien, hors de ce contexte politique, cette expression de la “peur de l’autre en soi” (Welzer-Lang D, 1998), qui se réalise bien plus autour de la discrimination des signes de transgression des genres plus que sur l’homosexualité en elle-même. les ramenant au premier plan d’un combat idéologique. Ce mouvement est représenté: - sur le plan politique par l’association ACTUP (Aids Coalition To Unleash Power) et Queer Nation (1990), nés aux États-Unis. Le mouvement queer se confronte au mouvement réformiste/assimilationniste, mais son impact est surtout culturel et intellectuel; - sur le plan théorique par la queer theory qui attaque toutes formes de représentations dominantes : qu’il s’agisse de celles des hommes, des femmes, des gays, des lesbiennes, des bisexuels. L’idée queer est de “déconstruire” les représentations et les catégories, de transgresser les images, de s’intéresser aux marges, aux Les gais et bisexuels “corrects”, pour accéder à la différences, d’interroger l’art, la mode, l’expression ciné- liberté principale, peuvent-ils abandonner leurs frères et matographique; - sur le plan académique par le courant post-moder- sœurs “en marge” et leurs propres défroques, “transgenres” ou “machistes”, qui bousculent les identités sexuées et remettent en cause les rapports binaires masculin/féminin et domination/soumission? Ainsi, couler vers cette indifférence majoritaire reste bien utopique et nous ramène à notre raisonnement théorique: que représente, pour la population gaie et lesbienne, l’acquis d’une liberté principale, sinon le respect niste. Les courants philosophiques rattachés au queering réfèrent à Foucault, Derrida, Deleuze. Les textes de Monique Witting (La Pensée Straight) et ceux de Judith Butler sur la performativité, fondent le discours actuel et traitent d’une construction “performative du genre”. En France, peu de chercheurs investissent la question queer (Bourcier, 2001). d’un cadre de vie collectif, par définition normalisé, contraint au conformisme, à la soumission au Dieu social, En nous replaçant sur notre modèle théorique, le mou- comme à l’abandon de sa différence propre, au profit d’une régulation de l’homosexualité? Cette vision universaliste nous ramène immédiatement vement queer semble nous proposer de revenir à l’interstitiel, du fait de son intérêt pour les marges. Peut-être pouvons nous avancer qu’il considère le “communautaire” vers une perte de légitimité des espaces d’existence, de rencontre, puisqu’elle ramène l’homosexualité à la sexualité donc à sa “petite affaire personnelle”. comme un luxe confortable acquis, par négociation, avec le pouvoir qu’il s’agit, maintenant, de déconstruire par morcellement pour restituer à la question identitaire son Il est fort utile, en ce nouveau millénaire, de se questionner sur ce processus de normalisation et sur un contrepouvoir qui naît en résistance: celui que produit le mouvement queer, parfait outil de luttes contre l’homophobie et l’indifférenciation. L’utopie dénoncée par le mouvement queer Le mouvement queer (terme issu d’un argot injurieux: “sale pédé”, encore retraduit par “étrange”) et les queer studies commencent à se faire entendre en Europe mais ne franchissent pas, encore, les marches de l’université française. Il conteste la construction sociale dominante du discours homosexuel actuel, auquel il reproche de partir d’une logique identitaire unique, qu’elle soit gaie ou lesbienne. Il questionne donc les diversités de genre et de sexe, Travaux et documents essence, c’est-à-dire sa diversité. Nous sommes, avec l’approche queer, au centre de la question du peuplement de l’espace qualifié de communautaire. De quoi est-il constitué: d’êtres “normés” ou d’une diversité de “genres et de styles”? Le Village gai de Montréal, pour un touriste européen, peut être parfaitement perçu comme queer. En effet, le “secteur gai” de la rue Sainte-Catherine permet de côtoyer une diversité de genres, de style, de signes, de postures, de performativités: de jeunes gais et lesbiennes branchés côtoient des filles “très garçonnes”, des “transformistes”, des butchs (cuirs), des Gogo-Boys (pour schématiser quelque peu le tableau). Cette forte différentiation des genres, des âges, des attitudes, des cultures, crée un champ de “possibles interactions solidaires” dans un même espace qui sert de Population homosexuelle et processus d’intégration... socle: histoire d’un Village, d’une tolérance acquise par de longues confrontations, de luttes, de souffrances aussi. Ainsi, le queering semble ne pouvoir émerger que du socle communautaire et y répondre. Perçu comme un signe de tolérance et d’ouverture, il repense la marginalité, les minorités de genre, de sexe, et lutte indirectement 29 De territoires de désirs Certes, la communauté homosexuelle est fantasmée entre valeurs sociales et politiques culturelles, mais c’est avant tout, une communauté de désirs, plus ou moins cadrés, c’est-à-dire, plus ou moins éloignés du besoin de contre leurs exclusions par le groupe devenu majoritaire réalisation d’une sexualité. Il ne faut pas se faire trop d’illusion sur l’aspect convi- (hétérosexuel et bien-pensant). vial et sécuritaire de la communauté homosexuelle, qui, du point de vue spatial, est d’abord un territoire de désir, donc de chasse. Car, si la communauté homosexuelle peut se LE COMMUNAUTAIRE : DES TERRITOIRES D’EXIS- construire sur des bases culturelles, elle s’inscrit, aussi, sur TENCE ET DE DÉSIR des bases sexuées et des questions de genre sur lesquelles la théorie queer nous apporte une bonne intelligi- Ce socle communautaire, auquel nous pouvons, main- bilité. tenant, revenir, pourrait être défini comme des “territoires d’existence et de désir” où, le regard social majoritaire Mais revenons au désir. Nous l’entendrons au sens large, dans celui que Gilles Deleuze a conceptualisé: à s’estompant, les possibles interactions avec d’autres “semblables” (c’est-à-dire basées sur la rencontre d’un savoir, comme un agencement. Le désir n’existe que dans un ensemble, par un agencement de trois composants: un objet, des styles d’énonciations, et des processus de terri- autre avec lequel on a quelque chose en commun) deviennent plus aisées. Ce qui peut paraître paradoxal c’est bien que ce “quelque chose en commun” reste d’abord constitué de différences, d’écarts identitaires. De territoires d’existence Ce sentiment de liberté dans la rencontre, même s’il est illusoire, a une force considérable, d’autant plus grande que cette population s’est sentie, jusqu’à ces dernières années, étrangère à un monde qui se construisait en dehors de sa participation sociale. Revisitant un des textes fondateurs du parcours scientifique d’Abraham Moles (1985) nous retrouvons, dans ses propos, une vivacité de pensée toujours aussi opérante pour le psychologue de l’espace et le géographe social: « Si la perception de la communauté, c’est d’abord la rencontre de l’autre, alors, valeurs, culture, traditions, rites, modes de vie, apparaissent non plus comme l’essence, mais comme l’existence de la communauté. Ils en sont les outils, les racines et les prétextes, ils sont les éléments concrets sur lesquels s’ancre le sentiment de communauté ». Et, en effet, pour ceux qui, dès l’adolescence, se perçoivent comme homosexuels (ou queer), la communauté, n’est que rarement perçue par ses frontières, ses périphéries spatiales. C’est pourtant un “foyer”, situé dans un espace imaginaire, cet espace que Kurt Lewin a cherché à cerner, à arpenter et à définir: là où les autres sont “comme moi”. torialisation. Prenons un exemple: dire “je sors ce soir dans le Marais” (Dustan G., 1997), c’est exprimer un désir et prendre une posture “d’enroulement” de ce désir dans un agencement où il pourra circuler. C’est donc, en premier lieu choisir un état tel: “aller dans le Marais”, état qui n’existe que par les styles d’énonciation qui l’accompagnent: “je vais dans le Marais retrouver des amis, rencontrer un partenaire, ou faire des achats etc.” puis engendre des processus de territorialisation, puis de déterritorialisation. Ainsi, l’individu s’approprie ces territoires du désir en le meublant de signes, de comportements, d’affects, qu’il s’agisse: - des espaces urbains aménagés à son intention (où se placent les bars, les boutiques, les lieux de loisirs) -des espaces sauvages ceux des lieux de drague (moins socialisés et moins sécuritaires); - des espaces en réseaux (Minitel, Audiotel, Internet); - des espaces imaginaires où il situe la chaleur humaine, l’accueil de l’autre comme “ami, partenaire, semblable” mais aussi, nécessairement, “rival”. La perception de ces espaces comme “territoires d’appartenance” ou “d’exclusion” souligne bien qu’ils ne sont plus neutres, et qu’ils conduisent à la circulation, plus ou moins aisée, de désirs dans un cadre spatial où la confrontation sociale est requise. EN GUISE DE CONCLUSION : QUELLES MÉTHODES N° 17, mars 2002 E E SO O 30 Population homosexuelle et processus d’intégration... POUR ABORDER L’ANALYSE SOCIO SPATIALE DE observer cette population dans ses territoires (champs LA COMMUNAUTÉ HOMOSEXUELLE ? d’interaction) seraient différentes selon le niveau d’analyse. Citons: Ainsi, notre discipline peut trouver matière à réflexion - l’analyse praxéologique: analyse structurale des sur la construction spatiale de la population homosexuelle, enracinée, par son désir de rencontre, dans un espace comportements basée sur la formalisation de modèles et l’estimation des coûts généralisés. Michaël Pollak nous en géographique identitaire. Car, si l’essence de la commu- parle dans un de ses textes fondateurs (le bonheur dans le nauté est un sentiment “diffus” d’appartenance, difficile à rationaliser, l’espace peut être une entrée pour la com- ghetto): « la drague homosexuelle traduit une recherche d’efficacité et d’économie comportant, à la fois, la maxima- prendre: regard phénoménologique sur ses signes, ses lisation du “rendement” quantitativement exprimée (en peuplements, les interactions, les rencontres et les désirs qui y circulent. nombre de partenaires ou d’orgasmes) et la minimisation du “coût” (la perte de temps et le risque de refus opposé Car, lorsque le concept de communauté rencontre aux avances)… » ; celui d’espace, nous ne parlons plus alors, seulement, de l’espace des valeurs, mais de l’espace concret, celui de la - l’analyse phénoménologique qui se place sur le “vécu” de l’individu. Très complémentaire à l’approche pré- ville et de la géographie, l’espace du territoire, ce territoire cédente, nous abordons ici le confort et la qualité subjec- sur lequel sont dispersés des êtres diversifiés qui possèdent donc des degrés de communauté divers. tive de ces lieux de rencontre et d’existence. Le statut du vécu peut être, alors, conséquence du comportement ou Nous envisageons donc, dans nos travaux récemment initiés, d’aborder la communauté selon l’angle d’une psychologie de la rencontre et cette approche nous semble déterminant dans le comportement (à la recherche d’émotion, de plaisir, de bien-être, de sécurité etc.); - l’analyse cognitive, qui aborde l’appréhension et la particulièrement opérante sur la question homosexuelle.* Ce courant d’idée, qui a marqué ma culture scienti- rationalisation par l’individu de l’espace (cartes mentales); - l’analyse sociométrique, utile, dès que la situation étu- fique, prenait appui sur des projets majeurs qui ont alors traversé, dans les années soixante-dix, les sciences humaines et sociales: diée réunit plusieurs personnes: elle analyse les relations fugitives qui s’établissent, les règles sociales qui émergent; - l’éthologie humaine; - l’anthropologie de l’espace, inaugurée par Hall, portant sur l’étude des variations interculturelles des compor- - l’enquête photosociographique, où le chercheur, dans sa quête du remarquable, dresse une schématisation du quartier ou du lieu social. tements spatiaux et territoriaux chez l’homme, prolongée par les travaux de Sommer, Barker, Proshansky sur l’espace interpersonnel et l’écologie des petits groupes; Étudier l’espace de la rencontre au quotidien et ses territoires du désir peut donc sortir du champ pragmatique et - certains développements de la sociologie du rôle, aboutissant, plus tard, à l’ethnométhodologie, à la suite des travaux de Goffman montrant clairement comment les comportements ordinaires obéissent à des règles de présentation de soi et d’interaction avec autrui. Nous proposons d’envisager une psychologie des espaces de rencontre, entre hommes ou femmes homo ou bisexuelles, en replaçant cette population dans son usage quotidien de l’espace qu’il soit réel ou symbolique. Les méthodes, que nous pouvons envisager, pour * Note : je souhaite dans ce projet, retrouver mes racines et le souci constant de mon directeur de thèse, Abraham Moles de replacer, dans sa définition d’une psychologie de l’espace, l’individu dans son environnement quotidien. Travaux et documents utilitaire pour se placer sur une problématique plus large que Moles avait bien souligné: celle du rapport entre l’individu et la société, et de sa liberté, face à l’institution, qui vise à prendre en charge et à réguler les aspects les plus nombreux de son existence. La norme, dont il est ici question réduit les champs de libertés personnelles, aspire le quotidien de l’être en tranches d’institutions. Pourtant, ce dernier trouve toujours moyen de “déviation”. L’étude d’une psychologie de l’espace de la rencontre reste donc un champ d’étude des libertés de l’individu, encerclé de rituels sociaux, de normes de bonne éducation et des territoires où sa spontanéité est contrainte. Travailler sur le vécu spatial de la population homosexuelle c’est aussi aborder les espaces où coulent le Population homosexuelle et processus d’intégration... désir et la spontanéité, ce que Maffesoli appelle les • LE BITOUX J., 1997, Marcher dans le Marais, Revue H espaces de liberté résiduelle où se structurent des tribus affectuelles. • LESTRADE D., 2000, ACT-UP: une histoire. L’histoire du Cette liberté interstitielle vient s’intercaler entre les • MENDÈS-LEITE R. 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JACQUES CHEVALIER GRÉGUM - UNIVERSITÉ DU MAINE ESO - UMR 6590 e longue date, les discours concernant le constitue l’élément majeur du choix de son voisinage. devenir de la vie collective dans les villes états-uniennes ont pris deux tournures princi- Malgré leur caractère peu visible, il serait malvenu de méconnaître les communautés qualifiées d’intentio- pales. La première insiste sur les maux que les villes génè- nelles », promouvant des formes d’épanouissement per- rent, provoquant la dégradation des conditions d’existence et donc leur inexorable déclin en raison des limites appor- sonnel et collectif qui ne passent pas nécessairement par la construction de forteresses, ni par la référence explicite tées par les régulations collectives (Beauregard, 1993). Le au new urbanism, ni par la simple réalisation de lotisse- second considère la ville comme un champ ouvert de perspectives permettant de renouveler de manière positive les ments. Quelles que soient les raisons des uns et des autres, conditions du bien être individuel et collectif. Ces deux les constructions théoriques ou concrètes auxquels ils font orientations interagissent, se nourrissent mutuellement. Les discours utopiques constatent les insuffisances de référence, il s’agit toujours d’envisager le devenir de la ville comme meilleur qu’il n’est, de faire à la fois espace et l’existant et proposent des perspectives de transformation; société dans des formats très variables, de retrouver les les discours dystopiques insistent sur le caractère déstructurant de l’existant, montrent comment l’absence de prise sources du « vivre ensemble » en un lieu partagé, au travers de formes de sociabilité rendant compatibles l’indivi- de conscience et de volonté transformatrice conduit à aggraver la déstructuration. En Amérique du Nord, depuis une trentaine d’années, duel et le collectif. En même temps, dans une société qui se construit de longue date sur un mode fragmenté, selon des dimensions ségrégatives manifestes, dans laquelle la discours dystopiques et utopiques donnent lieu à d’incontestables prolongements matériels et sociaux. Si les che- question sociale est faite d’inégalités et de séparations, il convient de s’interroger sur l’envahissement de l’expres- minements sont différents, l’objectif est bien le même. Il consiste à créer des « communautés résidentielles » censées échapper aux processus désagrégeant les fonde- sion communauté. S’agit-il de consacrer la fragmentation ou au contraire de la transcender? Cet article propose de développer les différents sens que prend aujourd’hui le ments de la vie collective et proposant de nouveaux repères permettant de bâtir un monde meilleur. Désormais, le plus banal des lotissements est nommé « com- terme communauté en s’appuyant sur les multiples registres qui le construisent et de mettre l’accent sur une catégorie particulière de communautés: celles qui se qua- munauté » faisant perdre tout poids et sens au terme de neighbourhood. Désormais théorisé, le new urbanism fédère des initiatives variées toutes susceptibles de créer lifient « d’intentionnelles ». Il y a dans l’utilisation de cette dénomination une volonté évidente de se démarquer du « brouhaha communautaire » comme si l’appellation com- de « vraies communautés » et peut être désormais identifié dans des réalisations devenues emblématiques. Les gated communities, développées par de nombreux promoteurs immobiliers et rapidement adoptées durant les deux dernières décennies, existent par un enfermement réel ou (bien souvent) supposé et confèrent ainsi toujours des limites spatiales concrètes aux ménages qui les occupent. Dans ce « brouhaha communautaire », on ne peut ignorer les retirement communities (dont les célèbres réalisations de la société Del Web sous l’appellation de Sun City représentent une illustration limitée) ou les active adults communities (euphémisme désignant des ensembles résidentiels destinés aux jeunes retraités) dans lesquelles l’âge munauté, devenue générique et surtout polysémique, avait perdu de sa force. D LE « 33 BROUHAHA COMMUNAUTAIRE » Analysant les communautés dans la ville états-unienne au travers des rapports entre citoyenneté, planification et gouvernement, G. Billard souligne (1999, p. 47) combien « le concept de communauté génère une multitude de définitions », l’absence de frontières conceptuelles donnant une grande variété aux études communautaires venant des différents champs des sciences sociales. N° 17, mars 2002 E E SO O 34 Entre dystopie et utopie La polysémie du terme communauté renvoie cepen- laquelle tous les citoyens peuvent/doivent contribuer dant à deux principales configurations (Chevalier, 2000, p. 142). La première fait référence aux sous ensembles de ensemble, dans l’unité sinon dans le consensus, à la définition du bien commun construisant un monde cohérent, populations censés être homogènes par leurs principes idée qui selon Monti (1999) définit l’une des facettes du identitaires, qu’ils soient définis de l’extérieur (grandes catégories fondant les notions de race et d’ethnicité telles communalisme. Mais c’est surtout dans le domaine des nouveaux (et qu’elles sont précisées recensement après recensement) parfois anciens) ensembles résidentiels que le terme com- ou revendiqués (fraternité et sororité afro-américaine, populations gay ou lesbienne, etc.). Avec cette configura- munauté recouvre des réalités hétérogènes. Aujourd’hui, en effet, pratiquement tous les agents concourant à la pro- tion, la dimension spatiale concrète de la communauté a duction résidentielle, quelles que soient la forme prise par peu de consistance. Au contraire, la seconde s’inscrit dans un référentiel spatial toujours prégnant: celui d’un lieu par- celle-ci et la population à laquelle elle est destinée, ambitionnent de bâtir non plus des groupes d’immeubles indivi- ticulier. Mais plus que le lieu lui-même, ce sont les divers duels ou collectifs constituant des unités de voisinage mais registres de proximité qui favorisent les interactions entre les personnes construisant le fameux sense of place si des communautés. S’affirme ainsi un incontestable dépérissement de l’usage du terme neighbourhood, comme si souvent invoqué. Communauté est alors parfois confondue avec neighbourhood (le voisinage faisant quartier). Dans cette configuration, la communauté représente la familiarité et les relations occasionnelles ou régulières construites par la simple proximité ne suffisaient plus à satisfaire des clients potentiels cherchant à réaliser des donc une métaphore à la fois spatiale et sociale. Le terme exprime ce qu’un ensemble limité de personnes, vivant idéaux passant par d’autres modes de cohésion spatiale et sociale. Pour les promoteurs, il s’agit de vendre plus que dans un périmètre restreint, est capable d’élaborer comme représentations de lui-même et des autres estompant l’étrangeté au profit de la familiarité, de construire des iden- des biens matériels, de proposer un style de vie ou chacun peut espérer s’épanouir au sein d’une collectivité choisie occupant un espace qui lui est propre, collectivité offrant tifiants suffisamment clairs et stables pour que ces personnes se reconnaissent comme partageant le même espace et des vies comparables et, parfois, d’aller plus de réelles ou supposées conditions d’expériences sociales positives. En quelque sorte, les communautés permettraient de rebâtir la ville, ou plutôt de faire de celle-ci une avant en affirmant un but commun ou l’intention de construire ou préserver un ordre social et moral fait de codes et de règles spécifiques. Ceci étant dit, les choses véritable cité. Ce « brouhaha communautaire » pourrait laisser penser qu’il traduit l’intention de bâtir un nouveau contrat ne sont pas vraiment clarifiées car l’emploi du terme communauté désigne des réalités bien différentes, autant par leurs traits spatiaux que sociaux. Nombreuses sont les municipalités, par exemple, qui social. L’examen de la réalité conduit à un regard beaucoup plus nuancé. En effet, les « communautés résidentielles » sont le plus souvent fondées sur une appropriation à la fois individuelle et collective d’un espace reposant sur se désignent comme communautés. Il s’agit là d’une évidente extension de sens, extension par l’espace occupé, extension par la taille du peuplement et sa diversité empêchant toute réelle familiarité entre les personnes. Cette substitution communauté/municipalité peut s’enraciner dans le processus sociopolitique ayant donné naissance à la municipalité: la municipalisation, aux États-Unis, est toujours l’aboutissement d’une revendication portée par une population afin de faire émerger le territoire qu’elle occupe comme distinct d’autres entités géopolitiques (comté le plus souvent, municipalité en cas de démarche qualifiée de séparatiste ou sécessionniste). Cependant, cette substitution affiche parfois une conception de la vie municipale, une culture politique et civique, exprime l’idée selon l’existence de véritables organisations de propriétaires (homeowners associations - HOAs) auxquelles les promoteurs immobiliers confient le plus souvent la gestion des régulations collectives définies par un contrat juridique d’une grande précision. Il a été beaucoup dit à propos des HOAs et de leurs rôles (voir notamment McKenzie, 1994; Blakely et Snyder, 1997), des contraintes plus ou moins bien consenties qu’elles imposent selon des procédures qui pourraient être considérées comme parfaitement démocratiques, si ce n’est qu’au principe « un homme, une voix » s’y substitue le principe « un ménage propriétaire, une voix ». Au point de faire de celles-ci les instruments de communautés seulement fondées sur un contrat juridique illustrant des « gouvernements privés ». C’est probable- Travaux et documents Entre dystopie et utopie ment réduire leur rôle. Celles-ci, en effet, sont souvent nelles, quels que soient leurs objectifs et les moyens appelées à gérer et développer des équipements collectifs, des associations de nature très variée (des clubs de déployés. Dans le discours communautaire toutefois, tel qu’il est produit depuis au moins deux décennies aux jardinage aux loisirs culturels) censées satisfaire les États-Unis, l’expression « communauté intentionnelle » diverses strates d’âge présentes ou à proposer des manifestations collectives festives qui apparaîtront comme désigne un processus et une forme particulière de communauté: celle qui, produite en dehors du système de pro- autant d’occasions de montrer l’existence et la cohésion duction immobilière dominant, se donne comme objectif de du groupe. Sans faire de ces équipements et associations diverses les seuls utilisés par les résidents, il est évident promouvoir un idéal de vie collective s’appuyant sur des principes de coopération fondant le mode d’organisation et que ceux-ci déterminent autant de lieux où se construisent de fonctionnement du groupe ainsi que sur des principes des sociabilités capables de réduire l’étrangeté au profit d’une interconnaissance et d’une plus grande familiarité. de mixité sociale. En fait, enracinées dans la formation des États-Unis, notamment sous leur forme religieuse, ces C’est à la fois au travers des règles (définissant obligations communautés intentionnelles se sont multipliées à partir et droits) et de ces structures que peuvent se construire les fondements d’un contrat social. des années 1960-1970, plus encore durant les deux dernières décennies du XXe siècle en même temps qu’elles Alors que la communauté pourrait apparaître comme le résultat d’une trajectoire de régression dans une sociabilité réduite et un repli territorial dans une ville de plus en plus se diversifiaient autant par leurs objectifs que par leurs formes et qu’elles prenaient un caractère urbain de plus en plus affirmé. Conçues dans une perspective alternative prégnante, confuse et insécure, elle est au contraire glorifiée, conçue comme un outil de la construction de la tout en participant au « brouhaha communautaire », cellesci donnent un éclairage intéressant sur les dynamiques à modernité dans ses registres institutionnels et juridiques (l’autogouvernement, au plus près des besoins collectifs réels des habitants selon des normes et règles imposées la fois discursives et matérielles à l’œuvre dans la construction de la ville d’aujourd’hui. seulement de l’intérieur) ou sociaux (l’individu est au coeur de la construction de sociabilités choisies). La communauté est ainsi censée ordonner la société à partir de Les catégories de communautés intentionnelles dynamiques endogènes partant des individus et des ménages, associant intimement construction identitaire et légitimité du pouvoir. Toutefois, Blakely et Snyder (ibid.) spirituelles - aujourd’hui d’ailleurs sans doute plus spirituelles que religieuses. Continuant une déjà longue histoire, ces dernières se construisent selon des schémas fort constatent que leurs interlocuteurs, rencontrés exclusivement dans diverses communautés fermées, n’apparaissent guère enclins, surtout lorsqu’ils sont jeunes et professionnellement très actifs, à participer au fonctionnement différents. Prenant parfois un caractère très replié et fermé par une mise à l’écart voire une réclusion volontaire du monde, elles se constituent également sur le modèle de la constellation de centres formant autant de communautés des associations, ni à participer aux parties (les plus fréquentes étant celles du 4 Juillet et d’Halloween!) censées justement illustrer le contrat social. sœurs, ou encore se structurent de manière encore plus lâche entre lieux de vie collective et réseaux d’individus dispersés dans la société, connectés à la communauté de manière plus ou moins épisodique. C’est particulièrement cette dernière forme qu’empruntent, par exemple, les communautés d’étude et de pratique de la méditation fondées sur les enseignements de maîtres spirituels asiatiques. Ici, les lieux de vie communautaire ne sont que des points de passage dans la construction d’une communauté où la pratique individuelle prend plus de place que la pratique collective. Le second regroupe les communautés séculières. Toutes tentent de promouvoir un nouvel ordre social et économique au travers de modèles expérimentaux, selon LES COMMUNAUTÉS INTENTIONNELLES Distinguer une telle catégorie de communautés est en soi une difficulté. En effet, une communauté n’est jamais donnée d’avance ; elle n’apparaît que lorsque ses membres se nomment ainsi. Elle illustre donc une intention de faire communauté, que celle-ci vienne d’un promoteur ou d’un groupe d’habitants. En ce sens, toutes les communautés peuvent être considérées comme intention- 35 Deux grands groupes peuvent être individualisés. Le premier concerne les communautés religieuses ou N° 17, mars 2002 E E SO O 36 Entre dystopie et utopie toutefois deux registres bien distincts. Le premier registre est ressenti comme la dévalorisation des formes collec- est celui de la fermeture dans un groupe communautaire limité, autosuffisant, où l’on cultive l’utopie pour soi. Avec le tives de l’existence générée par l’urbanisation. Les discours développent tous en effet deux rhétoriques. D’un second, s’affirme, à l’opposé, un principe d’ouverture ou côté, ils insistent sur le fait que le voisinage perd de sa sub- d’utopie missionnaire, celle-ci n’ayant d’intérêt et de sens que dans la capacité à être reproduite, en se distillant de stance sous l’effet d’une individualisation de plus en plus poussée et de processus ségrégatifs ne cessant de se ren- proche en proche dans la société. Pour ces communautés forcer. D’un autre, les citadins d’aujourd’hui éprouvent les séculières, une tentative de catégorisation peut être conduite selon l’étendue de la perspective alternative plus grandes peines à échapper à l’uniformisation des modes de vie, de plus en plus façonnés par les valeurs déployée. Celle-ci peut être sectorielle comme celle néolibérales qui se sont imposées durant les dernières défendue par la National Coalition of Alternative Community Schools dont l’objectif est de répondre à une demande décennies du XXe siècle. Mettre en mouvement cette pensée critique, dans des réalisations manifestant à la fois en nouvelles structures et formes d’éducation par la créa- créativité, imagination et expérimentation, représente donc tion d’écoles communautaires ou le développement de l’école à domicile. Plus souvent, le projet apparaît plus un impératif à la fois social et politique. Se trouve ainsi confirmé le constat fait par M. Riot-Sarcey (1998) selon global et suppose alors l’accrochage de la communauté à un espace approprié bien identifié. Il en est ainsi de celles qui se regroupent dans les initiatives de cohousing privilé- laquelle l’utopie est toujours ancrée dans la réalité, qu’il existe toujours une réelle difficulté à séparer réel et imaginaire, que les utopies écrites et reçues sont toujours ins- giant la création de lieux de vie dans lesquels pourront être mis en pratique les principes d’égalité et de mixité (sociale, crites dans la pensée/parole critique du temps au travers desquelles il s’agit toujours de « penser le possible ». Nous générationnelle) avec l’objectif de concilier épanouissement familial et communautaire. Sans que les frontières soient toujours bien remarquables, participent également à sommes donc loin de l’utopie définie par T. More au sens de « non lieu » ou de « lieu qui n’est pas ici » car hors de l’histoire et de l’espace. ce mouvement intentionnel global toutes les communautés qui s’inscrivent dans une perspective de développement durable. Dans leur cas, évidemment, les thèses écolo- L’impératif social et politique passe par un référentiel de valeurs mettant en avant l’ouverture, la tolérance, l’égalité, la coopération, valeurs considérées comme la clé de gistes sont largement dominantes. Ces communautés se doivent donc d’illustrer tout ce qui peut être entrepris en matière d’économie d’énergie, d’utilisation d’énergies voûte de la réalisation du bien être individuel et collectif. Entrer dans la communauté suppose donc une adhésion explicite à ce référentiel qu’il faudra justifier par ses com- renouvelables, d’emploi de matériaux recyclables, de jardinage voire d’agricultures biologiques. Les Ecovillages illustrent bien cette démarche, quelques communautésmodèles étant devenues à la fois des lieux de pratique et portements quotidiens autant à l’égard de sa famille que vis-à-vis des autres membres du groupe communautaire. Sans négliger le fait cependant que l’adhésion à la communauté peut constituer également un moyen permettant d’expérimentation et des lieux centraux de diffusion. Toutefois, cet essai de catégorisation n’est pas sans prendre un caractère artificiel. Se construit visiblement, au travers de réseaux (utilisant, soit dit en passant, avec une grande efficacité l’Internet), une nébuleuse communautaire alternative, transcendant les appartenances. de cheminer sur la voie de l’amélioration personnelle. C’est sans doute ici que se construit la démarcation la plus franche avec les communautés résidentielles banales conçues par les promoteurs immobiliers. Dans ces dernières, il est bien demandé aux entrants d’adhérer à un ensemble de règles écrites traduisant autant de droits et d’obligations qu’il est souhaitable de respecter au risque de perdre le droit d’appartenir à la communauté, non d’adhérer à un corps de valeurs. Penser le possible, agir pour qu’il devienne réalité supposent le plus souvent de s’ancrer dans l’espace, plus encore de faire parler l’espace approprié. La spatialisation de l’utopie prend donc deux dimensions: choisir un lieu considéré comme pertinent, organiser ce lieu afin qu’il Le discours des promoteurs de communautés intentionnelles Le discours des communautés séculières qui retient ici l’attention se déploie dans deux dimensions toujours étroitement associées: une pensée critique, une perspective utopique. Quelle que soit l’intention, la création de la communauté apparaît d’abord comme une réponse à ce qui Travaux et documents Entre dystopie et utopie puisse manifester concrètement les intentions. L’espace tend à promouvoir un véritable style de vie dans lequel doit apparaît donc instrumentalisé au profit d’une logique identitaire capable de produire de la cohésion. C’est sans s’exprimer à la fois la nécessaire autonomie (en particulier économique) des personnes et des ménages et l’amélio- doute dans ce domaine que la limite avec les commu- ration de la structure communautaire en participant aux nautés résidentielles banales semble la plus ténue. En effet, les promoteurs n’agissent guère autrement lorsque, réunions communes au cours desquelles est systématiquement recherché le consensus, aux réseaux d’entraide, dans le champ des possibles, ils font le choix du lieu de au partage de certaines tâches quotidiennes. Dans ces création de leur subdivision. Celui-ci est toujours censé représenter une réelle opportunité pour créer le possible et conditions, on comprend aisément que chaque opération se construit avec un nombre limité de ménages (entre 10 l’organisation interne de l’espace touchant à la distribution et 15), sur la base d’une auto-sélection, d’une participation des voies, des logements, des équipements, des espaces communs toujours proposée comme celle qui sera la plus complète au processus d’élaboration du projet, de la capacité aussi d’apporter les financements nécessaires à l’ac- efficiente pour que s’affirme la dimension communautaire. quisition des espaces et facilités communes et du lot sur Le cohousing : peut-on concevoir d’autres communautés ? Inspiré d’expériences d’abord concrétisées au Danemark à la charnière des décennies 1960-1970, le mouvement du cohousing n’est apparu en Amérique du Nord qu’avec la fin des années 1980. Depuis dix ans, ce mouvement connaît une incontestable diffusion, même si la dispersion des opérations réalisées ou engagées et le petit nombre de ménages chaque fois impliqués en font un mouvement très marginal sur le marché immobilier. Malgré ses incontestables limites, il apporte un témoignage intéressant à la fois par la pensée critique qui anime ses promoteurs-militants, pensée critique qui englobe largement les communautés de la production immobilière classique, et par l’incontestable difficulté à mettre en pratique le discours utopique. Cette difficulté oblige à poser la question suivante: peut-on aux États-Unis, y compris au sein des mouvements alternatifs, évacuer la question sociale derrière la rhétorique communautaire? Toutes les opérations de cohousing relèvent de principes simples. Elles doivent associer des logements privés (en propriété) disposant de toutes les pièces nécessaires à la vie personnelle et des espaces collectifs dont la pièce maîtresse est appelée maison commune, constituant le lieu des rencontres et des services. Il s’agit donc d’abord d’instrumentaliser l’espace, de le faire parler: la structure spatiale et matérielle doit encourager les interactions entre sphères privée et collective. Ainsi, la disposition des logements privés est-elle le plus souvent ordonnée autour de la maison commune et des espaces partagés, ces derniers étant immédiatement visibles et accessibles. Mais le cohousing n’est pas seulement une manière de concevoir la spatialisation du rapport entre l’individuel et le collectif. Il 37 lequel sera édifiée sa maison. Si le partage (du temps, entre vie personnelle/familiale et collective; des centres d’intérêt et des activités; des compétences et complémentarités; des responsabilités; des valeurs) représente le maître mot du cohousing, et fonde ainsi le contrat social sur lequel reposent le succès et la durabilité de l’opération, n’est toutefois pas oublié le contrat juridique liant les associés. Ainsi, existe-t-il une séparation claire entre propriété collective (sous la forme généralement de la copropriété (condominium)) et propriétés personnelles, permettant au propriétaire de disposer de son bien pour le louer ou le vendre, bien que les communautés imposent soit une sorte de droit de préemption obligeant à le proposer à un membre de la communauté ou à un aspirant avant de le mettre sur le marché, soit un principe d’agrément après que le locataire ou l’acheteur postulant ait justifié qu’il adhérait aux valeurs communes. C’est au travers de ce contrat juridique, qui n’est pas sans rappeler les principes des restrictive covenants imposées par les Homeowners Associations ordinaires, que peuvent se justifier la clarté des engagements et le caractère durable des investissements immobiliers collectifs et individuels. Comme tous les promoteurs immobiliers ordinaires, ceux des communautés de cohousing se plaisent, en effet, à souligner combien les biens individuels de leurs opérations s’apprécient mieux que la moyenne sur le marché immobilier! Cet arrière-plan juridique témoigne d’un réalisme certain. Ce qui n’empêche nullement les promoteurs du cohousing de privilégier l’illustration de valeurs profondément humanistes. Ils revendiquent clairement les principes de non discrimination (race, sexe, religion, nationalité, âge, genre, orientation sexuelle), affirment respecter et même célébrer la variété des cultures, souhaitent aussi déve- N° 17, mars 2002 E E SO O 38 Entre dystopie et utopie lopper le sens du service au-delà de la communauté (mais également celui des gated communities), l’utopie constituée. Pour autant, les illustrations concrètes que donnent d’elles-mêmes ces communautés (en particulier n’est qu’un sous-produit de la dystopie, de la somme des nuisances ressenties. Dans le second, l’utopie se vit au travers de leur réseau (The Cohousing Network)) comme un univers possible, à condition de se donner réel- témoignent des limites évidentes de ces incantations. Le mouvement recrute peu dans les minorités, ni parmi les lement les moyens de le construire. Dans tous les cas, cependant, s’imposent quelques principes de réalité, en populations n’appartenant pas aux classes moyennes et particulier celui de la sanction du marché: tant que celle-ci parvient difficilement à concrétiser la mixité intergénérationnelle. En bref, le cohousing apparaît essentiellement sera perçue comme positive, la communauté (quels que soient sa forme et son contenu) a un bel avenir devant porté par des personnes plutôt jeunes ou d’âge intermé- elle! diaire, éduquées, exerçant le plus souvent des professions rémunératrices. Finalement, peu de signes extérieurs les distingueraient de ceux qui remplissent les communautés résidentielles ordinaires; si ce n’est de penser leur histoire comme réellement commune, de projeter avec vigueur un ensemble de principes, de concevoir ensemble les traits matériels de leur utopie plutôt que d’être obligés d’accepter ceux que proposent les grands opérateurs immobiliers. Conclusion L’idéal communautaire, voire communautariste, apparaît bien au cœur de la question de la construction résidentielle, aujourd’hui, aux États-Unis. Chargé d’énormes ambiguïtés, le mot communauté est bien employé chaque fois, quels que soient les utilisateurs, pour instrumentaliser l’espace afin de construire du lien social. Son emploi signifie aussi combien s’enchevêtrent visions dystopique et utopique: la communauté ne prend sens et valeur réels que lorsqu’elle nourrit le sentiment d’une liberté de choix Références • BEAUREGARD R.A., 1993, Voices of decline - The postwar fate of US cities, Cambridge (Ma), Blackwell. personnel, même si c’est au prix de contraintes collectives parfois considérables. Dans un espace occupé de plus en plus métropolisé où plus de 56 % de la population totale vivent dans des grandes ou très grandes agglomérations • BILLARD G., 1999, Citoyenneté, planification et gouvernement urbains aux États-Unis - Des communautés dans la ville, Paris, L’Harmattan, coll. Géographie Sociale. (Chevalier, ibid.) construites dans des configurations toujours plus étalées, dans lesquels les repères municipaux apparaissent de moins en moins clairs, en particulier dans les États laissant libre cours aux processus d’annexions, il est compréhensible de voir s’imposer une autre manière de se penser en société. En même temps, cette manière de se penser en société apparaît plurielle, justifiant les différents registres de communautés résidentielles d’aujourd’hui. Certaines inventent de nouveaux principes ségrégatifs (par l’âge notamment); d’autres, à l’inverse, se veulent les laboratoires de mixités réinventées mais difficilement réalisées. Cette diversité prend sa source dans le rapport que chacun fait entre dystopie et utopie. Dans le premier cas • BLAKELY E.J., 1997, Fortress America - Gated communities in the United States, Washington D.C., Cambridge (Ma), Brookings Institution Press- Lincoln Institute of Land Policy. • CHEVALIER J., 2000, Grandes et très grandes villes en Amérique du Nord, Paris, Ellipses, coll. Carrefours de Géographie. • MC ENZIE E., 1994, Privatopia, Home owner Associations and the rise of residential private government, New Haven, Yale University Press. • MONTI D.J., 1999, The American City, a social and cultural history, Malden (Mass.), Blakwell. • RIOT-SARCEY M., 1998, Le réel de l’utopie: essai sur la politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel. Travaux et documents COMMUNAUTÉ ET POPULATIONS ÂGÉES : EXEMPLES AMÉRICAINS CHRISTIAN PIHET 39 CARTA, UNIVERSITÉ D’ANGERS ESO - UMR 6590 ’objet de ce texte est de présenter quelques quables observées dans certains quartiers urbains 1 et réflexions sur les rapports entre populations âgées et communauté dans le contexte améri- dans les milieux ruraux du Sud et du Middle West ont amené dès la fin des années 1950 les géographes et les cain, où ce groupe d’âge tend à se différencier fortement sociologues américains à s’interroger sur les contenus des actifs et des “jeunes”, tant par ses pratiques que par ses représentations propres. sociaux et relationnels de ces regroupements de personnes âgées, pas forcément retraitées d’ailleurs. En effet, L Aux États-Unis, la community, traduit approximative- après l’abolition de toute retraite obligatoire, mandatory ment en français par communauté, est l’un des termes les plus usités et aussi les plus polysémiques, notamment retirement, en 1984, près du quart des plus de 65 ans continue aujourd'hui à travailler, souvent à temps partiel dans le langage courant pour définir les appartenances d’après les informations du Bureau du travail. sociales, ethniques, culturelles et résidentielles. À une question sur son lieu de résidence, un Américain répondra Dans le volume de la Géographie Universelle consacré à l’Amérique du Nord, Henri Baulig soulignait déjà à l’in- par une référence à sa community, surtout s’il s’agit d’une tention des lecteurs français l’existence de concentrations ville petite ou moyenne. Il répondra également par le même terme de community à des questions sur son iden- de retraités en Floride et sur les littoraux du Maine. À partir des années 1960, avec la prise de conscience tité religieuse ou ethnique. Quel est alors son sens, particulièrement dans une perspective géographique, lorsqu’on l’applique à un de la pluralité active et définitive des groupes sociaux et ethniques dans l’espace social américain et en lien avec les programmes de lutte contre la pauvreté, plusieurs groupe d’âge, où l’identité découle donc de l’inscription préalable dans les milieux professionnels, ethniques et sociologues se sont attachés aux groupes d’âge comme E. Erikson, Ralph Linton, Mathilda Riley, Arnold Rose 2 et ce dernier a élaboré l’hypothèse d’une “subculture” des culturels de résidence et où la spatialisation est a priori corrélée fortement à ces facteurs ? Comment les évolutions actuelles de la société américaine contribuent-elles à forger une notion de community à des populations qui par définition sont dans toutes les autres communities ? Et, quel est le rôle de l’espace dans cette construction sociale ? De fait, nous formulons l’hypothèse que c’est l’appropriation de l’espace et l’organisation consécutive et ponctuelle d’une territorialité spécifique qui permettent d’utiliser le terme de community pour ce groupe d’âge. D’autre part, cette construction communautaire fortement spatialisée joue aussi probablement un rôle actif dans la dynamique de la fragmentation urbaine observée aux États-Unis, rôle sur lequel nous soumettons quelques hypothèses. VIEILLISSEMENT DÉMOGRAPHIQUE ET THÉORIES SOCIALES L’accroissement des effectifs de personnes âgées aux États-Unis ainsi que les concentrations spatiales remar- personnes âgées. Celle-ci se définit par différents indicateurs, les revenus plutôt faibles, les niveaux élevés d’interaction entre les personnes de même génération, des services spécifiques, des références culturelles communes forgées par la même histoire politique et sociale. Les effets des concentrations résidentielles sont abordés mais sans approfondissement du facteur spatial dans la genèse et le développement de cette “subculture”. Le terme de community est très peu employé dans le contexte du groupe d’âge. En 1973 paraissait sous la plume de la sociologue Arlie Hochschild, The unexpected community: portrait of an old age subculture 3. Cet ouvrage, qui fit date dans la gérontologie sociale américaine, explorait les rapports sociaux 1- Cf. à ce sujet pour Philadelphie, entre autres, les travaux de David Giband, “Les problèmes posés par le vieillissement des quartiers : l’exemple de Philadelphie”, L’Information Géographique, 1999, 63, pp. 165-174. 2- Pour ces auteurs en général, voir Christian Pihet, Populations âgées et espace géographique, thèse d’habilitation, Angers, 1998, sur Arnold Rose, voir « The subculture theory of the aging : a framework for research in social gerontology » in Older people and their social worlds, A. Rose editor, pp. 3-16, Philadelphie, 1965. 3- Arlie Hochschild, University of California Press, 1973. N° 17, mars 2002 E E SO O 40 Communauté et personnes âgées, exemples américains et affectifs d’une trentaine de résidents d’un immeuble destiné aux personnes âgées à Merrill Court dans la banlieue de San Francisco. L’emploi du terme commu- QU’EST CE QU’UNE COMMUNITY ? relles des résidents, issus du monde ouvrier mais aussi de la micro-territorialité résultant de la vie dans l’im- La notion de communauté existe également dans la géographie française 4 mais, à notre connaissance, n’a jamais été utilisée en rapport avec les populations âgées. Par contre, le mot community figure largement dans les meuble. Cette dernière est évoquée de façon récurrente travaux américains dont ceux consacrés aux personnes dans la plupart des chapitres. Cet ouvrage représente un tournant dans la percep- âgées. Les géographes l’utilisent souvent en complémentarité tion des personnes âgées ainsi qu’en témoigne sa large ou en remplacement de neighborhood 5. Ce dernier terme diffusion en tant que text-book dans les universités américaines. Il prend racine dans les conceptions de la sub- tend plutôt à désigner des espaces précisément délimités, soit par des limites administratives soit par des contin- culture et aboutit à définir une identité, même vague, gences physiques. Les communities relèvent d’une appré- pour les membres d’un groupe d’âge qu’il inscrit, fait nouveau, dans la territorialité. Jusqu’à présent la pau- ciation plus ample mettant l’accent sur le domaine de la vie sociale. De fait, si on a pu dénombrer près de 90 définitions du terme, celle proposée par George Hillery 6 est l’une des plus usitées. nity découlait bien sûr des proximités sociales et cultu- vreté était généralement associée à la vieillesse comme en témoigne le livre également très diffusé de Michael Harrington, The other America. Les citoyens âgés des Appalaches ou du Midwest étant d’abord des pauvres résidant d’un milieu pauvre, avec cependant une subculture spécifique mais participant aussi pleinement de la culture de pauvreté rurale de ces milieux et la vieillesse l’un des facteurs aggravants parmi d’autres de cette pauvreté… L’ouvrage d’Hochschild fait de l’appropriation territoriale à fine échelle un des attributs de la formation d’une communauté de personnes âgées. Cette analyse fait aussi écho aux évolutions de l’offre de logements pour les personnes âgées, offre qui se développe dans l’Amérique urbaine et périurbaine des années 1970. Désormais, de façon beaucoup plus fréquente, le terme community sera employé pour désigner des agrégations de personnes âgées, exprimées et matérialisées dans un territoire. Si le premier Sun city réalisé par Del Webb à Phœnix date de 1960, le terme de retirement community se diffuse largement dans les années 1970 et 80 pour être repris par les autres promoteurs construisant des lotissements pour personnes âgées comme Leisure World ou Cooper… L’utilisation du terme va désormais bien au-delà de ces enclaves et tend à caractériser des milieux beaucoup plus réduits et moins systématiquement planifiés. Avant d’aller plus avant dans ce lien personnes âgées/community, il semble dès lors utile de clarifier le concept de community largement employé dans les sciences sociales américaines. Travaux et documents Trois éléments caractérisent une community, un territoire, des attachements communs partagés par les résidents – common ties - et des relations sociales internes développées. Les territoires des communities peuvent être variés. Hillery cite successivement des ghettos ethniques, des villages, des espaces périurbains. Mais cette dimension territoriale ne suffit pas et ce sont les liens sociaux noués par les résidents entre eux qui confèrent leur identité spécifique aux diverses communities. En définitive, elles n’existent qu’à partir d’un degré important de cohésion sociale et d’interrelation sur un espace entre les résidents. Ces trois éléments produisent en conséquence des attitudes communes telles que les opinions, les consommations, les usages de cet espace qui structurent visiblement la community 7. DES COMMUNAUTÉS DE PERSONNES ÂGÉES ? Les géographes américains emploient donc ce terme à propos des regroupements de personnes âgées qualifiées de retirement communities. En fait, les descriptions de ces communities concernent des réalités très diverses. Il s’agit des « cités » pavillonnaires 4- cf. « communauté », dans Les Mots de la Géographie, op. cit., p. 108. 5- cf. la discussion de ces deux notions dans P. KNOX, Urban Social Geography, pp. 205-233, New York, Longman, 1995. 6- G. HILLERY, « Definition of Community : Areas of Agreement », Rural Sociology, 20, 1955, pp. 111-123. 7- P. KNOX, op. cit., p. 214. Communauté et personnes âgées, exemples américains des grandes chaînes comme les Sun Cities, avec plusieurs spatiales, des contenus architecturaux, des modes de dizaines de milliers de résidents. Pour ces communautés, l’économie d’échelle, en particulier pour les services spéci- financement et des contenus démographiques qui les fiques, médicaux et sociaux, représente un élément appré- caractérisent ici et là, dans l’espace américain. La majorité des retraités américains ne réside pas ciable en faveur du développement de ces enclaves. Mais on observe également des formes spatiales plus élémen- dans ces communautés mais leur impact en tant que taires, plus inachevées telles des résidences isolées, les sistant et croissant dans la réalité américaine nécessitent de notre part, un examen plus détaillé faisant appel à des « condominiums » de 150 à 250 logements ou des appartements en collectif dans le tissu urbain comme ceux de Merrill Court, des parcs de mobile homes en périphérie des 41 modèle résidentiel et identitaire ainsi que leur ancrage per- courants intellectuels visant à englober l’ensemble des sciences sociales. agglomérations, des hôtels fréquentés à l’année par des résidents âgés etc. Les retirement communities peuvent également résulter des évolutions spontanées de certains espaces; des migrations accentuées de jeunes éléments en rapport avec des déclins de l’emploi local aboutissent à laisser dans les lieux une population âgée importante, voire prépondérante. Les auteurs américains décrivent alors des Naturally occuring retirement communities - NORC - 8 par exemple dans des espaces péricentraux urbains délaissés ou dans les Appalaches. Il faut souligner que l’utilisation du terme de community traduit également un rapport positif à l’espace même s’il passe par un préalable ségrégatif. En effet, dans le contexte du vieillissement, il n’est de community que s’il y a au minimum un espace qui la matérialise. Si les élus et les acteurs professionnels évoquent fréquemment les academic community, Jewish community, gay community, financial community. ils ne se réfèrent pas forcément à une inscription spatiale; or, pour les personnes âgées, il n’y a pas réellement de gray community dans le discours courant. LES APPORTS DES COURANTS PHÉNOMÉNOLOGIQUES ET « POSTMODERNES » En géographie, l’impact du courant phénoménologique se traduit par un intérêt de connaissance des intentions des acteurs, de leurs rapports aux lieux et de leurs représentations de l’espace. Son influence est notable dans la géographie américaine et les perspectives qu’il inspire sont largement évoquées par Sarah Harper et Glenda Laws dans leur recension de la géographie du vieillissement 10. Les travaux de Graham Rowles sont particulièrement évoqués 11 car ils mettent l’accent sur la compréhension de l’organisation individuelle de l’espace et sur les significations attachées par les individus à leur environnement quotidien et immédiat. Les enquêtes de Rowles, fondées fréquemment sur l’observation participante, rapportent les a de l’espace, du territoire qu’on organise pour elles ou – plus rarement – qu’elles organisent comme le préconise expériences subjectives de quelques individus, souvent en milieu rural - les Appalaches par exemple - et offrent des éclairages sur les motivations profondes comme de rester sur place ou de migrer. Betty Friedan, activiste féministe redevenue sociologue, dans The Fountain of age, paru en 1995. En effet dans ce contexte, l’espace n’est plus seulement un cadre, le cadre de la vie mais aussi et sans doute autant un moyen d’intervention qui participe à la production d’identité pour les résidents. En conséquence, des typologies précises de ces communautés9 ont pu être construites, en fonction des formes tillons et de la volonté de se placer à l’échelle individuelle, ils ne renseignent guère sur les identités collectives et font des pratiques spatiales une expérience en-soi, peu généralisable. Les courants « postmodernistes » critiquent les définitions exagérément rationalistes données aux étapes successives du cycle de vie et au contraire insistent sur les 8- cf. M. HUNT et C. GUNTER-HUNT, « Naturally Occuring Retirement Communities », Journal of Housing for the Elderly, 1985, 3, pp. 3-21. 9- cf. les travaux de C. LONGINO, notamment « The retirement communities » dans Aging in America, dirigé par C. KART, Sherman OAKS, 1981 et l’essai d’H. STROUD, The promise of Paradise, Recreational and Retirement Communities in the USA, Baltimore, University Press, 1995. 10- S. HARPER, G. LAWS, « Rethinking the Geography of Ageing », Progress in Human Geography, 19, 1995, pp. 199221. 11- Notamment, Prisoners of Space, Exploring the Geographical Experience of Older People, Boulder, Westview press, 1978 et « The geography of Ageing or the Aged ; Towards an Integrated Perspective », Progress in Human Geography, 10, 1986, pp. 511-539. Les personnes âgées ne forment une community que s’il y Cependant, en raison de la taille réduite des échan- N° 17, mars 2002 E E SO O 42 Communauté et personnes âgées, exemples américains fluidités des styles de vie des individus désormais fondées tion spatiale des fractions aisées et d’origine anglo- beaucoup plus sur les consommations. D’une part, une réflexion est entamée sur les dimen- saxonne des personnes âgées a joué un rôle, non pas de modèle, mais de facilitateur des distanciations vis-à-vis de sions spatiales des représentations des individus, en tant la cité. que représentants d’une communauté, comme dans la publicité. Pour promouvoir les ventes de pavillons dans les Rappelons simplement que les premières retirement communities vraiment organisées apparaissent au début retirement communities, les personnes âgées sont repré- des années 1960 dans des États fortement marqués par la sentées dans des décors dynamiques comme des terrains de sport – golf dans les prospectus de Heritage pour l’Ari- ségrégation raciale, tant vis-à-vis des Noirs que des “Latinos” – Floride, Arizona, Californie –. La crise sociale zona – ou dans des demeures bien entretenues – voir ces des grandes métropoles avec la montée de l’insécurité représentations sur le site internet de Del Webb -. À cet égard, les images contribuent à produire et reproduire les constitue également un élément déclencheur qui contribue à la diffusion géographique de ces enclaves. perceptions collectives des personnes âgées. Dans ce Le mouvement continue présentement et concerne cas, les retirement communities sont visiblement associées au soleil des États du Sud et donc aux valeurs cultu- maintenant des voisinages de villes moyennes ou bien encore des régions où ces modèles étaient refusés relles et sociales propres à ces États. Il en résulte que la community en question est alors naturellement wasp…. Ce qui produit de la ségrégation… comme la Nouvelle Angleterre. À l’automne 2001, j’ai pu constater au Cap Cod l’implantation récente d’une retirement community de bonne taille alors que jusqu’à présent L’attention se porte aussi sur la construction sociale des lieux 12. Ils se trouvent porteurs des valeurs des groupes qui ont participé à leur valorisation. Ainsi les lieux les responsables locaux du Comté y étaient hostiles. D’autres projets seraient également en voie d’aboutisse- emblématiques des communautés de retraités traduisent les contradictions des concepteurs et des utilisateurs, ainsi que leurs difficultés à se situer dans l’espace social: ils promeuvent des styles de vie strictement ségrégués par l’âge mais offrent dans le même lieu, des activités et des consommations beaucoup plus caractéristiques de la jeunesse. Il en résulte des espaces à l’allure souvent artificielle et souvent similaires d’un site à l’autre. Un de mes interlocuteurs parlait à propos de ces retirement communities d’un univers photocopié. La clôture des Sun City contredit par résonance l’espace important occupé par les espaces verts et autres terrains de sport dans ces communautés. Ils sont d’ailleurs assez peu utilisés par les résidents… RETIREMENT COMMUNITIES ET GATED COMMU- NITIES Sans entrer dans le débat complexe et passionné sur le mouvement de sécession urbaine et de constitution de zones résidentielles, les gated communities selon des critères communautaires, il semble probable que la sépara12- G. LAWS, « The Land of Old Age : Society’s Changing Attitudes to Built Environnments for Elderly People », Annals of the A.A.G, 83, 1993, pp. 672-693. Travaux et documents ment dans d’autres secteurs du Cap. Or, l’insécurité est inexistante localement. D’après les responsables des services pour personnes âgées, le désir d’être entre soi, entre membres du même groupe social et de bénéficier de services spécifiques est le plus fort moteur pour ce type de communauté. On peut y ajouter l’origine urbaine de nombre de résidents et leur véritable répulsion pour les quartiers centraux, à cause de leurs représentations de la délinquance censée y régner. En Floride, au cours des années 1960, des retraités juifs désireux d’échapper à l’antisémitisme ambiant édifient des lotissements accessibles sur critères religieux. La volonté communautaire est ici double. Cette attitude de protection et de retranchement n’empêchera d’ailleurs pas que le 7 novembre 2000, la mauvaise qualité des bulletins de vote imprimés par le comté de Broward les fera voter pour le négationniste Pat Buchanan… En définitive, il me semble que les schémas idéologiques véhiculés par ces communautés de personnes âgées – la clôture, l’entre soi, l’exacerbation des valeurs morales et familiales, la valorisation du loisir comme mode de vie et comme fin en soi – renforcés par l’ambiance ségrégative des milieux d’implantation ont probablement été repris dans les projets et stratégies de sécession urbaine de toutes sortes qui se développent dans les années 1980 et 1990. Le schéma présenté ci-contre s’efforce de synthétiser Communauté et personnes âgées, exemples américains 43 Communauté et populations âgées aux USA : une interprétation Transition démographique Espace peu différencié Croissance des effectifs et des revenus Différenciations régionales et sociales accentuées Age obligatoire de la retraite Migrations de jeunes actifs Déclin des structures familiales Relative concentration géographique Développement de services spécifiques Relations sociales fortes entre personnes âgées "SUBCULTURE" des personnes âgées Espaces ségrégués Loisirs Action sociale Patrimoine Isolement Ségrégations partielles Ségrégations résidentielles COMMUNAUTE D'AGE les éléments conduisant à la genèse et au développement de ces communautés pour personnes âgées. Il en montre aussi les limites par leur diffusion encore restreinte dans l’espace. La revitalisation de certaines métropoles par la sécurisation et l’offre d’espaces résidentiels de qualité dans “l’inner city” est-elle à même de freiner cette tendance? Cette question est d’autant plus ouverte que des mouvements de retour vers la ville sont observés pour Boston et l’agglomération new-yorkaise entre autres. Mais le modèle spatial de l’enclave communautaire ne semble toutefois pas devoir être remis en cause, même en ville. Des observateurs l’y ont rencontré simplement transposé. démarche de tri et inscrit dans un espace protégé, fortement artificialisé contribue alors à justifier d’autres démarches ségrégatives. Les communautés ainsi constituées impliquent et développent une conception restrictive du terme, d’autant plus restrictive qu’elle réglemente et assigne l’espace selon des critères identitaires fondés sur des segmentations strictes et sur des idéologies sécuritaires. En définitive, la construction de l’idéal communautaire des personnes âgées les plus aisées fondé sur une N° 17, mars 2002 E E SO O COMMUNAUTÉ, RÉSEAUX ET CONSTRUCTION D’UN SAVOIR SCIENTIFIQUE ÉTUDE D’UN CAS : LES STATISTICIENS RUSSES DES ZEMSTVA (1880-1930) MARTINE MESPOULET CARTA - UNIVERSITÉ D’ANGERS ESO - UMR 6590 ans la sociologie des sciences, l’étude du rôle sans sacrifier leurs propres exigences scientifiques 3. De des communautés dans la production scientifique renvoie à la question, plus large, des ce point de vue, la manière dont la communauté professionnelle de ces statisticiens s’est constituée à l’échelle conditions sociales de l’élaboration des connaissances et locale de chaque zemstvo, en interaction avec le contexte de l’émergence d’une découverte ou d’une innovation 1. institutionnel qui a servi de cadre à leur travail, éclaire le processus de construction d’un savoir scientifique qui a été D Comment le mode de constitution et d’organisation d’un groupe qui présente les caractéristiques d’une communauté scientifique intervient-il dans le processus même de construction d’un savoir? Comment aussi agit le contexte culturel, social, politique et institutionnel sur celui-ci? appliqué d’abord à un territoire donné, puis soumis à un effort de généralisation à l’échelle de la Russie tout entière. Après avoir rappelé les principales caractéristiques du mode de formation de ces différentes communautés Le cas de savoirs produits par un groupe constitué à une échelle locale, sur un territoire donné, se prête particulièrement à ce type d’étude : l’inscription de ses locales de statisticiens des zemstva, nous montrerons comment la généralisation du savoir statistique à l’en- membres dans une société locale clairement délimitée constitution d’une communauté professionnelle et scientifique à l’échelle nationale. En conclusion, nous verrons fournit la possibilité d’analyser avec précision les formes concrètes d’interaction entre les effets de contexte et le processus d’élaboration des connaissances à caractère scientifique. L’histoire de la statistique russe offre un exemple approprié à un tel questionnement. En effet, un certain nombre d’innovations méthodologiques et théoriques qui l’ont caractérisée entre 1880 et 1917 ont été liées aux formes mêmes de la commande administrative des institutions de gestion locale des zemstva 2. Elles sont nées de l’effort fourni par les statisticiens employés par celles-ci pour adapter leurs méthodes d’enquête à cette demande 1- Barry BARNES and David EDGE (ed.), Science in Context : Readings in the Sociology of Sciences, Milton Keynes, Open University Press, 1982 ; Joseph BEN-DAVID, Eléments d’une sociologie historique des sciences, Paris, PUF, 1997 ; Olivier MARTIN, La sociologie des sciences, Paris, Nathan, 2000. 2- Les zemstva ont été créés en 1864 par le gouvernement russe. Ces assemblées territoriales devaient gérer les intérêts locaux des provinces, goubernii, de la partie européenne de l’Empire russe et de leurs districts ruraux, les ouezdy. Elles étaient chargées d’organiser et de financer certains services obligatoires imposés par l’État, comme la prévoyance sociale, mais disposaient d’une plus grande liberté d’action dans d’autres domaines, principalement la santé et l’éducation. À côté de cela, dans chaque goubernia, les différents services des administrations d’État étaient placés sous l’autorité d’un gouverneur, qui était le représentant de l’État dans la goubernia, et dont le rôle était comparable à celui d’un préfet en France. Au sujet des zemstva, voir Robert PHILIPPOT, Société civile et État bureaucratique dans la Russie tsariste: les Zemstvos, Paris, Institut d’études slaves, 1991. Sur l’organisation de la statistique des zemstva et les travaux des statisticiens, voir Martine Mespoulet, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, chap. 1-3. 45 semble du territoire russe s’est opérée parallèlement à la comment la manière dont celle-ci s’est structurée avant 1917, autour de pratiques professionnelles et scientifiques partagées par ses membres, explique la capacité de résistance dont ceux-ci ont fait preuve après la révolution d’Octobre, pendant les années 1920, face aux différentes tentatives du pouvoir bolchevik pour transformer le contenu du travail statistique et l’adapter au seul objectif de la planification. DES COMMUNAUTÉS L’EXIL LOCALES FORMÉES DANS L’expérience sociale de l’exil Dès le début des années 1880, les chemins de l’exil politique intérieur conduisirent en province de nombreux étudiants et intellectuels frappés par une condamnation politique qui les privait du droit de résidence à Moscou ou Saint-Pétersbourg et leur interdisait d’occuper un poste dans une administration d’État. Certains furent recrutés comme statisticiens par les institutions des zemstva. Confrontées à la nécessité de disposer d’informations précises pour prélever les impôts locaux sur la propriété et prendre des décisions dans les domaines économiques et sociaux qui relevaient de leur compétence, celles-ci durent 3- M. Mespoulet, ibid. N° 17, mars 2002 E E SO O 46 Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique embaucher des statisticiens pour collecter les données devinrent ainsi des nœuds de réseau, en particulier quand dont elles avaient besoin. Faute de pouvoir recourir à une main-d’œuvre qualifiée formée sur place, elles firent appel elles possédaient de gros bureaux. Les zemstva dont les conseils étaient composés de nobles opposés à l’auto- à ces hommes venus d’ailleurs. L’itinéraire d’Aleksandr R. cratie tsariste accueillaient volontiers ce genre d’exilés Brilling, recruté à la fin des années 1890, ressemble à celui de ses prédécesseurs embauchés dans les années 1880 qualifiés. Dès les années 1880, ce fut le cas, par exemple, de ceux de Saratov, Tver et Tchernigov. À la recherche 4. d’un personnel expérimenté pour diriger leurs différents Né en 1872 dans la province de Toula, il y avait suivi des études secondaires dans un établissement d’ensei- services administratifs, ils n’hésitèrent pas à profiter de la possibilité qui leur était ainsi offerte de recruter un per- gnement technique. Il entre ensuite, en 1891, à l’Institut sonnel qualifié formé dans les universités de Moscou et de supérieur technique de Moscou. En 1894, il est arrêté et condamné pour raison politique 5, puis envoyé en exil Saint-Pétersbourg. Pour beaucoup de ces étudiants et intellectuels dans sa province d’origine. De retour à Moscou, il reprend ses études et est à nouveau arrêté en 1896 pour agitation chassés des villes capitales, venir à la statistique n’était politique. Une fois de plus, il est envoyé en exil à Toula. En pas seulement l’occasion de trouver un emploi pour vivre. C’était également une manière de satisfaire leur soif de 1899, à la fin de ses trois années de résidence surveillée, il part à Tambov. Là, il est recruté par le bureau de statistique du zemstvo comme chef adjoint des études d’estimation de la valeur fiscale des fabriques et des usines. Son itinéraire professionnel est ensuite étroitement lié aux connaissances sur le monde paysan, soif partagée, à cette époque, par l’ensemble des milieux intellectuels progressistes en Russie. Dans ses mémoires, un ancien statisti- divers postes qu’il trouve dans les bureaux statistiques des des zemstva. était la possibilité d’étudier la vie économique de la paysannerie et non, en aucun cas, la tâche d’estimation des propriétés immobilières. Et, jouant de zemstva, toujours dans le même domaine. Après Tambov, il occupe un poste de chef à Oufa, puis à Kharkov, à Kiev cien des zemstva., Vladimir A. Obolenski, témoigne: « […] ce qui nous avait amenés à la statistique Comme lui, beaucoup d’exilés politiques devinrent statisticiens pour trouver un emploi dans leur province d’ac- la complète ignorance dans ce travail de nos patrons des zemstva. et des bureaucrates de l’État, parallèlement aux travaux à caractère pur d’estimation, nous cueil. Leur arrivée dans un premier bureau fut souvent le début d’un périple qui les mena d’un zemstvo à un autre. Dans les années 1890, les statisticiens qualifiés restaient collections et traitions, en contrebande, des données économiques extrêmement intéressantes et utiles qui n’avaient toutefois rien à voir avec la tâche qui nous rarement plus de trois ans dans un même bureau. Marqué par l’errance de province en province à la recherche d’un était confiée. » 6 et, enfin, à Moscou. emploi pour vivre, ce trajet prenait fin quand le statisticien ou l’ancien étudiant trouvait un zemstvo prêt à le recruter de manière durable. Ces nombreux déplacements d’une province à une autre ont contribué à constituer la communauté des statisticiens des zemstva, sur la base d’un vaste réseau d’interconnaissance à l’échelle de l’ensemble du territoire de la partie européenne de l’Empire russe. Certains zemstva furent plus accueillants que d’autres pour ce genre d’exilés politiques. Ceux qui ne possédaient pas d’université ou d’institut d’enseignement supérieur le furent tout particulièrement, par exemple Vologda, Samara, Oufa. Certaines villes, telles Kharkov ou Saratov, 4- Nikolaï VOROBIEV, “Aleksandr Romanovitch Brilling. Nekrolog” (Aleksandre Romanovitch Brilling. Nécrologie), Vestnik statistiki, 1-4, 1920, pp. I-V. 5- Il était proche du parti social-démocrate, ancêtre du parti bolchevik. Travaux et documents Les chemins de l’exil contribuèrent ainsi à former des collectifs de travail dans lequel le niveau de formation moyen était plus élevé que dans d’autres services de l’administration d’un zemstvo 7. Si l’on prend l’exemple de Saratov au début de l’année 1902, les dix-neuf employés permanents du bureau de statistique se distinguaient des autres fonctionnaires du zemstvo par un niveau de formation plus élevé 8. Six d’entre eux avaient terminé leurs études supérieures, seulement deux ne possédaient qu’un 6- Vladimir A. OBOLENSKI, Moia jizn. Moi sovremenniki (Ma vie. Mes contemporains), Paris, YMCA-Press, 1988, p. 152. 7- cf. Vitali F. ABRAMOV, “Zemskaia statistika : organizatsia i praktika” (La statistique des zemstva : organisation et pratique), Voprosy statistiki, 3, 1996, p. 65-72. 8- A. V. VORONEJTSEV, Saratovskoe zemstvo nakanune i v period pervoi rossiïskoi revolioutsii, 1900-1907gg. (Le zemstvo de Saratov à la veille et pendant la période de la première révolution russe, 1900-1907), Thèse de candidat d’histoire, Université de Saratov, Saratov, 1993, p. 44. Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique niveau de fin d’école primaire. Tous les autres avaient suivi d’un objet local doit être effectuée dans le souci de la com- des études secondaires. Ce profil d’ensemble était à l’image de celui de la plupart des bureaux des autres pro- paraison qui, elle, tend au général. Cette posture scientifique caractérisait des hommes qui, de fait, articulaient leur vinces 9. mode d’insertion dans la vie publique locale à leur inscrip- Acteurs de la société civile locale tion dans des réseaux intellectuels et politiques constitués à l’échelle du pays tout entier. Les statisticiens des zemstva font songer à la figure du Outre l’activité au sein de sociétés scientifiques, telles savant du XIXe, héritier des Lumières, épris de connaissance et de progrès. Observateurs du social, ils étaient celle de l’Agriculture ou celle des naturalistes et des médecins, la participation des statisticiens à la vie publique de soucieux également d’agir au niveau local et national et leur province pouvait prendre d’autres formes, en particu- aspiraient au changement social. Acteurs du social, ils le furent chacun à leur manière, soit en assumant des fonc- lier au sein de sociétés d’assistance ou de promotion de la lecture publique. Une sociabilité locale se constituait autour tions électives, soit en participant activement à des des diverses sociétés dans lesquelles les statisticiens sociétés d’assistance, soit en développant une forme de militance sociale au sein de cercles culturels dans lesquels côtoyaient bien souvent leurs administrateurs du zemstvo11. L’exemple de Saratov aide à nouveau à cerner de manière ils pouvaient exposer et diffuser non seulement les résul- plus précise la configuration de la vie publique locale qui servit de cadre à la production du travail statistique. Dans le cas des sociétés d’assistance, les responsabi- tats de leurs enquêtes statistiques, mais également leur propre vision de la société et du changement. Leur action sociale s’articulait avec leur activité professionnelle. Les statisticiens d’un zemstvo participaient activement à la vie des sociétés locales, par exemple à celle de la Commission scientifique des archives de leur province. Pour Sergeï A. Kharizomenov, directeur du bureau de statistique du zemstvo de Saratov entre 1886 et 1892, la proximité entre les membres de cette commission et la population locale permettait d’assigner une double mission à cette société savante. Dans le discours qu’il prononça en décembre 1889, à l’occasion du troisième anniversaire de celle de Saratov, il insiste tout d’abord sur le fait que celleci doit être investie d’un projet de diffusion du savoir scientifique auprès d’un public large 10. Par ailleurs, cette proximité offre l’opportunité à ses membres de recueillir les informations nécessaires pour vérifier les conclusions scientifiques énoncées dans les espaces savants d’élaboration du savoir que sont les universités. En cela résiderait l’originalité de l’apport de ces sociétés de “chercheurs locaux”: confronter les résultats des travaux universitaires avec les données du terrain et des documents administratifs locaux. Suit un développement sur l’apport de l’étude des documents d’archives locaux pour une meilleure compréhension non seulement des questions locales, mais également des questions à portée plus générale. L’étude 9- cf. V. F. Abramov, art. cit. 10- S. A. KHARIZOMENOV, “Znatchenie rousskikh arkhivnykh kommissiï dlia rousskoi istoritcheskoi naouki i rousskogo obchtchestva” (L’importance des commissions des archives russes pour la science historique russe et la société russe), Troudy Saratovskoi outchenoi arkhivnoi komissii, 1, vol. 3, Saratov, 1890 (Traduction de Nicolas Youmatoff). 47 lités sociales assumées individuellement par les statisticiens pouvaient sembler incluses dans la large sphère d’intervention du zemstvo, qui leur servait de support matériel ou institutionnel. Ainsi en était-il de la présidence de la Société d’assistance aux hommes de lettres dans le besoin, assurée un temps par V. I. Serebriakov, directeur du bureau. Celui-ci était également membre du conseil d’administration de la caisse de crédit et d’épargne des employés du zemstvo 12. Son adjoint, A. F. Milovzorov, était bibliothécaire de la Société d’assistance aux travailleurs du commerce et de l’industrie. Dans un autre domaine, la commission d’organisation de la lecture publique avait son siège dans les locaux administratifs du conseil du zemstvo. Section à part entière de la Société des médecins sanitaires, elle semble avoir offert un espace d’engagement social privilégié à beaucoup de statisticiens de Saratov. En 1898, V. I. Serebriakov en était trésorier. Après 1900, l’action de cette commission fut complétée par celle de la Société des universités populaires, qui ouvrit un établissement de ce type à Saratov en décembre 190613. En même temps qu’une géographie de leur engage11- M. Mespoulet, “Statisticien des zemstva : formation d’une nouvelle profession intellectuelle en Russie dans la période prérévolutionnaire (1880-1917). Le cas de Saratov”, Cahiers du Monde russe, 4, 1999, pp. 573-624. 12- Ibid. 13- Saratovskiï Vestnik, 28/02/1907. La première université populaire de Russie, l’université Chaniavski, avait ouvert à Moscou en septembre 1906, suivie par celle de Saint-Pétersbourg en octobre. Au début de l’année 1908, il y avait neuf universités populaires en Russie. N° 17, mars 2002 E E SO O 48 Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique ment social, c’est donc une carte de l’insertion de ces sta- L’alliance entre administrateurs nobles et statisticiens tisticiens dans l’espace des élites locales qui se dessine peu à peu. Elle resterait incomplète si l’on n’y ajoutait le fut d’autant plus facile à réaliser quand ils étaient issus de milieux sociaux identiques ou proches et partageaient rôle joué par ceux d’entre eux qui, d’origine noble, étaient les mêmes références intellectuelles. Tous étaient membres de l’assemblée du zemstvo de leur district rural ou de leur province. Représentants élus par leurs pairs, ils opposés à l’autocratie tsariste, beaucoup réclamaient un régime constitutionnel et parlementaire. Les diverses participaient aux discussions et décisions de celle-ci, commissions de travail de l’assemblée d’un zemstvo jouant ainsi pleinement leur rôle d’acteurs de la société locale. Certains directeurs de bureaux de statistique furent furent des espaces privilégiés de dialogue entre statisticiens et administrateurs. Alliés de fait par un même com- membres de l’assemblée du zemstvo de leur province et portement d’opposition au pouvoir tsariste et par une prirent part directement à la gestion des affaires publiques locales. Ce fut le cas, par exemple, de Vassili E. Varzar, au même aspiration au changement, ces hommes trouvèrent dans ces commissions de gestion locale un champ début des années 1890, à Tchernigov 14, ou ensuite, en d’action concret commun pour mettre en œuvre leurs 1899, d’Aleksandr A. Roussov. Pendant près de vingt ans, de 1884 à 1903, Fedor A. Chtcherbina fut également projets de construction d’une autre forme d’économie et de société, même si des différences d’analyse et d’opi- membre de l’assemblée du zemstvo de Voronej tout en dirigeant son bureau de statistique. nion pouvaient les opposer sur certains points. Au service de leur zemstvo, les statisticiens jouaient leur rôle d’experts et s’appuyaient sur les résultats de leurs Une alliance au service de la statistique enquêtes pour fournir à ceux qui administraient les informations susceptibles d’éclairer leurs décisions, sans Dans différentes provinces, les liens entre administrateurs libéraux et statisticiens se sont soudés non seulement dans le cadre du travail courant de la gestion administrative du zemstvo au sens strict, mais aussi vraisemblablement sur le terrain, au cours d’enquêtes, dans le cadre d’une pratique d’observation commune. Des nobles du conseil et de l’assemblée de divers zemstva., amateurs d’études statistiques, participèrent à des opérations d’enquête sur l’agriculture. La richesse et le caractère novateur de beaucoup de travaux de la statistique des zemstva. ont été stimulés par la rencontre entre des statisticiens mobilisés par l’élaboration d’enquêtes et d’outils méthodologiques susceptibles d’apporter une meilleure connaissance de la société et de l’économie et des administrateurs soucieux de progrès économique et social ainsi que de changement politique. Au-delà des différences d’opinion et d’appartenance politique, et sans effacer celles-ci, les zemstva ont fourni un cadre institutionnel à cette rencontre. Le foisonnement des enquêtes statistiques à leur sujet et des questionnements méthodologiques qui les ont accompagnées en a été le résultat. Dans différentes provinces, non seulement les nobles progressistes furent à l’origine des premières enquêtes statistiques, mais ils y participèrent activement, et, parfois, les organisèrent. Parmi les cas les plus connus, on peut citer ceux des zemstva. de Tchernigov et de Tver. 14- Vassili E. Varzar dirigea le bureau statistique de Tchernigov de 1875 à 1894. Travaux et documents taire pour autant leurs propres préoccupations de progrès social. L’expérience professionnelle ainsi accumulée les a aguerris à la gestion des affaires publiques locales, à laquelle ils furent associés, dans certains zemstva., au-delà de leurs seules compétences en statistique. Aussi, à la tête du bureau de statistique de leur province, quelques hommes marquèrent-ils durablement la production des données, mais aussi la vie publique locale. Ce fut le cas de V. I. Serebriakov à Saratov, où il fut directeur adjoint du bureau du zemstvo à partir de 1894 avant d’en prendre la direction complète à partir de 1904. Il resta à sa tête au-delà d’Octobre 1917, quand celui-ci devint un bureau de goubernia de la nouvelle administration statistique de l’État bolchevik, et ne le quitta qu’en juillet 1928. Il en fut de même à Samara, où Grigori I. Baskine dirigea le bureau du zemstvo à partir de 1910, puis celui de la goubernia pendant les années 1920 15. Nikolaï M. Kisliakov, à Pskov 16, et Nikolaï I. Vorobiev, à Kostroma, assumèrent également la transition entre la période tsariste et la première décennie du pouvoir bolchevik. 15- Sur G. I. Baskine, voir V. A. FEOFAROV, “G. I. Baskine i znatchenie nekotorykh ego rabot” (G. I. Baskine et l’importance de quelques-uns de ses travaux), Vestnik statistiki, 1012, 1925, pp. 245-269. 16- Nikolaï M. KISLIAKOV (1861-1920). Pour plus de précisions à son sujet, voir A. Lossitski, “N. M. Kisliakov. Nekrolog” (N. M. Kisliakov. Nécrologie), Vestnik statistiki, 1-4, 1920, pp. VIVIII. Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique MOUVEMENT DE PROFESSIONNALISATION ET GÉNÉRALISATION STATISTIQUE Une communauté nationale structurée en réseau Le système d’exil politique intérieur fournit aux zemstva. des cadres qualifiés. Installés aux postes de direction des bureaux de statistique, ceux-ci ont exercé une influence durable et décisive sur les conceptions et les pratiques d’enquête de la statistique des zemstva. Formés aux mêmes sources à Moscou ou Saint-Pétersbourg, ils constituaient un réseau professionnel à l’échelle du pays tout entier, structuré autour des statisticiens des années 1880 et de leurs disciples. Ses membres partageaient un bureau de statistique, qu’il ne quitta qu’en 1917, chassé par la maladie 20. À l’exemple de son protecteur, il forma un nombre non négligeable de statisticiens qui furent embauchés ensuite dans différents zemstva auxquels, à son tour, il les recommanda, et recruta des exilés de retour à Moscou. Les collectifs de travail qui se formèrent dans un tel contexte étaient unis par une même culture professionnelle et scientifique que les rassemblements dans les congrès et un apprentissage collectif de la pratique d’enquête ont largement contribué à renforcer. Compagnonnage et congrès La participation aux opérations d’enquête sur le terrain même système de références intellectuelles et éthiques était un moment privilégié d’acquisition des savoirs et des savoir-faire, mais aussi des normes et des valeurs d’une qui dépassait le cadre d’un seul zemstvo et les reliait de fait à une seule communauté professionnelle et scientifique. profession. Sur les lieux mêmes de l’observation, les travaux d’enquête étaient effectués par une équipe consti- Tout d’abord, les chemins de l’exil étaient étroitement tuée d’un ou deux hommes expérimentés accompagnés par un ou deux jeunes collègues qui, tout en se formant au travail d’enquête, enregistraient les informations sur les formulaires prévus à cet effet. Ainsi s’effectuait un appren- liés aux réseaux intellectuels dans lesquels les statisticiens des zemstva étaient insérés au niveau national. Un système de recrutement reposant sur des liens de solidarité noués autour du bureau du zemstvo de Moscou et de son premier directeur, Vassili I. Orlov 17, facilitait l’embauche des nouveaux venus. Chaque directeur de bureau de sta- tissage des méthodes d’enquête au contact du terrain. Cette formation des plus jeunes auprès des plus anciens selon le principe du compagnonnage était, avant tout, une tistique qui en avait bénéficié se faisait un devoir, quand cela lui était possible, d’accueillir un statisticien exilé politique à la recherche d’un emploi. Solidaires dans l’exil, les école de la rigueur, qui se traduisait par l’exigence de la plus anciens, arrivés dans les années 1880, recrutèrent les relégués en province des années 1890. Le cas de Vassili N. Grigoriev, directeur du bureau de côtoyaient toute la journée, échangeant au sujet des méthodes d’enquête et partageant souvent le même logement 21. Cette relation d’apprentissage contribua à forger une communauté de valeurs professionnelles et de repré- la statistique de la ville de Moscou entre 1886 et 1917, éclaire la manière dont les chemins de l’exil intérieur et le système de recrutement des bureaux des zemstva se conjuguèrent pour tisser les liens d’une communauté professionnelle à l’échelle de l’ensemble du territoire russe 18. Au cours de son périple de province en province pendant les années 1870 et 1880, il noua des liens durables avec les exilés politiques qu’il croisa dans différents chefs-lieux de province, Poudoj, dans la région d’Olonets, puis Nijni Novgorod, Riazan, Kostroma, Simferopol et Voronej 19. Il était ici, en 1886, quand V. I. Orlov le recommanda à la municipalité de Moscou pour organiser et diriger son 17- Vassili I. Orlov (1848 - 1885). 18- Le territoire des zemstva couvrait essentiellement la partie européenne de l’Empire russe. 19- Voir Vassili G. Mikhaïlovski, “Vassili Nikolaevitch Grigoriev. Nekrolog” (Vassili Nikolaevitch Grigoriev. Nécrologie), Vestnik statistiki, 4-6, 1925, pp. IX-XVII. 49 durée de l’apprentissage sur le terrain. Au cours des expéditions dans les campagnes, maîtres et apprentis se sentations du travail de statisticien. Celui-ci devait être avant tout “au service de la vérité”: « Les statisticiens des zemstva considéraient leur travail non pas comme un service (sloujba), mais comme un sacerdoce (sloujenie), travaillaient non pas de manière bureaucratique, mais avec un intérêt vif et profond, scientifique et social. Comme A. F. Fortounatov l’indiquait de manière énergique dans une de ses conférences (à la section de statistique du XIe congrès des naturalistes et médecins russes 22), les statisticiens des zemstva se sont toujours clairement considérés et, dans les faits, sont tou20- Obligé de partir se soigner à Sotchi, sur la mer Noire, il y demeura pendant la guerre civile. Il joua un rôle actif dans le mouvement coopératif local et devint président de l’Union des coopératives de consommation de cette région. Il revint à Moscou en 1922 et y décéda le 5 février 1925. 21- À ce sujet, voir M. Mespoulet, op. cit., chap. 2. 22- Congrès tenu en 1901 à Saint-Pétersbourg. N° 17, mars 2002 E E SO O 50 Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique jours apparus comme des serviteurs de la vérité dans ses venus des différentes provinces. Les discussions à propos deux dimensions: la vérité-réalité, vérité scientifique objective, et la vérité-équité, équité dans la vie publique, équité des questions méthodologiques et théoriques posées par l’élaboration des enquêtes, la collecte et le traitement des sociale et politique. » 23 données structurèrent progressivement cette communauté autour de la définition et du partage de pratiques, de normes Héritiers, pour beaucoup d’entre eux, des idées populistes appliquées au domaine du savoir, ces statisticiens étaient au service de la science et du “peuple”, au service et de valeurs communes. La convocation fréquente de ces congrès, au niveau local et national, contribua aussi à la constitution progressive d’un de la science pour le peuple. Dans cet esprit, certains, tel mouvement d’opposition des zemstva au pouvoir tsariste S. A. Kharizomenov, prônaient la nécessité de développer une “science régionale” à côté d’un savoir global: mêlant les membres de la noblesse élus à la tête de ces ins- « Cela ne fait pas de doute, toutes ces questions nels employés par eux. Non seulement les statisticiens ne furent pas en reste dans cette dynamique d’ensemble, mais ils figurèrent souvent parmi les plus actifs 27. En raison de cela, ne peuvent pas intéresser autant les représentants de la science universitaire; dans leurs exposés nous ne trouverons sûrement pas les indications détaillées qui pourraient nous aider à résoudre les besoins et les questions liés à la région. Voilà la raison pour laquelle la science régionale, élaborée par les chercheurs locaux, évidemment sous la direction de spécialistes scientifiques, possède le même droit à l’existence que la science de l’ensemble de l’Empire. » 24 En fait, ce double projet de connaissance, local et national, était d’essence politique, les statisticiens des zemstva ayant pour souci de constituer un savoir au service du changement social et politique en Russie. Cela les conduisit à participer de manière active à la vie publique titutions locales et ceux des différents groupes de profession- l’étude du processus de structuration de cette communauté de professionnels à travers ses sociétés et ses congrès est inséparable de celle du mouvement de libération des zemstva. Elle ne peut pas être réduite à la seule analyse de l’évolution de l’organisation d’une profession, mais doit, plus largement, être conduite en étant replacée dans le contexte de la constitution de la société civile russe dans la période prérévolutionnaire 28. En particulier, l’ethos professionnel de ces statisticiens s’est construit progressivement au carrefour des pratiques de travail d’un groupe professionnel et des aspirations au changement social et politique communes à ses membres, mais aussi à la majorité des acteurs du monde des zemstva. Les statisti- nationale. Leurs congrès professionnels nationaux furent également des espaces de débat politique. Le rôle qu’ils jouèrent dans la structuration d’un réseau de ciens étaient insérés, de fait, dans un réseau intellectuel d’individus plus large que celui de leur propre profession, et dont les membres partageaient une communauté d’idées et de représentations sociales et politiques. professionnels à l’échelle de l’ensemble du pays pendant les années 1890-1914 doit être replacé dans le contexte d’effervescence politique et sociale de cette période 25. Leur convo- statisticiens des zemstva se sont élargies à un questionnement sur le changement politique et social. Ce faisant, les cation régulière n’était pas une pratique spécifique aux seuls statisticiens. Il s’agissait, bien plus, d’une habitude partagée par nombre de professions, sur fond de mouvement de libération des zemstva 26. Les congrès furent tout d’abord des lieux de construction du savoir par les membres d’une communauté professionnelle et scientifique en voie de constitution. Moments de rassemblement, ils contribuèrent à former celle-ci autour des rencontres fréquentes entre statisticiens 23- V. A. Feofarov, art. cit., pp. 246-247. 24- S. A. Kharizomenov, art. cit. 25- À ce sujet, voir Natalia M. PIROUMOVA, Zemskoe liberalnoe dvijenie (Le mouvement libéral des zemstva), Moscou, Naouka, 1977. 26- ibid. ; voir également I. P. BELOKONSKI, Zemskoe dvijenie (Le mouvement des zemstva), Saint-Pétersbourg, 1914 ; Shmuel GALAI, The Liberation Movement in Russia, 19001905, Cambridge, Cambridge University Press, 1973. Travaux et documents Dans ce contexte, les préoccupations scientifiques des questions posées et les analyses effectuées passèrent du champ local au champ national. Les liens des statisticiens avec différents acteurs du monde réformateur et leur participation à différentes sociétés d’assistance ont joué un rôle majeur dans ce processus 29. 27- N. M. Piroumova, op. cit. 28- Sur la place des diverses formes de professionnalisation dans la constitution de la société civile entre 1880 et 1917, voir H. D. BALZER (ed.), Russia’s Missing Middle Class: The Professions in Russian History, M. E. Sharpe, Armonk, New York, 1996. 29- Des processus similaires ont été mis en évidence dans d’autres pays européens à la même époque. À ce sujet, voir, en particulier, Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Ed. de l’EHESS, 1999, et B. ZIMMERMANN, “Statisticiens des villes allemandes et action réformatrice (1871-1914). La construction de la généralité statistique”, Genèses, n° 15, 1884, pp. 4-27. Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique Réseaux réformateurs et réseaux de statisticiens entre les années 1880 et 1917. Elle constitue une caractéristique spécifique du développement foisonnant de cette À la veille de la Première Guerre mondiale, les direc- forme de statistique régionale en Russie à cette époque. teurs des bureaux de statistique étaient devenus des citoyens actifs de la nouvelle société civile des zemstva. La commande administrative locale a généré de nombreux travaux novateurs dans le domaine de la construction des Reconnus dans leur domaine professionnel, ils étaient des premiers tableaux croisés, les “tableaux combinés”, mais interlocuteurs écoutés du conseil et de l’assemblée de leur zemstvo quand des nobles progressistes y dominaient. aussi des catégories de classification. La forte demande de chiffres de la part des zemstva a également stimulé la Plus largement, les statisticiens, dans leur ensemble, reti- diffusion des enquêtes par sondage en Russie dès la fin rèrent une légitimité professionnelle, mais aussi sociale, de leur collaboration avec les administrateurs des zemstva. Ils des années 1880, avant d’autres pays européens 30. trouvèrent une place sociale dans cet ancrage dans le Un changement d’échelle de la production des données champ des affaires publiques locales. De leur côté, les administrateurs avaient besoin des chiffres nécessaires non seulement pour orienter leur action, mais aussi pour la justifier. L’appel ponctuel qu’ils firent à des consultants extérieurs confirme cette nécessité du recours à des experts pour légitimer leur action face à l’État, mais aussi face aux membres de l’assemblée de leur zemstvo. Dans un tel contexte, l’alliance entre administrateurs et statisti- 51 La Première Guerre mondiale offrit aux statisticiens des zemstva un champ d’action à l’échelle du pays tout entier et l’accès à une légitimité nationale. Les statisticiens ont figuré en effet parmi les professionnels des zemstva les plus actifs au sein de l’Union des zemstva et des diffé- ciens était indispensable. Dans de nombreux cas, elle s’élargit au champ politique et à l’espace national. rents organismes économiques nationaux créés pendant la Première Guerre mondiale pour faire face, en particulier, aux problèmes d’approvisionnement 31. L’alliance entre administrateurs et statisticiens des Champ d’expérimentation d’un projet politique opposé au pouvoir autocratique du tsar et d’un projet scientifique au service du social, les zemstva furent ainsi un espace zemstva prit une nouvelle forme au sein de l’Union des zemstva. Celle-ci, créée, le 30 juillet 1914, pour organiser la prise en charge des soldats, des blessés et des réfugiés, d’intersection entre deux réseaux qui reliaient des hommes qui, bien qu’ancrés dans les préoccupations de gestion locale, n’en concevaient pas moins leur activité se constitua sur le modèle de celle qui avait été organisée lors de la guerre russo-japonaise, en 1904-1905 32. Elle fut amenée rapidement à s’occuper également de la gestion dans le cadre d’un système de références politiques ou professionnelles plus large. À partir de la fin du XIXe siècle, les administrateurs progressistes des zemstva for- de l’approvisionnement de l’armée et de la population. Fondée à l’initiative du zemstvo de Moscou, elle réunit presque tous les zemstva. L’organisation en réseau de la maient un réseau cimenté par un projet politique constitutionnel et parlementaire. À côté, l’organisation en réseau des statisticiens reposait sur des préoccupations scientifiques et professionnelles qui avaient également une expression politique. Ces deux réseaux se croisaient dans des espaces communs, en particulier dans les congrès professionnels. À partir de la fin de l’année 1905, bon nombre de statisticiens parmi les plus connus furent membres ou sympathisants du parti constitutionnel-démocrate, N. A. Kabloukov et A. F. Fortounatov par exemple. Certains, comme A. A. Kaufman et N. N. Tchernenkov, participèrent à l’élaboration de son programme agraire. Cette configuration institutionnelle et politique de l’action des institutions de gestion locale des zemstva est un élément essentiel pour comprendre le dynamisme de la production statistique qui s’est développée dans ce cadre communauté des statisticiens trouva là un espace d’intervention à sa mesure, à la croisée des ambitions scientifiques et des aspirations sociales et politiques de ses membres. Le bureau de statistique organisé au sein de la section d’économie du comité principal de l’Union des zemstva prit peu à peu la forme d’un organe central des bureaux des zemstva. Dans une circulaire adressée à ceux-ci, en juin 30- M. Mespoulet, “Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie”, Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 2, 2000, pp. 5-49. 31- À ce sujet, voir notamment Alessandro STANZIANI, “Spécialistes, bureaucrates et paysans – Les approvisionnements agricoles pendant la Première Guerre mondiale, 1914-1917”, Cahiers du Monde russe, 1-2, 1995, pp. 71-94 ; voir également Peter HOLQUIST, “La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 19141921”, Le Mouvement social, n° 196, 2001, pp. 21 - 40. 32- Voir R. Philippot, op. cit., pp. 148-151. N° 17, mars 2002 E E SO O 52 Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique 1916, son responsable rappelait l’ancienneté du projet d’unification des enquêtes statistiques des zemstva: « La nécessité d’une unification des programmes pratiques, pendant les années 1920, entre les anciens bureaux des zemstva et la nouvelle administration centralisée de la statistique de l’État bolchevik. Dans le domaine des travaux statistiques des zemstva a été ressentie des méthodes d’enquête, cette continuité s’explique notam- dès les premiers pas de la statistique des zemstva. Ce besoin a été satisfait, en partie, par les congrès et les ment par une particularité du travail statistique: la relation au conférences statistiques. À présent que l’on fait appel territoire est centrale dans la production des données, mais aussi dans le choix des procédés de collecte 37. C’est à la statistique des zemstva afin de collecter et traiter les données pour résoudre les questions d’État des notamment le cas dans la délimitation des aires d’enquête. Sauvegarder la continuité des chiffres est nécessaire à la plus importantes, nées des conditions d’approvisionne- comparaison dans le temps. Cela exige, par exemple, des ment en produits alimentaires de l’armée et de la population, le besoin d’un centre unificateur qui ne soit pas échantillons de population stables pour effectuer les enquêtes par sondage. Ainsi, dans un premier temps, les d’État, et qui fonctionne de manière continue, est d’une limites des circonscriptions d’enquête du recensement agri- urgente nécessité. C’est seulement dans le cas de l’existence d’un tel centre unificateur rassemblant le cole de 1919 épousèrent-elles celles du recensement de 1917. Par ailleurs, la plupart des aires d’enquêtes par son- travail des différents organismes statistiques locaux que les efforts individuels des statisticiens des zemstva peuvent atteindre le niveau de productivité le plus dage des enquêtes dynamiques effectuées dans l’agriculture élevé. Le bureau statistique de la section d’économie de l’Union panrusse des zemstva tâche de satisfaire ce besoin, qui a mûri, d’une unification pratique des travaux statistiques des zemstva. » 33 La demande de création d’un bureau central de statistique fut liée, dans un premier temps, à la préparation et à la réalisation du recensement agricole de l’été 1916. L’organisation de celui-ci fut confiée aux bureaux des zemstva sur décision du ministère de l’Agriculture. Ce faisant, elle fit acquérir à la statistique régionale des zemstva le statut d’une statistique nationale. De surcroît, elle fit franchir à ses statisticiens une étape décisive vers l’adoption d’un organe administratif central à l’échelle du pays tout entier. Ainsi se trouvèrent-ils les mieux placés, au lendemain d’Octobre 1917, pour prendre les rênes de la Direction centrale de la statistique d’État, la TsSOu 34, nouvellement créée par les bolcheviks en remplacement de l’ancien Comité central de la statistique de l’État tsariste 35. Cette nouvelle administration hérita du personnel et des méthodes de travail et d’enquête des statisticiens des zemstva. Dans les régions, ses bureaux de goubernia s’installèrent bien souvent dans les anciens locaux du bureau de statistique du zemstvo de leur province 36. Ce nouveau dispositif institutionnel explique la continuité des 33- GASO (Gossoudarstvennyi Arkhiv Saratovskoi Oblasti), fonds 5, op. 1, d. 3799, ll. 42-42ob. 34- TsSOu : Tsentralnoe Statistitcheskoe Oupravlenie 35- Voir M. Mespoulet, op. cit., chap. 5. 36- Ibid. Travaux et documents avant 1917 furent conservées au début des années 1920. Conclusion La poursuite de l’utilisation des méthodes des anciens statisticiens des zemstva au sein de l’administration statistique centralisée de l’État bolchevik après Octobre 1917 s’est ancrée dans les pratiques d’une communauté professionnelle et scientifique formée progressivement, à la fin du XIXe siècle, autour de l’élaboration de méthodes d’enquête spécifiques et d’une éthique du travail statistique partagée par tous ses membres. L’expérience de l’exil politique en province et une formation par la pratique et le compagnonnage ont contribué à fonder des normes et des pratiques spécifiques au groupe tout en le soudant et le différenciant de celui des statisticiens de l’État tsariste, par exemple. Les congrès et les sociétés de statistique furent des lieux privilégiés d’élargissement à l’ensemble de la communauté des connaissances et des méthodes élaborées et accumulées dans les différents bureaux régionaux des zemstva. Ils furent également des espaces de discussion et de prise de conscience par les statisticiens de la particularité de leur groupe. Le fort attachement de ceux-ci à leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, tsariste puis bolchevik, s’explique autant par leur parcours politique de jeunesse que par une conception de l’autonomie de la science par rapport au politique partagée par tous 38. 37- À ce sujet, voir Alain DESROSIÈRES, “Du territoire au laboratoire : la statistique au XIXème siècle”, Courrier des statistiques, n° 81-82, 1997, pp. 53-61. 38- Voir M. MESPOULET, “Une lutte pour l’autonomie professionnelle : être statisticien dans une région au début des années 1920”, Le Mouvement social, n° 196, 2001, pp. 63– 88. Communauté, réseaux et construction d’un savoir scientifique 53 N° 17, mars 2002 E E SO O Cette attitude fut au cœur de la construction de l’identité collective du groupe et renforça le sentiment d’appartenance à celui-ci. Elle s’exprima, en particulier, dans l’affirmation de la nécessité de de l’autonomie professionnelle des statisticiens par rapport au pouvoir politique central et local pour forger un outil d’observation sociale et économique au service du “peuple”. Tout au long des années 1920, les anciens statisticiens des zemstva continuèrent à défendre pied à pied leur indépendance scientifique. L’argument de la qualification et de la compétence professionnelle devint une expression forte de l’affirmation de l’identité du groupe face aux dirigeants politiques, et fut placé au cœur de l’attitude de résistance des responsables centraux et locaux de la TsSOu face aux différentes tentatives d’intrusion du Parti dans le travail statistique. Cette lutte aboutit, en 1930, à la suppression de l’indépendance institutionnelle de la TsSOu et à son absorption par le Gosplan. La mise sous tutelle de cette administration sapa de manière décisive les bases institutionnelles de la survie de la communauté professionnelle qui l’avait constituée et organisée selon ses propres normes scientifiques héritées de la période prérévolutionnaire. Déjà, en 1928, la suppression administrative des bureaux régionaux de goubernia de la TsSOu avait provoqué la dispersion de leurs statisticiens, cassant ainsi les communautés locales d’anciens statisticiens des zemstva qui subsistaient 39. À la fin des années 1920, la négation politique de la différenciation sociale par le pouvoir soviétique supposait celle également des communautés professionnelles. 39- M. Mespoulet, op. cit., chap. 10 et 12. LA COMMUNAUTÉ PAROISSIALE L’EXEMPLE DU DIOCÈSE DE BAYEUX-LISIEUX COLETTE MULLER CRÉSO - DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE CAEN - UMR 6590 UNIVERSITÉ DE ESO LA COMMUNAUTÉ C’est peut-être cette double entrée de la communauté de base du quartier ou du village avec son cortège de ans la religion catholique le terme commu- racines et de traditions, de vécu commun et quotidien, et nauté recouvre des réalités parfois très diverses et a souvent des significations diffé- de la communauté de foi avec tout ce qu’elle cache de démarches intellectuelles et spirituelles communes qui rentes. En toute théorie, au sein de l’Église catholique, ces conduit tout naturellement à la communauté paroissiale. communautés sont toutes des groupes affinitaires et unis vivant ou œuvrant dans le même sens; néanmoins elles On saisit que la notion de communauté paroissiale dépasse les définitions de base: religieuse, associative ou peuvent se répartir en quatre grandes catégories selon spirituelle. Son rôle n’est pas exclusivement interne à l’ins- leurs structures et leur contenu: - communauté religieuse où les adhérents, moines ou titution. Elle a aussi un rôle de proximité dans le bourg, la ville, l’espace de vie au quotidien sous la forme de lien chanoines vivent ensemble, partagent la même règle de social. La communauté paroissiale combine étroitement vie et quelques biens, ce sont les ordres et congrégations religieuses de laquelle est issue la communauté comme une référence sociale comme groupe partageant les mêmes valeurs et une référence spatiale. Ces deux réfé- lieu de vie de ces derniers: cloître, couvent ou monastère rences ne sont pas indépendantes du temps, de l’histoire - communauté de prière ou de réflexion spirituelle: c’est le cas des communautés nouvelles, charismatiques, des paroisses, de leur évolution et de leur devenir. Cette dimension temporelle reste en toile de fond. Dans ce fraternités et tiers-ordres, communautés évangéliques. - communautés des services et mouvements d’Église qui s’associent pour faire ensemble ou créent une corpo- contexte la communauté paroissiale s’entrevoit dans une construction socio-religieuse au travers de cette double entrée de la foi et du lieu de vie. D 55 ration pour conduire un projet commun de services pastoraux ou missionnaires. Ce terme est facilement remplacé par équipe, groupe, association. - communauté paroissiale, ensemble des paroissiens reconnus ou se disant comme tels où la proximité, le tra- LA vail de pastorale, la participation aux offices et mouvements constituent le lien La communauté paroissiale s’élabore au sein de la société dans laquelle elle s’insère. Point n’est besoin de rap- En dehors des traditionnelles communautés religieuses et monastiques aux statuts spécifiques, toutes ces communautés, se regroupent sous l’appellation générique « communauté de chrétiens », et leur forme légale est celle des associations de fidèles au sens canonique du terme. Elles n’ont pas d’intérêts économiques communs affirmés, n’ont pas signé de convention ni de contrat entre membres, la liberté est de mise, le désir de chacun est le seul moteur de l’organisation. Dans l’Église, la communauté est essentiellement un partage de vie spirituelle, de convictions, de systèmes de valeurs et d’actions qui s’inscrit dans la mission de l’Église catholique et universelle. Cela va d’une appartenance passive, acceptant la similitude et l’interaction commensale à l’appartenance active et recherchée autour d’une interaction symbiotique. COMMUNAUTÉ DANS SON LIEU DE VIE : LA PAROISSE peler la longue histoire de la paroisse, unique entité administrative avant la Révolution, réalité sociale, économique et spirituelle incontournable dont la commune a pris en 1793 la place sans en effacer complètement le rôle social si bien reconnu et loué ces derniers temps au moment de la grande restructuration des paroisses françaises. Une aire de tradition et de racines La communauté paroissiale est une réalité historique et socio-géographique solide et durable. La réforme récente des paroisses et de leur périmètre assortie de la création de nouvelles paroisses a bousculé les paroissiens et il leur a souvent été difficile d’accepter des changements. La communauté paroissiale était souvent trop enracinée pour supporter sans douleur les changements et les contraintes de mobilité pour assister aux offices. N° 17, mars 2002 E E SO O 56 La communauté paroissiale Diocèse de Bayeux et Lisieux Depuis longtemps, ses membres partagent la même histoire, vivent dans un même lieu que la mobilité résidentielle et professionnelle n’entame guère. Depuis ses origines, la paroisse conduit chacun de la naissance à la mort. Beaucoup y tiennent et la reconnaissent comme faisant partie intégrante de leur vécu. La communauté qui y est attachée n’est donc pas ignorée, elle est repérée et connue. La restructuration récente qui a eu lieu dans beaucoup de diocèses a souvent été préjudiciable à sa cohérence initiale. La paroisse très traditionnelle de l’Abbatiale de Saint-Étienne de Caen a été regroupée avec la paroisse de Saint-Ouen pour constituer la paroisse Saint-François de Sales. Néanmoins la communauté a souhaité conserver son nom d’origine en s’appelant la communauté Saint-Étienne-Saint-Ouen de Caen qui fait référence à son histoire, à son propre système de valeurs, à sa reconnaissance dans le diocèse et audelà. Elle profondément attachée à ses habitudes et à sa biographie, volontiers réticente aux changements postérieurs au Concile Vatican II et aux bouleversements provoqués par la recomposition des paroisses. Connue comme traditionnelle, cette communauté est cependant celle qui porte et encourage les cafés théologiques qui ont lieu chaque semaine dans un bar intellectuel de la ville. La communauté est liée par ses origines et ses valeurs, celles de la tradition. En zone Travaux et documents rurale, la paroisse de Saint-Jean du Bocage rassemble autour de la ville de Vire les territoires de huit communes périphériques, correspondant tout naturellement à l’agglomération urbaine, dans cette zone reconnue comme l’une des plus pratiquantes du diocèse. L’utilisation de l’aire urbaine comme cadre de la nouvelle paroisse, la vitalité de la ville, la participation dynamique des paroissiens sont autant d’éléments positifs pour la communauté locale maintenue par la recomposition. « Le cloisonnement est resté présent, l’esprit de clocher rend difficile tout essai de rassemblement et la mise en place d’une véritable vie paroissiale » (d’après le Père curé en mars 2001). Cette communauté apparemment pas artificielle et pourtant elle vit mal, la communication y est difficile, chacun reste attaché à son clocher d’origine et à ses habitudes et pourtant la population est la moins vieillie de l’ensemble du Bocage normand. On a là deux exemples différents de communauté attachée aux traditions. Même regroupés sans douleur les paroissiens tiennent à leurs racines locales. Le clocher reste toujours le repère. Un système de relations et de repères Ce point de vue est directement issu du précédent et conduit au territoire paroissial. L’église, la salle paroissiale, la fête de la communauté locale, les grandes célébrations comme celle de Noël ou de la Profession de foi sont autant de lieux de rencontres et d’échanges repérés dans l’es- La communauté paroissiale pace et dans le temps. La communauté du village ne saurait encore s’en passer complètement. La grande difficulté de la recomposition des paroisses a bien été de savoir si la priorité devait être donnée à la construction d’une nouvelle communauté ou à la définition d’un périmètre de l’aire paroissiale dont le curé serait le responsable. Même le plus récent Droit pement démographique. Le tissu social est déchristianisé mais la population rurbaine ne manque pas de besoins. Les sollicitations sacramentelles et caritatives se multiplient sans que la communauté plutôt étique puisse y répondre aussi bien qu’elle le souhaiterait. Une identité reconnue assortie d’un pouvoir canonique donne priorité à la communauté de fidèles sans Ce n’est pas une communauté d’intérêts matériels et percevoir que la gestion institutionnelle des responsables, des finances, des registres de catholicité qui mentionnent les économiques comme autrefois. Les finances gérées par les conseils de paroisses devenus les conseils économiques baptêmes, mariages, confirmations, inhumations doivent ne sont, en principe, que secondaires au regard du rôle du être tenus à jour et que la hiérarchie demande de rendre des comptes. Un périmètre précis s’avère incontournable. Les curé et des chrétiens dans la commune rurale ou le quartier. Malgré le discrédit croissant de l’Institution, la paroisse tra- relations sociales et les limites de l’aire doivent pouvoir être ditionnelle garde une identité privilégiée. Déjà le repère du conduites ensemble pour construire un nouveau vécu collectif, un système de relations et de repères qui prennent en clocher et de ses sonneries régulières rappelle son existence. Souvent les organisations paroissiales sont sollici- compte les souhaits des anciens paroissiens et qui constitueront le nouveau territoire. tées, le plus souvent comme une association importante Certaines communautés paroissiales ont pu ou su prendre en charge, Comme à Saint-Benoît de l’Aure, en Bessin occidental, la construction d’un véritable territoire paroissial, muni d’un tissu de relations durables avec des sorties amicales, des offices chantés par tous, des mises en place d’accueil d’enfants et de parents et l’implication de paroissiens dans la vie municipale locale. La paroisse voisine, Saint Éxupère-enBessin, a longtemps manqué de curé résident et ses membres ont également et rapidement formé une communauté vivante et laborieuse, à ce titre félicitée par la hiérarchie. Le système de relations s’est construit dans ces paroisses bajocasses. Un espace social d’actions La communauté paroissiale est aussi tout un faireensemble conformément au message à transmettre. Les services aux enfants, aux malades, aux anciens font partie de ceux que la communauté paroissiale rend parallèlement ou en concertation avec les services sociaux civils. Les paroissiens sont des citoyens dont on attend peut-être un certain charisme ou un relatif discernement. C’est bien sûr dans les domaines de la solidarité, de l’enseignement et de la gestion des grandes étapes de la vie qu’elle est davantage sollicitée. En zone urbaine ou périurbaine, la tâche est lourde car les laissés pour compte sont proportionnellement plus nombreux qu’en zone rurale. La quantité des inégalités croit avec l’effectif de la population de référence. La paroisse de SaintMartin-des marais autour de Troarn et d’Argences réunit 25 clochers sur 21 communes et est éclatée en cinq relais paroissiaux. L’église-mère de Troarn n’est pas bien acceptée. La mise en place de cette paroisse nouvelle a été difficile dans ce milieu ouvrier, relativement jeune en plein dévelop- 57 parmi d’autres, partie prenante de cette vie associative qui assure maintenant une grande partie de la gestion et la régulation de la vie sociale locale. Le maire et le curé existent encore, mais avec des rôles différents, supprimer le second chagrine ou contrarie souvent le premier. Avec les restructurations paroissiales récentes, il est maintenant normal d’avoir plusieurs maires pour un seul curé. La paroisse de Saint-Pierre de la Côte de Nacre est peu étendue mais rassemble une population aussi importante que les autres paroisses du diocèse (environ 15000 habitants). Une partie est constituée de retraités venus vivre au bord de la mer et leur rôle n’est pas négligeable au sein de la communauté paroissiale. Des forces vives et disponibles se manifestent et participent à la vie associative et à la vie paroissiale créant le lien social que bien d’autres communautés lui envient. Cette fonction locale est reconnue et le changement récent de curé a provoqué regrets et tristesse, y compris et en autres chez les élus locaux pourtant laïcs reconnus. L’arrivée du nouveau curé est déjà en préparation avec manifestations d’accueil et d’amitié. La communauté paroissiale régule une partie de la vie sociale. LA COMMUNAUTÉ DANS SON CONTEXTE DE FOI ET DE PRATIQUE Une définition canonique La communauté paroissiale est celle qui, dans les canons de 1983, est confiée au curé. Elle rassemble les fidèles d’un lieu donné et défini, mais toutes les mobilités N° 17, mars 2002 E E SO O 58 La communauté paroissiale sont possibles. Elle est la seule structure obligatoire dans rythmes saisonniers de l’Église catholique. Le clocher du chaque diocèse ou Église particulière. La communauté paroissiale semble incontournable. Ce sont les commu- village en demeure le repère et le symbole. nautés qui l’on voudrait voir ériger en paroisse mais ce sont les périmètres que l’évêque retient pour définir les paroisses. Cette ambiguïté n’est levée que lorsque communautés vécues et aires du découpage imposé se superposent spontanément, ce qui n’est pas toujours le cas. Aussi la grande réforme des structures paroissiales a-t-elle créé de douloureuses situations que l’on perçoit aujourd’hui, plusieurs mois ou années après le réaménagement. Un territoire communautaire (celui de la paroisse nouvelle) La paroisse de Saint-Roch de l’Orbiquet, autour d’Orbec-enAuge, au sud de Lisieux et aux confins des départements de l’Orne et de l’Eure devrait pouvoir vivre tranquille, avec à peine 9000 habitants relativement jeunes sur 18 communes. Ces jeunes s’investissent largement dans la vie paroissiale, la vie communautaire y est solide mais dans une commune, au milieu de la paroisse existe une communauté aux engagements plus charismatiques et forte de son rôle, ne cohabitant pas très bien avec la communauté paroissiale stable et instituée. Deux systèmes de valeurs, deux appartenances dissemblables, c’est une difficulté de la vie de cette communauté augeronne. se construit, il ne peut être imposé sans perdre tout son sens. Aucun zonage n’est innocent. Au moment de la remise à plat des périmètres paroissiaux pour la création de paroisses nouvelles, la hiérarchie a rencontré bien des difficultés dans certains secteurs comme celui de Deauville-Trouville, deux entités touristiques et urbaines, fort différentes, séparées par la rivière de la Touques et vivant facilement dans l’ignorance l’une de l’autre, avec ce semblant de concurrence qui affecte facilement les relations interurbaines. Les vocations identiques, la proximité géographique et l’effectif relativement faible des résidents d’hiver ne justifiaient pas la mise en place de deux paroisses différentes. La hiérarchie a dû imposer la paroisse unique, Saint-Thomas de la Touques, mais il n’est pas sûr que tous les paroissiens franchissent le pont pour aller à l’office chez les voisins. Les préceptes canoniques sont exigeants. Le curé en place a demandé que le périmètre de la nouvelle paroisse de Notre-Dame des Vallons, également en Pays d’Auge, corresponde, à son point de vue sur l’organisation, la mobilité et le vécu apparent de ses habitants. La réalité, après quatre années, a souligné les difficultés d’un découpage relativement artificiel qui prenait mal en compte l’avenir d’une solide communauté paroissiale. À l’autre extrémité du diocèse, la paroisse de Saint-Croix du Bocage s’est mise en place douloureusement et la coexistence de plusieurs groupes est à peine pacifique. La communauté ne s’impose pas, elle se vit. Un système de valeurs : l’appartenance Quels qu’aient été les réaménagements récents, la communauté traditionnelle perdure en ce sens qu’elle a créé un sentiment d’appartenance, un lieu de sociabilité et de convivialité qui ne disparaît pas après quelques décennies de sécularisation de la société. Le nombre des membres est réduit mais leur attachement à la communauté entretient le système de valeurs autour de la famille, de la justice, du partage qui définit cette appartenance. En deçà des observances et des pratiques régulières, le sentiment d’appartenance est celui de la majorité de ceux qui se disent catholiques, et acceptent bon an mal an rites et Travaux et documents Un tissu de convictions et de certitudes C’est bien au nom de leur foi que les catholiques tentent de construire leurs communautés paroissiales de base. Lorsque les convictions sont mal partagées, parce que la sécularisation a bousculé le vécu de chacun, la communauté ne vit pas bien. Ses membres prennent de plus en plus, dans le même temps, des initiatives hors de la communauté territorialement instituée (communautés nouvelles, mouvements, communautés de formation, de services, de pastorale de la santé, du tourisme, des jeunes, des anciens, des détenus, des migrants...) pour s’inscrire dans d’autres communautés chrétiennes de forme « associations de fidèles » au sens canonique du terme. Le message de la religion catholique est porté et diffusé au dehors et sans passer par la communauté de base de la paroisse. Toutefois, l’opportunité des conseils paroissiaux permet le plus souvent de maintenir, en l’absence de clergé permanent, le dynamisme de la communauté paroissiale. De la richesse et de la conviction des membres des conseils et des associations dépendent la vitalité et la cohérence du tissu paroissial. Le simple périmètre peut parfois devenir purement théorique, simple outil nécessaire à la gestion institutionnelle assurée par le clergé. Une morale partagée La communauté est une construction harmonieuse de rapports sociaux localisés dans un groupe d’habitants délimité, qui acceptent de minimiser ses différents et ses conflits pour rendre supportable la vie de proximité. Les règles de vie en commun reçoivent l’accord des membres. Elles relèvent d’éléments d’une morale partagée et si possible respectée. Ceci n’est pas propre à la vie paroissiale mais elle est en est un des aspects. La faillite partielle de La communauté paroissiale la morale chrétienne et républicaine conduit à l’émergence communes. Elle a cessé de gérer la vie sociale locale mais de nouvelles formes de communautés, construites sur d’autres bases dont les communautés charismatiques sont elle en fait partie intégrante, participe à son animation et à ses services comme d’autres associations ou commu- un exemple au sein de l’Église catholique tout comme nautés, et à ce titre ne peut être isolée sans risque de dété- l’Islam l’est dans les quartiers sensibles ou les partis politiques Verts dans bon nombre de périphéries urbaines. riorer le lien social dont elle demeure incontestablement une des bonnes ouvrières. 59 Des concomitances peuvent exister entre toutes ces formes de partages communautaires. Convictions, certitudes et préceptes moraux sont bien les éléments de la construction de la communauté de la paroisse de Saint-Thomas de l’université qui partage sa vie et ses locaux avec l’aumônerie étudiante et la paroisse universitaire. Qu’importe alors les limites de l’aire paroissiale. Une place particulière est donnée aux jeunes mais l’hétérogénéité des membres de la communauté, issus de quartiers très différents, y compris hors de Caen, venus de la banlieue Nord (Epron) complique « le défi d’une foi jeune, joyeuse et fraternelle » (CR visite de l’évêque) quelle s’est donnée. Les convictions rassemblent, le dialogue est de mise. La communauté de la paroisse fait partie de la communauté locale et s’y inscrit entièrement même si elle ne gère plus la vie sociale et paysanne comme autrefois. Il ne faut y voir aucun archaïsme d’implantation permanente et immuable, au contraire, puisque la recomposition des Éléments bibliographiques et sources • BERTRAND J.R. (dir.), MULLER C. (dir.), 1999, Religions et territoires, Paris, L’Harmattan. • BORRAS A., 1996, Les communautés paroissiales: droit canonique et perspectives pastorales, Paris, Cerf. • Conférence des Évêques de France, 1994, Note sur la réorganisation des paroisses territoriales, Paris, Comité canonique. • Conférence des Évêques de France, bulletin mensuel, SNOP. • Diocèse de Bayeux et Lisieux, 1997, Les nouvelles paroisses a précédé celle des communes. Cependant, par ses enracinements, son activité, sa stabilité, elle reconstitue un des repères nécessaires aux habitants au moment paroisses, Caen, cartes et documents édités par le diocèse. où la mobilité multiplie les possibilités illimitées de déplacements et où le virtuel anéantit les contraintes de l’espace et du temps. Son rôle est modeste mais sa survie participe Bayard Service Édition Rennes • ÉLINEAU D., 2000, Église, sociétés et territoires – pleinement, par sa proximité, au maintien du lien social et à l’équilibre de la communauté locale que les assauts des nouvelles intercommunalités vont certainement de nouveau perturber. Dans la communauté se construit et s’affirme l’identité de chacun et de chacune et celle de la collectivité. Elle s’avère indispensable, quelque soit l’échelle de réflexion. Elle l’est dans la vie paroissiale et diocésaine mais également dans bien d’autres sphères de vie économique, sociale ou politique. Ainsi, la communauté paroissiale ne peut être dissociée de l’espace vécu par chacun et chacune de ses membres. Elle s’intègre, non seulement, dans un contexte socio-religieux, mais également dans le territoire collectif construit au quotidien par les habitants du village ou du quartier, et maintenant avec les regroupements paroissiaux, du bourg, de la ville ou d’un ensemble de • Église de Bayeux et Lisieux, bimensuel réalisé par Paroisses et paroissiens dans les Pays de la Loire, Le Mans, université, thèse de géographie sociale. • ESPOSITO R., 2000, Communitas, Paris, PUF. La paroisse, 1995, Paris, Bayard-Presse, hors série de La Documentation catholique • MERCATOR P., 1997, La fin des paroisses, Paris, DDB. • PALARD J., 1997, Le gouvernement de l’Église catholique, Paris, Cerf. • THOMAS P., 1996, Que devient la paroisse?, Paris, DDB. (Les exemples sont issus d’une part des comptes-rendus des visites épiscopales postérieurs à la recomposition des paroisses de 1997 et utilisés avec l’aimable autorisation des autorités diocésaines, et d’autre part d’observations et d’entretiens réalisés sur le terrain.) N° 17, mars 2002 E E SO O COMMUNAUTÉS DE COMMUNES : L’ESPACE CONÇU COMME DIVISION DE L’ESPACE SOCIAL GAËL LOUESDON CRÉSO E st-il pertinent de vouloir partir du terme “communauté”, fort d’une longue histoire, de multiples connotations sociologiques, voire d’une charge affective, pour interroger les Communautés 1 de communes que nos élus créent maintenant depuis dix années 2 ? A priori, la nature sociale et anthropologique des communautés anciennes (rurales, paysannes, villageoises, etc.) entre à ce - UNIVERSITÉ DE CAEN ESO - UMR 6590 matérialiste et dynamique de ce type d’organisation sociale. Il questionne le rapport entre les humains 4 et l’espace en allant “des faits objectifs aux faits humains qui leur sont liés” pour dépasser la seule description factuelle des communautés ou du paysage qu’elles produisent. Pour lui, la communauté rurale paysanne est : « ... une forme de groupement social, organisant selon des point en dissonance avec le caractère technique et modalités historiquement déterminées, un ensemble de économique de des groupements de communes qu’il semble illusoire de vouloir les mettre sur le même familles au sol. Ces groupements élémentaires possèdent plan. Tel n’est d’ailleurs pas l’exercice proposé ici. Mais, l’une comme l’autre relèvent de faits sociaux qui génèrent des organisations et des pratiques spéci- biens “privés”, selon des rapports variables, mais toujours fiques de l’espace. Il s’agit donc ici de prendre le lien vie propre – des responsables mandatés pour diriger l’accomplissement de ces tâches d’intérêt général. » 5 social et l’évolution des modes de représentation de l’espace tout au long de l’histoire de la mise en place du maillage territorial français comme prisme d’observation des rapports sociaux qui fondent tout à la fois des pratiques, des modes d’appropriation et d’organi- d’une part des biens collectifs ou indivis, d’autre part des historiquement déterminés. Ils sont liés par des disciplines collectives et désignent – tant que la communauté garde une La communauté est donc une organisation sociale réglée par la discipline qu’observent ses membres. Pour sation de l’espace. H. Lefebvre, une telle discipline ne résulte pas tant de la soumission à un pouvoir extérieur, à des règles formelles – au moins dans une première phase historique -, qu’aux DIVISION DU TRAVAIL SOCIAL, DIVISION DE L’ESPACE impératifs pratiques liés à la survie de la communauté. Par exemple, l’assolement impose des règles précises quant aux interventions successives des hommes et femmes en La délégation comme émergence d’autorités politiques matière de travail et d’exploitation du sol: défrichement, labours, semailles, récoltes, mise en vaine pâture de parcelles, etc. L’activité humaine ainsi organisée modèle un Dans un article portant sur “La communauté paysanne et ses problèmes historico-sociologiques”, Henri Lefebvre 3 énonce un certain nombre de principes méthodologiques pour défendre une approche 1- Nous emploierons dans ce texte la majuscule chaque fois qu’il s’agira de signifier que nous parlons des formes d’organisation sociale consacrées par la loi. 2- La loi du 6 février 1992 portant sur l’Administration du Territoire de la République (ATR) permet aux élus de créer une nouvelle collectivité territoriale - les Communautés de communes - en regroupant des communes d’où émane un Conseil communautaire habilité à lever l’impôt (fiscalité propre). 3- LEFEBVRE Henri, 2001, “Problèmes de sociologie rurale. La communauté paysanne et ses problèmes historico-sociologiques”, in Du rural à l’urbain, éd. Anthropos (3e édition), coll. Ethno-sociologie, Paris, pp. 21-40 (article paru pour la première fois en 1949 dans les Cahiers Internationaux de sociologie n° VI). 61 espace physique particulier que Lefebvre ne distingue pas des faits humains qui l’ont généré. L’organisation et la dynamique sociale priment donc sur les formes (traces) spatiales immédiatement observables, sans pour autant les nier. 4- Pour H. Lefebvre les hommes sont avant tout des humains en tant que matière dans la matière, êtres spatialisés. Ils ne sont “hommes” qu’en tant qu’êtres socialisés, c’est-à-dire tout le temps. Mais le procédé est didactique et vise à réhabiliter la matérialité des hommes, dimension voilée, voire niée par des siècles de philosophie de l’esprit. Ainsi, la “personne” est encore un autre ordre de formalisation – de mise en forme des humains (à l’image de la personne morale du droit). Pour une analyse détaillée voir : LEFEBVRE Henri, 1962, Le matérialisme dialectique, coll. Nouvelle Encyclopédie philosophique, éd. Presses universitaires de France, Paris, 159 p. 5- LEFEBVRE Henri, 2001, art. cit. N° 17, mars 2002 E E SO O 62 Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social Parmi les transformations du fonctionnement des pouvoir au profit d’un membre de la communauté en un sociétés qu’il observe, les délégations de pouvoir organisées par les parties prenantes de la communauté tiennent pouvoir autonome et descendant. La personne ou le une place particulière. Il explicite ainsi le processus d’exté- devient une autorité politique exerçant un véritable pouvoir riorisation des individus les uns par rapport aux autres dont parle Tönnies pour définir la société comme: « ... pur “produit de la pensée” dirigée vers l’extériorisation de d’orientation des relations entre les membres du groupe (par exemple, dans le règlement des différents) et de représentation de celui-ci (comme en temps de guerre). l’être”, se manifestant “par la réflexion et la décision”. Les Cette fonction, dont l’autonomisation est socialement biens et (les) individus sont “organiquement séparés”, admise (bien que parfois contestée), recèle sa logique l’échange est le seul contenu de la vie sociale, manifestée propre, laquelle devient peu à peu le point de départ d’une par le contrat, qui est une relation de type externe et conventionnel. » 6 nouvelle activité sociale. Ainsi, la communauté où régnait l’indistinction (relative, c’est-à-dire probablement selon Ainsi, les membres d’une communauté mandatent l’un d’autres registres de formalisation) de ses membres et de son espace de vie est progressivement remplacée par une ou plusieurs d’entre eux pour remplir des fonctions spécialisées (culte religieux, direction de la défense, etc.). Une division du travail social se met en place qui va augmentant au fur et à mesure que se transforment les sociétés. Sur ces bases nouvelles toujours plus fragmentées et complexifiées sont engagés des rapports sociaux particuliers d’où découlent des modes inédits d’intervention sur l’espace: « ... des fonctions de direction (…) d’abord presqu’exclusivement techniques (…) [sont remplies] par un Conseil [dont dépend] l’organisation de la communauté dans le temps (calendrier des travaux et des fêtes) et dans l’espace (répartition des lots et parts: répartition des travaux d’intérêt général, etc.). » 7 Cette spécialisation confère un statut particulier à certains membres de la communauté. Une place à part dans l’organisation communautaire leur est attribuée et reconnue. Mais, peu à peu, la fonction ne se distingue plus de la personne qui en assume la charge. L’individu s’efface devant la charge qu’elle assume et la fonction qu’elle représente pour n’être plus qu’une position sociale qui impose à celui qui la détient un certain type de comportement en même temps qu’elle signifie aux membres de la communauté l’existence d’un pouvoir. Ainsi naît la figure de la personne morale. Le sens du pouvoir s’inverse. La direction technique des membres de la communauté prend une dimension proprement politique. Un renversement s’opère qui transforme la délégation temporaire du groupe porteur de cette fonction au sein de la communauté organisation sociale nouvelle où le principe de la distribution des rôles entre individus devient la règle. Une hiérarchie sociale codifiée est progressivement mise en place. Un ordre et une dynamique spécifiques sont consacrés. L’espace conçu, médiation de l’exercice du pouvoir H. Lefebvre observe la même transformation du réel à propos de l’espace. Il analyse l’évolution des modes d’appropriation du sol. Au cours de la transformation socio-historique des sociétés, l’appropriation directe et immédiate de l’espace matériel, fondée sur les pratiques quotidiennes (corporelles) des membres du groupe communautaire, se transforme en une appropriation indirecte (figurée et/ou idéelle), symbolique. Des systèmes de plus en plus complexes de représentation de l’espace sont ainsi produits qui jouent un rôle qui va croissant dans la détermination des rapports sociaux. Ceux-ci s’avèrent être en définitive des filtres qui s’intercalent dans la dynamique des rapports socio-spatiaux. Une codification du sol est inventée. Ainsi, au début de notre ère, l’introduction (du fait du vainqueur) des droits de propriété romains qui individualisent le rapport (de production) à la terre constitue de ce point de vue un fait majeur. Cadastré, mesuré, codé, représenté, l’espace matériel devient “une autre chose” (une chose autrement), une “nature seconde” dit H. Lefebvre: La nature seconde, déplaçant la première, peut se substituer et se superposer à elle sans pousser à terme la destruction. Quand le mort continue à saisir le vif, la destruction et l’auto- 6- SICARD Émile (citant F. Tönnies), 1998, “Communautés villageoises”, in Encyclopaedia Universalis, édition sur CDROM. 7- LEFEBVRE Henri, 2000 Travaux et documents destruction menacent. Simultanés, le capitalisme et la bourgeoisie se basant sur cette saisie (qui prend dans le savoir le nom de “réduction”), ne réalisent que des abstractions: Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social argent et marchandise, le capital lui-même, donc le travail abstrait (le travail en général, production de valeur d’échange en général) dans l’espace abstrait, lieu et source des abstractions. 8 L’espace ainsi approprié - dans le triple sens d’une prise de possession, d’une mise en propriété codifiée et d’une transformation propice à une action projetée, à un intérêt - devient le substrat (virtuel) sur et à partir duquel peuvent s’appliquer des droits et des obligations. Un détour est ainsi organisé qui progressivement n’est plus Les communautés “taisibles” 12, familiales et coutumières, formées de congénères avaient connu un premier degré de formalisation à travers leur regroupement au sein de communautés fondées sur des liens pragmatiques plus ou moins imprégnés d’identité territoriale, à l’image des communautés rurales paysannes ou villageoises. Leur succèdent peu à peu des communautés qui de vécues sont progressivement “dites” et dont les liens sont de plus en plus formalisés sous les traits d’un droit écrit (le droit romain pour ce qui concerne notre civilisation). Les congé- perçu comme tel mais devient inhérent à la conscience nères et leur espace vécu deviennent ainsi les contribuables des civitas, espace conçu par les colons romains, dite collective. Il passe par ces institutions 9 nouvelles – prémices socio-spatiales débouchant sur un Code de pro- ces codes de conduite – dont les droits et les devoirs qui s’imposent aux individus et à leur groupement sont les priété. À la fin du XVIIIe, les acteurs du pouvoir politique cherchant une nouvelle administration des peuples fran- stigmates. Des effets bien réels en découlent sur les pratiques concrètes des hommes et femmes ainsi socialisés. çais, inventent la notion de concitoyens dont l’identité ne se dissocie pas du maillage territorial dans lequel ils sont inscrits. Ainsi sont définis des liens politiques nouveaux qui La discipline collective change qui conforte un nouveau type de rapport social, de nouvelles règles de comportements sociaux. À la logique de l’utilisation vivrière du sol est notamment substituée celle de l’intensification de l’exploitation pour pouvoir, par exemple, payer le tribut dû au conquérant (cf. toutes les colonisations que nos ancêtres ont subies et/ou fomenté). Dans cette perspective, le Code de propriété, complété du Code civil 10, est une technologie 11 qui permet le passage d’une coercition par la force à une contrainte par la lettre et l’éducation. Dans les deux cas l’action est bien inséparablement sociale et spatiale avec, pour l’imposition armée d’un nouvel ordre l’engagement total des corps et une pratique directe de l’espace et, dans le second cas, un processus qui passe par la lettre et les différents codes, médiations également tendues vers le modelage d’une société en transformation permanente. Ces codifications génèrent en retour de nouveaux rapports sociaux et spatiaux. 8- LEFEBVRE Henri, 2000, La production de l’espace, éd. Anthropos, coll. Ethno-sociologie, Paris, p. 402. 9- Le terme renvoie ici à l’ensemble des règles imaginées (et des outils pour les mettre en œuvre) consacrées par des individus qui ainsi définissent leur manière de vivre ensemble. 10- On ne peut que constater et prendre comme un fait sociologique majeur la multiplication des codes qui régissent aujourd’hui des pans considérables de la vie en société comme de la vie privée. 11- Au sens de Jack Goody qui évoque ces appareillages, ces outillages que sont l’écriture, le tableau, toutes ces méthodes de recherche qui médiatisent notre rapport au réel sauvage et chaotique que nous cherchons à stabiliser pour en comprendre les fondements et dont l’auteur se demande dans quelle mesure elles n’imposent pas un réel plutôt qu’elles n’en rendent compte (J. Goody effectue une critique des méthodes structuralistes). GOODY Jack, 1986, La Raison graphique. La domestication de la Pensée sauvage, éd. Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, Paris, 274 p. 63 rejaillissent sur l’ensemble des rapports sociaux (cf. infra les nouvelles formalisations de l’espace matériel sous les figures de la commune et du département). Les rapports socio-politiques du XXe, dominés par l’idéologie économique verront émerger le stéréotype du consommateur et des aires de chalandise. Ainsi se succèdent des conceptualisations de l’espace et des hommes qui rejaillissent sur les rapports sociaux et sur l’organisation de l’espace. L’intercommunalité n’est de ce point de vue qu’une forme et une manière pour désigner – sans les nommer – des acteurs qui dominent et orientent politiquement des individus et groupes sociaux pourtant disséminés sur l’espace du territoire national. Une structuration particulière de l’espace physique en découle. LES COMMUNAUTÉS DE COMMUNES DU XXIe : PROCÉDÉS MÉTONYMIQUES ET SOCIÉTÉ DE QUELQUES-UNS Aujourd’hui, rares sont les espaces qui ne font pas l’objet d’une appropriation de droit privé. Cette évidence n’est plus questionnée, ailleurs que chez les spécialistes des études foncières, chez certains chercheurs en sciences sociales ou chez les fonctionnaires du Trésor Public. Cette codification de l’espace généralisée et 12- Se disent des communautés formées tacitement, renvoyant surtout aux communautés familiales dans lesquelles la morale est vécue spontanément. N° 17, mars 2002 E E SO O 64 Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social démultipliée renvoie à autant de finalités bien précises. De désignent le territoire d’influence ecclésiastique, mais l’appropriation privée à l’appropriation collective le procédé est le même qui peut être retracé à grands traits. aussi la communauté des fidèles (XIIème s.). Elles servent De la représentation de l’espace à la métonymie, ou le processus de distribution du pouvoir plication des zonages de toute sorte. Parler de la com- Dès le XIIIe siècle, peu après que le terme territoire est utilisé et de plus en plus évident pour désigner les habitants dont l’identité semble ne plus pouvoir être dissociée attesté en 1150 13, le terrier est le droit prélevé sur les produits de la terre. Le terme lui-même, où la terre est omniprésente, lui confère une forte charge symbolique. Il sera utilisé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour finir par désigner le document sur lequel étaient décrites les propriétés d’un individu et de sa famille, et l’ensemble des droits qui y étaient attachés. Le terrier devient alors le plan terrier, faisant passer la matérialité de la terre dans un autre ordre de réalité –d’existence–, symbolique, c’est-à-dire dont le sens est tendu vers des finalités précises: l’affirmation juridique de la propriété individuelle du sol, la planification de la perception de l’impôt. L’espace ainsi mis en figures permet la promotion d’un référent autre que le sol. Il n’est plus que le support et le réceptacle d’autres valeurs que la terre elle-même cultivée pour la survie. Il devient le fairevaloir de l’argent, de la richesse, de la fortune, en même temps qu’un outil d’asservissement de ceux qui en sont dépossédés et qui pourtant en dépendent pour leur propre survie. À partir de cette transformation, des connexions peuvent être établies avec d’autres logiques institutionnelles comme par exemple le suffrage censitaire qui lia pendant longtemps le pouvoir de vote au niveau de revenu de la personne, lequel était fortement lié à l’exploitation d’un patrimoine foncier. Les représentations se succèdent et se complètent qui, tantôt avalisent des inégalités sociales (comme le suffrage censitaire), tantôt les masquent à bon escient au profit d’égalités formelles (comme le suffrage universel et les Droits de l’Homme et du Citoyen) qui tendent à produire un système dans lequel se joue la prolongation du statu quo de la distribution des pouvoirs ou leur captation. Du côté de l’appropriation “collective” 14, les paroisses 13- REY Alain (dir.), 1998, Dictionnaire historique de la langue française, éd. Le Robert, Tome 3, Paris, p. 3801. 14- Les guillemets sont de rigueur tant il est vrai que le caractère collectif de cette appropriation de l’espace est tout relatif et n’est souvent le fait que de quelques notables nantis de la terre, de l’argent et de l’instruction, véritables pouvoirs autorisant une action sur l’espace. L’appropriation si elle est collective reste bien le fait des représentants de la collectivité... (Cf. Infra). Travaux et documents de base à la création des communes aux lendemains de la Révolution, période qui inaugure l’invention et la multimune comme circonscription pour désigner une “communauté de gens” 15, devient alors un procédé couramment du territoire dans lequel ils sont inclus. Le territoire devient partie prenante de cette identité politiquement produite, au risque qu’il n’en devienne un jour le seul et l’unique ressort. Or, si avant que n’explosent les mobilités il est probable que la commune renvoie aussi à un espace social dense de relations directes, comme semblent l’avoir été les communautés anciennes, la commune tend à n’être plus aujourd’hui qu’une simple maille territoriale, ou une dénomination pour signifier “d’où l’on vient”. Restent alors la désignation d’un pouvoir politique - le Conseil municipal comme rouage de la formation de décisions politiques articulées aux autres échelons territoriaux - et d’une fonction administrative – celle du maire, premier magistrat de la République exerçant son pouvoir constitutionnel de police ainsi que la gestion des affaires communales. Le territoire : pouvoir de quelques-uns, discours patrimonial et neutralisation des inégalités La commune renvoie donc probablement encore aujourd’hui à de multiples acceptions propres à chaque individu et/ou groupe social, en fonction de son histoire sociale particulière 16. Pourtant, en matière de maille territoriale, l’économie ne saurait être faite d’une identification des hommes et des femmes qui font de ce symbole un instrument politique. Dans sa thèse sur les créations de communes dans le Midi méditerranéen, Jean-Marie Dréano 17 analyse des cas concrets de procédures de création d’une commune sur près d’un siècle. Il remarque ainsi que les communautés rurales paysannes ou villageoises ont souvent été des entités socio-spatiales à partir desquelles des communes ont été créées. Les paroisses n’ont donc pas été les seuls référents pour la création des communes. Les 15- REY Alain (dir.), 1998, op. cit. 16- Le constat s’applique bien sûr aux chercheurs qui travaillent sur l’intercommunalité et qui – effet d’objet oblige – valorisent certaines problématiques aux dépens de bien d’autres possibles, comme c’est le cas dans cet article. 17- DREANO Jean-Marie, 1997, Idéologies spatiales et créations de communes : le cas du Midi Méditerranéen de 1884 à 1996, thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Paul Ferrier, Aix Marseille 1. Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social rapports sociaux, notamment les rapports de classe, ont communauté plus vaste dont ils n’avaient jusqu’ici souvent été les déterminants majeurs du découpage communal. L’initiative en revenait ainsi presque toujours (et qu’une vague idée. pour cause) aux personnes lettrées et informées du village Ce caractère ténu de la conscience nationale sera ou du hameau à partir duquel était revendiquée une création de commune. Au demeurant, il s’agissait souvent des encore longtemps observable, comme en témoignent de propriétaires terriens ou de leurs représentants, tels les fermiers, qui simultanément défendaient leur maître, leur position sociale et leur niveau de vie 18. En obtenant le rares écrits populaires. En effet, quand des traces écrites nous parviennent pour nous conter la vie quotidienne des paysans du XIXe siècle c’est pour constater à quel point l’alternative était cruelle. Un paysan bas breton 21 avait statut communal ceux-ci trouvaient là un moyen commode pour renforcer une position sociale dominante au ainsi le “choix” entre rester au “pays” et subir les rapports économiques locaux qui le maintenaient dans sa misère sein de leur communauté et/ou de mettre à distance un ou être enrôlé de force dans les armées du second groupe potentiellement concurrent en la matière, socialement indésirable 19. C’est donc une classe sociale intel- Empire. Cet exemple montre que c’est dans ce voyage forcé et par l’instruction à laquelle par hasard ce paysan lectuellement et économiquement dominante qui tient la plume pour rédiger les pétitions au gouvernement dans aura pu accéder qu’il aura pu faire l’apprentissage des lesquelles figurent des argumentaires savamment ciselés pour mettre en scène des cohérences géographiques, paysagères, historiques, voire comportementales, par de-là les inégalités sociales et les conflits d’intérêts. Le territoire devient le levier de production d’une unité sociologique plus fictive qu’effective. Cette repré- 65 lettres, et intégrer l’idée d’une France une et indivisible que symbolise le territoire national. L’armée et l’éducation semblent bien être ici – surtout à l’époque – les deux premiers (et uniques?) vecteurs qui historiquement auront permis d’enclencher cette acculturation des masses. Une idéologie nouvelle peut ainsi prendre place dans l’imaginaire sentation unitaire de la diversité sociale neutralise à social qui signe l’entrée dans de nouveaux rapports sociospatiaux et une relation particulière à “l’étranger”. Plus tard, bien des égards les rapports sociaux concrets. L’exercice était cependant obligé pour qui voulait mettre toutes les médias et la mobilité croissante des populations accéléreront cette production d’une conscience nationale. les chances de son côté et ainsi faire reconnaître auprès du pouvoir central son hameau de résidence comme chef-lieu “naturel” d’une commune républicaine. D’autres nombreux exemples attesteraient que le découpage territorial est avant tout un acte de pouvoir Ainsi, la logique révolutionnaire du principe d’égalité des citoyens de la République couplée à l’idéologie territoriale qui venait le renforcer, est reprise par les pétition- (défensif ou offensif) mis en œuvre par les dominants. L’histoire de la constitution des Départements en témoigne où l’éclatement des pouvoirs provinciaux était l’un des pre- naires qui font leur, ce nouvel argumentaire tendu vers le renforcement de l’unité nationale et la rupture avec miers objectifs des membres du Comité de la Constituante préparant le démantèlement politique de feu la France d’Ancien Régime. L’espace cartographique devient alors une arme particulièrement efficace, tenant une place majeure dans les argumentaires qui opposent provincialistes et centralisateurs. Marie-Vic Ozouf-Marignier 22 les pouvoirs déchus. L’avènement de la République consacre donc la double représentation spatiale du territoire national maillé en communes - “socles de la République” 20 -, et sociale des individus membres de communautés locales qui, à partir de cette date, se représentent eux-mêmes comme les concitoyens d’une 18- Il s’agit là des principaux ressorts de la grille de lecture utilisée par A. Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’ouest (1995, éd. Imprimerie Nationale éditions, coll. Auteurs de l’histoire, Paris, 636 p.) 19- J. M. Dréano cite quelques exemples de communes ouvrières nées de la démarcation des communautés rurales villageoises qui les entouraient et auxquelles cette population n’était pas mélangée. 20- Expression utilisée récemment par les sénateurs pour justifier leur refus de voir l’élection au suffrage universel accordée aux représentants des Communautés de communes dans le cadre des débats concernant la loi “Démocratie de proximité”. extrait quelques exemples emblématiques de ce procédé utilisé par les Constituants où les intentions sous-jacentes étaient tenues à distance pour que puissent avoir lieu les travaux du Comité chargé de la mise en place des départements. Elle montre ainsi comment deux tendances poli21- ROUZ Bernez, 1999, Jean-Marie Déguignet, 1834 – 1905. Mémoires d’un paysan bas breton, éd. An here, Ar RelegKerhuon, 462 p. 22- OZOUF-MARIGNIER Marie-Vic, 1989, La formation des départements français : la représentation du territoire français à la fin du 18ème siècle, éd. EHESS, Paris, 363 p. N° 17, mars 2002 E E SO O 66 Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social tiques opposées vont ainsi utiliser un même support – la carte et la pensée spatiale – pour conserver ou briser les rapports sociaux établis. Avant même la Révolution, les Consécration du territoire et invention de la Nation premiers aristocrates à avoir développé cette pensée La communauté nationale politiquement construite est “géométrique et pondérale” 23 de l’espace étaient bien bien le fruit d’homo imaginans 27. La pensée spatiale dont conscients de l’efficacité potentielle qu’une telle représentation recelait. Le géographe Robert de Hesseln propose les dirigeants ont fait la promotion est judicieusement mobilisée pour servir un projet politique qui donne ses ainsi en 1780 de découper la France: bases à la République et aux procédures démocratiques. « ... en des cartes de dix grandeurs uniformes régulièrement graduées par le nombre neuf dont la mesure et le nivellement Si cette pensée n’est pas forcément connue de tous quant à sa genèse, elle constitue bien un patrimoine commun, établis à perpétuité sur le terrain offriront enfin des bases certaines aux propriétaires et à l’administration. » 24 une façon de penser intégrée par une majorité de conci- Turgot n’en dit pas moins quand il imagine d’utiliser la qui tendent, comme quand émergent les chefferies exer- puissance de cette représentation géométrique pour inculquer l’idéologie du territoire national. Il s’agit bien de créer çant des fonctions de direction dans les communautés villageoises, à acquérir une autonomie. Une “classe” 28 sociale naît, dont la raison d’être est simultanément une fonction et un espace 29. La constitution du territoire un lien avec les différents niveaux territoriaux “naturellement” qui est l’équivalent d’un lien organique, maternel, toyens dont la vie sociale et politique est ainsi spécifiquement orientée. Cette logique crée de nouvelles fonctions familial. Ainsi se prépare l’invention de l’unification par la lettre qui doit parachever deux mille ans d’unification par les armes. Il suffit donc pour Turgot: national survolée à l’instant est bien aussi celle de l’entrée « …[d’] imaginer un plan qui liât par une instruction à laquelle conformer, qui liât, dis-je, les individus à leurs familles, les acteurs de cette dynamique sociale et politique issue de 1789 produisent une institution, la Constitution, qu’ils sacralisent: en inscrivant des mots dans la pierre, en ressassant dans tous les manuels de droit qu’elle est la loi suprême pro- familles au village ou à la ville à qui elles tiennent, les villes à tégée par tout un dispositif juridique complexe porté par des l’arrondissement dans lesquels ils sont compris, les arrondis- figures qui en garantissent la stabilité (le Président, les sages inamovibles du Conseil constitutionnel, la justice, la on ne pût se refuser, par un intérêt commun très évident, par la nécessité de connaître cet intérêt, d’en délibérer, de s’y sements aux provinces dont ils font partie, les provinces enfin à l’État (1787). » 25 Un espace propice à la production d’individualités au service d’autres individualités politiques et économiques est donc inventé, véritable terrain de jeu d’une partie d’échec où il s’agissait de briser des pouvoirs locaux établis – comme à Toulouse ou dans le Dauphiné où les édiles disposaient de leur propre État. Les enjeux étaient clairement affichés: casser les féodalités tout en unifiant la Nation. Sieyès affirmait alors à propos de l’approche par la carte qu’il: « ... ne [connaissait] pas de moyen plus puissant et plus prompt de faire, sans troubles, de toutes les parties de la France un seul corps et de tous les peuples qui la divisent, une seule Nation. » 26 23- Ibid. 24- Ibid. 25- Ibid. 26- Ibid. Travaux et documents sur le devant de la scène de l’espace et du territoire qui supplantent et neutralisent les dynamiques sociales au profit de la fonction et des intérêts de quelques-uns. Les police et, si besoin était, l’armée). Ce texte est bien la formalisation et d’une organisation politique et territoriale spécifique à l’intérieur de laquelle se joue la distribution des 27- Expression due à Cornélius Castoriadis - 1999, L’institution imaginaire de la société, éd. Seuil, coll. Point Essais, Paris, 538 p, 1re édition 1975 – où l’auteur démontre que tous les hommes sont des êtres “imaginants”. De ce point de vue ils sont d’égale condition. À ceci près que si les rêves de certains n’ont d’effets que dans leur sphère privée, l’imaginaire d’autres personnes – individus ou groupe social en position sociale favorable à l’exercice du pouvoir de faire advenir leur utopie - est susceptible d’avoir des effets concrets qui rejaillissent dans la dynamique sociale (cf. pp. 238 et 239). 28- Nous mettons ici les guillemets car le concept de classe pose problème, dans son acception marxiste, il renvoie à des groupes sociaux aux intérêts économiques opposés et conflictuels, et surtout à la conscience que ces membres auraient d’être dans une même condition sociale, de partager les mêmes intérêts ; ce que nous ne saurions formellement démontrer à propos des élus (surtout du suffrage universel, moins du suffrage professionnel), même si les multiples réunions auxquelles nous avons assisté nous laissent penser qu’une telle conscience existe. 29- Jean-François Poncelet, président du Sénat aime à rappeler régulièrement que la loi constitutionnelle fait des Sénateurs, “les gardiens des personnes, des biens et du territoire”. Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social pouvoirs. Ainsi légitimés par le jeu institutionnel, des acteurs sont mis en position de pouvoir intervenir aussi bien sur l’organisation sociale que sur l’espace physique en monopoli- d’un pouvoir d’administration autonome et décentralisé. L’exercice de certaines compétences a été retiré à leurs dirigeants, laissant le champ libre à qui voudra pour ima- sant la possibilité de produire des normes, notamment: la giner – hors du système administratif et politique - d’autres loi, le règlement, la directive, les programmes. fonctions. Les autres logiques montantes de ces deux der- 67 niers siècles - l’économie moderne, la finance, la gestion – Derrière ces formes, derrières ces institutions, l’espace physique ainsi que les temporalités anthropologiques et sociales sont niés au profit de l’objectivation d’espaces et de ont été imposées comme formes privilégiées, valorisées et toujours un peu plus recherchées du lien social. En effet, derrière les Communautés de communes s’insinuent sur- temporalités politiques, économiques, voire techniques, qui tout des Établissements publics de Coopération Intercom- retombent sur les liens sociaux. La matière rugueuse est recouverte d’espaces conçus, subjectifs, lisses, d’où peut munale à fiscalité propre 31 dont la caractéristique princi- jaillir à son tour le territoire, support de projets politiques. Ce sont ces espaces fragmentaires que le travail idéologique se doit de légitimer. Comment? L’utilisation métonymique du territoire est l’une de ces possibilités. Le territoire recouvre ainsi et engage l’ensemble des citoyens dont l’existence ne saurait être conçue hors de ce cadre, sauf à concevoir une démocratie déterritorialisée... Une chaîne logique d’idées – au sens fort de concepts articulés tendant à faire système, pale est de tendre vers toujours plus de spécialisation. La vocation générale des collectivités territoriales cède peu à peu la place à leur spécialisation, à l’image de ce que la division du travail de type taylorien avait permis de faire dans le monde de l’entreprise. Ces regroupements de communes sont créés pour constituer des organisations où l’histoire, la géographie, la sociologie et la statistique sont convoquées pour définir dans quelle mesure ces territoires sont “cohérents” et “pertinents”. une idéologie – est ainsi produite qui fonde de nouveaux principes de représentation du monde, de soi dans ce monde, et d’un champ particulier des possibilités d’action, de Ce travail de légitimation d’un nouveau découpage ouvre un marché considérable aux cabinets d’études qui transformation de ce monde. La matérialité des corps et de l’espace est bien sûr toujours là, omniprésente. Seuls changent les détours par lesquels hommes et femmes tissent ne saurait avoir comme plan autre chose que des chapitres correspondants aux lignes de financement définis dans le leurs rapports où l’espace et le rapport à l’espace jouent un rôle qu’il conviendrait d’évaluer. Un nouveau type de traces laissées dans l’espace physique peut voir le jour. Ainsi, après la culture du sol, vient l’aménagement de l’espace puis l’aménagement du territoire, voire des territoires. déroulent les recettes éprouvées du diagnostic territorial qui cadre du contrat de plan État/Région, lui-même inscrit dans les orientations des fonds européens. Une chaîne d’interdépendance est constituée qui lie découpage de l’espace et mise en place de procédures économiques. Connue et reconnue par toute la classe politique du bas de l’échelle 32 jusqu’au sommet de l’État, il apparaît alors naturel de proposer, à l’instar des deux têtes de l’exécutif: « ... [d’]inscrire dans la Constitution le droit à l’expérimenta- ILLUSTRATION INTERCOMMUNALE tion pour les collectivités locales..., (d’opérer) d’importants transferts de compétences en prenant appui, en particulier La carte de France est, à bien des égards, une institution. Peu de personnes oseraient y toucher, familiarisées par “une instruction à laquelle [elles n’ont pu] se refuser...” 30. Plus d’un siècle de réformes intercommunales (qui débutent en 1890) n’a pu aboutir à la disparition des communes dont certains révolutionnaires voulaient déjà la diminution aux lendemains de 1789. La loi d’Administration du Territoire de la République (ATR) de 1992, sonne le glas de la commune en tant qu’institution politique, au sens fort du terme: renvoyant à la consécration 30- cf. supra la citation de Thouret. sur le fait régional (et pour) territorialiser les dotations et concours financiers. » 33. La logique est ensuite déroulée où la commune et le département sont artificiellement maintenus dans le discours au même niveau que les autres collectivités territo31- La formule suffit à elle seule, elle montre la logique d’un système fermé sur lui-même : où est l’espace ? où sont les gens ? Seules les institutions apparaissent, tournant sur ellesmêmes. 32- cf. toute la presse locale bas-normande 33- Ces propos sont ceux du chef de l’État et du Premier ministre parus sous le titre : “Lionel Jospin et Jacques Chirac divergent sur la poursuite de la décentralisation”, in Mairie Info, journal d’information de l’Association des Maires de France, 9 avril 2002. N° 17, mars 2002 E E SO O 68 Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social riales alors que la réalité des transferts de compétences ne cesse de contredire ce schéma: de techniciens, d’agents administratifs rompus à la comptabilité publique, de chargés de missions économiques, « On pourrait à terme envisager la coexistence du couple d’urbanistes, chacun d’entre eux représentant un spécia- commune-intercommunalité et renforcer les complémenta- liste capable d’évoluer dans des réseaux particuliers d’ac- rités entre départements et régions sur la base d’accords teurs. L’élu devient responsable d’une véritable entreprise qui va contractualiser avec ses homologues dans le cadre librement négociés, dans le respect de l’identité et de la vocacompétences entre l’État et les collectivités locales doit s’ins- de contrats pour la mise en place de service qui ne sont plus publics - gratuits et s’adressant à tous, sans distinc- pirer du principe de subsidiarité... Les décisions doivent être tion aucune -, mais neuf schémas de services collectifs - prises au niveau le plus favorable à l’efficacité et à leur mise s’adressant à des groupes pour lesquels la frontière est en œuvre... , [c’est-à-dire] qu’un seul niveau de collectivité floue entre ce qui relèverait de la satisfaction d’un besoin, de la formulation d’une demande (donc de la création tion propre de chaque collectivité. [Mais], la clarification des devrait être compétent dans chaque matière [avec, si poscomme chef de file... » d’une clientèle). La rhétorique et les dynamiques concrètes du développement local sont là pour attester de ce glisse- sible, la possibilité] qu’une collectivité puisse être désignée Tout le monde s’accorde donc aujourd’hui à reconnaître ment vers une logique d’entreprise où l’action au service l’intercommunalité comme une nécessité et l’idéologie qui au fond la justifie: malgré les cadres géographiques, et les fonctions qui y sont attenantes, le débat n’est donc plus là 34. Le du citoyen se distingue mal de celle menée en direction du consommateur 37. Dans cette perspective la “sémantique institutionnelle” 38 se trouve être traversée de nouveaux découpage ainsi repris du territoire national en vue de pro- maîtres mots, stigmates de cette transformation en pro- duire un maillage de base plus large s’accompagne d’une transformation de la fonction d’élu. Le souci des acteurs de cette recomposition n’est bien sûr plus motivé par le fondeur du sens et de la fonction alloués aux territoires communautaires. On y retrouve pêle-mêle les mots et expressions de projet de souder les populations entre elles par l’unification de la nation dont l’uniformisation de l’organisation administrative était un levier. Les Maires et Conseillers généraux, après avoir été invités à devenir de véritables entrepreneurs avec les lois de décentralisation 35, sont maintenant enjoints d’opérer la “révolution intercommunale” 36 que leur commande la logique propre des grands élus nationaux et européens pour lesquels la proximité diagnostics de territoire, atouts/inconvénients, ressources/opportunités, projet, contrat, management, gouvernance, économie d’espace et de moyens 39, de public cible, niches/créneaux de développement, pro- n’est pas synonyme de développement du lien social de face à face mais bien d’efficacité économique engageant tous les échelons territoriaux. Il s’agit pour les élus d’une véritable révolution culturelle qui leur impose simultanément, un changement d’échelle de référence – dont témoigne la prolifération des cartes en tous genres avec lesquelles ils ont à jongler, la croissance des embauches 34- La loi du 13 juillet 1999, dite de Renforcement et de Simplification de l’Intercommunalité, a été produite au sein de la Commission Mixte Paritaire (CMP) du Parlement qui réunie des représentants des deux Assemblées. Cette procédure évite ainsi une longue navette parlementaire qui témoigne souvent de la conflictualité d’un texte de loi, comme ce fut le cas pour la loi ATR de 1992 qui ne fut votée qu’à quelques voix. 1999 est donc l’année du consensus intercommunal... 35- Pour un témoignage: FAYOL Gérard, 1989, La vie quotidienne des élus locaux sous la cinquième République, éd. Hachette, Paris, 275 p. Et pour un appel : ERGAN Louis et LOEIZ Laurent, 1977, Vivre au pays, éd. Le cercle d’or, Les SablesD’Olonne, 180 p. 36- Expression phare du rapport Mauroy (octobre 2000) intitulé : Refonder l’action publique locale. Travaux et documents motion des territoires, concurrence territoriale, etc. À n’en plus douter, les élus sont bien devenus un rouage parmi d’autres d’un système économique et financier dans lequel ils mènent leur action. Le dernier exemple qui atteste de cette évolution est bien la mise en place des “pays” où, comme la communauté, comme le territoire, comme la région à une certaine époque, des concepts particulièrement polysémiques - donc mobilisateurs – sont utilisés pour faire la promotion d’une idéologie. En l’occurrence, le “pays” mâtiné de références identitaires 40 et culturelles en France, n’a pour fonction que de restructurer l’administration locale et 37- On peut prendre pour exemple l’implantation d’un centre commercial où les entreprises jouent entre elles le rôle de produit d’appel avec un effet cumulatif à la clé pour les élus des collectivités à la recherche de rentrées fiscales toujours plus importantes... 38- ABÉLES Marc, 1999, “Pour une exploration des sémantiques institutionnelles”, Ethnologie Française, vol. XXIX, n° 4, pp. 510-511. 39- Principe de base de la dernière loi aux implications intercommunales fortes, la Loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU), 13 décembre 2000. 40- Pour une illustration, voir: HOUÉE Paul, 1982, “Le pays”, Géopoint, Groupe Dupont, éd. université de Genève et université de Lausanne, pp. 69 – 79. Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social d’élargir le cercle des acteurs participant au développement économique des sociétés locales. Inspiré du modèle italien des districts industriels - que reprend à son compte Ainsi, s’organise un détour qui va de l’homme à luimême en passant par des mondes différents - la religion, le droit, l’économie, la statistique, la finance, le pro- la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action gramme, la carte, etc.-, comme autant de médiations qui Rurale (DATAR) sous le nom de Système Productifs Locaux (SPL) -, ce n’est pourtant pas cet aspect des s’intercalent entre l’homme et ce réel que deux mille ans choses qui tient le devant de la scène lorsque l’on observe la dynamique intercommunale de mises en place des “pays”. Et c’est à bon droit qu’on peut se demander pour- 69 de christianisme et de philosophie de l’esprit ont consacré comme nous étant extérieur. Ce détour contient et est rendu possible par un pouvoir particulier: celui de figurer le réel pour, partant de sa transformation, organiser des inter- quoi appeler cette dynamique projet de territoire ou pays ventions qui rejaillissent sur lui. Mais, malgré cette pers- si, au fond, il s’agit de mettre en place des SPL 41 ? pective, le triomphe du virtuel sur le matériel ne peut être qu’apparent. À tout moment de cette activité créatrice conceptualisée par C. Castoriadis 43 et qui caractérise Conclusion l’humain, sa condition matérielle est là qui se rappelle à lui ne serait-ce que sous l’angle de son inéluctable dégrada- Les Communautés de communes ne s’apparentent donc plus ici qu’à un discours idéologique où l’espace et les tion. Cette condition dialectique des humains qui en fait à la fois des êtres matériels et des homo imaginans semble hommes sont mis en représentation pour rendre possible l’organisation de l’espace et la conformation des citoyens à cet impératif économique qui semble depuis bien longtemps avoir cependant été oubliée au profit de raisonnements qui partent du lien social institué, c’est-à-dire de la codification du réel. C’est pourquoi le projet d’une géographie (auto)critique peut être formulé qui, parce qu’elle aurait pour objet avoir perdu sa perspective domestique. Elles apparaissent plutôt comme des univers réglés où une classe politicoadministrative semble réagir aux ordres de systèmes apparemment autonomes dans lesquels ses membres sont ins- les hommes-matière formant société sur la matière terrestre qu’ils aménagent, ne saurait sur-valoriser l’une des conditions de l’humain plutôt que l’autre. L’hypothèse peut crits (systèmes économique, juridique, financier, etc.). Ces donc être faite qu’en interrogeant la dimension matérielle systèmes idéologiques introduisent un “vide entre les sujets atomisés qui obtiennent leur propre pouvoir par l’accès aux des institutions, une critique et une meilleure compréhension de celles-ci sont possibles. institutions” 42. Entre la communauté rurale villageoise ancienne et la Communauté de communes, un changement de civilisation semble donc s’être opéré où sont mis en mouvement hommes et femmes, où est aménagé l’espace biophysique, à partir de concepts, de représentations, d’institutions. Le passage de la communauté à la société qu’avait conceptualisé F. Tönnies se joue probablement en partie aussi dans cet état de fait. La production démultipliée et hiérarchisée de ces figures du réel relègue au second plan la matérialité des humains et de l’espace. Le virtuel devient l’un des points de départ possible, et constitue un passage obligé participant à la transformation du social. 41- MARCELPOIL E., (à paraître), “La production de territoire en économie régionale : de la figure emblématique du district industriel à sa valorisation politique. Une lecture en région Rhône-Alpes”, actes des journées d’études de Tours 9-10 novembre 2000 : Peut-on lire les territoires ? Questions méthodologiques. Et quelles articulations entre l’espace et territoire, laboratoire Ville-Société-Territoire, université de Tours, document photocopié. 42- LIANOS Michalis, 2001, Le nouveau contrôle social. Toile institutionnelle, normativité et lien social, éd. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, Paris, p. 184. L’intercommunalité entre dans ces objets institués qui, par le biais de discours armés de cartes, de statistiques et de références identitaires passées (comme le terme communauté l’évoque encore parfaitement), manipulent des combinaisons de représentations pour faire sens. Dans cette perspective, le processus intercommunal tel que nous l’étudions reflète bien la soumission des individus socialisés, à des univers conceptuels totalisants, pour la légitimation desquels les métaphores territoriales instituées peuvent remplir la fonction de discours mobilisateur (cf. l’inflation rhétorique actuelle autour du territoire ou de la mondialisation). Pour qu’un tel processus soit possible, un certain nombre de croyances semble devoir exister, ou encore l’accès à la formation et à l’information pour comprendre leur genèse sociale et les enjeux politiques qui les traversent doit être particulièrement restreint. Dans ces ordres de croyance que l’homo imaginans a 43- CASTORIADIS Cornélius, 1999, op. cit. N° 17, mars 2002 E E SO O 70 Communautés de communes. L’espace conçu comme division de l’espace social produits, se succèdent et se mêlent les effets de la Bible, de la Loi et de la Constitution. Viennent aujourd’hui de nouveaux registres qui contiennent une indé- brutalement à cette brutalité : dans le Droit, la Morale et la Religion. 46 niable propension à une hégémonie 44 pour laquelle la plus grande vigilance doit être développée et enseignée. On peut citer ici à titre d’exemple de croyances modernes, le plan comptable ou la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) comme principales références économiques, ou encore l’idéologie de la disparition de l’espace, de la mobilité généralisée qui laisse de côté la question des inégalités d’accessibilité, etc. Tous ces concepts tendent à être sur-valorisés ; ce qu’avait pointé en son temps F. Auriac dans un article portant sur les “pays” comme “fétiche géographique” 45 au même titre que région ou territoire. Henri Lefebvre exprime parfaitement l’idée de ce détour existentiel dont nous avons souligné quelques linéaments. Sa démonstration fournit les arguments pour une posture qui engage de rechercher où la reconstruction de l’homme total, acteur de son histoire, serait un horizon. La critique doit donc porter aussi bien sur le mode de fragmentation analytique de cet homme total (processus de catégorisation sociale et spatiale) et les présupposés qu’il recèle, que sur le réinvestissement politique de ces procédés scientifiques dans le champ social global ; des conséquences sociales et spatiales en découlent certainement, qui sont aussi politiques donc sociétales. L’homme est une activité créatrice. Il se produit par son activité. Il se produit – mais il n’est pas ce qu’il produit. Son activité domine peu à peu la nature ; mais alors cette puissance se retourne contre lui, prend les caractères d’une nature externe et l’entraîne dans le déterminisme social qui lui inflige de terribles épreuves. L’homme n’est pas ce déterminisme – et cependant il n’est rien sans lui. L’humain n’existe d’abord que dans et par l’inhumain. Non seulement il dépend de la nature, mais dans la société elle-même il est ce qu’il y a de plus faible. Soumis à la brutalité biologique, l’homme s’oppose non moins 44- RIPOLL Fabrice, VESCHAMBRE Vincent, (à paraître), “Face à l’hégémonie du territoire : éléments pour une réflexion critique”, Actes des journées d’études de Tours 9-10 novembre 2000 : Peut-on lire les territoires ? Questions méthodologiques. Et quelles articulations entre l’espace et territoire, laboratoire Ville Société Territoire, université de Tours, document photocopié. 45- AURIAC Franck, 1982, “Le pays-territoire”, Géopoint, éd. Groupe Dupont - université de Genève – université de Lausanne, pp. 19-45. Travaux et documents 46- LEFEBVRE Henri, 1962, Le matérialisme dialectique, coll. Nouvelle Encyclopédie philosophique, éd. Presses universitaires de France, Paris, pp. 133 et 134. Ce livre écrit avant la Seconde Guerre mondiale fut inscrit sur la liste Otto des livres interdits par Hitler et les fascistes allemands (information donnée par l’éditeur). La thèse qui y est donc défendue avait bien à voir avec la critique des idéologies. Rien de surprenant donc qu’une telle critique gène ce type d’idéologies dont il ne peut être aujourd’hui contesté qu’elles peuvent soulever les foules. L’IMPACT ÉLECTORAL DES NOTABLES FRONTISTES EN BASSE-NORMANDIE ET EN PAYS DE LA LOIRE JÉRÔME FOURQUET CRÉSO À observer la carte départementale du vote P Front national (FN) depuis 1984, on remarque que la France de l’Ouest constitue depuis tou- jours un isolat réfractaire au lepénisme. Cette réalité n’a 73 - UNIVERSITÉ DE CAEN ESO - UMR 6590 départements étudiés (Bretagne, Pays de la Loire, Basse-Normandie). Les cantons ruraux du Pays d’Ouche et du Perche ornais et dans une moindre mesure la façade orientale du Calvados (le Pays d’Auge) sont éga- pas échappé aux responsables frontistes et notamment à Bruno Gollnisch, secrétaire général du mouvement, qui lement caractérisés par une implantation durable du FN, déclarait lors du congrès départemental de Vitré (Ille-et- 1997 3. qui a encore progressé lors des élections législatives de Vilaine) en décembre 1996: « Nous attachons une très grande importance à ce qui Enfin, autre type de territoires marqués par un vote se passe dans l’Ouest. Comme les résultats y sont plus FN relativement important: les zones correspondant aux faibles, c’est là que se dégagent les plus importants poten- aires d’influence de notables frontistes, qui ont su se constituer une clientèle électorale dépassant dans certains cas largement les rangs de la seule extrême-droite. À la veille de l’élection présidentielle, où de par la division de l’extrême-droite, jamais la question des 500 signatures 4 n’a revêtu une aussi grande importance et alors que les dernières municipales de mars 2001 ont montré tiels de progression qui peuvent faire évoluer sensiblement notre moyenne nationale » 1. Cependant la représentation d’un Grand-Ouest constituant un bloc monolithique et hermétique au FN demande à être nuancée. En effet, comme souvent en géographie électorale, une observation multi-scalaire apporte des éclairages différents et contribue à une meilleure compréhension des phénomènes. Une analyse à une échelle plus fine permet ainsi par exemple de faire apparaître des « brèches » (certaines étant déjà assez anciennes) au travers desquelles l’influence électorale du parti de Jean-Marie Le Pen a pu se diffuser. Il s’agit tout d’abord des communes littorales (de la Vendée au Cotentin), marquées par une certaine réceptivité aux discours frontistes, ceci constituant le phénomène le plus ancien et le plus connu 2. Autre terrain traditionnellement favorable au vote FN, certains quartiers (voire certaines villes) touchés par la crise et l’immigration, cette configuration n’étant toutefois guère présente dans les douze 1- « Le Front National cherche à accroître son influence dans l’Ouest » in Le Monde 21/12/1996. 2- cf. Les travaux des géographes de l’ex-URA 915-CNRS sur « L’Ouest politique, 75 ans après Siegfried », (actes du colloque de Nantes 26-27 mars 1987), publié dans Géographie sociale, 1987, n° 6. (Publications de l’université de Caen). Colette Ysmal parlait à propos de ce même phénomène sur d’autres endroits du littoral de « vote balnéaire ». Dans sa thèse, soutenue en 2001 à l’université de Nantes, Les comportements électoraux des communes du littoral de l’Ouest de la France. Contribution à une géographie sociale des littoraux, Philippe Le Ray consacre des développements intéressants à cette question. Sur la dimension balnéaire, on citera également « Le FN en Bretagne Occidentale » de Jean-Luc Richard. Les Cahiers du CEVIPOF- septembre 1999 que l’on assistait bien dans certaines localités à une institutionnalisation du vote FN/MNR (Mouvement national républicain) 5, c’est cet aspect, moins étudié, que nous souhaiterions plus particulièrement développer et expliciter dans cet article 6. I- LA PRÉSENCE DE NOTABLES FRONTISTES COMME FACTEUR EXPLICATIF DE CERTAINES « ANOMALIES RALE DU » DE LA GÉOGRAPHIE ÉLECTO- FN L’observation de la carte électorale au niveau communal et/ou cantonal relève parfois des anomalies, qui ne lassent pas de surprendre. Alors que la géographie du vote 3- Voir à ce propos Jérôme Fourquet : Contribution de l’analyse géographique à la compréhension du vote FN. Monographie de l’Est ornais, à paraître 4- Ce qui renvoie directement à la question de l’existence d’un réseau de notables mobilisable par l’un et l’autre des deux candidats. 5- Ainsi à Orange par exemple, on n’a pas assez insisté sur le fait que la liste Bompard avait été réélue dès le premier tour avec 60 % des suffrages exprimés (soit 43 % des électeurs inscrits) contre 31 % « seulement » en 1995 (soit 21 % des inscrits) 6- cf. ROY Jean-Philippe, Le FN en région Centre 1984-1992, L’Harmattan, 1993. N° 17, mars 2002 E E SO O 74 L’impact électoral des notables frontistes FN dans ces régions est marquée par une certaine homoCarte 1 - Le vote Front National dans le département de la Manche aux élections législatives de 1997 moyenne qu’enregistrent les candidats frontistes sur une Équeurdreville Hainneville Cherbourg Beaumont- Saint-PierreÉglise Hague limite de canton Tourlaville limite de circonscription Octeville Quettehou numéro de circonscription Valognes Les Pieux Bricquebec Part du vote FN par canton Montebourg Saint-SauveurSainte-Mère-Église le-Vicomte de 18 % à 20,9 % de 15 % à 17,9 % La Haye-du-Puits Carentan Saint-Jeande-Daye Periers professionnelles qui sont généralement les plus réceptives aux thèses défendues par le parti lepéniste comme Granville les commerçants, les artisans, les retraités et les ouvriers. Dans les cas qui nous intéressent, il s’agit d’espaces ruraux et périurbains assez paisibles où l’im- Percy Gavray migration et l’insécurité ne sont connues qu’au travers des médias et où la situation économique et sociale Villedieu-lesLa-Haye- PoÎles Pesnel n’est pas des plus dégradées. Aucune des zones en question n’a été frappée par la fermeture d’entreprises importantes ni par une réduction conséquente des Saint-Pois Sartilly Sourdeval Brecey Avranches Pontorson Juvigny-le-Tertre Ducey Isignyle-Buat Mortain Barenton Saint-Hilairedu-HarcouÎt Saint-James Le Teilleul 0 10 20 km UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002 Source : législative 1997 Taux de chômage, population étrangère et vote FN dans quelques cantons de la Manche aux élections législatives de 1997 (tab. 1) CANTONS TAUX PART DE LA DE POPULATION DU DU CHÔMAGE ÉTRANGÈRE FN CANTON RÉSULTATS POPULATION Carentan 11,5 % 0,2 % 13,07 % 11 900 Saint-Lô 9,7 % 0,7 % 13,77 % 28 500 Gavray 9,2 % 0,4 % 12,25 % 5 300 Cerisy 8,8 % 0,2 % 11,56 % 5 100 Percy 8,4 % 0,3 % 16,09 % 5 000 Saint-Clair 7,6 % 0,3 % 18,96 % 7 100 Marigny 7,5 % 0,3 % 20,23 % 6 100 Villedieu 7,2 % 0,2 % 13,85 % 8 200 Tessy 6,9 % 0,3 % 15,42 % 5 200 Canisy 6,8 % 0,2 % 28,49 % 6 400 Torigny 6,5 % 0,1 % 17,76 % 11 700 Périers 5,5 % 0,3 % 10,10 % 6 200 Travaux et documents vote FN ne parvient à épuiser la réalité du phénomène. par une plus forte représentation de catégories socioSaint-Clairsur-Elle Saint-SauveurMarigny Saint-Lo Lendelin Saint-Malode-la-Lande Torigny-surCoutances Canisy Vire Cerisy-laSalle MontmartinTessy-sur-Vire sur-Mer Brehal À première vue, rien ne diffère entre ces communes Ces communes ou cantons ne sont caractérisés ni par une présence immigrée plus importante qu’ailleurs, ni < à 15 % Lessay commune, un canton, voire exceptionnellement sur plusieurs cantons. et les zones qui les entourent et aucune explication traditionnellement mise en avant pour interpréter un fort > à 21 % BarnevilleCarteret généité et par la relative faiblesse des résultats, notre attention a été retenue par les scores bien supérieurs à la emplois existants. Ainsi, dans certaines communes, rien ne semble pouvoir être retenu pour expliquer le score élevé du FN. Mais dans certains cas, il semble bien qu’un vote FN « anormalement élevé » et très circonscrit géographiquement puisse s’expliquer par la présence de personnalités localement 7 influentes. La notoriété et l’influence dont bénéficient ces personnes peuvent jouer directement en leur faveur lorsqu’elles sont ellesmêmes candidates, ce qui correspond alors à l’influence personnelle 8, ou d’une manière plus indirecte, c’est-àdire en faveur de candidats investis, si elles ne sont pas elles-mêmes candidates (on parle alors de « relais d’influence »). Les élections législatives de 1997 nous fournissent un certain nombre de cas qui sont susceptibles d’illustrer cette hypothèse. 7- La faiblesse des effectifs électoraux (communes ne comptant parfois que quelques dizaines d’électeurs) peut certes rendre impressionnante en termes de pourcentage l’agrégation de différents comportements individuels : le vote non concerté en faveur d’un candidat frontiste de quelques individus supplémentaires pouvant se traduire par une brusque poussée... 8- Les Anglo-saxons parlent dans ce cas du friend and neighbour’s effect. L’impact électoral des notables frontistes II - INFLUENCE PERSONNELLE ET 75 La clientèle électorale de Fernand Le Rachinel (tab. 2) RELAIS D’INFLUENCE CANTONS PRÉSIDENTIELLES 1995 1 - L’influence ou le facteur personnel L’exemple le plus probant est celui de LÉGISLATIVES 1997 DIFFÉRENTIEL + 15,02 (+ 363) Canisy 13,47 % (530) 28,49 % (893) Fernand Le Rachinel, candidat dans la première circonscription de la Manche où il Marigny 12,14 % (453) 20,23 % (610) + 8,09 (+ 157) St-Clair-sur-Elle 11,57 % (476) 18,96 % (624) + 7,39 (+ 148) a recueilli 16,6 % des voix avec des St-Jean-de-Daye 12,25 % (469) 18,45 % (566) + 6,20 (+ 97) pointes à 20,2 % voire 28,5 % dans certains cantons contre 13,2 % pour le FN à Percy 10,24 % (335) 16,09 % (427) + 5,87 (+ 92) St-Lô 8,34 % (1367) 13,77 % (1614) + 5,43 (+ 245) Tessy-sur-Vire 10,17 % (349) 15,42 % (453) + 5,25 (+ 94) Torigny 13,08 % (922) 17,76 % (996) + 4,68 (+74) Villedieu-les-Poêles 11,65 % (585) 13,85 % (529) + 2,20 (- 56) l’échelle du département et 11,3 % dans les deuxième et troisième circonscriptions voisines (cf. carte 1). Ces scores « méditerranéens » peuvent surprendre à pre- Carentan 10,88 % (727) 13,07 % (683) + 2,19 (- 44) Gavray 12,20 % (411) 12,25 % (340) + 0,05 (- 71) mière vue car Saint-Lô et sa région restent des zones relativement préservées sur le Périers 10,26 % (381) 10,10 % (285) - 0,16 (- 96) Cerisy-la-Salle 12,48 % (398) 11,56 % (297) - 0,92 (- 101) plan économique et n’ont rien à voir sur le St-Sauveur-le-Lendelin 10,34 % (330) 9,15 % (234) - 1,19 (- 96) plan socio-culturel avec des régions qui sont devenues les bastions du FN. (en gras : les cantons appartenant à la première circonscription de la Manche) En effet, comme le montre le tableau 1, les cantons de la première circonscription de la Manche connaissent un taux de chômage bien inférieur à la moyenne nationale avec un maximum de 11,5 % sur Carentan et ses environs. De même, et là d’une manière encore plus significative, l’immigration y est des plus faibles, puisque Saint-Lô qui abrite pourtant la plus importante communauté étrangère, ne compte qu’environ 160 personnes soit 0,7 % de la population totale... L’important décalage existant entre l’ampleur du vote FN dans ces localités et la faiblesse des phénomènes socio-économiques qui habituellement favorisent un tel vote incite à rechercher et à avancer une autre explication. L’influence personnelle dont jouit Fernand Le Rachinel explique, selon nous, en grande partie ses performances électorales. Fernand Le Rachinel est une figure très connue localement. Cet entrepreneur, d’une cinquantaine d’années possède plusieurs entreprises dont une imprimerie à Saint-Lô, qui font vivre plusieurs centaines de personnes dans la région. Or, il semble qu’il soit parvenu, au fil des ans, à traduire en terme électoral son influence personnelle et son « capital social » et à mobiliser à des fins politiques les ressources économiques et symboliques dont il dispose, comme n’importe quel notable traditionnel des terroirs de l’Ouest 9. En effet, fort de sa notoriété et du prestige associé à son statut de chef d’entreprises compétent, Fernand Le Rachinel s’est lancé dans la compétition politique avec succès. Il a été élu conseiller régional FN de Basse-Normandie (il conduisait la liste FN dans le département en 1992), député européen en 1994 et il présidait la Fédération nationale des Entreprises modernes et Liberté (FNEML, organisation regroupant des chefs d’entreprises proches du FN). Il était également, ce qui est beaucoup moins commun, conseiller général FN du canton de Canisy 10 depuis 1988 où il fut élu avec 61,5 % des voix puis réélu au premier tour en 1992 avec 54,7 % des suffrages (1690 voix). Il était ainsi l’un des seuls conseillers généraux FN de France, ce qui montre bien l’influence qu’il a su acquérir et entretenir. La détention d’un mandat de conseiller régional et de conseiller général, est venue accroître sa notoriété mais aussi son autorité et ses pouvoirs. Grâce aux multiples ressources liées à sa fonction d’élu local (il siégeait dans plusieurs commissions du Conseil régional de Basse-Normandie), il a pu développer 9- cf. par exemple : Armand Frémont, « La Basse-Normandie conservatrice et la géographie des notables », Hérodote, n° 33-34, 1984 « Les géographes, l’action et le politique ». 10- canton, où précisément il a obtenu son meilleur score : 28,5 % N° 17, mars 2002 E E SO O 76 L’impact électoral des notables frontistes son influence et se constituer, dans la zone où il exerçait les cantons voisins, que les gains ont été les plus forts. son mandat, une clientèle électorale personnelle dépassant largement les rangs de l’extrême-droite locale comme L’existence d’une prime électorale associée à cette concentration géographique des gains en voix par rapport l’ont montré les cantonales de 1988 (61,6 % des voix) ou à 1995 tend à montrer que Fernand Le Rachinel a bel et les dernières élections législatives de 1997 11. bien bénéficié, dans son fief, d’un vote de type clientèlaire 13 en 1997. Et ultime preuve du poids prépondérant L’existence d’une clientèle électorale propre à un candidat implanté localement pourrait être mise en évidence par deux indicateurs assez simples. Le premier est constitué par la prime électorale qu’obtient, dans un espace donné, le candidat par rapport aux résultats que son parti obtient d’habitude. Le second indicateur réside dans la structuration géographique concentrique du vote en faveur du candidat autour des zones où le candidat a le plus d’influence (mandat électif, lieu de résidence, présences d’entreprises, propriétés foncières) Comme le montre le tableau 2, Fernand Le Rachinel semble avoir profité d’une prime électorale due à son statut et à son action de notable. En effet, alors que la participation lors du premier tour des législatives fut moins élevée qu’au premier tour des élections présidentielles de 1995 et que l’effet Le Pen était moins fort, Fernand Le Rachinel obtint, au soir du 25 mai 1997, dans la plupart des cantons de sa circonscription (à l’exception de ceux de Villedieu-Les-Poêles et de Carentan) davantage de voix que Jean-Marie Le Pen lui-même. Ces écarts parfois importants (+15 points dans le canton de Canisy soit plus 363 voix, +8 points dans celui de Marigny soit plus 157 voix) par rapport aux scores de Jean-Marie Le Pen, qui pourtant, était normalement censé avoir fait le plein des voix FN 12, font clairement apparaître l’apport électoral personnel du candidat, Le Rachinel, ou autrement dit sa clientèle électorale. Par ailleurs, ces gains électoraux ne sont pas répartis d’une manière homogène sur l’ensemble de la circonscription. Comme le montre le tableau 2, Fernand Le Rachinel obtient moins de voix que Jean-Marie Le Pen uniquement dans les cantons de Villedieu et de Carentan, qui sont précisément les cantons les plus excentrés de la circonscription et les plus éloignés de son fief, Canisy, et inversement, c’est dans ce canton et dans 11- cf. : le cas relativement similaire de J. Durieux dans le Nord mis en évidence par Serge Etchebarne, « Le FN dans le Nord ou les logiques d’une implantation électorale » in Le Front National à découvert, N. Mayer et P. Perrineau 1996, Presses nationales de Sciences Po. 12- On notera de fait dans le tableau 2, les pertes de voix par rapport à 1995 enregistrées par le candidat frontiste dans les cantons de la circonscription voisine. Travaux et documents et déterminant de Fernand Le Rachinel dans la structuration au plan local de ce vote et de courant d’opinion en faveur de l’extrême-droite, la décision prise de ne pas se représenter en mars 2001 s’est traduit par une absence de candidat du FN et du MNR, fait pour le moins inhabituel dans un canton détenu par l’un de ces partis. Le Rachinel se retirant, « l’anomalie électorale » disparaît, les appareils partisans n’étant pas en mesure de prendre le relais. On retrouve le même phénomène, mais dans des proportions beaucoup plus modestes, dans la cinquième circonscription du Maine-et-Loire (circonscription de Cholet). Roger Baudry, agriculteur biologiste et régulièrement candidat pour le compte du Front national dans la région a obtenu un score assez modeste, 11,25 %, sur l’ensemble de la circonscription. Cependant de fortes disparités existent et certaines communes se sont montrées beaucoup plus favorables. C’est le cas tout particulièrement de certaines communes du canton de Montfaucon. Le candidat frontiste a en effet obtenu 23,7 % des voix à La Renaudière, 22,5 % à Tillières, 19,9 % à Montigné-sur-Moine et encore plus de 16 % dans les communes de Saint-Andréde-la-Marche, Saint-Crespin-sur-Moine et Saint-Germainsur-Moine. Or comme le montre la carte 2, le canton de Montfaucon jouxte précisément la commune de la Séguinière, localité dans laquelle réside Roger Baudry et où il a recueilli 16,8 % des voix (contre 10,7 % sur l’ensemble du canton, constitué essentiellement par une partie de la ville de Cholet). Le fait que les meilleurs résultats de Roger Baudry aient été justement enregistrés à proximité de son lieu de résidence (et non pas à l’autre extrémité de la circonscription) et que dans certains cas il y ait obtenu davantage de voix que Jean-Marie Le Pen lors de l’élection présidentielle de 1995, semblent prôner ici aussi pour l’existence d’une clientèle électorale propre au candidat. Paul Petitdidier dans la troisième circonscription de Vendée, où il enregistra un score 14,4 % aux législatives 13- À un niveau beaucoup plus restreint on peut également citer le cas de Christian Turin candidat dans la seconde circonscription de l’Orne qui obtint près de 33,5 % des suffrages dans sa commune de Saint-Ouen de la Cour. L’impact électoral des notables frontistes 77 FN de la Région Pays-de-la-Loire depuis 1992. Aperçu de la clientèle électorale de Roger Baudry (tab. 3) COMMUNES PRÉSIDENTIELLES 1995 LÉGISLATIVES 1997 La Séguinière 10,3 % (219) 16,8 % (296) + 77 Saint-André-de-la-Marche 11,6 % (132) 16,5 % (150) + 18 Tillières 15,9 % (134) 22,5 % (150) + 16 DIFFÉRENTIEL Saint-Macaire-en-Mauges 9,8 % (316) 12,4 % (319) +3 Mazières-en-Mauges 11,3 % (63) 11,4 % (50) - 13 Les Cerqueux 10,4 % (39) 9,1 % (25) - 14 Nuaillé 13 % (100) 12,5 % (79) - 21 Les communes indiquées en gras font partie du canton de Montfaucon, La Séguinière exceptée.Les autres communes appartiennent au canton de Cholet-2. Il fut tête de liste FN dans le département de la Vendée, ce qui, à l’instar du cas Le Rachinel dans la Manche, a contribué à accroître sa visibilité. L’influence personnelle est bâtie cette fois moins sur le statut de notable, au sens traditionnel du terme, que sur la notoriété acquise grâce à l’ancienneté de la présence militante. 2- Les relais d’influence L’exemple du canton de Saint-Paterne dans le Nord de la Sarthe présente un cas d’école. Le FN y recueille régulièrement ses meilleurs scores du département, 15,1 % pour Carte 2 - Le vote Front National dans le Sud-Ouest du Maine-et-Loire aux élections législatives de 1997 fluence. Chemillé 8,9 % Beaupréau 9,4 % Si l’on se place à un premier niveau d’observation en considérant le canton comme unité de référence, on Vihiers 11,7 % Montfaucon 14,2 % * Cholet 10,7 % s’aperçoit que le canton de Saint-Paterne se distingue net- Cholet 2 29,4 % 0 Cholet 3 11,1 % limite de canton 5 10 km Part du vote FN par canton > à 13 % limite de circonscription de 11% à 12,9 % commune de La Séguinière de 9 % à 10,9 % canton de Cholet + Cholet 1er canton <à9% UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002 le candidat Gérard Bondoux le 25 mai 1997 contre 10,5 % sur l’ensemble de la première circonscription. La lecture des cartes est des plus instructives et l’observation multiscalaire nous permet d’appréhender concrètement et précisément ce phénomène d’aire d’in- Source : législative 1997 de 1997, constitue un autre exemple d’influence personnelle. Ce bon résultat, qui contraste avec le reste du département (moins de 9 % en moyenne) s’explique, en partie, par le fait qu’il s’agit d’une circonscription littorale, toujours plus favorable au FN que les circonscriptions situées plus à l’intérieur des terres. Mais, il est probable que ce militant frontiste ait également tiré les bénéfices de son implantation locale. Il avait déjà porté les couleurs du FN lors des législatives de 1993 et de 1988 dans la même circonscription 14 et ces candidatures à répétition lui ont permis de se faire connaître. Par ailleurs, il siège à la mairie des Sablesd’Olonne depuis 1989 comme conseiller municipal, ce qui fait de lui l’un des seuls conseillers municipaux FN dans l’Ouest de la France. Il est également conseiller régional 14- Cette permanence est à souligner car le turn-over des candidats est généralement très élevé au FN. tement des cantons avoisinants (carte 3a). En se plaçant maintenant à un second niveau d’analyse et en retenant cette fois la commune comme unité de référence, il apparaît que le vote FN répond à une distribution géographique très particulière: grosso modo l’importance de ce vote décroît lorsque l’on s’éloigne de la commune de Fyé (carte 3B). Ces bons résultats sont, selon nous, à mettre en relation avec l’influence qu’exerçait sur le canton Bernard Fautrad, dirigeant d’une entreprise employant plusieurs dizaines de salariés. Il a été plusieurs fois candidat aux élections cantonales et il était le suppléant de Gérard Bondoux, candidat frontiste, lors des dernières législatives. Le fait que le meilleur résultat du canton (23,2 %) ait été enregistré précisément à Fyé et que les communes voisines se distinguent également par de forts votes FN n’a plus rien d’étonnant quand on sait que Fyé est précisément la commune où est implantée son entreprise. Il semble bien que Bernard Fautrad ait su efficacement mobiliser ses connaissances et ses relations au profit du candidat frontiste dont il était le suppléant. Autre exemple de l’impact des relais d’influence, dans la quatrième circonscription de la Manche, le candidat N° 17, mars 2002 E E SO O 78 L’impact électoral des notables frontistes de pas moins de six autres maires de ce canton en Carte 3a - Le vote Front National dans le Nord-Sarthe aux élections législatives de 1997 faveur de la candidature de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 1995 15. Or, c’est dans ce canton La Fresnayesur-Chédouet 14,2 % Saint-Paterne 15,1 % 15,6 % sur l’ensemble de la circonscription. Mamers 10,8 % Fresnaysur-Sarthe 10,4 % Marolles-lesBraults 10,1 % Beaumont-surSarthe 11,4% Sillé-leGuillaume 10,1 % de Sainte-Mère-Eglise que le candidat frontiste a réalisé le meilleur résultat de la circonscription 19 % contre Il est probable que cette performance soit en partie à mettre au crédit des réseaux d’influence construits Bonnétable 10,3 % autour de Jacques Duchemin. Le fait que six autres maires aient également signé en faveur de Jean-Marie Le Pen et que le canton soit presque uniquement com- Ballon 9,7 % Conlie 9,7 % Part du vote FN par canton 0 5 10 km > à 12 % posé de communes de moins de 200 habitants laissent de 11 % à 11,9 % limite de canton entrevoir le poids et l’efficacité que peuvent avoir ces réseaux qui sont en mesure de mailler le territoire et de 10 % à 10,9 % limite de circonscription de 9 % à 9,9 % UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002 Source : législative 1997 d’exercer localement une certaine forme d’encadrement. Carte 3b - Le vote Front National dans le Nord-Sarthe aux élections législatives de 1997 Le Chevain III- CONCLUSION SaintPaterne Arçonnay Saint-Léonarddes-Bois Saint-Paul-leGaultier Sougé-leGanelon Bérus Gesnes-leGandelin Assé-leBoisne SaintVicteur Saint-Georgesle-Gaultier Hormis l’explication de quelques « anomalies » de la géographie électorale du FN dans l’Ouest, notre Champfleur Moulins-leCarbonnel Béthon Ancinnes Livet-en Saosno OisseauBourg-le-Roi le-Petit Chérisay Fyé RouesséFontaine Thoiré-sou Contensor Grandchamp Saint-Ouende-Mimbré Douillet Saint- Coulombiers GermainChérancé sur-Sarthe Saint-Aubinde-Locquenay Piacé Moitron-surSarthe Part du vote FN par commune > à 20,4 % de 17,4 % à 20,4 % Doucelles Juillé Saint-Christophedu-Jambet 0 2.5 Vivoin limite de commune < à 13,4 % limite de circonscription UMR 6590-ESO-CNRS, (Th. A.) 2002 Source : législative 19 lepéniste, Raymond Lecœur, a obtenu 15,6 % des voix en 1997. Il avait pour suppléant Jacques Duchemin, maire FN d’une petite commune du canton de Sainte-Mère-Eglise, Ecoquenéauville. Cette personne semble d’une part, appréciée localement, et d’autre part être prosélyte et politiquement active. En effet, elle est parvenue à se faire élire maire malgré son étiquette frontiste qui dessert d’habitude le candidat. Par ailleurs, elle a été citée en exemple aux militants du FN pour son efficacité dans une publication interne du parti, elle se targuait d’avoir obtenu la signature 15- « Les mairies secrètes du FN », Le Point, 01/03/1997. Travaux et documents localement et sur leur nom, un électorat dépassant le simple cadre des sympathisants lepénistes et de se constituer ainsi une clientèle électorale personnelle. Ce phénomène, bien que quantitativement très limité 16, vient cependant relativiser l’image qui donne à voir le FN comme un parti à part, un parti en marge et protestataire, recueillant avant tout des voix anti-systèmes et remplissant la célèbre fonction tribunicienne. En effet, le 5 km de 15,4 % à 17,3 % de 13,4 % à 15,3 % démarche monographique menée à un très fin niveau d’analyse a permis de mettre en lumière l’émergence de notables frontistes succeptibles de capter et de fidéliser, parti de Jean-Marie Le Pen dispose désormais et notamment dans les campagnes de l’Ouest de vrais notables dont certains sont élus 17. Et dans ces terroirs, une partie des suffrages se portant sur le FN, n’est ni la traduction d’un quelconque mécontentement, ni l’expression d’une certaine xénophobie mais bien celle d’une adhésion à des personnalités bien installées et 16- Ceci a pris du temps et n’a pu se réaliser que dans des contextes particuliers. 17- Le plus souvent, la détention d’un mandat ne vient que renforcer un capital déjà existant : les personnes s’engageant dans la compétition politique même au niveau communal possèdent la plupart du temps une certaine notoriété et une influence liées à leur profession, leur fortune ou leur famille. Sur ce sujet, on pourra se reporter à Marc ABÉLÈS, Jours tranquilles en 89, Editions Odile Jacob, 1989. L’impact électoral des notables frontistes 79 N° 17, mars 2002 E E SO O appartenant à l’establishment local 18. Ainsi au tonitruant slogan « Sortons les sortants! », slogan choisi par le FN lors des dernières législatives, intrinsèquement poujadiste et hostile aux caciques peut aussi correspondre, dans les terres conservatrices de l’Ouest intérieur, un comportement électoral empreint de respect et de fidélité envers certains notables. Cette amorce de notabilisation 19 dans des zones où le FN ne réalise pas de gros scores et où il est encore assez mal implanté constitue, selon nous, indéniablement un facteur et un signe d’une certaine normalisation de ce parti. 18- Même si leur étiquette politique les place un peu à l’écart. 19- Que l’on pourrait observer à plus vaste échelle dans le Sud-Est de la France, à Orange et Marignane par exemple. INSÉCURITÉ, HABITAT ET RISQUE DE SÉCESSION SOCIALE DANS LES VILLES EUROPÉENNES ET NORD-AMÉRICAINES 81 PROGRAMME ACI VILLE FRANÇOIS MADORÉ (NANTES), GÉRALD BILLARD (ROUEN), JACQUES CHEVALIER (LE MANS), KARINE DELAFORGE (LE MANS), LOUISA PLOUCHART (RENNES II), BENOÎT RAOULX (CAEN) ette contribution est l’occasion de faire le point nents, suscite plusieurs questions, auxquelles nous ten- sur l’avancement du programme de recherche “Insécurité, habitat et risque de sécession tons d'apporter des éléments de réponse: - Que veut-on dire par enfermement résidentiel et com- sociale dans les villes européennes et nord-américaines”, ment s’enferme-t-on? Faut-il réserver ce concept d’enfer- programme financé par l’ACI Ville du ministère de la Recherche. Cette réflexion a été développée dans cinq mement aux seules gated communities ou d’autres formes d’habitat (les copropriétés en immeubles collectifs ou contextes géographiques différents, par six chercheurs encore ceux des communautés dites “intentionnelles”, appartenant ou ayant appartenu à ESO: la France (F. Madoré et L. Plouchart), la République Tchèque avec comme le cohousing ou les écovillages) ne représententils pas des formes d’enfermement? Enfin, la typologie pro- Prague (K. Delaforge), le Sud-Ouest et le Sud-Est des posée par J. Blakely et M. Snyder (communautés de style États-Unis (avec respectivement G. Billard et J. Chevalier), et enfin l’Ouest du Canada avec Vancouver (B. Raoulx). de vie/zones de sécurité) suffit-elle à décrire toutes les logiques des formes d’enfermement? C Nous allons présenter à la fois l’état de la réflexion sur le sujet et les travaux empiriques engagés. I- ÉTAT D’AVANCEMENT DE LA RÉFLEXION SUR LE SUJET La réflexion collective s’inscrit dans trois dimensions principales, que sont la question de l’enfermement résidentiel, celle de l’insécurité et de la sécurisation de l’habitat et enfin celle du séparatisme et de la sécession. 1- La question de l’enfermement résidentiel En partant de la littérature existante (Blakely et Snyder, 1997; Frantz, 2000; Le Goix, 2001...), le premier objectif est de comprendre les fondements et la diffusion géographique des communautés fermées. Pour l’instant, c’est sur le continent américain que l’auto-enfermement résidentiel avec enclosure a suscité le plus d’études, sans doute parce que le phénomène y a connu son paroxysme. L’enfermement résidentiel, en particulier sous la forme des gated communities, représente en effet une dimension incontestable des nouveaux habitats dans les grandes agglomérations états-uniennes. Toutefois, même si ce phénomène a fortement progressé durant le dernier quart du XXe, il reste globalement une forme marginale d’habitat, sauf dans quelques concentrations géographiques majeures. Ce processus de fermeture des espaces résidentiels, qui a tendance à se diffuser sur tous les conti- - Ce questionnement complexe doit conduire la réflexion vers une analyse des registres de la fermeture, car ceux-ci peuvent être multiples. Dans une acception minimale du concept de fermeture, deux formes semblent pouvoir être distinguées: la première relève d’une fermeture physique ou d’une enclosure de l’espace résidentiel, tandis que la seconde est plus subtile, ne se matérialisant pas sous la forme de l’enclosure, tout en assurant néanmoins une protection souvent très efficace de l’espace résidentiel. Nous soutenons donc le postulat que les gated communities, perçues souvent l’archétype de l’enclosure, ne constituent qu’une des formes de sécurisation résidentielle et qu’il existe quantité d’autres moyens pour s’enfermer que de dresser des murs et des portes, ce qui renvoie aux différents registres de la sécurisation des espaces résidentiels (cf. infra). - Enfin, au-delà de cette réflexion sur les registres de la fermeture, nous nous efforçons de décrypter les logiques permettant d’interpréter l’inégale présence des communautés d’auto-enfermement. Dans quels contextes, de nature géographique ou sociétale, les promoteurs décident-ils la fermeture et quelle est la part de l’effet d’imitation dans le développement du phénomène? 2- La question de l’insécurité et de la sécurisation de l’habitat Dans une situation globalement (mais pas nécessairement localement) insécuritaire, bien souvent l’insécurité participe à l’argumentaire justifiant l’enfermement. En N° 17, mars 2002 E E SO O 82 Insécurité, habitat et risque de sécession sociale... reprenant la double composante du sentiment d’insécurité processus de réassurance sociale et de gestion du risque, révélée par F. Furstenberg au début des années soixantedix (1971), à savoir “la peur” et “la préoccupation”, nous en donnant à l’individu la sensation de maîtriser son environnement et en lui permettant de développer des rela- interrogeons ce lien entre les registres de l’insécurité et les tions primaires fondées sur des rapports d’interconnais- registres de la fermeture, ce qui nous amène à formuler les interrogations suivantes: sance? - Une attention particulière doit être accordée au rôle - Peut-on établir un lien de causalité entre “la peur” du des associations de propriétaires. En dehors des cas où la délit ou du crime et le processus d’auto-enfermement résidentiel, et cette “peur” concerne-t-elle plutôt les biens ou les fermeture est décidée par le promoteur, quelles sont les conditions réunies pour qu’une association décide de l’en- personnes? Par ailleurs, cet argumentaire sécuritaire est-il fermement? le même selon que les personnes sont âgées ou appartiennent au groupe des ménages avec ou sans enfants? - Enfin, si l’enfermement est souvent interprété comme une illustration de la fragmentation sociale et du désir - Par ailleurs, quels sont alors les mécanismes géné- séparatiste qui s’exprime dans différents registres et inten- rateurs d’inquiétudes collectives au sein des sociétés contemporaines du monde développé et susceptibles de sités, voire de la tentative de sécession sociale et civique, qu’en est-il dans la réalité? La réponse à cette question, si favoriser la fermeture des espaces résidentiels? Trois “préoccupations” doivent être privilégiées: la sensation de perte d’autonomie, l’érosion de la communauté et ce que tant est qu’il puisse y en avoir une, passe au préalable par une réflexion sur le sens que l’on peut donner au concept de sécession, car il semble bien que plusieurs acceptions nous pourrions dénommer “l’insécurité écologique”. - Enfin, un travail approfondi sur les registres de la du terme coexistent, preuve s’il en est que l’effort de conceptualisation est récent. sécurisation de l’habitat doit être entrepris, car il est clair que l’enclosure des espaces résidentiels, incarnée par le phénomène des gated communities, ne constitue qu’une des formes de la sécurisation résidentielle. En effet, certains aménagements (entrée monumentale, agencement de rue, réseau d’éclairage…), certains programmes (neighborhood watch, drug free zone, action anti-graffiti…) ou déploiements technologiques (alarmes, digicodes, caméras, radars, capteurs de mouvements) et humains (sociétés de gardiennage, concierges...) participent aussi, de manière directe ou non, à la protection du bâti résidentiel, voire à la fragmentation sociale du tissu urbain. Une analyse par exemple du community-based policing a permis de mieux apprécier le rôle joué par ce dispositif sur la sécurisation des espaces résidentiels aux États-Unis. II- TRAVAUX EMPIRIQUES ENGAGÉS : TERRAINS D’ÉTUDE, MÉTHODES, SOURCES MOBILISÉES À partir d’un questionnement scientifique commun, le travail a pris corps autour de la mobilisation d’un matériau empirique riche et varié, qui est encore largement en cours de constitution, ce qui permet juste d’esquisser quelques premiers résultats provisoires. Aussi, la diversité des contextes géographiques, mais aussi des sources et des méthodes mobilisées, nous amène à présenter séparément ces travaux empiriques, qui s’inscrivent néanmoins tous dans une démarche comparative dont il s’agira, par la suite, de montrer toute la richesse, par une réflexion synthétique. 3- La question du séparatisme et de la sécession 1- France L’enfermement résidentiel est un processus complexe, qui participe à la fois d’un double mécanisme de sécurisation, par rapport à “la peur” et à “la préoccupation”, mais aussi de socialisation des individus. Dans ce domaine également, bien des questions peuvent être formulées: - L’une des raisons à l’installation dans une communauté résidentielle fermée n’est-elle pas la possibilité de mieux contrôler le peuplement et l’attrait pour la convivialité supposée du “quartier-village”, ce qui participe d’un En France, les recherches portant sur l’auto-enfermement résidentiel sont quasiment inexistantes. Ce sont des journalistes qui, les premiers, ont commencé à s’intéresser au phénomène, cherchant sans doute à vérifier l’existence d’un effet de diffusion des gated communities nord-américaines sur le sol français. Aussi, pour progresser dans la connaissance géographique et sociale de la fermeture des espaces résidentiels en France, deux voies sont explorées dans un premier temps: Travaux et documents Insécurité, habitat et risque de sécession sociale... La première rend compte de la diffusion des contrôles que les comportements déviants ou marginaux de la d’accès et de surveillance à l’entrée des immeubles d’habitat collectif, en postulant que la mise en place de ces société. Quelles sont alors les stratégies mises en œuvre par les nouveaux résidents de ces quartiers, pour se pro- contrôles traduit une forme d’auto-enfermement. Nous téger face à cette montée en puissance du sentiment d’in- avons ainsi exploité la nouvelle question posée par l’INSEE lors du recensement de la population de 1999, sécurité? Pour répondre à ce questionnement, sept quartiers ont celle relative au nombre d’immeubles équipés d’un gardien été retenus, dont cinq en situation centrale (Staré Mesto, d’une part, d’un interphone ou d’un digicode d’autre part. Nous avons observé le plus finement possible, c’est-à-dire Nové Mesto, Josefov, Mala Strana et Hradcany) et deux en position péricentrale (Smichov et Bubenec). Parmi les cinq à l’échelle des départements et des unités urbaines de quartiers centraux, trois ont été pratiquement entièrement plus de 10000 habitants, les variations géographiques de ce double indicateur, en lien avec les disparités spatiales réhabilités à la fin des années quatre-vingt et au début de la décennie suivante, tandis que les deux autres sont en des statistiques sur la criminalité enregistrées par les cours de réhabilitation. Quant aux deux quartiers péricen- forces de police ou de gendarmerie. La seconde orientation est de repérer, par un travail traux, si celui de Smichov est en plein chantier du fait de l’extension des fonctions centrales sur ce secteur, celui de d’observation à grande échelle, les formes de fermeture d’espaces résidentiels avec enclosure dans les villes françaises. Pour observer ces formes d’enclosure, nous avons Bubenec reste invariablement un quartier privilégié, concentrant toujours la plus forte proportion d’habitations individuelles de luxe de l’agglomération. mobilisé un réseau d’observateurs, constitué des vingt et un responsables d’agences régionales Gaz de France que Au cours d’une mission de deux semaines effectuée en février-mars 2001, deux directions de recherche ont été compte la France métropolitaine (l’accord de la direction nationale de GDF a bien évidemment été sollicité et obtenu). Cette sollicitation s’explique par le rapport privi- privilégiées: La première a reposé sur la réalisation d’entretiens auprès de policiers, afin d’avoir une idée plus précise du poids et de la géographie de l’insécurité dans la légié noué par GDF avec les promoteurs. Ce travail nous a permis d’identifier des promoteurs nationaux ou locaux réalisant des programmes immobiliers clôturés. Ensuite, ville. Toutefois, cette prise de contact s’est avérée difficile, les refus de répondre l’emportant largement. La seconde a été de recenser les marqueurs de l’insécurité dans les sept une recherche sur les sites internet de ces promoteurs, du moins pour ceux qui en possèdent, nous a permis de recenser l’ensemble des programmes où l’existence d’une quartiers étudiés, ce qui représente 859 immeubles et environ 9000 logements. Pour cela, une grille de relevé a été construite, articulée autour de sept questions: la enclosure (mur, grillage,…) est mentionnée. Une fois ce matériau statistique constitué, la seconde phase du travail, qui a débuté fin 2001, consiste en la réalisation d’entretiens auprès des promoteurs. Puis, ce questionnement période de construction; le nombre de logements; le style architectural; l’état de l’immeuble; sa disposition (ouverture ou fermeture); des informations sur le statut social des résidents; la présence d’indicateurs de l’insécurité (inter- s’adressera aussi aux habitants des ensembles immobiliers “protégés” et à d’autres acteurs de l’immobilier, en particulier des syndics de copropriétés, des bailleurs sociaux et des élus locaux responsables des politiques de sécurisation. (François Madoré, Louisa Plouchart) phone, digicode, vidéophone). (Karine Delaforge) 2- Prague À Prague, si un processus de gentrification se met inexorablement en place dans les quartiers centraux, le sentiment d’insécurité s’accroît, alimenté par le délitement des solidarités héritées de la période antérieure, mais aussi par l’affaiblissement du contrôle policier et la visibilité accrue de la misère sociale. Le centre attire aussi bien les nouvelles classes moyennes ou supérieures émergentes 83 3- Comté de Beaufort (Caroline du Sud) et agglomération d’Atlanta (Géorgie) Deux terrains d’étude ont fait l’objet d’investigations en 2001. Le premier est constitué d’un espace non métropolitain, avec le comté de Beaufort en Caroline du Sud. Dans un contexte de forte croissance contemporaine du peuplement de ce comté, donnant lieu à un “processus d’urbanisation dispersée multipolarisée” sous l’effet d’une immigration (notamment de personnes âgées) et d’un développement touristique, les nouveaux espaces résidentiels apparaissent largement dominés par l’auto-enfermement. Le second espace investi est constitué, au N° 17, mars 2002 E E SO O 84 Insécurité, habitat et risque de sécession sociale... contraire, d’un espace métropolitain, avec les secteurs vice communautaire) et une action relativement agressive nord-est de l’agglomération d’Atlanta et les quartiers nord d’Atlanta, en Géorgie. Les secteurs nord-est de l’agglomé- des promoteurs et des agents immobiliers, qui s’appuient sur la fibre pseudo-communautaire (common-interest) et ration ont connu une croissance soutenue de leur popula- sécuritaire pour attirer de nouveaux clients. tion parallèlement à la création de nombreux nouveaux espaces résidentiels, dont une partie est fermée. Par Un premier relevé immobilier (annonces), prolongé par un traitement cartographique, permet de confirmer que ailleurs, la ville d’Atlanta a connu, notamment au nord, le l’offre résidentielle périphérique, en particulier au nord de développement de nombreuses copropriétés souvent fermées. San Diego (Rancho Santa Fe, Del Mar, Rancho Penasquitos), se présente sous la forme de communautés dont Lors d’une mission de deux semaines effectuée en une grande partie est fermée. Cependant, ce type de avril 2001 sur ces deux terrains d’étude, la mobilisation des sources s’est faite principalement auprès des dévelop- développement est de plus en plus contesté par les autorités publiques (comme la municipalité de San Diego), qui peurs et promoteurs immobiliers. Outre cette collecte d’in- défendent le principe d’un contrôle de la croissance métro- formations, la recherche a consisté à dresser un inventaire aussi exhaustif que possible des différents espaces rési- politaine, afin de freiner l’étalement du tissu urbain. La principale démarche de la ville de San Diego est de stimuler la dentiels et de leurs modalités de fermeture. En outre, la location d’un appartement dans un ensemble fermé a permis de voir concrètement comment fonctionnaient les reconquête résidentielle des quartiers centraux et péricentraux. En observant la structure des grands projets immobi- règles d’enfermement et de contrôle dans un vaste domaine de Hilton Head Island (comté de Beaufort). liers périurbains et le discours entourant leur commercialisation, la sécurité apparaît comme l’une des variables a Outre les sources immobilières et l’observation directe sur le terrain, la recherche a porté également sur le dépouillement de la presse locale, à partir principalement priori déterminantes dans le choix résidentiel des ménages. Dans un contexte encourageant la redynamisation et la densification du logement au sein de la ville- du mot-clé “gated communities”. Cela nous a permis de trouver des informations souvent très intéressantes, comme l’expression de prises de position opposées à centre, mais avec une structure urbaine incapable de dégager les réserves foncières suffisantes au développement de communautés fermées sur le modèle périphé- l’auto-enfermement dans le comté de Beaufort. Enfin, une autre catégorie de sources a été également mobilisée, concernant l’insécurité, en s’appuyant sur les services de rique, nous pouvons nous demander de quelle manière les promoteurs répondent à cette demande sécuritaire. Une mission de recherche de trois semaines, effectuée police ou sur le dépouillement également de la presse locale, et en jouant sur les mots-clés suivants: “crime”, “security/insecurity”, “community policing”... Ces dépouillements ont souvent apporté des éclairages plus utiles que en février 2001, a donc consisté dans un premier temps à parcourir certains sites résidentiels en périphérie, à rencontrer des responsables du SANDAG (Association of San Diego Governments) et de la municipalité de San Diego les seules informations policières. (Jacques Chevalier) (Department of Planning), à collecter des données sur la population et les logements afin d’évaluer la diffusion des communautés fermées à l’échelle de l’agglomération. Face à ce constat montrant l’adhésion d’une partie des ménages à l’offre résidentielle sécurisée, la deuxième partie de la mission a été consacrée à l’évaluation de l’intégration de la variable sécuritaire dans l’offre de logement en centre-ville. Pour cela, les 48 projets résidentiels développés depuis 25 ans dans le centre-ville (six quartiers) de San Diego ont été localisés, soit 3500 maisons ou appartements au total. Puis, après avoir élaboré une grille d’inventaire, un relevé systématique de l’arsenal sécuritaire déployé (digicode, grille, caméras, gardiens, alarmes...) a été effectué. Ce travail permet de vérifier si la sécurisation 4- San Diego (Californie) Le travail a porté prioritairement sur l’analyse du cas étasunien et, en particulier, sur l’articulation entre insécurité, habitat et sécession dans les espaces métropolitains du sud-ouest (San Diego, Phœnix...). À San Diego, l’une des préoccupations majeures reste actuellement la gestion de l’étalement urbain (urban sprawl), dont le développement résidentiel s’impose comme l’un des principaux moteurs. Cette urbanisation des franges urbaines repose sur une double logique complémentaire: une attente des habitants en terme de prix et d’offres de logements (maison individuelle, cadre naturel, espace sécurisé, serTravaux et documents Insécurité, habitat et risque de sécession sociale... est bien un élément essentiel de l’offre résidentielle et de sur le recyclage des bouteilles amenées par une popula- construire une première typologie des moyens de sécurisation. Par ailleurs, la collecte d’informations sur la diffu- tion marginalisée, le nettoyage des rues ou l’effacement des graffitis. Dans ce cadre, nous avons utilisé à plusieurs sion de programmes de community-based policing à San reprises la technique d’entretiens vidéo apprise au cours Diego a enrichi cette typologie. Enfin, la presse spécialisée et le journal local ont également fait l’objet d’une attention d’une formation au cinéma documentaire aux ateliers Varan, durant le dernier semestre 2000 à Paris. Ce travail particulière: plus de 1000 annonces immobilières ont été de terrain nous a permis d’assister à des réunions avec la recensées, afin d’alimenter la réflexion sur l’articulation entre sécurisation et habitat. (Gérald Billard) Ville de Vancouver et la police, en particulier le “comité de liaison” avec la police. D’autres sources (procès-verbaux 85 de réunions, rapports de la Ville) complètent ce travail. 5- Vancouver (Canada) (Benoît Raoulx) À Vancouver, si on peut trouver des formes résidentielles semi-fermées ou fermées, ce phénomène n’a pas la même ampleur que dans certaines villes états-uniennes. CONCLUSION ET PERSPECTIVES Par ailleurs, ces formes ne s’accompagnent pas de gouvernement privé, du type private communities. En ce sens, il est difficile, pour l’instant du moins, de parler de sécession urbaine. Notre recherche est focalisée sur l’articulation entre sécurisation de l’espace public ou résidentiel et valorisa- Les perspectives de travail pour l’année 2002 s’inscrivent dans la continuité du travail amorcé en 2001, puisqu’il tion d’une image de ville “propre”. C’est dans le centre-ville à esquisser une réflexion synthétique. Par ailleurs, l’approfondissement et l’exploitation du matériau empirique accumulé, ainsi que la poursuite en parallèle d’un travail bibliographique, doit nous permettre de structurer notre réflexion que cette question se pose avec acuité, dans un contexte de gentrification et de densification du centre-ville qui passe par la réalisation d’un habitat collectif de standing en s’agit, dans chaque contexte géographique, à la fois d’enrichir le matériau empirique et de l’exploiter. C’est lorsque cette phase sera achevée que nous pourrons commencer co-propriété (condomininum). Il s’agit de tours résidentielles parfois insérées à un complexe commercial et qui autour de trois points: proposent un ensemble de services (salles de sport, de loisirs,…). La question recoupe alors assez largement celle de la marginalité sociale et de la toxicomanie de 1- Les logiques géographiques de l’auto-enfermement rue, en raison de l’importance et de la concentration de ces pratiques dans quelques blocs, autour de Hastings Street (1 000 à 4 000 poly-toxicomanes réguliers, qui résident souvent dans les meublés du quartier ou qui sont sans-domicile). Cette recherche passe donc en particulier par une analyse du community policing et des différents modes de sécurisation de l’espace public et résidentiel. Ainsi, nous avons conduit dans un premier temps une recherche bibliographique mobilisant des sources sur les fondements du community policing aux États-Unis, en Grande Bretagne et au Canada. Puis, dans la continuité d’un travail mené depuis plusieurs années, nous avons privilégié une approche de type ethnographique, grâce à la réalisation de deux missions. Nous avons travaillé, pendant plusieurs mois au cours de l’année 2001, auprès d’associations communautaires de la ville, en particulier United We Can, organisation qui gère des projets axés à la fois L’auto-enfermement se décline entre milieu urbain continu, suburbain discontinu et territoires non métropolitains : en quelque sorte, l’excès d’isolement (non métropolitain) peut avoir les mêmes effets que la proximité de menaces potentielles (urbain continu ou suburbain discontinu), ce qui signifie que le sentiment d’insécurité peut se nourrir de différentes manières, selon des registres qui restent à expliciter. Par ailleurs, les pratiques d’auto-enfermement savent utiliser des avantages géographiques permettant de mieux s’isoler tout en s’isolant plus “naturellement” (utilisation de promontoires, de marais, de paravents végétaux...). L’analyse de cas concrets devrait permettre d’éclaircir ce type de logique géographique. 2- Les modalités de l’offre sécuritaire L’offre sécuritaire se décline entre ostentation dissuasive et “bunkerisation”, entre dispositifs exclusivement matériels et présence humaine, entre fermeture “ouverte” N° 17, mars 2002 E E SO O 86 Insécurité, habitat et risque de sécession sociale... et fermeture “fermée”. Compte tenu de la variété des Bibliographie registres de cette offre, est-il possible de construire une typologie opératoire permettant de répertorier les moyens • BLAKELY E.J. et SNYDER M.G., 1997, Fortress America: de sécurisation mis en œuvre? Cette approche ne doit pas Press, Lincoln Institute of Land Policy, 208 pages. occulter également l’importance jouée par les programmes de sécurisation associant habitants et police municipale ou • FRANTZ K., 2000, “Gated Communities in the USA – A New encore les programmes de sécurisation des espaces sociétés, n° 1, pp 101-113. publics, car l’offre sécuritaire dans le domaine résidentiel se décline également sur ce registre. • FURSTENBERG F., 1971, “Public reaction to crime in the Gated Communities in the United States, Brooking Institution Trend in Urban Development”, Espace, populations, streets”, American Scholar, n° 40, pp. 601-610. • LE GOIX R., 2001, “Les “communautés fermées” dans les 3- Les logiques économiques et sociales de l’auto-enfermement Les logiques économiques de l’auto-enfermement résidentiel renvoient à celles développées et mises en œuvre par la promotion immobilière. Ainsi, l’exploitation préliminaire des sources promotionnelles des opérateurs immobiliers (développeurs et agents) laisse penser que l’autoenfermement est principalement décliné entre sécurité, non dérangement et exclusivité. À partir de ce constat, estil possible de trouver les bases de la construction d’une typologie des processus d’auto-enfermement? Quant aux logiques sociales de l’auto-enfermement résidentiel, elle renvoie à l’invocation de la “communauté”, qui plaiderait a priori pour des logiques sociales d’intégration, alors que la communauté est aussi invoquée pour désigner des espaces résidentiels non fermés. Une question mérite d’être posée: les associations de propriétaires seraient-elles plus enclines à la fermeture lorsqu’elles ont de nombreux biens communs à proposer? Travaux et documents villes des États-Unis. Aspects géographiques d’une sécession urbaine”, L’Espace géographique, n° 1, pp. 81-93. LA DÉCENTRALISATION DES POLITIQUES DE L’EMPLOI L’EXEMPLE DE LA RÉGION DE QUÉBEC* LAURENCE EYDOUX RESO - UNIVERSITÉ DE RENNES II ESO - UMR 6590 es politiques de l’emploi ont connu ces trente actes de relocalisation. La territorialisation implique aussi dernières années une évolution globalement similaire dans les pays occidentaux industria- la mobilisation des acteurs locaux dans une logique de projets. À l’instar de la décentralisation, l’optique est de lisés. Les premières politiques émergent lorsque la néces- rapprocher la décision du citoyen. L’ensemble de ces mesures peut être défini par le ciblage territorial. Günter L sité de gérer la main-d’œuvre se fait ressentir, dans les années 1960 afin d’attirer les populations actives, puis Schmid proposait dès 1995 d’instaurer des “marchés tran- dans les années 1970 pour restreindre l’offre de main sitionnels de l’emploi” fondés sur la globalisation des inter- d’œuvre: par des mesures d’allocation de ressources, par les politiques d’immigration, de formation et par la gestion ventions en région, et qui réorienteraient éventuellement les politiques nationales 3. Le thème de la décentralisation appliquée aux politiques de l’emploi est au centre de notre thèse, intitulée La des programmes de retraite. À partir des années 1980, lorsqu’elles sont établies, de nouvelles options apparaissent avec une volonté de décentralisation – rejoignant ainsi un mouvement plus général des politiques publiques – et de ciblage: dans les années 1980, il s’agit de repérer les populations fragilisées face au marché du travail (jeunes, femmes, chômeurs de longue durée…), puis progressivement de cibler les territoires dans les années 1990, avec la prise en compte des différents potentiels décentralisation des politiques de l’emploi – L’exemple de la Région de Québec. Le choix du Québec comme territoire d’étude est lié à ses caractéristiques, qui le distinguent des pays européens: le Québec s’inscrit dans un État fédéral où l’option politique libérale, impliquant un faible interventionnisme d’État, le différencie des gouvernements européens marqués par le fait social-démocrate. régionaux. Le processus de décentralisation a été envisagé par Le Québec peut en outre être défini comme un “État en construction” où la prégnance de l’identité régionale les gouvernements nationaux comme une solution pour remédier aux dysfonctionnements induits par un centralisme trop important: les lourdeurs hiérarchiques rédui- appuie les visées décentralisatrices. Ces spécificités per- saient l’efficience des directives nationales et ne permettaient pas d’adapter les programmes aux réalités locales. La décentralisation décrit un processus politico-adminis- trialisés. La mise en place de politiques décentralisées par les pouvoirs publics, à partir des années 1980, poursuivait tratif consacrant l’existence des “périphéries” par rapport au centre – à l’instar des régions françaises, qui acquièrent une légitimité politique en 1986 1. La décentralisation l’hypothèse selon laquelle la prise en compte des réalités locales dans la conception et l’application des politiques consacre le transfert des compétences et des moyens financiers afférents aux autorités locales, souvent les régions. La territorialisation est un terme plus général qui indique une prise en compte du territoire dans l’application des mesures nationales: elle peut intégrer des mesures décentralisées, des programmes déconcentrés 2 ou des * Thèse soutenue à l’uiversité Rennes II, sous la direction de R. Séchet, décembre 2001. 1- Avec l’élection au suffrage universel des conseillers régionaux. 2- Les directives viennent d’en haut mais les organismes et les démarches se rapprochent physiquement de l’échelon local. 89 mettent d’engager la comparaison des potentialités différentes offertes par la décentralisation dans les pays indus- publiques permet une plus grande efficacité de celles-ci. L’évaluation des politiques publiques est une procédure relativement récente 4. A fortiori, l’évaluation des politiques de l’emploi décentralisées est un objet d’étude à développer. Les effets locaux des dysfonctionnements du marché du travail, de la pauvreté ou du chômage ont été 3- Ces marchés locaux permettraient de concilier l’espace de vie et le bassin d’emploi, autour d’interventions visant à subventionner “l’ensemble des marges de l’emploi” (recyclage, stages, emploi aidé, temps partiel, etc.) par le cofinancement des entrepreneurs et des pouvoirs publics. Il s’agit de “concilier la liberté et les initiatives individuelles (il s’agit des marchés) avec l’urgence de l’emploi et de l’exclusion (la circulation sur ces marchés est organisée, protégée, socialement normée)” (in SCHMID G., 1995). 4- cf. NIOCHE J.-P. et alii, 1984, L’évaluation des politiques publiques. N° 17 mars 2002 E E SO O 90 La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec étudiés, mais relativement peu sous l’angle des politiques de terrain réalisée au Québec apporte un nouvel éclairage d’emploi gouvernementales, en terme de gestion administrative ou d’impact sur les populations locales. aux réflexions, en abordant un nouveau territoire, marqué par d’autres structures administratives et une société diffé- La thèse s’inscrit dans le prolongement de nos précé- rente. Le statut d’État fédéré du Québec lui permet d’ac- dents travaux de recherche, dont l’optique intégrait une perspective évaluative des programmes d’emplois aidés. quérir - difficilement et progressivement - des compétences dans de nombreux domaines. Le mémoire de maîtrise abordait l’impact des contrats Au Québec, l’évaluation de l’impact des politiques emploi-solidarité (CES) dans la région de Rennes (19901995). Le mémoire de DEA s’intéressait à la mise en locales était peu aisée du fait de leur mise en œuvre récente: les compétences acquises par la province du œuvre des programmes nationaux d’emploi dans la Com- Québec en matière de politique d’emploi datent de 1998, munauté Autonome (Région) de Murcie en Espagne (1996) 5. suite à l’Entente Canada-Québec relative au marché du travail (avril 1997) 7. Elles s’intègrent dans une longue Ces travaux ont abouti à certains constats sur les limites et les potentialités des programmes décentralisés. démarche de revendications provinciales: au cours des années 1990, la formation, l’aide sociale et les politiques Les politiques ciblées ont tendance à confiner les publics de santé sont progressivement décentralisées. C’est pour- concernés dans des “emplois aidés” difficilement conciliables avec le marché du travail actuel, et faiblement qualifiants. La mise en place de politiques territoriales ciblées au niveau régional est entravée par l’incohérence des limites administratives régionales et locales et la faible pré- quoi la démarche a plutôt visé à analyser un processus. Dans le contexte spécifique du Québec, où la pratique du développement local est ancienne et développée, une problématique spécifique se posait: comment le processus de décentralisation et la territorialisation des politiques de l’em- sence ou opérationalité des structures présentes. ploi s’intègrent dans une perspective de développement En France, l’héritage d’un système administratif fortement centralisé réduit ou anéantit les initiatives des acteurs local? En effet, une difficulté apparaît dans la conciliation d’un objectif économique marqué par l’optique concurren- locaux, qui se retrouvent confinés dans un rôle d’applica- tielle – le développement local, et l’objectif d’équité social et tion gestionnelle des décisions administratives centrales, voire régionales. L’exemple de l’Espagne, dont la structure territorial inhérent aux politiques de l’emploi décentralisées. Ainsi, la démarche de la thèse vise à éclairer le lecteur gouvernementale est à mi-chemin entre l’État unitaire et l’État fédéral – les Communautés autonomes disposent de leurs propres assemblées législatives – a révélé des sur la façon dont la décentralisation des politiques d’emploi s’inscrit progressivement dans des pratiques locales et comment les populations locales “dans le besoin” intègrent potentialités nouvelles offertes aux acteurs locaux, qui adaptent les mesures nationales aux réalités locales: dans les nouveaux programmes d’emploi. L’intégration ou la transformation des directives cen- la région de Murcie, certaines mesures d’aide à l’emploi visent à légaliser les statuts des entreprises issues du secteur informel de l’économie, très prégnant à Murcie 6. Avec la thèse, il s’agissait de vérifier ou d’invalider l’hypothèse selon laquelle les politiques de décentralisation favorisent l’adaptation des programmes nationaux aux réalités locales. En effet, cette hypothèse peut être remise en cause par les premiers résultats des recherches effectuées en France et en Espagne. Dans le cadre de la thèse, l’étude trales au niveau local est liée aux pratiques des acteurs locaux représentants de l’État (fonctionnaires, employés travaillant dans des structures para-publiques) et des acteurs privés ayant une activité en liaison avec le marché du travail et l’insertion des chômeurs. L’étude s’est largement basée sur les entretiens obtenus auprès des acteurs locaux, étayant l’approche subjective et constructiviste 8. 5- EYDOUX L., 1995, Chômage de longue durée et mesures d’insertion, Une étude du contrat emploi-solidarité dans la région de Rennes, mémoire de maîtrise ; EYDOUX L., 1996, Politiques d’emploi et régionalisation en Espagne (1980-1995) – L’implication régionale dans la Communauté autonome de Murcie, mémoire de DEA. 6- Ces mesures furent intitulées : Régularisation des activités productives. Travaux et documents 7- Cette entente est signée le 21 avril 1997 entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec. Elle établit les principes de l’entente visant la mise en œuvre des mesures actives d’emploi du Québec financées à même le Compte d’assurance-emploi. (MES, 1997, Entente de principe Canada-Québec relative au marché du travail). 8- Une première approche plus “positiviste” partait de la lecture des documents législatifs et des premiers bilans nationaux et régionaux pour obtenir une évaluation des actions régionales et locales dans la Région de Québec. L’approche constructiviste n’introduit pas de distance à l’objet d’étude. La réalité objective n’existe pas. Dans cette optique, il y a de réalités autant qu’il y a d’individus. La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec Cette adaptation des directives nationales est aussi liée à De fait, on peut se demander si la décentralisation mise la façon dont les prestataires vont considérer et intégrer ces programmes publics. Ce deuxième point est partielle- en route au Québec à partir de 1998 n’a pas favorisé a contrario une re-centralisation des compétences à l’échelon ment abordé dans la thèse: les données étaient trop national québécois, au détriment des régions et du niveau récentes pour fournir des résultats constants et fiables, car les programmes d’emploi mis en place par la décentralisa- local représenté par les Municipalités régionales de comté (MRC). Les instances québécoises ont affirmé leur rôle sur tion démarraient à peine lors de nos recherches sur le ter- l’espace québécois en le consacrant en tant que nation, au rain, en 1998. Par rapport aux précédentes recherches, notre thèse détriment des régionalismes naissants. Mais nos recherches ont aussi montré que les acteurs part du principe selon lequel la structure d’un État fédéral locaux, du fait de leur dynamisme, de leur volonté et – si l’on apporte de larges potentialités pour l’État fédéré, par la décentralisation et la mise en œuvre de démarches adap- peut dire – de leur optimisme, ont su prendre partie des restes de pouvoir qui leur étaient accordés. Cette vitalité tées au marché local de l’emploi. En effet, les compé- tient à la société québécoise: la communauté locale est tences acquises par les États fédérés, en comparaison des régions françaises ou des autonomías espagnoles, animée par un esprit de solidarité et le consensus social est à la base des décisions locales. Ainsi les décisions munici- permettent une adaptation “idéale” des politiques et des pratiques au territoire. Les résultats ont été à l’encontre de ce postulat. Une pales intègrent le principe de démocratie participative: les citoyens sont consultés pour les principales orientations. L’esprit d’initiative québécois est à la base des démarches difficulté dans le choix de l’échelle du territoire d’étude a eu une portée essentielle sur la valeur des résultats: l’étude originales entreprises en matière de politique de l’emploi locale: des foires pour l’emploi, des tables ou forums sur les des “régions” et du régionalisme est, au Canada, usuellement pratiquée à l’échelle des provinces canadiennes, dont la superficie dépasse largement celle d’un pays euro- filières de métiers (couture, haute-technologie…), des stages de formation en milieu rural ont été organisés et ont favorisé l’adéquation entre l’offre et la demande de travail. Ces opéra- péen. Nous avons préféré retenir pour terrain d’étude celui d’une région administrative québécoise – en l’occurrence la région de Québec –, dont la superficie se rapproche plus tions de promotion ont participé à la dynamisation du marché local de l’emploi, notamment dans la ville de Québec et dans la Communauté urbaine de Québec. de la taille des régions françaises. Or, s’il y a eu une décentralisation des compétences en matière d’emploi, de l’État fédéral canadien vers la province du Québec 9, la décentralisation à l’intérieur de la province vers les régions québécoises reste de forme: les La coalition usuelle des organismes et des politiques privés et publics au niveau local évite une approche divisée du marché du travail, avec d’une part des démarches libé- principales décisions sont prises au niveau ministériel et leurs applications laissent peu de marges de manœuvre aux acteurs régionaux et locaux. Seules les enveloppes budgétaires, maintenant gérées au niveau local – dans les centres locaux d’emploi (CLE) et les centres locaux de développement (CLD) 10 - permettent des alternatives pour les acteurs locaux. Comparativement, en France, les acteurs régionaux demeurent les principaux gestionnaires des fonds. Mais le montant des fonds alloués aux CLE et aux CLD reste insuffisant : pour le développement d’initiatives autonomes, le recours à la Région est indispensable. 9- La province du Québec organise désormais ses propres politiques et dispose d’un ministère de l’emploi autonome. 10- Services publics et parapublics de proximité en matière de soutien à l’emploi (CLE) et au développement économique (CLD). 91 rales tournées vers le marché et la concurrence, et d’autre part des démarches publiques orientées vers la régulation du marché du travail par l’instauration de politiques sociales. Cependant, ces visées communes tendent à orienter les procédés vers des programmes de formation et d’emploi d’excellence, risquant de laisser de côté les publics les plus marginalisés vis-à-vis du marché du travail. Un autre constat au Québec, à l’instar des pays européens étudiés, montre une inégalité des chances pour les populations urbaines et périurbaines d’une part, et pour les populations issues du milieu rural d’autre part: pour ces dernières, les infrastructures demeurent inadaptées, avec un seul service public d’emploi par MRC et l’insuffisance des organismes-relais pour la mise en place de programmes d’insertion et de formation des chômeurs11. La sur-concentration des services publics et des orga11- Ces faits ont déjà été constatés par R. Séchet dans le cas de l’Ille-et-Vilaine (SÉCHET R., 2000). N° 17, mars 2002 E E SO O 92 La décentralisation des politiques de l’emploi. L’exemple de la région de Québec nismes privés en milieu urbain pénalise des populations loppement communautaire les institutions publiques et les déjà à l’écart des centres dynamiques; et le recours aux instances privées favorisé par les politiques québécoises institutions privées, dans le but de limiter les investissements publics, pourrait nuire aux populations déjà exclues tendrait à aggraver le phénomène d’inéquité et l’agglomé- des réseaux de la mondialisation et aggraver les disparités ration urbaine des aides. En ce sens, l’instauration de politiques décentralisées locales en pérennisant des “poches de pauvreté”. et leur association aux pratiques de développement communautaire 12 mériteraient une réflexion préalable sur leur impact en terme de rééquilibrage social et territorial, afin notamment de s’assurer de la possibilité de déconcentrer l’influence des actions en dehors des principaux centres urbains. Au Québec, la mise en place de structures d’aide aux jeunes entrepreneurs accessibles aussi en milieu rural est une expérience bénéfique 13. Mais cette démarche dépend peu de la nature des institutions politiques (État unitaire ou fédéral) ou du degré de décentralisation: des mesures similaires ont été développées en Espagne, dans la région de Murcie. Bibliographie • EYDOUX Laurence (2001), La décentralisation des poli- Concernant les politiques d’emploi, la décentralisation n’a pas atteint ses objectifs premiers: l’atténuation des disparités sociales et territoriales et la prise en charge par les tiques de l’emploi – l’exemple de la Région de Québec, dir. populations locales de leur développement économique et • EYDOUX Laurence (1996), Politiques d’emploi et régionali- social. L’impact des mesures de décentralisation peut être atténué s’il n’existe pas une culture locale de développe- sation en Espagne (1980-1995) – L’implication régionale ment et une mobilisation des populations locales. Mais la en Géographie sociale, Rennes II, 181 p. prise en charge par les populations locales de leur propre développement (empowerment) nécessite aussi une • EYDOUX Laurence (1995), Chômage de longue durée et réflexion objective des acteurs locaux, notamment les agents responsables des programmes d’emploi, sur la façon d’engager les démarches et sur l’impact des initia- dans la région de Rennes, mémoire de Maîtrise en Géogra- tives. Les résultats des entretiens réalisés au Québec montrent une progressive prise de conscience des acteurs • MES (1997), Entente de principe Canada Québec relative au de leurs responsabilités, facteur essentiel de la réussite des politiques locales. Cette responsabilisation permet de modifier la place des acteurs locaux: ils ne sont plus de simples gestionnaires des décisions de l’État. La disponibilité de fonds financiers et la façon dont les pouvoirs publics décident de les attribuer conditionnent les possibilités d’intervention des responsables locaux et leur prise en considération des réalités locales. En ce sens, le choix d’associer sous couvert d’une démarche de déve- de l’Emploi et de la Solidarité du Québec: mess. gouv. qc. ca). par R. Séchet, Université de Haute-Bretagne – Rennes II, thèse de doctorat, Rennes, 983 p. dans la Communauté autonome de Murcie, mémoire de DEA mesures d’insertion, Une étude du contrat emploi-solidarité phie-Aménagement, option Géographie sociale, Rennes, 167 p. marché du travail, 21 avril 1997, 15 p. (site internet du Ministère • NIOCHE Jean-Pierre, POINSARD Robert, LE PORS Anicet et alii (1984), L’évaluation des politiques publiques, Paris, Economica, 299 p. • SCHMID Günter (1995), “Is full employment still possible? Transitional labour market as a new strategy of labour market policy.”, in Economic and industrial Democracy, pp. 429-456. • SÉCHET Raymonde (2000), “Politiques d’emploi et territoires” (Employment policies and territories), Bulletin de l’Association des géographes français, n° 3, pp. 238-251. 12- Terme qui désigne le développement local au Québec, plus centré sur la dynamisation du milieu par les populations locales et le rééquilibrage social et territorial que sur le seul développement économique. 13- Ces structures demeurent cependant encore faiblement usitées, aussi les retombées sont minimes pour le milieu rural. Travaux et documents • WACHTER Serge (1989), “L’impact régional et local des politiques de l’emploi. L’exemple du plan d’insertion des jeunes”, in Politiques publiques et territoriales, ed. L’Harmattan, coll. Logiques sociales.