JE » - MOI QUI OUBLIE LES MOTS

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JE » - MOI QUI OUBLIE LES MOTS
Q
UI SUIS-JE - OU PLUTÔT QUI EST
« JE » - MOI QUI OUBLIE LES MOTS ?
La conversation s’écoule, paisible, au-dessus de la toile
cirée baignée de lumière rouge. La fraîcheur assagit les
bêtes et apaise les peaux fatiguées. Au loin, la rivière
souligne de verdure une colline jaunie, se courbe, puis
s’élargit au détour d’un champ. Quelques pierres
affleurent, d’autres roulent sur le fond sablonneux. La
rivière murmure.
C’est d’abord un mot qui refuse de se laisser entraîner
par le flux, un mot qui se dissimule entre deux dents
blanches, rochers à fleur de sourire. Le mot gesticule,
crache, se hérisse, pique les gencives, comme l’éraflure
d’aubépine sur le bras nu du baigneur. La source n’est
point tarie, les mots viennent sourdre, vifs et frais, et
contournent les dents blanches où se débat le noyé.
Balloté au gré des courants, celui-ci est roulé par les flots,
disparaît, renoue avec la surface, suffoque. Une syllabe se
découvre, puis une seconde, à nouveau happée par le
bouillonnement de la rivière. La forme du mot, sa
longueur, sa sonorité, tout est devinette à travers le
remous agité.
En face, la femme attablée, aux mains noueuses et
déformées, détourne les yeux. Voir un homme se
débattre avec sa mémoire, avec sa vieillesse, l’attriste,
l’effraie aussi. La voix devant elle s’altère ; plus aiguë, elle
se fait moins affirmative. Le débit s’accélère, la gorge se
serre – la femme l’entend à la manière dont les mots
sortent de la bouche. « Je n’ai pas pu écrire hier, ni la lettre
de réclamation de madame Dupuy, ni la biographie de
monsieur Jean, ni l’article sur les truites arc-en-ciel… Je
ne peux plus travailler : je n’ai plus de mots. Et puis, cette
maison d’édition, qui publie des textes américains, sur les
grands espaces : tu vois ? Je ne retrouve même plus son
nom… Dalmertier ? Gesmalien ? »
Le pêcheur à la mouche le sait bien : tromper
l’adversaire en faisant obstacle au débit de l’eau ne suffit
pas, il faut apprendre la patience, pratiquer l’attente.
Épuiser les forces de l’ennemi, détourner l’attention.
Tenter de résumer : nom propre, majuscule. Essayer
d’apercevoir au travers du bouillonnement : quatre
syllabes articulées qui ondoient, une nageoire brillante à
la sonorité sourde comme un moteur, qui tente de
propulser le mot au-dessus de la barrière des dents.
Lorsque le mot luit dans les eaux tumultueuses, il semble
à portée de ligne, à portée de parole, sur le point d’être
enfin expulsé ; mais le mot s’enfuit et, en un éclair,
retourne dans les profondeurs du cerveau, faites d’algues
et de vase.
L’homme a cette capacité étonnante, dont le
mécanisme reste obscur, de pouvoir estimer ses chances
de réussite, de dire avec précision s’il retrouvera le mot –
et dans quel délai. C’est étrange : comment être si sûr de
savoir quelque chose alors même que l'on est
temporairement incapable de s'en souvenir ? Le pêcheur
n’a pas dit son dernier mot, lève sa canne, fait glisser la
soie face à lui, pousse la pointe de la canne en avant, lance
la soie, baisse la pointe de la canne – lancer roulé mille
fois répété. Sa mouche vole au-dessus des eaux, épouse
les courants d’air, charme le flot de la rivière, effleure
quelques écailles, remonte le long de l’arête dorsale,
rassure la nageoire hésitante. Tout est séduction en reflets
de soleil, tentatives d’apprivoisement.
La femme aussi le sait, seule compte la confiance. Sa
main effleure les doigts de l’homme. La toile cirée colle
un peu sous la paume, tiède et familière. La lumière du
soir souligne la beauté de ce visage dévasté par les rides
et l’anxiété. Le médecin les a pourtant rassurés : « Ce
phénomène de mot sur le bout de la langue touche tout
le monde, il survient en moyenne une fois par semaine.
Le problème est qu’il est associé de manière abusive à la
maladie d’Alzheimer par les personnes âgées, qui
s’affolent devant cet oubli pourtant banal. Du coup, elles
perdent confiance et se croient incapables de retrouver le
mot qui leur échappe. Vos examens sont formels, vous
n’êtes pas atteint de la maladie d’Alzheimer, votre
mémoire à court terme est excellente – les tests le
prouvent. Si cela peut vous rassurer, tenez un journal de
bord : notez les mots qui vous échappent, ceux qui
reviennent, dans quel délai et à quelle occasion ; notez les
pistes pour les retrouver. Amusez-vous à les trier, à
retrouver des points communs, vous découvrirez peutêtre des indices sur le fonctionnement de votre mémoire.
Vous, l’écrivain public, vous devez déjà connaître ce
genre d’exercice, non ? » L’homme tressaille. Ses carnets
sont vides depuis longtemps. Comment travailler en
l’absence de matériau ?
L’assèchement d’une rivière est dû à l’absence de
précipitations, au détournement d’un cours d’eau en
amont, à l’arrosage intensif des hommes ou à la colère des
dieux. Le débit de la rivière se tarit, les poissons
s’enfoncent dans la vase pour échapper à l’eau bourbeuse
et polluée. Le pêcheur se tient debout, l’eau noire lèche
ses semelles, sa vie n’a plus de sens. L’homme âgé se tient
là, immobile, effrayé. Il attend le retour de l’eau, du flux
salvateur, le retour de sa mémoire et de ses souvenirs, il
attend les mots. Le docteur lui a dit et répété : chercher
ses mots est une activité normale chez tout locuteur.
L’homme secoue la tête.
La lumière rouge faiblit, les ombres s’installent dans la
cuisine. Que manque-t-il dans mon cerveau, ressasse
l’homme angoissé : un nanomètre de synapse, quelques
microns entre deux neurones ? Pourquoi ces absences,
ces oublis, tous ces « blancs » dans ma tête ? Il doit me
manquer une case. Une case profonde comme un tiroir
de morgue – avec plusieurs mots, ou bien plusieurs sons ?
Des cases de mots triés par sonorité, par taille, par date
d’enregistrement, par contexte, formant un mur de
rangement au fond de ma cervelle ? Des cases empilées,
suspendues, alignées ? Des cases coulissantes avec
système de frein à la fermeture, revêtement antirouille et
double-fond dont je n’ai pas compris le mécanisme ?
Mon corps m’échappe encore, après soixante-dix ans de
vie commune…
Le pêcheur est rentré bredouille, la tête pleine du
murmure du vent dans les feuillages. Il a longé la rive,
contourné les massifs d’aubépine et la menthe odorante,
enjambé les couvées et les nids, redressé la barrière
affaissée, apaisé les bêtes à cornes du champ, panier vide
en bandoulière sous la canne repliée. Les bêtes attendent,
sagement regroupées près du chemin qui mène à l’étable.
Le pêcheur les appelle, une par une. L’image du poisson
n’est jamais loin de ses pensées. Il revoit avec précision
sa forme, ses courbes, ses couleurs ; la pulpe de ses doigts
croit se souvenir de la viscosité de son corps. L’illusion
est telle qu’il s’essuie régulièrement les mains sur le tissu
rêche de son pantalon ou l’encolure tiède de ses bêtes –
en vain. Le scintillement de l’eau persiste derrière ses
paupières, comme l’appel d’un phare.
C’est le mot qui l’a réveillé au milieu de la nuit, en
sursaut. C’est le mot en tant que sonorité, le cri du mot
qui l’a tiré de son sommeil. « Gallmeister » – maison
d’édition du nom de son fondateur, Oliver Gallmeister,
passionné de littérature américaine et de pêche à la
mouche. Gallmeister hurle, avec son goût de terre sèche
et de poussière rouge. Le vieux est content, le voilà
rassuré : il n’est pas sourd, et en plus, il a toute sa tête.
Gallmeister, Gallmeister, Gallmeister, voilà à quoi tient sa
vie : onze lettres pour un royaume, des syllabes qui
brament et une confiance retrouvée. Un grand vent
souffle sur son cerveau, flux d’endomorphines, bouffées
de bonheur ; soulagement. Avec le retour du mot, les
neurones se remettent en marche et expulsent de façon
chaotique des lambeaux de souvenirs : odeur du figuier,
photographie en noir et blanc, voix de sa mère, miettes
de pain sur la langue. Le vieux gémit et psalmodie
Gallmeister, Gallmeister, Gallmeister. Le rythme du mot
l’apaise, il s’endort, heureux, bercé.
Le pêcheur se tourne et se retourne dans son sommeil.
La carpe passe et repasse devant lui, à portée de main ;
brille de mille feux. La danse de ces deux corps est en
parfaite harmonie. Le lit est secoué par les vagues. La lune
éclaire le drap, grève de sable blanc où se poursuivent les
rêves du jour – les mots ne leur sont pas nécessaires.
Olivia Dupuy

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