L`homme et/ou l`œuvre Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, de

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L`homme et/ou l`œuvre Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, de
L’homme et/ou l’œuvre
Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni,
de Fernando García
François Delprat
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
L
a biographie, développée à travers les siècles comme un genre adaptable à
des conceptions et des fonctions très diverses, changeantes et polymorphes,
accentue au xixe siècle l’intérêt pour l’individu en soi. Au xxe siècle des variations s’attachent à saisir une œuvre et son créateur dans le vaste mouvement de
la culture de son temps, prétendant parfois même à une vision prophétique en
construisant un contexte historique qui revêt la vie d’une personne et ses travaux
ou réalisations d’une portée à long terme. Ces biographes semblent ne pas craindre
les contradictions que rencontre quiconque tente de recréer l’expérience propre à
une personne, dans un contexte du passé, tout en considérant l’un et l’autre sous
l’angle de la postérité. C’est ainsi que la vie du peintre Antonio Berni pourra se
structurer selon une chronologie d’histoire d’une vie : naissance, enfance, formation, développement et avatars de sa personnalité d’artiste, âge adulte et mort, où
dès le départ l’idée de personnalité artistique met en jeu des facteurs personnels
et des influences et des données contextuelles et des péripéties imprévues. Cette
démarche pourra également marquer la distance propre à l’historien qui ne saurait
concevoir un destin individuel sans l’inscrire dans les repères de l’histoire, tour
à tour politiques, sociaux, économiques, culturels, et, de manière plus ou moins
explicite, prendre en charge les différentes dimensions de la présentation de la
personne : vision objective, exploration d’une subjectivité, expression intime par
moments. Le besoin de rendre compte de l’ensemble de l’œuvre picturale rend la
biographie plus complexe encore, vision d’une œuvre selon la perception en différents temps et qui tienne compte des facteurs de réception sans cesse changeants.
Les actions de chacun des partenaires rencontrés par Berni sont vues en fonction
de ce que le biographe est parvenu à documenter mais aussi dans une intention :
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modifier la vision que le public va devoir retenir aujourd’hui d’une œuvre qui,
inévitablement, occupe le premier plan et renvoie la personne du peintre, son
créateur, à l’état de simple facteur originel. La biographie peut-elle empêcher cet
effacement de la personne derrière l’œuvre ?
La problématique rencontrée par le biographe touche à la fois à la personne
dans sa dimension existentielle, aux composantes de sa vie privée et à sa façon
de s’inscrire dans le mouvement de l’histoire. L’écriture pose aussi la question de
l’auteur de la biographie dont la présence est tantôt masquée, tantôt vigoureusement affirmée.
C’est sous ces divers angles qu’il faut suivre la démarche de Fernando García
dans la biographie consacrée au peintre argentin Antonio Berni. D’abord quelles
ressources permettent de connaître l’homme et son œuvre : la collecte des faits
saillants de sa vie, un point qui englobe aussi une grande vision panoramique
de son œuvre ; puis comment le livre répond à un besoin de les faire connaître,
compte tenu de ce que l’on y décèle de l’horizon d’attente actuel ; et enfin la
variété des formes de discours : énonciation et distance par rapport à l’homme
biographié et son œuvre, ainsi que la relation, ici très apparente, entre le témoin
écrivain et les témoignages sollicités.
Connaître Antonio Berni (Rosario, 1905 – Buenos Aires, 1981) : enquête
Les catalogues des expositions de 2005 et de 2006 montrent que le travail de
Fernando García sur la biographie d’Antonio Berni s’inscrit dans une ligne particulièrement active de mise en valeur de la peinture argentine contemporaine.
Le journaliste auteur du livre a d’ailleurs participé à la rédaction des catalogues.
J’incline à considérer que le livre lui-même est une des manifestations lancées par
divers partenaires animateurs de la vie culturelle à l’occasion du centenaire de
la naissance d’Antonio Berni, afin de réactiver une consécration institutionnelle
déjà largement commencée du vivant du peintre, comme le montrent les expositions et les récompenses en Argentine entre 1960 et 1980 et les expositions à
l’étranger. Sa vie et son œuvre ont pris un sens d’art engagé, comme l’ont montré
les hommages du public lors de sa mort en 1981 ; ils ont revêtu une signification
particulière, puisqu’il était considéré comme lié à la gauche intellectuelle et artistique (proche du Parti Communiste) en des années où l’Argentine vivait la terrible
répression des Juntes militaires (1976-1983). Aussi le contexte politique et social
de l’Argentine du xxe siècle et de grands événements et de grands mouvements
de l’histoire sociale et politique vont-ils entourer ce qui ne tarde pas à se donner
comme une histoire de l’art vue à travers un artiste.
Les sources nombreuses repérées par la bibliographie comportent encore
nombre de catalogues de ces expositions et surtout des publications dans la presse,
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principalement en Argentine, ainsi que quelques opuscules consacrés à la vie et
l’œuvre du peintre, comme un ouvrage de Roger Plá, Berni (Buenos Aires, Losada,
1945), un autre du peintre Emilio Petorruti, Un pintor ante el espejo, (Buenos Aires,
Solar/Hachette, 1968). Plusieurs livres sont souvent cités, comme celui de Rafael
Squirru, Berni (estudio crítico-biográfico) (Buenos Aires, Dead Weigt, 1975), les
entretiens avec le peintre publiés à l’occasion de l’exposition de 1976 (J. Viñals,
Berni. Palabra e imagen, Buenos Aires, Galería Imagen, 1976), repris, avec d’autres
interviews du peintre et des essais et des lettres dans un très utile recueil, Antonio
Berni: escritos y papeles privados (Buenos Aires, Temas, 1999). Les notes de la
biographie montrent la fréquence des emprunts à ces documents dont la plupart
font état d’une information directe auprès du peintre et d’une connaissance de
ses faits et gestes grâce à la proximité de leurs auteurs et au suivi de la réalisation des tableaux et parfois même de la fortune plus ou moins favorable qui les a
accompagnés.
Fernando García s’est appliqué à rencontrer le plus grand nombre possible de
contemporains de Berni susceptibles de lui parler du peintre. La grande longévité de celui-ci a fait que des amis et compagnons de sa carrière d’artiste sont
morts avant lui, comme Lino Enea Spilimbergo, ami le plus proche tant dans les
étapes successives des choix de la création picturale que dans les actions dans
le milieu de l’art et dans les groupes militants d’action culturelle, sociale et politique. Les artistes de la génération suivante ont été mis à contribution, ceux qui
se déclaraient influencés par Berni et ses compagnons, quelques disciples déclarés
ou proches collaborateurs comme Carlos Alonso qui gardait de ses années de
jeunesse des documents, photos et tableaux. De nombreux détails sur l’art et la
personnalité de Berni ont été retranscrits d’après des entretiens directs avec des
peintres qui ont été les assistants de Berni dans son atelier, soit à Buenos Aires,
soit à Paris, parfois passant d’un côté à l’autre de l’Atlantique, comme Alejandro
Marcos, Kulianos et d’autres.
Les témoignages écrits ou enregistrés viennent avant tout de la famille de
Berni : des cousins et neveux de Rosario pour les années de son enfance et de
sa jeunesse dans la Province de Santa Fe où il était né, d’un père descendant de
parents immigrants piémontais, tailleur de son métier à Rosario et marié à une
fille de cultivateurs moyens propriétaires à la Chacra de Roldán. Puis sa fille Lily
Berni (née de son mariage en 1927 avec la sculptrice française Paule Cazenave)
et son fils José Antonio Berni, né de son deuxième mariage, avec Nélida Gerino.
Les nombreux emprunts à leurs souvenirs enregistrés au cours de divers entretiens
occupent une place d’autant plus significative que chacun a été le témoin de
périodes différentes dans la création du peintre et aussi que, devenus héritiers du
peintre, ils étaient fort bien informés de la destinée des tableaux, en particulier
de ceux qui n’étaient pas entre les mains de particuliers et que les marchands de
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tableaux et les musées se disputaient. Leurs témoignages sont particulièrement
importants pour construire une image de la vie privée de l’artiste, tous les petits
côtés d’un grand personnage, absorbé par l’art et la « vie d’artiste », moins attentif
à ses enfants que ceux-ci ne l’auraient voulu. Les très nombreux amis qui ont été
sollicités n’ont pas tous apporté autant de connaissance à la vie de Berni, mais ils
ont donné des précisions sur les relations de Berni avec le milieu social et le milieu
politique, en particulier à partir de 1962, quand son Premier Prix de la Biennale
de Venise (catégorie Gravure) voit monter l’étoile du succès dans le milieu des
marchands de tableaux et de leurs acheteurs plus ou moins fortunés, d’abord en
Argentine, puis à Paris et dans d’autres grandes villes du monde.
Trois témoins occupent une place éminente dans les chapitres consacrés à
cette étape du succès qui dure jusqu’à la mort du peintre : ce sont les femmes qui
se sont succédé dans la passion amoureuse du peintre. D’abord les deux épouses,
qui ont assumé la plus grande part de l’administration de la vie matérielle, notamment la destinée commerciale des tableaux et objets sortis de l’atelier de Berni
(la seconde surtout, par son appartenance à une famille riche de Buenos Aires).
Puis Silvina Victoria, appelée Sunula par ses proches, la compagne de Berni durant
quinze ans, Marta Eguren, une passion de quelques mois, et enfin l’avocate dont
le journaliste ne dévoile pas l’identité et qui, apparue dans la vie personnelle de
Berni dans ses dernières années, est désignée comme Graciela Amor dans la correspondance et les poèmes et dessins que le peintre signe du pseudonyme Antón
Perulero, en un jeu d’aventure amoureuse. Regroupées ainsi, ces quelques sources
très explicitement installées dans le récit montrent que la biographie passe du
document à l’illusion romanesque, à la manière d’un « Berni et les femmes » dans
la grande tradition des biographies à diffusion commerciale.
Des amis peintres à Buenos Aires, encore vivants et en état de répondre à des
questionnaires, ont insisté sur les enseignements de la peinture de Berni. Certains
n’ont été que brièvement ou épisodiquement en contact avec lui : plusieurs
peintres argentins à Paris, ceux de la génération suivante comme Julio Le Parc et
Luis Felipe Noé. À leurs débuts, ils ont bénéficié de l’amitié de Berni qui avait installé un atelier à Paris à partir de 1963, grâce à l’argent de son prix à la Biennale
de Venise, un ancien local de menuiserie Cité Prost, dans le 11e arrondissement,
et qui était devenu un lieu de convergence des artistes latino-américains à Paris ;
peintres, musiciens, danseurs s’y retrouvaient, certains s’y établissant parfois à
l’invitation du maître de céans pour abriter leurs créations ou répéter.
Enfin des témoignages des dernières années de la vie de Berni sont obtenus
de l’un de ses amis proches, le dentiste Cánepa, connaisseur en peinture et très
au courant des tractations entre le peintre et les propriétaires de galeries, tout
comme Graciela Amor et Lily Berni. C’est par ces trois témoignages que sont le
mieux éclairées les circonstances matérielles d’élaboration des œuvres et que sont
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évoquées bien des expositions dans des galeries et des musées. Sa fille et sa dernière amie, en particulier, donnent des indications nombreuses sur le partage des
tableaux et leur localisation dans des collections en Argentine (Museo de Bellas
Artes, et acquisition tardive par Constantini et Fortabat), en France (Musée d’Art
Moderne de la Ville de Paris), en Suisse (Collection de la Fabuloserie des époux
Bourdonnais, à Lausanne) et aux États-Unis (MoMa) ; ainsi se renforce la fonction
documentaire du livre.
L’accumulation de tous les documents, les témoignages enregistrés, les articles,
les lettres, les extraits de livres construisent une chronologie et l’habillent d’une
multitude de faits et de souvenirs vécus qui attestent la vérité de cette biographie développée comme une chronologie existentielle et comme une chronologie
esthétique. L’œuvre occupe aussi le niveau du présent de l’écriture et celui de
la lecture, elle est visible pour celui qui veut bien prendre la peine de visiter les
différents endroits. Les lieux sont tous représentatifs d’étapes de la vie du peintre,
mais ils ne sont pas tous aisés d’accès, certains même complètement oubliés ou
inconnus, comme ce mur de l’ancienne Cité Prost où ce qu’on croit être des graffitis actuels se révèle être des inscriptions plaisantes des amis de Berni, et surtout
comme les vastes pièces de l’atelier que Berni s’était fait construire à Caballito
(Lezica y Rawson) et que José Antonio Berni, son héritier, a loué à une société de
tissage et de couture. Tout se passe comme si les témoignages écrits et les enregistrements de tant de contemporains de l’artiste ne devaient leur vérité qu’à la
vérification par le journaliste qui les réinvestit de leur sens par la superposition
des images et donne un deuxième fil conducteur à son récit, plus indépendant de
la chronologie de la vie et de l’œuvre, celui de son enquête qui devient quête de la
vérité d’une époque et d’un homme. Les lettres, les reproductions de l’œuvre artistique et les photos de scènes échelonnées de l’enfance à la semaine de son décès
accréditent bel et bien cette réalité. Cet approfondissement de la connaissance
s’adresse à un public épris d’art, il se revêt d’actualité par la contemplation des
tableaux, des peintures murales, des gravures et des objets artistiques confectionnés par Berni, ce que le public est invité à voir dans les musées et lors des expositions d’œuvres détenues par des particuliers. Nous pourrions ici paraphraser ce
qu’écrit Michel Maillard à propos de la vérité dans la biographie (Maillard, 2000 :
115) : la vérité extérieure vient attester la vérité intérieure dont la démonstration
pourrait être sujette à caution, même quand elle recourt à des sources directes
comme des écrits et des réflexions de la personne.
Faire connaître (l’homme par son œuvre et réciproquement)
Les planches en couleurs hors texte placées au début et à la fin du livre encadrent véritablement cette biographie qui associe le regard à l’écriture dès le titre
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Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni. La couverture est une photo des dernières
années de Berni, cheveux longs et favoris, chapeau mou et chemisette à motif
d’ocelles ; une vingtaine de photos et des fac-similés de lettres apportent un indispensable complément à un public accoutumé au documentaire. Les reproductions
de tableaux regroupées en deux planches hors texte sont reprises successivement
en tête des treize chapitres, chacun significativement intitulé d’après cette image
(en noir et blanc, pour des raisons d’économie sans doute) et accompagné d’un
court texte extrait de l’un des témoignages : image et son.
L’axe rétrospectif du livre doit beaucoup aux entretiens donnés au biographe
par Graciela, l’amie des dernières années de Berni (amitié platonique d’après elle),
avocate de Berni et l’une des mieux informées des tours et détours des acquisitions de ses œuvres et du rôle des galeries et des collectionneurs à la mort de
l’artiste. Elle est aussi une des proches des héritiers : la fille Lily et le fils José
Antonio. C’est elle qui est représentée dans plusieurs tableaux de ces dernières
années, elle le nu à l’environnement onirique en tête du premier chapitre : grand
corps blafard horizontal sur une plage, avec mer d’un bleu nuancé de vert et ciel
d’un bleu profond barré de noir où un avion vole vers une lune à lumière d’argent.
Resté inachevé, le tableau semble fusionner plusieurs des étapes de l’esthétique
de Berni tout en s’écartant de ses thèmes les plus constants. Il appartient en
même temps à sa ligne très nourrie des portraits.
Sa place au premier chapitre souligne l’usage narratif des notes de travail
d’un écrivain réaliste, faisant penser à une de ces « biographies populaires » où
le narrateur s’efface devant les scènes animées 1, mais le texte s’impose comme
une explication de tableau et donc aussi comme une biographie savante où la
projection de l’artiste lui-même dans le témoignage vient ajouter la compétence
au charme de la reconstitution à travers le temps.
Le tableau Álamos (1922), indicatif du talent précoce d’un Berni adolescent,
apparaît comme le signe du réalisme paysager, sous l’influence des impressionnistes. Il frappe par la beauté des proportions, l’art du dessin et la vibration des
couleurs appliquées à petites touches. Le texte fait remarquer que l’apprentissage
est déjà bien avancé pour un artiste en herbe qui n’a pas eu la possibilité d’aller
à une école des Beaux Arts, mais a été bien guidé, à Rosario, par un professeur
de dessin dont on ne sait que ce qu’en a raconté l’élève (un Italien, ami de son
père à Rosario), puis à la fabrique de vitraux Boixadera, où il devient l’apprenti
de deux maîtres catalans. C’est dans une Argentine qui a connu déjà plus d’une
crise de l’agriculture que s’est formé Antonio Berni, avec les à-coups de bonnes et
1 Michel Maillard distingue entre popularisation (biographie plus ou moins romancée) et biographie
scientifique appuyée sur la documentation dont il est fait étalage et qui garantit une vérité objective. Celle-ci englobe aussi les preuves de crédibilité des aperçus de l’univers subjectif du personnage
(Maillard, 2006 : 82, 83).
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mauvaises récoltes, dans la famille de la mère établie à la Chacra de Roldán depuis
des générations. Les premières marques de succès viennent de cet art réaliste que
certains, plus tard, lui reprocheront comme « manque d’imagination » ou « art
photographique », cherchant à l’enfermer dans la séparation qui s’affirme dès le
début du xxe siècle entre le figuratif et le non-figuratif.
Chaque chapitre combine le contexte artistique vécu par l’Argentine avec des
rappels de la grande évolution des expressions artistiques dans le monde occidental, tout en se plaçant dans le temps de la création de l’image qui le préside. C’est
un tableau de 1922 qui illustre le précoce talent, conformiste pour son temps, la
première exposition dans des salons d’exposition de Rosario a eu lieu en 1920.
D’autres expositions ont suivi, suscitant l’intérêt par le côté « enfant prodige »,
l’audace des couleurs, l’énergie du trait, et aboutissant à l’octroi d’une bourse du
Jockey-Club de Rosario pour l’envoyer en 1925 en Europe acquérir une formation.
La muerte acecha en cada esquina (1932) rassemble au chapitre III les souvenirs soudain élargis à l’Espagne (Madrid, Tolède, Grenade), à l’Italie (Rome,
Florence) et surtout à Paris. S’appliquant à restituer par les souvenirs du peintre
lui-même et par les données touchant à cette époque la discussion sans cesse
recommencée suscitée par le Mouvement dada, par les cubistes et dorénavant par
les surréalistes. Berni est un des audacieux membres d’un petit groupe d’Argentins
qui se rencontrent avec les autres jeunes artistes et écrivains à Montparnasse
(Badi, Butler, Basaldúa, Spillimbergo, Bigatti, Raquel Forner, Los muchachos de
París, dira-t-on plus tard à Buenos Aires pour les désigner, croyant expliquer leur
acharnement à bouleverser le conformisme esthétique des années 1930). Dans
les cafés (ceux-là vont à La Rotonde) et surtout dans les ateliers (celui d’André
Lothe, rue d’Odessa) et les académies (c’est à l’académie de la Grande Chaumière
qu’il a rencontré Paule Cazenave avec qui il se marie en 1927). Ces années sont
aussi celles d’une découverte des valeurs sociales de l’art qui forment l’essentiel
des arguments qui font éclater le mouvement surréaliste, la rupture entre Breton
et les communistes : les Argentins, Berni et Spillimbergo en particulier, se portent
aux côtés d’Aragon pour la révolution socialiste et marxiste, pour un réalisme
social. Cependant, dans les années suivantes, Berni peint plusieurs tableaux très
proches de l’onirisme surréaliste (c’est le cas du tableau mis en exergue de ce
chapitre, fondé sur un rêve récurrent du jeune peintre). L’accueil plutôt froid que
reçoivent ses tableaux et collages avant-gardistes de Paris, exposés à son retour
en Argentine en 1932, l’encouragent à garder dans les décennies suivantes sa
propre ligne inspirée d’un regard personnel sur la réalité nationale. Malgré une
adhésion de courte durée au Parti Communiste argentin, peu après son retour à
Rosario, il ne perd rien de ce qu’il a acquis au contact des créateurs d’avant-garde
et ne cessera de se démarquer du « réalisme socialiste » devenu officiel en Union
Soviétique, et pour plus de vingt ans, à partir du discours de Jdanov en 1934.
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Los primeros pasos (1937) est une scène d’intérieur où la petite Lily campe
une attitude de danseuse alors qu’au deuxième plan sa mère coud à la machine
et qu’au fond une porte ouvre sur un bleu d’azur profond. Dans la manière nouvelle de représentation de la réalité, la fantaisie l’emporte. Juxtaposant plusieurs
rétrospectives, selon le procédé d’inventaire et de témoignage qui structure l’ensemble du livre, ce quatrième chapitre précise le mode de vie du couple dans son
meublé de la rue Delambre, les doutes et les difficultés de la vie d’artiste, la naissance de Lily Berni, la veille de Noël 1930. Il donne une synthèse sommaire, mais
également documentée, des rapides changements de l’art, ainsi que de la pensée
et de la vie politique et sociale au changement de décennie, moment décisif de
la formation du jeune Berni, affirmation de sa liberté esthétique et aussi de son
engagement, comme pour mieux amener les grands thèmes du chapitre V. Un tel
condensé de chaque période se fait, inévitablement, aux dépens de la cohérence
du propos.
Manifestación (1934) place le cinquième chapitre sous la conjonction de deux
tensions. L’une personnelle, le sentiment d’inadaptation dans le milieu classe
moyenne travailleuse à Roldán et plus encore à San Lorenzo (la ferme de ses
cousins) ; l’autre argentine dans un contexte mondial de crise : le ralentissement
des exportations, la raréfaction de l’emploi, le chômage croissant, devenu dramatique dans les grandes villes et jusque dans les campagnes. L’année 1931, celle
de son retour, voit justement les premiers effets de la mise en place d’un gouvernement conservateur dont l’attitude face aux travailleurs est extrêmement
dure. Berni s’engage en tant qu’artiste, prend la tête de la Mutualidad Popular
de Estudiantes à Rosario, édite des affiches politiques, fait une peinture sociale,
dont Manifestación et Desocupados, deux grands formats sont les exemples les
plus connus. Les supports sont déjà des matériaux de récupération (toile des sacs
de sucre, faute de véritable toile à peindre), la arpillera fait une entrée remarquée
dans l’art.
Considéré comme peintre réaliste et engagé (García, 2005 : 94), il sera qualifié
de « compagnon de route » du Parti Communiste pour le restant de ses jours. Le
biographe met en parallèle des déclarations de Siqueiros, publiées en 1933, pour
donner un patronage prestigieux à cette nouvelle ligne de la peinture à Rosario.
Plus tard, c’est aussi l’élan donné par Siqueiros au muralisme qui apparaît comme
déclencheur du travail de groupes de peintres engagés, lancés dans la réalisation
de murs pour que l’art fasse partie de la vie du plus grand nombre, parle de la
vie et du travail, porte un message. C’est dans cette atmosphère que les chapitres suivants évoquent la maîtrise croissante de diverses formes d’expression
et de techniques nouvelles. Le chapitre VI introduit par un autoportrait montre
le début de la reconnaissance publique du peintre, l’installation à Buenos Aires
en 1936, l’obtention de prix, le meilleur succès de vente de ses tableaux, les sub-
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sides officiels, comme celui qui lui permet en 1942 de faire un voyage d’étude de
l’art latino-américain au Pérou, en Bolivie, en Équateur. Les autres facettes de la
biographie ne sont pas oubliées : les lettres de Berni à Paule Cazenave donnent
la touche personnelle, intime, en même temps que ses réactions à la rencontre
d’autres artistes et d’autres pays. Le chapitre VII (El amor) donne un survol des
tendances de l’art dans la ville de Buenos Aires, centrée sur l’atelier des muralistes
rassemblés par Spillimbergo et dont la réalisation collective la plus connue est la
coupole des Galerías Pacífico.
Au changement de relation affective (mariage avec Nélida Gerino en 1950,
à Mexico), Berni modifie aussi les conditions de son œuvre à laquelle il s’est
très exclusivement consacré : meilleure installation dans un atelier au fond de
la spacieuse résidence payée par le beau-père, entrée dans un cercle de grande
bourgeoisie, le biographe s’attache à juxtaposer l’effort du peintre pour appliquer
des conceptions sans cesse plus audacieuses. Il s’essaie à l’art informel, celui des
artistes qui justement lui reprochaient son réalisme (certains parlaient de son
« réalisme photographique », ce qui prête à rire quand on regarde les tableaux). Les
collages de jadis vont maintenant apparaître dans plusieurs séries, avec une part
de matériaux de récupération, et dans une esthétique d’art « naïf », des tableaux
et des gravures se succèdent dans une véritable trajectoire dite de « réalisme narratif », illustrée par Retrato de Juanito Laguna (chap. IX). Une deuxième trame narrative est déjà commencée aussi, celle de Ramona. Celle de Juanito Laguna avait
été retenue par un jury argentin pour concourir à la Biennale de Venise 1962 : des
gravures sur papier gaufré imitant les matières (bouts de bois, cartons, fragments
de plastique et de métal, des tableaux en collage). Le Prix obtenu lui donne la
reconnaissance internationale et l’incite à poursuivre plus encore dans la voie du
non-conformisme, à adopter des manières nouvelles apparues dans les arts plastiques, à se lier plus encore avec les mouvements contemporains. Le milieu des
cabarets lui est familier, il est l’ami de Piazzola, de Pugliese, celui de chanteurs
et chanteuses. Les thèmes de Ramona sont en rapport avec le milieu où a fleuri
le tango des années 1920 et 1930, mais près de deux générations plus tard c’est
toute sa réactivation par les intellectuels, les artistes et les compositeurs qu’il
remodèle dans cet art narratif : tableaux et collages, gravures (El casamiento de
Ramona, au chapitre X). À un moment où triomphent l’informel et le pop art, Berni
fait des « installations », il trouve un accueil dans de nombreux pays, en France où
il a un atelier depuis 1962, mais aussi à New York : il y est invité et peint le portrait érotique Chelsea-Hotel (chap. XI) 2 et une suite américaine représentée dans
2 Chelsea Hotel peint en style plus réaliste une Ramona très érotique dont Sunula a dit qu’elle était le
modèle (les photos du livre le confirment). À New York, le modeste Chelsea Hotel est devenu légendaire
parce qu’il était un rendez-vous hippie ; Dylan Thomas y est mort d’overdose.
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le volume par son Juanito going to the factory (chap. XII), dont les collages sont
faits avec des matériaux trouvés dans les poubelles (celles de New York).
Le chapitre XIII, introduit par Cristo en el garage, montre un Antonio Berni au
sommet de sa réputation qui le protège en partie contre la répression déchaînée
par la Junte et qui, quelques mois avant sa mort, a peint à Paris des tableaux
dénonçant la torture (La torturada, Paris, 1980) et à Buenos Aires de grandes
toiles pour la chapelle du Colegio las Heras, avec deux Christs crucifiés, l’un dans
le cadre d’un appartement, l’autre dans le cadre d’un garage, dont les contemporains disent qu’ils sont à mettre également dans le contexte de la violence de ce
temps, de même qu’une Madeleine habillée à la façon d’aujourd’hui (le modèle qui
a posé est son amie l’avocate). Le mystère du Sin título et le thème mystique de la
Madeleine de 1981 raccordent l’expérience vécue, au moment historique argentin,
à l’affectivité intime du peintre. La chronologie, restituée en même temps qu’elle
est détournée, repose sur la continuité de la naissance à la mort, mais elle est
contredite par l’obsession de l’instant créateur. Le lecteur doit se laisser guider
à travers l’œuvre picturale, et les objets et les installations sont inscrits dans
l’histoire par deux procédés qui peuvent le désarçonner : aux données de l’histoire objective se juxtaposent des facteurs intimes ; les données de la vie privée
chronologiquement ordonnées se croisent avec les informations et les nombreux
témoignages qui tentent de construire un tempérament de l’artiste et de dévoiler
les manifestations d’une imagination bouillonnante et de ses techniques si variées
mais qui peuvent coexister dans une même période. Le deuxième facteur est l’inscription de Berni dans l’histoire générale de l’art du monde occidental (Amérique
et Europe, y compris Europe de l’Est), livrée par bribes dans des chapitres qui
morcellent aussi les amours et la vie familiale et l’engagement personnel de l’artiste. Ces segments donnent un sentiment de vie désarticulée, galerie de tableaux
plutôt que destin individuel.
Raconter : biographie romanesque et biographie interprétative
Ce simple schéma des chapitres permet de souligner une conjonction : d’une
part prétention au document scientifique, collationnant des travaux bien connus
sur l’art, la vie politique et artistique de l’Argentine, d’autre part méthode d’enquête avec le repérage des témoins et leur enregistrement, la vérification sur
place, la visite des lieux en un pèlerinage qui est indispensable pour donner la
substance des déplacements dans le temps autant qu’à travers l’espace. Les analepses de chaque chapitre brisent la simple chronologie et relèvent de la technique narrative.
Celle-ci est assise sur plusieurs procédés tous englobés dans le suspens d’une
enquête, le mystère à demi révélé d’une œuvre très abondante et pourtant en
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grande partie ignorée du grand public et dont il n’existe pas de catalogue exhaustif. La propriété même de certaines de ces œuvres est d’ailleurs disputée comme le
montre l’étrange ex-cursus par lequel commence cette biographie : transcription
d’une partie de l’entretien avec Lily Berni où la fille du peintre raconte comment
un certain nombre des tableaux dont elle a hérité (la plus grande part de l’héritage)
a été détourné par un personnage qui prétendait l’aider à les vendre dans d’excellentes conditions. La merveilleuse image de sa créativité inépuisable suggère
l’universalité de son art, son œuvre le place au centre de toutes les évolutions de
l’art figuratif et même de l’art informel, de l’art géométrique et du pop art, en une
grande traversée des Beaux Arts du xxe siècle et des turbulences de la vie sociale
et politique. La conjonction de la biographie proprement dite avec le parcours
artistique donne à cette biographie le caractère de « biographie interprétative 3 ».
L’interprétation se fait à la lumière de l’histoire de l’art, et des circonstances de
l’histoire générale, de l’histoire nationale argentine et de la petite histoire locale
de la famille et de la personne de Berni. Elle fait état sans cesse des réactions des
contemporains et se dégage aussi de l’articulation ou désarticulation des données
proposées au lecteur dans la construction de chaque chapitre. À certains moments
le journaliste se lance dans une interprétation propre, notamment lorsqu’il évoque
une polémique et ne peut donc se contenter de céder la parole à d’autres. Il
défend Berni contre ceux qui l’ont accusé de faire un art politique, il en souligne
le caractère social et cite ses écrits sur l’art pour tous (García, 2005 : 173), ou
bien à plusieurs reprises montre que tout en restant l’ami du Parti Communiste
argentin, il gardait une grande indépendance d’esprit et de pratiques de son art
(García, 2005 : 182). Le peintre a été attaqué en Argentine pour ses amitiés avec
les communistes : hostilité des milieux officiels durant le péronisme ; attentat
contre la maison qu’il habitait avec sa femme Nélida Gerino en 1972, au temps de
la MANO, puis tentative d’attentat contre son atelier et l’appartement adjacent
où il vivait avec Sunula, en 1976, par la Triple A ; mais il a refusé de prendre part à
une exposition d’Hommage au Vietnam en 1966 (moment où le Mouvement de la
Paix développe ses campagnes contre la guerre qu’y mènent les États-Unis). Plus
tard, alors qu’il a obtenu de restaurer les peintures des Galerías Pacífico (grâce à la
campagne de défense de l’art organisée par l’avocate qui allait devenir son amie),
il est approché par Massera, l’un des membres de la Junte qui prétend préparer un
Parti Démocrate (García, 2005 : 392) 4. Projet sans lendemain, mais qui permet de
ranger l’artiste parmi les êtres d’exception.
3 Pour Michel Maillard (op. cit. : 91), est biographie interprétative celle qui analyse : « par exemple les
rapports de l’homme et de l’œuvre ».
4 Remerciements à María Oliveira-Cézar pour l’éclairage de la manœuvre de certains militaires : « En
1979, el almirante Massera, ya retirado de la Armada y de la Junta Militar, fundó el “Partido para la
Democracia Social”, cuyo órgano de difusión fue el periódico Convicción, primero quincenal y luego
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François Delprat
À diverses reprises le biographe se pose dans l’écriture en tant que personnage,
tantôt celui qui cherche et vérifie, tantôt comme interlocuteur des témoins et
parfois comme celui qui donne son impulsion au récit. Le déplacement du journaliste dans divers quartiers de Buenos Aires en 2004, mais aussi à Paris et à Rosario
et jusqu’au hameau de Roldán, donne l’occasion de courtes scènes qui campent
les interlocuteurs et leur relation de confiance ou d’amitié envers ce questionneur qu’est Fernando García. La recherche et la compréhension des documents
sont saisies en action (« el radar descubre », il s’agit d’une photo de la Chacra de
Roldán, de la dernière réunion de famille avant le départ de Berni pour Paris en
1925). D’autres passages sont tellement sous l’autorité du biographe qu’on a le
sentiment de rupture de ce pacte de lecture qui donnait la parole aux proches et
amis de Berni.
Escenas del capítulo anterior: Antonio Berni sufre un infarto que modifica su rutina de trabajo; incorpora por primera vez a un ayudante pago por horas… […] Dispóngase el mismo
clima —un living ornamentado, la cena cálida, el coleccionista, el artista, el cuadro— en
la intriga de un gran guiñol a la medida de Vincent Price. La cámara estaría tomando por
la espalda al artista con el coleccionista casi cayéndose del foco, apenas incluido en la
escena.
«Ese pintor ya no existe», diría el personaje con fatal gravedad […] (217)
La scène est fondée sur une anecdote de visite du collectionneur Lawrence qui
fait l’éloge d’un célèbre portrait peint par Berni, La mujer del sweater rojo (collection Watson à New York) ; elle ouvre la présentation de la série « Monstruos »
objets fabriqués en formes d’animaux étranges à partir de matériaux et objets
divers. Le récit emprunte le langage du scénario de cinéma (image et son) pour
donner vie par l’imagination à un grand changement dans les conceptions artistiques de Berni et dans ses techniques.
Enfin, la plus significative des interventions directes de Fernando García est
une trouvaille des derniers chapitres, son itinéraire vital et artistique se referme
en boucle : la dernière exposition réalisée par Berni avant sa mort a eu lieu en
octobre 1981, à Rosario, dans la ville où il avait exposé ses premiers tableaux et
dans un local du Jockey Club, l’institution qui lui avait donné cette bourse renouvelée plusieurs années pour se perfectionner à Paris, les dernières images suscitent
diario. Reclutó a precio de oro y con promesas de rápido desarrollo profesional a un grupo de periodistas provenientes de La Nación; La Prensa; La Opinión y Clarín, a los que les adjuntó varios marinos
retirados del Grupo de Tareas de la ESMA y media docena de secuestrados de la ESMA forzados a
trabajar para su proyecto político personal, quienes controlaban la “pertinencia y claridad” de la línea
políitica de los discursos que hacían y artículos que publicaban. Según los testimonios posteriores “no
era raro ver a los marinos y guardaespaldas circular armados” por las oficinas del partido y del periódico. Del 79 al 81, Massera multiplicó los contactos con los civiles que pensaba podrían incorporarse
a su “democrático” partido. Ese fue el contexto en el que habrá buscado a Antonio Berni, por su gran
notoriedad. »
Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, de Fernando García
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le rappel des premières. Le peintre alors personnifie la nation argentine, sa culture
et son histoire ; stylisation qui éclaire le titre :
Del pibe virtuoso que exploraba la vibración del paisaje, nada. Este Berni que gira por
las sedes norteñas del Jockey ya es una marca propia del siglo XX, ya es un paisaje en sí
mismo, ya es una forma estética de la trama humana conocida como República Argentina
y en eso, ya es una visión del mundo.
Los ojos.
Los ojos son los que permanecen, los ojos del tragatupis rosarino que no han dejado ni un
segundo de elastizarse para activar en clave de revolución permanente la máqina conocida
como «Nuevo Realismo». (García, 2005 : 434)
Conclusion sur la lecture
Malgré la présence auctoriale affirmée de Fernando García, ce n’est que très
épisodiquement qu’il se laisse emporter par le besoin de grandir sa biographie en
des formulations excessives. Le plaisir de la lecture est presque constamment préservé par la variété des emprunts à sa documentation et l’on peut même dire que
sa propre voix s’efface devant la scène à faire vivre. Par exemple le rendez-vous
avec Alejandro Marcos à Paris, un soir d’arrivée du beaujolais nouveau, pour visiter
ce qu’il reste de l’atelier de la Cité Prost. C’est alors le lecteur qui est, par le regard
de l’auteur, le témoin de la destruction de l’ensemble du bâtiment dont il ne reste
que quelques pans de murs, effet nostalgique d’un graffiti peut-être dans le plâtre.
Le récit, rassemblant des scènes savoureuses et pleines de sens autour d’un
tableau, donne une valeur actuelle à chaque chapitre, les témoignages ne sont
plus simplement les réponses au journaliste, ce sont les paroles adressées par un
proche du peintre au lecteur lui-même qui, trouvant tous les éléments indispensables à une identification avec l’enquêteur découvreur, ne peut que reprendre à
son compte l’enthousiasme que dégage le livre tout entier.
Le caractère romanesque se manifeste dans la capacité à donner vie à tant
de péripéties. La véracité est sans cesse confirmée par le style oralisé de très
nombreux et longs passages entre guillemets où l’on savoure aussi l’humour ou la
passion de chacun. Le vrai s’impose par le document : les lettres, les photos et les
extraits de livres, les plus longs sont soit des entretiens donnés par Berni soit des
écrits de Berni lui-même.
On ne peut manquer de penser à des expérimentations d’écriture romanesque :
le réalisme se voit reconnaître un primat à travers le témoignage et le regard des
personnages, incite à diversifier les formes offertes à l’imaginaire du lecteur, à
poursuivre la mémoire vivante et la mémoire écrite, et les œuvres d’art en tant
qu’image (rappel du mythe) et en tant qu’histoire. La littérature argentine en
connaît divers exemples, l’un des plus connus, et très discuté pour son apparente
disparité, est 62, modelo para armar, de Julio Cortázar. Comme ce roman, Los
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François Delprat
ojos, vida y pasión de Antonio Berni, prête aussi le flanc au reproche d’artifice de
construction des chapitres et d’incohérence des formes d’expressions. Et pourtant,
quelle extraordinaire et vivante représentation d’une œuvre et de son créateur !
Bibliographie utile
García, Fernando, 2005, Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, Buenos Aires, Planeta, 445 p.
Maillard, Michel, 2000, L’autobiographie et la biographie, Paris, Nathan, Coll. Balises – Genres et
mouvements, 128 p.
Varios Autores, Catálogo 2006, Berni y sus contemporáneos, Buenos Aires, exposición de 11 de
marzo a 16 de mayo de 2005, MALBA (Mueso de Arte Latinoamericano de Buenos Aires),
Colección Constantini, 203 p.
Id., Catálogo, 2005, Antonio Berni, Neuquén, exposición MNBA (Museo nacional de Bellas Artes),
79 p.

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