Une vision furtive de Jimmy Corrigan

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Une vision furtive de Jimmy Corrigan
Une vision furtive de Jimmy Corrigan
Jacques Samson *
Collège de Maisonneuve & Université du Québec en Outaouais
L’analyse détaillée d’une planche extraite de Jimmy Corrigan. The Smartest Kid on
Earth laisse voir une approche inédite de la temporalité en bande dessinée, en particulier
dans la gestion de ces paramètres fondamentaux de la mise en page que sont le cadre, le
plan et le point de vue. À travers eux se construit une forme de « contention scopique »
éprouvée intensément par le lecteur, à l’image et à l’unisson de celle vécue par Jimmy. Aux
yeux de Chris Ware, cela revient à donner accès au « flux de la conscience » de son personnage principal, exactement comme si des processus mentaux étaient représentés à la façon
d’événements objectifs. Avec une remarquable inventivité, cet auteur fait la démonstration
de l’aptitude de la bande dessinée à traduire le temps fourmillant et complexe de la vie
intérieure.
Tout l’art est de surprendre avec ce que l’on attend.
Tristan Bernard
Le caractère magistral – et pourtant indigeste – du cauchemar de Jimmy
Corrigan tient pour une part essentielle à l’importance accordée au rôle
du lecteur dans son appropriation des 380 pages de ce qui aurait pu aussi
bien s’intituler les « inaventures » de l’insolite « smartest kid ». Quiconque
a effectué la traversée de ce monumental pavé de bande dessinée a pu
mesurer combien peut sembler éprouvante l’insistante mélancolie de son
contenu qu’exacerbe le déchiffrement malaisé – vexatoire même – de ses
pages encombrées de cases minuscules et répétitives à l’excès. Il serait
vain d’énumérer ici les innombrables manifestations de cette forme
d’invite à une compétence de lecture hors de l’ordinaire, tant elle paraît
nourrir le projet de son auteur jusque dans d’infimes détails 1. À telle
enseigne que ce que d’aucuns seraient tentés de percevoir comme une
marque d’intransigeance vis-à-vis du public se voit explicitement revendiqué par Chris Ware, sur la jaquette de son album, dans les termes d’une
*
1
[email protected]
Dans l’esprit de l’auteur de ces lignes, le présent texte prolonge et complète
une réflexion amorcée ailleurs et offrant un développement plus approfondi
sur ces questions (cf. Alary, Viviane et Corrado, Danielle (dir.), 2006 :
p. 375-389. « Jimmy Corrigan : entre le mythe et le monde ». Mythe et bande
dessinée. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise-Pascal).
MEI,
nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007
« expérience limite en matière de tolérance du lecteur » 1. Se mesure là tout le
paradoxe d’une gratification lectorielle qui vaut pourtant son pesant
d’efforts. Quoi qu’il en soit de l’interprétation à donner à une déclaration
qui n’est certes pas exempte d’ironie, on peut aussi bien s’y référer
comme à un énoncé programmatique annonçant une approche radicalement neuve du médium de la bande dessinée, et tout particulièrement
dans la gestion et la représentation du vecteur temporel. C’est à l’examen
de cette problématique que l’on entend consacrer les lignes qui suivent.
Irrésolution temporelle
S’il s’impose à l’évidence que l’obsession du temps fonde Jimmy Corrigan,
on ne saurait pourtant y reconnaître une temporalité assimilable à celle
qui anime la frénésie de l’aventure, encombrée d’action, de précipitation
et d’accomplissements en tout genre. Autour de Jimmy 2, pathétique
figure dénuée de talent en matière de réalisation personnelle 3, Chris
Ware a déployé un univers d’une grande stérilité où essaime un temps
mort, inabouti et à jamais confiné dans le labyrinthe hallucinant de la médiocrité quotidienne. Sans cesse hésitant sur la moindre décision à prendre, sur le moindre geste à poser, Jimmy esquisse dans une locomotion
plus que chancelante un parcours marqué au sceau de l’incomplétude.
L’espace temporel qui paraît seul fixer les marges de sa réalité est continûment dépensé pour rien et l’on ne le voit jamais que figé dans l’attente
d’une impossible réaction à des événements tout aussi improbables. Au
contraire donc de l’habituel « passage à l’acte » de la bande dessinée,
l’entreprise de Chris Ware accouche d’une continuité piétinante, disloquée, profondément intériorisée et, de ce fait, ressentie comme déroutante par la plupart des lecteurs. Sans trop qu’on le remarque, une forme
de subjectivité s’y greffe, empruntant au chaos d’une perception – celle
de Jimmy – un itinéraire approximatif, incertain, problématique, mais
pourtant livré sous les apparences d’une vision objective. C’est au déchiffrement
de cette temporalité baignant dans la confusion et l’irrésolution que le
concours du lecteur paraît tout spécialement sollicité. Et pour atteindre à
son meilleur, la lecture de Jimmy Corrigan requiert une forme particulière
d’empathie face au défi posé par cet usage si innovant de la bande dessinée ! L’analyse détaillée d’une occurrence significative du dispositif
1
2
3
« A bold experiment in reader tolerance », traduit dans l’édition française par « Un
test audacieux de la patience du lecteur ». Notre traduction met l’emphase sur le
caractère plus « expérimental » de l’énoncé de Ware.
Peu importe d’ailleurs l’incarnation générationnelle à laquelle on pourrait se
référer.
« Un paria solitaire, émotionnellement handicapé. » Voilà comment il se décrit luimême dans deux pages bichromiques, annonçant un curieux « résumé de notre
histoire à ce stade, avec commentaires et explications »…
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Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
d’expression de la temporalité créé par Chris Ware permettra de mieux
saisir de quoi il retourne.
La planche reproduite ici 1 (Illustration 1) retiendra notre attention après
qu’un bref résumé en aura rappelé le contexte.
Illustration 1. Très absorbés par l’embarras et l’inconfort de cette situation,
les personnages gèrent tant bien que mal et chacun à sa façon ce pénible moment
Source : Jimmy Corrigan. The Smartest Kid on Earth, Paris : Delcourt, coll. « Contrebande »,
2002, np. Jimmy Corrigan © Chris Ware (© Guy Delcourt Productions
pour la version française), avec l’aimable autorisation de Delcourt
Jimmy vient tout juste de reprendre contact avec un père qui l’a abandonné dans sa prime jeunesse, alors que ce dernier est victime d’un accident d’automobile qui le blesse gravement et le conduit à l’hôpital. Sitôt
alerté par la police, c’est dans ce lieu où il s’est rendu que Jimmy fait inopinément connaissance avec Amy, une demi-sœur afro-américaine, dont
il n’avait pas jusqu’alors le moindre soupçon de l’existence. Dans la scène
à laquelle renvoie notre illustration, nous les retrouvons tous deux dans
le hall de cet hôpital, peu après le moment initial de la prise de contact,
1
Suivant la volonté de Chris Ware, l’album Delcourt (2002. Paris : Delcourt,
coll. « Contrebande ») auquel il est fait ici référence est exempt de
pagination.
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nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007
en attente d’informations concernant l’état de santé de leur père. Très
absorbés par l’embarras et l’inconfort de cette situation, ils gèrent tant
bien que mal et chacun à sa façon ce pénible moment.
Géométrisation, répétition et déclinaison
L’ordonnancement complexe des vignettes de cette planche saisit
d’abord par sa redoutable efficacité. L’évocation d’une sensation aussi
intériorisée et peu objectivable que l’attente paraît ici relever de l’exploit,
tant elle impose son évidence. Onze vignettes pour traduire cet état stationnaire, cela peut paraître pléthorique, d’autant que le changement de
point de vue d’une case à l’autre est infime, sinon nul, en dépit d’une
ostensible variation dans la forme et la dimension des cases. Mais on a
vite fait de comprendre que l’on a affaire à une scansion poétique de
l’attente plutôt qu’à ce qui en proposerait la manifestation simplement
événementielle. Quelque chose comme l’expression dynamisée du temps mort,
si l’on peut oser ce paradoxe, le contraire en somme d’une représentation
visant un effet de « transparence » 1. Au cœur de cette mise en cases
rigoureuse – par où s’affirme d’emblée la signature de Chris Ware – se
joue l’une des dialectiques les plus essentielles de la bande dessinée :
l’antagonisme entre les valeurs du statisme et du dynamisme.
En poussant d’un cran l’observation, il saute également aux yeux que les
onze vignettes de cette planche s’inscrivent dans un gabarit que la régularité et la géométrie de la composition mettent franchement en relief : cinq
modèles de cases s’y trouvent déclinés et diversement répartis dans
l’espace canonique du format à l’italienne choisi par l’auteur 2. C’est la
distribution dont rend compte l’illustration 2.
1
2
Pour reprendre une qualification maintenant courante du montage « classique » dans le cinéma narratif.
Les cinq modèles répertoriés dans cette planche ne constituent qu’une bien
faible illustration de la variété compositionnelle présente dans Jimmy Corrigan.
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Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
Illustration 2. Les onze vignettes de la planche s’inscrivent dans un gabarit :
cinq modèles de cases s’y trouvent déclinés dans l’espace canonique du format à l’italienne
Source : Modèles de cases d’après la planche citée. Jimmy Corrigan © Chris Ware
(© Guy Delcourt Productions pour la version française), avec l’aimable autorisation de Delcourt
La limpide pondération de cet aménagement de cases livre, à première
vue, une sensation d’harmonie attribuable à deux facteurs : l’usage presque absolu du carré et la réitération de plusieurs formats (facteurs d’autant perceptibles que certaines vignettes apparaissent comme des multiples d’autres). Par exemple, en dimension globale, la vignette 1 semble
occuper un espace correspondant aux quatre occurrences des vignettes
du modèle 4. Ailleurs, les deux occurrences du modèle 3 paraissent
représenter le même espace qu’une vignette du modèle 2. Autre part
encore, deux occurrences du modèle 2 pourraient parfaitement coïncider
avec la taille de la vignette 11 (modèle 5). Or, à y regarder de plus près,
une réglette à la main, il appert que rien de tout cela n’est strictement
avéré. Bien que les modèles 1, 3, 4 et 5 paraissent nettement épouser la
forme du carré – au contraire du modèle 2, franchement rectangulaire –,
un mesurage serré révèle qu’aucun ne l’est vraiment. L’apparente perfection modulaire de cette planche se résout à la vérité en un leurre, résultant du déséquilibre à peine perceptible créé par l’enchâssement, en son
sommet gauche, du rectangle rouge contenant le vocable PUIS (sur lequel
nous reviendrons plus loin). Pour peu qu’il soit opérant, fût-ce de manière infraliminale, ce déséquilibre n’en est pas moins générateur d’instabilité. Aux valeurs contrastées du statisme et du dynamisme relevées plus
haut se greffe donc une seconde dichotomie : celle du couple stabilité /
instabilité, qui redouble les effets de la première dans la mesure où elle
reconduit le même paramétrage. L’attente évoquée à travers cette scénographie paraît on ne peut mieux servie par ce jeu d’oppositions. On y
perçoit bien sûr l’écoulement temporel, mais de manière si imperceptible
que tout paraît figé dans un improbable instant.
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Redondance graphique
L’induction de symétrie qui s’impose à la vue de cette planche tient donc
davantage d’une illusion que de la stricte réalité. Pour mineur qu’il paraisse, ce mirage perceptif doit pourtant retenir l’attention. L’effet de réitération observé dans la vue disons « de surface » apparaît comme l’indice
d’une trame autre, profondément enfouie dans les relations formelles de
cette planche, à laquelle seule une lecture très concentrée peut donner
accès 1. Ici, contre le régime narratif dominant – où sont d’abord valorisés la célérité du parcours et l’effacement du code –, un mode paroxystique de relation au cadre de lecture est revendiqué pour le déchiffrement
d’une réalité inséparable de l’investissement du support sur lequel la fiction s’inscrit. On en veut pour preuve l’extrême redondance de cette
composition qui incite à la contention du regard, ne serait-ce d’ailleurs
que pour en vérifier la méticulosité et l’exactitude. Difficile en effet,
sinon impossible, de glisser machinalement sur un agencement de cases
qui atomise et désagrège autant le parcours de lecture. À dire vrai, le
mouvement qui le traverse tient davantage du halètement suspensif que
du souffle continu, et il est tentant d’y lire la transposition imagée des
balbutiements et bégaiements de Jimmy, autant que de ses piétinements
et boitillements eux aussi emblématiques de l’indécision dans laquelle
tout son être est immergé. Mais il est tout aussi tentant de lire cette
planche comme l’histoire – en réduction – d’une contention scopique :
celle du lecteur, à l’image et à l’unisson de celle de Jimmy.
À ce point de l’analyse, seule la géométrisation des cases a retenu
l’attention. Or la redondance graphique observable dans cette planche
concerne autant le contenu des images que leur forme. On a tôt fait de
constater que ce qui se donne à lire comme le travail méthodique de
recadrage de l’espace de représentation procède d’un seul et même matériau figuratif. En effet, la déclinaison des quatre premiers modèles
(10 cases sur les 11 présentes) laisse voir un contenu de dessin partout
identique et proportionnel, malgré ce que peut laisser supposer la
découpe changeante des vignettes. Et il ne s’agit pas cette fois-ci de
trompe-l’œil. La tête de Jimmy y est bel et bien reprise dix fois, dans les
mêmes proportions, avant que, dans l’ultime vignette, elle ne fasse l’objet
d’un rapetissement suggérant un net recul (« zoom arrière ») dans cet
espace global établi, on le sait, dès la case inaugurale 2. Une fois encore,
1
2
À moins que, grâce précisément au dispositif que l’on cherche à éclairer, la
lecture de cette planche ne sollicite d’emblée une forme d’immersion rarement atteinte ou même recherchée en bande dessinée ; par là on reviendrait
à l’énoncé programmatique de l’auteur – « a bold experiment in reader tolerance » –, auquel il convie en toute connaissance de cause son lecteur.
Sauf à considérer, dans l’ultime case de cette planche, le mince filet d’espace
présent à la droite du corps de Jimmy, qui en élargit insensiblement le cadre
général…
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Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
l’impression de surplace ne saurait être aussi efficacement soutenue qu’à
travers l’insistance de ce motif.
Comme il arrive souvent dans le travail de Chris Ware, la lecture de cette
planche bute sur un apparent excès de lisibilité. À l’inverse de l’impression de clarté qui s’en dégage, un découpage aussi surabondant et récurrent de l’espace de représentation ne peut que brouiller la saisie générale
des données qui d’ordinaire s’impose d’évidence aux yeux du lecteur ; on
pense ici à ces éléments de codage aussi fondamentaux en bande dessinée que sont le cadre, le plan et le point de vue. Dans sa lumineuse opacité,
cette planche évoque un jeu structurel tout droit sorti de l’oxymore. En
effet, la simple observation de ce qui varie et ne varie pas dans le continuum formé par ces onze vignettes paraît d’emblée problématique. Dans
son effectuation la plus élémentaire, la lecture de cette planche admet
difficilement une appropriation synthétique, pourtant essentielle dans le
processus de la lecture et au travers de laquelle un sens à peu près univoque pourrait lui être reconnu. Ainsi, la prégnance d’un espace de référence établi comme un tout dès la première case, et auquel renvoie
nombre de cases quasi identiques 1, occasionne d’incessants allers-retours
dans toute la page, avec la conséquence que l’idée même d’une progression strictement linéaire soit à peine envisageable. Difficile donc d’imaginer une lecture de cette planche qui ne soit d’emblée « analytique ». Tout
en elle semble appeler une métalecture, une lecture qui se fige et se
concentre (voire s’interroge) sur sa propre effectuation.
Attardons-nous un moment encore sur les effets du brouillage de lecture
signalé plus haut. Dans la mesure où l’organisation de cette planche
repose sur la conservation d’un dessin proportionnel et quasi identique
au sein de portions d’espace dissemblables, on peut se demander à quelle
sorte de déchiffrement cet agencement peut-il correspondre aux yeux du
lecteur. Plus précisément, est-il identifiable comme une variation du
cadrage, du plan ou bien du point de vue ? Il paraît donc pertinent de se
demander si un seul et unique point de vue est bel et bien conservé de
part et d’autre de cette planche, en dépit de la variation importante qui
s’y observe. Se trouve ainsi posé le problème de l’interpénétration complexe des variables et constantes visuelles de cette planche, et du sens
qu’il convient de leur donner. À supposer que l’on veuille y voir un seul
point de vue, dupliqué dans tout l’espace de la planche, cela mènerait à conclure
que l’impression d’écoulement et de piétinement temporels qui s’en
dégage serait d’abord imputable à la prépondérance de cette unicité de
point de vue. En effet, si le point de vue ne semble pas « bouger », c’est
que tout y est « statique »… Suivant un principe de conversion de données spatiales en vecteurs de temporalité, le point de vue demeurant par
ailleurs toujours le même, l’effet réitératif des cases engendrerait une
sensation étirée de durée, telle l’impression d’extrême lenteur éprouvée
1
Par exemple, dans la bande centrale formée par les vignettes 6 et 7, et leur
exact prolongement, à gauche, dans la case 1.
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dans l’attente. Les jeux constants avec le cadre n’auraient alors pas pour
effet de modifier significativement ce point de vue, un peu comme s’il
résultait d’un plan cinématographique fixe sur lequel opéreraient des
variations de cache ou d’iris.
Par ailleurs, et en nous intéressant cette fois spécifiquement au cadrage,
la problématique du brouillage prend un tour différent ; lors même qu’est
systématiquement maintenue la proportionnalité du dessin, on peut se
demander si la variabilité de la taille des vignettes parvient, malgré tout, à
simuler une réelle découpe du plan ? En d’autres termes, est-il plausible
de reconnaître dans cette planche une variation impliquant les valeurs de
plans suivants : plan d’ensemble (cases 1 et 11), plan moyen (cases 2, 5,
6, 7, 8, 9 et 10) et gros plan (cases 3 et 4) ? Face à des vues aussi redondantes, le lecteur arrive-t-il à concevoir la variation de cadre comme une
variation effective de distance ou de proximité par rapport aux personnages représentés ? Dans les vignettes 3 et 4, par exemple, parvient-il à se
sentir plus près de Jimmy, comme ce serait le cas dans un effet de gros
plan ou de zoom avant au cinéma ? Si tel n’est pas le cas, la variation de
cadre ici observée ne saurait donc équivaloir à une variation de plan. En
fait, l’isolement focal de cette tête semble primer tout dans ce cadrage,
jusqu’à contrecarrer l’effet même du cadrage, exactement comme s’il
s’agissait de la disposer à l’avant-plan de la lecture et non de la représentation.
Plutôt qu’à une variation effective de l’énoncé iconique, on aurait affaire
ici à sa modalisation, c’est-à-dire à un jeu de forme touchant la représentation plutôt que le représenté. Ainsi, la variabilité du cadre dans cette
planche tiendrait davantage de l’énonciation que de l’énoncé, et serait à
lire comme un discret « balisage » d’auteur à décrypter par-delà l’univers
fictionnel. Pour faire image, disons qu’à travers cette sorte de repère
énonciatif, Chris Ware, à la façon d’un maestro, ne se contenterait pas
seulement de diriger l’exécution de la musique, il en conduirait jusqu’à
l’audition 1.
En tout cas, c’est dans cette direction que mène l’observation de tout ce
qui est réputé « bouger » ou demeurer « figé » dans cette planche, indépendamment du choix du cadrage, du plan ou du point de vue. La tentation est grande en effet d’opter en faveur du plan fixe (et donc du point
de vue constant), auquel s’ajouterait l’équivalent d’une variation de focalisation (un peu comme s’il se dégageait divers points de netteté dans l’axe
du regard). L’espace clos et démultiplié de la scène n’interviendrait plus
alors que comme la métaphore d’une durée contenue à l’extrême, et les
changements du cadre serviraient à traduire quelque chose comme la
sélectivité de l’attention. Mais les choses pourraient encore se compliquer
1
Ces observations vont dans le même sens que celles de Thierry Smolderen,
où il est question « d’un plan de l’énonciation » dans lequel se reconnaît « la présence d’une voix qui raconte » dans « un système intime de signes, lié à la personnalité
profonde de l’auteur » (2005 : p. 76. « Roman graphique et nouvelles formes
d’énonciation littéraire ». Art Press, hors série « Bande d’auteurs », nº 26).
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Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
suivant que, depuis ce « topos » constant, l’on prenne en considération le
point de vue du lecteur ou bien celui des personnages, et le cas échéant,
le point de vue d’Amy ou encore celui de Jimmy, assurément distincts
l’un de l’autre. À moins qu’il ne faille derechef retourner à celui, crypté,
de l’auteur ?
Revenons encore un moment à l’observation de la tête de Jimmy, omniprésente dans cette planche et dont la stricte frontalité, d’une remarquable immuabilité, ne peut qu’en exacerber l’insistante représentation.
En faisant abstraction du rapetissement de la case 11, on la voit répétée
douze fois dans la planche, avec d’infimes variations de faciès assimilables pour l’essentiel à des variations de regards du personnage 1. Appréciée dans ce qu’elle a de plus littéral, l’ubiquité de regards de Jimmy explorant l’espace latéral de la salle d’attente (comme d’ailleurs celui de la
planche) paraît refléter, en une sorte de prisme, la mobilité oculaire tout
aussi ubiquiste du lecteur balayant du regard cette planche de bande dessinée. Rarement a-t-on à la fois évoqué et impliqué avec autant de subtilité la vision panoptique du lecteur de bandes dessinées 2. À cette nuance
près toutefois que, lorsqu’il observe la scène dans sa globalité, sans chercher à ancrer son regard dans celui de Jimmy, le lecteur demeure à bonne
distance de l’ensemble, dans un rapport quasi indifférent ou étranger à ce
qu’il observe. Tandis que, à l’inverse, lorsqu’il plonge résolument ses
yeux dans le regard de Jimmy, il « fait corps » avec le personnage, épousant jusqu’à son point de vue et sa propre exploration de l’espace environnant. C’est à cette dualité de lecture que va maintenant s’attarder
l’examen d’un détail de cette planche (Illustration 3).
1
2
Pour être tout à fait précis, la variation du faciès implique également la
bouche, les rides autour des yeux ainsi que les sourcils du personnage. Mais
cet ensemble de traits joue secondairement par rapport à ce qui est visé ici.
Comme celle, sans doute plus discrète mais bien réelle, de son auteur imaginant et remplissant au gré de sa fantaisie, en des gestes aussi méticuleux que
répétitifs, tout l’espace dessiné de cette planche. En effet, il faut avoir vu
Chris Ware à sa table de travail dans le remarquable film de Benoît Peeters
pour saisir toute la force d’une pareille observation (2005. Chris Ware. Un art
de la mémoire. Série « Comix », Arte & INA). À la différence de nombreux
dessinateurs qui utilisent volontiers la reproduction mécanique lorsqu’il s’agit
de reprendre des motifs dans la planche, l’auteur de Jimmy Corrigan s’astreint
en totalité au geste quasi obsessionnel de la répétition.
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nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007
Illustration 3. Le lecteur plonge résolument ses yeux dans le regard de Jimmy, et « fait corps »
avec lui, épousant jusqu’à son point de vue et sa propre exploration de l’espace environnant
Source : Détail de la planche citée. Jimmy Corrigan © Chris Ware
(© Guy Delcourt Productions pour la version française), avec l’aimable autorisation de Delcourt
Restriction iconique
Dans le micro événement représenté par cette scène, la furtive présence
corporelle glissant à travers ces quatre cases n’a sûrement échappé à personne, d’autant qu’elle constitue l’une des plus significatives évocations
du mouvement dans cette planche. L’acmé peut-être d’une « machination » sémiotique aussi intrigante que fascinante. Si l’on y ajoute les variations au faciès de Jimmy, le minuscule pelleteur de neige de l’arrière-plan
des cases 1 et 11, le bougé de la main gauche d’Amy 1 (case 7), son déplacement (case 8), ainsi que sa disparition dans la poche de son manteau
(cases 9-10 et 11), elle ne comporte pas la moindre autre trace de mouvement. Tout ce qui ne relève pas de la description que l’on vient de faire
est pure réitération – souvent partielle – d’éléments graphiques déjà présentés dès la case inaugurale. C’est dire combien l’existence de ces
quelques indices d’une variation graphique dans la page peut appâter le
regard. Mais, cela va de soi, ils ne peuvent tous s’équivaloir, et ceux qui
retiennent notre attention dans le détail de cette planche se distinguent
nettement du reste, dans la mesure où ils laissent voir un cas rarissime de
restriction iconique, dans une bande dessinée qui, du reste, n’a pas spécialement de vocation illustrative pour ce genre de phénomène 2. Raris1
2
D’ailleurs accentué par les doubles traits cinétiques qui la cernent.
On pense évidemment à certains exercices oubapiens réalisés dans un
contexte, en principe, tout à fait différent de celui d’une œuvre comme celle
contenue dans cet album.
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Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
sime, parce que ces quelques cases posent une énigme de lecture à nulle
autre semblable.
Sous l’angle strict de l’histoire qui nous est contée, l’interprétation de
cette série d’images paraît nettement ouverte, d’autant qu’il n’est pas
même évident de simplement déterminer à quelle sorte de description
elle peut correspondre. Et, d’emblée, elle soulève de nouveau la question
du point de vue sous lequel il conviendrait de l’envisager. En adoptant
par exemple celui de Jimmy, on peut se demander si la déambulation
qu’évoque cette vision fugitive serait trop leste à ses yeux pour être pleinement représentée. Trop lent à réagir – fût-ce des yeux ! –, il ne verrait
pas entièrement le personnage circuler devant lui et c’est la représentation de cette lacune perceptive qu’aurait pour fonction de suggérer la vue
partielle offerte au lecteur. Or, dans la mesure où Jimmy réagit distinctement des yeux, une objection majeure surgit aussitôt ! S’il était bel et
bien en état de déficit visuel, comment suivrait-il des yeux les phases de
ce déplacement, comme ces quatre vignettes tendent à le montrer ? Mais
peut-être s’agit-il précisément d’évoquer cette contradiction… de manière figurée. On aurait ainsi le regard de Jimmy occupé à suivre mollement le déplacement décalé qui se présente sous ses yeux, et c’est ce décalage qui ferait l’objet de cette représentation. À moins qu’il ne s’agisse
plutôt de montrer la concentration extrême de son regard posé à l’avant-plan de
la représentation, par-devant cela même qu’il vise, et comme aveugle à ce
qu’il voit ? Il est difficile d’adopter franchement l’une ou l’autre de ces
options, tant les mouvements oculaires du personnage semblent coïncider à la perfection avec la trajectoire du passant devant lui 1. Puisque le
point de vue de Jimmy paraît mener à une impasse, il conviendrait de se
reporter vers celui du lecteur. En admettant malgré tout que Jimmy
puisse, dans le monde qui est le sien, observer à loisir cette déambulation, pourquoi la plénitude de sa vision n’est-elle pas consentie au lecteur ? Question
d’autant pertinente que ce qui nous est partiellement interdit de vue
semble, par ailleurs, parfaitement audible, si tant est que l’onomatopée
(« STEP ») qui accompagne et atteste cette traversée de l’espace, dans
trois cases sur quatre, ne paraît pas subir de troncation équivalant, sur le
plan auditif, à la restriction iconique. Ainsi, du point de vue du lecteur, il
faudrait conclure à une rupture de synchronisme entre la vue de cette
déambulation et l’audition du bruit occasionné par son passage. Phénomène insolite en bande dessinée, ces cases traduiraient une dissociation
sémiotique dont le mystère demeure entier.
De fait, le point de vue du lecteur ne paraissant pas complètement opérationnel (ni même tout à fait cohérent), il faudrait peut-être se tourner
vers celui d’Amy. Serait-il envisageable que sa présence – certes moins
remarquable que celle de Jimmy mais nettement ciblée par le regard de
1
Case 2, bas gauche → pied avant ; case 3, haut gauche → épaule ; case 4, haut
droit → dos ; et case 4, bas droit → pied arrière.
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MEI,
nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007
celui-ci 1 – dans le champ et le périchamp de ces cases puisse avoir un
lien avec la représentation imparfaite du déplacement de cet inconnu ?
Plus précisément, le fait qu’elle soit elle-même en état de déficit perceptif
(avec une main sur les yeux et en état apparent de quasi-somnolence) et
qu’elle ne puisse accompagner de visu le passant en question a-t-il un rapport avec le dessin fragmentaire qui en est esquissé ? Avouons-le, une
semblable idée ne saurait relever que de la mise en cause du « réalisme »
de la planche… ce qui, de toute façon, a déjà été établi plus haut dans la
reconnaissance de son caractère fondamentalement « rhétorique » (ne
dirait-on pas mieux ici poétique ?). En fait, pourquoi la vision parcellaire
suggérée par ces quatre cases ne répondrait-elle pas, métaphoriquement, à la
vigilance partielle d’Amy aux événements qui ont lieu autour d’elle dans
ce moment de profond vague à l’âme ? On pourrait ainsi supposer
qu’elle entend fort bien ce que, par ailleurs, elle ne peut voir, ce qui
signalerait de son côté une « présence » incomplète à l’événement qui se
déroule, pour ainsi dire… à ses oreilles. À l’image de la vision partielle
évoquée par cette suite d’images, cette perception fragmentaire (auditive
mais non visuelle) maintiendrait dans la scène l’idée d’une « attention
flottante » chez les personnages, coextensive à la situation d’attente, tout
en rejoignant la rupture de concordance évoquée plus haut. Plutôt que
d’impliquer une forme de réalisme à finalité référentielle (illusion qui
domine quand on regarde ces planches d’un peu plus loin), le phénomène observé ici jetterait les bases d’une variante disons « intimiste » du
réalisme, misant sur une compétence de lecture nettement surinvestie par
rapport aux événements représentés. Quoi qu’il en soit, on aurait peutêtre tort de déplacer ainsi la focalisation de la scène vers Amy, alors que
tout semble désigner Jimmy comme son véritable noyau : lui seul est
absolument visible dans toutes les cases.
Au bout du compte, l’espace extrêmement morcelé de cette scène, sa
fausse symétrie et la fêlure narrative qu’il contient, sont générateurs d’un
vacillement de points de vue (mêlant l’observation neutre et distante à une
vision puissamment empathique) qui reflète les sensations intériorisées et
l’état psychologique des personnages présents, et en particulier Jimmy,
qui en est le foyer diégétique. L’intense trouble émotionnel vécu par ces
personnages paraît comme déplacé, transféré chez le lecteur, en une quasiinaptitude à objectiver la situation qu’ils vivent, notamment le micro événement qui se déroule en leur présence. Cette fusion étroite des impressions subjectives et objectives aboutit à la mise en forme d’un doute perceptif, voire d’un vertige cognitif de nature semblable à ceux provoqués par les
images ambiguës ou « ambigrammes ». Il s’agirait, dans l’esprit de Chris
Ware, de donner accès au « flux de la conscience » de son personnage
1
Le parallèle existant entre le regard de Jimmy pointant le déplacement du
passant à demi visible (cases 2-3-4-5) et les mouvements de la main d’Amy
(cases 7-8-10) est trop considérable pour qu’il paraisse inopportun de relier
les deux phénomènes entre eux.
232
Jimmy Corrigan, par Jacques Samson
principal, exactement comme si des processus mentaux étaient transposés à la façon d’événements objectifs.
On pourra également noter que l’ingénieux dispositif de cette planche
use d’un exergue linguistique bien peu conventionnel, un ostensible PUIS
qui, en tant qu’embrayeur de suite, de résultat ou de conséquence, paraît
mener la scène plus rapidement à sa conclusion, lors même que, dans
son contenu le plus explicite – l’attente – elle se refuse à l’idée de
dénouement. D’entrée de jeu, cette poussée accélérative du récit par pure
injonction verbale 1 implique une contradiction qui devrait déjà inciter le
lecteur à un état de vigilance quant à ce qui va suivre. D’autant qu’un
« silence » absolu prévaut dans cette scène. Il est évident que cette inhabituelle irruption du linguistique dans le pictural a valeur modale davantage que, disons, « grammatico-temporelle ». Elle relève moins d’une
logique événementielle que d’une instance « oblique », tenant tout à la
fois du récitatif, de l’apostrophe et de l’apostille. À la façon d’une antiphrase, cette adresse au lecteur ne peut manquer de rappeler la présence
« en creux » d’une variété de narrateur quelque peu ironique ou, oseraiton dire tout aussi ironiquement, en mauvais termes avec les enchaînements syntaxiques. En définitive, ce que donne à voir cette planche
relève davantage de la construction anaphorique ou hypersyntaxique
(réitération) que de la consécution. La mise en scène (la scène imaginaire)
et la mise en cases (la scène plastique) s’y trouvent pour ainsi dire clivées,
de telle sorte que l’événement global paraît suspendu à un fil narratif qui
n’a d’autre achèvement que sa monstration. Son enjeu est purement
modal, processuel pourrait-on dire, si tant est qu’il puisse être possible
d’énoncer en bande dessinée la totale immersion d’une conscience dans
le temps. Et pourquoi pas, semble dire Chris Ware ? Qui donc a prétendu que la bande dessinée devait à jamais renoncer à dire le temps de la
vie intérieure, dans une complexité approchant celle de ses modes linguistiques 2 ? En somme, la présence de Jimmy n’est là – magnifiée par la
grande mobilité de ses yeux – que pour astreindre le regard du lecteur à
un parcours balisé pour et par l’énigme qu’il contient et qui le contient
lui-même, celle d’une incapacité à se représenter le monde autrement que
sous la forme du doute ou de la confusion.
1
2
L’on peut y voir une manière de sommation, quelque chose comme l’annonce ironique d’une efficience narrative que le récit s’avère bien incapable
de combler.
« Souvent, c’est comme si la bande dessinée faisait en sorte de se conjuguer à la troisième
personne du présent, alors qu’elle peut également véhiculer des sentiments particuliers qui
opèrent bien au-delà des modes et des temps. Je voulais que cet aspect de mes histoires soit
plus intense que le simple sentiment provoqué par le passé tout en étant moins fort que
celui que génère l’immédiateté du présent. » Groth, Gary, printemps 2003 : p. 24.
« Chris Ware. Le plus astucieux dessinateur de la planète » (interview). Bang !,
nº 2. Paris : Beaux-Arts & Casterman.
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MEI,
nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007
L’univers de Jimmy Corrigan est un univers profondément inhibé aussi
bien sur le plan physiologique que sur le plan intellectuel. À la restriction
de motricité qui atteint son point culminant lorsque, blessé à un pied, il
ne se meut plus qu’au moyen d’une béquille, répond la restriction mentale qui affecte ses jugements et perceptions, autant que sa représentation
même de la réalité qui l’environne. Le tour de force de Chris Ware
consiste précisément à codifier et à rendre intelligible pour le lecteur
cette sorte de limitations très intimes dans un langage qui, bien qu’exigeant, demeure parfaitement cohérent et, oserait-on prétendre, étonnamment lisible.
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