Jean PIAGET Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski

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Jean PIAGET Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski
Fondation Jean Piaget
Texte original français du commentaire d’abord publié en anglais à la fin du livre de L. S. Vygotski Thought and language (MIT Press, 1962) puis reproduit dans la traduction française de cet ouvrage publié aux Editions Sociales, Paris en 1985 Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques. La pagination est conforme à la version française. 397
Jean PIAGET
Commentaire sur les remarques critiques de
Vygotski concernant
Le langage et la pensée chez l’enfant et
Le jugement et le raisonnement chez l’enfant 1
Ce n’est pas sans tristesse qu’un auteur découvre, vingt-cinq ans après sa
parution, l’ouvrage d’un autre auteur qui a disparu entre temps, lorsque cet
ouvrage contient tant de vues l’intéressant directement qu’il eût fallu discuter
de plus près et par contact personnel. Mon ami A. Luria m’avait bien tenu au
courant de la position à la fois si sympathique et critique de Vygotski à mon
égard, mais je n’avais jamais pu le lire ni le rencontrer et, en le lisant
aujourd’hui, je le regrette profondément, car nous aurions pu nous entendre sur
de nombreux points.
1. Ce « Commentaire » », écrit en français par J. Piaget et traduit en anglais par
Anne Parsons, a été publié en annexe aux premières éditions en langue anglaise du livre
de Vygotski, Thought and language. Il a été republié, toujours anglais en 1979 dans la
revue Archives de psychologie, Éditions : Médecine et Hygiène, Genève 1979, vol.
XLVII, n° 183, p. 237-249. Une note indiquait : « Le professeur Piaget a écrit ce
commentaire après avoir lu en manuscrit le chapitre 2 et des extraits du chapitre 6 du
livre de Vygotski. » (II s’agit bien entendu du manuscrit de la traduction en anglais.) Il
est publié ici pour la première fois en français, à partir d’une copie dactylographiée que
MIT Press nous a communiquée. © MIT Press, Cambridge (USA) 1962. (Les notes de
Piaget sont appelées par des astérisques.)
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Mlle. Hanfmann, qui est l’une des meilleures continuatrices de Vygotski, a bien
voulu me demander de commenter les réflexions de ce grand auteur sur mes
premiers travaux. Je l’en remercie très vivement, mais j’avoue avoir éprouvé
quelque embarras, car si le livre de Vygotski date de 1934, ceux des miens qu’il
discute datent de 1923 et 1924. A la réflexion cependant, j’ai trouvé un moyen
simple et même instructif (du moins pour moi) de me livrer à cette discussion
rétrospective : c’est de chercher si ce que j’ai fait depuis conduit à vérifier ou à
infirmer les remarques critiques de Vygotski. Or, mes résultats ultérieurs
permettent l’un et l’autre, c’est-à-dire que je suis à la fois davantage d’accord
sur certains points avec Vygotski que je ne l’aurais été en 1934 et que j’ai
d’autre part de meilleurs arguments pour répondre sur d’autres points que je
n’en aurais eu alors.
I
Commençons par deux questions distinctes se rapportant toutes deux au
chapitre 2 de Vygotski : celle de l’égocentrisme en général, et celle du langage
égocentrique. Vygotski, si je le comprends bien, n’est pas d’accord avec moi
sur la notion de l’égocentrisme intellectuel de l’enfant, mais il reconnaît
l’existence de ce que j’appelle le langage égocentrique et il y voit le point de
départ du langage intériorisé ultérieur, qui peut d’ailleurs servir selon lui aussi
bien à des fins autistiques que logiques. Discutons donc ces deux questions
séparément.
1. L’égocentrisme cognitif
Le prob1ème central que soulève Vygotski est au fond, celui de la nature
adaptative et fonctionnelle des activités de l’enfant, comme de tout être humain.
Sur ce point je suis certainement d’accord avec lui dans les grandes lignes et
tout ce que j’ai écrit (après mes cinq premiers livres) sur La naissance de
l’intelligence au niveau sensori-moteur et sur la genèse des opérations logicomathématiques à partir des actions me rendrait aujourd’hui facile de situer les
débuts de la pensée dans un contexte d’adaptation, en un sens de plus en plus
biologique.
Seulement, dire que tout échange entre l’enfant et le milieu tend à une
adaptation ne signifie pas que cette adaptation réussisse d’emblée et il faut se
garder à cet égard d’un trop grand optimisme biologico­social, dans lequel il se
peut que Vygotski tombe parfois. Il y a en effet deux limites possibles à tout
effort d’adaptation :
1) Le sujet peut n’avoir pas encore acquis ou construit les instruments ou
organes d’adaptation pour réaliser certaines tâches, parce que cette construction
d’instruments est parfois très longue et difficile : tel est le cas des opérations
logiques dont les premiers systèmes équilibrés ne s’achèvent que vers sept·huit
ans (Cf. La genèse du nombre, La représentation de l’espace, etc.).
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2) L’adaptation étant un équilibre entre une assimilation des objets aux structures de l’action propre (structures soit héréditaires, soit en voie de construction
par l’action, soit déjà construites par organisation progressive des actions), et
l’accommodation de ces structures aux objets, il se peut toujours que cet équilibre
entre l’assimilation et l’accommodation prenne des formes non entièrement
adéquates et que l’effort d’adaptation conduise ainsi à des erreurs systématiques.
On trouve des erreurs systématiques de ce genre à tous les niveaux de la
hiérarchie des conduites. Sur le terrain de la perception, par exemple, qui passe
cependant pour celui des adaptations les mieux réussies, presque toute
perception comporte une part d’« illusion » et, après avoir étudié pendant vingt
ans l’évolution de ces erreurs systématiques de l’enfant à l’adulte, je viens
d’écrire un livre sur Les mécanismes perceptifs où je cherche à ramener ces
effets multiples à des mécanismes généraux fondés sur la centration du regard,
qui soulèvent des problèmes voisins de ceux de l’égocentrisme. Sur le plan de
la vie affective, il faudrait une certaine dose d’optimisme pour penser que nos
sentiments interindividuels élémentaires sont toujours bien adaptés et que des
réactions pourtant aussi universelles que la jalousie, l’envie, la vanité, etc., ne
témoignent pas également de différentes formes d’ « erreurs systématiques »
dans la perspective affective de l’individu. Dans le domaine de la pensée, toute
l’histoire des sciences, du géocentrisme à la révolution copernicienne, des faux
absolus de la physique d’Aristote à la relativité du principe d’inertie de Galilée
et à la relativité d’Einstein, etc., montre qu’il a fallu des siècles pour se libérer
(et sans doute seulement partiellement) d’ « erreurs systématiques » tenant aux
illusions du point de vue immédiat par opposition aux systèmes « décentrés ».
L’idée centrale que j’ai cherché à exprimer au moyen du terme (sans doute
mal choisi) d’égocentrisme intellectuel est donc que le progrès des connaissances ne procède pas par simples additions ou stratification additive, comme si
des connaissances plus riches venaient simplement compléter des connaissances plus pauvres, mais que ce progrès repose également sur de perpétuels
remaniements et corrections des points de vue antérieurs par un processus aussi
bien rétroactif qu’additif, consistant à corriger sans cesse les « erreurs systématiques » de départ ou celles qui surgissent en cours de route. Or, ce processus
correcteur semble obéir à une loi d’évolution bien définie, qui est une loi de
décentration. Pour passer du géocentrisme à l’héliocentrisme il a fallu un effort
gigantesque de décentration. Mais, déjà chez le petit enfant, dans la description
que j’ai donnée du développement de la notion de « frère », et qu’approuve
Vygotski, il faut un effort comparable, à un garçon qui a un frère, pour
comprendre que ce frère a lui aussi un frère et que cette notion repose donc sur
une relation entièrement réciproque et non pas sur une « propriété » absolue.
De même (et ceci tient à des expériences plus récentes qu’ignorait Vygotski),
pour comprendre qu’un chemin peut être plus long qu’un autre quand ils abou-
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tissent au même point d’arrivée et pour dissocier ainsi les notions du « long »
(notion métrique) et du « loin » (notion ordinale), il faut « décentrer » la pensée,
d’abord centrée sur les seuls points d’arrivée, et construire des relations
objectives entre les points de départ et d’arrivée.
C’est alors pour désigner le manque initial de décentration que j’ai employé
le mot d’égocentrisme. Il aurait fallu dire « centrisme » tout court, mais comme
les centrations initiales sont toujours relatives au point propre et à l’action
propre, j’ai dit « égocentrisme », en précisant qu’il s’agissait d’un égocentrisme
intellectuel et cognitif inconscient sans aucun rapport avec ce que le langage
courant appelle égocentrisme (et qui est une hypertrophie de la conscience du
moi) : l’égocentrisme cognitif provient, ai-je cherché à préciser, d’une
indifférenciation entre le point de vue propre et les autres possibles et
nullement d’un individualisme antérieur aux relations avec autrui (comme dans
la position de Rousseau, auquel on a parfois voulu me ramener par un étonnant
malentendu qui n’est certes pas imputable à Vygotski).
Cela, dit, on voit donc que l’égocentrisme ainsi défini dépasse largement
l’égocentrisme social auquel nous allons revenir à propos du langage
égocentrique. En particulier mes recherches sur La construction du réel chez
l’enfant m’ont conduit à observer un égocentrisme assez systématique au
niveau sensori-moteur : en son point de départ l’espace sensori-moteur, par
exemple, ne consiste qu’en une pluralité d’espaces (buccal, tactilokinesthésique, etc.) centrés sur le corps propre, tandis que, vers dix-huit mois,
après une décentration réellement comparable à une révolution copernicienne,
l’espace est devenu un contenant unique et homogène dans lequel sont situés
tous les objets y compris le corps propre.
Venons-en alors à ce qui gêne le plus Vygotski dans ma notion
d’égocentrisme et qui est la comparaison avec l’autisme de Bleuler ainsi
qu’avec le « Lustprinzip » de Freud. Sur le premier point, Vygotski, qui est un
spécialiste de la schizophrénie, ne nie pas, comme certains de mes critiques
français, qu’il existe un autisme normal en chaque individu, ainsi que mon
maître Bleuler l’admettait. Il trouve seulement que j’ai trop insisté sur les
ressemblances entre égocentrisme et autisme et pas assez sur les différences, et
il a certainement raison. Mais si je l’ai fait, c’est que ces ressemblances, que ne
conteste donc pas Vygotski, me paraissaient assez éclairantes pour expliquer la
genèse du jeu symbolique chez l’enfant (voir La formation du symbole —
imitation, jeu, rêve et représentation) où se manifeste souvent cette « pensée
non dirigée et autistique » dont parle Bleuler et que j’ai cherché à expliquer par
une prédominance, dans le jeu initial de l’enfant, de l’assimilation sur
l’accommodation.
Quant au « principe de plaisir » que Freud situe génétiquement avant le
« principe de réalité », Vygotski a également raison de me reprocher d’avoir
accepté sans critique suffisante cette succession trop simple : le fait que toute
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conduite est adaptative et que l’adaptation est toujours un équilibre de forme
variée (stable ou instable, etc.) entre l’assimilation et l’accommodation
permet à la fois 1) de rendre compte du Lustprinzip, avec ses manifestations
précoces, par l’aspect affectif des prédominances fréquentes de l’assimilation
et 2) de justifier les réserves de Vygotski quand il soutient qu’il y a toujours
aussi, dans le besoin et le plaisir, une adaptation au réel (puisque même quand
l’assimilation prédomine, elle s’accompagne toujours d’une certaine
accommodation).
Par contre, je ne puis suivre Vygotski lorsqu’il suppose que, ayant séparé le
besoin et le plaisir de leur fonction d’adaptation au réel (ce que je crois tout de
même n’avoir jamais fait, ou du moins je m’en suis corrigé bien vite : cf. La
naissance de l’intelligence), je me suis trouvé obligé de présenter la pensée
« réaliste » ou objective comme séparée des besoins concrets, comme une pensée
pure qui cherche ses preuves pour sa propre satisfaction. Sur ce point, toute la
suite de mes ouvrages sur la genèse des opérations intellectuelles à partir de
l’action elle-même, et sur la genèse des structures logiques à partir des coordinations de l’action, démontre suffisamment que je ne sépare pas la pensée de
l’action. Il est vrai que j’ai mis du temps à voir que les racines des opérations
logiques sont plus profondes que les liaisons linguistiques et que j’ai, trop étudié
d’abord la pensée au niveau du langage, ce qui nous conduit à notre second point.
2. Le langage égocentrique
Il n’y a pas de raison pour que l’égocentrisme cognitif caractérisé par ses
centrations privilégiées inconscientes ou, comme nous l’avons toujours dit plus
simplement, par son caractère d’ « indifférenciation des points de vue », ne
s’applique pas également aux relations interindividuelles, en particulier à celles
qui se traduisent par le langage. Pour prendre un exemple chez les adultes,
certainement expérimenté par tous les psychologues, chaque professeur
débutant dans l’enseignement s’aperçoit tôt ou tard du fait que ses premières
leçons étaient incompréhensibles parce qu’il a longtemps parlé à son propre
point de vue, avant de découvrir peu à peu (très laborieusement et très
progressivement) qu’il est difficile de se placer au point de vue d’étudiants
ignorants, quand on connaît soi-même d’avance la matière à enseigner. Second
exemple : tout l’art de la discussion consiste à savoir se placer au point de vue
du partenaire pour essayer de le convaincre sur son propre terrain, sans quoi la
discussion est vaine (ce qu’elle est si souvent, même entre psychologues !).
C’est pourquoi, cherchant à étudier les relations de la pensée avec le
langage du point de vue des centrations et décentrations cognitives, ai-je
essayé d’établir s’il existait un langage égocentrique par opposition au
langage de la coopération proprement dite. Dans mon premier livre sur Le
langage et la pensée chez l’enfant (que j’ai ensuite bien regretté d’avoir
publié en premier lieu, car si j’avais commencé par La représentation du monde
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chez l’enfant qui était alors en chantier, on m’aurait sans doute mieux compris)
j’ai donc consacré trois chapitres à ce problème. Dans le deuxième de ces
chapitres, [j’ai étudié les conversations et particulièrement les discussions entre
enfants afin de mettre en lumière les difficultés qu’ils éprouvent à aller au-delà
de leur propre point de vue. Dans le troisième,] 1 j’ai cherché à confirmer ce
résultat par une petite expérience sur la compréhension entre enfants dans une
explication causale. Pour éclairer ces faits, constituant pour moi l’essentiel, j’ai
alors donné dans un premier chapitre un inventaire du langage spontané entre
enfants, cherchant à dissocier la part des monologues et des « monologues
collectifs » par opposition aux communications adaptées et caressant l’espoir
de trouver ainsi une sorte de mesure de l’égocentrisme verbal.
Or, chose extraordinaire au premier abord mais que je m’explique maintenant après coup, tous les adversaires de la notion d’égocentrisme (et ils sont
légion !) se sont exclusivement (ou presque) attaqués à mon premier chapitre
sans s’apercevoir de la signification des deux autres et, je le crois de plus en
plus, sans donc comprendre le sens de cette notion ! Un auteur est allé, pour me
contredire, jusqu’à prendre comme critère du langage égocentrique le nombre
de propositions où l’enfant parle de lui, comme si on ne pouvait pas parler de
soi dans un sens non égocentrique. Dans un chapitre, d’ailleurs excellent, sur le
langage paru dans le Traité de psychologie de l’enfant de L. Carmichael, D. Mc
Carthy conclut à l’inutilité finale des longs débats qui se sont poursuivis sur
cette question, mais sans donner nulle part une explication de la portée réelle de
la notion d’égocentrisme verbal.
Avant d’en revenir à Vygotski, j’aimerais donc faire moi-même le point
en indiquant ce qui me paraît subsister, en négatif et en positif, des très
nombreux faits recueillis par mes quelques « followers » et mes nombreux
contradicteurs : 1) les mesures du langage égocentrique ont montré qu’il
existe de très grandes variations selon les milieux et les situations, de telle
sorte que, contrairement à mon espoir initial, il n’y a pas là une mesure valable
de l’égocentrisme intellectuel ni même de l’égocentrisme verbal ; 2) le phénomène, dont il s’agissait de tester la fréquence relative chez l’enfant, aux
différents niveaux de son développement, et la diminution avec l’âge, n’a pas
été contredit parce qu’il a été rarement compris : exprimé en termes de
centrations déformantes sur l’action propre et de décentrations, il s’est révélé
bien plus significatif sur le terrain des actions elles-mêmes, et de leur
intériorisation en opérations intellectuelles, que sur celui du langage, mais il
reste possible qu’une étude poussée des discussions entre enfants et surtout des
conduites (s’accompagnant de langage) de vérification et d’argumentation en
général fournisse des indices métriques valables.
1. Entre crochets, nous rétablissons ici à partir de la traduction américaine ce
passage manquant. (Cf. « Avertissement », p. 23.)
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Ce long préambule m’a paru nécessaire pour dire tout le bien que je pense
de la position de Vygotski sur le problème du langage égocentrique, quoique je
ne puisse pas le suivre sur tous les points. Tout d’abord. Vygotski a compris
qu’il y avait là un problème véritable, et non pas seulement une question de
statistique. En second lieu, il a retrouvé les mêmes faits, au lieu de les
supprimer par des artifices de mesure ; et ses observations sur la fréquence du
langage égocentrique chez les petits en cas de difficultés dans l’action, et sur la
diminution de cette forme de langage lorsque se constitue le langage intérieur,
sont d’un grand intérêt. En troisième lieu, il a fait l’hypothèse nouvelle que le
langage égocentrique constituait le point de départ du langage intériorisé des
sujets plus développés, en précisant que ce langage intérieur pouvait servir
aussi bien à des fins autistiques qu’à la pensée logique ; et, sur ces hypothèses,
je me trouve en complet accord avec lui.
Par contre, ce que Vygotski n’a, me semble-t-il, malgré tout pas vu, c’est
l’égocentrisme lui-même en tant qu’obstacle à la coordination des points de vue
et à la coopération. Vygotski me reproche avec raison de n’avoir pas insisté dès le
départ sur l’aspect fonctionnel des questions. D’accord, mais je l’ai fait ensuite.
Dans Le jugement moral chez l’enfant j’ai étudié les jeux collectifs des petits
(billes, etc.) et constaté qu’avant sept ans ces petits ne savent pas coordonner
leurs règles de jeu pendant une partie, jouant chacun pour soi et gagnant tous à la
fois sans comprendre qu’il s’agit d’un « match ». R. F. Nielsen, en étudiant la
collaboration dans l’action (constructions en commun, etc.), retrouve dans
l’action même tous les caractères de ce que j’avais souligné dans le langage. * Il y
a donc là un phénomène général que Vygotski me paraît négliger lui aussi.
En bref, quand Vygotski conclut que la première fonction du langage serait
une fonction de communication globale et qu’ensuite ce langage se différencie
en langage égocentrique et langage « communicatif », je crois être d’accord
avec lui. Mais quand il soutient ensuite que ces deux formes de langage sont
également socialisées et ne diffèrent que par leurs fonctions, je ne puis pas le
suivre, parce que le mot de socialisation est alors équivoque : si un individu A
croit qu’un individu B pense comme lui alors qu’il n’en est rien, et s’il n’arrive
pas à comprendre la différence des deux points de vue, c’est évidemment une
conduite sociale, en ce sens qu’il y a contact entre eux ; mais j’appelle cela une
conduite inadaptée dans la perspective de la coopération intellectuelle. Or, cette
perspective correspond au seul problème dont je me suis occupé, mais dont
Vygotski me semble s’être désintéressé.
Dans sa belle thèse sur les jumeaux, R. Zazzo exprime clairement le
problème. * Pour lui, la difficulté de la notion de « langage égocentrique »
proviendrait d’un double sens que j’aurais eu le tort de ne pas dissocier :
* R.F. Nielsen, La sociabilité chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, 1951.
* R. Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, t. II, p. 399.
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dissocier : (a) un langage incapable de réciprocité rationnelle et (b) un langage
« non destiné à autrui ». Mais, c’est que, précisément, du point de vue de la
socialisation de la pensée ou de ·la coopération intellectuelle (la seule donc qui
m’ait intéressé), cela revient au même ! Je n’ai d’ailleurs, à ce que je crois,
jamais dit langage « non destiné à autrui », ce qui est, très équivoque, car j’ai
toujours, reconnu que l’enfant croit parler à autrui et se faire comprendre. J’ai
simplement dit que, dans le langage égocentrique, l’enfant parle pour lui (au
sens où un conférencier peut ne parler que « pour lui », tout en destinant
naturellement ses paroles au public). Zazzo (en citant un passage pourtant bien
clair à cet égard !) me répond gravement que l’enfant ne parle pas « pour lui »,
mais « selon lui »… D’accord ! Remplaçons donc toutes les « pour lui », dans
mes textes, par des « selon lui ». Je prétends alors que rien ne sera changé dans
ce qui constitue le seul sens valable de l’égocentrisme : l’absence de
décentration, et cela dans le rapport social comme dans les autres. Je prétends
en outre (mais y reviendrai à la fin de cet article) que c’est précisément la
coopération (sur le plan des rapports cognitifs entre les individus) qui nous
apprend à parler « selon » les autres et non pas simplement « selon » notre point
de vue propre…
II
La seconde partie des réflexions de Vygotski à mon égard (voir sous chap. 6)
donneront lieu maintenant à des remarques plus simples parce que je crois être
sur ces points bien davantage d’accord avec lui et surtout parce que la suite de
mes ouvrages (qu’il n’a pas connus) répond précisément à la plupart des
questions qu’il a soulevées.
3. Concepts spontanés, acquisition scolaire et concepts scientifiques
J’ai éprouvé une joie véritable à découvrir dans l’œuvre de Vygotski la
manière dont il m’approuvait d’avoir distingué, pour les étudier, les concepts
« spontanés » des concepts « non spontanés », car on aurait pu craindre qu’un
psychologue centré bien plus que nous ne le sommes sur les problèmes
d’acquisition scolaire en vienne malgré lui à dévaloriser la part de construction continuelle dont témoigne l’activité intellectuelle de l’enfant en son
développement, Lorsque Vygotski me reproche ensuite d’avoir trop insisté sur
cette distinction, je me suis d’abord dit, il est vrai, qu’il me retirait ce qu’il
venait de m’accorder. Mais lorsqu’il précise le sens de ce reproche en affirmant que l’acquisition des concepts non spontanés comporte elle aussi une
« empreinte » due à la mentalité de l’enfant et qu’il faut donc admettre une
« interaction » entre les concepts spontanés et appris, je me suis senti à nouveau
en complet accord avec lui. C’est, en effet, par un malentendu complet que
Vygotski s’imagine qu’à mon point de vue la pensée spontanée de l’enfant
serait à connaitre de près par les éducateurs comme pour mieux connaître
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« l’ennemi à combattre » alors qu’en chacun de mes écrits proprement
pédagogiques, anciens* comme récents**, j’ai au contraire insisté sur tout ce
que l’éducation pourrait tirer (beaucoup plus que les méthodes ordinaires ne le
font) d’une mise en œuvre systématique du développement intellectuel spontané de l’enfant.
Mais plutôt que de discuter dans l’abstrait les quelques points (peu
nombreux, mais essentiels) où Vygotski semble n’avoir compris ni mes
intentions ni ma pensée, partons de ce qui me paraît au contraire marquer
notre accord fondamental. De ses réflexions sur mes premiers travaux,
Vygotski conclut, en effet, sans se douter que c’était précisément là mon
programme (j’avais déjà en mains, avant leur parution, toute une étude
manuscrite rédigée en 1921 sur les opérations de correspondance numérique
chez l’enfant), que la tâche essentielle de la psychologie de l’enfant serait
d’étudier la formation psychologique des concepts scientifiques, en suivant
pas à pas ce processus « sous nos yeux », Or, c’était donc là mon projet, les
ouvrages sur Le langage et la pensée, Le jugement et le raisonnement, La
représentation du monde, etc., ne devant servir que d’introduction : avec
A. Szeminska d’abord et surtout avec B. Inhelder, j’ai publié ensuite une
série d’études portant précisément sur le développement des concepts de
nombre, de quantité physique, de mouvement, vitesse et temps, d’espace, de
hasard, d’induction des lois physiques, et des structures logiques de classes,
relations et propositions, bref de la plupart des concepts scientifiques
fondamentaux.
Or que nous apprennent ces résultats sur les questions essentielles de
relations entre le développement spontané et l’acquisition scolaire, questions
sur lesquelles Vygotski se croît en désaccord avec moi et où en réalité il ne
l’est qu’en partie mais dans un sens exactement inverse à celui qu’il imagine?
Partons d’un exemple précis : celui de l’enseignement de la géométrie. A
Genève, en France, etc., cet enseignement présente trois caractères : 1) Il ne
commence que tardivement (vers onze ans en général) par opposition à celui
de l’arithmétique qui débute à sept ans. 2) Il est d’emblée spécifiquement
géométrique ou même métrique, sans passer par une phase qualitative où les
opérations spatiales se réduiraient à des opérations logiques mais appliquées
au continu. 3) Il suit l’ordre historique des découvertes : la géométrie euclidienne en premier lieu ; beaucoup plus tard la géométrie projective et tout à
la fin (à l’Université) la topologie. Or, on sait au contraire que la géométrie
théorique moderne part des structures topologiques, d’où l’on peut tirer
parallèlement les structures projectives et les structures euclidiennes. On sait,
d’autre part, que cette géométrie théorique est fondée sur la logique et, enfin,
qu’il existe une connexion de plus en plus étroite entre les considérations
• Encyclopédie française. article Éducation nouvelle.
** Le Droit à l’éducation dans la collection des Droits de l’homme (Unesco).
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géométriques et les considérations algébriques ou numériques. Si maintenant
nous examinons, conformément au vœu de Vygotski, la formation des opérations géométriques chez l’enfant*, nous trouvons qu’elle est bien plus
conforme à l’esprit de la géométrie théorique qu’à celui de l’enseignement
scolaire classique. 1) L’enfant construit ses opérations spatiales en même temps
que ses opérations numériques, avec interaction entre les deux (il existe en
particulier un remarquable parallélisme entre la construction du nombre et celle
de la mesure du continu). 2) Les premières opérations géométriques de l’enfant
sont essentiellement qualitatives et sont entièrement parallèles à ses opérations
logiques (ordre, emboîtements, etc.), 3) Les premières structures géométriques
que découvre l’enfant sont de nature essentiellement topologique et c’est de là
qu’il construit, mais parallèlement, les structures projectives et euclidiennes
élémentaires.
De tels exemples, que l’on pourrait multiplier, il est alors facile de tirer les
réponses aux remarques de Vygotski. Lorsqu’il me reproche, en premier lieu,
de concevoir l’apprentissage [scolaire comme n’étant pas essentiellement
relié au développement spontané]1 de l’enfant, il est clair que, dans mon
esprit, les discordances éventuelles sont imputables non pas à l’enfant mais à
l’école, qui ignore tout le parti qu’elle pourrait tirer du développement
spontané des élèves et qui devrait le renforcer par des procédés adéquats au
lieu de le contrecarrer comme elle le fait souvent. En second lieu, l’erreur
principale d’interprétation que commet Vygotski à mon sujet, dans ce
domaine, consiste à croire que, pour moi la pensée adulte« remplace » peu à
peu celle de l’enfant après des compromis variés, et cela par une sorte
d’« abolition mécanique » de cette dernière, tandis qu’aujourd’hui on me
reproche au contraire souvent d’interpréter le développement spontané
comme tendant de lui-même aux structures logico-mathématiques de l’adulte
à titre d’idéal s’imposant d’avance.
Les problèmes ainsi soulevés sont au nombre d’au moins deux, que formule
Vygotski, mais sur la solution desquels nous divergeons un peu. Le premier, est
celui de l’ « interaction entre concepts spontanés et non spontanés ». Cette
interaction est plus complexe que ne le dit Vygotski. En certains cas les
transmissions éducatives sont bien assimilées par l’enfant parce qu’elles
prolongent en fait certaines constructions spontanées : en ces cas il y a alors
accélération du développement. Mais en d’autres cas les transmissions éducatives
interviennent trop tôt ou trop tard ou sont présentées d’une manière inassimilable
parce que ne correspondant pas aux constructions spontanées : en ces cas il y a
alors freinage du développement et parfois même déviation stérilisante comme
• Voir la Représentation de l’espace chez l’e1Ûant et la Géométrie spontanée chez
l’enfant.
1. Entre crochets, nous rétablissons ici à partir de la traduction américaine ce
passage manquant.
SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI
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cela se produit si souvent dans l’enseignement des sciences exactes. Je ne crois
pas donc, comme semble l’admettre Vygotski, que l’acquisition de concepts
nouveaux, même au niveau scolaire, résulte toujours de l’intervention
didactique de l’adulte. Ce peut être le cas, mais il existe une forme bien plus
féconde d’instruction : les écoles dites « actives » s’efforcent de créer des
situations qui par elles-mêmes ne sont pas « spontanées », mais qui provoquent
une élaboration spontanée de la part de l’enfant lorsque l’on a réussi à la fois à
déclencher son intérêt et à poser les problèmes sous une forme qui corresponde
aux structures déjà construites par l’enfant lui-même.
Le second problème, qui prolonge le précédent mais sur un plan plus
général, est celui des relations entre les concepts spontanés et les notions
scientifiques elles-mêmes. La « clef » du système de Vygotski, serait à cet
égard que « les notions scientifiques et spontanées partent de points séparés,
mais se rejoignent ». Sur ce point nous sommes entièrement d’accord, si cela
signifie qu’entre la sociogenèse des notions scientifiques (sur le terrain de
l’histoire des sciences, et de la transmission des connaissances d’une génération
à la suivante) et la psychogenèse des structures « spontanées » (mais influencées bien sûr par les interactions avec le milieu social, familial, scolaire, etc.),
il y a rencontre, et non pas simplement détermination totale de la psychogenèse
par la culture historique et ambiante. Or, je ne crois pas faire dire ainsi à
Vygotski plus qu’il n’affirme lui-même, puisqu’il admet une part de spontanéité dans le développement. Il reste seulement à préciser maintenant en quoi
elle consiste.
4. Opérations et généralisation
C’est peut-être sur cette question de la nature des activités spontanées qu’il
subsiste une divergence entre Vygotski et moi, mais elle ne fait que prolonger
celle que nous avons notée à propos de l’égocentrisme et de la nécessité d’une
décentration pour assurer le progrès du développement.
Pour ce qui est d’abord, des décalages dans la prise de conscience, nous
sommes à peu près d’accord, sauf que Vygotski n’admet pas que l’absence de
prise de conscience constitue un résidu de l’égocentrisme. Voyons alors la solution qu’il propose : 1) le caractère tardif de la prise de conscience résulterait
simplement de la « loi » connue selon laquelle cette prise de conscience,
ainsi que le contrôle, n’apparaîtraient qu’au terme du développement d’une
fonction ; 2) cette prise de conscience n’atteindrait d’abord que le résultat
des actions, pour remonter ensuite seulement au « comment », c’est-à-dire à
l’opération. Or, ces deux affirmations sont entièrement exactes, mais elles
se bornent à constater les faits sans les expliquer. L’explication commence
lorsque l’on comprend qu’un sujet centré sur ses actions n’a aucune raison
de prendre conscience d’autre chose que de leurs résultats, tandis qu’une
situation de décentration, dans laquelle une action est comparée à d’autres
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JEAN PIAGET
possibles et surtout à celles des autres sujets, conduit à une prise de conscience
du « comment » et à l’opération.
Cette différence de perspective entre un schéma simplement linéaire comme
celui de Vygotski et le schéma de la décentration est encore plus visible en ce
qui concerne le moteur principal du développement intellectuel. A lire Vygotski
(mais bien entendu je ne connais pas le reste de son œuvre), il semble que le
facteur principal soit à chercher dans la « généralisation des perceptions », cette
généralisation suffisant à elle seule à conduire à la prise de conscience des
opérations mentales. Nous en sommes venus au contraire, dans l’ensemble des
travaux cités plus haut sur le développement spontané des notions scientifiques,
à considérer que le facteur central était la construction même des opérations, en
tant qu’actions intériorisées devenant réversibles et se coordonnant en
structures d’ensemble à lois bien définies (en leur variété considérable). Les
progrès de la généralisation ne sont alors que le résultat de cette construction de
structures opératoires et celles-ci ne dérivent pas de la perception, mais de
l’action entière.
Or, Vygotski était proche d’une telle solution lorsqu’il soutenait que le
syncrétisme, la juxtaposition, l’insensibilité à la contradiction et les autres
caractères de ce que nous appelons aujourd’hui le niveau « préopératoire »
(de préférence à « prélogique ») du développement de l’enfant n’étaient dus
qu’à un « manque de système », car c’est effectivement la construction de
systèmes qui caractérise le plus profondément l’arrivée de l’enfant aux
niveaux du raisonnement logique. Mais ces « systèmes » ne sont pas simplement des produits de généralisation : ce sont des structures opératoires
multiples et différenciées, dont on peut aujourd’hui suivre pas à pas
l’élaboration.
Un petit exemple de cette différence de points de vue est fourni par une
remarque de Vygotski sur l’inclusion. A le lire on dirait que l’enfant
découvre l’inclusion par une combinaison de généralisations et d’apprentissage ! apprenant à utiliser le mot « rose » puis le mot « fleur », les
juxtapose d’abord, mais il lui suffira de procéder à la généralisation « toutes
les roses sont des fleurs », et de découvrir que la réciproque n’est pas vraie
pour atteindre l’inclusion « roses incluses dans fleurs », Or nous avons étudié
un tel problème de près et nous savons aujourd’hui combien la question est
plus complexe : même en affirmant que toutes les roses sont des fleurs et que
toutes les fleurs ne sont pas des roses un enfant ne saura pas en conclure
jusqu’à un certain niveau qu’il existe plus de fleurs que de roses. Pour en
arriver à cette inclusion en extension il lui faudra, en effet, construire un
système opératoire, tel que A (roses) + A’ (fleurs non roses) = B (fleurs) et
* Piaget et Szeminska, La genèse du nombre chez l’enfant, chap. VII et Inhelder et
Piaget, La genèse des opération logiques élémentaires. Delachaux et Niestlé.
SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI
399
que A = B -A’ donc A < B, système dont la réversibilité constitue une condition
nécessaire de l’inclusion.
Je n’ai pas abordé jusqu’ici, en ce commentaire, la question de la socialisation comme condition du développement intellectuel, bien que Vygotski la
soulève à plusieurs reprises. Dans ma perspective actuelle elle ne se pose plus
comme autrefois pour moi parce que la considération des opérations et de la
décentration liée à la construction des structures opératoires en renouvelle les
termes. Toute pensée logique est socialisée parce qu’elle implique la
communication possible entre individus. Mais cet échange interindividuel
repose sur des correspondances, des réunions, des intersections, des réciprocités,
etc., qui sont encore des opérations. Entre ces opérations interindividuelles il y
a donc identité. La conclusion à en tirer est ainsi que les structures opératoires
qui se construisent spontanément au cours du développement intellectuel
constituent essentiellement les structures de la coordination des actions, qu’il
s’agisse de coordinations intérieures[*] aux actions de l’individu ou de la
coordination entre actions d’individus distincts, donc de la coopération.
[*Note FJP : nous avons substitué « intérieures » à « antérieures », l’opposition
portant très manifestement sur les actions de l’individu lui-même de l’autre sur la
coordination des actions réalisées par différents individus (interagissant). N’ayant sous
les yeux que le manuscrit français tel qu’il a été reproduit dans l’édition française (1985),
il nous est impossible de savoir si ce que nous supposons être une erreur se trouve être,
ou bien dans le manuscrit original rédigé par Piaget, ou bien dans la première
transcription dactylographiée de ce manuscrit et qui semble avoir été égarée, ou bien
dans la nouvelle transcription de ce manuscrit conservée par MIT Press, ou par la reprise,
avec correction, faite en France de cette deuxième transcription (au sujet de ces deux
dernières transcription, voir plus haut, p. 389 !]