Jean PIAGET Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski
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Jean PIAGET Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski
Fondation Jean Piaget Texte original français du commentaire d’abord publié en anglais à la fin du livre de L. S. Vygotski Thought and language (MIT Press, 1962) puis reproduit dans la traduction française de cet ouvrage publié aux Editions Sociales, Paris en 1985 Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques. La pagination est conforme à la version française. 397 Jean PIAGET Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski concernant Le langage et la pensée chez l’enfant et Le jugement et le raisonnement chez l’enfant 1 Ce n’est pas sans tristesse qu’un auteur découvre, vingt-cinq ans après sa parution, l’ouvrage d’un autre auteur qui a disparu entre temps, lorsque cet ouvrage contient tant de vues l’intéressant directement qu’il eût fallu discuter de plus près et par contact personnel. Mon ami A. Luria m’avait bien tenu au courant de la position à la fois si sympathique et critique de Vygotski à mon égard, mais je n’avais jamais pu le lire ni le rencontrer et, en le lisant aujourd’hui, je le regrette profondément, car nous aurions pu nous entendre sur de nombreux points. 1. Ce « Commentaire » », écrit en français par J. Piaget et traduit en anglais par Anne Parsons, a été publié en annexe aux premières éditions en langue anglaise du livre de Vygotski, Thought and language. Il a été republié, toujours anglais en 1979 dans la revue Archives de psychologie, Éditions : Médecine et Hygiène, Genève 1979, vol. XLVII, n° 183, p. 237-249. Une note indiquait : « Le professeur Piaget a écrit ce commentaire après avoir lu en manuscrit le chapitre 2 et des extraits du chapitre 6 du livre de Vygotski. » (II s’agit bien entendu du manuscrit de la traduction en anglais.) Il est publié ici pour la première fois en français, à partir d’une copie dactylographiée que MIT Press nous a communiquée. © MIT Press, Cambridge (USA) 1962. (Les notes de Piaget sont appelées par des astérisques.) 388 JEAN PIAGET Mlle. Hanfmann, qui est l’une des meilleures continuatrices de Vygotski, a bien voulu me demander de commenter les réflexions de ce grand auteur sur mes premiers travaux. Je l’en remercie très vivement, mais j’avoue avoir éprouvé quelque embarras, car si le livre de Vygotski date de 1934, ceux des miens qu’il discute datent de 1923 et 1924. A la réflexion cependant, j’ai trouvé un moyen simple et même instructif (du moins pour moi) de me livrer à cette discussion rétrospective : c’est de chercher si ce que j’ai fait depuis conduit à vérifier ou à infirmer les remarques critiques de Vygotski. Or, mes résultats ultérieurs permettent l’un et l’autre, c’est-à-dire que je suis à la fois davantage d’accord sur certains points avec Vygotski que je ne l’aurais été en 1934 et que j’ai d’autre part de meilleurs arguments pour répondre sur d’autres points que je n’en aurais eu alors. I Commençons par deux questions distinctes se rapportant toutes deux au chapitre 2 de Vygotski : celle de l’égocentrisme en général, et celle du langage égocentrique. Vygotski, si je le comprends bien, n’est pas d’accord avec moi sur la notion de l’égocentrisme intellectuel de l’enfant, mais il reconnaît l’existence de ce que j’appelle le langage égocentrique et il y voit le point de départ du langage intériorisé ultérieur, qui peut d’ailleurs servir selon lui aussi bien à des fins autistiques que logiques. Discutons donc ces deux questions séparément. 1. L’égocentrisme cognitif Le prob1ème central que soulève Vygotski est au fond, celui de la nature adaptative et fonctionnelle des activités de l’enfant, comme de tout être humain. Sur ce point je suis certainement d’accord avec lui dans les grandes lignes et tout ce que j’ai écrit (après mes cinq premiers livres) sur La naissance de l’intelligence au niveau sensori-moteur et sur la genèse des opérations logicomathématiques à partir des actions me rendrait aujourd’hui facile de situer les débuts de la pensée dans un contexte d’adaptation, en un sens de plus en plus biologique. Seulement, dire que tout échange entre l’enfant et le milieu tend à une adaptation ne signifie pas que cette adaptation réussisse d’emblée et il faut se garder à cet égard d’un trop grand optimisme biologicosocial, dans lequel il se peut que Vygotski tombe parfois. Il y a en effet deux limites possibles à tout effort d’adaptation : 1) Le sujet peut n’avoir pas encore acquis ou construit les instruments ou organes d’adaptation pour réaliser certaines tâches, parce que cette construction d’instruments est parfois très longue et difficile : tel est le cas des opérations logiques dont les premiers systèmes équilibrés ne s’achèvent que vers sept·huit ans (Cf. La genèse du nombre, La représentation de l’espace, etc.). SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 389 2) L’adaptation étant un équilibre entre une assimilation des objets aux structures de l’action propre (structures soit héréditaires, soit en voie de construction par l’action, soit déjà construites par organisation progressive des actions), et l’accommodation de ces structures aux objets, il se peut toujours que cet équilibre entre l’assimilation et l’accommodation prenne des formes non entièrement adéquates et que l’effort d’adaptation conduise ainsi à des erreurs systématiques. On trouve des erreurs systématiques de ce genre à tous les niveaux de la hiérarchie des conduites. Sur le terrain de la perception, par exemple, qui passe cependant pour celui des adaptations les mieux réussies, presque toute perception comporte une part d’« illusion » et, après avoir étudié pendant vingt ans l’évolution de ces erreurs systématiques de l’enfant à l’adulte, je viens d’écrire un livre sur Les mécanismes perceptifs où je cherche à ramener ces effets multiples à des mécanismes généraux fondés sur la centration du regard, qui soulèvent des problèmes voisins de ceux de l’égocentrisme. Sur le plan de la vie affective, il faudrait une certaine dose d’optimisme pour penser que nos sentiments interindividuels élémentaires sont toujours bien adaptés et que des réactions pourtant aussi universelles que la jalousie, l’envie, la vanité, etc., ne témoignent pas également de différentes formes d’ « erreurs systématiques » dans la perspective affective de l’individu. Dans le domaine de la pensée, toute l’histoire des sciences, du géocentrisme à la révolution copernicienne, des faux absolus de la physique d’Aristote à la relativité du principe d’inertie de Galilée et à la relativité d’Einstein, etc., montre qu’il a fallu des siècles pour se libérer (et sans doute seulement partiellement) d’ « erreurs systématiques » tenant aux illusions du point de vue immédiat par opposition aux systèmes « décentrés ». L’idée centrale que j’ai cherché à exprimer au moyen du terme (sans doute mal choisi) d’égocentrisme intellectuel est donc que le progrès des connaissances ne procède pas par simples additions ou stratification additive, comme si des connaissances plus riches venaient simplement compléter des connaissances plus pauvres, mais que ce progrès repose également sur de perpétuels remaniements et corrections des points de vue antérieurs par un processus aussi bien rétroactif qu’additif, consistant à corriger sans cesse les « erreurs systématiques » de départ ou celles qui surgissent en cours de route. Or, ce processus correcteur semble obéir à une loi d’évolution bien définie, qui est une loi de décentration. Pour passer du géocentrisme à l’héliocentrisme il a fallu un effort gigantesque de décentration. Mais, déjà chez le petit enfant, dans la description que j’ai donnée du développement de la notion de « frère », et qu’approuve Vygotski, il faut un effort comparable, à un garçon qui a un frère, pour comprendre que ce frère a lui aussi un frère et que cette notion repose donc sur une relation entièrement réciproque et non pas sur une « propriété » absolue. De même (et ceci tient à des expériences plus récentes qu’ignorait Vygotski), pour comprendre qu’un chemin peut être plus long qu’un autre quand ils abou- 390 JEAN PIAGET tissent au même point d’arrivée et pour dissocier ainsi les notions du « long » (notion métrique) et du « loin » (notion ordinale), il faut « décentrer » la pensée, d’abord centrée sur les seuls points d’arrivée, et construire des relations objectives entre les points de départ et d’arrivée. C’est alors pour désigner le manque initial de décentration que j’ai employé le mot d’égocentrisme. Il aurait fallu dire « centrisme » tout court, mais comme les centrations initiales sont toujours relatives au point propre et à l’action propre, j’ai dit « égocentrisme », en précisant qu’il s’agissait d’un égocentrisme intellectuel et cognitif inconscient sans aucun rapport avec ce que le langage courant appelle égocentrisme (et qui est une hypertrophie de la conscience du moi) : l’égocentrisme cognitif provient, ai-je cherché à préciser, d’une indifférenciation entre le point de vue propre et les autres possibles et nullement d’un individualisme antérieur aux relations avec autrui (comme dans la position de Rousseau, auquel on a parfois voulu me ramener par un étonnant malentendu qui n’est certes pas imputable à Vygotski). Cela, dit, on voit donc que l’égocentrisme ainsi défini dépasse largement l’égocentrisme social auquel nous allons revenir à propos du langage égocentrique. En particulier mes recherches sur La construction du réel chez l’enfant m’ont conduit à observer un égocentrisme assez systématique au niveau sensori-moteur : en son point de départ l’espace sensori-moteur, par exemple, ne consiste qu’en une pluralité d’espaces (buccal, tactilokinesthésique, etc.) centrés sur le corps propre, tandis que, vers dix-huit mois, après une décentration réellement comparable à une révolution copernicienne, l’espace est devenu un contenant unique et homogène dans lequel sont situés tous les objets y compris le corps propre. Venons-en alors à ce qui gêne le plus Vygotski dans ma notion d’égocentrisme et qui est la comparaison avec l’autisme de Bleuler ainsi qu’avec le « Lustprinzip » de Freud. Sur le premier point, Vygotski, qui est un spécialiste de la schizophrénie, ne nie pas, comme certains de mes critiques français, qu’il existe un autisme normal en chaque individu, ainsi que mon maître Bleuler l’admettait. Il trouve seulement que j’ai trop insisté sur les ressemblances entre égocentrisme et autisme et pas assez sur les différences, et il a certainement raison. Mais si je l’ai fait, c’est que ces ressemblances, que ne conteste donc pas Vygotski, me paraissaient assez éclairantes pour expliquer la genèse du jeu symbolique chez l’enfant (voir La formation du symbole — imitation, jeu, rêve et représentation) où se manifeste souvent cette « pensée non dirigée et autistique » dont parle Bleuler et que j’ai cherché à expliquer par une prédominance, dans le jeu initial de l’enfant, de l’assimilation sur l’accommodation. Quant au « principe de plaisir » que Freud situe génétiquement avant le « principe de réalité », Vygotski a également raison de me reprocher d’avoir accepté sans critique suffisante cette succession trop simple : le fait que toute SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 391 conduite est adaptative et que l’adaptation est toujours un équilibre de forme variée (stable ou instable, etc.) entre l’assimilation et l’accommodation permet à la fois 1) de rendre compte du Lustprinzip, avec ses manifestations précoces, par l’aspect affectif des prédominances fréquentes de l’assimilation et 2) de justifier les réserves de Vygotski quand il soutient qu’il y a toujours aussi, dans le besoin et le plaisir, une adaptation au réel (puisque même quand l’assimilation prédomine, elle s’accompagne toujours d’une certaine accommodation). Par contre, je ne puis suivre Vygotski lorsqu’il suppose que, ayant séparé le besoin et le plaisir de leur fonction d’adaptation au réel (ce que je crois tout de même n’avoir jamais fait, ou du moins je m’en suis corrigé bien vite : cf. La naissance de l’intelligence), je me suis trouvé obligé de présenter la pensée « réaliste » ou objective comme séparée des besoins concrets, comme une pensée pure qui cherche ses preuves pour sa propre satisfaction. Sur ce point, toute la suite de mes ouvrages sur la genèse des opérations intellectuelles à partir de l’action elle-même, et sur la genèse des structures logiques à partir des coordinations de l’action, démontre suffisamment que je ne sépare pas la pensée de l’action. Il est vrai que j’ai mis du temps à voir que les racines des opérations logiques sont plus profondes que les liaisons linguistiques et que j’ai, trop étudié d’abord la pensée au niveau du langage, ce qui nous conduit à notre second point. 2. Le langage égocentrique Il n’y a pas de raison pour que l’égocentrisme cognitif caractérisé par ses centrations privilégiées inconscientes ou, comme nous l’avons toujours dit plus simplement, par son caractère d’ « indifférenciation des points de vue », ne s’applique pas également aux relations interindividuelles, en particulier à celles qui se traduisent par le langage. Pour prendre un exemple chez les adultes, certainement expérimenté par tous les psychologues, chaque professeur débutant dans l’enseignement s’aperçoit tôt ou tard du fait que ses premières leçons étaient incompréhensibles parce qu’il a longtemps parlé à son propre point de vue, avant de découvrir peu à peu (très laborieusement et très progressivement) qu’il est difficile de se placer au point de vue d’étudiants ignorants, quand on connaît soi-même d’avance la matière à enseigner. Second exemple : tout l’art de la discussion consiste à savoir se placer au point de vue du partenaire pour essayer de le convaincre sur son propre terrain, sans quoi la discussion est vaine (ce qu’elle est si souvent, même entre psychologues !). C’est pourquoi, cherchant à étudier les relations de la pensée avec le langage du point de vue des centrations et décentrations cognitives, ai-je essayé d’établir s’il existait un langage égocentrique par opposition au langage de la coopération proprement dite. Dans mon premier livre sur Le langage et la pensée chez l’enfant (que j’ai ensuite bien regretté d’avoir publié en premier lieu, car si j’avais commencé par La représentation du monde 392 JEAN PIAGET chez l’enfant qui était alors en chantier, on m’aurait sans doute mieux compris) j’ai donc consacré trois chapitres à ce problème. Dans le deuxième de ces chapitres, [j’ai étudié les conversations et particulièrement les discussions entre enfants afin de mettre en lumière les difficultés qu’ils éprouvent à aller au-delà de leur propre point de vue. Dans le troisième,] 1 j’ai cherché à confirmer ce résultat par une petite expérience sur la compréhension entre enfants dans une explication causale. Pour éclairer ces faits, constituant pour moi l’essentiel, j’ai alors donné dans un premier chapitre un inventaire du langage spontané entre enfants, cherchant à dissocier la part des monologues et des « monologues collectifs » par opposition aux communications adaptées et caressant l’espoir de trouver ainsi une sorte de mesure de l’égocentrisme verbal. Or, chose extraordinaire au premier abord mais que je m’explique maintenant après coup, tous les adversaires de la notion d’égocentrisme (et ils sont légion !) se sont exclusivement (ou presque) attaqués à mon premier chapitre sans s’apercevoir de la signification des deux autres et, je le crois de plus en plus, sans donc comprendre le sens de cette notion ! Un auteur est allé, pour me contredire, jusqu’à prendre comme critère du langage égocentrique le nombre de propositions où l’enfant parle de lui, comme si on ne pouvait pas parler de soi dans un sens non égocentrique. Dans un chapitre, d’ailleurs excellent, sur le langage paru dans le Traité de psychologie de l’enfant de L. Carmichael, D. Mc Carthy conclut à l’inutilité finale des longs débats qui se sont poursuivis sur cette question, mais sans donner nulle part une explication de la portée réelle de la notion d’égocentrisme verbal. Avant d’en revenir à Vygotski, j’aimerais donc faire moi-même le point en indiquant ce qui me paraît subsister, en négatif et en positif, des très nombreux faits recueillis par mes quelques « followers » et mes nombreux contradicteurs : 1) les mesures du langage égocentrique ont montré qu’il existe de très grandes variations selon les milieux et les situations, de telle sorte que, contrairement à mon espoir initial, il n’y a pas là une mesure valable de l’égocentrisme intellectuel ni même de l’égocentrisme verbal ; 2) le phénomène, dont il s’agissait de tester la fréquence relative chez l’enfant, aux différents niveaux de son développement, et la diminution avec l’âge, n’a pas été contredit parce qu’il a été rarement compris : exprimé en termes de centrations déformantes sur l’action propre et de décentrations, il s’est révélé bien plus significatif sur le terrain des actions elles-mêmes, et de leur intériorisation en opérations intellectuelles, que sur celui du langage, mais il reste possible qu’une étude poussée des discussions entre enfants et surtout des conduites (s’accompagnant de langage) de vérification et d’argumentation en général fournisse des indices métriques valables. 1. Entre crochets, nous rétablissons ici à partir de la traduction américaine ce passage manquant. (Cf. « Avertissement », p. 23.) SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 393 Ce long préambule m’a paru nécessaire pour dire tout le bien que je pense de la position de Vygotski sur le problème du langage égocentrique, quoique je ne puisse pas le suivre sur tous les points. Tout d’abord. Vygotski a compris qu’il y avait là un problème véritable, et non pas seulement une question de statistique. En second lieu, il a retrouvé les mêmes faits, au lieu de les supprimer par des artifices de mesure ; et ses observations sur la fréquence du langage égocentrique chez les petits en cas de difficultés dans l’action, et sur la diminution de cette forme de langage lorsque se constitue le langage intérieur, sont d’un grand intérêt. En troisième lieu, il a fait l’hypothèse nouvelle que le langage égocentrique constituait le point de départ du langage intériorisé des sujets plus développés, en précisant que ce langage intérieur pouvait servir aussi bien à des fins autistiques qu’à la pensée logique ; et, sur ces hypothèses, je me trouve en complet accord avec lui. Par contre, ce que Vygotski n’a, me semble-t-il, malgré tout pas vu, c’est l’égocentrisme lui-même en tant qu’obstacle à la coordination des points de vue et à la coopération. Vygotski me reproche avec raison de n’avoir pas insisté dès le départ sur l’aspect fonctionnel des questions. D’accord, mais je l’ai fait ensuite. Dans Le jugement moral chez l’enfant j’ai étudié les jeux collectifs des petits (billes, etc.) et constaté qu’avant sept ans ces petits ne savent pas coordonner leurs règles de jeu pendant une partie, jouant chacun pour soi et gagnant tous à la fois sans comprendre qu’il s’agit d’un « match ». R. F. Nielsen, en étudiant la collaboration dans l’action (constructions en commun, etc.), retrouve dans l’action même tous les caractères de ce que j’avais souligné dans le langage. * Il y a donc là un phénomène général que Vygotski me paraît négliger lui aussi. En bref, quand Vygotski conclut que la première fonction du langage serait une fonction de communication globale et qu’ensuite ce langage se différencie en langage égocentrique et langage « communicatif », je crois être d’accord avec lui. Mais quand il soutient ensuite que ces deux formes de langage sont également socialisées et ne diffèrent que par leurs fonctions, je ne puis pas le suivre, parce que le mot de socialisation est alors équivoque : si un individu A croit qu’un individu B pense comme lui alors qu’il n’en est rien, et s’il n’arrive pas à comprendre la différence des deux points de vue, c’est évidemment une conduite sociale, en ce sens qu’il y a contact entre eux ; mais j’appelle cela une conduite inadaptée dans la perspective de la coopération intellectuelle. Or, cette perspective correspond au seul problème dont je me suis occupé, mais dont Vygotski me semble s’être désintéressé. Dans sa belle thèse sur les jumeaux, R. Zazzo exprime clairement le problème. * Pour lui, la difficulté de la notion de « langage égocentrique » proviendrait d’un double sens que j’aurais eu le tort de ne pas dissocier : * R.F. Nielsen, La sociabilité chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, 1951. * R. Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, t. II, p. 399. 394 JEAN PIAGET dissocier : (a) un langage incapable de réciprocité rationnelle et (b) un langage « non destiné à autrui ». Mais, c’est que, précisément, du point de vue de la socialisation de la pensée ou de ·la coopération intellectuelle (la seule donc qui m’ait intéressé), cela revient au même ! Je n’ai d’ailleurs, à ce que je crois, jamais dit langage « non destiné à autrui », ce qui est, très équivoque, car j’ai toujours, reconnu que l’enfant croit parler à autrui et se faire comprendre. J’ai simplement dit que, dans le langage égocentrique, l’enfant parle pour lui (au sens où un conférencier peut ne parler que « pour lui », tout en destinant naturellement ses paroles au public). Zazzo (en citant un passage pourtant bien clair à cet égard !) me répond gravement que l’enfant ne parle pas « pour lui », mais « selon lui »… D’accord ! Remplaçons donc toutes les « pour lui », dans mes textes, par des « selon lui ». Je prétends alors que rien ne sera changé dans ce qui constitue le seul sens valable de l’égocentrisme : l’absence de décentration, et cela dans le rapport social comme dans les autres. Je prétends en outre (mais y reviendrai à la fin de cet article) que c’est précisément la coopération (sur le plan des rapports cognitifs entre les individus) qui nous apprend à parler « selon » les autres et non pas simplement « selon » notre point de vue propre… II La seconde partie des réflexions de Vygotski à mon égard (voir sous chap. 6) donneront lieu maintenant à des remarques plus simples parce que je crois être sur ces points bien davantage d’accord avec lui et surtout parce que la suite de mes ouvrages (qu’il n’a pas connus) répond précisément à la plupart des questions qu’il a soulevées. 3. Concepts spontanés, acquisition scolaire et concepts scientifiques J’ai éprouvé une joie véritable à découvrir dans l’œuvre de Vygotski la manière dont il m’approuvait d’avoir distingué, pour les étudier, les concepts « spontanés » des concepts « non spontanés », car on aurait pu craindre qu’un psychologue centré bien plus que nous ne le sommes sur les problèmes d’acquisition scolaire en vienne malgré lui à dévaloriser la part de construction continuelle dont témoigne l’activité intellectuelle de l’enfant en son développement, Lorsque Vygotski me reproche ensuite d’avoir trop insisté sur cette distinction, je me suis d’abord dit, il est vrai, qu’il me retirait ce qu’il venait de m’accorder. Mais lorsqu’il précise le sens de ce reproche en affirmant que l’acquisition des concepts non spontanés comporte elle aussi une « empreinte » due à la mentalité de l’enfant et qu’il faut donc admettre une « interaction » entre les concepts spontanés et appris, je me suis senti à nouveau en complet accord avec lui. C’est, en effet, par un malentendu complet que Vygotski s’imagine qu’à mon point de vue la pensée spontanée de l’enfant serait à connaitre de près par les éducateurs comme pour mieux connaître SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 395 « l’ennemi à combattre » alors qu’en chacun de mes écrits proprement pédagogiques, anciens* comme récents**, j’ai au contraire insisté sur tout ce que l’éducation pourrait tirer (beaucoup plus que les méthodes ordinaires ne le font) d’une mise en œuvre systématique du développement intellectuel spontané de l’enfant. Mais plutôt que de discuter dans l’abstrait les quelques points (peu nombreux, mais essentiels) où Vygotski semble n’avoir compris ni mes intentions ni ma pensée, partons de ce qui me paraît au contraire marquer notre accord fondamental. De ses réflexions sur mes premiers travaux, Vygotski conclut, en effet, sans se douter que c’était précisément là mon programme (j’avais déjà en mains, avant leur parution, toute une étude manuscrite rédigée en 1921 sur les opérations de correspondance numérique chez l’enfant), que la tâche essentielle de la psychologie de l’enfant serait d’étudier la formation psychologique des concepts scientifiques, en suivant pas à pas ce processus « sous nos yeux », Or, c’était donc là mon projet, les ouvrages sur Le langage et la pensée, Le jugement et le raisonnement, La représentation du monde, etc., ne devant servir que d’introduction : avec A. Szeminska d’abord et surtout avec B. Inhelder, j’ai publié ensuite une série d’études portant précisément sur le développement des concepts de nombre, de quantité physique, de mouvement, vitesse et temps, d’espace, de hasard, d’induction des lois physiques, et des structures logiques de classes, relations et propositions, bref de la plupart des concepts scientifiques fondamentaux. Or que nous apprennent ces résultats sur les questions essentielles de relations entre le développement spontané et l’acquisition scolaire, questions sur lesquelles Vygotski se croît en désaccord avec moi et où en réalité il ne l’est qu’en partie mais dans un sens exactement inverse à celui qu’il imagine? Partons d’un exemple précis : celui de l’enseignement de la géométrie. A Genève, en France, etc., cet enseignement présente trois caractères : 1) Il ne commence que tardivement (vers onze ans en général) par opposition à celui de l’arithmétique qui débute à sept ans. 2) Il est d’emblée spécifiquement géométrique ou même métrique, sans passer par une phase qualitative où les opérations spatiales se réduiraient à des opérations logiques mais appliquées au continu. 3) Il suit l’ordre historique des découvertes : la géométrie euclidienne en premier lieu ; beaucoup plus tard la géométrie projective et tout à la fin (à l’Université) la topologie. Or, on sait au contraire que la géométrie théorique moderne part des structures topologiques, d’où l’on peut tirer parallèlement les structures projectives et les structures euclidiennes. On sait, d’autre part, que cette géométrie théorique est fondée sur la logique et, enfin, qu’il existe une connexion de plus en plus étroite entre les considérations • Encyclopédie française. article Éducation nouvelle. ** Le Droit à l’éducation dans la collection des Droits de l’homme (Unesco). 396 JEAN PIAGET géométriques et les considérations algébriques ou numériques. Si maintenant nous examinons, conformément au vœu de Vygotski, la formation des opérations géométriques chez l’enfant*, nous trouvons qu’elle est bien plus conforme à l’esprit de la géométrie théorique qu’à celui de l’enseignement scolaire classique. 1) L’enfant construit ses opérations spatiales en même temps que ses opérations numériques, avec interaction entre les deux (il existe en particulier un remarquable parallélisme entre la construction du nombre et celle de la mesure du continu). 2) Les premières opérations géométriques de l’enfant sont essentiellement qualitatives et sont entièrement parallèles à ses opérations logiques (ordre, emboîtements, etc.), 3) Les premières structures géométriques que découvre l’enfant sont de nature essentiellement topologique et c’est de là qu’il construit, mais parallèlement, les structures projectives et euclidiennes élémentaires. De tels exemples, que l’on pourrait multiplier, il est alors facile de tirer les réponses aux remarques de Vygotski. Lorsqu’il me reproche, en premier lieu, de concevoir l’apprentissage [scolaire comme n’étant pas essentiellement relié au développement spontané]1 de l’enfant, il est clair que, dans mon esprit, les discordances éventuelles sont imputables non pas à l’enfant mais à l’école, qui ignore tout le parti qu’elle pourrait tirer du développement spontané des élèves et qui devrait le renforcer par des procédés adéquats au lieu de le contrecarrer comme elle le fait souvent. En second lieu, l’erreur principale d’interprétation que commet Vygotski à mon sujet, dans ce domaine, consiste à croire que, pour moi la pensée adulte« remplace » peu à peu celle de l’enfant après des compromis variés, et cela par une sorte d’« abolition mécanique » de cette dernière, tandis qu’aujourd’hui on me reproche au contraire souvent d’interpréter le développement spontané comme tendant de lui-même aux structures logico-mathématiques de l’adulte à titre d’idéal s’imposant d’avance. Les problèmes ainsi soulevés sont au nombre d’au moins deux, que formule Vygotski, mais sur la solution desquels nous divergeons un peu. Le premier, est celui de l’ « interaction entre concepts spontanés et non spontanés ». Cette interaction est plus complexe que ne le dit Vygotski. En certains cas les transmissions éducatives sont bien assimilées par l’enfant parce qu’elles prolongent en fait certaines constructions spontanées : en ces cas il y a alors accélération du développement. Mais en d’autres cas les transmissions éducatives interviennent trop tôt ou trop tard ou sont présentées d’une manière inassimilable parce que ne correspondant pas aux constructions spontanées : en ces cas il y a alors freinage du développement et parfois même déviation stérilisante comme • Voir la Représentation de l’espace chez l’e1Ûant et la Géométrie spontanée chez l’enfant. 1. Entre crochets, nous rétablissons ici à partir de la traduction américaine ce passage manquant. SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 397 cela se produit si souvent dans l’enseignement des sciences exactes. Je ne crois pas donc, comme semble l’admettre Vygotski, que l’acquisition de concepts nouveaux, même au niveau scolaire, résulte toujours de l’intervention didactique de l’adulte. Ce peut être le cas, mais il existe une forme bien plus féconde d’instruction : les écoles dites « actives » s’efforcent de créer des situations qui par elles-mêmes ne sont pas « spontanées », mais qui provoquent une élaboration spontanée de la part de l’enfant lorsque l’on a réussi à la fois à déclencher son intérêt et à poser les problèmes sous une forme qui corresponde aux structures déjà construites par l’enfant lui-même. Le second problème, qui prolonge le précédent mais sur un plan plus général, est celui des relations entre les concepts spontanés et les notions scientifiques elles-mêmes. La « clef » du système de Vygotski, serait à cet égard que « les notions scientifiques et spontanées partent de points séparés, mais se rejoignent ». Sur ce point nous sommes entièrement d’accord, si cela signifie qu’entre la sociogenèse des notions scientifiques (sur le terrain de l’histoire des sciences, et de la transmission des connaissances d’une génération à la suivante) et la psychogenèse des structures « spontanées » (mais influencées bien sûr par les interactions avec le milieu social, familial, scolaire, etc.), il y a rencontre, et non pas simplement détermination totale de la psychogenèse par la culture historique et ambiante. Or, je ne crois pas faire dire ainsi à Vygotski plus qu’il n’affirme lui-même, puisqu’il admet une part de spontanéité dans le développement. Il reste seulement à préciser maintenant en quoi elle consiste. 4. Opérations et généralisation C’est peut-être sur cette question de la nature des activités spontanées qu’il subsiste une divergence entre Vygotski et moi, mais elle ne fait que prolonger celle que nous avons notée à propos de l’égocentrisme et de la nécessité d’une décentration pour assurer le progrès du développement. Pour ce qui est d’abord, des décalages dans la prise de conscience, nous sommes à peu près d’accord, sauf que Vygotski n’admet pas que l’absence de prise de conscience constitue un résidu de l’égocentrisme. Voyons alors la solution qu’il propose : 1) le caractère tardif de la prise de conscience résulterait simplement de la « loi » connue selon laquelle cette prise de conscience, ainsi que le contrôle, n’apparaîtraient qu’au terme du développement d’une fonction ; 2) cette prise de conscience n’atteindrait d’abord que le résultat des actions, pour remonter ensuite seulement au « comment », c’est-à-dire à l’opération. Or, ces deux affirmations sont entièrement exactes, mais elles se bornent à constater les faits sans les expliquer. L’explication commence lorsque l’on comprend qu’un sujet centré sur ses actions n’a aucune raison de prendre conscience d’autre chose que de leurs résultats, tandis qu’une situation de décentration, dans laquelle une action est comparée à d’autres 398 JEAN PIAGET possibles et surtout à celles des autres sujets, conduit à une prise de conscience du « comment » et à l’opération. Cette différence de perspective entre un schéma simplement linéaire comme celui de Vygotski et le schéma de la décentration est encore plus visible en ce qui concerne le moteur principal du développement intellectuel. A lire Vygotski (mais bien entendu je ne connais pas le reste de son œuvre), il semble que le facteur principal soit à chercher dans la « généralisation des perceptions », cette généralisation suffisant à elle seule à conduire à la prise de conscience des opérations mentales. Nous en sommes venus au contraire, dans l’ensemble des travaux cités plus haut sur le développement spontané des notions scientifiques, à considérer que le facteur central était la construction même des opérations, en tant qu’actions intériorisées devenant réversibles et se coordonnant en structures d’ensemble à lois bien définies (en leur variété considérable). Les progrès de la généralisation ne sont alors que le résultat de cette construction de structures opératoires et celles-ci ne dérivent pas de la perception, mais de l’action entière. Or, Vygotski était proche d’une telle solution lorsqu’il soutenait que le syncrétisme, la juxtaposition, l’insensibilité à la contradiction et les autres caractères de ce que nous appelons aujourd’hui le niveau « préopératoire » (de préférence à « prélogique ») du développement de l’enfant n’étaient dus qu’à un « manque de système », car c’est effectivement la construction de systèmes qui caractérise le plus profondément l’arrivée de l’enfant aux niveaux du raisonnement logique. Mais ces « systèmes » ne sont pas simplement des produits de généralisation : ce sont des structures opératoires multiples et différenciées, dont on peut aujourd’hui suivre pas à pas l’élaboration. Un petit exemple de cette différence de points de vue est fourni par une remarque de Vygotski sur l’inclusion. A le lire on dirait que l’enfant découvre l’inclusion par une combinaison de généralisations et d’apprentissage ! apprenant à utiliser le mot « rose » puis le mot « fleur », les juxtapose d’abord, mais il lui suffira de procéder à la généralisation « toutes les roses sont des fleurs », et de découvrir que la réciproque n’est pas vraie pour atteindre l’inclusion « roses incluses dans fleurs », Or nous avons étudié un tel problème de près et nous savons aujourd’hui combien la question est plus complexe : même en affirmant que toutes les roses sont des fleurs et que toutes les fleurs ne sont pas des roses un enfant ne saura pas en conclure jusqu’à un certain niveau qu’il existe plus de fleurs que de roses. Pour en arriver à cette inclusion en extension il lui faudra, en effet, construire un système opératoire, tel que A (roses) + A’ (fleurs non roses) = B (fleurs) et * Piaget et Szeminska, La genèse du nombre chez l’enfant, chap. VII et Inhelder et Piaget, La genèse des opération logiques élémentaires. Delachaux et Niestlé. SUR LES REMARQUES CRITIQUES DE VYGOTSKI 399 que A = B -A’ donc A < B, système dont la réversibilité constitue une condition nécessaire de l’inclusion. Je n’ai pas abordé jusqu’ici, en ce commentaire, la question de la socialisation comme condition du développement intellectuel, bien que Vygotski la soulève à plusieurs reprises. Dans ma perspective actuelle elle ne se pose plus comme autrefois pour moi parce que la considération des opérations et de la décentration liée à la construction des structures opératoires en renouvelle les termes. Toute pensée logique est socialisée parce qu’elle implique la communication possible entre individus. Mais cet échange interindividuel repose sur des correspondances, des réunions, des intersections, des réciprocités, etc., qui sont encore des opérations. Entre ces opérations interindividuelles il y a donc identité. La conclusion à en tirer est ainsi que les structures opératoires qui se construisent spontanément au cours du développement intellectuel constituent essentiellement les structures de la coordination des actions, qu’il s’agisse de coordinations intérieures[*] aux actions de l’individu ou de la coordination entre actions d’individus distincts, donc de la coopération. [*Note FJP : nous avons substitué « intérieures » à « antérieures », l’opposition portant très manifestement sur les actions de l’individu lui-même de l’autre sur la coordination des actions réalisées par différents individus (interagissant). N’ayant sous les yeux que le manuscrit français tel qu’il a été reproduit dans l’édition française (1985), il nous est impossible de savoir si ce que nous supposons être une erreur se trouve être, ou bien dans le manuscrit original rédigé par Piaget, ou bien dans la première transcription dactylographiée de ce manuscrit et qui semble avoir été égarée, ou bien dans la nouvelle transcription de ce manuscrit conservée par MIT Press, ou par la reprise, avec correction, faite en France de cette deuxième transcription (au sujet de ces deux dernières transcription, voir plus haut, p. 389 !]