Lire un extrait - Editions Persée

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LA JAMBE NOIRE
Du même auteur
La Trachée d’Ouverture, 1969, Éd. de la Grisière
La Fuite et le Partage, 1987, Éd. les Évidant
La Dévoration, 1988, Éd. les Évidant
Une Vie Imaginaire, 1989, Éd. les Évidant
Le Dormant, 2009, Éd. Persée
Ebola, mon amour, 2015, Éd. Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des
événements et des personnes vivantes ou ayant existé serait pure
coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
Pour tout contact :
Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence
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Ferdinand Thiry
La jambe noire
Roman
Éditions Persée
Où prendrons-nous de la chair pour remplir la place
D’où nous ôterons la chair pourrie ?
Légende des saints Côme et Damien
PREMIÈRE PARTIE
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M
arvin Palinski expliquait à Jim Hudson comment rédiger son prochain article à la manière
du National Geography et décrire les Présidentsdirecteurs généraux de Manhattan dans leur bureau
feutré au dernier étage des gratte-ciel dans l’attente de
quelque chose d’inéluctable, comme des grands singes
anthropoïdes réfugiés au sommet des arbres, survivants
d’un cataclysme imaginaire dans les brumes du World
Trade Center.
Marvin critiquait maintenant, non sans raison d’ailleurs, la rubrique hebdomadaire de Mac Thorn : l’erreur
de King Kong avait bien été de tomber amoureux et de
suivre cette salope à New York – il pensait aussi, tout
haut, que les nouvelles lois sur le harcèlement sexuel
au travail n’allaient pas arranger ses affaires, mais que
ce sujet d’actualité pouvait très bien trouver sa place
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dans le numéro spécial intitulé JUNGLE, à condition
bien évidemment de faire parler un éthologiste juif du
zoo de l’île de Staten ou encore son héros favori Woody
Allen, à condition bien évidemment d’illustrer le texte
de l’interview avec un dessin humoristique dans le
genre New-Yorker – mais de toute façon il fallait abso-lu-ment insérer la photographie de la Kinski complètement nue sur deux pages avec son boa constrictor
entre les cuisses – une idée gé-niâ-le !
Il jubilait de tant de fausse audace quand Nancy
Gordon entra sans crier gare. Elle était folle de rage,
littéralement.
En jetant le dernier numéro du Métropolitan sur son
bureau elle renversa ostensiblement un gobelet dont le
café sucré au lait dessina aussitôt un marigot sur le bois
verni. Marvin ne put s’empêcher alors de penser à leur
premier voyage à Manaus là où le Rio Negro n’arrive
pas à se mélanger à l’Amazone – un signe du destin,
sans aucun doute…
« Dieu créa l’homme du limon de la terre », déclara
solennellement Marvin, pour détendre l’étrange atmosphère de mousson qui régnait dans la pièce. La remarque
ne fit même pas sourire bêtement Nancy.
Elle lui montra du doigt une photo d’elle à poil qu’il
avait prise autrefois et qui maintenant s’étalait au centre
même de la revue.
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— Qu’est-ce que tu vends donc en dehors de mes
fesses, espèce de salaud ? Une pub pour Polaroïd ?
— Mais du rêve, ma chère !
— De la merde de rêve, oui ! Tchao !
Elle tourna casaque et elle disparut derrière le distributeur d’eau, définitivement.
Vulgaire, elle n’avait jamais été aussi belle.
Pendant quelques secondes Marvin éprouva un
grand soulagement. Tout était fini et rien d’autre n’avait
commencé. Moment suprême. Il pouvait, en toute sérénité, faire semblant de réfléchir sur sa vie. Il était exceptionnel en effet d’être ainsi placé à l’interstice entre sa
propre existence et celle des autres. La rupture avec une
femme était en cela une expérience privilégiée : elle
induisait toujours une béance et par contrecoup l’impérieuse nécessité de combler le vide.
Marvin sentit son corps se remplir comme une baignoire d’eau chaude. Il avait l’impression d’être en
train de perdre sa peau, tel un gros lézard au soleil de
midi. Un drôle de déclic venait de se produire dans tout
son être, mais il ne savait pas que c’était là le début
d’un engrenage diabolique, une histoire millénaire qui
allait, en quelques heures, faire de lui l’homme le plus
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célèbre des États-Unis d’Amérique, et la vedette d’un
reportage historique du Metropolitan.
*
Tout commença par ce refus impulsif, une révolte
d’adolescent blessé dans son amour-propre. NON. Il
ne pouvait lâcher Nancy, abandonner aussi facilement
sa proie. Propulsé par un violent désir de reconquête,
Marvin se mit à courir comme un fou vers la sortie.
Après s’être énervé sans résultat sur le bouton de l’ascenseur il s’engouffra dans la spirale descendante des
escaliers de secours et chuta d’une centaine de mètres
en quelques minutes, irrésistiblement animé par la
force de gravitation, l’excitation sexuelle soudaine et la
colère de n’avoir pu répondre, comme elle le méritait,
à cette petite idiote prétentieuse, stupide, intrépide, trop
belle pour être laissée à la merci du premier venu.
Dans le hall de marbre vert, aucune trace de Nancy.
Il sentit son sang tourner au vinaigre, envahir ses
poumons d’un sentiment de mort imminente. Il regarda
à l’ouest puis à l’est, méthodiquement.
C’est alors qu’il crut la voir sur le trottoir nord. Un
taxi jaune s’était arrêté en double file. Une femme plongeait dedans, la tête la première. Ce ne pouvait être que
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le derrière de Nancy somptueusement sanglé dans un
tailleur gris et rouge de chez Pratel and Lean.
Tel un grand fauve, Marvin fit irruption sur l’avenue
et là – les témoins affirmèrent à la télévision qu’il avait
dérapé, d’autres déclarèrent qu’on l’avait sans aucun
doute poussé dans ce trou creusé à même la chaussée –
il sentit le sol se dérober.
Marvin était littéralement avalé par les entrailles de
la terre – il glissait sous les roues d’un énorme camionbenne qui déversait automatiquement de façon inexorable son tas de caillasses. Il avait beau gesticuler, hurler dans le désordre :
Nancy ! Nancy ! Je t’aime ! Arrêtez ! Arrêtez bon
Dieu ! Je t’aime ! Nancy !
Au fond de la tranchée boueuse et nauséabonde du
chantier de la WeIl Phone Cie, il se noyait – disparaissait à tout jamais dans le ventre du monstre. Il avait
beau s’agripper avec désespoir au sol d’argile humide,
il sentait ses jambes aspirées comme deux carottes dans
un moulin à légumes électrique.
La fin était proche.
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Il hurla une dernière fois timidement sans trop y
croire :
— Arrêtez !
Et tout s’arrêta.
Un miracle.
Au moment même où il allait être enterré sous les
gravats – tout fut suspendu. Seule la tête dépassait, ridicule comme peut l’être une tête sur la chaussée en plein
New-York – une tête vivante, cela va sans dire, avec
la force d’injurier les passants jusqu’à l’asphyxie complète de tous les sens.
Marvin était inhumé – jusqu’au cou.
La poussière, les papiers gras, les vomissures des
pots d’échappement libre, le soleil, tout frappait son
visage de plein fouet. Les chaussures étaient énormes
– souvent mal cirées – autour de lui les semelles étaient
monstrueuses – menaçantes – obscènes, impatientes.
Un flic s’était agenouillé et avait mis sa bobine à la
hauteur de la sienne pour dresser procès-verbal.
« Les secours arrivent. »
Mal rasé le flic – des dents démesurées, un nez
gigantesque avec des petites crottes séchées dedans.
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Le monde vacillait, la terre basculait – plate – à
l’infini.
Marvin entendait le bruit sourd des cavaliers –
ils approchaient maintenant.
L’horizon était flou.
Un mirage ?
Le début d’un évanouissement ?
II n’aurait pas dû venir, il aurait dû refuser ce reportage en Afghanistan : ils avaient dit « trop dangereux ».
Maintenant il était trop tard. Il n’avait plus aucune
chance.
Sa tête, petite balle de chiffon, allait voler en éclats
comme un fruit trop mûr au premier passage des sabots.
Ils allaient l’écrabouiller, au mieux le décapiter d’un
coup de batte.
Marvin pleurait – et dans ses larmes se mélangeaient
les mamelucks, les spahis, les dragons, les hussards, les
cosaques, les reîtres, les picadors – et Marvin dans son
délire crut même voir une amazone en baskets – ce qui
l’intrigua au plus haut point avant de sombrer dans la
plus totale inconscience.
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