Shooting Brake

Transcription

Shooting Brake
Shooting Brake
Raphaël Nomézine
Roman
Photographie : Yentel Sanstitre
Editions L’ivre-Book
« Mon ami que vous ne connaissez pas, et je le regrette, déborde de larmes chaudes. (...) Son
cœur est ainsi, comme les sommets andins, de neige et de feu avec des coulées d'or sur ses
blessures. » Bernard Giraudeau, Cher Amour
« Ma vengeance est perdue s’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue. » Jean Racine,
Andromaque
Avant-propos
J'ai voulu cette histoire très imagée, comme pour lui imprimer une dynamique
semblable à celle d'un long métrage cinématographique, aux réalisations de Fred Cavayé,
Alexandre Arcady, Luc Besson, Alain Corneau ou encore Jean-Pierre Melville. De fait, je l'ai
séquencée, dialoguée comme un film, j'ai même créé sa bande originale puisée dans le
répertoire existant... J'assume totalement cette approche artistique un brin iconoclaste dans
l'univers littéraire. Parce que l'intrigue et la manière dont je voulais la narrer l'exigeaient.
Parce que je voulais rendre mes personnages vivants, palpables, presque réels…
Prologue : Quand l'aigle attaque…
RN 184-La Francilienne (95)
Fin janvier 2011
20h30
Le premier jour
140 km/h. Même à cette vitesse, Samir n'arrivait pas à semer ses poursuivants. Il avait beau
cravacher les 75 modestes chevaux de sa Xsara tunée, le monstrueux Hummer H2 lancé à sa
suite se rapprochait de plus en plus. Le jeune maghrébin transpirait à grosses gouttes. Il avait
l'impression de rejouer une scène de Duel, le premier long métrage de Spielberg primé au
festival d'Avoriaz. Et il n'en menait pas large.
Flash. Le radar automatique venait de le prendre en flag, en grand excès de vitesse sur la
Francilienne. Le pare-buffle du SUV vint lécher le parechoc de la Citroën. Première touchette,
juste assez violente pour intimider l'adversaire. Samir se cramponna au cerceau de sa bagnole
et se mit à slalomer entre les véhicules, mais le 4x4 américain s'accrochait. Le deuxième choc
fut plus brutal. Le jeune conducteur manqua de perdre le contrôle de son auto et flirta avec le
rail central de sécurité, griffant ainsi la peinture fluorine de l'aile avant. Dans le rétroviseur
intérieur, la masse sombre percée d'yeux blancs globuleux et d'un sourire carnassier chromé
était plus menaçante que jamais. Elle fondait sur la minuscule berline à une vitesse ahurissante.
Troisième choc. Samir partit en tête à queue. Grâce à un habile coup de volant, il se remit dans
le sens normal de marche, et prit in extremis la sortie la plus proche : Rue de Paris.
Saint-Ouen-l'Aumône. Son territoire. Il se disait qu'en ville, il aurait davantage de chance
d'avoir le dessus. Las, le vrombissant V8 US n'abandonnait pas la partie. Le jeune homme devait
à tout prix trouver une échappatoire. Il bifurqua sans crier gare pour pénétrer dans un parking
souterrain privé. Il pulvérisa la barrière qui protégeait l'entrée des indésirables et aborda la
rampe d'accès à vive allure. Les appendices aérodynamiques de la Xsara surbaissée portaient
les stigmates de la conduite musclée de son pilote, souvenirs douloureux d'improbables
rencontres avec de trop hautes bordures. Le large Hummer y laissait aussi des plumes sans pour
autant abdiquer. Samir s'engagea alors dans une allée sans issue et pila face au mur de parpaings.
Il allait enclencher la marche arrière quand son élan fut stoppé par la vision de l'imposant SUV
lui barrant le passage. Trois hommes en descendirent et s'approchèrent de la Citroën. Samir
avait actionné la fermeture centralisée du véhicule, mais la portière avant céda sous la pression
d'un pied de biche. Le jeune homme fut extirpé de la berline sans ménagement. Légèrement
sonné, il fut relevé par les deux colosses qui semblaient obéir à un homme coiffé d'un stetson
noir. Les deux armoires à glace plaquèrent Samir contre le mur et le maintinrent ainsi jusqu'à
ce que l'homme au stetson les rejoigne.
Il donnait l'impression de flotter dans l'air avec son long cache-poussière sombre, son regard
perçant de serpent, son juvénile visage abrupt à la Lee Van Cleef. Le faible halo de lumière se
reflétait dans la boucle de son ceinturon, ornée d'une tête d'aigle, et le bruit des pas qu'il
martelait au sol était rythmé par le tintement des éperons qui habillaient ses santiags. Il ôta son
cigarillo de sa bouche et l'écrasa sur le revêtement grisâtre du parking. Un rictus cynique figea
son expression.
– Assouyef Junior, je n'aime pas beaucoup qu'on se paye ma tête ! Ne me dis pas que tu
n'as pas reconnu mon carrosse...
– Je t'emmerde Izmaar !
Samir cracha à la figure du Caïd de Sarcelles. Celui-ci s'essuya la joue, plongea sa main dans
la poche de son manteau et en ressortit un poing américain estampillé de son rapace fétiche. Il
glissa ses doigts à l'intérieur et frappa le jeune maghrébin dans l'abdomen, lui arrachant un cri
de douleur.
– Tu me déçois beaucoup Samir, je croyais qu'on était amis...
– Je ne serai jamais ami avec une enflure de ton espèce !
Izmaar lui asséna un nouveau coup. Le jeune homme était plié en deux.
– Ton frère est beaucoup moins arrogant que toi quand il s'adresse à moi, et tu devrais
t'en inspirer...
– Va te faire foutre !
– Tu as du cran, c'est bien ça... Maintenant, écoute-moi bien, petite bite, tu me dois
50 000 euros. Tu as deux jours pour me rembourser.
– Je les ai pas, merde ! J'ai balancé la dope pour pas me faire pécho par les keufs...
– Ça c'est ton problème, Samir. Deux jours.
Le coup de poing américain s'enfonça une dernière fois dans l'abdomen du dealer
occasionnel. Les deux molosses le relâchèrent et il s'écroula sur le béton encrassé.
– Premier avertissement. Si je n'ai pas mon fric dans deux jours, c'est la gueule de ta
meuf que j'éclate à grands coups de lattes. Ça m'étonnerait qu'après ça elle puisse encore
courir les castings de top-modèles.
– Si tu la touches, je te crève Izmaar, t'entends ? Je te crève !
– Embrasse ta jolie Melody de ma part. À très bientôt, Samir...
Le Caïd et ses sbires regagnèrent leur Hummer.
– On fait quoi maintenant, Izmaar ?
– On accentue la pression. Sa girl-friend est à ma merci. Grâce à Gilberte.
Le 4x4 quitta le parking. Samir mit plusieurs minutes avant de reprendre pied. Il chercha son
portable dans la poche intérieure de son blouson. Batterie faible. Merde. Il parcourut néanmoins
le répertoire pour contacter son frère.
– Allo ?
– Allo, Karim ? C'est Samir, il faut que tu viennes me chercher.
– Mais tu es où ?
– Dans le parking souterrain de l'immeuble où on jouait... Bip bip bip !
Batterie HS. Samir se mit à trembler de froid. Des sanglots secouèrent tout son corps. Il
pleurait et avait peur. Pour lui, mais surtout pour Melody.
Échec & Cash
1 : Retour de flamme
Bureau de Police,
DDPU 95
26 rue Général Leclerc
Saint-Ouen-l'Aumône (95)
Fin janvier 2011
Le premier jour
14h15
– Putain, mais je l'ai pas tuée je vous dis ! Je vous jure que c'est vrai, madame la
commissaire, il faut me croire...
– Alors comment expliques-tu qu'on ait retrouvé l'arme du crime, maculée de tes
empreintes, planquée sous ton matelas ?
– J'en sais rien moi...
– Arrête de me prendre pour une blonde, Shakes ! Pièce à conviction n°1, colt 45.
Assise en face de l'homme suspecté de meurtre, Marina Marquance, commissaire de police
à la Crim' depuis quatre ans, joignit le geste à la parole et sortit du tiroir le pistolet sous scellé
plastique marqué de ses références. Elle l'agita sous le nez du coupable présumé et poursuivit,
virulente.
– C'est quand même pas un flingue de midinette ça ! Me dis pas que c'est pour aller
taquiner le moineau le dimanche matin à la chasse... Ben non, toi tu pionces le dimanche
matin !
Un bruit sourd retentit lorsqu'elle posa violemment l'objet du délit sur le meuble en acier
galvanisé.
– Il est pas à moi, ce gun, je vous jure... Je travaille en douceur, moi ! Vous le savez
bien, madame la commissaire.
Marina commençait à perdre patience. Elle ouvrit à nouveau son tiroir et s'empara d'un
deuxième sachet plastique qu'elle plaça à côté du revolver.
– Pièce à conviction n°2. L'un de tes boutons de manchettes a été retrouvé près du corps
de la victime. Il n'y a que toi qui portes ce genre de fringues ringardes parce que tu te
prends pour Al Capone. Rien qu'avec ça, Shakes, je peux t'envoyer au trou pour un bon
bout de temps. Capice ?
Avec sa coiffure en arrière, luisante, suintant outrageusement le gel Vivelle Dop, son petit
costard cintré d'inspiration italienne, sa fine cravate unie et ses pompes bicolores cirées, Shakes
avait tout du mac' des années 50.
– Pourquoi j'aurais buté Mathilda, hein ? Pourquoi ? Je la baisais à l'œil !
– Va savoir, la jalousie, l'amour, toutes ces conneries...
– C'était une pute, Mathilda ! OK ? J'avais pas de raison d'être jaloux...
– Sauf qu'elle était aussi la maîtresse de Marchand, et que ça, ça te déplaisait au plus
haut point.
– N'importe quoi ! J'étais son mec, son régulier...
– Alors on va pouvoir ajouter à ton joli palmarès déjà copieusement rempli
proxénétisme et meurtre.
– Vous délirez ou quoi ? Il est où votre collègue Marco ? Il me connaît, lui. Il sait que
je suis réglo.
Marina contourna le bureau, saisit l'oreille du délinquant et lui plaqua la tête contre le plan
de travail.
– Il est en vacances. Et il sera très mécontent d'apprendre qu'on a descendu son indic !
La commissaire avait sifflé entre ses dents. Elle continua sur sa lancée.
– Je te conseille de te mettre à table, Shakes, et vite !
– Mathilda savait qu'il y avait un contrat sur sa tête. Elle a dû le prévenir, votre collègue.
– Qui a commandité l'assassinat de ta poule, hein ? Qui ? Allez Shakes, fais pas chier
putain, parle, dis-moi des choses ! Mais grouille-toi, bordel !
– Lâchez-moi, vous me faîtes mal, merde...
Marina relâcha sa prise.
– Je serais toi, j'hésiterais pas à balancer l'ordure qui a payé pour qu'on fume ma nana.
Alors crache le morceau, j'ai assez perdu de temps comme ça avec tes états d'âme.
– C'est un ancien de chez vous. Il est en cure à Fleury...
– Cash ? Joseph Cash ?
– Pourquoi, y'en a beaucoup de votre maison qui font un séjour à l'ombre pour avoir
violé et tué la gamine d'un inspecteur de police ?
– Ecrase Shakes, écrase ! Ne fais pas le malin si tu ne veux pas te retrouver en cure toi
aussi.
La commissaire était livide. Cette histoire la ramenait cinq ans en arrière, quand la vie de
son coéquipier et meilleur ami avait viré au cauchemar. Elle se sentait décontenancée, vidée.
Le suspect la dévisagea.
– Ça va pas, madame la commissaire ?
La jeune femme ouvrit la porte de son bureau.
– Le Floch, mettez-moi notre client au frais, je vais prendre l'air...
– Le taulier voulait vous voir de suite...
– Faites-le patienter, faut que j'aille m'en griller une.
– Il a sa tête des mauvais jours...
– Moi aussi, Le Floch, j'ai ma tête des mauvais jours !
Marina avait crié. Elle se passa la main dans les cheveux.
– Excusez-moi Le Floch. Coffrez-moi celui-ci. Je prendrai sa déposition plus tard.
La jeune femme quitta les locaux et se retrouva à l'extérieur, dans une petite cour encadrée
de bâtiments administratifs. Le pull à col roulé bleu pétrole assorti à un jean délavé et à des
bottines de motarde, l’épaisse veste en cuir râpé qu’elle avait jetée sur ses épaules
n’empêchaient pas la belle de grelotter. Elle prit une cigarette dans son étui en daim et l'alluma
à l'aide d’un Zippo à l'effigie de Sting, son idole. Un cadeau de son mari, David, prématurément
disparu dans un accident de la circulation en novembre 2002. Depuis, ses yeux noisette se
teintaient en permanence d'une mélancolie palpable. Elle ne l'avait pas remplacé. À quarante
ans, la ravissante brune élancée à la beauté naturelle, sans fard, ne cherchait plus à séduire. Elle
n'avait désormais plus que deux priorités : Alex, son fils de seize ans, et son boulot de flic. Celui
qui lui avait tant coûté à titre personnel.
Marina inhalait de longues volutes mentholées pour se réchauffer. Le tabac se consumait
trop vite, écourtant d’autant la pause qu’elle s’était octroyée. Une seconde clope succéda
rapidement à la première. Ses pensées se troublèrent en s’attardant un instant sur Marc. Plus
qu'un ami, son frère d'armes. Celui qu'elle n'arrivait pas à libérer de ses démons. La voix de
Grégory Le Floch la ramena brutalement à la réalité de son métier. Elle écrasa sa sèche dans le
cendrier sur pied mis à disposition et rejoignit son supérieur hiérarchique.
– Entrez Marquance, entrez. Asseyez-vous, je vous en prie.
La commissaire s'exécuta.
– Marina, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Nous venons de recevoir un fax de
Fleury. Joseph Cash s'est évadé ce matin.
– Joseph Cash ? Ça veut dire que Shakes avait raison alors...
– Shakes ? Qui est ce Shakes ?
– Vittorio Parisi, alias Shakes, patronyme dont il a hérité dans le milieu le jour où il a
été frappé par la foudre parce que ça l'a salement secoué.
– Et il aurait raison sur quoi, ce Shakes ?
– Selon lui, le meurtre de Mathilda Triviani aurait été commandité par Cash.
– Fiabilité du tuyau ?
– J'aurais dit 50%, mais avec ce que vous venez de m'apprendre, monsieur le
divisionnaire, ça remonte sa crédibilité à 85%. Il faut prévenir Marco, enfin je veux dire
l'inspecteur Oettinger. Katia Sdresvic, son indic, est en danger.
– Pas question, Marquance. Je sais qu'Oettinger est votre ami, mais je l'ai débarqué parce
qu'il devenait dangereux pour l'équipe et pour lui-même.
– Je ne suis pas d'accord, monsieur. Vous savez très bien que Cash va tout faire pour le
pousser à bout et s'en prendre à ses proches. Katia est tout ce qui lui reste !
– Gardez vos commentaires pour vous, Marquance ! Vous savez très bien ce que je
pense de sa liaison avec... cette personne, pour ne pas être désobligeant.
– Alors pourquoi m'avoir convoquée pour me parler de l'évasion de Cash ?
– Parce que je veux que vous teniez Oettinger à l'écart de l'enquête. On n'a pas besoin
de ses méthodes à la Clint Eastwood.
– Je ne vous suivrai pas sur ce terrain, monsieur, et vous le savez.
– C'est un ordre Marquance ! Vous pouvez disposer...
– Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le divisionnaire, je vous emmerde. Et
c'est pas moi qui viendrais pleurer sur la tombe de Cash si Marco lui collait une balle
dans la tête. Justice serait enfin faite.
– Je vous conseille de le coincer avant, Marquance, ça vaudra mieux pour tout le monde.
Marina claqua la porte en s'éclipsant.
– Le Floch, ramenez-moi Shakes dans mon bocal. Je vais prendre sa déposition et il sera
libre.
– Il n'est pas coupable alors ?
– Non, avec ce que je viens d'apprendre, c'est une certitude. Et puis, vous essaierez de
joindre l'inspecteur Oettinger sur son portable et sur son fixe.
– Mais il est en RTT...
– Je ne vous demande pas votre avis, Le Floch. Dîtes-lui que c'est important, que c'est
une question de vie ou de mort. Et lorsque vous l'aurez au bout du fil, vous le basculerez
sur ma ligne.
– De vie ou de mort ?
– Oui. Joseph Cash s'est évadé de prison ce matin. Et quelque chose me dit qu'il va faire
payer sa disgrâce à ceux qui ont condamné sa carrière de flic. Katia et Oettinger sont
clairement dans son collimateur. Et je n'aime pas ça, Le Floch, je n'aime pas ça du tout...

Documents pareils