Un toit pour la nuit - Lycée de la Borde Basse
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Un toit pour la nuit - Lycée de la Borde Basse
Un toit pour la nuit Anne-Marie Dallais QUARTIER LATIN. Je cherche mon toit pour la nuit. Les gens passent en flot continu. Un serpent glissant dans une brume de poussières et d’étincelles : hommes d’affaires, étudiants, touristes, flâneurs… Ce sont les derniers qui m’intéressent. Ils ont la démarche hésitante. Le sourire figé de ceux qui ont du temps. Ils sont ma proie. Pour eux, je ne suis rien. Rien qu’une femme transparente attablée devant un café noir. Pour moi, ils sont tout. Ils représentent mon logis pour la nuit. C’est énorme. Ce soir, mon unique espoir d’éviter le froid et la solitude, pelotonnée dans mon duvet. Il faut qu’ils me remarquent. Je vais tout faire pour ça. Avant de venir, j’ai pris ma douche chez madame Germine. C’est important de rester propre. Chez elle, je peux aussi laver mon linge. Elle m’ouvre sa porte avec un sourire plein d’humanité et me demande si ça va. C’est une vieille femme très bonne qui accueille tous les malheurs du monde. Elle est ronde, molle et douce comme un cocon dans lequel les âmes de passage aiment à se glisser et se recroqueviller. Quelques instants bénis, toujours trop courts. Sa famille et elle ont vécu le pire pendant la guerre, nous le devinons par les photos accrochées au mur. Elle n’a pas de mots pour en parler, ses gestes disent simplement ce qu’il est important de conserver entre les hommes. J’ai mis ma petite robe à carreaux noirs et blancs, celle qui porte un nœud de strass dans le décolleté, des collants noirs et des souliers à talons fins. Elle est jolie. J’ai ouvert mon manteau afin qu’elle puisse être remarquée. J’ai mis du bleu à mes yeux et du rose sur mes lèvres. J’ai appris à me mettre en valeur. Je souris, accueillante. Des regards se croisent, des pas ralentissent. Un homme passe et repasse et finit par pousser la porte. Il mord à l’hameçon de mon sourire. Je fais alors mon numéro de charme, façon discrète, car je ne veux surtout pas qu’il y ait méprise, qu’on me prête un statut que je n’ai pas. Je ne veux pas d’argent, juste un toit pour la nuit. Montrer que je cherche une relation lambda, comme n’importe quelle femme seule pourrait le faire. Ce n’est pas vénal, c’est pragmatique. Rien de plus. Qu’on soit bien clair ! Je lui montre que je l’ai remarqué d’un regard appuyé. L’homme m’a vue et s’approche. — Je vous connais ? — Il me semble que oui, mais je peux me tromper. — Je ne vois pas… — Lycée Claude-Monet ? — Ah non, mauvaise pioche ! Il rit. Et voilà, première phase bouclée. Je referme alors le bouton de mon manteau. Celui d’en haut. Attention : l’accroche n’est pas l’exhibition ! Il sourit en voyant mon geste, d’un air entendu. Cet air-là ne me plaît qu’à moitié… Tout l’art est d’attirer le passant tout en m’assurant qu’il ne me prend pas pour ce que je ne suis pas. J’ai ma dignité de femme. Le respect de soi ne s’oublie pas si vite quand on a été chef de rayon pendant dix ans. Je force un peu la main solidaire. Je m’arrange avec la réalité. C’est tout. Je choisis mes partenaires aussi, pas question de prendre le premier venu. Cet homme-là m’a l’air « bien comme il faut », il est soigné, il a une douceur et une intelligence dans le regard. J’ai l’impression qu’il pourrait me mériter. Enfin, on verra. — Un autre café ? Comment vous appelez-vous ? — Fanny, et vous ? — Nicolas. Enchanté… Je ne me précipite pas pour répondre. Il ne faudrait qu’il croie que c’est arrivé ! Pourtant, je le sais bien, je ne dois pas faire la difficile. Se rappeler le froid. Le couchage en chien de fusil. La buée sur les vitres qui vous enfume et vous sépare du monde. La tôle qui vous enserre dans son étau. La fin de mois qui finit le 15. L’agence qui n’a rien pour vous. La honte. Je lui réponds d’un simple clignement de paupière. C’est bien suffisant. Cet homme-là dort dans un appartement au chaud. Il a de l’argent, une situation… Le curriculum, c’est important. Le sien est correct. N’importe quel appartement, ou chambre d’hôtel, serait mieux que ma boîte de conserve. Moi, je ne peux offrir que ce que j’ai. Partager sa nuit sera la moindre des choses. C’est le principe du donnant-donnant. Je parais calculatrice comme ça, pourtant, je ne suis pas cupide. J’ai juste besoin de m’assurer que j’ai affaire à du costaud. Je ne m’engage jamais à la légère. C’est une stratégie pertinente, fondée sur la débrouille. De ce côté, j’ai encore des ressources. Quand je ne trouve pas de petits boulots, je n’ai pas le choix. Mon obsession : éviter le parking pour ce soir. Peu importe que ma philosophie échappe aux honnêtes gens. — Que faites-vous dans la vie, Fanny ? — Chef de rayon dans la confection. Et vous ? — Écrivain public… Où ça, chef de rayon ? On fait connaissance. Je trouve matière à mes réponses en exhumant mon passé, je redeviens celle que j’étais. Avant le trou noir. Avant le licenciement. Avant la cohorte des petits boulots. Avant l’expulsion. Il fait connaissance avec la femme que j’étais. La femme BCBG, locataire dans la rue Pasquier, employée dans les Grands Magasins. J’étais coquette, distinguée, bien dans ma peau. Je n’étais pas si mal. Tout ce bavardage est utile pour le mettre à l’aise. Donner confiance à mon pourvoyeur de logis. C’est tout ce que je demande. Point barre. J’ai une faim de loup. J’ai les pieds glacés. Et je suis crevée. Je me lance : — On fait quelques pas ? — Bonne idée, me répond-il. Où voulez-vous aller ? Je lui propose les bords de Seine, c’est romantique et juste à côté. Je prétexterai que j’ai froid, et il m’offrira d’aller boire un verre chez lui. C’est le truc classique, cousu de fil blanc. Il était temps, je commençais à prendre racine dans ce bistro. Le serveur faisait une drôle de tête depuis deux heures que je sirotais mon jus. Il a dû voir mon manège. Pourtant, j’essaie d’être discrète et, surtout, je ne suis qu’une cliente très occasionnelle. Quand je peux éviter, j’évite. Je déteste ce job. — Vous avez froid ? dit-il en me prenant la main. J’apprécie ce geste : c’est romanesque et explicite. Les étapes se succèdent avec une logique qui m’arrange. Je lui rends sa pression de main. — Je suis gelée. Je n’imaginais pas un tel froid dehors. — On est en hiver. Vous n’êtes guère habillée. Un autre verre ? J’hésite à répondre. Je ne voudrais pas qu’il me propose de retourner au café. Il se fait tard. Phase numéro deux. Faut que je passe à l’action. — Vous habitez loin ? Voilà, c’est jeté. S’il n’a pas compris, c’est qu’il est ballot. Il ne me répond pas. Il ne me regarde même pas. Le rouge me monte aux joues. L’habitacle étroit. Le sommeil haché. Le corps en accordéon. Les courbatures. La solitude. Le visage bouffi au petit matin. Les galeries marchandes pour se réchauffer. Tout ça m’arrive à la tête comme un coup de poing. J’insiste, tant pis ! — Le verre que vous allez m’offrir, c’est chez vous, je suppose. Alors, pas trop tard… Son regard semble lointain, il vogue sur la Seine et s’arrête en face, sur la belle Dame illuminée. Il ne répond toujours pas. Il est stupide, ou quoi ? Il revient vers moi. — Je suis bien, là… Pas vous ? Regardez comme elle est sublime, sa façade presque immatérielle... Ce soir, il y a un concert d’orgues. Ça vous dirait ? Un concert d’orgues ? Pourquoi pas les violons ? Il se fiche de moi, ma parole ! Pour qui me prend-il ? Je vais le supplier, peut-être ? Je le plante là. Sans un mot. Je fous le camp en ruminant. J’ai une bouffée de colère qui m’étouffe : contre lui, contre moi, contre tous ces gens qui se baladent et dont le seul souci est de choisir un resto. Je vais reprendre ma quête. Enfin, si j’ai le courage. J’ai mal aux pieds et j’ai froid. Mon maquillage ne doit plus être très frais. En me retournant, je l’aperçois à la bouche du métro. Pauvre type ! Il s’engouffre dans les escaliers. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, je suis retournée sur mes pas pour le suivre. C’était comme un geste ultime. C’est ridicule, je ne sais même plus ce que je cherche… Filature de loin. Je me cache à l’entrée du couloir. De là, je vais le guetter. Quand il se lèvera, je déboucherai comme par enchantement et ferai celle qui prend la même ligne que lui. Et là, je le vois ! Il sort un petit plaid qu’il avait dans sa serviette et l’étale avec précaution sur le banc. Il passe une main sur ses cheveux comme pour se recoiffer. Et là, il se couche… Il se couche ! Je pense avoir mal vu. Je suis décontenancée. Ce type « bien comme il faut » est un errant. Un errant comme moi. Incroyable ! Rien dans son allure, rien dans son visage, rien dans ses propos, ne pouvait laisser imaginer. Non, rien. Je suis sidérée. Alors, je me souviens de son silence quand je lui ai proposé de prendre un verre chez lui. J’hésite. J’ai la nausée. Je ne sais que faire. Je vais le planter là. Il faudrait bien que je rentre, maintenant. Je me souviens de ma guimbarde. Elle m’apparaît presque douillette face au lit du métro. Il y fait froid, mais au moins on est chez soi, à l’abri des regards. C’est un toit pitoyable, mais c’est un toit. Je m’approche. Il sursaute. Il se lève et s’assoit. Il est terriblement gêné. Il se recoiffe, du plat de la main. Il m’apparaît penaud dans ses vêtements étrangement propres et modernes. Je m’assois à côté de lui. On reste là, sans bouger, sans se regarder, silencieux pendant un long moment. Puis il me dit que c’est seulement le deuxième jour qu’il dort là, qu’il ne peut faire autrement. Il n’a plus rien. À mon tour, je lui explique tout, du début à la fin, et je m’entends lui dire, d’une voix blanche : — Venez, si vous voulez, j’ai un toit provisoire, pour la nuit. Il me regarde, troublé. Puis il replie sa couverture soigneusement et donne un petit coup sur ses vêtements froissés. Dans le métro, on s’assoit sur une banquette, serrés l’un contre l’autre. Il ne faut pas que j’oublie « notre » station car j’ai l’impression de partir au bout du monde. Sur une île exotique nommée « Twingo fraise ». À deux, on sera mieux. Surtout on ne sera plus seuls. Il me tient la main très fort, comme si j’allais m’échapper. — À deux, lui dis-je, à deux… à deux… C’est lui qui termine ma phrase dont les mots, au bord des lèvres, restent coincés. — … On s’en sortira, chuchote-t-il en me pressant les doigts.