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Phèdre
Les Fables
traduites du latin et présentées
par Jean-Louis Vallin.
Texte bilingue.
Minos
La Différence
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INTRODUCTION
L’affranchi d’Auguste.
À défaut de témoignages extérieurs, nous ne pouvons dire de Phèdre que ce qu’il nous livre dans son
œuvre. Le reste n’est que conjectures.
Il se vante de son origine thrace, de sa naissance « dans
les monts de Piérie » (44, 17 sqq.1), berceau des Muses,
par où il explique sa vocation poétique. Est-il né dans la
colonie romaine de Philippes, en Macédoine ? C’est une
hypothèse. En quelle date, avec quelle condition ? Sous
le principat d’Auguste, assurément, puisqu’il nous rapporte une histoire vraie, qui s’est passée « de mon temps »,
dit-il (54, 8), dans laquelle intervient Auguste. Et il est
de condition servile : la tradition manuscrite le qualifie
d’« affranchi d’Auguste », donc affranchi au plus tard en
14 apr. J.-C., sans doute peu de temps après avoir été
amené à Rome. Il pouvait avoir une vingtaine d’années à
son affranchissement, il serait alors né vers 6 av. J.-C.
Son nom grec Öáéâäñïò fut alors transcrit en latin ;
sous quelle forme ? Phaedrus ou plutôt Phaeder, car le
1. Les renvois au texte se font par les numéros affectés aux
poèmes, de (1) à (135).
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nom se rencontre sous cette forme dans des inscriptions
latines. L’une d’elles, qu’on croit pouvoir rapporter à
l’un de ses descendants1, permet de supposer qu’il se
nommait Caius Julius Phaeder, son nom personnel précédé du nom et du prénom de son patron. Mais Avianus
écrit Phaedrus, au IVe-Ve siècle, et c’est cette forme
qu’on retient aujourd’hui.
Phèdre a dû, pendant un temps, servir dans l’administration impériale comme tant d’autres affranchis à
cette date. Il aurait pu même y gagner la faveur d’un
riche protecteur et s’y enrichir comme ceux-là mêmes
qui seront les dédicataires de ses fables, s’il n’avait entrepris de dénoncer les abus du pouvoir politique, l’oppression dont souffre le peuple. Mais en ce début du
Ier siècle apr. J.-C., au moment où s’affirmait un nouveau régime politique, essentiellement monarchique,
toute opinion critique était jugée subversive : il ne restait à Phèdre qu’à se dissimuler sous la fiction de la
fable, à transposer au royaume des animaux ce qu’il
voulait dénoncer de la cour du prince. Et Phèdre tourna
en vers les apologues d’Ésope. Cette précaution n’empêcha pas pourtant les poursuites de Séjan, préfet des
cohortes prétoriennes et favori de Tibère, qui exerçait
la réalité du pouvoir à Rome tandis que l’empereur vivait retiré à Capri. Victime de Séjan, à la fois juge, témoin et accusateur comme il l’écrit dans l’épilogue du
livre II, Phèdre fut disgracié et exilé ; son premier livre
1. Hypothèse de L. Havet.
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dut être interdit ou partiellement détruit1. La période de
terreur instaurée à Rome par Séjan dure de 26 à 31, date
à laquelle Séjan, soupçonné de complot, fut liquidé par
Tibère. Cet épisode douloureux de la vie de Phèdre évoqué en conclusion du livre II autorise à croire que ce
deuxième livre a été écrit durant son exil.
On peut imaginer que Phèdre, rentré à Rome, vécut
longtemps dans un état précaire, obligé de quémander
l’appui d’affranchis riches et influents, comme cet Eutychès, dédicataire du livre III, qu’il presse d’agir au plus
vite :
Tant qu’il y a quelques restes de cette vie languissante
(64, 15)
et déplorant sa condition sociale qui l’oblige à se taire :
Jadis, étant enfant, j’ai lu cette maxime :
« Pour un plébéien, murmurer est sacrilège2. »
Tant que j’aurai ma raison, je m’en souviendrai.
(64, 33-35)
1. Hypothèse fondée sur le fait que le livre I, tel que nous l’avons,
est apparemment incomplet. Tacite, évoquant les victimes de ce
temps, cite le cas d’un auteur dont l’ouvrage, condamné par le sénat
à être brûlé, fut néanmoins sauvé puis reproduit, « tant l’imbécillité
de ceux qui règnent est impuissante à tuer le génie » (Annales, IV,
XXXV).
2. Vers tiré d’une tragédie perdue d’Ennius (239-169).
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Les prologue et épilogue du livre IV adressés à
Particulon ont un tout autre caractère. Phèdre, qui est
revenu sur sa décision de mettre fin à sa carrière de fabuliste (65, 1), y parle de « gloire » pour lui-même et de
« longue mémoire » acquise à son livre :
Pour moi, la gloire est acquise, puisque toi et tes
semblables
Vous transcrivez mes paroles sur vos papyrus,
Comme paroles dignes d’une longue mémoire.
(65, 17-19)
Il promet l’immortalité que confère l’œuvre littéraire à son bienfaiteur Particulon :
Homme intègre dont le nom vivra dans mes livres
Tant qu’on donnera du prix aux Lettres latines.
(92, 5-6)
Ce livre IV contient également les fables (88 et 91)
consacrées au poète grec Simonide. La première nous le
montre victime d’un naufrage, ayant perdu tous ses trésors, mais reconnu dans la première ville où il aborde et
recueilli par un admirateur, alors que ses compagnons
d’infortune n’ont d’autre ressource que de mendier. Dans
l’autre, les jumeaux Castor et Pollux, honorés par le chant
du poète, lui sauvent la vie quand le reste des convives
périt de l’effondrement de la maison. Reconnaissance des
hommes, protection des dieux, c’est évidemment tout ce
à quoi aspire Phèdre lui-même. Et, à en juger par les dé-
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clarations citées plus haut, l’espoir lui est permis. Mais
en même temps, il éprouve l’hostilité des envieux : tout
ce qu’il y a de mieux chez lui vient d’Ésope, disent-ils, le
reste lui appartient (87, 3-5).
Le livre V nous est parvenu très mutilé, sans nom
de dédicataire. Il s’ouvre sur une réponse à ces mêmes
envieux et s’achève sur un aveu de faiblesse liée à l’âge :
comme un vieux chien aux dents pourries, Phèdre ne
peut plus saisir ses victimes et demande qu’on le lui
pardonne en considération du passé (103). Le personnage de Philétos, auquel il fait cette dernière confidence,
a été identifié1 comme étant un affranchi de Claude. Dans
cette hypothèse, Phèdre a donc connu les règnes de Caligula (37-41) et de Claude (41-54). A-t-il connu Néron
(54-68), les désordres qui suivirent, a-t-il atteint le règne de Vespasien (69-79) ? Rien ne le prouve, rien n’empêche de le croire. Il faut se résoudre à ignorer la date
de sa mort.
Le mépris et l’oubli.
On peut évidemment s’interroger sur la réception
de Phèdre chez ses contemporains. Quel a été son public ? Le fait que les dédicataires de ses livres aient
été des affranchis est en soi un indice. La fable est
essentiellement un genre populaire, par son origine,
1. Hypothèse de L. Havet.
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sa forme, son contenu. Phèdre assurément détonait
parmi les auteurs du temps de Tibère et de Claude. À
côté des imitations d’œuvres déjà classiques, celles des
poètes et prosateurs de l’époque augustéenne, à côté
des œuvres d’érudition, des compilations, le goût des
milieux littéraires se portait vers une tout autre esthétique, marquée principalement par les espagnols Sénèque et Lucain. C’est le goût baroque avant l’heure,
qui n’est rien moins que concis. Sénèque est aux antipodes de Phèdre.
Avons-nous des témoignages de ce temps sur l’homme,
sur ses Fables ? Un seul, mais tardif, postérieur à sa mort
en tout cas. Ou peut-être deux, si l’on peut interpréter un
silence comme un témoignage...
Il y a en effet ce curieux silence de Sénèque à propos de Phèdre.
C’est à la date de 43. Sénèque, accusé d’adultère
avec une sœur d’Agrippine, est relégué en Corse, par
la grâce de Claude. Sa carrière politique et littéraire
est brisée. Il se morfond. Apprenant que Polybius,
affranchi de Claude, tout-puissant ministre des requêtes, a perdu un frère, il lui adresse la Consolation à
Polybius, monument d’obséquiosité et de flagornerie
qu’il aurait voulu détruire plus tard. Or Polybius se flattait d’avoir traduit Homère en prose latine, et Virgile en
prose grecque. Sénèque lui propose donc d’écrire des
fables, un « genre où le génie romain ne s’est pas encore essayé », et d’y faire valoir « la grâce coutumière
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de [son] style1 ». Pas un mot de Phèdre, il est ignoré. Doiton en conclure que celui-ci n’a encore rien publié à la
date de 43, âgé de près de cinquante ans ? Difficile. Peuton admettre que Sénèque, témoin et acteur de la vie littéraire et mondaine, mêlé de près aux milieux politiques,
n’ait jamais rien su de Phèdre, son contemporain, de ses
audaces ni de sa disgrâce sous Tibère ? Improbable.
Alors ? J’y verrais plutôt la marque du mépris de
Sénèque : pour Phèdre, qui n’existe pas à ses yeux, pour
la fable, genre populaire aux antipodes de la tragédie
pratiquée par Sénèque, et pour Polybius même, une
pointe d’ironie au milieu des basses flatteries qu’il lui
débitait. Car Sénèque ne se méprenait pas sur les capacités intellectuelles de son destinataire : il lui proposait
de se rabattre sur le seul genre littéraire digne d’un affranchi grec, la fable.
La première mention de Phèdre, la seule pour le
Ier siècle et avant longtemps, apparaît dans une épigramme du poète Martial en 87-88. Il s’y interroge sur
les activités de son ami Canius Rufus :
1. Voir Consolation à Polybius, VIII, 3 : « Je n’ose aller jusqu’à
te conseiller d’apporter à la composition de fables et d’apologues
ésopiques, genre où le génie romain ne s’est pas encore essayé, la
grâce coutumière de ton style : il serait difficile en effet à une âme si
rudement frappée de s’adonner tout de suite à de pareils badinages.
Ce sera signe pourtant qu’elle se raffermit et reprend possession
d’elle-même quand de travaux vraiment austères tu seras capable de
passer à une littérature plus frivole » (Les Belles Lettres, 1975, trad.
de R. Waltz).
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« Livre-t-il aux parchemins promis à la vie les exploits légendaires des temps claudiens ? [...] Veut-il rivaliser avec les badinages de cet impertinent (de cet
acharné) de Phèdre ? [an aemulatur improbi jocos
Phaedri ?] Fait-il dire à l’élégie les joies de l’amour ?
Préfère-t-il la sévérité de l’épopée, ou les frissons que
provoque le cothurne de Sophocle ? [...]1 »
Ce passage est précieux : il nous livre la certitude
qu’à cette date Phèdre n’est plus en vie, car Martial ne
saurait donner pour modèle une œuvre inachevée.
Quant aux Fables, Martial les appelle joci (ici à
l’acc. pl. jocos), un mot qui a été traduit par « badinage » et qui désigne toute forme de jeu, de plaisanterie. C’est celui que Phèdre emploie pour désigner ses
poèmes (33, 5 ; 72, 2 ; 43, 13), à côté du verbe de même
racine joculare (67, 1)2. Phèdre est d’abord reçu comme
un amuseur, un humoriste.
Mais l’autre aspect du personnage est contenu dans
l’adjectif qui le qualifie : improbi Phaedri. L’adjectif
improbus pose un problème d’interprétation. On ne peut
pas le traduire ici par « méchant, scélérat », acception
ordinaire du mot : ce serait un jugement négatif, impossible à imaginer venant de Martial envers Phèdre, pour
lequel il a nécessairement de la sympathie étant donné
ce qui les rapproche. On peut alors hésiter entre « mordant, acharné » ou « hardi, insolent, impudent », selon
1. Martial, Épigrammes, III, XX, Les Belles Lettres, rééd. 1969.
2. Ailleurs, Phèdre parle de ses « chansons », lat. neniae : 44,
10 ; 67, 3.
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qu’on insiste sur la ténacité de l’homme, la vigueur de
ses attaques ou bien sur son audace, l’absence de retenue qui fut la sienne devant des adversaires haut placés1.
Ainsi, une vingtaine d’années peut-être après sa
mort, Phèdre avait laissé ce souvenir d’un écrivain audacieux qui se dissimulait sous les traits d’un amuseur.
Si l’on veut suivre dans ses grandes lignes l’histoire des Fables de Phèdre, il est nécessaire de jeter un
regard vers ce qui se passait sensiblement à la même
date à l’autre bout de l’empire.
Au Ier (?), ou plutôt au IIe siècle, un Grec de Syrie,
ou d’un royaume voisin, Babrios2, entreprend d’écrire
un livre de fables en vers choliambes ; il s’appuie également sur la tradition ésopique, mais traite le plus souvent d’autres fables que Phèdre, et croit de bonne foi
être le premier à mettre Ésope en vers : « par la porte
que j’ai le premier ouverte se sont ensuite introduits de
nombreux imitateurs sans valeur », dit-il dans le prologue de son livre II. Son œuvre parvient, sous forme de
paraphrase en prose latine, à Avianus (IVe-Ve siècle) qui
entreprend à son tour d’écrire un recueil de quarantedeux fables, en distiques élégiaques.
1. Je ne retiens pas pour improbus la traduction « polisson »
suggérée par L. Havet et reprise par H. J. Izaac, dans les Belles Lettres. Il serait compris aujourd’hui dans le sens de « licencieux » ou
« grivois », et ce n’est pas le caractère prépondérant des fables de
Phèdre, pour ce que nous en avons.
2. Babrii Mythiambi Æsopei, Teubner, 1986.
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Avianus a encore sous les yeux le texte même de
Phèdre ; il le nomme dans son prologue, après Babrios,
et paraphrase à la fin du prologue les premiers mots de
Phèdre : « J’ai fait parler les arbres, gémir les bêtes
avec les hommes, se quereller les oiseaux, rire les animaux [...]. » Avianus, à vrai dire, emprunte peu de fables à Phèdre, il leur apporte quelques modifications
malheureuses. Il s’inspire essentiellement de Babrios.
Sa seule originalité est dans la forme. Néanmoins, le
recueil d’Avianus est copié de nombreuses fois1 et son
nom survit à travers tout le Moyen-Âge. La raison de
ce succès tient au fait qu’il fut retenu très tôt comme
ouvrage scolaire : il n’avait rien de personnel, ni de scabreux, il était lisse et bien écrit et pouvait entrer dans
les classes.
Ni Phèdre ni Babrios n’ont eu cette chance. Celuici n’a été connu au Moyen-Âge qu’à travers les imitations d’Avianus ; quant à Phèdre, son œuvre lui échappe
totalement. Tandis que son nom tombe dans l’oubli pour
dix siècles, ses fables se retrouvent dans diverses collections de paraphrases en vers ou en prose. Le recueil
le plus célèbre, constitué d’une centaine de paraphrases
en prose composées vers 400, reçoit le nom de « Romulus », du nom d’un certain « Romulus imperator », qui
prétend les avoir traduites du grec en latin pour son fils
Tiberinus.
1. L’éditeur d’Avianus en relève quelque 140 manuscrits, voir
Les Belles Lettres, 1980.
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Quand, au XIIe siècle, Marie de France écrit ses
Fables (premier recueil de fables de la littérature française – en dialecte anglo-normand), la confusion est totale : elle se réfère dans son Prologue à la fois à
« Romulus, qui fut empereur » écrivant « pour son fils »,
et à « Ésope, qui écrivit pour son maître des fables qu’il
avait composées et traduites du grec en latin1 ». Et son
recueil, comme d’autres plus tardifs, est couramment
nommé au Moyen-Âge ésope ou ysopet.
Il faudra attendre la fin de la Renaissance pour que
soient rétablis enfin le nom de Phèdre et le texte original de ses Fables, avec l’édition par Pierre Pithou en
1596 d’un manuscrit du IXe siècle, source principale de
notre connaissance. Encore ne fournit-il pas la totalité
des fables connues aujourd’hui de Phèdre. La découverte à la fin du XVIIIe siècle du recueil manuscrit de
Nicolas Perotti2 a permis d’en porter le nombre à cent
trente-cinq.
Ésope, l’ancêtre mythique.
Certes, Ésope n’a pas inventé la fable, ni l’apologue. On trouve, bien avant la date (supposée ?) d’Ésope,
des récits où des animaux interviennent, parlent et agis1. Marie de France, Les Fables, Peeters, Paris-Louvain, 1998.
2. À propos de ce recueil établi au XVe siècle à partir d’une
source aujourd’hui perdue, voir plus loin L’Appendice de Perotti.
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sent comme des humains. On pourrait citer Hésiode
(VIIIe siècle), avec la fable de l’épervier et du rossignol1 ; citer la Batrachomyomachie (Le combat des rats
et des grenouilles), épopée animale burlesque, parodie
de l’Iliade... Mais on ne peut rien contre une croyance
populaire. À l’époque où écrit Phèdre, la conviction est
établie depuis longtemps que ce type de récit remonte à
un inventeur génial : Ésope2.
Ésope (Á¬óùðïò) était censé avoir vécu au VIe siècle ;
né en Phrygie (ou peut-être en Thrace), il avait d’abord
été l’esclave du Lydien Xanthos, puis, affranchi par son
maître, avait vécu à Sardes, à la cour du roi Crésus, dont
il était devenu le familier. Au cours d’une ambassade à
Delphes, une mauvaise histoire de vase sacré prétendument volé avait eu pour conséquence que les prêtres du
sanctuaire l’avaient précipité du haut de la roche Hyampée,
une mort injuste qui les couvrit d’opprobre. Il avait encore, dans une autre existence, vécu à Athènes au temps
du tyran Pisistrate. Il avait sa statue à Babylone comme
à Athènes (42).
En tout temps, il avait montré une grande intelligence et une grande sagacité, qui lui avaient permis
d’échapper aux dangers de sa condition et de résoudre
1. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 202-212, Les Belles
Lettres, 1951, trad. de P. Mazon.
2. Pour ce qu’on peut savoir d’Ésope, de son existence réelle
ou supposée, de la légende qui s’est formée autour de lui, voir l’introduction d’Émile Chambry, Ésope, Fables, texte et traduction, Les
Belles Lettres, rééd. 1996.
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plus d’une énigme. La légende avait fini par faire de lui
un des sept Sages de la Grèce1, avant de le doter, tardivement (IVe siècle apr. J.-C.) d’un corps difforme2.
L’antiquité lui attribuait de nombreux apologues (je
réserve le nom de fables), de brèves histoires qui mettaient en scène les animaux le plus souvent, les hommes
aussi, parfois les dieux et très rarement des arbres ou des
plantes. Ésope y apparaissait parfois comme protagoniste.
L’apologue est un récit de fiction comme le conte ;
mais ce qui l’en distingue, c’est qu’il vise à l’utilité, à
instruire l’homme ; d’où la morale, explicite le plus souvent, placée au début ou à la fin du récit. Il est sans recherche littéraire : la concision sert à son efficacité.
L’apologue n’est pas considéré, dans la Grèce antique,
comme un genre littéraire ; Aristote en parle dans sa Rhétorique – et non dans sa Poétique, quand il passe en revue les types d’exemples qu’un orateur peut employer
pour marquer fortement l’esprit de l’auditeur. À défaut
d’exemple historique, dit-il, un apologue inventé peut
impressionner l’auditoire3.
1. Voir Plutarque, Le Banquet des sept Sages, dans Œuvres
morales, t. II, Les Belles Lettres.
2. Socrate était également donné pour un homme laid, ainsi
que Silène, comme si la science ou la sagesse réclamaient cette compensation physique. Socrate apparaît deux fois dans les Fables de
Phèdre (53 et 130), là où l’on s’attendrait tout aussi bien à trouver
Ésope.
3. Voir Aristote, Rhétorique, II, 20 (§ 1393-1394). Aristote cite
l’apologue du cheval et du cerf, par lequel Stésichore dissuade ses
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La vogue des apologues s’était répandue au IVe siècle
dans la littérature grecque. Vers 300 av. J.-C., Démétrios
de Phalère en publia un recueil, dans le dessein sans doute
de fournir des exemples aux écoles de rhéteurs. Phèdre
l’a vraisemblablement utilisé.
Le premier fabuliste.
On a parfois désigné Horace (65-8 av. J.-C.) comme
le premier fabuliste, parce qu’il sème volontiers des apologues dans ses Satires et ses Épîtres. Celui du Rat des
villes et du Rat des champs1 qui termine la sixième satire
du livre II, vers 79 à 117, est particulièrement connu.
D’autres sont plus brièvement traités, comme celui du
renardeau au ventre gonflé d’avoir trop mangé et incapable de repasser par le trou par lequel il était entré (Épîtres, I, VII, 29-33), ou celui du cheval implorant l’homme
contre le cerf et qui se retrouve soumis au frein (Ép., I, X,
34-38)2. Souvent encore Horace se contentait d’une fine
allusion, le lecteur comprenait à demi-mot ; et il arrive
que l’apologue qu’il évoque nous soit aujourd’hui totalement inconnu (Ép., I, XVII, 50-51).
concitoyens de faire appel à un voisin trop puissant qui les soumettrait au joug. Phèdre en reprend l’argument dans sa fable Le Cheval
et le Sanglier.
1. Hommage à La Fontaine ! En fait, chacun sait qu’il s’agit
d’un campagnol, mus rusticus, et d’une souris, mus urbanus, et que
les rats (espèce rattus) sont arrivés en Europe vers l’an mil !
2. Autre version de l’apologue de Stésichore évoqué précédemment.
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Mais Horace mérite-t-il pour autant qu’on l’appelle
« fabuliste » ? On constate que, même dans le cas où ils
sont développés, ces récits sont intégrés à un texte de
plus grande ampleur, et servent à illustrer par un exemple plaisant l’argumentation, comme la tranquillité de
la vie rustique, loin des tracas de Rome, ou la modestie
d’un homme qui ne veut pas s’enfler d’orgueil. Bref,
l’apologue, même présenté sous une forme poétique,
joue chez Horace le rôle qui était le sien chez les orateurs grecs, celui que lui assignait Aristote dans sa
Rhétorique : servir d’exemple.
C’est sur ce point que Phèdre est novateur. Chez
lui la fable apparaît en tant que genre autonome, avec
toutes les caractéristiques que nous donnons au genre
aujourd’hui1.
La fable, comme la satire, prétend amuser et instruire, deux exigences clairement énoncées dès les premiers vers (1, 3-4) et répétées au cours du livre. La
comédie, dans le genre dramatique, y prétend également.
On remarquera au passage combien ces deux exigences
sont à première vue antinomiques (l’enseignant doit-il
se doubler d’un amuseur ?) et entrent en conflit au moment de passer à l’ouvrage.
1. Je prends pour référence la fable « lafontainienne », tout en
sachant que le nom de « fable » peut désigner des réalités bien
diverses. Le nom latin fabula a également un large champ d’application. Ainsi, les Fabulae d’Hygin, contemporain de Phèdre, sont
des récits mythologiques en prose, et non des « fables » avec une
morale.
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Mais elle se différencie de la satire par la fiction
animale. Ainsi, quand Horace interpelle un concitoyen
pour lui reprocher d’enfouir son or au lieu d’en jouir1,
Phèdre imagine le renard apostrophant le dragon qui
passe sa vie sous terre pour veiller un trésor (86) : le but
est le même, les chemins sont différents.
Elle s’en différencie encore par le mètre. Horace
écrivait ses satires en hexamètres dactyliques, le grand
vers, qui était à l’origine celui de l’épopée grecque.
Phèdre adopte le sénaire iambique, exclu à cette époque de la grande poésie. Plus simple, plus « prosaïque », au rythme facile – on en verra plus loin l’analyse.
C’est le vers des dialogues de la comédie latine, c’est
aussi celui du mime, très couru à Rome à cette date2.
Le choix du mètre est important pour un genre littéraire qui veut s’inscrire dans la tradition populaire. Le
fabuliste grec Babrios, évoqué plus haut, avait fait un
choix très proche de celui de Phèdre ; Avianus, qui
cherchait surtout la perfection formelle, choisit d’écrire
ses fables en distiques élégiaques, répandus dans la
poésie lyrique : c’était une erreur. Au XVII e siècle,
1. Horace, Satires, I, I, 41-42 : « Quel plaisir trouves-tu à déposer en tremblant, dans la terre furtivement creusée, une masse énorme
d’argent et d’or ? [...] »
2. Le mime, qui tenait de la farce bouffonne ou du sketch de
chansonnier, finit par absorber tous les genres comiques au Ier siècle
av. J.-C. Publius Syrus, esclave affranchi, en est un représentant
connu.
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La Fontaine sera également bien inspiré d’écrire ses
Fables en vers irréguliers « ayant un air qui tient beaucoup de la prose1 ».
Enfin, la fable est un poème court, qui crée la surprise par un retournement rapide de la situation initiale.
En cela, elle tient de l’épigramme, concise, achevée en
pointe. Rien d’étonnant à ce que Martial, le maître de
l’épigramme à la fin du Ier siècle, ait été le seul à recommander l’imitation de Phèdre.
Le maître-mot de Phèdre, c’est la concision, la « brièveté » (voir 33, 12-13 ; 64, 8 ; 92, 7-8). La longueur
moyenne des fables pour l’œuvre entière est de quatorze
vers, plusieurs n’en font que quatre ou cinq.
On dénigre souvent aujourd’hui « la sécheresse, le
laconisme, l’âpreté, l’art raboteux » de ce « pauvre Phèdre », ce côté « vieux romain » – toutes ces formules
traînent dans les ouvrages de littérature française, pour
vanter par ailleurs l’« art incomparable » de La Fontaine,
son « aisance à développer le canevas primitif », la « précision de ses descriptions », etc.
Mais qu’en est-il exactement ?
Il est bien évident que la brièveté est un choix stylistique de Phèdre. C’était un trait de l’apologue primitif, et
Phèdre se voulait l’émule d’Ésope. Du reste, ses fables
acquerront de l’ampleur au fur et à mesure qu’il s’éloignera du modèle. Il est évident aussi que La Fontaine a
1. Dans l’Avertissement de ses premiers Contes.
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fait le choix inverse. La Fontaine aime à conter. Il écrit
dans sa Préface de 1668 que, ne pouvant imiter « l’élégance ni l’extrême brèveté qui rendent Phèdre recommandable », il a cru « qu’il fallait en récompense [= en
compensation] égayer l’Ouvrage plus qu’il ne l’a fait ».
Il a cédé au goût du jour : il a choisi de plaire. La Fontaine
est plus conteur que moraliste.
On retrouve ici le conflit entre les aspirations contradictoires de la fable : « amuser et/ou instruire ». Ce qu’on
gagne en attrait à promener son lecteur par les détours
du récit, on le perd en vigueur. Le choix de l’embellissement a pour conséquence que la leçon n’apparaît plus.
L’écrivain allemand Lessing1 a illustré cela dans une de
ses fables (Der Besitzer des Bogens) en représentant un
homme propriétaire d’un arc solide et précis, mais qui
lui parut soudain trop grossier ; pour en faire un bel objet,
il y fit graver des motifs de chasse ; mais quand il voulut à nouveau bander l’arc, celui-ci se brisa, preuve que
les embellissements sont incompatibles avec l’efficacité. Le bon outil n’est pas le plus joli.
Laissons donc La Fontaine et voyons ce que Phèdre
nous offre, quelle impression dégage la lecture de ses
Fables, ce qu’on en retiendra en fin de compte.
1. G. E. Lessing (1729-1781), auteur polygraphe des débuts de
l’Aufklärung, très critique de l’esprit français, auteur de Fables (de
brefs apologues en prose dans le goût d’Ésope), et d’un Traité sur la
Fable paru en 1759. Il expose l’antinomie entre Belehrung et
Belustigung. « Il en va de La Fontaine et de ses imitateurs comme
de mon personnage à l’arc », écrit-il dans ce Traité.
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