préface d`arthur edward waite

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préface d`arthur edward waite
PRÉFACE D’ARTHUR EDWARD WAITE
I. Biographie d’Edward Kelly
« J’ose espérer », affirme l’objet de cette préface, dans son traité intitulé De
Lapide Philosophorum, « que ma vie et ma personne deviendront suffisamment
connues de la postérité pour que je sois compté parmi ceux qui souffrirent
beaucoup par amour de la vérité. » La justification modestement désirée par
Edward Kelly ne lui fut pas accordée par la cour de cassation auprès de laquelle
il fit appel. La postérité continue à le percevoir ainsi que le percevaient ses
contemporains, comme un notaire frauduleux qui fut à bon droit amputé de
ses oreilles ; comme un sordide imposteur qui abusa de l’immense crédulité de
l’érudit Docteur Dee, et impliqua plus tard sa victime dans des transactions qui
déshonorèrent en permanence un grand nom sous d’autres rapports ; et enfin
comme un prétendu transmuteur de métaux qui ne fut traité qu’avec trop de
clémence par l’empereur qu’il dupa. Par exemple, l’astrologue dépeint par
Hudibras a lu :
Les préfaces de Dee avant
Le Diable, et Euclide dans tous les sens,
Et toutes ces intrigues entre lui et Kelly,
Que Lexas et l’Empereur vous pourraient conter.
C’est au moins faux en ce qui concerne le Docteur Dee, et cette fausseté peut
être prouvée. C’est le verdict de la postérité dans la mesure où elle s’intéressa à
ce sujet ; c’est le verdict des dictionnaires biographiques se copiant fidèlement
les uns les autres, suivant le procédé facile employé par ces dictionnaires
biographiques dès qu’ils traitent de mages et de prophètes, d’alchimistes et
autres professeurs de médecines secrètes, et en règle générale de tous les oracles
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de contrées limitrophes ; et dès que l’ignorante opinion publique s’intéresse au
sujet elle se trouve guidée par la sottise érudite des dictionnaires. Aujourd’hui,
en présentant pour la première fois au lecteur anglais les trois très curieux
traités constituant les principaux restes littéraires d’Edward Kelly, il n’est pas
nécessaire, car ce serait alors sans aucun motif, de souscrire à une défense aveugle
de l’alchimiste qui les rédigea. Pour l’amateur de curiosités scientifiques et de
choses inouïes * en littérature, l’intérêt qui s’y rattache ne sera pas altéré par les
mascarades ou les crimes de l’auteur. Pour qui étudie les antiquités Hermétiques,
il deviendra évident, et peut-être le sait-il déjà, que la valeur des duo tractacus et
leur complément ne réside pas dans le fait qu’ils soient l’œuvre d’un adepte mais
dans le suivant : ils contiennent un soigneux abrégé ou digeste des philosophes
alchimiques, cependant que l’intérêt présenté par l’homme lui-même tient
à sa possession temporaire des deux teintures de la philosophie alchimique,
et non dans sa capacité à les composer. En même temps, les aventures et
emprisonnements de Kelly, avec ses passages de la pire des pauvretés à une
soudaine richesse, fugitif proscrit et recherché devenant baron ou maréchal de
Bohême, puis sombrant de nouveau dans la disgrâce et l’emprisonnement, tout
cela s’achevant par une mort violente, sans parler des visions et transmutations,
constituent la trame d’un récit surprenant, dessinent les vastes contours d’une
vie seulement possible aux dix-septième et dix-huitième siècles. De plus, dans
ce cas comme dans bien d’autres, l’étudiant de l’histoire transcendantale n’aura
guère besoin d’être averti que le « voyant » du Docteur Dee et découvreur du
prétendu Livre de Saint Dunstan fut crédité de nombreuses iniquités qu’il ne
semble pas aises.
S’il est possible de mettre provisoirement entre parenthèses le seul intérêt que
présentent ces restes d’Edward Kelly aux yeux de l’antiquaire, et de faire preuve
d’une attention préférentielle envers ce point de vue depuis lequel l’étudiant en
Hermétisme se proposera de les considérer, il nous semble raisonnable d’affirmer
que l’importance de cette vie d’alchimiste est toute entière concentrée dans sa
possession des poudres transmutatoires et dans la façon dont il est supposé les
*(ndt) En français dans le texte.
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avoir acquises. Les autres épisodes de son existence peuvent être traités avec une
relative brièveté.
Edward Kelly semble être né à Worcester, et d’après Anthony à Wood *,
l’événement se serait produit à quatre heures de l’après-midi le premier jour
d’août 1555. C’était la troisième année de règne de la reine Mary. Il fut éduqué
dans sa ville natale jusqu’à l’âge de dix-sept ans, âge auquel il se serait rendu à
Oxford. Les registres de cette Université ne mentionnent aucun Edward Kelly
y faisant son apparition à la période en question, et l’on pense que son véritable
nom était Talbot. Trois personnes portant ce nom furent admises à Gloucester
Hall à l’époque qui nous intéresse. Peut-être les archives de l’Université n’ontelles pas été correctement fouillées, et, dans le cas contraire, la preuve de
son séjour à Oxford est d’une nature très mince †. Si, outre la difficulté déjà
mentionnée, il n’y a pas d’autres raisons pour supposer qu’il ait changé de nom,
et aucune autre ne semble s’offrir à nous, peut-être est-il plus sage de réfuter sa
carrière universitaire que d’admettre la théorie de l’alias. S’il fut à Oxford, ce ne
fut que brièvement, et il est censé l’avoir quittée brutalement. D’autres récits
affirment qu’il fut élevé en apothicaire et que de la sorte il acquit quelques
compétences en chimie. Ce fut plus probablement la profession de son père,
lequel dut lui fournir quelques connaissances durant son enfance. Au terme de
ses études scolaires, que ce soit à Oxford ou ailleurs, il semble avoir embrassé le
droit, et s’être fixé à Londres ou, d’après une autre source, à Lancaster, mais peutêtre bien aux deux endroits. C’est certainement dans la dernière que ses ennuis
commencèrent. C’était un habile homme de plume, qui s’était donné la peine
de se familiariser avec l’anglais archaïque et, provenant de Worcester, sans doute
avec le gallois. De fait, on l’accusa d’employer ces talents pour créer de faux
documents dans l’intérêt d’un client. L’accusation est très vague et ne repose
sur rien que l’on puisse qualifier de preuve. L’on affirme toutefois, de manière
tout aussi incertaine, qu’il fut mis au pilori à Lancaster, et également privé de ses
oreilles. Il est sûr qu’il eut de graves ennuis car jusqu’à la fin de sa vie il eut toujours
*Athenæ Oxoniensis, éd. 1813, pp. 639–643.
† Le secrétaire temporaire (à lépoque de Wood) de Thomas Allen, à Gloucester
Hall, affirma que Kelly passa quelque temps dans cette demeure.
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plus ou moins peur de la justice anglaise, et semble avoir quelquefois préféré une
prison étrangère à l’accueil incertain qu’il pouvait envisager de retour dans sa
patrie. Car cette peine que lui assignent tous ses biographes, qu’elle fut ou non
justifiée par ses méfaits, il semble raisonnable de penser que d’une manière ou
d’une autre elle fut éludée. La position éminente qu’il occupa postérieurement à
la Cour de l’Empereur Rodolphe n’aurait guère été accessible à un homme ayant
perdu ses oreilles. La crédulité des personnes royales à la fin du dix-septième
siècle a certainement facilité bien des impostures de la part des alchimistes
qu’elles protégeaient, mais pas au point d’agréer l’illumination philosophique
d’un adepte flétri par la loi. L’autre version semble donc préférable, et d’après
celle-ci Kelly trouva refuge au pays de Galles. Là, il est excessivement probable
qu’il prit un nom d’emprunt, mais que Talbot devint Kelly ou que Kelly fusionna
pour un temps avec Talbot, ou quelque autre nom, c’est un mystère alchimique
que le passé gardera en son sein. Au pays de Galles, il semble avoir embrassé une
vie nomade, séjournant dans d’obscures tavernes, et après quelque temps, il dut
gagner petit à petit les alentours de l’abbaye historique de Glastonbury *. Ce qui
lui advint là-bas était de fait destiné à devenir le point critique de la vie de ce
fugitif, et fut abondamment raconté par ses biographes : si dans le présent texte
nous nous basons sur le récit du littérateur † scientifique français Louis Figuier,
ce n’est pas que son exposé soit spécialement préférable mais parce qu’il est le
plus disponible actuellement ‡.
Il séjournera, entre autres endroits, dans une auberge isolée en montagne,
et là il advint qu’on lui montra un vieux manuscrit que nul dans le village
ne pouvait déchiffrer. Kelly avait une bonne, si ce n’est triste raison d’être
familier des mystères de l’écriture ancienne §, et il vit de suite que non
* Environ 35 miles séparent Glastonbury de la plus proche partie de la Galles du
Sud.
†(ndt) En français dans le texte.
‡L’Alchimie et les Alchimistes. 3e édition, Paris, 1860, p. 232, et seq.
§ Il s’agit d’une insinuation visant à confirmer l’accusation contre Kelly, d’après
laquelle il aurait été impliqué dans l’élaboration frauduleuse d’anciens documents
légaux.
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seulement le texte était rédigé en vieux gallois *, mais également qu’il traitait
de la transmutation des métaux. Il fit des recherches relatives à l’histoire de
cette rareté bibliographique et apprit que sa découverte était liée à l’un de ces
déchaînements de fanatisme religieux assez courants sous le règne de la Reine
Elizabeth. Le sépulcre d’un évêque enterré dans une église avoisinante avait été
violé, le zèle d’un Protestant n’étant pas incompatible avec le désir d’exhumer
des trésors cachés. Quoi qu’il en soit, l’acte sacrilège fut seulement récompensé
par le manuscrit alchimique que ne pouvaient lire les pillards, ainsi que par deux
petites cassettes en ivoire contenant respectivement une poudre rouge et une
poudre blanche, toutes deux également inutiles à leurs yeux. Dans leur colère,
ils brisèrent le réceptacle de la poudre rouge et une bonne partie du contenu
fut perdue. Ce qui en restait, ainsi que la seconde cassette et le document déjà
cité, ils l’apportèrent à l’aubergiste qui fut semble-t-il assez malicieux pour leur
échanger contre une bouteille de vin. Le manuscrit fut conservé comme une
curiosité à exhiber aux étrangers faisant halte à l’auberge ; la cassette intacte
servait de jouet aux enfants de l’aubergiste ; le reste de la poudre rouge semble
s’être miraculeusement conservé dans son réceptacle brisé ; et il advint, en temps
voulu, qu’en sa qualité d’étranger Kelly examinât l’intégralité du trésor. Si Kelly
avait commencé comme apothicaire, il possédait indubitablement quelques
notions de chimie †, et il y avait à l’époque, relativement au sujet de l’Alchimie,
peu de personnes n’ayant jamais entendu parler des teintures rouge et blanche,
instruments du Magnum Opus. Il en savait suffisamment pour désirer les
posséder, et offrit du tout une guinée à l’aubergiste qui accepta.
Tel est le récit de la découverte, dépouillé de quelques élaborations dues à
la finesse française. Maintenant, Nash ‡, responsable de l’histoire du pilori, ne
fournit aucune date relative à la prétendue mutilation d’Edward Kelly, mais
* Hors de l’imagination de monsieur Figuier, il n’y a aucune raison de supposer
que le manuscrit fut rédigé en gallois.
† Figuier observe qu’il était dénué de la plus élémentaire notion de chimie ou de
philosophie transmutatoire, mais pour lors Figuier était un Français puisant largement
à ces sources intérieures économisant la recherche sur documents.
‡History and Antiquities of Worcester, 2 vols., Londres, 1781, etc., in-f°.
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l’on peut penser que si elle eut lieu, ce fut vers 1580. Si la susdite mutilation
est écartée, la même date nous servira de point de départ pour les errances
au pays de Galles. Après qu’il eût mis en sûreté les trésors Hermétiques, on
ne sait trop ce qu’il fait durant quelque temps ; lorsqu’il réapparaît c’est en
compagnie du Docteur John Dee. Figuier, brodant toujours sur les aperçus
de biographes incapables et dénués d’imagination, nous narre comment, ne
pouvant user de ses trésors en raison de sa prétendue ignorance de la chimie,
il a recours à son vieil ami Dee, lui écrit à ce sujet, reçoit une réponse favorable
et se met immédiatement en route pour Londres. Qu’il écrivit ou non, il y était
manifestement installé à l’automne 1582. Difficile de dire s’il s’agissait ou non
d’une première rencontre. Lenglet du Fresnoy, qui était réellement attentif dans
la collecte de ses données, déclare que Kelly était vraiment un notaire londonien
et que Dee était son vieil ami et voisin *. Il est supposé qu’ils se mirent à œuvrer
* Il existe énormément de documents relatifs à la vie du Docteur Dee, exploités
de si imparfaite manière que la biographie de cet homme singulier n’a point encore été
réellement écrite. Les ayant consultés dans la mesure du possible pour les besoins de
cette préface, ils n’amènent aucune lumière sur ce point discutable. Les Autobiographical
Tracts of Dr. John Dee, Warden of the College of Manchester, édités par Mr. James
Crossley, furent imprimés pour la Chetham Society en 1851, mais ils ne contiennent
aucune référence à Edward Kelly, pas plus qu’à d’éventuelles expériences Alchimiques.
En répudiant les pratiques magiques qui lui étaient imputées, il mentionne certaines
« fausses informations répandues par George Ferrys et Prideaux, d’après lesquelles
j’aurais tenté de détruire la Reine Mary par certains charmes », ce pour quoi il fut
emprisonné à Hampton Court, « durant la semaine précédant immédiatement la
Pentecôte où sa Majesté (i.e., la reine Élizabeth, avant son avènement) s’y trouva
également prisonnière ». Il existe aussi une brochure suscitée par l’accusation selon
laquelle il était « un conjureur, un appeleur de diables, quelqu’un d’actif dans ce
domaine, et d’ailleurs (d’après certains) l’archi-conjureur du royaume tout entier ». À
ce sujet, il affirme qu’il s’agit « d’une odieuse médisance, à tous les niveaux, comme
il apparaîtra (devant le Roi des Rois) au jour terrible ». Mais, comme Halliwell
le remarque à juste titre, le Compendious Rehearsall fut « rédigé dans un but bien
précis, pour la lecture des commissaires royaux, et il y a bien évidemment évité toute
allusion pouvant être interprétée de manière défavorable. Toutefois, dans l’autre (i.e.,
le Private Diary), il nous parle de ses rêves, de bruits mystérieux dans sa chambre,
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de concert et au mois de décembre 1579 il est dit que dans le laboratoire d’un
orfèvre ils accomplirent une transmutation métallique prouvant que la richesse
de la teinture de Kelly était unique parmi deux cents fois soixante-douze mille
deux cent trente autres ; mais il est spécifié —« qu’ils perdirent beaucoup d’or
durant leurs expérimentations avant de mesurer la portée de son pouvoir. » Si
l’on accepte cette date, Kelly avait alors vingt-quatre ans, et son compagnon était
son aîné d’environ trente ans. Mais les dates ne sont pas faciles à recouper à cette
époque, et les journaux du Dr. Dee ne font aucune mention du sujet avant que
ne s’écoulent plusieurs années *. Il n’y a bien sûr aucune raison de douter qu’ils
expérimentèrent assez rapidement avec la poudre, et comme la bona fides du
Dr. Dee ne peut être sérieusement mise en question au vu des comptes rendus
ultérieurs, il doit avoir considéré les résultats comme étant satisfaisants ; il est de
plus évident, à la lumière de son propre mémorandum, conçu pour son usage
personnel et non prévu pour être publié, que non seulement il était convaincu
de l’authenticité des transmutations de Kelly mais encore qu’il tenait en haute
estime le talent Alchimique de son compagnon, et semble avoir toujours reçu
ses communications sur le sujet avec gratitude et vénération †. Mais il apparaît
également qu’à la fois en Angleterre durant la période concernée et plus tard
à l’étranger, le Dr. Dee fut bien plus profondément et durablement intéressé
d’esprits mauvais, et fait allusion à divers secrets de la philosophie occulte avec l’entrain
d’un authentique partisan ». Le Private Diary of Dr. John Dee, et le Catalogue of his
Library of Manuscripts fut édité par James Orchard Halliwell, F.R.S., pour le compte
de la Camden Society en 1842. Le nom de Talbot est mentionné, s.v., le 9 mars 1582, et
réapparaît une ou deux fois ultérieurement, mais il ne semble y avoir aucune raison de
l’identifier à celui d’Edward Kelly, dont les initiales ne sont pas mentionnées avant le 22
novembre 1582, où l’on peut lire la brève note qui suit : « E.K. vint à Londres, et le jour
suivant s’achemina par route vers Blakley, et sera de retour dans les dix jours. »
*Le Private Diary s’arrête le 21 septembre 1583 pour reprendre en juillet 1586 avec
le récit d’une transmutation effectuée par Kelly durant leur séjour à l’étranger.
† « 10 mai 1588. E.K. m’a révélé le grand secret, Dieu en soit remercié. » Encore :
« 24 août 1580. Vidi divinam aquam demonstratione magnifici domini et amici mei
incomparabilis, D. Ed. Kellei ante meridiem tertia hora. » Et encore : « 14 décembre. Mr
Edward Kelly m’a donné l’eau, la terre, et tout. »
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par les mystères des visions dans le cristal que dans la réalisation du magnum
opus métallique. Ses allusions à l’Alchimie sont rarissimes, mais par contre ses
communications avec les anges et esprits planétaires, intelligences invisibles de
toutes sortes et de tous rangs, furent par lui consignées avec la plus scrupuleuse
et exhaustive fidélité. Elles furent ultérieurement décryptées, ordonnées et
publiées dans un gros in-folio ; et constituent d’ailleurs à ce jour non seulement
la plus prolifique source d’informations quant aux relations Dee-Kelly, mais
aussi — en dépit de nos merveilles modernes — le plus curieux compte rendu
existant en langue anglaise d’un prétendu commerce avec le monde des esprits.
Et, quelles que soient les assertions contraires des biographes à sensation comme
Louis Figuier, en rajoutant pour faire de l’effet, ce n’est en somme pas comme
alchimiste mais comme voyant dans le cristal qu’Edward Kelly se présenta au
docteur de Mortlake. C’est aussi en cette qualité qu’il influença avant tout son
compagnon. Il est indifférent pour les buts de cette préface qui, rappelons-le,
n’est pas censée faire l’apologie de son sujet, de statuer sur l’authenticité ou
non des visions d’Edward Kelly. Dans l’état présent de notre connaissance de
la psychologie, imparfaite comme elle l’est encore, il est d’une part trop tard
pour nier qu’un état de lucidité puisse fréquemment être induit par l’entremise
de cristaux et autres corps pareillement transparents ; tandis qu’il est évident
de l’autre, d’après l’histoire même de notre sujet, qu’au-delà du seul fait et
des possibilités qu’on peut raisonnablement y relier, rien de véritablement
important n’a jamais résulté de pareilles expérimentations. Edward Kelly peut
avoir perdu ses oreilles pour contrefaçon, ou avoir mérité qu’on les lui coupe,
et avoir pourtant été un authentique clairvoyant, car la faculté ne présuppose
aucunement une moralité supérieure ou même passable chez son détenteur.
Il peut avoir été innocent de toutes autres pratiques illégales, et néanmoins
avoir honteusement abusé de son ami. Il est un seul fait d’importance pour
cette préface : Edward Kelly, apparemment sans que ce soit dû à ses mérites, se
rendit acquéreur des deux teintures de la philosophie Hermétique. Coupable
ou martyr, voyant ou conjureur frauduleux, fripon ou saint, cela importe peu
en comparaison. Il peut de plus avoir expliqué les teintures en sa possession
par une fiction romanesque, mais cela est en soi dénué d’importance. En même
temps, pour ce qui est de ses visions, il faut reconnaître qu’il était un clairvoyant
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de haut niveau, ou alors un homme qui avait le génie du mensonge *. Entre
la période du départ présumé d’Oxford et le terme de sa trente-cinquième
année, il fut accusé de tant de crimes, aucun n’ayant pu être commis sans un
considérable apprentissage, que, supposant une extraordinaire aptitude à mal
faire, il est malgré tout assez difficile de croire qu’il ait pu en faire autant en
si peu de temps. La liste inclut la nécromancie, le commerce avec le diable, la
contrefaçon (déjà citée), et l’émission de fausse monnaie †.
*Disraeli, dans ses Amenities of Literature, observe que « la mascarade de
ses entités spirituelles était vraiment remarquable par son aspect fantastiquement
minutieux ».
† En juin 1583, un arrêt fut prononcé contre lui pour avoir frappé de la monnaie, ce
dont son compagnon le déclara innocent. Que ceci soit une conséquence de certaines
expériences Alchimiques n’est pas apparent, mais, dans tous les cas, l’accusation
semble avoir été dénuée de fondement ou ne pas avoir mené loin, car n’apparaissent
pas d’ennuis ultérieurs dont elle serait à l’origine. L’accusation de nécromancie peut
avoir quelque fondement, et dans ce cas, quel que soit l’odieux caractère moral qu’on
lui puisse attribuer relativement à ce point, cela tend quelque part à prouver que dans
les questions occultes il agissait de bonne foi et croyait en l’efficacité de ces procédés
magiques dont la cristallomancie faisait partie. La source première de l’accusation
semble être le livre de John Weever, Discourse of Ancient Funereal Monuments,
Londres, 1631, fol., pp. 45-46, où il est dit qu’« à l’aide d’incantations il obligea un
pauvre enterré dans la cour attenante à Law Church, près de Wotton-in-the-Dale,
à quitter sa tombe (il n’est pas question ici d’exhumation du corps mais d’évocation
de l’esprit du défunt) ainsi qu’à répondre aux questions qu’il lui posa. » Une lettre
originale adressée à Wood et signée « Anonymous Philomusus », conservée dans le
fonds Tanner de la Bodleian Library, affirme que la source de Weever était complice de
Kelly à l’époque de ce compte rendu. Du fait que toutes les sortes de magie étaient alors
communément regardées comme d’extraction Satanique, il est bien sûr évident que de
ce point de vue Kelly avait commerce avec les mauvais esprits. À ce propos, il est une
citation intéressante dans le Diary du Doctor Dee : « 13 avril 1584, circa, 3 horam. Après
une brève prière par moi adressée au Christ afin que sagesse et vérité soient administrées
par Nalvage (i.e., l’un des esprits du cristal), il apparut et parla longuement à E.K.,
lequel resta d’abord muet sur ce point mais finit par me confesser longuement qu’il
lui avait fraternellement conseillé de cesser de se comporter comme un idolâtre et
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un fornicateur contre Dieu, en demandant conseil à qui il avait demandé. » Sur ce,
« E.K. confessa qu’il avait eu commerce avec le diable ». De quelque manière qu’on
entende cet aveu, le genre de calomnies qu’il engendra peut être compris à la lumière
d’un passage de Sibley’s Illustration of the Occult Sciences, œuvre d’une personne croyant
profondément dans l’astrologie et la magie : « Edward Kelly était également un célèbre
magicien, et le compagnon et associé du Dr. Dee dans la plupart de ses exploits et
explorations magiques : ayant été mis à l’unisson de ce dernier (comme l’affirme le
Docteur lui-même dans la préface de son ouvrage portant sur le ministère des esprits)
par le biais de l’ange Uriel. Mais le Docteur Dee fut incontestablement abusé dans
son opinion d’après laquelle les esprits le servant, exécutaient la Divine volonté et
étaient des messagers et serviteurs de la Déité. Partout dans ses écrits sur le sujet, il
les considère manifestement sous cet angle ; ce qui est encore plus incontestablement
confirmé par la piété et la dévotion dont il fait invariablement preuve à chaque fois
que ces esprits entrent en relation avec lui. De plus, lorsqu’il s’aperçut que son adjoint
Kelly se dégradait au contact des plus basses et pires espèces d’art magique, à des fins de
fraude et de profit avaricieux, il rompit toute relation avec lui, et ne voulut plus être vu
en sa compagnie. Et l’on pense que le docteur, peu avant sa mort, devint conscient de ce
que ces agents invisibles l’avaient trompé, et que leur prétention à agir sous les auspices
de l’ange Uriel, pour l’honneur et la gloire de Dieu, n’était qu’hypocrisie et illusion du
diable. Kelly, ainsi rejeté et décontenancé par le Docteur, s’adonna alors aux plus viles et
abjectes pratiques de l’art magique ; lesquelles semblent avoir eu pour principaux buts
l’argent et les œuvres diaboliques. On a rapporté sur lui bien des choses perverses et
abominables, réalisées par sorcellerie et grâce aux esprits infernaux ; mais rien de plus
attenant à notre présent sujet que ce qui est mentionné par Weaver dans son Funereal
Monuments. Celui-ci raconte que “Kelly, le Magicien, ainsi qu’un certain Paul Waring,
qui l’assistait comme compagnon et associé dans toutes ses conjurations, se rendirent
tous deux au cimetière de Walton Ledale, dans la province de Lancaster, sachant qu’une
des personnes inhumées était supposée avoir caché ou enterré une considérable somme
d’argent, et était morte sans avoir révélé où à quiconque. Ils entrèrent à minuit pile
dans le cimetière, et la tombe leur ayant été indiquée le jour précédent, ils conjurèrent
l’esprit du défunt par des charmes magiques et incantations, jusqu’à ce qu’il apparut
devant eux, et non seulement satisfasse leurs désirs pervers et iniquités mais délivre
également de curieuses prophéties concernant des personnes du voisinage, lesquelles
furent très exactement et littéralement accomplies. Il fut vulgairement rapporté que
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Le 21 septembre 1583, Edward Kelly et son protecteur quittèrent l’Angleterre
pour le continent. Diverses raisons ont été avancées pour ce déplacement,
comme par exemple le fait que Kelly vivait dans une peur continuelle pour
sa liberté et même sa vie ; qu’ils ne pouvaient poursuivre leurs expériences
alchimiques dans les meilleures conditions en restant dans leur propre pays ; que
pareilles opérations étaient propres à les affubler d’une triste réputation et les
rendre passibles de la fureur superstitieuse de la populace ; que le Docteur Dee,
en particulier, avait été déçu dans son attente d’une promotion raisonnablement
espérée. Toutes ces causes peuvent avoir contribué à rendre leur départ
souhaitable comme il se peut qu’ils n’aient été influencés par aucune d’icelles.
Dee bénéficiait de considérables faveurs de la part de la Cour, et notamment des
personnes royales, et il n’y a guère de raisons de supposer qu’il ait entrepris son
voyage pour rechercher une dignité, ou qu’il envisageait une absence durable, le
fait étant qu’il laissa sa bibliothèque derrière lui, dans son cottage de Mortlake.
Sa femme et son enfant l’accompagnaient, comme d’ailleurs la famille de Kelly,
lequel semble bien s’être marié — sans qu’on sache à quelle date. Cette troupe
digne d’attention était complétée par Lord Albert Alasko, noble polonais qui
avait recherché et finalement contracté des rapports d’intimité avec le Docteur
Dee durant un séjour prolongé en Angleterre *. Qu’il fut ou non intéressé par les
Kelly, ayant passé le temps que lui assignait son pacte avec le diable, fut saisi à minuit
par certains esprits infernaux qui l’emportèrent hors de la vue de sa femme et de ses
enfants, à l’instant où il ourdissait un dessein pernicieux contre le pasteur de sa paroisse,
avec lequel il était en grande inimitié.” » — Ce récit est tout simplement un tissu de
mensonges, non seulement en ce qui concerne les relations entre Dee et Kelly, mais
également au sujet de l’endroit et de la manière dont mourut l’alchimiste. De plus, Kelly
ne semble pas avoir eu de progéniture.
* Dans le Private Diary, à la date du 1er mai, nous lisons la déclaration suivante :
Albertus Laski, Polonus, Palatinus Scradensis, venit Londinem. Comparez avec le
manuscrit Donce 363, fol. 125. : « L’année de notre Seigneur Dieu 1583, le dernier jour
d’avril, le Duc ou Prince de Vascos, en Pologne, vint à Londres et fut logé à Winchester
House. » C’est à sept heures et demie du soir, le 13 mai, que Dee fit sa connaissance.
Il devint un hôte fréquent, voire quotidien. Les Autobiographical Tracts édités par la
Chetham Society recèlent l’information suivante : « Sa Majesté (An. 1583, Julii ultimus)
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expériences alchimiques des deux compères ne ressort pas du témoignage, bien
que ce puisse être raisonnablement supposé. Par contre, comme Dee lui-même,
il était profondément impressionné par les révélations spirituelles provenant du
cristal, et les procès-verbaux nous le présentent comme un participant régulier
et actif aux séances de clairvoyance. Le voyage dans sa totalité semble avoir été
entrepris à la demande de Lord Albert Alasko, qui les avait invités à lui rendre
visite dans son château des environs de Cracovie. Les biographes hostiles comme
Louis Figuier l’ont par conséquent dépeint comme la dupe des deux compères,
qu’ils pillèrent sans vergogne, lassant l’amabilité de leur hôte jusqu’à ce qu’il se
débarrasse d’eux, non sans grandes difficultés, leur victime ne les pouvant tolérer
plus longtemps, étant pratiquement ruinée par leur rapacité. Il n’existe pas
l’ombre d’une preuve de tout ceci. Il est certain qu’ils n’atteignirent pas Cracovie
avant le 13 mars 1584. À peine étaient-ils parvenus au nord de l’Allemagne que
le Docteur Dee était informé de la destruction de sa bibliothèque à Mortlake
par une meute de fous furieux, lesquels profitèrent de l’absence du magicien
pour se venger sur ses effets personnels. La mise sous séquestre de ses rentes
et de ses biens semble avoir suivi de peu cet acte de vandalisme. Comme nous
l’avons déjà vu, il y a un vide dans le Private Diary à cette période, et ce vide
n’est qu’imparfaitement comblé par la True and Faithful Relation, consacrée aux
visions dans le cristal. Les circonstances dans lesquelles ils quittèrent le noble
polonais ne sont pas mentionnées, mais la date de leur départ est fixée par la
Faithful Relation au premier jour d’août 1584, nouveau style. Il nous semble
évident que, tout comme le Docteur Dee, il fit l’expérience de la violence
irraisonnée inhérente au tempérament de Kelly ; mais il n’existe aucune preuve
qu’ils se quittèrent en mauvais termes. Les visions et révélations dans le cristal
se poursuivirent durant le voyage comme à Mortlake, avec les plus grandes
régularité et persistance, qu’elles soient issues de la fantastique médiumnité du
étant informée par le très honorable Comte de Leicester, attendu que le même jour au
matin il m’affirma que son honneur et le Seigneur Laski dîneraient avec moi avant deux
jours, je lui confessai sincèrement que je n’étais pas en mesure de leur préparer un dîner
correct, à moins qu’à cette fin je ne vende sur l’heure une partie de mon orfèvrerie ou de
ma vaisselle d’étain, etc. »

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