Des enfants et des monstres
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Des enfants et des monstres
Pierre Alferi Des enfants et des monstres P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e le mineur fantastique L’homme qui rétrécit The Incredible Shrinking Man, Arnold, 1957 Dans Peter Ibbetson (Hathaway, 1935), les héros rêvaient le même rêve, comme des enfants côte à côte dans une salle. Vous êtes, vous, bien seuls devant l’écran à micro-ondes. Il vous faut L’homme qui rétrécit du merveilleux Jack Arnold. La science-fiction réagit mal à la raison, qui la fait vite tourner au prophétisme ampoulé du genre 2001. C’est qu’il faut croire en les images, même les rapiécées de soupières volantes et d’effets spécieux. Jack Arnold a, comme cinéaste, la force de sa naïveté, touchante dans le contre-chant sentimental de ses films fantastiques (prémices de La croisière s’amuse, qu’il produisit sur le tard). Le point de vue est celui du spectateur idéal : à peine pubère, car il faut être jeune pour voir les monstres. Extraterrestres doppelgänger du Météore de 17 la nuit, Créature du lac noir, Tarantula irradiée, ils sont alors vus et filmés tels quels, comme de purs êtres exposant, avant tout jugement, des alternatives de vies, des devenirs possibles plutôt qu’un avenir adulte. L’homme qui rétrécit est justement célèbre pour l’implacable simplicité de son dispositif. Rien qu’un changement d’échelle : toujours moins pour le héros rajeuni dans l’espace, puérilisé à domicile, et toujours plus pour le décor, jusqu’à une conflagration du cosmos. Le monologue sans apprêt d’un Robinson voyageant autour de sa cave, la frontalité de son duel avec un univers en expansion donnent à ce conte une puissance, une beauté qui désarment et l’ironie et la raison. Sa fin, ouverte par une grille, fait se rejoindre les étoiles et les microbes, les deux gouffres de Pascal, dans une infime extase. Les autres films de Jack Arnold glissaient entre deux mondes, celui des témoins et d’une mini-humanité, celui des monstres et de la vie multipliée. Ici, le monstre est son propre spectateur, et il n’en finit pas d’atteindre sa minorité, sa puissance de pâtir dans le grouillement. Les monstres ne connaîtront pas l’âge adulte. Et vous ? Mieux que petit : transparent L’Homme alligator Alligator People, Del Ruth, 1959 On appelle « fantastique » le cœur imaginaire de la projection, qui bat quand elle revient de loin derrière, des cauchemars d’enfant. Quant à la fausse catégorie « B », si l’on y cherche la zone franche où quelques contraintes financières laissent au metteur en scène et à sa bande une liberté trop chèrement acquise par les meilleurs élèves des majors notés A, ce peut être le règne du dérapage, de la pulsion. À leur entrecroisement se sont nouées les intrigues métaphysiques les plus populaires du siècle dernier. Celle des hommes et femmes animaux reste une énigme. L’Île du docteur Moreau (Kenton), King Kong et son Fils (Cooper & Schoedsack), La Féline et L’Homme léopard (Tourneur), L’Étrange Créature du Lac noir et son Retour (Arnold), La Mouche noire (Kurt Neumann) et son remake par Cronenberg : images inoubliables comme l’évidence de l’impossible. Sexy et terrifiants, les hommes et femmes animaux sont les anti-MickeyBambi, bestioles humanisées si prévisibles, si arbitraires, chien-chiens à leur mémère. Alligrotesque au bout du compte, le héros de Roy Del Ruth est craquant au début de sa mutation. Le masque de boue lui va bien, on imagine le reste sous l’imper. Vous trouvez que je ne pense qu’à ça ? Imaginez : vous avez seize ans en 1959. Vous vous appelez Beverly, Bruce. Vous vous roulez des pelles au drive-in dans la Buick de papa. Sur l’écran, un homme rend sa jeune épouse folle en se reptilisant. Dès le titre, ce n’est qu’un résumé des poncifs précédents, dans la sous-espèce aquatique, du genre et de l’époque, la bande-annonce loufoque d’une série télé. Un docteur fou (Moreau ? Cyclops ?), allogreffeur et adepte des rayons. Un marécage (le lac noir ?) où barbotent des reptofossiles. Une dose de penthotal, un bain d’ultra-violets. Narco-hypnose, cobalt. Passe même un Lon Chaney Jr moins adroit avec son crochet que son père avec ses moignons. Déjà, vous 22 Le mutant s’explique. n’écoutez plus l’inutile voix off, vos visages sont de profil. Mais, entre deux baisers, ce sont autant de grands et beaux fantasmes qui vous traversent. L’origine aquatique, amniotique, de votre vie. La métamorphose comme issue et comme malédiction. La force libérée de l’atome. Les allogreffes. La machinerie cernant et altérant les corps. Quel sera le sésame de votre animalisation ? Vous vous retournez vers l’écran. Trébuchez pieds nus, mademoiselle, sur des alligators visqueux et rugissants. Jeune homme, contemplez-vous tel un Narcisse monstre dans l’eau croupie et plongez dans la fange, votre élément nouveau. Délicieux, non? La « substance reptilienne » de l’humanité, vous n’allez pas tarder à la sentir monter. Le bon docteur l’a dit : c’est une question d’hormones. L’Homme au masque de cire House of Wax, De Toth, 1953 Au cinéma comme ailleurs, les trucs nouveaux ont tendance à se prendre d’abord comme objet. L’esthète André De Toth était bien placé pour faire la réclame du 3D. Son brio visuel fait de ce film le plus globalement réussi (sauf erreur) dans cette veine. Il reprend le Mystery of the Wax Museum (Masques de cire) de Curtiz, d’une fadeur impeccable, et qui, faute de relief, avait le Technicolor bichrome. Dans des décors dont le procédé redouble l’artifice, il enchaîne les scènes de frayeur qui opposent le bleu sombre des cloisons et de la nuit à l’orange des lampes et du feu. En dehors d’une séquence de pur jeu (un bateleur projette vers les spectateurs une balle de pingpong), il fait un usage à la fois brutal et retors de son procédé. De même que chaque surface peut devenir 25 protubérante, chaque représentation peut s’animer et chaque être humain se figer. Car le film suit la chute mortelle d’une volonté d’art, celle d’un modeleur de cires. D’abord attaché à capter la vie, il est conduit par la douleur au crime, et c’est son art qui tue. Il faut dire que les premières victimes célèbres qu’il a sculptées lui ont montré la voie en rejouant précisément (décapitation, bûcher…) leur mort dans l’incendie de sa « Maison de cire ». Le reste est prévisible, mais saisissant. Qu’est-ce qu’un masque ? Moins un relief découpé que l’idée précise d’un visage. Le masque de notre homme – Vincent Price – est en réalité son visage, qui recouvre une vision atroce, comme dans le fameux film de Franju (Les Yeux sans visage). Le titre original, House of Wax, suggère davantage : autour de lui aussi ce ne sont que masques de cire. Et De Toth s’ingénie à montrer dans le visage de chacun de ses personnages un devenir cireux. Le jeune Bronson (il n’a pas encore pris son nom) fond sa tête dans un rang de bustes. Les deux héroïnes sont des poupées. Même un badaud se statufie devant des visiteuses. 26 Le démiurge et sa chose. Cette déformation, que le héros ciromane met pour nous en relief, n’est en fait qu’une exagération du regard. L’hyperréalité tactile de la chair capte la vie, la fige, et c’est l’horreur. Le film démontre ainsi que le 3D, surcroît de présence, est aussi bien un surcroît de morbidité, d’embaumement par l’image. Il en fait néanmoins l’éloge brillant, dans une avalanche de plans qui tiennent autant du théâtre que de la peinture, et rappellent l’origine farcesque du cinéma. Seulement De Toth n’avait qu’un œil, comme vous en l’occurrence, car vous verrez le film tout plat sur votre écran. Le relief qu’il sert, il s’en fout. Sans doute met-il, en cinéaste qui en a vu, tous les degrés de l’illusion sur le même plan. Le visage saisi fait masque, il n’y a rien derrière. Rien que la chair informe, la viande, vouée à se consumer. N.B. Arte permettait de découvrir jeudi dernier une autre mascarade, Dans la nuit (1929), première des deux réalisations de Charles Vanel, acteur qui sut se contenir soixante-dix ans durant. Quelques mois avant l’avènement du parlant, ce film remarquable 28 récapitule les audaces formelles qui marquèrent la décennie précédente dans le registre onirique (dramatisation extrême des lumières et du cadrage, déformations liquides, coupes et fondus violents, caméra dansante, flash-back accéléré…). Une femme doublement aliénée – socialement et maritalement – voit son amant revêtir l’un des masques métalliques de son mari, casseur de pierres défiguré. Ils deviennent les bourreaux interchangeables de son cauchemar. Vanel ne se contente pas de viser haut – du côté de Murnau. Il s’emploie comme la marionnette inquiétante qui hante chaque grand acteur, et il filme à la bonne hauteur, avec tendresse documentaire, la démarche des ouvriers. Malgré le happy end normalisateur imposé par la production, le résultat reste éblouissant.