BuzzFeed : le journalisme LOL qui dérange

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BuzzFeed : le journalisme LOL qui dérange
BuzzFeed : le journalisme LOL
qui dérange
Alors que la presse occidentale s’enfonce dans la crise,
certains médias tentent la carte du mélange entre information
et dérision. Parmi eux, le site américain BuzzFeed, roi de
l’infotainment viral, vient de lancer sa version française en
fanfare.
C’est à l’Ecole de Journalisme de Sciences-Po Paris que le
site BuzzFeed a choisi de présenter sa déclinaison française,
en novembre dernier. Le choc des cultures est saisissant dans
l’amphithéâtre de l’institution parisienne, tant le
scepticisme est fort quant au modèle éditorial du site.
BuzzFeed dérange le milieu qui est réputé pour son
conservatisme. Il propose en effet un mélange inédit des
genres entre investigation sérieuse et articles dérisoires.
Sur la version US du site, on côtoie sans problème un
reportage sur le printemps arabe à côté d’un article rigolard
du type « 28 choses que les filles à gros seins ne peuvent pas
faire ».
Machine à buzz
La recette — douteuse ou savoureuse, à vous de voir — fait un
carton aux Etats-Unis, notamment chez les jeunes. Créé en
2006, le site s’est rapidement imposé comme une référence de
la « pop culture », recensant tous les contenus viraux qui
circulent sur le Web.
Véritable usine à clics, la start-up new-yorkaise lance alors
rapidement ses propres articles humoristiques, à l’image des
innombrables listes qui font désormais sa renommée. Ciblant un
public de post-ados connectés, le site voit son trafic
exploser. Son arme secrète ? Un savant algorithme qui détecte
les tendances humoristiques, afin de savoir quels sujets vont
« buzzer » sur la toile. La suite est simple, la magie des
réseaux sociaux prend le relais.
Le fondateur de BuzzFeed ne s’est pas arrêté en si bon chemin.
Jonah Peretti – déjà à l’origine du Huffington Post, leader de
l’info online – a décidé de s’attaquer aux médias
traditionnels. Le succès du site est tel — le trafic a doublé
en six mois selon Bloomberg — qu’il concurrence littéralement
les sites du New York Times ou de CNN.
Jonah Peretti
L’ambition de BuzzFeed est désormais de devenir un « site
global », d’où la nécessité d’explorer le champ journalistique
de façon plus crédible. En 2012, le site américain inaugure en
grande pompe sa section sérieuse, intitulée « News ». Il
débauche au passage une série de journalistes renommés, issus
de The Guardian ou de Politico.
La réinvention du journalisme ?
La révolution numérique aurait rendu obsolète la distinction
entre sérieux et divertissement. Contrairement à la vieille
école des médias, les « digital natives » se sont habitués au
brassage permanent des contenus qui s’offrent à eux sur
Facebook. BuzzFeed veut donc incarner un nouveau type de
média, à la croisée de l’info traditionnelle et de la joyeuse
déconnade.
A Sciences-Po, face à la vice-présidente du site qui affirme
accorder autant d’importance à une « émotion cute » qu’aux
droits de l’homme, l’auditoire est perplexe. Reste que la
recette BuzzFeed est très lucrative. La firme se paye le luxe
d’être profitable dans une industrie en quête d’un modèle
économique viable.
Dès lors, l’avenir des médias est-il au mélange des genres ?
Le chroniqueur Vincent Glad s’est penché sur le sujet dès
2009, afin de délimiter cette nouvelle approche. Sa
définition ? Traiter des sujets désopilants avec grand sérieux
ou, à l’inverse, aborder une actualité respectable sous un
angle comique.
Une large palette de jeunes médias adopte ce mix hybride avec
succès. Des reportages trash-underground de Vice aux articles
« intellol » de Brain Magazine, le style se répand. Chez les
français Topito et Minutebuzz, on reproduit plutôt le concept
des listes partageables. Ce mouvement reprend, dans une
certaine mesure, les codes de « l’humour Canal + ». Ainsi, Le
Petit Journal aspire à décrypter l’actualité politico-people
de façon décalée. Certes, ce ton décalé n’est pas tout neuf —
Charlie Hebdo officie depuis 1970 — mais l’ère de la culture
web semble revitaliser l’infotainment, tantôt mainstream
tantôt branchouille.
Un subtil équilibre
Si le divertissement semble faire de plus en plus recette, on
peut toutefois douter des prétentions journalistiques d’un
BuzzFeed. Pour capter l’attention sans cesse plus volatile des
« consommateurs d’info », les médias doivent s’adapter aux
nouveaux usages du Net.
De façon plus ou moins voilée, la chasse aux clics semble donc
se généraliser chez les médias traditionnels. On ne s’étonne
ainsi plus que l’article le plus partagé en 2011 sur
LeMonde.fr soit intitulé « Un chat kleptomane a volé 600
objets ».
A l’ère des réseaux sociaux, le juste équilibre est difficile
à trouver pour les médias, tant les sirènes lucratives du LOL
se font entendre. L’essor de BuzzFeed et consorts interroge en
tout cas l’avenir de la profession, fragilisée par l’évolution
des comportements. Pour éviter que se développe une
information à deux vitesses, le journalisme doit se réinventer
et surmonter sa crise d’identité.
En toile de fond, c’est bien la crédibilité des médias qui est
questionnée. En 2011, 40% des Français déclaraient que la
qualité des médias a diminué au cours des dix dernières
années. L’essor de l’info-LOL ne risque pas d’y remédier.
Bousculés par le rayonnement inédit de cette pop culture, les
médias semblent pris au piège. Entre tentation du
divertissement ou rejet de ce mouvement, la réponse est
hésitante.
En tout cas, le LOL est parvenu à gagner ses lettres de
noblesse en infiltrant les instances intellectuelles
traditionnelles. C’est une évolution paradoxale pour une
webculture spontanée, vue à l’origine comme un champ
d’expression à contre-courant du discours médiatique dominant.
Les mauvaises langues diront que le « Laughing Out Loud » a
perdu de son charme en surgissant des entrailles du Net pour
inonder l’espace mainstream. Reste qu’en déstabilisant les
standards journalistiques, l’esprit décadent de
contreculture virtuelle est toujours bien présent.
Maxime Loisel
la