filles sans père

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filles sans père
FILLES SANS PÈRE
LA TÊTE DU PÈRE
GEPI
1ER octobre 2004-09-28
Louise Grenier
«Père "wanted" ! père demandé ! »
Un collègue m'a fait remarquer toute
l'ambiguïté de l'expression «Père "wanted" » au commencement de mon livre.
Sur le coup, je n'ai su que lui répondre sinon qu'en effet la tête du père semble ici
mise à prix.. Pourquoi ? Mon inconscient m'aurait-il trahie en affichant d'emblée
cette image hostile du père ?
Le père serait-il un criminel dans l'imaginaire
féminin ? Ou un malfaiteur poursuivi par des Érinyes vengeresses ?
Lisant mon texte comme celui d'une autre, je fus à mon tour frappée par cet avis
de recherche d'un père hors-la-loi, père au revers du concept de Père-Loi des
psychanalystes. C'est que l'attente des filles me paraît quelque peu accusatrice,
voire porteuse d'une culpabilité imputée au père. Comme si le père disparu se
confondait avec la représentation d'un père en fuite déjà mis en accusation sur la
scène psychique, présumé coupable. Je pense que ce rapport inconscient au
père disparu/coupable rend compte, du moins en partie, de la dépression et de la
mélancolie féminines. C'est cette hypothèse que je discuterai ici ce soir.
Le crime du père serait d'être absent et/ou de faire défaut aux attentes de sa fille.
Absent, physiquement ou psychiquement, le père réapparaît au travers de
substituts souvent destructeurs pour elle suivant deux voies : celles de
l'identification et/ou de la passion amoureuse (ou du transfert). L'identification à
la figure du disparu (de l'absent), d'emblée ambivalente, certes protège le sujet
contre une perte irréversible, mais n'empêche pas l'expression – bien au
contraire- de ses tendances dépressives et autodestructrices. Le transfert – ou
la passion amoureuse- remet en scène ce type de rapport à l'autre fondé sur le
risque d'abandon, de rejet, de destruction, de mort.
La mort du père, mais aussi ses départs, ses folies, ses maladies, ses chutes
rendent une fille orpheline : sans père. L'amour idéal qui lui était porté autrefois
se brise, laissant derrière soi un relent de haine plus ou moins pensée, plus ou
moins consentie. La figure du père idéal se mue alors en figure de «père maudit»
dans l'imaginaire, quand ce n'est pas en celle de père meurtrier. Et c'est cette
image paternelle terrible que la fille incorpore et à laquelle elle s'identifie à son
tour. Elle s'identifie à la figure du destructeur dans une tentative désespérée de
sauver ce qu'il reste d'amour pour le père d'avant la perte, d'avant la faute. Pa
ailleurs, elle maintient le lien au père perdu via une identification imaginaire, une
partie du moi se transformant en assimilant l'objet d'amour/haine qui subira
ensuite les attaques et reproches du surmoi. Voilà le mécanisme même de la
mélancolie décrit par Freud dans Deuil et mélancolie. Mais ce n'est pas tout.
Flora me dit en pleurant :« Je suis comme mon père». Elle vient de vivre une
rupture amoureuse catastrophique.
C'est la fin du monde.
Chute dans les
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abîmes du désespoir, expérience de déréliction qui lui renvoie («recrache»)
l'image du père désespéré, et devenu pour elle un étranger, suite à une faillite
financière. Le père s'enferme, s'enterre, se tue à petits feux. Il n'est plus que
l'ombre de lui-même, un «mort vivant», dit-elle. De fait, cette fille a perdu son
père pendant plusieurs années peut-on dire. Elle a mal avec son père, elle a le
mal du père tout autant. Elle l'adorait, le vénérait, voulait lui ressembler. Et voilà
que son dieu s'effondre. Flora veut effacer cette image de son esprit et d'une
certaine façon, elle y arrive en clivant l'image du mort de celle du vivant, du père
glorifié d'avec le père déchu. Le père vivant appartient au passé. Elle s'identifie
à lui et veut en posséder la force, le courage, l'intelligence et la virilité. Le père
mort appartient à un présent qui s'éternise. À lui aussi, elle s'identifie
inconsciemment.
Double et paradoxale identification au père qui s'actualise
particulièrement dans le rapport amoureux et dans le transfert. L'autre qui dans
un premier temps incarne une promesse de vie, change de figure – Docteur
Jekyll et Mister Hyde- et devient une menace de mort. Il personnifie alors le
disparu, l'absent, le rejetant. Le père de Flora mourra effectivement quelques
années plus tard d'un cancer dont il aura été en partie la cause. Le moi de la fille
est divisé : d'un côté, elle sauvegarde l'image du père vivant, fort, intelligent, de
l'autre, elle occupe la place du père autodestructeur, suicidaire, mourant. Il y a
un trou dans la psyché, une sorte de vacuum détournant les représentations du
père sur la voie de l'identification : autrement dit, au lieu de se souvenir, elle
s'identifie à lui, pire, elle mène une vie empruntée à l'autre paternel et/ou à ses
incarnations successives. Pourquoi, il me semble qu'il s'agit pour elle de
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contourner ce qui fait «trou» en elle, de ce qui fait trauma, au sens d'une
absence de représentations de certaines expériences vécues sous le signe de la
violence dans le rapport à l'autre. C'est de cette déchirure dans la psyché que
selon Lacan que surgit l'Autre réel traumatique dont elle subira les assauts et les
violences, la passion et la cruauté.. Elle aura été séduite et abandonnée par un
être investi de toute-puissance maternelle et qui, en même temps, incarne une
figure forclose du père.
Sans doute vaut-il mieux avoir un «père fautif, voire criminel» que pas de père du
tout. Un père représenté dans sa vie psychique permet à l'enfant de sortir du
duo fusionnel avec la mère et d'exister ailleurs et autrement que comme son
double féminin. D'autre part, il faut distinguer le surmoi œdipien, héritage de
l'amour pour le père, du surmoi primitif, hérité d'une rencontre traumatique avec
l'Autre.
Après Mélanie Klein, Jacques Lacan 1 pose l'existence d'un surmoi
distinct de l'instance interdictrice décrite par Freud lors de l'OEdipe. Alors que
cette dernière limite la satisfaction pulsionnelle, le surmoi tyrannique ignore toute
limite. Produit de l'incorporation d'UN Autre réel considéré par la petite fille
comme voulant sa mort, il échappe à la loi paternelle. Ce type de surmoi primitif
(non soumis à loi symbolique et caractéristique dans la mélancolie) se constitue
à partir des expériences traumatiques subies par l'enfant. Ces traumatismes
1
Jacques Lacan, Les Écrits techniques de Freud, Seuil, Pari, 1975, p. 119. Le surmoi finit par
s'identifier à ce qu'il y a de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du
sujet. Il finit par s'identifier à ce que j'appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier
aux traumatismes primitifs, quels qu'ils soient, que l'enfant a subis. » Voir aussi : Anne Juranville,
La femme et la mélancolie, PUF/écriture, Paris, 1993, p. 92. Dans la psychose, le caractère
mortel du surmoi est l'effet, inversement, du rejet de la parole symbolique.
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sont forclos2, faute de pouvoir être élaborés dans un système symbolique sous
l'égide de la loi paternelle, et finissent par être «crachés» dans le réel d'où ils
feront retour (sont recrachés) sous la forme d'une violence meurtrière attribuée à
un Autre tout-puissant, tout-destructeur. Ainsi, une fille qui va à la rencontre de
cet Autre réel– à ce qui fait trou dans le champ du symbolique - vit sous la
menace d'un effondrement mélancolique. Symboliser la part traumatique de ses
expériences, c'est remette en question son identité personnelle. C'est forcément
changer de place et de posture : se permettre de penser, d'exister, de créer. La
fille sans père à tendances mélancoliques est menacée par la folie et la mort. Ce
qui détermine son effondrement –narcissique, identitaire, émotionnel- est cette
difficulté, voir cette impossibilité, d'occuper réellement la place du père
symbolique. Pour continuer à vivre, elle se tient en amont du père, dans une
sorte d'attente sans fin et sans espoir.
Le père mort ou vif !
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Le terme de forclusion est au centre de la théorie lacanienne des psychoses. Il marque le rejet
du signifiant fondamental, pierre angulaire sur laquelle se construit l’appareil psychique du sujet
non psychotique. Le père en tant que symbole, « le Nom-du-Père », constitue ce signifiant
fondamental qui permet l’accès au stade symbolique. La mère exerce un rôle privilégié dans la
transmission à son enfant de ce premier symbole qu’est la fonction paternelle. L’exclusion de
cette représentation précipite le développement d’un fonctionnement psychotique, marqué par le
défaut de symbolisation. Exclu du fonctionnement symbolique, le sujet psychotique se réfugie
dans le réel et dans l’imaginaire, prélude aux hallucinations et au délire. C’est dans son article «
D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » que Jacques Lacan étaye
sa théorie de la forclusion et affirme que « ce qui a été forclos dans le symbolique apparaît dans
le réel ». La castration apparaît alors non plus comme une représentation symbolique mais
comme une menace réelle.
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À la fin de mon livre, j'écris
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« Le père mort ou vif ! » Et je compare certaines
femmes à des chasseurs de prime quand elles cherchent un homme sur le
modèle du père. Encore ! N'est-ce pas encore ce personnage du père criminel
– cette image - qui réapparaît à la fin de mon parcours ?Sans doute, car il me
semble que cette recherche acharnée du père se répercute dans la vie
amoureuse féminine : un homme, mort ou vif ! J'exagère quand même ! Ce qu'il
s'agit de considérer ici, c'est ce fantasme rencontré en clinique, mais aussi dans
la vie quotidienne, d'avoir un homme qui incarnerait un idéal paternel C'est cet
acharnement, cette nécessité que l'expression « mort ou vif» vient ici signifier.
Expression qui fait écho à cette représentation d'un père criminel mais aussi à
une certaine violence féminine quand il s'agit de du rapport inconscient au père.
Mais c'est une autre histoire que je n'aurai pas le temps de développer, j'espère
seulement vous avoir mis quelque en appétit pour continuer ma route.
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P. 277.
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