Woyzeck et Wozzeck

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Woyzeck et Wozzeck
Woyzeck et Wozzeck
Rappelons que le personnage central du drame de Büchner Woyzeck – dont
on sait que Berg a délibérément conservé l’orthographe erronée de Wozzeck
en raison d’une phonation musicale plus facile – se rapproche de manière
saisissante de son « double » réel dans un fait divers criminel qui tour à tour
allait inspirer un grand dramaturge et – un siècle plus tard – un compositeur
de génie.
Le 21 Juin 1821, à Leipzig, Johann Christian Woyzeck, perruquier de son
état, tue par jalousie sa maîtresse de sept coups de couteau. Il est jugé
et condamné à mort mais ne sera décapité – mansuétude nouvelle pour
l’époque ! – que trois ans plus tard. C’est qu’entre temps d’autres informations concernant l’accusé étaient venues atténuer quelque peu le premier
rapport accablant de l’expert médical commis par le tribunal – Woyzeck
aurait souffert toute sa vie de troubles mentaux, hallucinations visuelles et
auditives, délire de persécution. Il aurait été méprisé par sa maîtresse pour
sa pauvreté. En bref, la jalousie n’aurait donc pas été la cause unique du
crime. On apprit par ailleurs qu’entre ses crises c’était un homme de bon
sens, plutôt raisonnable et tranquille. On sut enfin qu’il voulait jeter son
couteau dans un étang proche de Leipzig et tenta (comme il l’avait déjà fait
souvent) de se suicider.
Telles étaient à peu près les données à partir desquelles en 1836 – à l’âge
de vingt-trois ans – Georg Büchner conçut son drame en une suite ininterrompue de vingt-six scènes rapides et haletantes au style incisif et dru, une
sorte de « Stationendrama » avant la lettre, et qui ne dissimulait guère – au
travers d’un propos assez banal – un réquisitoire féroce à l’encontre d’une
société que ses tentations nihilistes incitaient à vouloir dynamiter. Que l’on
songe au slogan de son célèbre pamphlet Le Messager de la Hesse vendu
à l’époque sous le manteau : « Paix aux chaumières, guerre aux palais ! »
Moins d’un siècle plus tard, lorsque Berg assiste à une représentation de la
pièce de Büchner, le choc est si fort qu’il décide aussitôt d’en entreprendre
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le découpage opératique, condensant à l’extrême – sans presque jamais
toucher au texte restant – les vingt-six scènes du drame en trois actes de
cinq scènes chacun.
C’est ainsi que du génial désordre büchnerien de Woyzeck naîtra la suprême
ordonnance du Wozzeck d’Alban Berg, vrai rituel d’opéra, concis, terrible,
magique, peut-être le plus beau rituel musical que le théâtre lyrique aura
connu et connaîtra. Eros et Thanatos s’y donnent la main, Dame Compassion
les accompagne enveloppant de son manteau le criminel et la victime…
Pour ne plus en finir avec Wozzeck
Autant les forages effectués par les géologues dans les profondeurs du
Pôle et le prélèvement des fameuses carottes de glace nous informent sur
la mémoire la plus lointaine de notre planète, autant l’analyse structurelle
d’un chef-d’œuvre demeure impuissante à nous révéler le vrai secret de sa
gestation et de sa beauté.
C’est heureusement beaucoup mieux ainsi.
Mais comment résister à l’attrait intellectuel, voire la fascination, exercés par
la pratique de l’analyse d’une œuvre d’Art. Car cette descente analytique
dans les « replis opaques » de sa structure ne prétend nullement évacuer un
mystère à jamais inaccessible, mais à mettre à jour – pour un bonheur sans
doute accru – certains mécanismes déclencheurs d’émotion par lesquels le
chef‑d’œuvre peu à peu nous atteint.
Avec son opéra Wozzeck (composé entre 1915 et 1921 puis créé à Berlin
en 1925 sous la direction d’Erich Kleiber après cent-trente-sept répétitions)
Alban Berg nous livre un chef-d’œuvre absolu.
Par le contrôle permanent et la maîtrise souveraine de sa forme, par la concentration extrême de sa dramaturgie, par la force et l’extraordinaire richesse
expressive de son matériau, et – sans oublier Georg Büchner (1813 - 1837) –
par l’adaptation et le découpage rigoureux que Berg a fait dans la jungle
des vingt-six scènes du drame originel où la puissance, l’audace du verbe
et du propos anticipaient largement sur notre siècle, Wozzeck demeure en
effet sans égal dans l’histoire de l’Opéra.
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Dans sa texture musicale et dramaturgique prise dans l’ensemble de ses
quinze scènes (trois actes de cinq scènes chacun), texture d’une grande
complexité mais d’un abord relativement aisé eu égard à sa charge expressive très forte, on peut affirmer qu’il n’est pas une seule mesure de Wozzeck
– y compris celles de pur silence qui « relient » les Actes II et III – qui ne soit
conçue comme micro-élément indissociable d’un tout opératique. Cette
cohérence quasi obsessionnelle se retrouve, au niveau scénographique,
jusque dans le rythme même des levers et baissers de rideau que le compositeur a voulu régler avec une précision extrême, ainsi que, pour chacune
des scènes, l’heure exacte de la journée et la situation atmosphérique où
se déroule l’action : « très tôt le matin », « plein soleil », « temps couvert »,
« crépuscule », « lever de la lune »
Sans poser à nouveau la question de savoir si, a priori, l’analyse approfondie
d’une œuvre conduit ou non à une meilleure appréciation de cette dernière,
je rappellerais simplement le beau livre de Michel Fano et Pierre-Jean Jouve1
auquel je dois – jeune étudiant – d’avoir pu pénétrer mieux encore les arcanes
de cette partition et de m’y être littéralement immergé ! Bien avant eux,
Berg lui-même, dans une conférence avec orchestre illustrant son propos,
avait tenté de proposer au public d’alors une introduction analytique aux
représentations de son opéra. Mais au terme de son exposé, il avait pris soin
de dire à l’auditoire : « Oubliez toutes mes explications théoriques et esthétiques quand vous assisterez à Wozzeck. » Cette déclaration n’a en fait rien
de surprenant et se trouve même corroborée par un texte extrait d’un article
intitulé Problèmes de l’opéra que Berg rédigea en 1928, soit trois ans après
la création de l’œuvre : « Si averti que l’on soit de la multiplicité des formes
contenues dans cet opéra, de la logique implacable qui a présidé à leur
élaboration et à leur articulation dans les moindres détails, personne dans le
public ne doit remarquer, depuis le lever du premier rideau jusqu’au moment
où il tombe pour la dernière fois, quoi que ce soit de ces diverses fugues et
inventions, suites et sonates, variations et passacailles ; personne qui ne soit
imprégné d’autre chose que de l’Idée de cet opéra, idée qui dépasse de loin
le propre destin de Wozzeck. Cela – je crois – est ma réussite. »
Voila qui en dit assez sur le vœu d’un compositeur mais n’entame en rien la
légitimité d’une analyse.
Tout ce que l’auditeur perçoit à la « surface » d’un grand chef-d’œuvre émane
totalement d’un humus savamment préparé et enfoui. Car la double fonction
d’une forme telle que celle qui sous-tend ici, sans relâche, le déroulement
1. Wozzeck ou le nouvel opéra (Plon 1953) et réédité chez Christian Bourgois en 1985 sous
le titre Wozzeck d’Alban Berg.
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haletant de cette partition magique, est d’être à chaque instant présente,
nécessaire, agissante mais de demeurer absolument cryptique.
Notre propos n’est évidemment pas ici de renvoyer Berg à Büchner et vice
versa, mais de nous concentrer quasi exclusivement sur l’analyse (sinon la
« lecture ») musicale et dramaturgique des 15 scènes de l’opéra. On ne saurait
cependant passer sous silence le fait que le compositeur, dans son adaptation fidèle d’un texte qui manifestement le fascinait – adaptation si fidèle
qu’elle demeure la plupart du temps littérale – ne s’est pas moins privé de
certaines incursions interprétatives qui non seulement ne nous semblent pas
dénaturer le texte frustre et fort du jeune dramaturge écorché mais bien au
contraire en « prolonger » le sens profond. Nous n’en voulons pour preuve
que le moment où Woyzeck égorge Marie : Büchner lui fait dire : « Prends
ça et encore ça ! Tu n’peux donc pas mourir ? Tiens ! Tiens ! Ah ! elle palpite
encore… toujours pas ? Toujours pas ? Es-tu morte ? Oui, morte ! »
A la place du simplisme un peu mélo et répétitif de ces propos – au moment
précis où il va l’égorger et où sa décision est inlassablement martelée fortissimo par les timbales sur si – Berg fait hurler Wozzeck avec ces quelques
mots lourds de sens : « Pas moi, Marie, et personne d’autre non plus ! » On
le sent bien, ces paroles proférées dans le « bruit et la fureur », ce sont celles
du non-dit de Büchner par lesquelles le génie dramatique de Berg nous
rappelle d’un coup l’essentiel : un pauvre bougre – armer Kerl – victime d’un
ordre implacable et pervers.
Fragile au départ, sensible, lucide dans son raisonnement sur la condition
humaine mais acculé finalement à une violence sans retour par un environnement qui n’aura cessé de le déstabiliser, portant son état mental jusqu’à
l’incandescence, Wozzeck hurle sur le corps de Marie sa non-culpabilité (« Ich
nicht Marie…) et celle de tous ses frères d’infortune (…und Kein Andrer auch
nicht. ») qui tous parfois peuvent aussi tuer ce qu’ils aiment.
A ce point crucial de l’opéra, ces mots ajoutés par Berg au texte büchnerien renvoient immanquablement à cette « idée centrale » de l’œuvre,
laquelle – selon ses propres termes – « dépasse de loin le propre destin de
Wozzeck. »
Le malheureux soldat devient donc l’archétype de tous les « damnés de
la terre » rejoignant ainsi dans cette rigide Europe de Metternich un autre
Woyzeck (« l’original » du fait divers dont s’est inspiré Büchner) déclaré en
1824 par la Cour de justice de Leipzig – après une procédure interminable et
dérisoire – sain d’esprit, coupable de crime passionnel prémédité, condamné
à mort et décapité à la hache en place publique.
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Cent ans avant Karl Kraus qui désirait « découvrir des abîmes sous des lieux
communs », Georg Büchner découvrait, lui, un abîme sous un fait divers.
Dans la mise en place, pour Wozzeck, d’une structure très forte et cohérente,
Alban Berg entendait naturellement assurer aussi à l’ensemble de son opéra
une véritable unité compositionelle, une unité maintenue à tout moment par
des éléments structuraux spécifiques toujours diversifiés.
Ainsi – pour prendre un exemple simple déjà révélateur d’un tel souci de
cohérence et d’unité dans la diversité – à l’instar des cadences ou tournures
cadencielles en usage à la fin des actes dans les opéras traditionnels où se
trouve généralement réaffirmée la tonique, Berg substitue à ce procédé tonal
de conclusion l’emploi d’un unique accord, ou plus exactement de deux
accords dont l’enchaînement répété crée une « résonance harmonique »,
laquelle – dans ce contexte atonal – s’imposera chaque fois, notamment à
la fin des actes, à la manière d’un pôle cadenciel unificateur.
Avant d’aborder la « lecture » musicale et dramaturgique détaillée des 15
scènes de Wozzeck, insistons enfin sur le fait que le grand axe de cet opéra,
la caractéristique essentielle de son organisation d’acier, est la mise en
évidence – de la première à la dernière mesure – d’une symbolique de
motifs et d’intervalles, symbolique renforcée encore ça et là par un goût
obsessionnel de Berg pour la numérologie. Selon Pierre Boulez qui s’est
exprimé là dessus lorsqu’il dirigea Wozzeck en 1963 au Palais Garnier, cette
symbolique constituerait « une épiphonie auditive directement perceptible
car elle tisse des phénomènes acoustiques avec des états dramatiques. »
Mais plus encore que chez Wagner – où il participe certes à une élaboration
formelle somptueuse mais revêt le plus souvent un rôle de simple rappel,
d’annonce ou de repère dans le flux sonore – le leitmotiv dans Wozzeck,
qu’il soit lié à une personne, un objet, un lieu, un état psychologique ou une
situation, génère presque toujours une forme renouvelée.
Il reste que le miracle d’un tel opéra – sans précédent et peut-être sans
descendance possible – est que son agencement formel, pour infiniment
complexe qu’il soit, non seulement ne fait jamais écran à l’émotion première
d’un auditeur – fut-il le moins initié – mais par les vertus mêmes de cet
« appareillage » savant, le maintient en situation d’éveil permanent, lui transmettant en fait, souvent inconsciemment, les données de chaque instant du
drame en cours.
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Synopsis musical et dramaturgique
des 15 scènes de Wozzeck
Bien que reliés subtilement les uns aux autres par de multiples éléments
structuraux, les trois Actes du Wozzeck d’Alban Berg n’en conservent pas
moins chacun une parfaite autonomie dramaturgique.
Cette autonomie, Berg la qualifie ainsi :
Exposition pour l’Acte I, Péripétie pour l’Acte II et Catastrophe pour l’Acte III.
Chacun de ces trois Actes se verra donc attribuer une forme musicale bien
spécifique, c’est-à-dire aussi parfaitement adéquate que possible à la phase
du drame qu’il occupera.
Acte I : Exposition
Sur le plan formel, Berg a fait de chacune des cinq scènes qui découpent
cet Acte I, une scène de caractère où il fait appel à une forme ancienne et
stylisée.
Seule exception : la 5e scène (Andante Affetuoso en forme de Rondo) qui
sera – nous le verrons – le détonateur de l’opéra.
Chacun des cinq personnages principaux du drame apparaîtra tour à tour
aux côtés de Wozzeck dans chacune des scènes à l’exception toutefois de
la 5e scène où Marie – compagne de Wozzeck – sera seule confrontée à la
séduction du Tambour-Major et à son viol finalement consenti.
Scène 1
[ Tôt le matin chez le Capitaine (ténor bouffe)
en train de se faire raser par Wozzeck (baryton) ]
Suite composée successivement d’un Prélude, d’une Pavane, d’une Gigue,
d’une Gavotte, d’un Air et d’un retour au Prélude en un mouvement rétrograde illustrant ainsi musicalement le radotage du capitaine.
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Celui-ci engage Wozzeck à prendre son temps pour toute chose et lui tient un
discours sur l’Eternité. Wozzeck, poli, soumis mais étranger à ces propos répond
mécaniquement. Le Capitaine se moque de lui puis lui reproche son absence
de morale (Wozzeck a un enfant illégitime). Wozzeck répond qu’il est difficile
d’être vertueux quand on est pauvre, puis il s’emporte en disant que même au
ciel les gens de sa condition serviraient à faire marcher le tonnerre.
Eberlué et dépassé le Capitaine coupe court aux propos de son soldat et
le congédie en lui recommandant encore de rentrer bien sagement chez
lui, et lentement.
Rideau
Interlude
Rideau
Récapitulation et condensation
symphonique des leitmotivs de
la scène 1.
Lever rapide
Scène 2
[ A la tombée du jour Wozzeck et son camarade Andres (ténor lyrique)
coupent des baguettes de bois dans les taillis. ]
Rhapsodie Wozzeck est l’objet d’hallucinations tandis qu’Andres chante
joyeusement un air de chasse. Ce lieu calme au crépuscule suscite d’étranges
et inquiétantes évocations dans l’esprit fragile de Wozzeck. Andres essaie de
le rassurer mais bientôt le rougeoiement du couchant à l’horizon ravive encore
prémonitions et craintes.
Coda illustrant par une rétrogradation harmonique le retour des
deux hommes sur lesquels, lentement, le rideau descend pendant
que se poursuit cette Coda qui va bientôt ouvrir sur la musique
militaire de la scène 3 déjà présente avant le lever du rideau.
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Scène 3
[ Le soir. Marie (soprano dramatique) compagne de Wozzeck
et son enfant, une voisine Margret (contralto) et plus tard Wozzeck. ]
Marche militaire, Berceuse (Sicilienne et Ländler alternés). Son enfant dans
les bras, Marie regarde admirative les soldats qui défilent sous sa fenêtre
avec à leur tête le Tambour-Major. Margret, dans la rue, échange à son sujet
des propos aigres-doux avec Marie qui se fâche et referme la fenêtre. Elle
endort son enfant par une berceuse et se perd dans ses pensées quand
surgit Wozzeck affolé qui lui raconte ses visions, veut dire un mot à son fils
mais, trop perturbé, repart aussitôt. Marie clame son désespoir devant l’état
mental de Wozzeck qui se dégrade « je n’en peux plus… tout ça me terrifie ! »,
crie-t-elle pour finir en se précipitant dehors. Chute rapide du rideau.
Coda très brève construite sur des réminiscences motiviques
agitées liées à Marie et annonçant déjà des éléments structuraux
de la scène 4 qui s’ouvre sur un lever de rideau rapide.
Scène 4
[ Après-midi ensoleillé. Dans son cabinet,
le Docteur (basse bouffe) ausculte Wozzeck. ]
Passacaille et 21 Variations Le Docteur – médecin militaire attaché à la
garnison où se trouve Wozzeck – ausculte ce dernier et s’énerve car les
prescriptions diététiques aberrantes auxquelles il soumet son fragile patient
ne sont pas suivies à la lettre. Le pauvre Wozzeck perd contenance devant
les déclarations péremptoires et obscures de ce praticien fou furieux dont
il est le cobaye, et a le malheur de lui faire part de ses visions de la nuit
dernière. Le Docteur exulte jusqu’au délire car il découvre en Wozzeck un
« cas intéressant » d’aberration qui le destine à l’asile et confirmera le bien
fondé de sa théorie qui le rendra célèbre… Puis il redescend sur terre et
termine l’auscultation.
Sur une liquidation des dernières notes du 1er Motif du Docteur, le rideau
amorce sa chute, d’abord très rapidement puis s’immobilise brusquement
pour finir ensuite de se fermer très lentement (Berg signe par ce geste toute
la bouffonnerie de la scène…)
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Interlude symphonique dont l’ensemble du materiau moti­vique
(les trois leitmotivs nouveaux liés au désir, à la provocation, à la
sensualité de Marie) est une véritable introduction (rideau baissé)
à la scène 5.
Rideau Lever rapide
Scène 5
[ Au crépuscule, devant sa maison,
Marie et le Tambour-Major (ténor héroïque) ]
Andante affetuoso Marie provoque le Tambour-Major en le flattant : elle
se déclare « fière entre toutes les femmes » de connaître un tel homme. Le
Tambour-Major de son côté fait assaut de vantardise et précise bientôt ses
avances à Marie qui les refuse d’abord violemment puis cède finalement à
ce qu’il convient de nommer un viol « consenti ». Le rideau tombera lentement, accompagné par un crescendo de trois mesures dont nous verrons
que l’harmonie constitue un élément unificateur pour l’opéra.
Acte II : Péripétie
Les cinq scènes de ce second acte constitueront – selon les propres termes
de Berg – une symphonie dramatique en cinq mouvements où la FormeSonate sera naturellement omniprésente et puissamment en prise sur
l’événement.
Scène 1
[ Matinée ensoleillée, Marie, son enfant sur les genoux
est assise dans sa chambre, plus tard Wozzeck. ]
Introduction de 6 mesures construite sur la même harmonie par laquelle se
terminait la fureur érotique de la scène 5 de l’Acte I. Rideau baissé, l’orchestre
évoque doucement et furtivement la trace de ce qui s’est passé…
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Cette scène dite du « bijou » sera conçue comme un vrai mouvement de
Sonate, un Allegro à trois thèmes. Dans un morceau de miroir, Marie se regarde
et admire les boucles d’oreilles offertes par le Tambour-Major. Elle se remémore, l’enfant s’agite, elle lui chante la chanson du bohémien, Wozzeck survient
et s’étonne du bijou qu’elle porte, il regarde un instant son enfant endormi,
remet à Marie l’argent gagné chez le Capitaine et le Docteur puis s’en va. Marie
restée seule éclate en imprécations sur sa condition et culpabilise…
Le rideau tombe rapidement.
Interlude introduit par un grand trait de harpe descendant puis
brièvement développé dans un matériau emprunté aux trois
thèmes dont le traitement complexe se propagera dans une
violence accrue jusqu’à une culmination sur le Motif Malheur de
Wozzeck, tout cela brutalement interrompu par trois mesures de
silence absolu dont la durée devra s’adapter très exactement au
tempo précédent… puis, sur un long trait de harpe (ascendant
cette fois) le rideau se lève.
Scène 2
[ En plein jour, dans une rue de la ville,
le Capitaine, le Docteur et, plus tard, Wozzeck. ]
Il s’agira ici d’une Fantaisie et d’une Fugue à trois sujets.
Le Docteur pressé (car il doit ausculter une patiente gravement atteinte) est
interpellé par le Capitaine qui s’essouffle à vouloir le retenir dans sa course.
Le Docteur consent finalement à lui accorder un instant et s’ingénie sadiquement à lui diagnostiquer un état de santé alarmant dont il ne devrait pas
réchapper. Le capitaine s’affole et singe ses propres funérailles… Wozzeck
passe dans la rue. Nos deux compères vont s’amuser à le tourmenter en
évoquant à mots à peine couverts sa situation d’homme cocu.
Wozzeck, désemparé par tout ce qu’il a entendu, les quitte brusquement.
Sur une douce oscillation de deux notes, le rideau tombe
accompagné et prolongé par une très brève Transition préparant
les éléments musicaux essentiels de la scène suivante.
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Scène 3
[ Temps couvert. Devant la porte de la maison,
Marie et Wozzeck. ]
Cette terrible scène d’altercation entre Marie et Wozzeck prendra la forme
d’un Largo ou Lied en trois parties. Affolé, hors de lui, Wozzeck surgit sur le
pas de la porte et s’en prend violemment à Marie au sujet des insinuations
sur ses rapports avec le Tambour-Major. Marie lui répond avec ironie et
provocation puis, quand Wozzeck est sur le point de porter la main sur elle,
elle laisse échapper ces quelques mots dont nous comprendrons pourquoi
Berg les a situés au centre de l’opéra : « … Plutôt un couteau dans le corps
qu’une main sur moi… » Wozzeck redit tout bas les trois premiers mots puis,
toujours pour lui-même : « L’homme est un abîme, on a le vertige quand on
regarde dedans, j’ai le vertige. » Il s’en va laissant pour quelques secondes
encore, la scène vide tandis que l’orchestre fait entendre par toute la masse
des cordes fff un rappel obsessionnel du Motif de Marie. Très lentement, le
rideau descend sur la même oscillation douce de deux notes par laquelle il
s‘était refermé à la fin de la scène précédente.
L’ Interlude qui s’enchaîne établit déjà – rideau baissé – le décor
sonore de la scène suivante. Il s’agit donc d’une Introduction.
On y entend un ländler où s’entrechoquent deux tonalités
contribuant à préparer ainsi un climat d’ébriété. Très lentement,
le rideau se lève au son d’un petit orchestre de brasserie placé
sur la scène…
Scène 4
[ Tard le soir dans le jardin d’une auberge.
Deux compagnons ivres (le 1er, basse profonde et voix parlée,
le 2 nd, baryton léger), Wozzeck, Andres, Marie dans les bras du
Tambour-Major, buveurs, danseurs, chœur de soldats et le fou (ténor léger) ]
Cette scène énorme – dont on a l’impression qu’elle a déjà commencé avant
le lever du rideau – se présente comme une alternance complexe de Scherzo
et Trio correspondant aux différents moments d’une scène d’auberge dans
l’ébriété et la confusion. Les deux compagnons ivres chantent des propos
incohérents. Emportés dans une valse endiablée, Marie et le Tambour-Major
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s’exhibent sous les yeux terrifiés de Wozzeck qui commente et veut bientôt
se jeter sur eux lorsque le bal s’arrête pour faire place au chœur de soldats
et à la chanson d’Andres. Ensuite, dialogue de Wozzeck et Andres, reprise
du bal, parodie de sermon par un des compagnons ivres puis, surtout, la
brève et inquiétante irruption du fou qui va susurrer à Wozzeck son fameux
« …ich riech Blut » (… je sens le sang) petite phrase en voix de fausset qui
enracinera plus avant dans l’esprit du malheureux soldat l’idée de meurtre
(idée qui affleurait déjà dans la scène précédente à propos du couteau). En
effet, pour la première fois dans l’opéra, le mot sang sera prononcé. La valse
reprend de plus belle, le commentaire de Wozzeck se fait de plus en plus
véhément et affolé pour être finalement interrompu par une chute rapide
de rideau.
Interlude. Cet interlude aux décalages rythmiques complexes
emporte alors l’auditeur dans un tourbillon infernal et grimaçant
où la valse du bal et les motifs érotiques liés au couple
Marie –Tambour-Major, mais aussi aux idées fixes de Wozzeck, ne
le lâcheront plus. Il y entend un amalgame et une compression
de ces motifs dans une page symphonique dont la fureur et la
précipitation iront croissant jusqu’à… ce moment indicible où,
trois mesures avant le lever du rideau, tout le fracas orchestral
d’un coup se résorbe dans la douceur d’un chœur de soldats
endormis.
Scène 5
[ Tard dans la nuit. Salle de garde à la caserne.
Andres et Wozzeck sont couchés sur un lit
de camp et dorment avec les autres soldats. ]
La forme générale de cette ultime scène de l’Acte II se composera d’une
Introduction très lente suivie d’un Rondo Marziale.
Trois mesures avant le lever de Rideau, se fait entendre un étrange chœur
de soldats qui très doucement (à bouche mi-ouverte) gémissent dans leur
sommeil accompagnés par l’unique son aigu et plaintif d’une contrebasse.
On reconnaîtra ici – transposée un triton plus bas – l’exacte configuration
harmonique par laquelle débutait la scène 2 de l’Acte I (Rhapsodie) qui
annonçait les hallucinations de Wozzeck dans la campagne.
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Le rideau va donc se lever très lentement sur la poursuite de ce chœur de
soldats endormis mais c’est Wozzeck qui remplacera par son gémissement le
son plaintif de la contrebasse. Il se réveille brusquement et fait part à Andres
de ses visions qui ne cessent de troubler son sommeil en lui rappelant la
douloureuse scène de l’auberge. Brutale irruption du Tambour-Major aviné
qui provoque Wozzeck en pleine chambrée. Bagarre sanglante, nouvelle et
ultime humiliation de Wozzeck blessé dont la décision de tuer sa maîtresse
semblera dès lors irrévocable…
Après l’effritement progressif de la même harmonie qui terminait
l’Acte I, les dernières paroles de Wozzeck en cette fin d’Acte II :
« L’un après l’autre ! » (exacte réplique de ce que disait Marie
lors de leur querelle à la scène 3) sont immédiatement suivies
d’un seul et unique Si grave à la harpe. Notre analyse montrera
pourquoi cette note – et pas une autre – condense à ce moment
précis tout ce qui désormais a été et sera… Mais avant que
le rideau ne tombe, Berg demande alors, par deux mesures
de point d’orgue, que soit établi sur scène un silence absolu.
Suivent enfin, accompagnant l’ultime baisser de rideau de l’Acte,
deux autres mesures de silence soumises elles, par contre, à un
tempo très précis devant correspondre exactement à celui de la
première mesure de l’Acte III.
Acte III : Catastrophe
Conscient non seulement de la nécessité de ne pas relâcher la tension
accumulée à l’Acte II (pour laquelle il avait conçu le cadre formel d’une
symphonie dramatique en cinq mouvements) mais au contraire de la maintenir et l’accroître encore – dans le même parti pris d’unité diversifiante dont
il s’est toujours réclamé depuis le début de son opéra – Berg nous propose
pour chacune des cinq scènes du dernier acte une manière très originale
de structurer la variation.
Chaque scène prendra donc la forme d’une Invention sur un élément musical bien
précis et chaque fois différent d’une scène à l’autre : Invention sur un thème et sept
variations, Invention sur une note (le Si), Invention sur un rythme, Invention sur un
accord de six sons, Invention sur une tonalité (l’interlude en Ré mineur entre les
scènes 4 et 5) et une Invention sur un Perpetuum mobile pour la dernière scène.
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Scène 1
[ Nuit. Bougie allumée dans la chambre de Marie.
Marie et son enfant éveillé. ]
Le rideau se lève sur les deux mesures de silence dont les durées respectives
devront correspondre à celles par lesquelles s’achevait l’Acte précédent.
Cette scène dite de la « Bible » est une Invention sur un Thème et 7 Variations
Marie est donc seule dans sa chambre avec son fils et lit la Bible, en voix parlée,
est-il expressément recommandé par le compositeur (sauf quand elle sort de sa
lecture). C’est d’abord le récit de la femme adultère où Marie reconnaît un peu
une tranche de sa propre existence. Elle interrompt deux fois sa lecture pour
demander pardon au Seigneur (à pleine voix chantée), son fils la rappelle à la
réalité, elle s’exaspère, le repousse violemment puis le reprend tendrement.
C’est ensuite l’histoire de l’enfant orphelin (à voix parlée) puis, à nouveau – à
pleine voix chantée – elle s’étonne de n’avoir pas vu Wozzeck ces derniers
temps. Elle feuillette encore la Bible pour y chercher à la hâte l’évocation de la
pécheresse Marie-Madeleine en qui elle s’identifie (voix à mi-chemin du chant
et de la parole) et, pour elle même, implore le Christ (à pleine voix chantée) afin
qu’il ait pitié d’elle comme il a eu pitié de Marie-Madeleine.
Le rideau descend doucement sur un Interlude dont la polyphonie
complexe et chargée nous propose d’abord une intégration savante
des trois principaux motifs traités dans cette scène, et nous conduit
aussi – vers la fin – à une étrange enclave bitonale où se trouvent
superposées deux tonalités parmi les plus éloignées (Mi bémol et
Ré). Deux figures mélodiques issues de ces deux tonalités balayent
un instant furtivement l’espace harmonique auquel déjà, dans
l’extrême grave des contrebasses, s’agrège, lorsque le rideau se
lève, le vrombissement hésitant puis bientôt crescendo d’une note
étrangère : le Si. Tout cet ensemble sonore fait un peu l’effet d’un
nœud terrible qui se resserre…
Scène 2
[ Il fait nuit, sur un chemin forestier près de l’étang. Marie et Wozzeck. ]
Nous voici maintenant au seuil du meurtre de Marie par Wozzeck. Cette scène
aura la structure d’une Invention sur une Note (Si). Près d’un étang, Marie
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et Wozzeck suivent un chemin de fôret. Marie fait remarquer que la ville est
encore loin et veut presser le pas. Wozzeck lui dit de rester et de s’asseoir.
Marie ne veut pas. Wozzeck insiste. Ils s’assoient et Wozzeck lui dit qu’elle a
beaucoup marché et que plus jamais ses petits pieds ne devraient en souffrir.
Après une remarque sur le calme et l’obscurité du lieu, Wozzeck demande
à Marie si elle sait depuis combien de temps ils se connaissent. « Trois ans à
la Pentecôte », répond Marie. « Sais-tu combien de temps cela devrait durer
encore », lui réplique Wozzeck étrangement. Marie, inquiète, sursaute et
veut partir. Wozzeck ricane. « Aurais-tu peur ? N’es-tu pas pieuse, et bonne,
et fidèle ? », lui dit-il en l’attirant à nouveau près de lui. Puis il entreprend de
lui faire la cour. Mais lorsque Marie dit que le serein nocturne lui donne des
frissons, Wozzeck se murmure à lui même : « Celui qui est froid ne frissonne
plus jamais, la rosée du matin ne te donnera plus de frissons… » « Que dis-tu
là ? », demande Marie. « Rien ! », répond Wozzeck sur le Si de son registre
grave. C’est alors que la lune rousse monte à l’horizon… « comme un fer
sanglant ! », remarque Wozzeck en tirant son couteau. Il l’égorge sur ces
mots hurlés : « Pas moi Marie, et personne d’autre non plus ! » Par les vertus
d’une extraordinaire « compression » polyphonique, Berg donne à entendre
à Marie mourante – dans l’espace de deux mesure à peine – l’accumulation des principaux leitmotivs liés aux événement de sa vie… Wozzeck se
penche alors sur Marie et dit simplement « Tot » (morte) puis, accompagné
doucement par d’importantes réminiscences motiviques, il se relève comme
apeuré et prend la fuite.
Le rideau tombe pour que bientôt, sur un Si pianissimo, d’abord au
cor puis, selon un ordre d’entrée précis, à tous les instruments de
l’orchestre, se développe le plus phénoménal unisson-crescendo
jamais conçu à l’opéra, véritable « onde hurlante » brisée net sur
un cluster sec de tout l’orchestre à quoi s’enchaîne aussitôt – à la
grosse caisse – la reproduction rythmique fracassante de l’ordre
exact selon lequel s’étaient effectuées les entrées d’instruments…
Mais, alors que cette première « onde hurlante » avait déjà atteint,
sans l’appoint des percussions et par des entrées successives
d’instruments, un volume sonore quasi insoutenable, une seconde
onde hurlante – avec cette fois, présente au départ du crescendo
sur Si, la masse orchestrale au grand complet – va maintenant se
déployer jusqu’à un paroxysme acoustique… arrêté instantanément
par le lever rapide du rideau sur la scène suivante.
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Scène 3
[ La nuit. Un bistrot baigné d’une lumière glauque.
Wozzeck, Margret, jeunes gens et putains boivent et dansent une polka. ]
Par un instantané saisissant, le rideau s’est ouvert très vite sur l’atmosphère
un peu glauque d’un estaminet à putains et mauvais garçons. Wozzeck y a
trouvé refuge pour noyer dans le vin et la compagnie de Margret ce qu’il vient
de vivre. Toute cette scène dont la structure voulu par Berg est une Invention
sur un Rythme, porte en effet bien son nom. Le rythme en question n’est
autre que celui entendu à la grosse caisse entre les deux ondes hurlantes.
C’est donc à ce titre que, du début à la fin de cette scène, et sous tous les
aspects possibles et imaginables, il va désormais investir les moindres recoins
de sa structure comme la trace insidieuse et tenace de la culpabilité de
Wozzeck. Notre analyse montrera plus tard comment Berg conduit ce travail
magistral sur l’isorythmie. Pour l’heure le malheureux Wozzeck essaie de
s’étourdir comme il le peut. Margret chante une sombre mélopée, Wozzeck
la commente. Margret s’aperçoit bientôt qu’il a du sang sur la main droite.
Wozzeck essaie de feindre l’étonnement et dit qu’il s’est coupé. Mais tout
l’estaminet se rassemble bientôt autour d’eux pour former alors face à un
Wozzeck affolé et de moins en moins crédible, un implacable chœur d’accusation d’où il ne peut s’extirper qu’en se précipitant dehors…
Le rideau tombe très vite sur une coda toute secouée de convulsions issues
du fameux rythme mais déjà annonciatrice d’un certain accord qui constituera
– dans une autre transposition – l’humus mystérieux de la scène suivante.
Lever de rideau.
Scène 4
[ Nuit et clair de lune sur un chemin forestier
près de l’étang (même décor qu’à la scène du meurtre).
Wozzeck puis, en rôle parlé, le Docteur et le Capitaine. ]
La verticalité et l’horizontalité de sa structure, nous le verrons plus tard,
dérivent quasi totalement d’un certain agrégat de six sons. Il s’agira donc ici
d’une Invention sur un Accord de six sons. Cet accord sera exploité – comme
c’était le cas pour la cellule rythmique de la scène du bistrot – jusque dans
ses plus extrêmes conséquences. Wozzeck cherche donc le couteau dans
l’obscurité, ne le trouve pas, s’affole. Un effroi grandissant le gagne dans le
calme mortifère de ce coin de nuit où son état meurtrier affleure douloureu18
sement à sa conscience et lui arrache des cris. Il bute bientôt sur le corps de
Marie et lui demande si elle a, comme les boucles d’oreille du péché, mérité
aussi ce collier de sang autour du cou. Puis c’est à nouveau le cri douloureux
de la conscience du meurtre. Mais il faut chercher ce couteau avant qu’on
ne le trouve, le délire de Wozzeck se fixe dès lors sur la recherche fébrile du
couteau qui l’accuse. Il le trouve et le jette dans l’étang. Mais la lune rousse
sort des nuages. Cette lune couleur de sang a tout vu et va témoigner
devant le monde entier. Il faut donc retrouver le couteau jeté trop près de la
rive. Le délire de Wozzeck progresse, il entre dans l’eau pour rechercher le
couteau et se laver du sang de Marie. Mais le rougeoiement de l’onde sous
la clarté de la lune rousse lui donne à penser qu’il se baigne dans le sang.
L’affolement est à son comble, il avance encore dans l’eau et s’y noie. A ce
moment passe par là le Docteur, suivi du Capitaine. Ils s’arrêtent un instant,
entendent un gémissement provenant de l’étang. « Quelqu’un se noie », dit
le Docteur en décrivant froidement le phénomène. Le Capitaine est troublé
par le spectacle de la lune rouge et du brouillard sur l’étang. Lorsque cesse
tout à fait le gémissement, ils détalent tous les deux effrayés…
Le rideau descend doucement alors que dans l’extrême grave de
l’orchestre se dissout un dernier lambeau de la scène écoulée et
que, déjà, s’y amarre le La dominante d’un Interlude en Ré mineur
qui constituera, en tant que somptueuse pièce symphonique
autonome, une Invention sur une Tonalité. Lorsqu’au cours
de notre lecture « analytique » nous mettrons en évidence les
principaux leitmotivs accumulés, amalgamés, compressés dans le
magma de cette impressionnante trajectoire d’extension tonale,
nous ne manquerons pas de montrer comment – au niveau
polyphonique et dans l’esprit d’un interlude récapitulatif – cette
« mort de Wozzeck » se situe un peu dans le sillage d’une autre
mort à la fin du Crépuscule des Dieux…
Scène 5
[ Matin de plein soleil devant la maison de Marie.
Des enfants chantent une ronde et jouent. ]
Par un trait rapide et ascendant de harpe, célesta et clarinettes, le rideau
se relève sur une ronde d’enfants devant la maison de Marie. Cette ultime
scène de l’opéra n’est en fait qu’une étrange porte ouverte sur un possible
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recommencement des choses. Berg, en tout cas, le laisse entendre dans sa
conférence sur Wozzeck.
Dès le début, un mouvement de croches (à 12/8) se met en marche puis
conduira doucement et sans discontinuer l’ensemble de la scène vers ce
que nous pourrions nommer son non-terme. Invention sur un Perpetuum
mobile, telle est la structure de la dernière scène de Wozzeck.
Parmi les enfants, le petit garçon de Marie, un peu à l’écart, s’amuse avec
un cheval de bois. Soudain, ronde et jeu s’arrêtent net à l’arrivée précipitée
d’autres enfants. L’un d’eux annonce sans ménagement au fils de Marie : « Dis
donc, toi, ta mère est morte. » Des bribes mélodiques évocatrices de Marie
s’insèrent ça et là dans le mouvement des croches. L’enfant ne semble ni
comprendre, ni s’émouvoir et continue de jouer en chantonnant des « hop !
hop ! » à son cheval de bois. Tous les autres enfants se précipitent du côté
de l’étang pour voir le corps de sa mère. Resté seul, l’enfant reprend de sa
voix claire ses « hop ! hop !… hop ! hop ! », il hésite un instant puis rejoint les
autres. La scène est vide.
Le rideau descend lentement sur le Perpetuum mobile qui prend alors une
allure d’absolue régularité et gagne le haut registre des bois pour devenir
une oscillation d’horloge sur la même harmonie qu’à la fin des Actes I et II,
oscillation harmonique à laquelle s’agrège doucement une quinte étrangère
et froide…
Indifférence générale, fait divers consommé, la vie poursuit son cours.
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