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REVUE MÉDICALE SUISSE
bloc-notes
Exit : nouvelles pratiques,
nouvelles questions
orsqu’une personne ni proche de la mort
ni gravement malade demande une assis­
tance au suicide, évaluer sa capacité de
discernement ne suffit pas. Impossible de faire
comme si n’existait pas une exigence de prendre
en soin, de dépasser l’indifférence ou la passi­
vité. Impossible de ne pas considérer la maladie
psychique, si elle est présente, mais surtout la
souffrance et le désespoir comme des appels
d’humain à humain. Il s’agit donc de faire droit
au conflit de valeurs, à l’insoluble qu’ouvre la
tension entre le devoir d’assistance et celui de
respecter l’autodétermination de la personne.
Et l’on ne peut pas non plus faire l’écono­
mie de s’intéresser à la demande de suicide
elle-même. Elle n’est jamais univoque, d’autant
moins lorsqu’elle est transmise à l’entourage.
Le but de celui qui la pose est-il vraiment de
mourir ? Ou de tester les réactions, d’appeler à
l’aide, de susciter des réponses compassion­
nelles ? Aucune parole n’a de signification simple,
littérale seulement, sauf à considérer que les
humains parlent comme des automates. La
demande : « je veux que vous m’aidiez à me
­suicider » exprime donc son sens obvie en
même temps qu’une multitude d’autres. Elle
peut signifier : « je veux mourir, mais qu’en
pensez-vous ? Cela vous laisse-t-il indifférent ? »
Et lorsque la personne qui demande l’aide au
suicide le fait savoir à ses proches, il ne s’agit
jamais d’une simple information. Là encore, la
question est – ou du moins peut être – aussi :
« m’aimez-vous ? Allez-vous résister ? ».
S’ajoutant à ce premier niveau d’ambiva­
lences, peuvent exister d’autres emboîtements
de significations et détours symboliques. Rien,
en effet, ne mobilise autant de mécanismes
inconscients que le désir de mort. Dans sa
deuxième topique, Freud parle de pulsion de
mort comme d’une énergie psychique poussant
l’individu à la déliaison et à l’autodestruction.
Au-delà, il n’est pas de théorie psychologique
qui ne s’intéresse pas au jeu étrange du désir de
mort. A trop simplifier les conditions posées
pour l’assistance au suicide, ce qui est négligé,
c’est un immense acquis de la science contem­
poraine. On peut le résumer ainsi : la raison
n’est pas maîtresse chez elle. Peut-être est-ce
d’ailleurs cette vexation narcissique qui gêne
particulièrement les défenseurs d’une vision
stoïcienne du suicide.
L
Prenez les conditions que pose Exit pour
assister quelqu’un au suicide. Elles sont très
simples. D’abord « avoir son discernement ».
Ensuite, soit « être atteint d’une maladie incu­
rable ou d’une invalidité importante ou avoir
des souffrances intolérables ». Soit « être atteint
de polypathologies invalidantes liées à l’âge ».
Dans ce mélange de conditions, le critère des
polypathologies est si large qu’il autorise le
­suicide assisté du moment que la capacité de
discernement est présente et que « l’âge » joue
un rôle. Avec quelle limite ?
Un adolescent qui vit un chagrin amoureux,
un cinquantenaire en situation de crise, un
sexagénaire fatigué de vivre seul, lorsqu’ils
­demandent une assistance au suicide, ne sont
pas à regarder comme des systèmes psychi­ques
dont l’unique marqueur est la capacité de dis­
cernement, présente ou absente, selon une
logique on / off. Aux yeux de la médecine, il s’agit
avant tout de personnes vulnérables, à aider et
à protéger, y compris contre elles-mêmes. Leur
souffrance, leur solitude, leur dénuement ou
leur état dépressif ternissent leur regard sur la
vie, changent leur échelle de valeurs. Qu’ils soient
anosognosiques de tout cela n’enlève rien, nous
le savons, à notre devoir d’agir. Or, pourquoi
cette attitude devrait-elle changer pour un oc­
togénaire sportif mais qui a perdu le goût de
vivre ? L’âge est-il un motif valable et suffisant
pour inverser l’approche ? La vie dans la vieil­
lesse n’en vaudrait donc pas la peine ? Ce qui
nous revient en écho, en tout cas, c’est que
l’inutilité que ressentent les personnes âgées
pourrait bien n’être que ce que nous projetons
sur eux, notre incapacité à leur offrir un destin
autre que celui de l’exclusion.
Ce qui demande protection, c’est la vulné­
rabilité, l’existence en tant que traversée d’une
fondamentale brisure, la mort, mais aussi des
multiples failles individuelles, prolongeant celles
du monde. Faire société, c’est avancer malgré
ces failles, c’est trouver ensemble des raisons
de vivre. La vie n’est pas d’abord qualité de vie,
ni vraie vie, ni vie heureuse, elle est la vie tout
court, au-delà de la joie, des difficultés et des
pertes. Pour qui vit, la vie est toujours faite de
polypathologies, mêlée de déficits, de dégra­
dations et de prémices de mort.
Il n’existe pas de thérapie contre les an­
goisses fondamentales, ou contre le deuil, ou
pour guérir l’amoureux éconduit. Il n’y a que
des plaintes à écouter, des abîmes à côtoyer,
des pas à faire. Il n’y a donc que cette affirma­
tion, si importante : le révoltant et le désespéré
peuvent être pris au sérieux sans leur aban­
donner le terrain de la réalité.
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9 novembre 2016
Autre répercussion collective de l’assistance
au suicide, lorsqu’elle ne concerne pas quel­qu’un
de mourant ou de gravement malade : elle abaisse
le niveau d’énergie qui doit être déployée pour
mourir. Alors que toutes les approches de pré­
vention du suicide montrent que mettre des
obstacles au geste lui-même diminue le taux de
suicide, là, tout est fait pour le rendre simplis­
sime. La mort, dans ce qu’elle a de violent mais
aussi de réel, s’estompe à la faveur d’une ap­
proche douce. Sauter d’un pont, se pendre, se
jeter sous un train demande de se confronter à
l’irréversible de la mort, bien davantage que de
s’adresser à une association souriante, qui a
banalisé le suicide. On dira : mais le suicide est
beaucoup plus humain lorsqu’il est fait dans
les conditions d’Exit. Est-ce si sûr ? Une mort
effacée, douce, est-elle forcément « plus hu­
maine » ? N’y a-t-il pas là une forme d’illusion,
une gentille fable qui a l’avantage de coller à
l’esprit du temps et à sa fascination pour la réa­
lité escamotée, virtualisée ?
Une partie du succès d’Exit vient de l’angoisse
contemporaine de la mort. L’un des meilleurs
moyens de faire face à cette angoisse est en effet
de se donner les moyens d’affronter la mort. Mais
se suicider, est-ce vraiment l’affronter ? Une chose
est sûre : il n’y a pas davantage de courage – ni de
dignité d’ailleurs – à se suicider qu’à ne pas se
suicider. La récupération rhétorique du courage
et de la dignité doit être sans cesse dénoncée.
Deux constats. Les progrès de la médecine
entraînent que l’on meurt de plus en plus à la
suite d’une décision et de moins en moins de
façon naturelle. Dans cette évolution, le suicide
assisté a sa place. En même temps, jamais la
vulnérabilité n’a été aussi répandue et n’a porté
aussi profondément en l’humain qu’aujour­d’hui.
Et donc, jamais n’a été aussi grande la nécessité
de protéger les personnes. Non par de l’achar­
nement thérapeutique, mais par du soin, c’està-dire ce qui regroupe les multiples réponses
relationnelles et concrètes à la vulnérabilité.
Ne pas accéder à une demande de mort,
même en présence de discernement, n’a rien à
voir avec un devoir de dépassement ou une
tentative de thérapie. C’est une résistance aux
instincts d’autodestruction. Comment faire de
la vie avec du malheur ? Comment ne pas laisser
réduire la vie à ce qu’elle n’est pas ? La réponse
est décalée : à chercher obstinément du sens là
où rien ne semble indiquer qu’il puisse y en
avoir, et à nous tenir les uns les autres ce faisant,
nous existons comme des humains.
Bertrand Kiefer

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