La Chine et la théorie du commerce international
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La Chine et la théorie du commerce international
27 mai 2005 N° 2005 - 193 La Chine et la théorie du commerce international Si la théorie du commerce international est vérifiée, l'apparition de la Chine comme partenaire commercial majeur n'est pas inquiétante, au contraire. La Chine devrait se spécialiser dans des productions pour lesquelles elle a un avantage comparatif, une dotation factorielle favorable, et le bien-être de tous devrait être accru. C'est l'argumentation utilisée par les optimistes. Cependant, on peut craindre que la réalité soit bien différente : Rédacteur : Patrick ARTUS • la loi du prix unique ne tient pas : les mêmes biens sont vendus à des prix différents par la Chine et par les pays avancés, ce qui peut refléter, mais pas uniquement, une anomalie de fonctionnement du système de taux de change. Les biais divers (faible protection sociale en Chine…) aggravent alors les écarts de prix et le processus de spécialisation internationale ne se met pas en place ; • la Chine n'étant pas une économie de marché, il n'est pas du tout certain que les prix relatifs y tiennent le rôle qui permet l'allocation optimale des ressources. Normalement, l'ouverture aux échanges entre la Chine et les pays avancés devrait conduire, en Chine, à une hausse du prix relatif des productions peu sophistiquées ou utilisant peu de capital par rapport au prix des autres productions, et diriger les ressources rares (capital, travail, matières premières…) vers ces productions. Il n'est pas sûr que cela soit le cas, soit que les prix relatifs ne reflètent pas les conditions d'offre et de demande sur les marchés, soit que les producteurs ne réagissent pas aux évolutions des prix relatifs ; • enfin, il n'y a pas plein-emploi, avec les énormes réserves de main d'œuvre dans les campagnes. Ceci veut dire qu'il n'y a pas égalisation des coûts des facteurs, en particulier des salaires, même pour les salariés les plus qualifiés ; qu'il n'y a pas rareté du travail, donc nécessité d'allouer le travail, facteur rare, là où il est le plus efficacement employé. Ceci permet de développer parallèlement toutes les activités. La Chine, on le sait, prend une place croissante depuis la fin des années 90 dans les échanges commerciaux (graphiques 1a-1b) et a des excédents commerciaux vis-à-vis des Etats-Unis et de l'Europe (graphique 2), compensés par un déficit commercial vis-à-vis du Reste de l'Asie (hors Japon, graphique 2), ce qui montre aussi le rôle "d'usine de montage" de la Chine. La place croissante de la Chine dans les échanges commerciaux Graphique 1a Part des exportations de la Chine et de Hong Kong dans les exportations m ondiales (en %) Graphique 1b Im portations depuis la Chine et de Hong Kong dans les im portations totales (en %) 12 12 11 11 10 10 9 9 8 8 7 7 6 6 5 5 Sources : DRI, IXIS CIB, FM I 4 94 95 96 97 98 4 99 00 01 02 03 04 05 25 25 des Etats-Unis de la zo ne euro 20 20 du Japo n 15 15 10 10 5 5 Sources : DRI, IXIS CIB, FM I 0 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 0 05 Graphique 2 Balance com m erciale avec la Chine et Hong Kong (Mds $ par m ois) 100 50 des Etats-Unis de la Zo ne Euro du Japo n des Emergents d'A sie* 100 50 0 0 -50 -50 -100 -100 -150 -200 -250 -150 (*) Corée, Indonésie, M alaisie, Phillippines, Singapour et Thaï lande -200 Sources : DRI, IXIS CIB, FM I -250 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 Nous incluons le commerce avec Hong Kong, par où transite une partie importante des productions de Chine du Sud. Les optimistes disent que cette évolution n'a rien d'inquiétant. La Chine va se spécialiser dans les productions pour lesquelles elle a un avantage comparatif (textile) ou qui nécessitent des quantités importantes de facteurs de production dont elle a une dotation importante. Le tableau 1 montre que la proportion de la population ayant un diplôme d'enseignement supérieur est faible en Chine, qui dispose par contre de ressources très abondantes en main d'œuvre moyennement qualifiée. p. 2 Flash N° 193 Tableau 1 Population ayant atteint une formation tertiaire de type A* (2001) En % par groupe d'âge 25-64 25-34 35-44 45-54 Etats-Unis 28 30 28 30 Japon 19 24 25 17 France 12 18 11 10 Allemagne 13 14 15 15 Italie 10 12 11 10 Espagne 17 24 18 13 Chine 1 2 1 1 Inde 2 4 3 2 55-64 24 10 8 10 6 8 2 2 * formation de type A (Cite 5A) : formation supérieure à contenu théorique pour accéder à la recherche Source : "Regards sur l'éducation", OCDE 2003 Les pessimistes disent qu'au contraire on voit une forte hausse de la production de tous les types de biens industriels en Chine (graphiques 3a-3b), ce qui pourrait contredire l'hypothèse de spécialisation internationale favorable à tous, Chine et pays avancés. Graphique 3a Chine : Production industrielle (100 en 1994) 25000 15000 450 Ordinateurs (G) To tal (D) 20000 Graphique 3b Chine : Production industrielle (100 en 1994) 500 400 A cier (D) P ro duits en acier (D) 350 300 Sources : Bloomberg, Datastream, IXIS CIB 500 Ciment Electricité 400 400 Trico ts, lainages Véhicules à mo teur 300 300 Camio ns 250 10000 200 150 5000 200 200 100 100 100 0 50 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 0 Sources : Bloomberg, Dat astream, IXIS CIB 94 95 96 97 98 99 00 0 01 02 03 04 05 Nous envisageons trois raisons essentielles pour lesquelles les modèles théoriques usuels de spécialisation internationale pourraient ne pas s'appliquer aujourd'hui à la Chine : • • • Raison # 1 : la loi du prix unique ne tient pas la loi du prix unique ne tient pas ; les prix relatifs ne jouent pas leur rôle normal ; il n'y a pas plein-emploi. Dans les modèles théoriques, il y a prix unique, c'est-à-dire que les mêmes biens sont vendus au même prix par tous les pays. C'est parce qu'il y a prix unique que, dans le modèle de dotations factorielles, l'ouverture aux échanges provoque l'égalisation des coûts des facteurs de production. Ceci n'est clairement pas le cas entre la Chine et les pays avancés. Le niveau des prix (du PIB) est beaucoup plus bas en Chine (graphique 4) et il est difficile d'imaginer que cet énorme écart de prix reflète seulement la composition différente de la production de la Chine. Flash N° 193 p. 3 Graphique 4 Niveau de prix du PIB* (Etats-Unis = 100) 200 200 Etats-Unis Zo ne euro Japo n Chine 150 150 100 100 (*) PIB$/ PIB$PPA 50 0 50 Sources : FM I, IXIS CIB 94 95 96 97 0 98 99 00 01 02 03 04 On voit d'ailleurs que la Chine gagne des parts de marché vis-à-vis des producteurs des pays avancés pour tous les types de biens (tableaux 2a-b-c), ce qui va bien dans le sens de l'hypothèse selon laquelle les prix des biens fabriqués en Chine et vendus dans les pays avancés sont plus bas que ceux fabriqués dans les pays avancés, et ce pour tous les types de biens. Tableau 2a Etats-Unis : part des importations depuis la Chine par produit (en %) 1998 1999 2000 2001 2002 Biens intermédiaires 2,46 2,33 2,75 2,91 3,12 Biens de consommation 13,65 13,89 14,23 15,03 16,86 Biens d'équipement et matériel 5,20 5,67 6,51 7,18 9,36 de transport 2003 3,76 18,30 11,89 Sources : OCDE Statistiques du commerce international par produit 1998-2003, année 2004 Tableau 2b Union Européenne : part des importations depuis la Chine par produit (en %) 1998 1999 2000 2001 2002 Biens intermédiaires 1,40 1,48 1,55 1,59 1,48 Biens de consommation 3,54 3,92 4,05 4,22 4,42 Biens d'équipement et matériel 1,77 2,03 2,49 2,86 3,42 de transport 2003 1,50 4,84 4,47 Sources : OCDE Statistiques du commerce international par produit 1998-2003, année 2004 Tableau 2c Japon : part des importations depuis la Chine par produit (en %) 1998 1999 2000 2001 2002 Biens intermédiaires 5,40 5,90 6,41 6,47 6,47 Biens de consommation 22,70 24,16 26,21 28,45 29,46 Biens d'équipement et matériel 10,27 10,77 12,24 15,83 20,20 de transport 2003 6,30 31,03 24,28 Sources : OCDE Statistiques du commerce international par produit 1998-2003, année 2004 Si la loi du prix unique ne tient pas, pour chaque type de bien échangé, il est difficile d'imaginer qu'une spécialisation internationale efficace puisse se mettre en place. p. 4 Flash N° 193 Prenons par exemple le cas d'un produit dans lequel les pays avancés devraient se spécialiser et pas la Chine, par exemple parce qu'il nécessite beaucoup de travail qualifié ou de capital. L'ouverture aux échanges entre les pays avancés et la Chine, si la loi du prix unique était vérifiée, devrait conduire à une baisse du prix de ces biens en Chine au travers d'importations de ces biens depuis les pays avancés. C'est cette possibilité d'accéder aux mêmes biens à des prix plus faibles qui déclenche le processus de spécialisation internationale. Mais si le prix en Chine est dissocié du prix de ces biens dans les pays avancés, la possibilité d'importer en Chine les biens sophistiqués (dans notre exemple) à un prix plus bas disparaît, ainsi que le mécanisme de spécialisation internationale. Le fait que la loi du prix unique ne soit pas vérifiée peut venir d'anomalies du régime de change (sous-évaluation réelle du yuan), mais pas nécessairement. Après l'ouverture aux échanges, l'appréciation réelle du change qui reflète la convergence des niveaux de prix dans les pays moins avancés prend beaucoup de temps (avec les habitudes de consommation, l'absence d'intégration de la distribution…), comme on l'a vu par exemple dans l'Union Européenne (graphique 5) où, après 20 ans, la convergence n'est pas réalisée pour l'Espagne ou le Portugal. Graphique 5 Niveau de prix du PIB* (Allem agne = 100) 120 A llemagne Espagne 120 110 Irlande P o rtugal 110 100 100 90 90 80 80 70 70 60 60 (*) PIB$/PIB$PPA 50 40 Sources : FM I, IXIS CIB 50 40 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 Il faut voir que, s'il y avait loi du prix unique, le fait que la protection sociale, par exemple, soit plus faible en Chine n'aurait aucune importance, car serait corrigé par une variation du taux de change du Renminbi. Le fait que la loi du prix unique ne sera vérifiée qu'à très long terme en Chine n'est pas étonnant compte tenu du niveau initial très bas des salaires (tableau 3). Tableau 3 Coût horaire moyen de la main d'œuvre dans l'industrie manufacturière (en $ par heure) 1999 2000 2001 2002 Etats-Unis 19,1 19,8 20,6 21,4 Allemagne 25,3 22,7 22,5 24,3 France 17,1 15,6 15,8 17,3 Italie 15,9 14,2 13,9 15,1 Espagne 12,0 10,7 10,9 12,0 Japon 20,9 22,3 19,7 19,0 Chine 0,5 0,6 Sources : US Department of Labor, Bureau of Labor Statistics, May 2004 Flash N° 193 p. 5 Raison # 2 : les prix relatifs ne jouent pas leur rôle Nous avons analysé ci-dessus l'évolution des prix relatifs due à l'ouverture aux échanges et montré que, si la loi du prix unique ne joue pas, cette évolution ne joue pas son rôle pour déclencher le processus de spécialisation internationale. Nous examinons ici les prix relatifs internes à la Chine, avec l'inquiétude double : • qu'ils ne reflètent pas les conditions de l'offre et de la demande sur le marché de chaque bien ; que les producteurs domestiques ne réagissent pas aux évolutions des prix relatifs. • On peut être étonné, en effet : • que les prix relatifs varient peu à l'intérieur de la Chine. La hausse des prix de l'alimentation depuis 2003 est largement administrée. Depuis 1997, les écarts d'évolution des prix entre textile, biens d'équipement, matériel de communication, matériel de transport, sont très faibles (graphiques 6a-6b), alors qu'on sait qu'il existe des excès de capacité dans de nombreuses industries (automobiles, électroménager, maintenant acier) ; Graphique 6a Chine : CPI (100 en 1995) 50 Total Alimentat ion Text iles Biens d'équipement M atériel de communicat ion et transport 140 130 140 120 110 110 100 100 90 90 80 80 Sources : Dat astream, IXIS CIB 95 96 97 98 99 70 00 01 02 03 • p. 6 04 05 50 40 To tal A limentatio n 40 30 Textiles B iens d'équipement 30 130 120 70 Graphique 6b Chine : CPI (GA en %) M atériel de co mmunicatio n et transpo rt 20 20 10 10 0 0 -10 Sources : Dat astream, IXIS CIB 94 95 96 97 98 99 00 -10 01 02 03 04 05 qu'à l'exception de l'investissement en construction, on ne voit pas d'interruption dans le processus d'accumulation très rapide de capital (graphiques 7a-7b). Flash N° 193 Graphique 7a Chine : Investissem ents dans l'industrie m anufacturière (courants, cum ulés, GA en %) P étro le et gaz Rafinerie et explo itatio n nucléaire et pétro lière Equipement transpo rt Eau, gaz, électricité Co nstructio n 140 120 100 175 140 120 100 80 60 80 60 40 20 40 20 0 -20 0 -20 Sources : DRI Asie, NBS -40 -40 01-04 03-04 05-04 07-04 09-04 11-04 01-05 03-05 05-05 07-05 150 125 Graphique 7b Chine : Investissem ents dans l'industrie électrique et électronique (courants, cum ulés, GA en %) M achines et équipements électriques Equipements TIC et autres électro niques 175 150 125 100 100 75 75 50 50 25 25 Sources : DRI Asie, NBS 0 0 01-04 03-04 05-04 07-04 09-04 11-04 01-05 03-05 05-05 07-05 Ceci pourrait être effectivement le signe que : soit les déséquilibres entre la demande et l'offre (la capacité de production) n'ont pas d'effet sur les prix, soit les évolutions des prix relatifs n'ont pas d'effet sur les comportements d'allocation des ressources. Dans les deux cas, le processus de spécialisation internationale est bloqué ; puisque, dans ce processus, c'est l'évolution des prix relatifs qui guide l'allocation des ressources rares. Raison # 3 : sousemploi et non pleinemploi Les modèles théoriques de spécialisation internationale supposent que les économies sont au plein- emploi. S'il y a plein-emploi, les coûts des facteurs de production sont égaux à leurs productivités marginales, et le fait qu'il y a prix unique implique l'égalisation des coûts des facteurs entre les pays. Mais, s'il n'y a pas plein-emploi, même si la loi du prix unique tient, ce n'est pas le cas : les coûts des facteurs de production sont inférieurs aux productivités marginales de ces facteurs et ne s'égalisent pas entre pays. Il y a, en Chine, un énorme chômage caché dans les campagnes. Les migrations des campagnes vers les villes sont très importantes et alimentent l'emploi urbain (graphique 8), mais il reste probablement près de 300 millions de paysans chinois (graphique 9) qui pourront dans le futur quitter les campagnes pour aller travailler dans l'industrie, près de la côte, ou même à l'intérieur du pays si l'industrialisation se déplace vers l'intérieur de la Chine pour bénéficier de coûts salariaux plus bas. Flash N° 193 p. 7 Graphique 8 Chine : Em ploi et population urbains (variation par an en %) Graphique 9 Chine : Population (en m illions de personnes) 1400 7 1400 7 1200 P o pulatio n urbaine 6 Emplo i urbain 1000 5 5 4 4 3 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 1000 P o pulatio n to tale 800 800 600 600 3 400 400 2 200 Sources : DRI Asie, IXIS CIB 2 1200 P o pulatio n rurale P o pulatio n urbaine 6 Sources : DRI Asie, IXIS CIB 94 04 95 96 97 200 98 99 00 01 02 03 04 Le fait que la Chine soit dans une situation de profond sous-emploi est très important : • même si les salaires urbains augmentent assez rapidement, avec les gains de productivité (graphique 10), il n'y a pas convergence des niveaux de salaire en Chine vers ceux des pays avancés, à tous les niveaux de qualification, ce qui maintient durablement, si on reste dans un régime de changes fixes ou approximativement fixes, l'avantage compétitif de la Chine ; Graphique 10 Chine : Salaire et productivité (en %) 36 36 32 32 28 28 Salaire no minal par tête 24 24 P ro ductivité par tête 20 20 16 16 12 12 8 8 Sources : M EI, Calcul IXIS CIB 4 94 • p. 8 95 96 97 98 99 00 01 02 03 4 04 il n'y a pas rareté globale de l'emploi, ce qui implique que la décision d'allocation de l'emploi à l'endroit (dans les secteurs) où il est le plus efficace, qui est à la base du processus de spécialisation internationale, ne se pose pas. Flash N° 193 Synthèse : trois raisons pour être plutôt pessimiste Si : • • • la loi du prix unique n'est pas vérifiée entre la Chine et les autres pays ; les mouvements des prix relatifs ne dirigent pas en Chine les décisions d'allocation sectorielle des facteurs de production ; il y a important sous-emploi en Chine, donc absence de convergence des salaires, pour chaque niveau de qualification, avec ceux dans le Reste du Monde, et absence de rareté de l'emploi alors il est possible que la Chine développe ses capacités de production dans tous les secteurs, et gagne des parts de marché vis-à-vis des pays avancés pour toutes les productions, ce qui est, du point de vue des pays avancés, une perspective bien défavorable. La Chine n'est en effet confrontée ni à une contrainte de rareté de la main d'œuvre, ni à une contrainte de rareté du capital. Flash N° 193 p. 9