Les extravagances linguistiques d`Achille Talon
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Les extravagances linguistiques d`Achille Talon
Les extravagances linguistiques d’Achille Talon par Emmanuelle Masson La bande dessinée n’est plus le parent pauvre de la littérature. Une thèse1 réalisée sur la série Achille Talon montre que ce genre littéraire humoristique peut receler des trésors étonnants. Ceux qui prenaient la linguistique au sérieux n’ont qu’à bien se retenir… de rire. Ce n’est pas par provocation que Claude Michèle Desaulniers, étudiante en linguistique, a décidé un jour de faire sa thèse de doctorat sur Achille Talon. Dans ce gros pavé de près de mille pages, elle décortique l’œuvre de Greg avec tout le sérieux qui convient. Son intérêt : la créativité linguistique qui s’exerce dans Achille Talon ; cette créativité qui déborde d’ingéniosité et invite le lecteur à une exploration ludique et désacralisante de la langue française. Verbiage et expressivité Dans un genre littéraire aussi peu verbal que la bande dessinée, Greg réussit un tour de force en donnant une très grande part au texte. Il suffit d’ouvrir un album d’Achille Talon pour constater que la taille et le nombre des bulles y sont inhabituels. En toutes situations, le héros prend un plaisir évident à magnifier son discours, utilisant tous les ressorts possibles de la langue : phrases démesurées et surchargées, redondances et contradictions, métaphores pittoresques et autres figures, toutes répertoriées sous des noms savants par les 1 . DESAULNIERS, Claude Michèle (1994). Un exemple de créativité dans la bande dessinée : les langages d’Achille Talon, Thèse de doctorat, Université Laval, Québec, 2 v., ill. linguistes. Qu’un gamin du quartier frappe à sa porte, qu’un doute l’assaille ou qu’un objet rebelle lui fasse perdre son sang-froid, et voilà Achille Talon lancé dans un exposé plein de grandiloquence. Même les insultes dont il accable Hilarion Lefuneste, son « voisin-par-la-force-des-choses », et les compliments qu’il fait à la « fulminante » Virgule de Guillemets n’échappent pas à la règle. Pour eux, le langage n’a pas une valeur uniquement utilitaire, mais avant tout expressive. Les personnages de la série ont tous cette tendance au bavardage qu’on pourrait qualifier d’expressionniste. Entre deux façons de dire les choses, ils choisissent toujours la moins simple, la plus fantaisiste, introduisant une part d’esthétisme et de poésie dans la réalité la plus banale. Pour eux, le langage n’a pas une valeur uniquement utilitaire, mais avant tout expressive. Peut-on trouver une manière plus imagée pour exprimer son inquiétude qu’en déclarant comme Talon père : « L’angoisse prémonitoire d’un inquiétant pressentiment fait frémir en moi l’appréhension sournoise d’un danger mal défini » ? Et quand les mots existants ne suffisent plus, Creg n’hésite pas à en créer de nouveaux pour animer ses personnages. Ce sont ces excès de langage et ces créations verbales que Desaulniers étudie et recense, avec un regard de linguiste brillant de plaisir. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 4, 2001 Une langue pleine de vitalité « Greg sait exploiter magistralement […] les possibilités réjouissantes et ludiques du verbe », déclare Desaulniers dans son introduction. Les écarts de langage d’Achille Talon montrent, selon elle, toute la vitalité et la richesse de la langue française. En effet, celle-ci se prête particulièrement bien à toutes sortes de jeux langagiers, notamment grâce aux multiples « redécoupages » possibles de la chaîne sonore – le terme vernissage, par exemple, peut s’écrire vert nid sage. D’ailleurs, plusieurs auteurs francophones se sont adonnés à ce maniement fantaisiste de la langue. Pensons ici à Goscinny ou Gotlib, parmi les auteurs de BD, ou à de célèbres écrivains comme Rabelais, Proust, Prévert ou Queneau. Ce goût pour le jeu langagier vient manifestement d’un amour invétéré de la langue et, en ceci, Greg ne fait pas exception. Jeux de sons ou de sens, graphies fantaisistes, découpages et assemblages insolites font partie des procédés linguistico-humoristiques largement utilisés dans sa série. Les calembours apparaissent dans la plupart des titres d’albums (L’esprit d’Éloi, L’appeau d’Éphèse) et dans ceux de presque un millier d’histoires. À titre d’exemple, le gag dans lequel Achille Talon s’échauffe passablement parce que sa lampe de salon ne fonctionne pas s’intitule C’est bien laid que les rages. Du reste, l’univers d’Achille Talon regorge de ces jeux de mots ingénieux, qui sont autant de regards ironiques posés sur le monde : noms de personnages (Vincent Poursan, le commerçant sans scrupule qui vend à prix d’or les articles les moins indispensables), noms de lieux (Tapasambal, pays en voie de développement dont la capitale est San Zunron) ou noms d’institutions (Tapiké Toumesou, banque africaine). Mais la série se distingue certainement par la profusion de ces créations verbales, que 28 Desaulniers baptise talonnismes, et dont elle dresse un inventaire rigoureux. Achille Talon souffre, selon elle, de néologite aiguë. Dans sa tendance à compliquer les choses, il s’applique à inventer des mots nouveaux par toutes sortes de moyens : suffixation, préfixation, composition, francisation, etc. Ainsi, rétabli un beau matin après une extinction de voix, il s’exclame : « C’est que ça va tout à fait bien ce matin ! Je roucoule ! Je pinsonne ! Je colibrisse ! ». À ce petit jeu, les autres personnages de la série font preuve de la même adresse, tels que le docteur Basile Defoux, psychiatre, qui diagnostique sans hésiter une « amorphinertie compacte » ou Hilarion Lefuneste qui traite son inséparable voisin de « cromagnonnesque pantin ». La créativité linguistique de Greg se déploie de multiples façons. L’usage qu’il fait des onomatopées dans l’album Achille Talon et le quadrumane optimiste en est un exemple rafraîchissant. Dans cette histoire, une grenade qui explose fait « tutuut », une voiture freine en faisant « zzligougou », parce qu’un des personnages souffre d’un handicap grave dans le milieu de la BD, celui de produire des bruits inappropriés. Ce bouleversement du code établi – ici, la grammaire du bruitage – illustre bien le parti pris de l’auteur, qui pousse la langue dans ses retranchements les plus inattendus. Un humour savant La série Achille Talon allie parfaitement l’humour visuel propre à la BD (mimique, typographie, forme des bulles, etc.) et l’humour linguistique. Ce dernier, cependant, n’est peut-être pas à la portée de tous. En effet, il « fait appel à un savoir partagé entre l’auteur et le lecteur, précise Desaulniers, il présuppose que tous deux possèdent un système de référence, un code linguistique et culturel commun ». Comment saisir autrement la finesse d’un Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 4, 2001 calembour ou l’allusion d’un talonnisme tel qu’une « minceur damaucaméliesque » ? Éveiller la conscience linguistique et littéraire du lecteur. Somme toute, l’intention de Greg est avant tout de faire rire, et il considère lui-même son œuvre comme « du bon récréatif, pas humiliant de sottise ni dégoulinant de prétention, pour gens fatigués par une journée de labeur […] ». Néanmoins, la lecture d’Achille Talon va au-delà du simple divertissement. Elle éveille « la conscience linguistique et littéraire du lecteur », affirme Desaulniers ; elle suscite effectivement son intérêt pour la langue française en le conviant à une exploration amusante de ses possibilités virtuelles. Achille Talon, érudit Quadragénaire bedonnant au nez énorme et à la calvitie généreuse, Achille Talon est né en 1963, dans les pages du journal Pilote. Ce vieux célibataire bourgeois se distingue des héros de bandes dessinées de son époque (Superman ou Tintin) par un physique et un caractère parfaitement caricaturaux. Ses défauts et ses faiblesses en font un personnage tout à fait humain et son excès de vanité ne l’empêche pas d’être sympathique. S’il prône des valeurs morales désuètes et aspire à faire partie de l’élite, c’est pour échapper à la médiocrité environnante. Ses mésaventures rocambolesques lui offrent l’occasion d’affirmer son individualisme et de lutter contre la bêtise humaine avec une grandeur souvent ridicule. Pourquoi ne pas utiliser cette série dans le cadre d’un apprentissage des mécanismes de la langue ou d’une initiation à la linguistique ? Les jeunes francophones, dont la plupart boudent les cours de français, pourraient peut-être retrouver le goût de faire usage d’une langue articulée et expressive. 29 Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 4, 2001