Le capteur de rêves - Ibis Rouge Editions
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Le capteur de rêves - Ibis Rouge Editions
Flagrant dépit Je déteste cette vieille femme ! maniaque, cupide, acariâtre. Quand elle me touche je ressens de petites décharges électriques, je voudrais pouvoir l’électrocuter. elle bovaryse sans doute. Tous les jeudis après-midi, elle débarque. elle va d’abord trouver une hôtesse devant qui elle exhibe un billet de cent euros, puis elle se dirige vers le bar, c’est un rite. elle ne commande jamais rien mais elle traîne, observe les têtes nouvelles, salue les habitués, c’est gratuit. Je voudrais pouvoir m’esquiver mais il ne faut pas rêver, d’autant que l’on m’a postée sur le côté gauche, pas très loin du bar, et qu’il m’est impossible de refuser un client. Justement la voilà qui passe, la vieille, pour un premier tour. elle me mate, hautaine, et comme à l’accoutumée fait le tour des lieux, flairant les opportunités, observant celles d’entre nous qui sont libres et susceptibles d’être sollicitées. On dirait qu’elle hésite à faire un choix. La voilà qui revient ; je suis maudite. il va encore falloir subir ses délires, ses regards concupiscents, ses effleurements sordides, ou même ses violences. car elle est capable de violence, la vieille, lorsqu’elle n’est pas satisfaite. a croire qu’elle m’aime bien, elle m’a déjà abordée la semaine dernière et m’a tenu la jambe plus d’une heure. La voilà qui se juche, comme elle peut, sur un - 27 - tabouret, gênée par sa jupe serrée qui couvre ses genoux cagneux. elle s’assied en face de moi. — en forme ce soir ? me susurre t-elle. — T’en fais pas ma vieille, t’en auras pour ton argent. Bien sûr, je ne le dis pas à haute voix mais je le pense, et l’ironie n’est pas exclue de mes pensées. Les préliminaires ont commencé ; elle amorce lentement, s’économisant, comme si ça devait durer des heures. T’en fais pas ma vieille, prends ton temps mais sois assurée que je te donnerai le minimum. On dirait qu’elle a lu dans mes pensées la chipie. elle commence à s’énerver, au détriment comme toujours dans ces cas-là, de son registre de langue. — espèce de garce, tu veux rien donner ce soir. De par ma fonction je suis tenue à une certaine réserve, mais elle ne perd rien pour attendre. ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’à l’heure précédente j’ai eu moins de retenue et devant un inconnu encore. mais celui-là il avait du charme, du doigté, ses yeux m’observaient avec attention mais sans malice. il était attentif à mes réactions. Un vrai gentleman. Peut-être un descendant de Lord sandwich. elle sent que je ne suis pas dans de bonnes dispositions vis-à-vis d’elle, la vieille. elle tente en vain quelques dernières manœuvres, s’épuise, regrette son investissement improductif, n’insiste pas. Toujours aussi maniaque, elle sort de son sac à main riquiqui une serviette rafraîchissante, et commence à lessiver ses doigts noueux comme si je l’avais contaminée. elle me quitte et va tenter sa chance auprès d’une de mes consoeurs qu’elle espère plus coopérative. - 28 - Ouf ! Un instant de répit. J’en profite pour observer la clientèle. c’est assez huppé, sans excès. situés entre Fort-de-France et schœlcher dans le quartier Batelière nous drainons une population variée. L’établissement est interdit aux mineurs, à part ça, aucune restriction. De dix-huit ans à l’âge où l’on tient encore sur ses cannes, toute l’île défile, des couples autant que des célibataires. nous proposons toutes les prestations classiques, sans perversité, y compris lors des soirées à thèmes. Tiens tiens, voilà du beau monde ! monsieur le député de la martinique qui vient me courtiser. ce n’est pas ma voix qui l’intéresse aujourd’hui, même s’il aimerait bien me faire chanter. il tente sa chance mais, beau joueur, n’insiste pas dès qu’il voit que je ne réponds pas à ses avances. ce client-là est plutôt mignon, correctement sapé, non-fumeur, la classe. il faut dire que certains vous collent leur mégot juste devant le nez sans même songer que vous puissiez en être incommodée. celui-là, je lui sortirais bien le grand jeu pour qu’il y prenne plaisir et devienne un habitué. Hélas, je suis plus étroitement surveillée qu’une caissière de la Banque des antilles, pour ne pas dire maquée… Quand on parle du loup…je ne peux en dire plus, ce serait mentir ; mais celui-là s’y connaît en tiroirs-caisses. il passe et repasse parmi ses champs d’oseille. au moindre incident avec un client, il débarque, discret, efficace, réglo. Un euro est un euro ! et quand vraiment on est vidée, il intervient. avec lui on se sent soutenu. mais tous les soirs il relève les compteurs et celles qui n’ont pas fait le chiffre ne sont pas assurées de retrouver leur place le lendemain. c’est arrivé récemment à l’une de mes consoeurs : débarquée sans la moindre considération pour ses états de service ! et pour - 29 - nous, pas de syndicats. Dans la maison, trop de générosité nuit. J’ignore où ils l’ont placée. elle a été remplacée au pied levé par une nouvelle au look décapant, plus clinquante, plus aguicheuse. Les clients ont toujours un faible pour les petites nouvelles. Décidément je suis maudite. Voilà la vieille qui revient et qui me toise. elle suppute les probabilités qu’elle a de m’amadouer. c’est du harcèlement sans que je puisse porter plainte. et si pour une fois je me prêtais au jeu ? si je l’aguichais ? si je lui faisais miroiter monts et merveilles ? Qu’elle s’imagine sur la croisette ou à monte-carlo, la vieille. Plus dure serait la chute et elle me ficherait la paix, définitivement guérie, peut-être. c’est ça, je vais la soigner ! Dès qu’elle s’installe sur le tabouret je lui sers un regard plein de promesses. et je guide ses poignets comme pour l’encourager. — alors mamie, on a la baraka ? semblent dire mes yeux cajoleurs en battant des cils. et je lui sers de petites satisfactions, juste pour la maintenir en haleine et faire monter l’adrénaline. elle se prend au jeu et répond à mes sollicitations, s’active, m’encourage, ses doigts s’enhardissent. elle prend son pied. entre nous plus de tabou. nerveusement elle est à bout. elle puise dans ses réserves, se retrouve complètement à sec, frise l’apoplexie quand elle n’a plus de liquide. c’est le moment que j’attendais depuis longtemps. elle se retire, furieuse, frustrée, et m’injurie. — salope ! dit-elle en me menaçant du poing. Un autre client lui succède. a peine a-t-il introduit trois euros dans ma petite fente que je me mets à chanter : - 30 - — Jackpot, jackpot ! Le client exulte, fou de joie ; la vieille fulmine, folle de dépit. La foule des voyeurs rapplique. elle transpire l’envie et la hargne, la vieille, je la sens qui écume de rage même si, officiellement, elle congratule l’heureux gagnant. 44 869 euros qui viennent de lui passer sous le nez, de lui glisser entre les doigts. Je la vois qui laboure en zigzags le champ de blé, furieuse d’avoir raté la moisson. Prise en flagrant dépit, la vieille ! - 31 -