Comment analyser la valeur coréférentielle du pronom des verbes

Transcription

Comment analyser la valeur coréférentielle du pronom des verbes
Comment analyser la valeur coréférentielle du pronom des
verbes dits “pronominaux”?
Le pronom interrogé ici n’est pas en propre le pronom sujet, puisqu’il
apparaît souvent en fonction objet, toujours après le sujet et avant le
verbe.
Pierre se regarde;
Qui regarde Pierre? lui-même
1. On ne parlera de verbe pronominal que si le pronom du verbe
pronominal est régi en personne et nombre par le pronm ou substantif
sujet:
Il se regarde
Pierre se regarde
2. La question de la valeur coréférentielle du pronom des verbes
pronominaux ne se pose pas pour les verbes dits “essentiellement
pronominaux”, du fait de l’absence d’autonomie du pronom.
Elle s’en va
Elle t’en va*
Se repentir
Se barrer
se marrer
se repentir
s’abstenir
se suicider
On peut dire qu’ici le radical du verbe inclut le pronom, que le verbe
essentiellement pronominal est une locution en quelque sorte figée, et que le
non respect de l’étroite dépendance du pronom produit ou un barbarisme ou
un nouveau verbe (de sémantisme différent), ou ressortit à une variation
régionale, ou encore à un écart stylistique
Elle se marre
Elle fait se marrer la galerie
Elle marre la galerie*
Ginette se fiche de Marcel (ignore, est indifférente à )
Ginette fiche Marcel (établit une fiche sur)
Stavisky a été suicidé à Chamonix en 1934.
Il se regarde Marie et même qu’il se la mange des yeux.
1
Marcel se tire
Marcel tire quelque chose
Marcel tire quelqu’un(e)
On ne peut parler de polysémie du verbe (se) tirer, il y a en fait trois verbes,
différents au niveau de la morphologie, et/ou de la distribution, et/ou du
sémantisme.
3. Pour parler de valeur coréférentielle du pronom du verbe
pronominal, il faut que ce pronom apporte lui-même la valeur de
réféchi ou de réciproque:
il se regarde
il regarde...
Ils s’embrassent
Ils embrassent ...
Le fait que “Ils embrassent...” et "Il regarde... " soient transitifs montrent que
ces verbes exigent un objet, un objet que le verbe “se regarder” a d’emblée
avec le pronom réfléchi, même régi par le sujet.
Pierre se regarde.
Marius et Jeannette s’embrassent
Les automobiles se croisent
(L’argument ne vaut pas pour le verbe “se suicider”, lequel porte bien la
valeur de réfléchi, mais ce non au niveau du pronom, mais du sémème de
“suicide”)
D’où certaines transformations possibles avec les verbes pronominaux
réfléchis et réciproques et impossibles avec les verbes essentiellement
pronomimaux
Pierre se regarde / Pierre regarde lui-même
Fifi et Yoyo s’embrassent / Fifi embrasse Yoyo et Yoyo embrasse Fifi.
Coluche se marre / Coluche marre lui-même*
Tabarly se barre / Tabarly barre lui-même*
Martine se doit d’honorer sa promesse/ Martine doit elle-méme d’honorer sa
promesse*.
Et évidemment ça ne marche pas pour le verbe “se tirer”. Pour “se devoir
de”, la forme verbale comporte et le pronom “se” et la préposition “de”, et
ce même s’il existe dans la langue française un verbe quasisynonyme plus
économique, mais non pronominal, le verbe “devoir”
Martine doit honorer elle-même sa promesse.
2
J’ai bien ici la valeur de réfléchi, mais cette valeur n’est pas portée par le
pronom d’un verbe pronominal.
.Avec le verbe “se devoir de”, j’ai bien un verbe pronominal mais dont le
pronom n’a pas la valeur de réfléchi. Si je veux la valeur de réfléchi dans un
énoncé utilisant le verbe pronominal “se devoir de”, je dois pleinement la
spécifier:
Martrine se doit d’honorer sa promesse/ Martine se doit d’honorer ellemême sa promesse
4. Cas Particulier: la forme pronominale “proche” de la voix passive
Ce type de vêtement se vend en Angleterre
Le rapprochement doit être manipulé avec précaution, car la transformation
passive que l’on peut faire subir à ces formes pronominales ne manifestent
pas obligatoirement le complément d’agent caractéristique de la voix passive
La Tour Eiffel se voit de loin
n’autorisent pas toujours le passage à la voix active:
Le champagne se boit frais
et peuvent occulter certaines valeurs “ajoutées” de la forme pronominale
(aspect, modalisation)
La porte se ferme
(la porte est en train de se fermer ou la porte doit être fermée)
Dans les exemples cités ici (au point 4), il n’y a aucune valeur de réfléchi ou
de réciproque dans le pronom du verbe pronominal.
3
Histoire et Discours
Les temps d’un verbe français ne s’emploient pas comme les membres d’un
système unique, ils se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires.
Chacun d’eux ne comprend qu’une partie des temps du verbe ; tous les deux sont en
usage concurrent et demeurent disponibles pour chaque locuteur. Ces deux systèmes
manifestent deux plans d’énonciation différents, que nous distinguerons comme celui de
l’histoire et celui du discours.
L’énonciation historique, aujourd’hui réservée à la langue écrite, caractérise le
récit des évènements passés. Ces trois termes, « récit », « événement », « passé », sont
également à souligner. Il s’agit de la présentation des faits survenus à un certain
moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit. Pour qu’ils
puissent être enregistrés comme s’étant produits, ces faits doivent appartenir au passé…
L’énonciation historique comporte trois temps : l’aoriste (= passé simple ou passé
défini), l’imparfait (y compris la forme en –rait dite conditionnelle), le plus-que-parfait.
Accessoirement, d’une manière limitée, un temps périphrastique substitut de futur, que
nous appellerons le prospectif. Le présent est exclu, à l’exception – très rare – d’un
présent intemporel tel que « présent de définition ».
…
Nous avons, par contraste, situé le plan du discours. Il faut entendre discours dans
sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez
le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière…
…Bref tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme
locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne. La distinction que nous
faisons entre récit historique et discours ne coïncide donc nullement avec celle entre
langue écrite et langue parlée. Dans la pratique on passe de l’un à l’autre
instantanément. Chaque fois qu’au sein d’un récit historique apparaît un discours, quand
l’historien par exemple reproduit les paroles d’un personnage ou qu’il intervient luimême pour juger les évènements rapportés, on passe à un autre système temporel, celui
du discours. Le propre du langage est de permettre ces transferts instantanés.
Indiquons par parenthèse que l’énonciation historique et celle du discours peuvent
à l’occasion se conjoindre en un troisième type d’énonciation, où le discours est
rapporté en termes d’événement et transposé sur le plan historique ; c’est ce qui est
communément appelé « discours indirect »…
… par le choix des temps du verbe, le discours se distingue nettement du récit. Le
discours emploie librement toutes les formes personnelles du verbe, aussi bien je / tu
que il. Explicite ou non, la relation de personne est présente partout. De ce fait, la « 3ème
personne » n’a pas la même valeur dans le récit historique. Dans celui-ci, le narrateur
n’intervenant pas , la 3ème personne ne s’oppose à aucune autre, elle est au vrai une
absence de personne. Mais dans le discours un locuteur oppose une non-personne il à
une personne je / tu . De même le registre des temps verbaux est bien plus large dans le
discours : en fait tous les temps sont possibles, sauf un, l’aoriste, banni aujourd’hui de
ce plan d’énonciation alors qu’il est la forme typique de l’histoire. Il faut surtout
souligner les trois temps fondamentaux du discours : présent, futur, et parfait1, tous les
trois exclus du récit historique (sauf le plus-que-parfait). Commun aux deux plans est
l’imparfait…
1
« nous appelons « parfait » la classe entière des formes composées (avec avoir et être), dont la fonction sommairement définie - … consiste à présenter la notion comme « accomplie », par rapport au moment
considéré, et la situation « actuelle », résultant de cet accomplissement temporalisé » (ibid)
4
… On peut mettre en fait que quiconque sait écrire et entreprend le récit
d’évènements passés, emploie spontanément l’aoriste comme temps fondamental, qu’il
évoque ces évènements en historien ou qu’il les crée en romancier…
… Il serait intéressant d’analyser les effets de style qui naissent de ce contraste
entre le ton du récit, qui se veut objectif, et … le parfait à la première personne, forme
autobiographique par excellence. Le parfait établit un lien vivant entre l’événement
passé et le présent où son évocation trouve place. C’est le temps de celui qui relate les
faits en témoin, en participant ; c’est donc aussi le temps que choisira quiconque veut
faire retentir jusqu’à nous l’évènement rapporté et le rattacher à notre présent. Comme
le présent, le parfait appartient au système linguistique du discours, car le repère
temporel du parfait est le moment du discours, alors que le repère de l’aoriste est le
moment de l’événement…
…
dans l’énonciation historique, sont admis ( en formes de 3ème personne) :
l’aoriste, l’imparfait , le plus–que-parfait et le prospectif ; sont exclus : le
présent, le parfait, le futur simple et composé) ;
dans l’énonciation de discours, sont admis tous les temps à toutes les
formes ; est exclu l’aoriste (simple ou composé).
Les exclusions sont aussi importantes que les temps admis. Pour l’historien, le
présent, le parfait et le futur sont exclus parce que la dimension du présent est
incompatible avec l’intention historique : le présent serait nécessairement alors le
présent de l’historien, mais l’historien ne peut s’historiser sans démentir son dessein. Un
évènement, pour être posé comme tel dans l’expression temporelle, doit avoir cessé
d’être présent, il doit ne pouvoir plus être énoncé comme présent. Pour la même raison,
le futur est exclu ; il n’est qu’un présent projeté vers l’avenir, il implique prescription,
obligation, certitude, qui sont modalités subjectives, non catégories historiques. Quand,
dans le récit des évènements et par le jeu de l’enchaînement historique surgit une
imminence ou doit s’accuser une fatalité, l’historien use du temps que nous appelons le
prospectif (« il allait partir », « il devait tomber »).
Dans le discours, au contraire, l’exclusion est limitée à l’aoriste, temps historique
par excellence. Introduit dans le discours, l’aoriste paraîtra pédant, livresque. Pour
énoncer des faits passés, le discours emploie le parfait, qui est à la fois l’équivalent
fonctionnel de l’aoriste, donc un temps, et aussi autre chose qu’un temps
Emile BENVENISTE : « Les relations de temps dans le verbe français », in
Problèmes de Linguistique Générale, Tome 1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 237-250.
5
Le Langage Affectif
Déjà, G. von der Gabelentz avait dit : « Le langage ne sert pas seulement à l’homme
à exprimer quelque chose, mais aussi à s’exprimer lui-même ». Par suite, il n’y a pas
seulement à tenir compte de la façon dont les idées sont formulées, mais aussi des
rapports qui existent entre ces idées et la sensibilité du sujet parlant. En d’autres termes,
il faut distinguer dans tout langage ce que fournit des représentations et ce que le sujet
parlant y ajoute de son propre fonds: l’élément logique et l’élément affectif...
La principale différence entre le langage affectif et le langage logique est dans la
constitution de la phrase. Cette différence éclate quand on compare la langue écrite et la
langue parlée...
Dans la langue parlée, la notion de phrase au sens grammatical s’efface. Si je dis:
« L’homme que vous voyez là-bas assis sur la grève est celui que j’ai rencontré hier à la
gare », je me sers des procédés de la langue écrite et je ne fais qu’une seule phrase. Mais
en parlant, j’aurais dit: « Vous voyez bien cet homme, là-bas, - il est assis sur la grève, eh bien! je l’ai rencontré hier, il était à la gare. » Combien y-a-t-il de phrases ici? C’est
très difficile à dire : imaginez que je laisse un temps d’arrêt à l’endroit marqué par des
tirets, les mots « là-bas » constituent à eux seuls une phrase, exactement comme si je
répondais à une question : « Où est cet homme? - Là-bas ». Et la phrase même « il est
assis sur la grève » devient facilement un groupe de deux phrases si je m’arrête entre les
deux parties qui la composent : « il est assis », « (il est) sur la grève » (ou « (c’est) sur
la grève (qu’) il est assis ». La limite des phrases grammaticales est ici tellement
fuyante, qu’il vaudrait mieux renoncer à en tenter le compte...
Autant le langage écrit se sert de la subordination, autant la langue parlée, comme
dans les exemples précédents, pratique la juxtaposition... La langue parlée est souple et
agile; elle marque le lien des propositions entre elles par des indications brèves et
simpes; en français, des conjonctions comme et ou mais suffisent généralement à cet
emploi...
Ce langage parlé se rapproche du langage spontané : on appelle ainsi celui qui jaillit
spontanément de l’esprit, sous le coup d’une émotion vive. On met alors en vedette les
mots frappants, n’ayant ni le loisir ni le temps de ramener sa pensée aux règles strictes
du langage réfléchi et organisé. le langage spontané s’oppose ainsi au langage
grammatical.
Joseph VENDRYES, Le Langage, 1923, Réédition Albin Michel, 1968, pp. 157168.
6