Ph. Lacoche raconte Vailland

Transcription

Ph. Lacoche raconte Vailland
Philippe Lacoche raconte Roger Vailland
La collection Duetto, aux éditions Nouvelles Lectures, invite écrivains et critiques à
évoquer une grande passion littéraire, à parler des auteurs qui les accompagnent pendant
des années. Chaque Duetto propose une approche vivante et brève des auteurs choisis, où
la priorité est donnée aux souvenirs et aux moments d’émotion. Il s’agit de restituer dans
leur vérité, par une approche personnelle et subjective, les grands écrivains d’hier et
d’aujourd’hui.
Des textes à lire sur son smartphone, sa tablette ou sa liseuse… Et, donc au cours de cet été,
sur le site du Courrier picard, dans le cadre d’une offre spéciale en partenariat avec les
éditons Nouvelles Lectures.
J’ai entre les mains l’exemplaire de 325 000 francs, en édition Le Livre de proche (2e trimestre 1979) avec
lequel j’ai découvert Roger Vailland. Je regarde la couverture : une usine à l’ancienne, comme celle de
Saint Frères, à Flixecourt, dans la Somme, que figure un dessin anonyme (qui eût pu être l’œuvre de
Raymond Moretti), des traits, des griffures plutôt, presque cubistes qui symbolisent des pylônes sur un
fond rouge sang. (Comme le sang du bras de Busard, le héros de l’histoire, happé par la machine
infernale.) A l’intérieur j’ai écrit de mon écriture de jeune homme (seul, ou presque) : « Lu en octobre
1980. » Et j’ai signé. C’est bien d’avoir des repères dans le temps. J’essaie de me souvenir où et quand et
dans quelles conditions j’en ai fait l’acquisition.
J’étais revenu vivre chez mes parents, à Tergnier, après avoir fait des débuts dans le journalisme à la
revue rock Best, 23, rue d’Antin, à Paris, où les rémunérations à la pige, « en dents de scie », ne me
permettaient pas de vivre de manière indépendante. Un jour d’hiver de 1979, mon père me dit : «Il va
falloir gagner ta vie sérieusement. Et ne pas refuser cette offre d’emploi inespérée. » Je lui répondis oui, et
me fis embaucher comme journaliste localier à L’Aisne Nouvelle, un trihebdomadaire de Saint-Quentin,
dans l’Aisne.
Oui, c’est cela, la mémoire me revient. J’étais journaliste localier à L’Aisne Nouvelle. J’avais 24 ans. Je me
revois entrer dans les locaux de librairie Felbacq, à Tergnier, ville cheminote, ouvrière, souvent rouge
comme la couverture du livre. Odeur de vieux papier, d’encre fraîche, de gommes douces comme les
ventres de couleuvres. Je me dirige vers le présentoir des livres de poche. Pourquoi jetai-je mon dévolu
sur ce livre, sur celui-là précisément ? Difficile à dire… Si, je me souviens. Je l’ouvre, découvre, dans la
courte note biographique que Roger Vailland a été journaliste. Journaliste comme moi. Et qu’il parle de la
condition ouvrière : « 325.000 francs est la somme que doit se procurer Busard s’il veut obtenir la main de
Marie-Jeanne. Il va s’atteler à sa machine, esclave d’un travail inhumain… Sera-t-il plus fort que l’engrenage
dont la cadence obsédante rythme ses nuits et ses jours ? »
La condition ouvrière ; ouvrière comme la petite ville où je vis encore alors, où j’ai passé mon enfance,
mon adolescence. Je parcours les premières lignes du roman : « Le Circuit cycliste de Bionnas se dispute
chaque année, le premier dimanche de mai, entre les meilleurs amateurs de six départements : l’Ain, le
Rhône, l’Isère, le Jura et les deux Savoie. C’est une épreuve dure. Les coureurs doivent franchir trois fois le col
de la Croix-Rousse, à 1 250 mètres d’altitude. »
« Il parle de cyclisme », pensai-je. Le cyclisme que j’avais pratiqué, tout jeune adolescent, juste les
entraînements certes, au côté de mes copains Jean-Claude Sellier, Bernard Havy, Dominique Van Missen
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et Yves Leroy. Nous roulions sur les routes de l’Aisne, dans les environs de Tergnier, Chauny, La Fère et
Saint-Gobain. Le mont Tortue, près de Saint-Nicolas-aux-Bois, était un peu notre mont Ventoux, à nous,
petits Ternois, admirateurs de Tom Simpson. Nous rêvions de revêtir le maillot vert foncé du Vélo-club
ternois (VCT). Je ne le porterai jamais car je ne m’engagerai pas au VCT, section minimes comme je devais
le faire. Mes copains Sellier, Havy, Van Missen et Leroy, eux, passèrent aux choses sérieuses et
s’engagèrent, comme eussent pu le faire des légionnaires. Des petits légionnaires de la condition
ouvrière. Ils firent de vraies courses cyclistes, en minimes pour certains, les plus jeunes ; en cadets pour
les plus âgés. (J’allais les voir dans des épreuves rurales distillées dans de minuscules villages de l’Aisne,
guettant leurs performances, les encourageant sur les bords de route. Mais, souvent, les vainqueurs se
nommaient Hubert Mathis, Alain Patritti, Claude Morelle, Léon Miel, Guy Bricnet; depuis l’enfance, tous
ces noms, sont ancrés dans ma mémoire ; ils y flotteront à jamais, comme des ombres. Ils tournent,
tournent encore sur le vélodrome de mon crâne d’adulte.) Ils apprirent à « tenir le peloton » dans des
odeurs de Musclor – crème chauffante - et de Decontractyl Baume, pommades miraculeuses avec
lesquelles il fallait s’enduire les jambes en dessous des cuissardes. Il fallait aussi se raser les mollets avec
les rasoirs de nos pères pour que les onguents magiques agissent mieux sur nos petits muscles.
On avait les dopants que l’on pouvait en ces fins des sixties, à Tergnier, dans l’Aisne. Tergnier, ma ville. Ma
ville ouvrière, souvent communiste au cours de son histoire politique. Je ne devins jamais coureur
cycliste amateur. Les études, au CES Joliot-Curie, me happaient. Et mes parents n’avaient pas de voiture
pour me véhiculer à La Fère, à Bichancourt, à Montescourt-Lizerolles, à Gauchy, où se déroulaient, les
dimanches, les courses cyclistes. Alors, je fis du football en minimes, dans l’équipe de l’Entente sportive
des cheminots ternois (ESCT). Poste : inter-droit, puis arrière-droit, comme mon père. J’ai toujours été
mauvais du pied gauche. Maillots blancs, si mes souvenirs sont bons.
Avais-je dans mes rêves olfactifs des odeurs des Musclor ou de Decontractyl Baume, lorsque je me mis à
lire les premières lignes de 325 000 francs ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais c’est que je pris le livre, le
déposais sur le comptoir, et tendis à M. Felbacq, le libraire, quelques francs. Le soir-même, je me mis à
lire. Et ce fut le choc. J’ai lu 325 000 francs en une nuit. Le lendemain, je n’étais pas très frais en arrivant à
la rédaction locale de L’Aisne Nouvelle. Mes copains journalistes Jean-Louis Trannoy et Jacky Lamborion
me regardaient d’un drôle d’air.
- Tu as fait la fiesta ?
Je ne répondis pas. On a les cernes sous les yeux qu’on peut quand on a découvert un écrivain, qu’on est
tombé sous le charme. C’est un peu comme un coup de foudre ; ça vous terrasse, ça vous emporte ; ça
vous grise. Comme un grand coup d’électricité. On est fatigué, sur le flanc, mais heureux, heureux. On a
des ailes. La même impression que lorsque j’avais découvert Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier (en
collection Livre de Poche également), en troisième, sur les conseils de notre professeur de français, Serge
Boulard. J’avais quatorze ans, le meilleur âge pour lire Le Grand Meaulnes. Un émerveillement amoureux ;
on aimerait tellement être à sa place, le cœur battant, une joie qui vous tire vers l’avant, sabre au clair
pour faire disparaître les rides du front.
Qu’est-ce qui m’avait tant séduit dans 32 5 000 francs ? L’histoire, bien sûr. Le style aussi. Des phrases
courtes, sans graisse, peu d’adjectifs, juste le strict nécessaire ; la métaphore est rare, mais toujours juste
et précise, comme un coup de surin ; l’utilisation, de temps à autre, d’une ponctuation singulière, chère à
Paul Morand et à Stendhal, du point/point-virgule. Chez Vailland, on sent la respiration du sportif, les
battements de cœur de Busard, ceux du Bressan. C’est si simple qu’on a l’impression de lire le journal, un
reportage. Pourtant, cela n’a rien à voir avec le journalisme. Vailland, adepte de Diderot, de Laclos, tord
discrètement le cou à la réalité ; il la flingue. Mais toujours avec un silencieux. On n’entend rien ; on ne
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voit rien. On ne sent pas l’effort, ni les ficelles de ce grand prosateur, professionnel aguerri, déjà, au
reportage, à la micro-locale, au faits divers, à l’enquête minuscule mais essentielle à la fourmilière des
lecteurs anonymes. D’emblée, j’aimais aussi le ton de ce roman ; ses dialogues carrés, puissants, jamais
bouche-trou, mais qui, toujours, font avancer la narration, un peu comme chez Simenon ou comme chez
les grands Américains (Ernest Hemingway, Henry Miller).
Enfin, la critique sociale, pas militante, non, sociale, comme une manière de communisme rentré, un
ouvriérisme en dentelles et en jabot, élégant comme un marquis du XVIIIe. Un communisme rentré qui, de
suite, me séduisit, moi le petit libertaire mal dégrossi qui, en cours de philosophie au lycée Henri-Martin,
rêvait de Bakounine et de Proudhon, un petit libertaire qui entrait brutalement dans la réalité du monde
du travail, qui se frottait aux conflits sociaux dans les usines noirâtres du Saint-Quentinois, aux grèves
interminables chez Motobécane, dressant des portrait à cru des délégués de la CGT qui tenaient tête aux
patrons, ne lâchaient rien. Un ex-petit libertaire qui découvrait la vraie misère : celle des prolétaires souspayés, des chômeurs. Oui, tout chez Vailland me rappelait ma petite ville rouge de Tergnier, le journalisme
de terrain que je commençais à pratiquer. Oui, ma rencontre avec Vailland ne fut rien d’autre qu’un coup
de foudre. Une histoire de cœur plus que de raison.
Quelques jours plus tard, se reproduisit un phénomène similaire, après que j’eus acheté, toujours à la
librairie Felbacq, Un jeune homme seul, toujours en livre de poche (édition du 2e trimestre 1976),
couverture de Ph. Morin, très ferroviaire (un pylône, une passerelle, un feu de signalisation bicolore, une
silhouette gris-bleu. Et, lorsque je fourrai mon grand nez à l’intérieur du livre – j’ai toujours eu cette
habitude, ce presque vice – , cette même odeur de papier. L’indication que j’ai mentionnée derrière la
couverture est, cette fois, plus précise : « Octobre 1980 (nuit du 6 au 7/10/80). » Là encore, j’ai lu ce
roman en une nuit. Je m’accroche à Vailland comme on s’accroche à la cocaïne ou à l’alcool. C’est si bon.
Dès les premières lignes, il est question de bicyclette. « Eugène-Marie Favart, élève de seconde au lycée de
Reims, rentre chez lui à bicyclette, un après-midi de mai 1923. Il vient de dépasser l’octroi de la route de
Laon et il aperçoit déjà, entre deux maisons en ruine, la villa de ses parents. » Quinze lignes plus loin, un
cycliste arrive en sens inverse, « à grande allure, courbé sur un guidon de course. Il fait un écart, évite
Eugène-Marie, mais ne parvient pas à redresser ; la roue avant prend le trottoir en écharpe, l’homme
s’envole par-dessus le guidon et atterrit sur un tas de gravier. Eugène-Marie bloque les freins et saute à
terre, sans voltige. » L’homme est blessé ; c’est un ouvrier polonais. Il ne dira rien même si Eugène-Marie,
fils de bourgeois, est en tort. « Les ouvriers polonais sont mal vus à Reims en ce moment. Chaque fois qu’il y
a un crime, on arrête d’abord les Polonais. Quand celui-ci a su que j’étais le fils d’un ingénieur, il a compris
qu’on lui donnerait tort. »
Cette scène, morceau de bravoure littéraire, est exemplaire. Vailland dépose sur le bitume ses outils de
marxiste ; il creuse, déterre les pavés de la philosophie idéaliste pour atteindre la glaise du matérialisme.
Ce n’est pas la lutte des classes ; c’est la collision des classes. Intérieurement, n’importe quel lecteur
sensible enrage ; Roger Vailland sait y faire. C’est un très grand écrivain. Je ne sais pas encore qu’EugèneMarie n’est autre que le romancier lui-même ; je ne sais pas encore qu’il a passé son adolescence à Reims,
dans une belle villa du 283, avenue de Laon, maison qui existe toujours, devant laquelle plus tard, bien
plus tard, je passerai et repasserai, désespéré qu’aucune plaque ne mentionne qu’ici, à l’étage de cette
habitation, les apprentis-poètes Vailland, Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Robert Meyrat, à
l’étage, protégé par un auvent, dans ce qu’ils avaient appelé « l’observatoire », les Phrères simplistes
s’adonnaient au tétrachlorure de carbone et fomentaient déjà le mouvement poétique du Grand Jeu,
parallèle au Surréalisme. Je ne savais pas grand-chose mais déjà, je pressentais que ces points communs
avec Vailland ne cesseraient de me fasciner. De m’habiter.
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Reims, cette ville dans laquelle le Dijonnais s’arrêtait et dans laquelle nous descendions, ma famille et
moi, pour reprendre un autorail qui nous menait au château de Sept-Saulx (Marne) où mon grand-père
maternel était jardinier. Merveilleuses vacances dans les chauds étés champenois presque continentaux,
égayés de parties de pêche dans la fraîche petite rivière Vesle ; mon cousin Guy et moi, remontions
vandoises, chevesnes, perches et truites fario. Cette fraîche petite Vesle qui, en aval, traversait Reims qui
la polluait, la violentait. Cette fraîche petite Vesle aux eaux céladon, aux reflets azurins, sur lesquelles
Roger Vailland et ses amis poètes avaient certainement laissé traîner leurs regards embués par le
tétrachlorure de carbone.
Et quand une vingtaine d’années plus tard, je me mettrai à écrire mon court roman Le Pêcheur de nuages
en repensant à nos parties de pêches miraculeuses, dans la Vesle, je repenserai aussi à Vailland, aux
Phrères simplistes, au Grand Jeu et au Jeune homme seul.
Je me retrouvais aussi, dans ce roman, car il n’est rien d’autre qu’une histoire de résistance cheminote,
résistance – celle du Renseignement - à laquelle Roger Vailland participa avec un courage physique inouï.
Cette fois, c’était ma propre adolescence à Tergnier qui me revenait. Nous étions jeunes, dix-sept, dix-huit
ans tout au plus. Nous jouions du rock’n’roll et du blues pour conquérir les petites Ternoises, peu
farouches et sensuelles. Nous fréquentions les bars (Chez Hubert, La Gitane, à la Terrasse, la Renaissance
tenues par le Corse, adepte du Casanis, etc.) et, déjà, quelques bars de nuits (Le Daguet, la Huchette, la
Loggia), payant des coupes à des dames accortes qui roulaient sur nos jeunes chairs des yeux
concupiscents. Nous buvions trop, faisions la fête. Parfois, au bar, un vieux cheminot, ou un vieux
ferrailleur, ou la vieille Blanche, pasionaria du PC, un peu plus éméchés qu’à l’habitude, lâchaient des
confidences un peu lasses à propos de leur guerre, de cette résistance communiste à laquelle ils s’étaient
adonnés en toute modestie, « par simple devoir ». Nous les écoutions peu, trop peu. Et laissions passer ces
guirlandes de souvenirs qu’éclairaient les phares des locomotives qui déraillaient sur la ligne TergnierLaon-Reims, du côté du pont de La Fère. « Ces trains boches qu’on faisait péter ; ces collabos qu’on
zigouillait et qu’on balançait dans les puits ou qu’on enterrait dans les caves… » Tous ces souvenirs que
nous, jeunes fêtards de l’après soixante-huit trop festif, nous laissions s’évaporer dans l’air glacé et
impitoyable du temps qui passe…
Ces souvenirs me revenaient alors que je lisais, de nuit - le grand train de nuit de la lecture -, Un jeune
homme seul. Tout me parlait, m’interpellait, m’émouvait, me révoltait. Je venais de trouver Vailland ; je ne
le lâcherai plus.
Un peu plus tard, je me procurai Les Mauvais Coups, ce sublime petit grand roman ; ces histoires d’amour,
de chasse, d’alcool. Ces dés de marc que s’envoient le narrateur (Vailland, très certainement) et sa
maîtresse (Boule, certainement). Un livre d’une densité rare. Tout cet alcool…
À L’Aisne Nouvelle, je me prends pour Vailland. Je suis les vieux journalistes, Jean Cambrelin et Marc
Lambla (le premier a la trogne de Blaise Cendrars ; le second celle de Henri Calet) chez Lucille, notre bar
favori à deux pas du journal, avenue Henri-Martin, en face de la prison, où nous ingurgitons bières et
pastis en belle quantité. Les anciens fument leurs gitanes maïs et moi mes gitanes filtre. Je roule à bord de
ma 304 Peugeot blanche vers les assemblées générales de pêcheurs, les repas d’anciens combattants, les
11-Novembre dans les brumes de tulle de ces plaines du saint-quentinois ou de la Thiérache naissante.
Les Mauvais Coups est le roman de Vailland que j’associe le plus à l’alcool. Des scènes m’ont marqué :
« Il s’assit sur le lit et la regarda. Les paupières étaient boursouflées et les poches sous les yeux striées de
veinules bleues ; ils avaient pris une fameuse cuite, la veille au soir. Elle ouvrit un œil. » Milan et sa
compagne Roberte ont prévu d’aller chasser le canard à l’aube, à la hutte. C’est le matin. Les effets de
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l’alcool se font sentir. Milan parvient à se lever ; Roberte traîne dans le lit, abrutie par l’ivresse finissante.
Une gueule de bois terrible. Milan connaît le remède : reboire un peu de ce qui, la veille, vous a enivré. Il
sort la bouteille de marc, avale quelques dés. Il en propose à Roberte pour, qu’enfin, elle se lève et accepte
de l’accompagner traquer les canards. Elle boit à son tour, et, comme par magie, se lève. A Tergnier, on
appelait ça « réactiver la chaudière ». Cette expression venait peut-être des roulants, conducteurs des
locomotives à vapeur et des mécaniciens, qui faisaient repartir les feux de leurs « bêtes humaines ». Je
n’en suis pas certain ; on n’est jamais sûr de rien. On imagine ; on rêve ; on fait ce que l’on peut.
Je possède une édition originale des Mauvais Coups, paru au Sagittaire (56, rue Rodier, Paris IXe) en 1948.
Était-ce mon regretté ami Jean-François Danquin, collectionneur, écrivain, plasticien, chineur invétéré qui
me l’avait offert, peu avant son décès ? Ou était-ce notre ami commun, Raymond Défossé, cinéphile,
comédien occasionnel, fou de littérature et de Roger Vailland en particulier ? Est-ce un hasard si la mère
de Raymond, épicière, avait son magasin à deux pas de la maison de mes parents, à Tergnier ? Comme
moi, mais un peu avant – il est mon aîné de quelques années – il passa toute son enfance dans la cité
Roosevelt, bercé par les bruits des wagons qui se tamponnaient sur les rails inextricables du triage de
Quessy-Cité, intrigué par l’ombre inquiétante de la passerelle grise sur laquelle on croyait, entendre les
soirs glacés de novembre, les pas des combattants de Résistance-Fer courant, poursuivis par les chiens de
la Gestapo. Enfants, adolescents, nous forgions déjà nos imaginaires et nos futurs engagements
philosophiques et politiques. C’est certainement cela qui fit que, sans nous concerter, nous devînmes tous
deux, des passionnés de Vailland. Et qu’une fraternelle amitié continue aujourd’hui de nous unir.
***
Et il y eut, le 27 janvier 1981, ce cadeau de mon ex-femme, Féline : « Pour celui que j’aime (…). Pour tes 25
ans… Tendrement », avait-elle écrit avec sa jolie et douce écriture de fille sous « Écrits intimes ». Car
c’était bien les Écrits intimes de Roger Vailland (Gallimard, 1968), illustré de la magnifique photographie
de l’auteur (visage émacié, nez-bec d’aigle, regard de braise de montagnard alpin, bouche charnue de
libertin du XVIIIe siècle) signé Marc Garanger qu’elle m’avait offert pour mon anniversaire. Cadeau
somptueux. Où avait-elle déniché ce gros livre, ce pavé ? Peut-être à la librairie Cognet, à Saint-Quentin
(habitions-nous déjà dans notre mignon deux-pièces de la rue des Bouloirs ?) ; peut-être chez Felbacq, à
Tergnier où, peut-être, nous résidions encore, chez nos parents respectifs. Nos mémoires s’effilochent ;
elles sont pleines de trous, pitoyables disques durs piratées par ce monstrueux hacker qu’est le temps.
Huit cent trente-six pages denses, drues. Je crois que j’ai tout lu. De la première lettre, datée du 30 avril
1923, écrite au 283 de l’avenue de Laon, à Reims, adressée à son professeur adulé René Maublanc, à son
dernier texte, écrit à Meillonnas, le 4 avril 1965. Et ces mots ultimes : « Depuis huit, dix jours un printemps
blanc : pas de nuages, pas de chaleur, mais le bleu-blanc du ciel comme au comble de l’été . » Puis cette note
de bas de page de l’éditeur : « Roger Vailland est mort le 12 mai 1965, de cette maladie dont il semblait tout
à la fois soupçonner et ne pas soupçonner clairement la gravité. Il avait pris la décision, quelques mois plus
tôt, de se suicider au terme de ses cinquante-huit ans, le 16 octobre 1965, au cas où son état de se serait pas
amélioré. Le jour de son enterrement, le cercueil était recouvert d’un drap de la Libre Pensée. »
1981, l’année du changement de mai, quand la Gauche (la Gauche ?), la sociale démocratie libérale plus
exactement et François Mitterrand prennent le pouvoir, je ne vais pas bien. Moral en berne, angoisses
métaphysiques que je tente de dissimuler afin de ne pas inquiéter ma future jeune et brune épouse : la
délicieuse Féline. Je me traîne au travail, couvre d’insignifiantes manifestations de campagne qui se
transforment, dans le journal, en tout aussi insignifiantes photos-légendes. Tout cela n’est guère glorieux,
mais je dois fourbir mes armes, tremper ma plume dans l’âpre et rêche réalité de la vie quotidienne
provinciale. Mais ce n’est pas ça, au fond, qui me ronge. Serait-ce le fait qu’il va falloir m’engager, vivre en
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couple, fonder famille, passer le cap, rompre avec ma vie de bohème si rock’n’roll ? Je ne le saurais jamais
réellement. Ce que je sais c’est qu’une fois encore, je me retrouvais dans ces Écrits intimes de Vailland qui,
souvent, jouèrent sur mes nerfs de jeune homme le rôle d’un antidépresseur rassérénant. Vailland y parle
de ses saisons, de ses longues périodes de doute, d’angoisse ; je le lis. Je me sens moins seul. C’est à cette
époque que je prends conscience que, bien qu’on l’eût dit rémois, parisien ou jurassien, il est, en fait,
picard. Picard, comme moi, car né à Acy-en-Multien, dans l’Oise. Autre coïncidence : Acy-en-Multien se
trouve à quinze kilomètres de Silly-le-Long, village de mon arrière-grand-mère Laure, dite Grand-Mèrele-Long, qui a élevé ma mère.
Silly-le-Long : je me souviens des récits d’enfance de ma mère. La mare dans laquelle un petit Polonais
qui effectuait du patin à glace sur l’eau gelée s’était noyé, englouti par l’onde glacée. Mon arrière-oncle
Paupaul, charretier dans les riches et grasses plaines du Valois, avait reçu un coup de couteau, au café
Marin (tout près de la fameuse mare), porté par un Polonais complètement saoul qui cherchait querelle
violente à un client ; Paupaul s’était interposé. Il l’avait payé cher.
Tout en lisant ses Écrits intimes, je me demandais si Vailland eût pu un jour revenir en pèlerinage dans le
secteur, boire un dé de marc chez Marin, et croiser mon arrière-oncle Paupaul. Eût-il pu croiser, au cours
de ce même pèlerinage hypothétique, Marcel Trumel, jeune résistant du Mouvement de MadeleineFourcade, lointain cousin par alliance de ma mère, massacré par les nazis à Ellrich après avoir été torturé
(les ongles arrachés), puis emprisonné à Fresnes, avant d’être déporté en camp ? Résistant comme le fut
Vailland, à Paris et ailleurs. On ne sait jamais ; on ne sait rien. Ce que l’on sait c’est qu’ils respirèrent
presque le même air à certaines étapes de leurs vies. De leurs saisons.
Au cours d’un reportage effectué dans l’Oise au milieu de la première décennie des années deux mille, je
ne résistai pas au plaisir de me rendre à Acy-en-Multien. J’y menai une rapide enquête auprès d’un érudit,
historien local et lui demandai si la maison natale de Roger Vailland existait encore. Il m’y conduisit. Une
maison de deux étages, en pierre blanche, située rue de Meaux, avec un portail. Grande fut ma déception
quand je constatai qu’une fois de plus aucune plaque ne rappelait que Roger François Vailland naquit ici
le 16 octobre 1907. Je m’en indignai dans les colonnes du Courrier picard. (On retrouve une photographie
de cette maison à la page 337 de la remarquable biographie – Roger Vailland ou un libertin au regard
froid, Plon, 1991 – qu’Yves Courrière lui a consacrée.) Vailland : l’homme sans plaque.
Ce fut dans l’Oise encore, que je partais à la recherche de Vailland. En 2007, une communauté de
commune du Clermontois, dans l’Oise, me passait commande de l’écriture du livret d’un oratorio dont la
musique serait écrite par la charmante et talentueuse Graciane Finzi. Cette dernière et les élus me
laissèrent libre de choisir mon thème. Je leur proposais de raconter la vie de ce romancier isarien à la fois
célèbre et méconnu, auteur de Drôle de Jeu qui était né tout près de leur territoire. Projet accepté. Je me
mis au travail avec la complicité bienveillante de Graciane. (Alors que j’écris ces lignes, j’ai la partition
sous les yeux ; elle est éditée par les éditions Hapax, Olivier Jeannot éditeur ; il faut toujours laisser des
traces.) Le dimanche 11 mai, fut créé à l’abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois, Drôle de vie, Drôle de jeu
(texte : Philippe Lacoche. Musique : Graciane Finzi), interprété par des chœurs d’enfants et d’adultes, par
des harmonies locales, devant une assistance fournie. Intérieurement, je riais de bon cœur : évoquer la
vie de Vailland, libre penseur convaincu, en un lieu si catholique. C’était effectivement un drôle de jeu que
je jouais-là. Je suis certain que le libertin intelligent qu’il était en eût tout de même goûté l’humour.
***
Au printemps 1984, je suis reporter à la locale de Beauvais du Courrier picard. Mon chef de service, le
regretté Maurice Lubatti, journaliste fraternel qui m’avait pris sous sa coupe, me dit : « Je crois que tu
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aimes Roger Vailland. Tu devrais aller interviewer Jacques-Francis Rolland ; c’est un ami qui habite SillyTillard, ancien professeur d’histoire au lycée Jeanne-Hachette. Il vient d’obtenir le Grand Prix du Roman de
l’Académie française pour Un dimanche inoubliable près des casernes. Il fut le plus proche ami de Roger
Vailland ; le personnage Rodrigue dans Drôle de jeu, c’est lui... Vous allez bien vous entendre…»
Il ne croyait pas si bien dire, Maurice. Je montai dans la 4L pourrie du journal, fonçai vers Silly-Tillard.
Jacques-Francis me reçut les bras ouverts dans sa jolie maison recouverte de lierre, qui côtoyait la
propriété de Robert Badinter. Il fut étonné que je connaisse aussi bien l’œuvre de son copain Vailland. Son
camarade, car Jacques-Francis avait, lui aussi, été un communiste fervent exclu du PC en novembre 1956
(Vailland, lui, quitta le parti quand il apprit, dépité, broyé, les crimes du stalinisme) ; ensemble, ils avaient
résisté avec bravoure à l’occupant allemand. (Tout cela été raconté en détail dans Drôle de jeu où le
personnage de Caracalla n’était autre que Daniel Cordier.)
L’interview dura trois bonnes heures. Et lorsque je fermai le magnétophone, Jacques-Francis sortit
quelques bouteilles et nous parlâmes librement de Vailland, de la Résistance, de littérature et de jazz. Je
venais de trouver en lui un ami, un guide ; notre amitié ne s’interrompra qu’à sa mort, survenue à
Beauvais le 4 juin 2008. Il était très tard quand nous nous quittâmes, et je pris conscience que la 4L
pourrie du Courrier picard connaissait bien les routes de la région car je n’étais guère en état de lui
prodiguer des conseils.
Avant cela, il avait laissé dérouler le fil de ses souvenirs. Il me conta notamment comment, en 1945,
correspondants de guerre auprès de l’armée de Lattre pour Action et Libération, ils avaient traversé le
pont de Remagen arrosé des balles des mitrailleuses teutonnes « qui ricochaient sur les poutrelles d’acier
», comme Jacques-Francis le racontait aussi à Yves Courrière (page 334 de sa biographie).
« Roger Vailland avançait sans se presser. Image pour une vie que celle de ce dandy cravaté de rouge, un peu
pâle mais le sourire aux lèvres, cinglant avec impertinence le parapet métallique de son stick d’officier de
l’armée des Indes. Elle était conforme à sa conception de l’existence, à sa manière de se décider et d’avancer
tout droit, à la fois frêle, courageux, sarcastique, sensible à la violence et à la beauté. » On appelle ça le
panache. Roger Vailland : un hussard rouge. Pas étonnant que les Hussards (Roger Nimier, Jacques
Laurent, Kléber Haedens, Antoine Blondin, Stephen Hecquet, etc.), bien qu’à mille lieues de ses
convictions politiques et philosophiques, le reconnaissent tout de même comme un frère. Ne figure-t-il
pas en bonne place dans Une histoire de la littérature française de Kléber Haedens ? Stendhal, Laclos,
Bernis et quelques autres écrivains servaient de ciment à l’édification de leur respect mutuel.
Un autre « vaillandiste », et pas des moindres : Jean-Jacques Brochier. Il fut mon rédacteur en chef au
Magazine littéraire quand j’y collaborais régulièrement, après que m’eut recruté Jean-Louis Hue,
rédacteur en chef adjoint. Je me souviens des longues conversations que nous entreprenions, au Rouquet,
à l’angle de la rue des Saints-Pères (la revue y possédait ses locaux) et le boulevard Saint-Germain. JeanJacques, Pic de la Mirandole de la littérature, devant son whisky, et moi devant mon demi-pression. Je ne
cessais de le questionner sur le romancier. Il connaissait son œuvre par cœur, et en avait scruté le
moindre recoin. Le livre qu’il lui avait consacré en 1969, chez Losfeld, en témoigne.
Chasseur devant l’Éternel, il ne fut pas étranger quand mon petit roman Le Pêcheur de nuages se vit
couronner du Prix François-Sommer, en 1996. Il faisait partie du jury et le défendit bec et ongle. JacquesFrancis Rolland insista pour m’accompagner à la remise du prix, à l’hôtel de Guénégaud, 60, rue des
Archives, dans le IIIe arrondissement. Il savait qu’il allait y retrouver son ami Jean-Jacques Brochier. Cet
après-midi-là, après les agapes, nous ne parlâmes pas de pêche et de chasse, mais de Roger Vailland.
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Roger Vailland me poursuit. Alors que j’étais, il y a peu, en train de me documenter sur la guerre de 14-18
après un reportage sur le terrain de opérations de la Bataille de la Somme, j’ouvris, un peu par hasard,
Sacré métier ! Roger Vailland journaliste, que Le Temps des Cerises vient d’éditer. En page 16, je tombe sur
un de ses articles intitulé « C’était en 1914 : l’apprentissage de l’horreur », paru dans L’Humanité du 1er
août 1954. Il y évoque un souvenir d’enfance. Son apprentissage de l’horreur, il le fit au printemps 1918,
dans un château à demi-abandonné près de Massy-Palaiseau où ses parents l’avait envoyé pour le
protéger des tirs de la « grosse Bertha » et des bombardements aériens. Un matin, il trouve le parc plein
de soldats : une compagnie d’infanterie y a été envoyée au repos après des jours de combats au Chemin
des Dames. Le jeune Vailland veut engager la conversation avec ces héros. Pour ce faire, il se munit de son
sabre de bois en hurlant : « Voilà les Boches ! A l’assaut ! ». L’un des Poilus se lève doucement, lui prend le
sabre des mains et le casse sur ses genoux. Puis il retourne se coucher dans le pré au côté de ses
camarades, harassés. « C’est à l’heure du vaguemestre, quand toute la compagnie se trouvait rassemblée
dans la cour, qu’il apprirent qu’ils allaient remonter au front et dans le même secteur », poursuit Vailland
dans son article. « Le silence se fit total. Et puis soudain le plus jeune s’assit par terre et sanglota. Personne
ne s’occupa de lui. Ils paraissaient tous frappés de stupeur, comme au premier jour. Moi, je n’avais encore
jamais vu un homme sangloter. Je fis brusquement la somme des étonnements d’une semaine. J’eus la
certitude, comme une illumination, que l’on m’avait menti depuis le début de la guerre. Le front n’était pas
le merveilleux domaine où l’homme se surpasse dans l’héroïsme. C’est un monde morne, où il se passait des
choses tellement horribles qu’il était impossible de les raconter. J’eus soudain honte de mes enfantillages, et
j’allai en cachette mettre au feu le nouveau sabre de bois que je m’étais fait faire par le jardinier. »
Je venais enfin de comprendre qu’il n’était pas certain que Vailland eût apprécié qu’on apposât des
plaques sur sa maison natale d’Acy-en-Multien et sur celle de son adolescence, avenue de Laon, à Reims.
Le courageux résistant, celui qui avait traversé tranquillement le pont de Remagen sous les balles
allemandes, celui qui admirait le stratège et maréchal Staline, le Hussard de gauche qu’on eût pu croire
bretteur, détestait, tout au fond de lui, cette foutue guerre. Antimilitariste ? Pacifiste ? Point. Mais assez
sensible pour ne pas se laisser embobiner par les emballements cocardiers. La lucidité inspirée d’un très
grand écrivain. La série d’articles que je livrai quelques jours plus tard sur la Grande Guerre ne recelait
pas tout à fait le même ton que celui que j’avais initialement prévu. Des plaques commémoratives pour
Vailland ? Non, au fond ; il eût certainement trouvé tout cela trop institutionnel. Trop bourgeois. Comme
les milans, comme les ducs, comme les busards, Vailland rêvait trop des hauteurs aristocratiques.
Quelques mots gravés dans le marbre, trop peu pour lui…
Amiens, le 7 juin 2015, 0h08
source
http://www.courrier-picard.fr/loisirs-pratique/roger-vailland-par-philippe-lacoche-ia218b0n611429
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