l`art de la greffe

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l`art de la greffe
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l’art de la greffe
par Thierry Groensteen
[Février 2014]
Entre toutes les images produites par Jason, la couverture du Secret de la momie est certainement
l’une des plus emblématiques du mélange des genres qu’affectionne l’auteur norvégien. On y voit
trois personnages attendre l’autobus. Le premier est un rocker (identifié en pages intérieures comme
Elvis Presley en personne), le second est une momie occupée à lire un journal, le troisième est un
homme préhistorique vêtu d’une peau de bête et armé d’un gourdin. (D’autres personnages
apparaissent sur le premier rabat et sur la quatrième de couverture.)
On notera au passage qu’aucun de ces trois protagonistes n’a, à proprement parler, de regard. Elvis
dissimule ses yeux derrière des lunettes noires ; le cro-magnon a les yeux vides typiques des faciès
jasoniens ; quant à la momie, elle est si parfaitement enrubannée qu’il n’y a aucune fente pour lui
permettre de regarder, de sorte qu’on se demande bien comment elle s’y prend pour déchiffrer le
quotidien qu’elle tient entre les mains. (La bande dessinée nous ayant accoutumé de longue date à
cette sorte de prodige – voir par exemple La Fille du professeur, de Sfar et Guibert –, nous ne sommes
plus autrement surpris par l’hypothèse d’une momie vivante, et nous devons faire effort pour nous
rappeler que c’est, en soi, une atteinte à la raison.)
Mais ce que cette couverture a de plus surprenant, c’est évidemment l’effet de collage entre des
personnages qui appartiennent à des isotopies en principe inconciliables, des personnages qui, dans
un monde gouverné par la logique, ne devraient pas pouvoir se rencontrer. Eux-mêmes, pourtant,
ne paraissent aucunement conscients de l’incongruité de la situation, puisqu’ils se côtoient
paisiblement, sans se prêter mutuellement la moindre attention.
Cette image a valeur de contrat fictionnel passé avec le lecteur : elle le prépare à ce qui l’attend
dans les pages intérieures de l’ouvrage, elle instaure une convention et lève par avance toute
objection rationnelle. Interhistoricité, intertextualité et intericonicité constitueront ici la norme du récit.
Or, cette esthétique du collage caractérise aussi certains des personnages considérés isolément. Je
pense particulièrement à cet oxymore qu’incarne « l’homme des cavernes civilisé ». Ce dernier, que
l’on retrouvera à chaque détour du livre, ne connaît pas seulement l’usage des arrêts de bus : on le
voit aussi pousser un caddie dans un supermarché, se servir d’une cuisine équipée, et même,
ponctuellement (à l’occasion d’un rendez-vous galant), troquer sa peau de bête contre un costume
et une cravate. Cependant, pour civilisé qu’il soit en apparence, il ne sait toujours faire qu’une seule
chose avec les femmes : les assommer avec son gourdin pour les ramener chez lui ensuite, en les
traînant par les cheveux ! Il s’agit d’un véritable running gag, dont on ne trouve pas moins d’une
demi-douzaine d’occurrences dans l’album.
Le motif de la greffe est traité de façon littérale dans un autre livre du même auteur, Athos en
Amérique (Carabas, 2011), plus précisément dans la troisième histoire du recueil, intitulée « Le
cerveau qui ne voulait pas Virginia Woolf ». Dans ce récit (probablement l’un des plus déconcertants
qu’ait signés Jason), le protagoniste, spécialiste de la transplantation des tissus, ne se contente pas
d’assommer des femmes, il les tue, à la recherche d’un nouveau corps qui pourrait être greffé à son
amie, dont, à la suite d’un accident, il ne reste que la tête, miraculeusement (c’est-à-dire : pseudoscientifiquement) maintenue en vie.
Mais, plus généralement, la greffe apparaît chez lui comme l’un des principaux ressorts de
l’imagination. Jason s’en expliquait ainsi dans la longue interview accordée en 2008 au Comics
Journal : « Quand je dessine quelque chose de très ordinaire, relevant de la vie de tous les jours – des
gens sur un trottoir, un couple dans une cuisine –, automatiquement mon esprit divague… Que se
passerait-il si un monstre entrait, si un dinosaure passait en volant ? Quelles possibilités cela
m’ouvrirait-il, ne serait-ce que sur le plan visuel [1] ? » La divagation consiste donc à greffer un
élément incongru sur une situation banale. Ou un motif, un personnage, appartenant au répertoire
canonique d’un genre, sur une trame, un décor, un univers relevant d’un genre différent. Procédé
que Catherine Mao analyse ici même sous les termes d’hybridation ou de translation générique.
« Que se passerait-il si… », c’est, comme l’on sait, la formule même des what if stories dans les comic
books. Avant d’être le titre d’une série lancée par Marvel en 1977 (No.1 : Et si Spider-Man avait
rejoint les Quatre Fantastiques ? No.8 : Et si le monde savait que Daredevil est aveugle ? No.13 : Et si
Conan le barbare vivait aujourd’hui ?..., pour ne citer que quelques exemples), l’industrie des comics
avait déjà fait du what if ? un procédé éprouvé et, naturellement, le ressort de nombreuses
parodies. On pourrait même dire qu’il fournit le point de départ de certains comics animaliers, ou
tout au moins que ceux-ci peuvent aisément être reformulés dans ces termes. Ainsi du Cerebus de
Dave Sim, à ses débuts : et si Conan était un oryctérope ? Quant au mélange des genres, pensons
seulement à Howard the Duck, de Gene Colan, fondé sur la rencontre entre deux genres au départ
étrangers l’un à l’autre : les superhéros et les funny animal comics.
Les what if ? de Marvel relèvent du scénario alternatif voire de l’uchronie, par rapport à un univers
déjà constitué dont l’histoire et les lois sont supposées fixées et connues. Chez Jason, en revanche, le
principe de la greffe est constitutif d’un univers posé d’entrée de jeu comme composite,
improbable, inconséquent. C’est bien ce que marque la couverture du Secret de la momie, mais
aussi bien celle d’Athos en Amérique (un mousquetaire devant la skyline de Manhattan) ou celle de
Les Poches pleines de pluie (Carabas, 2009), qui organise la cohabitation, sur une plage, d’un
agent-secret extra-terrestre (?) et d’une violoncelliste.
Si je répugne à utiliser le terme de surréaliste pour qualifier l’œuvre de Jason, je note que l’auteur,
dans l’entretien précité, se déclare fan de Magritte, de Buñuel et de David Lynch.
L’étrangeté souvent hilarante qui se dégage des histoires de Jason tient aussi au fait que les
situations elles-mêmes sont décalées, et que leur incongruité déjoue notre attente. Ainsi, dans
Hemingway (Carabas, 2005), les grands écrivains de langue anglaise résidant dans le Paris des
années 1920 (Hemingway, Fitzgerald, Joyce, Pound) sont devenus des auteurs de bandes dessinées ;
et dans la mythique librairie Shakespeare and Company tenue par Sylvia Beach, on ne trouve
d’éditions de Guerre et paix et de Crime et châtiment qu’en version BD.
L’album Athos en Amérique comprend une histoire, « Un chat au paradis », dont Jason lui-même est
le protagoniste. Pour le coup, il n’est pas surprenant de le voir à sa table de dessin en train de réaliser
des planches ; mais ce qui l’est davantage, c’est de voir ce pseudo-Jason se livrer, comme s’il
s’agissait d’un exercice ordinaire, à une lecture publique de ses albums. Et le public attentif
d’écouter (sans voir une image) ce discours absurde :
« Alors. On voit un homme marcher dans la rue. Il marche. Il sonne à un interphone. Il attend. Une
voix. “Oui ?” Il répond “C’est Claude“. La porte s’ouvre. Claude monte les escaliers. Il se dirige
vers la porte ouverte d’un appartement. Il entre. Il regarde à ses pieds un homme allongé sur un
lit, face au mur. Il dit : “Comment va ?” Puis. “Ça te dérange si j’ouvre une fenêtre ? Ça sent le
renfermé ici…” Il ouvre la fenêtre. » etc.
Le monde dépeint par Jason n’est pas tout à fait le nôtre. Il est gouverné par d’autres usages,
d’autres mœurs. L’auteur les présente sur le mode tranquille de l’évidence, de sorte que c’est à
nous, lecteurs, de réviser nos catégories.
De même, dans L’Île aux cent mille morts (Glénat, 2011, scénario de Fabien Vehlmann), nous
pénétrons dans une école des bourreaux où les cours sur la décapitation, la strangulation, la torture,
sont présentés comme des matières « normales ». Cependant, le fait que tous, professeurs et élèves,
sont cagoulés, introduit du jeu par rapport à l’hypothèse fictionnelle proposée. La cagoule fait
certes partie de la panoplie légendaire du bourreau à laquelle cinéma, littérature et bande
dessinée nous ont accoutumés, mais rien ne justifie qu’elle soit portée au sein de l’école. Rien, sauf à
supposer que les personnages auraient malgré tout honte de leurs actes et préféreraient agir
masqués pour préserver leur anonymat.
Et le détour par l’animalité ? Participe-t-il également, chez Jason, de cette esthétique du mélange ?
Je serais tenté de répondre à la fois oui et non. Il est entendu que le personnage aux traits
zoomorphes mais au comportement et à l’accoutrement copiés sur la société des humains est, en
soi, un hybride. Cependant, le fait que tous les personnages du Norvégien correspondent à cette
définition tend à les uniformiser, d’autant que leurs traits varient peu, cinq ou six morphotypes de
base se partageant l’ensemble des rôles. Dans la logique du collage qui lui est propre, on aurait pu
s’attendre à voir évoluer côte à côte des humains, des animaux anthropomorphisés et des animaux
restés fidèles à leur condition. Il n’en est rien. Tous ses personnages appartiennent à une même «
famille » graphique, ce qui introduit dans l’œuvre un coefficient d’homogénéité qui atténue, dans
une certaine mesure, la disparité des emplois et des costumes.
On peut d’ailleurs observer que le fait que leur visage évoque plutôt un chien, un chat, un lapin ou
un oiseau demeure indifférent : l’espèce ne préjuge pas d’une aptitude particulière ou d’un trait de
caractère. Comme le rappelle Harry Morgan, Will Eisner jugeait la caractérisation animale « utile
même pour les personnages humains, ce qu’il illustre avec des personnages au faciès léonin, félin,
vulpin, etc., renouant ainsi avec la vieille tradition de la physiognomonie » [2] Jason, au contraire,
semble résolument étranger à cette tradition et partisan d’une forme d’indéterminisme.
Pour tout lecteur de Derrida, la scène fait immanquablement songer à ces lignes célèbres :
Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en
silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à
surmonter une gêne.
Pourquoi ce mal ?
J’ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. Du mal à faire taire en moi une protestation
contre l’indécence. Contre la malséance qu’il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil
devant un chat qui vous regarde sans bouger… [3]
Le fait de représenter un personnage hybride nu, c’est-à-dire dépouillé du costume qui − avec la
posture, le langage, etc. – signale sa part d’humanité, est évidemment troublant. Jason est
coutumier du fait (voir aussi, dans le même album, la page 48, où le sexe de Danny est apparent). Lu
à travers le prisme de la réflexion derridienne, le face à face avec le chat apparaît ici comme un
moment de vérité où le héros est renvoyé à son indétermination, où son identité vacille. Jason
semble questionner ses propres codes. De la même manière qu’il met sciemment à l’épreuve la
convention des yeux vides en proposant régulièrement de très gros plans sur des visages dont
l’insondabilité s’en trouve soulignée [4].
On a souvent noté l’accablement qui semble caractériser les personnages de Jason.
L’ennui est un thème dont la bande dessinée moderne s’est emparée, comme en témoignent
diversement les œuvres d’Adrian Tomine, Chris Ware, Daniel Clowes ou Arne Bellstorf, pour ne citer
qu’eux.
À la vérité, les personnages de Jason s’ennuient rarement. Ils sont quelquefois désœuvrés,
condamnés à attendre, mais le plus souvent ils sont engagés dans l’action. Plus que l’inertie, c’est
l’abondance des cases où ils restent mutiques, leur posture corporelle (épaules affaissées) et leur
démarche somnambulique qu’il nous est impossible de lire autrement que comme les indices d’un
profond désenchantement. Ces personnages prennent place dans la grande tradition de la
mélancolie, dont Jean Clair a montré l’importance à travers toute l’histoire de l’art [5]. Ce sont des
enfants de Saturne.
Dès lors, leur hybridité constitutive ne peut-elle pas être questionnée dans son rapport avec cet
accablement qui semble leur coller à la peau ? Si la mélancolie était, pour les Grecs, la condition de
l’homme déchu qui garde le souvenir de ses origines divines, ne pourrait-on risquer l’hypothèse que
la mélancolie des héros jasoniens tiendrait à leur condition d’animaux gardant le souvenir de leur
origine humaine ? Devons-nous les voir comme des hommes dégénérés ?
Partout se dressent des troncs nus, des squelettes d’arbres qui semblent témoigner d’un perpétuel
hiver. Pas seulement dans les jardins, les parcs et les bois, mais même sur les images qui représentent
des arbres citées en abyme à l’intérieur des dessins : comme ce cadre accroché dans le salon de
Charlotte (Le Détective triste, pp. 32-33), auquel semble d’ailleurs faire écho la branche qui semble
tout aussi morte disposée dans un vase, ou comme l’arbre qui apparaît sur le calendrier que
consulte le protagoniste dans Des morts et des vivants (Atrabile, 2006, n.p.).
S’il est moins saillant que celui des yeux vides, le motif de l’arbre mort apparaît comme tout aussi
structurant chez cet auteur à système qu’est Jason.
Thierry Groensteen
Notes
[1] Matthias Wivel, « The Jason interview », The Comics Journal, No.294, déc. 2008, p. 28-77. Cit. p.
37.
[2] Cf. son article « Animaux » pour le Dictionnaire esthétique et thématique de la bande
dessinée, en ligne ici-même. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article468. Morgan fait
référence à Eisner, Le Récit graphique, narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 1998, p. 24.
[3] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006, p. 18. Texte paru initialement dans
Marie-Louise Mallet (dir.), L’Animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, Galilée, 1999.
En ligne à l’adresse : http://bibliodroitsanimaux.voila.net/derridachat.html
[4] Voir, entre maints exemples, les vignettes occupant les angles extérieurs dans le bas des deux
dernières planches de l’album Je vais te montrer quelque chose (Carabas, 2004) ; la dernière
case de la page 23 de Hemingway (Carabas, 2005) ; ou la page 73 de Low Moon et autres
histoires (Carabas, 2008)
[5] Voir notamment Jean Clair, Mélancolie : génie et folie en Occident, Réunion des Musées
nationaux / Gallimard, 2005.
[6] On en trouve dans « Proto film noir », l’avant-dernière histoire du recueil Low Moon ; et dans les
décors de L’Île aux cent mille morts, Glénat, 2011, sur scénario de Fabien Vehlmann.