Violence et humiliation

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Violence et humiliation
Sous les violences, l’humiliation1
Importance de l’humiliation
Au long des séances de ce cycle sur la violence, nous avons considéré une
gamme qui va des phénomènes presque biologiques jusqu’à la
philosophie politique ; au passage, on a pu évoquer les violences à enfant
et les drames familiaux, les violences de rues et les violences ethniques, les
violences organisées des mafia et des guérillas terroristes, auxquelles
répondent des violences étatiques de type opération de « nettoyage » et de
gendarmerie, avec supériorité technologique écrasante. En ce sens il
faudrait faire un cas tout particulier des violences « légales » (l’appareil
juridico-pénitenciaire, avec le droit de punir, et l’appareil militaire). Ainsi
la violence prend des significations extrêmement variées entre les deux
limites de la violence presque intime, de la violence contre soi ------ et le
suicide, la drogue, les excès en tous genres, attestent que cette violence là
est au fond la plus répandue ------ et de la violence massivement organisée,
méthodique, la violence guerrière d’État à État. La différence entre les
mots hostilité et inimitié montre, en latin, qu’il faut distinguer
l’antagonisme qui nous affronte à l’ennemi lointain, trop dissemblable,
l’étranger, et la haine du proche avec lequel on se déchire, justement
peut-être justement parce qu’il est trop proche, trop ressemblant. Et il est
important en effet de distinguer entre les violences tragiques,
domestiques, celles du dedans de la maison, et les violences du dehors,
liées à l’étranger, aux espaces de la mobilité hostile et anonyme.
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Une partie de cette réflexion sur l’humiliation a déjà été publiée dans « Se montrer, s’effacer », in
La dignité aujourd’hui, Bruxelles, Editions des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2007.
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Que vient faire l’humiliation dans ce tableau ? Ce sera encore un petit
angle de vue supplémentaire. Il me semble que l’humiliation accompagne
toutes ces formes de violence comme son ombre, une ombre qui va
parfois plus loin encore, dans toutes les directions, avec des causes plus
anciennes, et des conséquences plus lointaines aussi, longtemps invisibles.
Il y a donc une très grande amplitude des phénomènes de l’humiliation.
Et mon hypothèse est que l’humiliation est souvent pire que la violence
physique : que l’humiliation engendre et prépare les violences futures.
On ne sait pas ce que fait l’humiliation dans la vie des individus, comme
dans celle des peuples, ses effets sont souvent plus profonds et
multiformes que ceux de la violence. Or les humiliés à leur tour risquent
d’être humiliants, il y a alors une sorte de contamination d’humiliation
qui touche peu à peu tous les tableaux de la vie des individus et des
sociétés. L’humiliation est de la violence différée, parfois de la violence
subliminale en quelque sorte, mais dont les effets apparaissent après
coup, générant une sorte de violence potentielle. Il faudra pour finir
revenir cette observation, que l’humiliation agit avec un délai, que le
contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment comme sans
rapport avec le passé.
Sur le versant des rapports entre les peuples, ce sont souvent les
humiliations qui « engrossent » en quelque sorte les plus inexpiables des
guerres de demain. C’est frappant si l’on prend le cas du Traité de
Versailles en 1918, par lequel la France a profité de sa victoire pour
écraser l’Allemagne de façon humiliante, avec les conséquances que l’on
sait. C’est peut-être le cas dans toutes les relations internationales losque
les vainqueurs, dans un conflit, croient pouvoir utiliser leur force comme
s’ils allaient toujours être les plus forts. Au delà des injustices que cela
conduit à commettre, c’est une grande imprudence ! Il faudrait toujours
faire en sorte d’humilier le moins possible, et vaincre de manière à ce que
l’autre ne perde pas la face, et puisse rester un ennemi honorable, sinon
un « bon perdant ».
2
Si l’on passe au versant des rapports interpersonnels, l’humiliation est
vécue comme une violence morale, qui peut redoubler un acte de
violence certes, mais qui peut aussi être simplement verbale, ou bien due
à une posture, à une mise en scène, où l’on utilise son pouvoir contre
l’autre sans lui laisser aucun contre-pouvoir. Ce n’est pas seulement que
les violences brutales, dicontinues, ne sauraient faire oublier les violences
lentes, générées par des situations. C’est que nous accordons trop
d’importance à l’injustice et à la violence par rapport à cette humiliation
intime d’être sans parole, impuissant, défait dans son estime de soi : les
gens peuvent ainsi être dépossédés de leur propre crédit, de leurs
évaluations, de leur confiance ------ alors ils sont prêts à se vouer à tout ce
qui leur offira un peu de respect, ils sont prêts à tous les conformismes.
Sur ces premières esquisses de la question on mesure combien
l’humiliation est en même temps ce qui pénètre au plus profond de
l’intimité, et ce qui peut de proche en proche toucher toutes les sphères,
tous les registres de la reconnaissance. C’est ce que j’appelle la
profondeur de l’humiliation, et son amplitude. Dans mon propos, je me
propose d’abord de faire un premier tour pour mesurer la manière dont
l’humiliation atteint les deux racines de la dignité humaine, celle de
l’estime de soi et celle du respect d’autrui ------ l’estime de soi indiquant les
figures de l’estime de l’autre comme d’autres soi-mêmes, et le respect
allant jusqu’au respect de soi-même comme un autre. Il faut définir et
comprendre le mécanisme de l’humiliation avant de la condamner et de
la combattre.
Je ferai ensuite un deuxième tour sur les mêmes thèmes, mais au travers
d’une réflexion à propos des institutions de la société. Nos institutions
traitent-elles les gens avec dignité ? Je m’appuierai notamment sur
l’ouvrage de Avishai Margalit, La société décente2, qui pose cette question :
« Qu’est-ce qu’une société décente? ». Son idée est que si nous ne
parvenons pas à constituer une société juste, il faudrait au moins tenter
de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible. Comment
2
Avishai Margalit, La société décente, Paris, Climats, 1999.
3
faire, donc, pour que les institutions ne soient pas humiliantes, et
soutiennent ainsi l’estime et le respect de la dignité ?
Profondeur de l’humiliation
Qu’est-ce donc qu’humilier ? C’est d’abord traiter quelqu’un comme une
chose maniable, ou un numéro anonyme. On ne le voit pas, on ne voit
pas sa ressemblance avec nous, c’est un objet. Mais cela peut aussi bien
être l’inverse, traiter l’autre comme tellement proche, tellement acquis
comme un prolongement de moi-même, qu’on n’en voit plus la
dissemblance, l’altérité. Ainsi les esclaves étaient ces êtres paradoxaux,
maniables et familiers, dressés à ne pas regarder leurs maîtres, et les
maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme
si ceux-ci ne pouvaient pas les voir ------ on pourrait dire que la dialectique
du maître et de l’esclave chez Hegel est une analyse du préférer être
humilié plutôt que subir la violence et mourir, et que l’humiliation a
quelque chose à voir avec ce patient travail du négatif, cette aliénation,
que Nietzsche au contraire dénonce.
On peut donc dire d’abord que l’humiliation est une atteinte à l’estime
de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On
lui fait honte de son désir et de son expression, ce qui est le fond de la
honte. On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité, de
leur forme de vie. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur
forme d’expression a été rejetée, ou est devenue la cible d’évaluations
perpétuellement négatives : selon les contextes cela a pu être le cas de
minorités religieuses, ethniques, sexuelles, etc. Mais ce qui me semble le
plus grave, en ce sens, dans l’humiliation, c’est la manière dont on peut
amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de
soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe, etc.
On peut dire par ailleurs que l’humiliation est une atteinte au respect de
soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces
d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs, des ragots. D’où
4
l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à
l’anonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir
sans cesse pouvoir être comparé, de risquer sans cesse d’être montré du
doigt. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des
orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se
sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans
une société de surveillance, où cette séparation entre vie publique et vie
privée est délibérément abattue ------ c’est ce qui caractérise les sociétés
totalitaires.
L’humiliation atteint donc les deux racines de la dignité humaine, celle
de l’estime de soi et celle du respect d’autrui. Bernard Williams,
philosophe américain de la morale, affirme qu’il y a des émotions rouges,
celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches,
qui se condensent sous le regard intérieur de soi-même. Ainsi la honte est
une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais
l’humiliation serait comme une émotion rouge-blanche. L’humiliation
touche à la fois à l’estime propre de quelqu’un à ses propres yeux et au
respect que les autres ont de lui.
Au fond, l’humilation fait honte, cache ce qui aurait voulu se montrer, le
refoule, s’en moque, et au contraire elle montre ce qui voudrait se cacher,
se retirer. Elle atteint à la fois la dignité comme estime et faculté de se
montrer, et la dignité comme respect et faculté de se retirer. Autre chose
la faculté vitale de se montrer, de montrer de quoi l’on est capable, autre
chose le fait humiliant d’être montré malgré soi, coincé dans une sorte de
caricature de soi. Autre chose la faculté non moins vitale de pouvoir se
retirer, autre chose le fait humiliant d’être malgré soi exclu du jeu,
inemployable, condamné à l’invisibilité. Il n'y a de communauté
humaine que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de
l'échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui
peuvent se connecter ou se déconnecter, se montrer ou se retirer, chacun
selon son rythme. On y reviendra.
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Amplitude de l’humiliation
Prenons maintenant les choses horizontalement. L’humiliation prend des
formes diverses en touchant différents registres de la vie, et c’est
justement pourquoi une société pourrait être juste et équitable, et
demeurer très humiliante. Certes il existe aussi une humiliation
proprement économique, celles non pas même d’être exploité et asservi,
mais d’être inutile et superflu 3 . Mais il y a une humiliation plus
politique, au sens élémentaire des rapports de force, non pas seulement
d’être battu, mais d’être trop faible pour rien pouvoir contre le plus fort4.
Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre le moindre
contre-pouvoir, il y a non seulement violence mais humiliation. Il faut
toujours laisser à l’autre « un petit couteau », de quoi nous faire un peu
mal si nous lui faisons trop mal ! Comme l’écrivait Simone Weil « on est
toujours barbare avec les faibles ». Elle ne dit pas qu’il ne faut pas être
barbare, mais qu’on l’est, de toute façon : ce qu’il faudrait, c’est que
personne ne soit trop faible. Et puis il y a une humiliation que je
qualifierai de culturelle, au sens large, d’être discrédité dans sa propre
parole, dans ses valeurs, dans ses attachements, bref dans tout ce qui
autorise ce que le philosophe américain Emerson appellait La confiance en
soi ------ la capacité à apporter quelque chose de nouveau, la capacité à
donner sens à ce que nous faisons.
Nous ne sommes plus ici seulement au plan des humiliations
interpersonnelles, mais de la considératon des institutions comme
susceptibles elles-mêmes de devenir humiliantes, parfois sans le vouloir,
3
C’est un des décalages profonds entre la condition masculine et la condition féminine dans bien
des pays du monde, que les femmes ont un besoin vital d’émancipation, car elles subissent encore
les servitudes, alors que les hommes subissent l’exclusion due à l’inutilité (un homme qui ne
travaille pas n’est plus rien), et n’en peuvent plus d’être superflus.
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On devrait ne pas cesser de former des citoyens aptes à supporter une défaite sans se sentir
humiliés, des citoyens fair-play ------ c’est une des forces de la culture et de la pédagogie anglaise.
Mais on doit reconnaître avec François Tricaud commentant Hobbes, qu’il est optimiste de
penser que les plus faibles ont toujours de quoi riposter aux forts, de telle sorte que les forts
auraient intérêt à composer avec les faibles. Parfois les faibles sont entièrement désarmés,
désespérés mais impuissants.
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ou bien comme capables au contraire de protéger, de faire écran à
l’humiliation. Avishai Margalit pose cette question dans son livre sur La
société décente à partir de l’idée que si nous ne parvenons pas à constituer
une société juste ou non-violente, il faudrait déjà essayer de mettre en
œuvre une société la moins humiliante possible. Que serait-ce que des
institutions non humiliantes, pouvons nous en proposer un test ? On
pourrait prendre le cas de l’hôpital, lorsque qu’on vous prend en charge
sans rien vous dire de votre état, sans vous parler ni vous demander votre
sentiment. On pourrait prendre le cas de toutes les institutions chargées
du traitement des étrangers, des sans papiers, des immigrants, les guichets
des frontières et des préfectures, la police, etc. Ce sont des questions très
compliquées, justement parce que l’on y a affaire à des personnes qui
sont dans des états différents. Prenons l’exemple des institutions
judiciaires pénales. Les châtiments sont une bonne pierre de touche pour
une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Respecter l’autre c’est
un peu vague, par contre ne pas humilier l’autre c’est une notion sur
laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur
d’avertissements. Mais les critères sont ambigus. On traitait jadis les
appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus,
et pourtant ils ne se sentaient pas forcément humiliés. Il y a donc autre
chose en cause que la dureté physique du traitement. Longtemps le
travail a été quelque chose de servile et d’humiliant, et c’est un des traits
de la modernité, après la Réforme, que d’avoir sans doute inversé, sans
doute à l’excès, la valeur du travail et celle de la contemplation.
On pourrait dire que si l’on est humilié sur un tableau on prend sa
revanche sur un autre. Et souvent c’est ainsi que cela se passe. Mais
l’humiliation aussi se propage. Une humiliation dans le monde de
l’emploi peut avoir des répercussions dans la famille, sur la santé, etc. Elle
peut de proche en proche ainsi toucher toutes les sphères, tous les
registres de la reconnaissance5. C’est pourquoi il est tellement important
5
C’est la très belle idée de Michaël Walzer dans son Sphères de justice, que l’équité est complexe
parce qu’elle se joue sur plusieurs tableaux. C’est aussi un point très fort de la démonstration de
Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur livre sur Les économies de la grandeur : dans un
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de pluraliser les sphères de reconnaissance, de manière à instituer des
écrans, des séparations, de telle sorte que l’humiliation sur un tableau ne
se propage pas presque immédiatement, de façon apparemment magique,
sur tous les autres tableaux. Or l’humiliation est difficile à contenir, elle
passe à la fois par dessous et par dessus ces séparations. La pluralité des
sphères de reconnaissance demande ainsi qu’il y ait non pas un voile
d’ignorance, comme le propose le philosophe américain de la justice John
Rawls, mais plusieurs, pour que dans chaque sphère la chance soit
redonnée à chacun. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun
toutes ses chances de pouvoir montrer « qui » il est. Les institutions,
l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent à la fois arrêter,
rompre les logiques de contamination d’humiliation, et redonner place,
refaire crédit.
D’une part ainsi il faut penser l’institution du respect dans la faculté
donnée à chacun de résilier. On a une garantie contre toute humiliation
quand les acteurs ont vraiment la faculté de dire « je sors, je ne joue pas
le jeu… ». C’est une conception un peu américaine, au sens où le réclame
Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les
Appalaches pour protester contre l’esclavage. Il ne faut pas sous estimer
cette faculté de résiliation, aujourd’hui quasi-nulle. Les institutions,
l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de
contamination de misère et de malheur, autoriser et favoriser la
possibilité d’un retrait hors du monde, placer des écrans qui obligent à
un minimum de respect. A cet égard le droit d’habiter, simplement, me
semble une garantie fondamentale de ce droit de retrait. Les SDF, qui
sont toujours forcés de se montrer, et n’ont jamais de quoi se retirer, sont
à cet égard les plus privés de la possibilité de résilier eux-mêmes, ils sont
résiliés, passivement exclus de tout.
D’autre part, justement, une société favorable à l’estime de soi serait une
société qui refuserait le sentiment général d’être superflu, qui se
monde à plusieurs grandeurs, celles-ci ne sauraient être attachées de façon définitive aux
personnes.
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révolterait à l’idée qu’il vaudrait mieux pour certains de n’être pas nés. Ce
serait une société dont les institutions permettraient à chacun
d’interpréter devant les autres qui ils sont, et de devenir ainsi acteurs et
auteurs de leur propre vie. Ce serait une société dont les institutions
seraient les plus ouvertes à un « droit de paraître », comme un théâtre où
nous nous essayons tour à tour. Pour cela, une société d’estime devrait
pluraliser les espaces d’apparitions, et inventer une multiplicité de lieux
pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression.
L’énigme de l’humiliation
Nous pourrions nous arrêter ici, après ce bref survol de quelques uns des
thèmes de l’humiliation. Mais je voudrais revenir pour finir, par un
détour en quelque sorte supplémentaire à tout le reste, sur une question,
une inquiétude résiduelle. C’est comme notre surprise rétrospecive que
l’esclavage ait été si longtemps admis. Certes l’humiliation doit rester
l’objet d’une inquiétude, il ne faut pas croire trop vite en avoir fait le
tour, l’avoir comprise. Il ne faut surtout pas croire qu’on a la solution !
Qu’on va enfin traiter la question radicalement, définitivement. Il faut
apprendre à discerner les formes du problème, et tenter de faire avec.
Mais mon inquiétude est ici plus réflexive : c’est la question de savoir
pourquoi l’humiliation est si mal perçue, si omniprésente mais comme
invisible, peu nommée, peu analysée, peu combattue. Ce fut justement
l’un des ressorts de notre ensquête : pourquoi sommes nous plus
aisément indignés par l’injustice, révulsés par la violence, que révoltés par
l’humiliation ?
Un premier motif plausible serait de dire que l’humiliation est une affaire
chrétienne, une affaire de bonté et de bons sentiments, une affaire de
pitié au sens de Rousseau, ou du romantisme des Misérables de Victor
Hugo, mais que nous sommes à l’âge des faits, des réalités chiffrées et
tangibles. Et en effet c’est ce qui fait l’énigme de l’humiliation : c’est un
sentiment extrêmement relatif, ambivalent. On peut se sentir humilié
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sans raison valable, ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se
sentir humilié !
Comme le remarquait par exemple Avishai Margalit, tout peut être
humiliant pour un Anarchiste. Dans la tradition anarchiste toute
institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute
institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé et le
désir d’être ainsi traité. Mais une société qui exerce un capitalisme
absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution,
une société sans règle instituée : ne serait-elle pas une société humiliante ?
À l’inverse, la conception stoïcienne tient qu’aucune institution ne peut
humilier, et qu’aucune forme de société ne saurait être humiliante pour
qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. L’esclavage n’atteint
pas l’esclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser
d’empereurs, on venait de loin pour l’écouter.
Cette modestie inaltérable pourrait sans doute être rapprochée de l’idée
chrétienne que Dieu donne à tous sans égard au rang. Saint Augustin
disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne.
Le traitement « chrétien » de l’humiliation est assez stoïcien : si l’on est
assez humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles.
Mais il est un peu facile d’être humble d’avance pour ne jamais risquer
d’être humilié ! De l’autre côté le sentiment quasi-anarchiste qu’il y a
toujours trop d’humiliation et qu’il faudrait abolir jusqu’à la dernière
possibilité d’humiliation tire aussi bien son origine de l’extrême
sensibilité « chrétienne » à la vie intérieure, à la subjectivité. Bref l’idée
que l’humiliation serait une affaire chrétienne est sans doute une fausse
piste, les traditions chrétiennes ont déplié tous les versants de
l’ambivalence.
Mais il reste un indice très important pour notre enquête, et ce soupçon
que l’humiliation retournée en humilité est une affaire un peu religieuse :
c’est l’affinité de l’humiliation avec l’amour : c’est l’amour qui supporte
toute humiliation mais c’est aussi l’amour qui ne supporte pas la moindre
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humiliation. L’amour n’est pas tant sensible à l’injustice qu’à
l’humiliation. Mais l’amour est aussi capable d’humilier terriblement,
comme on le voit dans les paradoxes du pardon, ou dans ceux du soin.
Que vient faire l’amour maintenant dans notre sujet : c’est qu’avec
l’amour seul s’introduit la haine, l’abjection. On ne comprend pas
l’agressivité humaine sans metre en jeu cette terrible force qu’est l’amour,
dans un sens ici un peu indistinct où l’éros, la philia, l’agapè se mêlent.
C’est exactement ce que reprochait Freud6 à Adler, évoquant l’hymne à
l’amour de l’Epitre aux Corinthiens : « Il oublie les paroles de l’apôtre
Paul »7. Il ne s’agit pas ici de l’amour gentil ! On ne peut comprendre
l’agression que si on comprend la force de l’amour, et sa toujours possible
inversion. Pierre Bayle affirmait que « l'homme aime mieux se faire du
mal pourvu qu'il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui
tournerait au profit de son ennemi »8. C’est une observation terrible, qui
décrit bien la force de « dépit », par lesquels nous préférons détruire ce
que nous aimons plutôt que de l’accorder à un autre, mais on y voit
poindre en même temps une réflexion sur la possibilité de se sacrifier,
d’oublier son intérêt privé. La possibilité de la haine la plus atroce se tient
au plus près de l’amour le plus admirable.
Pourquoi alors cette affinité de l’humiliation avec l’amour ? La justice
refuse l’injustice de la violence ou de la pauvreté. Mais l’amour balaye
l’humiliation d’être soumis ou inutile. La première de ces forces est
tournée vers le lointain, et veut mettre les distances respectables. La
seconde est tournée vers le proche, le rapprochement enchanté. L’amour
parfois rapproche trop les humains et fait une société trop chaude, mais
6
Freud est l’auteur qui, après l’humiliation cosmologique apportée par Copernic (nous ne
sommes pas au centre du monde), et l’humiliation biologique apportée par Darwin (les vivants
n’ont pas été créés pour nous, nous ne sommes pas la finalité de la création), a poussé
l’humiliation au cœur même du cogito, du sujet pensant, de découvrir qu’il n’est pas le maître de
lui-même, de ses volontés ni de ses désirs.
7
Freud, lettre du 26 février 1911.
8
Pierre Bayle, « Dissertation concernant le projet d’un Dictionnaire critique, à Monsieur du
Rondel, professeur aux Belles Lettres à Maastricht », reprise dans les Œuvres publiées à
Hildesheim-New York par Olms Verlag, 1982, Choix d’articles tirés du Dictionnaire historique et
critique, volume 2, p.1211.
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la justice souvent les éloigne trop et fait une société trop froide. C’est
justement l’ambiguïté de l’amour qu’en rapprochant il peut abriter la
domestication, la mise en servitude du proche, et donc l’humiliation.
C’est de même l’ambiguïté de la justice qu’en éloignant et sous le couvert
des distances respectables, elle peut abriter l’indifférence et la froide
instrumentalisation. Mais la justice optimale suppose que certaines
différences et inégalités soient acceptées comme préférables à d’autres, sur
fond d’une commune condition. Et l’amour sincère suppose une
humilité acceptée comme préférable, une docilité confiante, qui nous
rend capable de dépasser tranquillement les asymétries.
C’est parce que les humains ont besoin de reconnaissance et pas
seulement de justice qu’il faut sans cesse corriger la justice par l’amour.
On peut achever cette méditation en s’arrêtant précisément à cette
question de la reconnaissance. Nos sociétés, disais-je, sont préoccupées
par l’injustice, et par la violence, davantage que par l’humilation. C’est
que la justice et la violence, sous des formes différentes, relèvent de la
logique de la rétribution, c’est à dire du « donnant-donnant » : le circuit
ici est court, relativement facile à isoler et imputer. L’humiliation relève
de ce que l’anthropologue Marcel Hénaff appelle la reconnaissance9, qui
prend un chemin beaucoup plus lent : le don et le contre don y prennent
du temps, le temps de différer, de rendre tout autre chose, tout
autrement. On a remarqué d’emblée que que l’humiliation agit avec un
délai, que le contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment
sans rapport avec le passé. La violence peut déterminer des représailles
plus ou moins rapide, l’humiliation, parce qu’elle affecte les circuits de la
reconnaissance, engage du ressentiment. Dans une société comme la
nôtre, où nous sommes bien meilleurs pour la rétribution que pour la
reconnaissance, où les formes de la reconnaissance sont précaires et
fragiles, mal instituées, il n’est pas vraiment étonnant que la profondeur
et l’amplitude de l’humiliation soient si peu perçues.
9
Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, Paris, Seuil, 2002, p.511 sq.
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Simone Weil, la philosophe, dans son très beau texte sur « L’Iliade ou le
poème de la force » (non publié en 1940), écrivait que les hommes
« retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à
l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis, et ne
pas mépriser les malheureux »10. Ce sera la morale de mon histoire.
Olivier ABEL
Fonds Ricœur- IPT Paris
10
Simone Weil, Œuvres, Paris Gallimard Quarto, 1999, p.552.
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