Préface de Koen Lenaerts

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Préface de Koen Lenaerts
PRÉFACE
Lorsqu’un groupe de visiteurs à la Cour de justice, venant d’un État tiers,
rencontre un membre de celle-ci, il arrive bien souvent que l’un d’eux pose une
question de ce type : «Tout ce que vous dites là est bien beau, mais votre Union
est faite d’États membres qui restent, en principe, des États souverains. Que se
passe-t-il si l’un d’eux refuse, tout simplement, d’appliquer une règle du droit
de l’Union?»
C’est une description de la procédure en manquement d’État, laquelle fait
l’objet de cet excellent ouvrage de Tristan Materne, qui fournit la réponse à
cette question des plus importantes. En effet, la procédure en manquement est
l’une des clés de voûte du système juridique sui generis qu’est le droit de
l’Union et son existence figure parmi les principales caractéristiques qui le distinguent des systèmes de coopération les plus poussés du droit international
classique, tels que le régime juridique de l’Organisation mondiale du commerce.
Dans les milieux spécialisés en droit de l’Union, nous sommes tellement
familiarisés à l’idée selon laquelle un État membre qui ne se conforme pas à ses
obligations au regard de ce droit peut être condamné à les respecter, y compris
au moyen de l’imposition d’une sanction financière dans certains cas, qu’il est
facile de perdre de vue le caractère extraordinaire d’une procédure judiciaire
qui permet d’aboutir à une telle condamnation vis-à-vis d’un État. Cette procédure garantit qu’aucun État membre récalcitrant ne puisse profiter, à terme, de
son éventuel refus de respecter les normes applicables au niveau de l’Union et
assure ainsi l’intégrité du système juridique de celle-ci dans son ensemble.
Le présent ouvrage sera d’une très grande utilité, non seulement pour les praticiens mais aussi pour tous ceux qui travaillent, que ce soit dans les services
juridiques étatiques, dans les ministères nationaux ou à la Commission, sur des
affaires relevant de la procédure en manquement, ainsi que pour les chercheurs
universitaires et étudiants qui ont pour ambition d’acquérir une meilleure compréhension de cette procédure. Je suis aussi persuadé qu’il servira de référence
de base pour beaucoup de juristes travaillant dans les cabinets, ainsi que dans
les autres services, de la Cour de justice à Luxembourg et qu’on le trouvera également sur les étagères de bon nombre de ses membres.
L’analyse de la jurisprudence effectuée par Tristan Materne est soignée et
exhaustive et la structure de l’ouvrage est logique et cohérente. Après le chaLARCIER
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LA PROCÉDURE EN MANQUEMENT D’ÉTAT
pitre 1, consacré aux différentes catégories de recours en manquement,
l’ouvrage décrit en détail, aux chapitres 2 et 3, respectivement, les phases précontentieuse et contentieuse de la procédure en manquement. En particulier,
audit chapitre 3, à la section 2.3, est examinée, de manière approfondie, la
question importante et complexe des règles gouvernant la charge de la preuve
dans le cadre de la phase contentieuse, qui peuvent, dans des affaires fortement
contestées entre les parties, être déterminantes pour la solution du litige. Le
chapitre 4 traite de la notion de manquement et fournit ainsi des indications
très pertinentes quant aux circonstances dans lesquelles la Cour est susceptible
de considérer qu’un manquement existe. Au chapitre 5, l’ouvrage examine les
causes d’irrecevabilité d’un recours en manquement. L’auteur énumère et
explique, au chapitre 6, les principaux moyens de défense qui sont soulevés par
les États membres et le chapitre 7 porte sur les situations procédurales particulières. Le chapitre 8 est consacré aux effets de l’arrêt sur manquement ainsi
qu’à l’exécution de celui-ci, y compris par le biais de la procédure de
«manquement sur manquement» au titre de l’article 260, paragraphe 2, TFUE,
visant à l’imposition d’une astreinte et/ou d’une somme forfaitaire (amende).
Enfin, dans une dernière partie intitulée « Conclusion et Perspectives »,
l’auteur expose, de manière très percutante, des raisons qui permettent d’espérer que, dans les années à venir, le recours en manquement pourrait retrouver
son «prestige» d’antan, grâce, notamment, à la possibilité, résultant des modifications apportées par le traité de Lisbonne, pour la Commission européenne de
demander, dès l’introduction du recours en manquement initial, l’imposition
d’une sanction financière dans des cas d’absence de transposition d’une directive.
La lecture de cette dernière partie m’amène à observer que Tristan Materne a
eu le courage d’aborder un sujet extrêmement dynamique dont l’importance est
souvent négligée et je l’en félicite. Cela étant, j’aimerais, en guise de modeste
complément à cet excellent ouvrage, attirer l’attention du lecteur sur deux décisions de justice toutes récentes, rendues publiques après la date butoir du
1er septembre 2011 retenue dans l’avant-propos.
La première de ces décisions, un arrêt du Tribunal du 19 octobre 2011, est
intervenue dans l’affaire T-139/06, France/Commission, décrite en détail au
chapitre 8, section 4.2 du présent ouvrage. Elle concerne un recours en annulation formé par la France contre une décision de la Commission portant demande
de paiement des astreintes dues en exécution d’un arrêt de la Cour du 12 juillet
2005, Commission/France (C-304/02, Rec. p. I-6263), prononcé dans le cadre
d’une procédure en manquement sur manquement et auquel il est également
fait référence au chapitre 8, section 3, de cet ouvrage.
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Le Tribunal a rejeté ce recours en annulation dans son ensemble. En particulier, confirmant ce qu’il avait jugé dans son arrêt du 29 mars 2011, Portugal/Commission (T-33/09, non encore publié au Recueil, point 62), il n’a pas
retenu l’argument de l’Etat membre en cause, selon lequel la Commission
n’était pas compétente pour recouvrer des sommes qui seraient dues au budget
de l’Union en exécution d’un arrêt en manquement sur manquement.
Le Tribunal a rappelé que, selon la jurisprudence, la détermination des droits
et obligations des États membres, ainsi que l’appréciation de leur comportement, ne peuvent résulter que d’un arrêt de la Cour. Ensuite, il a relevé que, la
Cour ayant clairement déterminé les obligations de l’État membre en cause
dans son arrêt en manquement sur manquement, du 12 juillet 2005, il serait
contraire à l’esprit du traité et à l’objectif du mécanisme prévu, désormais par
l’article 260 TFUE, d’imposer à la Commission l’introduction d’un nouveau
recours en manquement. Le Tribunal a observé que, par ledit arrêt du 12 juillet
2005, la somme forfaitaire était devenue immédiatement exigible et le paiement
de l’astreinte éventuelle avait été soumis à la constatation semestrielle par la
Commission de l’absence d’une pleine exécution dudit arrêt. Ainsi, l’arrêt du
12 juillet 2005 avait donné compétence à la Commission pour opérer ce constat
de façon autonome, l’État membre en cause ayant la possibilité de contester le
constat du défaut d’exécution par un recours en annulation devant le Tribunal
par la suite.
Par son arrêt du 19 octobre 2011, France/Commission, précité, le Tribunal a
donc confirmé sa jurisprudence concernant la compétence de la Commission
pour recouvrer les sommes forfaitaires et les astreintes imposées par la Cour
dans ses arrêts en manquement sur manquement, ainsi que la naissance d’un
nouveau contentieux devant le Tribunal, dans la mesure où les États membres
peuvent attaquer devant celui-ci les décisions de recouvrement adoptées par la
Commission. Comme cela est relevé à la note de bas de page n° 1103 de
l’ouvrage, l’arrêt du 29 mars 2011, Portugal/Commission fait l’objet d’un pourvoi et il appartiendra donc à la Cour de décider, en définitive, dans les mois qui
viennent, dans quelle mesure cette analyse est correcte.
La seconde décision de justice découle de l’arrêt de la Cour du 17 novembre
2011, rendu dans l’affaire C-496/09, Commission/Italie. Il s’agit d’un recours
en manquement sur manquement et cette affaire est répertoriée dans le
Tableau 9 figurant à la fin de la section 3 du chapitre 8 du présent ouvrage.
Par un premier arrêt en manquement, du 1er avril 2004, rendu dans l’affaire
C-99/02 (Rec. p. I-3353), la Cour avait constaté que l’Italie n’avait pas adopté
toutes les mesures nécessaires pour récupérer les aides qui, aux termes de la
décision 2000/128/CE de la Commission, du 11 mai 1999, avaient été jugées
illégales et incompatibles avec le marché commun. L’Italie n’ayant récupéré
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LA PROCÉDURE EN MANQUEMENT D’ÉTAT
qu’une partie des aides en question, la Commission a introduit le recours en
manquement sur manquement qui a donné lieu à l’affaire C-496/09. En réponse
à la requête de la Commission, l’Italie a notamment fait valoir qu’il était nécessaire que la Cour adapte le montant de l’astreinte aux progrès réalisés dans
l’exécution de l’obligation incombant à l’Etat membre, ainsi qu’elle l’avait fait
dans son arrêt du 23 novembre 2003, Commission/Espagne (C-278/01, Rec.
p. I-14141), relatif aux eaux de baignade, lequel est commenté, sur ce point, au
chapitre 8, section 5.1.3, de cet ouvrage.
La Cour a relevé, dans son arrêt en manquement sur manquement, du
17 novembre 2011, Commission/Italie (C-496/96, non encore publié au
recueil), qu’il serait particulièrement difficile pour l’Etat membre en cause de
parvenir, dans un bref délai, à une exécution complète de la décision 2008/128,
mais qu’il était envisageable qu’il parvienne néanmoins à augmenter substantiellement le degré d’exécution de celle-ci. Citant son arrêt du 23 novembre
2003, Commission/Espagne, précité, elle a observé que si le montant de
l’astreinte était constant, celle-ci continuerait d’être exigible dans sa totalité
aussi longtemps que l’État membre n’aurait pas réalisé une mise en oeuvre
complète de cette décision. La Cour a donc conclu qu’une sanction qui tenait
compte des progrès réalisés par l’État membre, à cet égard, serait adaptée aux
circonstances et proportionnée au manquement constaté.
Cela étant, la Cour a décidé d’imposer à l’État membre en cause le paiement
périodique d’une somme calculée en multipliant un montant de base par la proportion des aides illégales dont la récupération n’aurait pas encore été effectuée
ou n’aurait pas été prouvée par rapport à la totalité des montants d’aide non
encore récupérés à la date du prononcé de l’arrêt. En retenant cette solution, la
Cour a insisté sur le fait qu’elle était praticable en l’espèce, parce qu’il ressortait du dossier que l’Etat membre en cause, à qui incombait la charge de la
preuve à cet égard, était en mesure d’apporter la preuve directe et fiable de son
exécution de la décision 2008/128, au fur et à mesure que cette exécution était
réalisée.
Par son arrêt du 17 novembre 2011, Commission/Italie, précité, la Cour a
donc imposé une nouvelle fois, et pour la première fois en matière de récupération des aides étatiques, une astreinte dont le montant se réduit progressivement, afin de tenir compte du caractère progressif de l’élimination du manquement en cause. Il est prévisible que les États membres demanderont à la Cour
de retenir la même approche de plus en plus souvent dans les années à venir, et
cette nouvelle jurisprudence est donc susceptible de se développer et de se raffiner davantage dans les années qui viennent.
À la lumière de ces développements jurisprudentiels, l’on peut constater que
l’évolution de la procédure qui fait l’objet du présent ouvrage, et en particulier
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celle de la procédure en manquement sur manquement, qui relève de cette dernière, est loin d’être terminée. L’analyse incisive proposée par Tristan Materne
dans le présent ouvrage permet non seulement de découvrir l’état actuel du
droit dans toutes ses nuances, mais aussi d’apprécier les paramètres et les
enjeux de cette évolution critique et inachevée.
Koen LENAERTS
Président de chambre
à la Cour de justice
de l’Union européenne
Novembre 2011
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