"Les consommations cachées de cocaïne dans le Vieux Lille" 23

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"Les consommations cachées de cocaïne dans le Vieux Lille" 23
Les consommations cachées de
cocaïne dans le Vieux-Lille
Nathalie LANCIAL
Doctorante sociologie Université Lille 1, présentera sa thèse sur l’usage de cocaïne par des personnes
intégrées socialement. Son travail porte sur le vécu de cette consommation dans le cadre festif, les
relations conviviales, sociales…
L’usage de cocaïne par des
personnes intégrées socialement
j’avais l’impression que cela allait être très
facile puisque tout le monde a priori était
d’accord pour y participer. Concrètement
pendant ces trois années, les phases
d’observation c’était facile : dans les
restaurants, dans les boîtes de nuit, dans
les bars, je pouvais y aller et regarder ce
que je voulais, parler avec qui je voulais,
participer à l’événement ne posait pas de
problème. Par contre, je ne m’y attendais
pas du tout, j’ai eu beaucoup de problème
pour réaliser des entretiens. Quand je
proposais des rendez-vous tout le monde
était d’accord pour participer, mais
concrètement à l’heure du rendez-vous,
j’avais des retards, des reports, des
annulations successives… Alors j’ai pensé
que ces gens ne voulaient pas rendre
visible une pratique qui était cachée, mais
pas du tout, car tous revenaient ensuite et
insistaient pour faire l’entretien. Je me suis
rendue compte que c’était la façon de
proposer des entretiens le soir après le
travail qui ne collait pas. Pour eux,
prendre deux heures pour aller discuter
d’un sujet sérieux, cela leur enlevait
deux heures de fêtes ou deux heures
avec leur enfant, ou deux heures d’apéro
ou comme ils disent deux heures
« d’after work » qui n’étaient pas payées,
donc ils perdaient leur temps. J’ai dû
complètement changer ma proposition. Au
lieu de leur dire de venir faire un entretien,
je les invitais chez moi pour un apéro.
Comme je leur proposais un apéro et qu’il
y avait de la musique, je leur disais qu’on
ferait l’enregistrement après, ils venaient
tous quand je leur proposais à boire, à
manger et de la musique et qu’ensuite on
sortirait, de cette manière-là ils étaient
tous à l’heure. Cela montre un peu le type
de rapport que j’ai pu avoir avec eux
pendant ces trois années.
Bonjour. Je vais vous présenter une partie
des résultats de ma thèse de doctorat sur
l’usage de cocaïne par des personnes
intégrées socialement. Elle est en train de
se terminer en ce moment après trois ans
passés à suivre ces individus dans tous
les moments de leur vie ; j’ai passé
beaucoup de temps à discuter avec eux, à
les enregistrer, pendant des moments
festifs, en vacances, mais aussi à d’autres
moments.
Avant de parler concrètement de ce que
j’ai appris de ce terrain de recherche, je
vais vous faire une rapide introduction de
pourquoi ce terrain, comment je m’y suis
prise pour intégrer les groupes de
population dites cachées (c’est-à-dire
dans leurs usages de drogues, ces
individus ne sont pas connus des services
de police, des institutions judiciaires, des
médecins, des associations …) Ils ne sont
référencés
nulle
part
comme
consommateur de cocaïne… En général
ils commencent et terminent leur
consommation
sans
être
jamais
appréhendés.
Avant d’entamer cette thèse, j’avais déjà
fait des mémoires sur les usagers
récréatifs de drogues de synthèse dans
les milieux festifs. Nous sommes dans une
région très portée sur la fête pour les
jeunes, avec la proximité des mégas
dancings en Belgique. J’ai travaillé un an
sur ces usagers récréatifs, et une année
sur les relations interpersonnelles dans le
monde de la nuit, qu’elles soient
professionnelles
ou
amicales,
en
particulier sur leur temporalité particulière.
Après ces deux années sur le terrain, il
m’était apparu qu’une substance sortait du
lot, dont on voyait les prémices d’une
expansion future, c’était la cocaïne qui
arrivait de plus en plus partout, était de
plus en plus consommée. Je me suis dit
que j’allais entamer cette thèse car,
comme j’avais déjà fait deux ans sur ce
terrain-là, je connaissais déjà plein
d’individus
susceptibles
de
vouloir
participer à mon enquête. Malgré le fait
que cette population soit cachée, qu’il est
normalement difficile de les atteindre, moi,
2
Une région particulière
l’INSEE,
principalement
cadres,
professions intellectuelles supérieures
pour 30% d’entre eux, profession
intermédiaire pour 20% et employés pour
20% aussi. Je n’ai pas eu d’agriculteurs
dans mon échantillon car j’ai fait mon
enquête en ville, alors qu’on sait que la
campagne est aussi touchée. Au niveau
de leurs études, ils ne sont que 12% à
avoir un niveau inférieur au baccalauréat.
Par contre, on voit qu’il y a une
surreprésentation des hauts niveaux de
diplômes, ils sont 30% à avoir Bac+2 et
37% à avoir au minimum Bac+3, donc cela
allait jusqu’à des doctorats, j’ai même des
médecins, des chirurgiens. Quand on
s’intéresse à leur milieu social d’origine, il
y a une simple reproduction, c’est-à-dire
qu’ils restent dans les mêmes catégories
sociales que leurs parents. L’usage
régulier, reste quand même dans les
milieux aisés même si on parle d’une
popularisation de l’usage. Dans cette
présentation nous allons suivre le
parcours type de la première fois où ils ont
consommé
une
substance
jusqu’à
l’éventuel arrêt, un parcours de A à Z.
Au départ je pensais faire l’enquête sur
toute la France, mais en ayant été à Paris,
Lyon, Marseille, Montpellier, Bordeaux, j’ai
réalisé que la ville de Lille et la région
Nord Pas-de-Calais a ceci de particulier
qu’elle est transfrontalière, proche de la
région de Tournai où il y a toutes les
boîtes de nuit sur une même route, le long
d’une nationale. Il y a donc des
mouvements pendulaires tous les weekends, chez les jeunes à partir de quinze
- seize ans, ils sortent régulièrement en
boîte de nuit en Belgique, ce qu’ils ne
font pas dans les autres villes de
France. Les jeunes nordistes ont
commençé avec des substances autres
que la cocaïne, disponibles dans ces
mégas dancings belges. J’ai donc recentré
mon étude sur le Nord de la France et sur
une population essentiellement lilloise.
Les critères pour sélectionner les individus
qui allaient participer à l’enquête : faire
partie de la population cachée, donc
casier judiciaire vierge, pas d’antécédent
ni de rendez-vous chez le médecin pour
des
questions
de
drogues
ou
d’associations. Aucun contact avec ce
milieu-là. il fallait aussi qu’ils aient
consommé plus de vingt-cinq fois dans
leur vie, ce qui me permettait d’enlever
ceux
qui
ont
juste
essayé
occasionnellement. Toute personne qui
répondait à ces critères et qui voulait
participer a été incluse dans l’enquête.
J‘ai
distribué
à
cent
cinquante
personnes, le noyau dur des gens que
j’allais
suivre,
un
questionnaire
exploratoire, pour un peu avoir une vue
d’ensemble du terrain, pour savoir quels
étaient leur âge, profession, origine
sociale et leur type de pratique : où ils
consommaient, comment, quand, combien
ils dépensaient…. Parmi ces cent
cinquante personnes, les âges vont de
vingt-quatre à quarante-quatre ans, un
peu plus de 72% avaient entre vingt-cinq
et trente-trois ans, parmi eux on retrouve
62% d’hommes et 38% de femmes.
L’écart a tendance à se réduire depuis
quelques années entre hommes et
femmes, surtout pour la cocaïne. C’est à
peu près conforme aux chiffres diffusés en
France. Ils sont, selon la nomenclature de
Initiation
En ce qui concerne l’initiation à un
parcours
d’usage
de
substances
psychoactives illicites, la ville de Lille à
ceci de spécifique, c’est qu’elle est au
carrefour de différentes boîtes de nuit
entre Paris, Bruxelles et surtout Tournai. A
Lille c’est surtout une culture du clubbing,
de la musique électronique, les jeunes
sont très tôt imprégnés de cette culture-là.
Dans ma population tous, sauf une
personne, se sont initiés avec d’autres
substances illicites avant la cocaïne.
Pourquoi d’autres produits ? Parce que
pour la plupart c’était il y a une dizaine
d’années, la cocaïne était moins présente,
moins disponible (effet marché), et parce
que les autres produits étaient beaucoup
moins chers. Ils ont commencé entre
quinze et dix-neuf - vingt ans maximum, ils
étaient étudiants ou pas forcément
insérés. La cocaïne était, il y a dix ans,
déjà à une soixantaine d’euros le gramme
alors qu’on trouvait l’ecstasy à quatre
cachets pour dix euros, sachant qu’un
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cachet d’ecstasy dure à peu près cinq
heures alors qu’un rail de cocaïne c’est
vingt à trente minutes. Le premier produit
a donc souvent été l’ecstasy avec un
premier essai effectué dans un cadre
privé. Ils avaient l’habitude de sortir, ils en
avaient entendu parlé. Ils allaient donc
essayer un produit pour expérimenter ses
effets, mais ils voulaient d’abord essayer
dans un cadre privé pour voir ce que cela
leur faisait. Cela s’est fait pour 95%
d’entre eux, dans une fête privée avec des
amis, c’était prévu à l’avance, quelqu’un a
ramené le produit et l’essai s’est fait
comme ça. L’incitation pour ce premier
essai a trois origines : en majorité c’est
l’influence du groupe de pairs (les amis,
l’entourage) puis la facilité d’accès [ou
accessibilité] dans la région depuis six ans
que je fais des enquêtes, j’en vois.
Quelquefois aussi l’influence de la fratrie
(un grand frère ou une grande sœur qui
consomme déjà ces substances, avec qui
on en a parlé, ça a donné envie de le faire.
Voici quelques témoignages, (anonymisés
bien sûr), pour illustrer
aussi « j’aimais beaucoup la techno et je
voyais autour de moi des personnes qui
sont devenues mes amis, et qui eux
commençaient déjà à se la mettre. Plus
vieux, je me suis dit que j’aimerais bien
essayer […] tous copains, soudés, je
m’entendais bien avec eux mais j’étais
quand même retiré du clan. […] j’ai
commencé à vouloir essayer […] j’étais
défoncé. Là on est tous copains, j’étais
dans le clan. »
Leurs
motivations
réelles.
Premièrement : une curiosité face aux
effets, leur envie de savoir ce que cela fait
clairement. Deuxièmement : il m’a souvent
été rapporté une volonté d’imiter et de
faire
comme
tout
le
monde.
Troisièmement : l’envie de s’intégrer à un
groupe. Il m’a souvent été rapporté qu’ils
faisaient partie d’un groupe de soirée, que
tout le monde consommait des produits et
que eux non, qu’ils ne partageaient pas
l’expérience, ni le ressenti, ni ce moment à
part qu’est cet usage de drogue. Ils ont
voulu essayer pour se sentir intégrés au
groupe, pour être comme tout le monde.
Anaïs nous parle de cet effet de contexte :
« il y a un truc qui me revient, je pense
que ce qui a déclanché ma première prise
de drogue […] c’est parce que j’étais en
Belgique […]. La Belgique, la musique, et
je ne sais pas, mais en Belgique tu as
comme l’impression que c’est limite légal.
[…] Si tu te fais prendre en flag’ en train
de donner une pilule dans la main de
quelqu’un, le videur va te la prendre et va
te l’écraser, mais il ne va pas appeler les
flics. […] Tu as l’impression que la loi est
plus souple, que les mentalités sont
différentes, la musique, etc. » Ça aussi ça
m’a souvent été rapporté, cette impression
d’une plus grande tolérance de la Belgique
pour les drogues et notamment là où il y a
toutes les boîtes de nuit, Petite anecdote :
pendant cette enquête, il y a quatre ans, le
patron d’une discothèque et le service
d’ordre ont été sous le coup d’une
procédure judiciaire, parce que la police
avait appris que le patron lui-même
organisait le trafic et que ses videurs
étaient ses revendeurs à l’intérieur de la
boîte. C’était un secret de Polichinelle, làbas, tout le monde sait que cela se passe
et que personne ne dit rien, la police vient
régulièrement faire des petites opérations
L’initiation :
Adèle 31 ans « […] Depuis toute petite en
fait j’ai été sensibilisée au milieu de la
came […] parce que mon grand frère est
un ancien […] toxico […] à plein de
drogues, mais surtout à l’héroïne. […] A
neuf ans je me suis fait vaccinée contre
l’hépatite C et donc on m’a appris ce que
c’était être tox. Donc une espèce
d’attirance et […] pourquoi le branle bas
de combat de la famille autour de ça.
Qu’est-ce que c’est quoi ? Et toute la
tripotée des petits frères, on s’est
intéressé à ça, on a une espèce de culture
du grand frère qui était à fond dedans,
dans la coke également, et donc curiosité
[…] On a goûté et on a aimé ». Magda 27
ans « Non parce que cela faisait déjà des
années que je voyais des gens qui
consommaient, et je voyais des gens qui
tapaient devant moi depuis des années.
Cela désacralise le truc. » L’ailleurs, le
lointain, c’est quelque chose qu’il voient
pas dans leur quotidien, ou en tout cas
tous les week-ends, ça désacralise donc
le truc, cela fait un peu moins peur. Cela
fait partie d’habitudes visuelles. Yann dit
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Lune de miel avec le produit :
coup de poing tous les trois ou quatre ans
et cela s’arrête là. Donc la Belgique donne
à ces individus une impression de plus
grande tolérance.
Dans leur cas, tout le monde sans
exception a adoré son premier essai
d’ecstasy ou de substance psychoactive,
tous m’ont dit à quel point ils ont passé
une merveilleuse soirée, se sont amusés,
c’était drôle, ils étaient entre amis. En plus
comme l’ecstasy est une drogue de la
communication, du partage, elle exalte un
peu les sens et parfois rend certains
amoureux. C’est quelque chose qu’ils ont
apprécié énormément. Dès cette première
bonne impression, ils vont vouloir très vite
recommencer et ils vont donc très vite
ressortir (dans ces boîtes belges), et ils
vont entrer dans ce que moi j’ai appelé
une phase de lune de miel avec le produit.
Ils vont beaucoup sortir, beaucoup
consommer, ils vont associer boîtes de
nuit et drogues tous les week-ends.
Comme le dit Mathieu : « de dix-huit à
vingt-trois ans, j’en ai pris pas mal. C’est à
force d’en prendre, après que t’élargis ton
cercle. […] C’est comme ça qu’on se
retrouve dans des soirées à quinze ou
vingt-cinq. […] Donc on a l’impression
qu’on vit quelque chose d’extraordinaire,
parce qu’on vit une sensation qu’on aime,
on connaît de plus en plus de gens, on
sort et on fait la fête. ». Thibaut nous dit :
« … Pendant quatre - cinq ans, c’était de
la défonce trois soirs par semaine. Le
lundi, tu n’attends qu’une chose : c’est le
vendredi. » C’est typique ! Anaïs nous dit
qu’elle sortait tous les week-ends, même
parfois deux fois par week-end, elle sortait
le vendredi et le samedi et elle tapait
(consommait). Parfois elle perdait jusqu’à
trois kilos sur un week-end, elle ne s’en
rendait pas compte, elle était dans son
truc.
Julien nous dit qu’une fois qu’ils auront
essayé leur premier produit, ils auront
passé une barrière psychologique :
essayer une drogue dure. « Après tu
passes plus facilement à la coke, parce
que tu te dis, bon ça, ça ne m’a rien fait et
puis voilà… » D’autres produits vont leur
être proposés dans ces lieux qu’ils auront
beaucoup moins peur d’essayer. Très vite
ils vont rentrer dans une phase de
polyconsommation intense : cela va être
l’ecstasy, le speed (des amphétamines),
des champignons hallucinogène, du LSD
Le modèle d’Howard Becker
C’est un sociologue américain qui a
démontré en 1963 que pour apprendre à
devenir un usager régulier de drogues, il
fallait passer par trois phases. Il a montré
ça avec des fumeurs de marijuana, mais
j’ai retrouvé la même progression ici avec
l’ecstasy ou d’autres substances.
1
Apprendre
les
techniques
de
consommation : comment consommer le
produit. En général pour l’ecstasy c’est
simple, puisque cela ressemble à un
cachet, cela ne leur fait pas peur, ils
l’avalent comme une aspirine. Il y a des
gens qui m’ont raconté que la première
fois, ils ne savaient pas comment cela se
prenait et ont sucé le cachet d’ecstasy, ce
qui leur a brûlé la langue et a décuplé les
effets. Il faut donc absolument savoir
comment on consomme les drogues, c’est
plus facile pour l’ecstasy que pour le joint,
il faut savoir rouler, et quelle quantité
mettre dedans, la technique du sniff qui
est aussi un pas supérieur à passer pour
eux.
2 Apprendre à reconnaître les effets :
Après avoir appris les techniques, il faut
qu’ils apprennent à reconnaître les effets.
Pour beaucoup, la première fois ils n’ont
pas associé dans leur esprit l’état dans
lequel ils se sentaient avec la drogue
consommée. Comme le dit Mathieu ici :
« je t’avoue que la toute première fois pour
moi, […] tu as toujours l’impression que
cela ne t’a rien fait. C’est vraiment la
deuxième fois où j’ai senti plus les effets. »
Lors de ce premier essai, ils ne se rendent
pas compte de ce que ça fait, et ce sont
souvent des amis qui vont leur dire que si,
ils avaient consommé et qu’ils sont resté
éveillés pendant quinze heures, ce qui
n’est pas normal…
3 Apprendre à apprécier ces effets :
Quand ils ont reconnu les effets et qu’ils
les ont associés à cette prise de
substances, il faut qu’ils apprennent à les
apprécier parce que si les effets leur
déplaisent, il y a un moment où ils vont
arrêter de consommer.
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(à l’époque il était encore présent dans
ces milieux-là), cela va être le mélange
avec le joint quand on rentre de soirée
pour faire descendre les effets de ces
produits excitants, voire parfois certains
médicaments psychotropes en fin de
soirée pour faire dormir un peu pour ceux
qui travaillent le lendemain. Ils vont donc
entrer
dans
une
phase
de
polyconsommation quasi systématique, ils
sont clairement, à cette époque de leur
vie, dans une recherche de défonce avec
l’envie d’aller toujours plus loin, toujours
plus fort, de tester ses limites. Il y a très
peu de contrôle à ce moment-là et, la
cocaïne est encore très peu présente, ils
étaient étudiants et avaient très peu de
moyens. Comme ils étaient dans une
recherche de défonce, la cocaïne, cela va
peut-être choquer, mais c’était encore trop
doux pour eux, trop subtil. Par rapport aux
prix, l’effet de la cocaïne est tellement
doux par rapport à l’ecstasy et aux
champignons que cela ne les intéresse
pas encore.
Cette période va durer entre six mois et le
maximum que j’ai vu c’est cinq ans, mais
généralement c’est entre six mois et deux
ans : période de lune de miel où on sort
beaucoup deux, trois, quatre soirs par
semaine et l’essentiel de la vie sociale et
personnelle est orienté vers ces pratiques
festives et ces usages.
gérer et incompatibles avec une vie
sociale ou professionnelle insérée. Petit à
petit, ce mode de vie intense sera
abandonné. Quand ils finissent leurs
études, qu’ils obtiennent un emploi, quand
ils se responsabilisent, et que leurs
moyens financiers augmentent, ils vont
petit à petit abandonner ces substances
fortes et ces consommations répétées. Ils
vont aussi abandonner les boîtes de nuit
belges réservées pour les jeunes (qui pour
eux maintenant se droguent), et vont
revenir vers Lille. Ils fréquentent plutôt des
bars et vont décaler leurs horaires : au lieu
de sortir vers deux heures du matin, ils
vont sortir à vingt-deux heures, et rentrer
vers quatre - cinq heures, ils décalent
donc aussi leurs horaires de sortie. Ils
fréquentent le milieu lillois qui est un peu
plus calme, cela ne veut pas dire qu’il est
exempt de consommation, mais il est plus
calme. Ils laissent les excès des boîtes
belges
aux
plus
jeunes.
Leurs
consommations vont aussi évoluer en
conséquence, c’est-à-dire qu’ils ne sont
plus dans la recherche de la défonce. A
l’époque de la lune de miel ils dansaient
en mode individualiste, tout seul et on
profite de la substance. Là, au contraire,
ils ont plutôt envie d’échanger, de
communiquer avec les autres, de parler
avec les autres, de rencontrer des
individus, mais ils veulent continuer à
garder cette petite excitation qu’ils avaient
avec les substances. La substance la plus
appropriée (dans ce qu’ils ont pu essayer)
pour leur permettre de continuer à parler,
de faire la fête et en même temps d’être
des individus insérés et socialement
corrects, c’est la cocaïne. Parallèlement,
depuis cinq à huit ans, la cocaïne est
arrivée massivement sur Lille pour des
questions géopolitiques qui ne sont pas
mon sujet.
Evolution de la vie personnelle et
professionnelle et modification des
pratiques de consommation.
Ces individus avancent en âge et petit à
petit : étudiants ils trouvent un travail, se
mettent en couple, ils commencent à avoir
des responsabilités, ils quittent le foyer
parental pour s’installer seul. Leur vie
personnelle
va
évoluer
professionnellement et personnellement ;
leur
vie
festive
va
évoluer
en
conséquence, parce que cette lune de
miel était extrêmement engageante.
Physiquement c’était fatigant : ils n’étaient
pas aussi efficaces à l’école ou sur leur
lieu de travail, et personnellement,
psychiquement c’est aussi épuisant parce
que les phases de descente de ces
substances sont de plus en plus difficiles à
Evolution des motivations
Grégory nous dit « Il y a différentes façons
de prendre certaines drogues […]. C’est
comme les étapes de la vie où à la limite
on apprend à rouler avec un vélo avec les
petites roues derrières. la drogue, c’est
pareil : on commence à la prendre d’une
certaine manière puis on évolue. La prise
de cocaïne aujourd’hui est vraiment sur le
6
côté groupe, sur le côté d’être ensemble,
d’être une bande d’amis, donc surtout je
pense qu’on approche tous de la trentaine,
c’est quelque chose à la limite qui est lié à
l’apéro. On est à six potes, on va acheter
deux grammes à six, on va se prendre des
lattes pour dire de pouvoir prolonger la
bonne soirée qui démarre. »
Jacques nous dit : « souvent si tu es un
bon consommateur d’ecstasy ou de
speed, […] la plupart du temps tu vas finir
par toucher de la coke, mais en
vieillissant, c’est peut-être pas une drogue
de jeunes, parce qu’une drogue de jeunes,
tu veux quand même une grosse claque.
L’ecstasy va te mettre une grosse claque,
le speed va te speeder comme il faut, la
coke tu vas gérer. Donc peut-être que la
personne plus vieille ne veut plus se
montrer comme défoncée, comme elle
pouvait le faire avant. Elle va prendre une
drogue où elle pourra gérer. » Jérôme dit :
« C’est vrai que maintenant c’est le
réflexe, dès que tu vas en soirée, que tu
bois un verre, […] ça va avec, tu penses
tout de suite à ça. Tu ne penses pas
forcément aux pilules quand tu vas dans
un bar. »
La cocaïne est une drogue qui, pour eux,
leur semble pratique socialement parce
que facile à gérer. Les effets leur semblent
subtils par rapport à toutes les substances
qu’ils avaient consommées avant, qui
modifient réellement leur état physique et
leur état de conscience. La cocaïne est
plutôt une drogue d’intégration sociale, en
tout cas ils la vivent comme de l’alcool.
Axelle nous dit que « c’est une drogue qui
présente les avantages d’avoir moins
d’effets secondaires. La semaine, tu es en
remontée de pilule tu es grillée : t’as des
pupilles… On n’en voit même plus la
couleur. Tu es en montée de speed, tu ne
sais même plus parler. Tu ne te vois pas
aller bosser la journée défoncée. On te
grille. La coke, non ! Cela peut très bien
passer inaperçu, donc c’est une drogue
plus sociale. Elle n’est pas forcément
perceptible. J’ai le sentiment justement
d’un monde de drogués, tout le monde
commence avec des pilules ou du speed
parce que c’est un âge où tu t’en fous de
ressembler à rien parce que c’est le but.
De toute façon la semaine tu es à l’école
donc tu t’en sors. Mais quand tu vieillis et
que ta vie professionnelle compte, quand
tu as des responsabilités, la coke est le
bon compromis. Cela minimise les effets
secondaires qui pourraient avoir des
conséquences sur ta vie de semaine, donc
ta vie professionnelle. Pour moi la coke
c’est la drogue du trentenaire. En fait tu as
aussi peut-être une recherche de
sensation moins hard. » Ils vont, à cette
époque-là,
abandonner
les
autres
substances et devenir des usagers
réguliers de cocaïne.
La consommation
cocaïne
régulière
de
C’est une pratique qui est délimitée
uniquement au temps de la fête, comme à
l’époque où ils prenaient de l’ecstasy le
week-end pour faire la fête ; la cocaïne
reste aussi une valeur festive. Ils n’ont pas
abandonné l’idée d’avoir un petit plus pour
faire la fête, mais ils veulent que cela soit
plus calme. Ici, ce qui est très important
c’est le cadre dans lequel cela va
s’effectuer. Pour que cette consommation
soit acceptée par tous, qu’elle soit
acceptée comme valable, acceptable et
pas problématique, elle doit s’effectuer
uniquement et que dans le cas de la fête,
elle doit être festive et récréative.
Jamais seul
Patrick nous dit « Je n’en prends pas tout
seul. Cela ne m’intéresse pas de prendre
des lignes tout seul, il faut vraiment
partager ça avec quelqu’un. Je n’en
prendrais pas non plus si après en fin de
soirée je me retrouve tout seul chez moi
avec un gramme de coke dans la poche,
cela ne m’intéresse pas. » Grégory dit
«C’est vraiment très aléatoire, c’est
vraiment le côté occasionnel. […] Cela
peut être trois fois dans la semaine et
après il se peut très bien que pendant trois
semaines il n’y ait rien du tout, parce qu’il
n’y a pas ce côté apéro avec des potes,
tout cela va ensemble, donc c’est vraiment
très occasionnel. » Cela montre que pour
eux, toute consommation en dehors du
cadre festif va être totalement rejetée. Ils
se fixent cette barrière-là. Pour qu’elle soit
acceptable à leurs yeux, elle doit avoir lieu
dans le cadre de la fête. Quentin : « Si je
prends de la drogue, c’est vraiment pour
m’ouvrir aux gens et pour profiter, pas
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pour subir,] Je trouve qu’il n’y a rien de
pire que de subir la drogue. » Et Thibaut :
« Seul ce n’est pas possible. » C’est
comme boire de l’alcool seul, en général
l’alcool est quelque chose de social, plutôt
dans un partage. Boire de l’alcool tout seul
chez soi est connoté péjorativement.
Prendre de la cocaïne seul chez soi c’est
être assimilé à être drogué, donc avoir un
problème. Thibaut « Jamais seul, c’est
hors de question. Pourquoi taper de la
cocaïne tout seul ? La soirée doit être bien
avancée quand je vais en taper, je ne
veux pas en taper avant minuit. Je vais
m’en remettre une petite couche, c’est le
petit plus. Je veux que cela reste très rare
pour que ce soit quelque chose que
j’apprécie. Je ne veux justement pas
quelque chose de régulier. A partir du
moment où c’est régulier, cela ne devient
plus… »
Il y a un réel cloisonnement entre le festif
et le reste de la vie. Ce qui est dans le
festif doit rester dans le festif. C’est une
manière pour eux de s’assurer une
protection ; « je ne suis pas dépendant,
c’est occasionnel… ». Leur pratique est
pensée, elle est réfléchie, elle est normée,
entourée de règles. Ils sont capables de
faire ça, parce qu’ils ont un passé de
consommateur dans lequel ils ont
expérimenté les mauvais essais, les
mauvais mélanges, ils ont expérimenté le
trop. Ils ont appris par expérience quand
ils peuvent consommer, quand ils ne
peuvent pas et quel type de produit. Ils
arrivent donc à un usage régulier de
cocaïne avec une espèce de savoir tiré de
l’expérience, qui leur permet surtout de se
fixer des limites, qui les empêche de
dépasser un certain stade qui serait
critique. Ils insistent tous dans leurs
discours sur le fait que cette pratique
d’usage de cocaïne ne pollue pas leurs
autres lignes biographiques: le travail, la
famille, les amis, une passion. Ils insistent
sur le fait que l’usage de cocaïne (et le
corollaire avec le monde festif) n’intervient
en rien sur les autres mondes. Ça ne
touche pas leur travail, ça ne touche pas
leur vie sociale, leur vie personnelle c’est
un « à côté ».
Un réel cloisonnement entre le festif et
le reste de la vie
C’est un élément très important, qui n’est
pas vrai pour tous les usagers de cocaïne,
mais qui est vrai pour tous ces usagers
récréatifs, c’est qu’il y a un rejet total de
l’usage de cocaïne au travail (alors qu’on
sait que c’est une drogue beaucoup
utilisée
au
travail
dans
certaines
professions stressantes, avec un rythme
de travail et des cadences fatigantes).
Pour les usagers récréatifs, la cocaïne au
travail est totalement rejetée : « c’est
vraiment par rapport aux limites que tu te
fixes, par rapport aux objectifs. Je l’ai déjà
fait, mais c’était une fois parmi tant
d’autres. Je ne veux pas décider de partir
du côté obscur sur une soirée, boire trois quatre verres et prendre de la cocaïne
jusqu’à pas d’heure en sachant que le
lendemain j’ai un rendez-vous important
au niveau du boulot. J’ai assez les pieds
sur terre pour dire non, demain j’ai un
rendez-vous important ; ce soir, même si
je sors, à telle heure je suis rentré. Je me
fixe une limite : je ne veux pas aller audelà parce que je sais que demain je ne
vais pas être performant au boulot [et si je
ne le suis pas] cela va se ressentir sur
mon travail. »
Prendre de la cocaïne au travail serait un
acte déviant, ce serait la barrière à ne pas
dépasser, la preuve qu’il y a un problème.
Une vision utilitariste de la cocaïne
Quelque chose de plus étonnant, c’est
qu’ils ont tous avancé l’idée que cela leur
apporte même des avantages, c’est-à-dire
qu’il y a une vision utilitariste de la
cocaïne. La cocaïne, comme la plupart
des substances psychoactives, leur
apporte un bien-être, ils se sentent bien,
confiants. Ils ont l’impression quand ils
consomment qu’ils sont plus intelligents,
qu’ils sont capables d’avoir une discussion
beaucoup plus suivie sur un sujet
compliqué, et que les idées fusent. Donc
coke = bien-être. Axelle nous dit « quand
je suis droguée, je suis mieux dans mes
chaussures. Je me sens plus jolie, je me
sens plus drôle, je vais plus aller vers les
autres. En général, je me sens sublimée
par moi-même, alors que si je ne tape pas,
je vais passer une bonne soirée. C’est
comme si quand je tapais tout ce qui des
fois te ralentit disparaît ce jour-là. D’un
8
seul coup tu es bien, tu vas vers les
gens. »
Le deuxième avantage qu’ils en retirent,
c’est le pouvoir stimulant de la cocaïne.
Mathieu dit « C’est vraiment suivant
l’ambiance dans laquelle je suis. Si je suis
avec des gens qui sont partis pour faire
vraiment la fête, qu’il faut tenir la route, je
me dis que si je passe ma soirée à picoler
cela va être un peu difficile. » La cocaïne
les aide à tenir, à veiller un peu plus
longtemps. Toujours dans la même idée
« la motivation première cela va être
d’assurer toute la soirée, vraiment
optimiser le truc au maximum. » Grégory :
« généralement, il arrive un moment, si on
a trop bu, si on a bu le verre de trop, on
n’est pas bien, et on peut aller jusqu’au fait
de vomir parce que clairement on a trop
picolé et qu’on est saoul. Je connais très
peu de personne qui sous l’emprise de la
cocaïne mélangée avec de l’alcool
vomisse. Généralement quand on est
sous cocaïne, on peut boire, boire, boire,
on a l’impression que cela fait un peu
office d’éponge. »
Le troisième point, le plus important, c’est
l’association cocaïne et alcool. Tous sans
exception avancent l’idée que quand ils
prennent de la cocaïne, ils ne ressentent
plus les effets de l’ivresse alcoolique.
Quand ils commencent dans ces apéros,
ces « after-work » qu’ils multiplient deux
ou trois fois par semaine, à sentir que
l’ivresse monte et qu’ils veulent continuer
à paraître bien, alertes et sûrs de ce qu’ils
font, ils vont aux toilettes, prennent de la
cocaïne et les effets de l’alcool
disparaissent. En tout cas ils ont
l’impression qu’ils disparaissent même si
dans le sang, le taux est là. Mais dans leur
perception, ils ne ressentent plus les effets
de l’alcool, donc ils peuvent boire toute la
nuit sans arrêt, tant qu’ils ont de la
cocaïne, en général ils ne sont pas
malades. C’est le point fort de la cocaïne
pour eux, c’est de continuer à avoir une
image sociale valorisée et valorisante en
ayant bu des litres d’alcool et ne pas
tituber.
Le dernier point, c’est l’idée que cocaïne
c’est V.I.P. Cela donne une image un peu
luxe, la cocaïne c’est le champagne des
drogues. Comme le dit Axelle : « la coke
c’est une drogue starisée, c’est une
drogue chère, c’est une drogue de
people. » Thibaut nous dit « la coke c’est
sex, drug & rock’n roll, c’est Cathy Getta,
ce qu’elle représente. Elle a une image de
Bobo, de gens qui ont de l’argent, qui font
la fête : piscine, coke, champagne, pour
moi la coke c’est pas une drogue
honteuse. » C’est quelque chose qui fait
partie d’un petit plaisir, ils ne prennent pas
de speed qui est un peu considéré comme
la coke du beauf, ils prennent de la
cocaïne, ils boivent du champagne, ils
sont de tous les dîners « mondains »
(autant que cela peut l’être à Lille), ils vont
aux vernissages, se retrouvent entre eux,
c’est un peu un microcosme. Cela draine
cette population-là à Lille, environ trois
cents personnes qui se connaissent plus
ou moins entre elles, et qui se retrouvent
dans différents lieux de fête, qu’elles ont
un peu intégré. Il y a cinq ou six bars
principalement dans le Vieux Lille,(moins à
Wazemme qui n’est pas du tout leur
terrain). Ils vont aux vernissages, vont aux
inaugurations de boutiques, vont se
montrer là et bien sûr ils ont de la coke, ils
ont du champagne. Bien qu’elle se
popularise, la coke reste encore avec
cette idée de distinction sociale.
Les facteurs qui vont influencer ces
consommations
Il y a aussi le fait comme le disait Alain
Ehrenberg dans son ouvrage Le culte de
la performance qu’aujourd’hui on vit dans
une époque où nous avons de plus en
plus
une
injonction
de
réussite
personnelle. Nous ne sommes plus dans
les années 70, époque de communautés
avec les drogues de partage, ni dans les
années
80
avec
les
drogues
contestataires. En ce moment, nous
sommes dans une période d’individuation
de plus en plus forte, la cocaïne est une
drogue qui permet de se sublimer
socialement. La cocaïne, pour les
personnes rencontrées permet de montrer
le meilleur côté d’eux-mêmes.
Qu’est-ce qui va évoluer dans cette
période où ils consomment régulièrement
de la cocaïne ? Quels sont les facteurs qui
vont
influencer
les
nouvelles
consommations ?
D’abord,
l’activité
professionnelle : plus elle va être intense,
plus ils vont ralentir momentanément leur
9
usage. Le couple aussi a souvent été
avancé comme une manière de se calmer,
c’est-à-dire que même si le conjoint
consomme, l’espérance de donner au
couple un enfant va faire qu’on va réduire
les occasions festives et donc réduire les
occasions consommer.
qu’ils gèrent, qu’ils contrôlent, ils n’ont, et
ça c’est clair et net pour eux, aucun
problème. Ce ne sont pas des individus à
problème. Quand les médecins parlent de
gens qui ont des problèmes, eux ne se
sentent pas du tout concernés : ils n’ont
aucun problème, ils ont un travail, des
amis, une famille… Quelqu’un m’a même
dit que « la cocaïne c’est comme le vin,
mes parents buvaient du vin, je prends de
la cocaïne, c’est pareil. » Ils mettent en
avant, pour être sûr de contrôler leur
consommation et prouver aux autres qu’ils
la
contrôlent,
qu’ils
observent
régulièrement des phases d’abstinence :
ils arrêtent pendant un mois, ils n’en
prennent pas quand ils vont en vacances.
Pour eux la dépendance, c’est un usage
quotidien, ils n’envisagent pas que la
dépendance puisse prendre différentes
formes.
« La
cocaïne
n’est
pas
dangereuse, en fait il n’y a pas de signes
extérieurs qui peuvent te le démontrer. Je
pense que c’est surtout ça. Bizarrement
c’est une drogue douce. Et comme je te le
dis, tu as le sentiment qu’il y a moins de
conséquences, enfin moins d’effets
secondaires. Enfin ce que je veux dire
c’est que je n’ai pas le sentiment de taper
de la drogue, ou alors tu vas taper de la
coke une fois tous les mois, un week-end,
ça n’a pas plus d’effets secondaires que
quelqu’un qui cartonne au Xanax
(antidépresseur) Ce que j’aime avec cette
drogue, c’est qu’elle ne laisse pas de
trace. »
Le groupe d’amis
Autre point, essentiel pour eux, c’est le
groupe d’amis. Le groupe d’amis est un
facteur qui va significativement influencer
leur niveau d’usage, ils vont toujours dans
les mêmes endroits, retrouvent les mêmes
personnes. Même s’ils ont prévu de ne
pas consommer dans une soirée, il suffit
qu’ils croisent quelqu’un qui leur en
propose, ils ne vont pas savoir dire non.
Comme le montre Mathieu « même si la
dernière fois que j’en ai pris beaucoup, je
comptais rentrer chez moi. Je croise un
pote, on boit deux - trois verres, on est
trois - quatre et voilà, on est parti chez lui,
il y avait une bouteille, il a apporté un truc
et voilà. C’est l’occasion qui fait le larron.
Je n’étais pas parti pour, et tout compte
fait, […] je m’embrigade tout seul. »
Souvent ils n’ont pas prévu de
consommer, mais tout le monde en prend
et ça leur donne envie et ils le font. C’est
comme un gâteau, on te le met sous le
nez : tu en as envie. On ne te le montre
pas, tu n’y penses pas. Dans leurs
soirées, il y a toujours un peu de coke qui
traîne, et en général, quand on leur en
propose, ils ne savent jamais dire non.
Conscients des risques
Dernier point essentiel, dans leurs
représentations du produit et de son
usage, la cocaïne n’est pas dangereuse.
Ils ont pourtant conscience de ce que
cette posture représente. Ils disent que la
coke c’est facile, que cela se prend tout le
temps, mais comme « nous on est
conscient des risques, on ne va pas
tomber dedans ». Ils ont l’impression que
ce n’est pas dangereux parce que par
rapport à ce qu’ils ont déjà goûté les effets
sont très doux, ils ne durent pas
longtemps, ça leur apporte des avantages,
le lendemain ils arrivent à travailler, ils
arrivent à parler à tout le monde. Pour eux
la cocaïne, c’est moins dangereux que
l’alcool, c’est moins dangereux que
d’autres substances. Ils ont l’impression
Une consommation contrôlée ? J’ai
essayé de regarder, concrètement, quelles
étaient les modalités de leur gestion. J’ai
repéré trois manières de faire de la
gestion :
1 maîtriser les préalables de la
consommation, c’est-à-dire organiser les
priorités (travail avant, famille avant).
Savoir s’approvisionner : pour eux c’est
facile, il y a profusion de dealer, non plus
le gros dealer comme dans les années 80
où il fallait aller chercher dans les
banlieues. Là ils sont quinze - vingt dans
tout le Vieux Lille, ils participent aux
moments festifs, ils sont clients des bars,
tout le monde a au moins trois ou quatre
numéros. Il y a même de la vente en
appartement, le dealer vient chez vous, il
10
prend un verre… Le problème de
l’approvisionnement ne se pose pas du
tout pour eux. Enfin, ne pas dépenser
l’argent qu’on n’a pas, mais nous verrons
en conclusion, que c’est beaucoup moins
évident, c’est justement un des problèmes
qui se pose pour eux.
tout le monde, parce qu’on a tous plus ou
moins essayé, arrêté, ou qu’on est
toujours dedans. T’es pas jugé parce que
c’est tellement banal. Par contre par
rapport à mes amis de la campagne (sous
entendu qui ne consomment pas), je me
sens complètement une déjantée. C’est
beaucoup moins marginal que les pilules
ou les trucs plus forts. La coke, ou la
drogue en général,] te fait évoluer de
groupes de gens en groupes de gens qui
prennent de la drogue. Ça banalise le
truc. » Comme ils évoluent dans des
groupes d’individus qui eux aussi
consomment, ils ont l’impression que c’est
normal. Ils en parlent librement entre eux.
Dans les bars on va dans les toilettes,
mais par contre dans les soirées privées,
la cocaïne est posée sur la table et tout le
monde se sert. Personne ne se cache,
c’est banalisé.
2 maîtriser les conditions de la
consommation, c’est-à-dire trois choses :
il faut choisir les produits en fonction des
effets recherchés, pour eux, ce n’est plus
que la cocaïne, ils ne consomment
d’autres substances que très rarement,
lors de grands événements. Mais bien sûr,
ils boivent tous de l’alcool. Je crois qu’il n’y
a qu’une seule personne sur les trois
cents que j’ai rencontrées qui ne buvait
pas d’alcool.
Il
faut
être
discret
pendant
la
consommation : dans les bars, quand
vous voyez des gens faire un peu plus
d’allers-retours que de raison aux toilettes,
c’est pour ça, ou alors ils vont dans les
voitures… pour ne pas avoir une étiquette
de déviant, pour pas qu’on voit qu’ils
consomment de la drogue.
Enfin il faut contrôler les quantités en
fonction des effets souhaités. Là aussi
c’est relativement bien maîtrisé puisque la
cocaïne est quand même beaucoup plus
douce dans les effets et les ressentis que
ce qu’ils prenaient avant. Donc ça, ils
savent bien le gérer.
Une représentation idéalisée d’euxmêmes
En tant que sociologue, je ne pouvais pas
m’arrêter à cela. Il leur a été très facile de
me parler pendant les entretiens de leur
gestion, de leur contrôle de leur
consommation, tous ont essayé de me
montrer une représentation idéalisée
d’eux-mêmes en disant que tout va bien,
qu’ils n’ont pas de problème. Sauf qu’on
sent clairement quand on les écoute
parler, qu’il y a une tension continue entre
ce qu’ils jugent normal et ce qu’ils jugent
déviant. C’est-à-dire qu’ils ont une
pratique déviante, mais ce sont des
individus insérés. Ils ont été élevés,
comme tout un chacun, dans notre société
avec des normes, des valeurs, des
pratiques. Ils ont été élevés dans l’idée
que la drogue c’est mal, et pourtant ils
vivent dans un univers qui ne correspond
pas du tout à ce qu’ils ont appris de la
drogue. Ils sont donc en tension en
permanence, ils se sentent normaux
quand ils sont avec leurs amis, au sein du
groupe de pairs, parce que tous
consomment et tous font la fête de la
même manière, il y a une espèce de sousculture commune festive. Par contre il y a
un réel sentiment de culpabilité quand ils
sont dans leur vie de tous les jours, quand
3 il faut éviter les conséquences
négatives de la consommation. Faire en
sorte
que
cette
consommation
n’intervienne pas la veille des jours ouvrés
et des obligations importantes (pas quand
tu travailles le lendemain, si tu as un
rendez-vous important…), pas quand il y a
un
événement
familial
important
(enterrement, mariage…). La veille, ou ils
ne font rien ou ils sont très calmes. C’est
leur manière de se donner des limites pour
ne pas dépasser le cadre fixé. Grâce à
toutes ces limites qu’ils se sont fixés,
grâce à cette expérience accumulée,
grâce à ce discours qu’ils produisent, ils
opèrent donc tous un réel processus de
banalisation de la substance. « En fait,
tant qu’on est dans ce monde-là, on a
l’impression d’être normal. Moi quand je
suis à Lille, entourée de personnes que je
connais, j’ai l’impression d’être comme
11
ils sont sous les effets et qu’ils vont
travailler le matin et qu’ils se sentent
fatigués, quand ils arrivent chez leurs
parents qui leur demandent ce qu’ils ont
fait le week-end. Magda dit « la drogue
dure c’est mal. Ce n’est pas parce qu’il y a
pire ailleurs que ce qu’on fait c’est bien,
c’est ce paradoxe, cette difficulté à juste
prendre du plaisir dans un truc mal. »
Parce qu’ils prennent du plaisir, ils aiment
ce qu’ils font, et ils jugent eux-mêmes que
c’est mal. Il y a une tension permanente
dans les discours. Quentin nous dit « c’est
comme nos parents qui boivent un verre
de vin. Je pense qu’on est assez
inconscient à ce niveau-là, mais en même
temps c’est établi comme ça. C’est grave
quand même. » Ils ont des petits moments
de culpabilité. Ils se disent que ce qu’ils
font n’est pas bien, parce que c’est de la
drogue, et en même temps ils le vivent
bien. Il y a une tension entre les deux
aspects de leur vécu et ils ont besoin de
se rassurer.
Comment se rassurer pour légitimer sa
pratique ?
Ils vont mettre en place la figure
épouvantable du drogué : le toxicomane.
Le drogué toxicomane, ce n’est pas eux,
ce sont les autres. C’est-à-dire celui qui va
avoir un mode de consommation
problématique : tous les jours, qui va
consommer d’autres produits, notamment
de l’héroïne, l’héroïnomane qui se pique, à
la limite qui est SDF… Comme eux sont
insérés, ils ont de l’argent, un travail, ils
font la fête plutôt dans les milieux aisés.
« Il y avait donc le côté toxicomane qui
était pour moi et pour l’ensemble des gens
que je fréquentais carrément à part, c’est
vraiment le côté toxicomane pur et dur. On
a toujours eu un sentiment de dégoût par
rapport aux gens qui prenaient de
l’héroïne, parce que c’est vraiment une
limite, l’étape à ne pas franchir. » Il y a
une espèce de mise à distance totale de
ces gens-là. Eux, ce n’est pas nous, nous
on est bien. Thibaut nous dit « l’image du
junky, pour moi beaucoup de gens ont dû
donner cette réponse, un toxico, un junky
c’est un mec qui consomme de l’héro
parce que c’est un produit où tu es vite
dépendant. » Parce que pour eux, il n’y a
pas de dépendance physique à la cocaïne
car ils n’en prennent pas au quotidien, eux
ne se piquent pas, donc eux n’ont pas de
problème. C’est leur manière de se
rassurer.
Arrêt
souhaité
possible ?
versus
arrêt
Je me suis demandé quand peut-on parler
de sortie de la toxicomanie, avec arrêt
définitif, abstinence, sevrage…? Comment
font ceux qui arrêtent, comment ils
arrêtent et comment ils perçoivent cette
idée de l’arrêt ? On arrête quand la
pratique ne nous convient plus, quand on
n’aime plus, quand ça nous occasionne
des dommages, des désagréments, des
problèmes, en général c’est pour ça. Tant
qu’on est bien et qu’on aime bien, on
n’arrête pas.
Je me suis alors intéressée à leur
perception des risques, des risques pour
la santé en premier lieu. Alors clairement,
les messages de santé publique, ils ne se
sentent pas
concernés du tout. Les
problèmes ce n’est pas pour eux, ils n’en
ont pas puisque de toute façon ils ne
consomment qu’une fois de temps en
temps, donc les problèmes de la cocaïne
(les arrêts cardiaques, etc.) c’est pour les
autres, c’est pour les dépendants. Tous
les discours, les messages provenant de
la santé publique, ça ne les concerne
même pas de loin. C’est un peu à l’image
du jeune qui commence à fumer à seize
ans et qui se dit que le cancer c’est quand
il en aura soixante. Ils ne sont pas des
individus à problème. Les associations, les
médecins qui voudraient les aider ne les
toucheront pas, ils n’ont pas besoin d’être
aidé. Il y a donc vraiment un fossé
gigantesque entre le spécialiste en
addictologie et ces gens-là parce qu’ils
n’ont pas le sentiment d’avoir un
problème. A-t-on vraiment besoin de les
atteindre ? C’est un débat qui mériterait
d’être soulevé. Clara, qui est psychologue
nous dit « je pense qu’effectivement la
dramatisation du problème n’est pas du
tout une solution parce qu’avant d’être
dramatique ça ne l’est, il y a beaucoup de
gens pour qui ça ne l’est pas (dramatique).
Les pouvoirs publics, la société devrait
peut-être mettre leur argent dans autre
chose que de la prévention à deux balles
qui ne sert à rien, parce que ça fait juste
12
rire les gens qui consomment, et ça fait
juste s’éloigner ceux qui sont dedans et
qui n’ont juste pas envie de se confier à
des gens qui n’y connaissent rien. Je
pense que demain, si j’étais vraiment dans
la merde, je n’aurais certainement pas
envie de parler avec ce genre de
personne. Il y a un décalage entre la
pathologie
et
juste
la
pratique
occasionnelle. »
thune. Mais je vais quand même claquer
la chose dans un gramme de coke. » Cela
demande une organisation. Ils dépensent
pour la cocaïne sans compter parce qu’ils
ont envie de faire la fête et ils vont faire
attention pour tout le reste.
Les risques sociaux :
Pour conclure, on ne peut pas réellement
parler d’arrêt, d’abstinence, de sevrage. Je
n’ai pas rencontré un seul de ces usagers
récréatifs et occasionnels, je ne parle pas
pour les autres usagers de cocaïne, qui
l’ai envisagé. Les désagréments que cela
leur apporte ne sont pas assez importants
par rapport aux avantages qu’ils en
retirent, ce qui ne leur donne jamais envie
d’arrêter définitivement parce que ça
aurait été trop loin. Ils m’ont tous exprimé :
« Pourquoi j’arrêterais si je n’ai pas de
problème ? » Ils évoquent « plus tard,
quand je serais en couple, quand j’aurais
des enfants, quand j’aurais changé de
job… »
Pour
cette
population,
je
proposerai
plutôt
une
disparition
progressive de la toxicomanie ou un
effritement, non pas un choix volontaire et
affirmé, qui serait situable dans le temps
comme les héroïnomanes qui entament
une cure, mais plutôt quelque chose de
progressif : ils vont plutôt sortir de moins
en moins parce qu’ils vont vieillir, parce
qu’ils vont en avoir marre d’être dans les
bars, parce qu’ils en ont marre d’être dans
ce mode festif-là, parce qu’ils vont se
mettre en couple, parce qu’ils vont avoir
d’autres centres d’intérêt... Et petit à petit,
comme
ils
sortiront
moins,
ils
consommeront moins, la cocaïne aura
moins de pertinence… il y aura un
épuisement progressif de la pratique,
jusqu’à sa disparition. J’ai croisé aussi des
personnes de cinquante-cinq ans qui
consomment encore une fois par an pour
le plaisir de reprendre un peu de cocaïne.
On n’est donc pas du tout dans les mêmes
représentations qu’en addictologie, ce
n’est pas la même manière d’envisager la
question, puisqu’il peut y avoir arrêt des
sorties pendant trois mois, et puis à force
d’en prendre moins, on se rend compte
qu’on n’en a plus trop besoin, on va boire
Un épuisement progressif de la
pratique
Certains ont regretté un enfermement
progressif dans leur réseau de relations
uniquement formé de consommateurs.
Les liens avec les gens qui ne
consomment pas, même les amis
d’enfance, vont se déliter petit à petit
parce qu’ils ne font plus la fête de la
même manière, parce qu’ils ne partagent
plus rien. Certains regrettent d’avoir perdu
ces amitiés-là ou regrettent que leurs
activités de loisirs se soient uniquement
tournées autour de la fête. Ils ne vont plus
au théâtre, au musée, au cinéma parce
qu’ils passent leur temps dans les bars. Il
y a aussi un abandon progressif des
autres relations sociales car les activités
de loisirs sont essentiellement tournées
vers la fête. Enfin le problème du budget
cocaïne. Au cours de mes phases
d’observation, il m’a été donné de suivre
les filles et les garçons dans leur
quotidien, notamment quand ils faisaient
les boutiques parce que j’avais besoin de
passer beaucoup de temps avec eux, de
discuter de tout et pas seulement dans les
moments festifs. Donc en faisant les
boutiques (forcément des pas très chères
du type H&M), je me souviens d’une fille
qui avait hésitée trois quart d’heure sur
une chemise à carreaux à quinze euros,
prétextant son prix, et qui, le soir, a sorti
cent vingt euros pour deux grammes de
cocaïne. Il y a une réorientation des
priorités, de leur budget. Jérôme par
rapport aux loisirs : « mon cercle d’amis,
c’est un cercle d’amis de soirée. Quand tu
rencontres quelqu’un, j’ai l’impression que
c’est toujours autour d’un même produit.
Je me rends compte que je n’ai plus
d’autres loisirs, et ça me gène
beaucoup. » Magda dit «j’adorerais faire
un soin en institut, mais je n’ai pas de
13
quelques verres. Certains me disent qu’ils
préfèrent les apéros en privé, il ne boivent
que quelques verres et n’ont plus besoin
d’aller très loin dans la soirée, ils rentrent
vers dix - onze heures, la cocaïne n’est
donc plus très pertinente, ils n’en prennent
donc plus, cela n’a plus d’intérêt. Merci de
votre attention.
14
temporalité qui n’est pas du tout la même
pour eux que pour d’autres.
Echanges
Avez-vous rencontré des jeunes qui ont
connu des jeunes qui avaient eu des
difficultés ?
- Est-ce qu’ils transfèrent l’augmentation
de leur consommation d’alcool avec celle
de la cocaïne ?
- Si quelqu’un dépasse les limites qu’il
s’était fixées, il y a une pression interne du
groupe, tout le groupe lui met la pression
pour qu’il revienne dans le rang. S’il n’y
revient pas, il sera exclu du groupe parce
qu’il met en danger la cohésion et l’image
que le groupe s’était forgé de lui même. Ils
ne veulent pas d’un « tox » dans leur
groupe, ils veulent être sûrs de tout
maîtriser : « Soit tu reviens dans le rang,
soit tu t’abstiens de nous appeler parce
que l’image que tu nous renvoies ne nous
plaît pas. »
- Pour certains oui, ils avaient arrêté la
cocaïne et avaient gardé des habitudes de
consommations d’alcool liées à la cocaïne,
c’est-à-dire très élevées. Certains se sont
retrouvés dans des bars à vomir parce
qu’ils n’arrivaient plus à calibrer leur
consommation d’alcool sans la cocaïne.
Finalement la majorité arrête la prise de
cocaïne en changeant de mode de vie, ils
sortent moins, donc ils boivent moins.
Quand ils arrêtent la cocaïne après la
trentaine, on retrouve des schémas plus
traditionnels de convivialité où les uns se
reçoivent chez les autres pour des repas
et là il n’y a pas l’envie de défonce qui
pouvait exister avant. J’ai entendu parler
de quelques épisodes où des personnes
ont eu envie de compenser, mais pas tant
que ça, il n’y a donc pas eu de réel
transfert.
Cela
suit
vraiment
une
chronologie
avec
des
évolutions
personnelles et professionnelles.
- Je m’interroge quant au lien avec l’alcool,
parce
qu’en
fait
dans
leurs
consommations, c’est aussi toujours lié
avec l’alcool, tout en prenant l’exemple de
leurs parents qui boivent un verre d’alcool.
Il y a une sorte de négation de l’alcool.
- L’alcool, tout seul, a très peu de
pertinence. Ils boivent très rarement chez
eux. Par contre ce sont des gens qui ont
une sociabilité très dense. Ce qu’ils
appellent les apéros et les « after work » à
rallonge c’est le mardi, le mercredi, le
jeudi, le vendredi, et le samedi ils sortent.
Cela va de un à quinze verres, jusqu’à la
fermeture des bars, l’alcool est donc
beaucoup plus présent. Ils ont d’ailleurs
plus peur de leurs pratiques liées à l’alcool
qu’à la cocaïne, parce que c’est quelque
chose qui est arrivé avant la cocaïne et qui
restera après. Leur pratique de l’alcool est
beaucoup plus problématique, mais ce
n’est pas une pratique sur laquelle je me
suis penchée.. Quand tu leur demandes
s’ils ont un problème avec la cocaïne, ils
répondent : non, pas avec la cocaïne,
mais avec l’alcool oui. Ils vont dire
clairement avoir un problème avec l’alcool,
en boire un peu trop. Mais encore une
fois, ils ont une image de la dépendance
qui est annexée à celle du toxicomane ou
de l’héroïnomane qui a besoin de sa dose
toute les x heures. Même avec l’alcool, ils
disent qu’ils ne sont pas dépendants, ils
peuvent partir une semaine en famille et
ne pas boire, Il y a donc une question de
- Comment évaluent ils leur évolution
sociale et professionnelle ? On a
l’impression qu’ils n’ont aucune difficulté,
et par rapport à leur famille ?
- Les gens qui ont arrêté ce mode de vie
festif, c’est lointain, cela ne les concerne
plus. Ils reviennent vers des relations
passées quand ils arrêtent, il y a une
espèce de regret à se dire qu’ils ont laissé
« sur la route » des gens biens et qu’ils
n’ont pas porté d’attention à eux parce
qu’ils n’avaient pas la même manière de
faire la fête, qu’ils les ennuyaient à
l’époque et qu’aujourd’hui ils veulent
revenir à des relations vraies. Mais
pendant qu’ils sont dedans non, parce
qu’ils ont une si haute impression d’euxmêmes et de ce qu’ils font, qu’ils ont
l’impression qu’ils ont tout à fait raison de
continuer dans ce qu’ils font, et que si les
autres ne savent pas les suivre tant pis
pour eux, car eux, au moins, savent
s’amuser.
Au niveau du parcours social et
professionnel, ils sont relativement bien
insérés avec un niveau de revenus assez
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élevé. J’ai vu des médecins, des
chirurgiens, des psychologues, des
commerciaux qui gagnent beaucoup.
Donc pour ces gens-là la cocaïne n’est
pas du tout un problème, ni pour leur
budget. De plus le prix a beaucoup baissé,
on en trouve entre cinquante et soixantedix euros le gramme, parfois ils se mettent
à plusieurs, trente euros sur une soirée
c’est abordable. Pour ceux qui peuvent
moins dépenser, cela pose problème
parce qu’ils ont parfois pioché dans leur
épargne personnelle pour assumer leur
mode de vie festif. Ce n’est pas que le
produit, c’est tout ce que cela implique
autour : les sorties, les vêtements, les
boissons, les restaurants… Eux ne
l’imputent pas à la cocaïne, mais à cette
envie de faire la fête, ils vont partir faire la
fête un week-end à Barcelone. Ils ne
relieront que très peu les problèmes à la
substance, mais plutôt au mode de vie
dans son ensemble. Ce n’est donc pas la
cocaïne qui leur pose problème, mais le
mode de vie festif. Dans leur parcours
socioprofessionnel, surtout professionnel,
ils sont dans une volonté, plus ils avancent
en âge, d’insertion sociale. Plus ils vont
avancer, plus ils vont abandonner ce
mode de vie dans son ensemble et la
cocaïne qui en fait partie. Mais tant qu’ils
sont dedans, ils ont l’impression qu’ils ont
tout compris, qu’ils savent faire la fête et
que les autres sont chiants. Donc ceux qui
ne veulent pas suivre, qu’ils restent
derrière, ce n’est pas grave.
risquent de ne plus aimer le sexe sans
cocaïne. Une fois de temps en temps, en
rentrant de soirée c’est bien, mais si on
rentre dans la pratique habituelle du sexe
sous cocaïne on ne saura plus ce que
c’est sans ça, on aura donc un problème.
Là aussi, il posent des barrières.
- Ils sniffent tous la cocaïne ? Aucun n’en
prend par injection ou free base
(transformer la poudre en caillou) ?
- Par injection : aucun. Le free base,
certains m’ont dit d’avoir essayé dans
leurs jeunes années, quand ils prenaient
de l’ecstasy ou d’autres produits, mais le
free base est connoté avec l’image du
toxicomane.
Parmi ceux que j’ai rencontré, il n’y en a
que trois qui ont essayé l’héroïne, mais ils
ne le mettent pas en avant, par le sniff
aussi car l’injection est vraiment tabou
dans le milieu. C’est que du sniff et que du
festif. Certains collent la cocaïne sur leur
cigarette, c’est une manière de déroger un
peu de leur usage.
- Comment se passe le contact avec les
dealers ?
- Si avant, on allait voir le dealer dans un
endroit, maintenant le dealer est un
membre du groupe, il vient tous les weekend dans ces bars, il participe aux soirées.
Il n’est pas présenté comme un dealer,
mais comme un ami. Il est invité à toutes
les soirées, et en plus s’il est là, on aura
tout sous la main. Il y a beaucoup de deal
d’appartement : on fait une soirée, le
dealer est là et il vend à tous ceux qui sont
présents. Cela contribue à rendre cette
pratique un peu plus invisible. La
criminalisation
des
drogues
oublie
complètement cette cocaïne-là et ce
marché du deal.
En 2008 à Lille, la police a monté une
opération nommée « Nice people » qui a
duré plus d’un an. La police a surveillé
quelques bars, pris des photos. Cela a
abouti à l’arrestation de cinq personnes et
quatre-vingts dix personnes ont été
convoquées au commissariat comme
témoin, dont au moins une douzaine de
« mes » individus qui ont été convoqués
au commissariat, mais qui ont été relâchés
aussitôt.
Qu’ils
soient
dealer
ou
consommateur, les gens pensent ne pas
- Avez-vous eu accès aux informations
concernant la prise de cocaïne et les
performances sexuelles ?
- C’est tout ou rien. Certains m’ont avoué
que cela avait décuplé leurs fantasmes, un
peu comme l’ivresse alcoolique mais cela
dure plus longtemps. D’autres, au
contraire, perdent tous leurs moyens, ce
n’est pas quelque chose qui a beaucoup
été mis en avant. On en a parlé, mais ce
n’est pas une des raison qui va les
pousser à consommer, notamment cette
idée toujours présente de garde-fou, cette
frontière à ne pas dépasser ; tous ceux qui
m’ont évoqué le sexe avec la cocaïne,
dont pour la moitié d’entre eux en
discussion informelle, m’ont dit qu’il ne
fallait pas le faire à chaque fois car ils
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risquer beaucoup, peut-être plus le dealer
quand même, mais la manière dont c’est
fait : il est client d’un bar ou il vient chez
vous… Par contre le consommateur, lui,
ne pense rien risquer du tout, même s’il a
un gramme sur lui. Peut-être la tolérance
sur Lille joue en leur faveur car dans les
faits, selon les parquets, il y aura une plus
ou moins grande tolérance. Lille est quand
même un carrefour entre la Belgique, la
Hollande, l’accès par les ports. C’est vrai
que les simples usagers ne risquent pas
grand-chose.
la presse. Par contre ils sont désireux de
pouvoir lire une recherche « scientifique »,
de voir ce que cela va donner. Parler à la
presse donnait l’impression de rendre plus
visible leur pratique. Autant entre eux ils
en parlent ouvertement, mais pour le reste
du monde ils doivent rester ces gens
socialement surélevés. Ils doivent être
comme le reste du monde malgré une
pratique déviante (tension).
- Lors de l’abandon des pratiques festives
est ce en lien avec le fait de devenir
parent, y a-t-il une prise de conscience ?
- Comment êtes-vous entrée en contact
avec ces personnes et quelle était leur
perception de la recherche ?
- Pour une bonne moitié de ceux qui
arrêtent, il y a une remise en question de
ce qu’ils ont été avant. Ils savent qu’ils
sont passés à côté de plein de choses,
mais ne regrettent pas. Maintenant ils
reviennent
à
une
vraie
vie.
Ils
abandonnent les pratiques festives, parce
qu’ils leurs trouvent moins de pertinence.
Ils remettent en cause la personne qu’ils
ont été cinq ou six ans auparavant parce
qu’ils réintègrent dans leur vie d’autres
aspects de la vie sociale comme les
voyages, la vie de famille, les expositions,
quelque
chose
qu’ils
avaient
complètement laissé de côté avant. «Je
redécouvre le plaisir de faire une balade à
vélo le dimanche matin, avant je
dormais », « Je redécouvre le plaisir de
me faire un cinéma un matin, parce que
maintenant je suis levé(e) le matin ».
Pour l’autre moitié, ils continuent à avoir
un mode de vie festif mais différemment :
au lieu de sortir toutes les semaines ou
tous les week-ends, ils sortent une fois
tous les trois mois « on part à cinq couples
faire la fête très fort à Barcelone ou un
autre endroit ». Faire la fête va être
ponctuel. Ils ne remettent pas en cause
ça, parce qu’ils restent dans cette envie de
continuer à avoir ce petit frisson
d’excitation.
C’est donc moitié-moitié : certains vont se
remettre en question et d’autres pas du
tout : « On va arrêter des drogues. Quand
on en prend c’est une fois par an, mais on
le fait bien ! »
Pour la question de la parentalité : sur les
huit couples que j’ai rencontrés, la femme
a arrêté pendant qu’elle était enceinte. Le
conjoint non. Il a même continué à sortir
de temps en temps sans elle. Après
- Cela a commencé quand j’étais
étudiante. Je travaillais comme serveuse
en boîte de nuit tous les week-ends, de
dix-huit à vingt-cinq ans. Après je me suis
intéressée à ce milieu-là. J’organisais des
soirées, des événements, et cela faisait un
certain temps que ces gens-là me
voyaient un peu partout, parce que c’est
un monde du travail où on bouge
énormément. Ils me connaissaient de vue,
j’avais organisé des événements, j’avais
même contribué à la création d’un festival.
A priori, j’étais plutôt de leurs pairs. Quand
j’ai évoqué l’idée de faire une enquête…
cela faisait rire parce qu’ils savaient que je
faisais des études dites sérieuses, alors
faire une thèse sur les usagers de
cocaïne… Quand ils ont dû répondre à
des questionnaires, il a fallu que je
garantisse l’anonymat en changeant les
prénoms. Ils étaient tous très intéressés
par ce que j’allais dire, ils avaient tous
envie de lire ce qui va être produit. Ils
voulaient
tous
participer
à
des
conférences. Cela les intéresse qu’on
fasse un retour de réflexion sur leur
pratique.
Par contre, ce qui a été très étonnant, ce
qu’ils n’ont pas aimé du tout (je ne l’ai fait
qu’une fois et pas deux), dans une
interview à La Voix du Nord il y a trois ans,
ils n’ont pas apprécié que je dise des
choses
aussi
banales
que
leur
consommation dans les lieux publics se
fait aux toilettes dans les bars, tous m’ont
appelé : « pourquoi tu leur as dit ça ? Tout
le monde va savoir… » Ils n’ont pas aimé
le fait d’avoir parlé de détails techniques à
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l’accouchement, toutes ont repris mais à
moindre fréquence, une fois de temps en
temps, mais il n’y a pas d’arrêt. Elles vont
moins le faire parce qu’elles ont moins de
temps, mais il n’est pas question d’arrêter
sous prétexte qu’elles ont un enfant et
sont donc responsables. Ne pas être
responsable pour elles, se serait de
prendre de l’ecstasy, du LSD ou des
champignons. La cocaïne, c’est juste un
petit plaisir. Il n’y a pas une volonté d’arrêt
parce qu’elles ont un enfant. ATTENTION,
ceci n’est vrai que pour les huit couples
vus durant l’enquête.
Ils se fixent leurs barrières que chacun
gère seul: ils ne consomment pas au
travail ; s’il leur reste un gramme, ils ne
vont pas le prendre seul ; ils ne vont pas
consommer la veille de voir leur famille ;
pas en vacances… Cela leur fait une
période d’abstinence. C’est une pratique
qui doit rester festive et partagée :
« pourquoi si je rentre chez moi vais-je
consommer alors que je vais être seul et
que je rentre pour aller dormir ? » C’est le
festif qui est collectif, l’alcool, la cocaïne,
la musique se greffent là-dessus. Quand
on sort de ce festif, on n’est plus dans le
collectif « quand je rentre chez moi seul
après une soirée, je ne vais pas boire
d’alcool non plus ! » Ils prennent de la
cocaïne pour être bien, pour boire et tenir
plus longtemps, et quand les effets
s’arrêtent, ils vont se coucher.
- Cette population est dite cachée parce
qu’elle échappe à des contrôles formels,
mais il y a des contrôles informels à
l’intérieur du groupe. Y a-t-il un rapport
entre les stratégies personnelles
de
maîtrise de la consommation et l’appui
sur le groupe ?
- C’est un peu comme avec l’alcool. Si on
boit à plusieurs, c’est pour l’effet convivial,
alors que si on boit seul, ce serait pour la
recherche des effets psychoactifs. Dans
leur fonctionnement de groupe, celui qui
en sort (parce qu’il dépasse les limites)
illustre ce qu’il ne faut pas être. Parmi les
caractéristiques, les facteurs aggravant de
l’alcoolisme le fait de boire en cachette est
souvent mis en avant.
- Pour la question des contrôles formels,
cette population y échappe puisqu’elle est
cachée par définition. Sur la question des
contrôles informels dans le groupe, il y en
a très peu. Le seul contrôle fait dans le
groupe, c’est si quelqu’un dépassait les
limites (consommerait pour aller travailler,
consommerait de trop) et leur renvoyait
une image négative de l’usager de
cocaïne, s’il sortait un peu des limites
fixées par le groupe, on lui demanderait de
se calmer, on lui ferait comprendre qu’il
file un mauvais coton, libre à lui de revenir
dans le groupe ou d’en sortir. Après c’est
vraiment
une
pratique
qui
est
individualisée. Contrairement à l’ecstasy
ou au LSD où ils partageaient une
expérience commune, vivaient les effets
hallucinogènes en commun, là on est dans
l’individualisation poussée à l’extrême.
Quand on est ensemble, on ne parle pas
des effets ressentis de la cocaïne, elle
nous empêche d’être saoul et nous permet
juste d’être bien. A la limite, la seule chose
qu’on va dire dessus c’est « tiens, tu en
veux ? » On ne va pas parler de ses
effets.
Il n’y a contrôle informel dans le groupe
que si un individu met en danger la
cohésion du groupe ou l’image que le
groupe s’est forgée de lui-même. Après
c’est à l’individu lui-même de se réguler
par rapport à sa vie, son travail, sa famille.
- Vous avez évoqué la culpabilité, est ce
vrai aussi par rapport aux collègues ?
- Soit leurs collègues ne sortent pas aux
mêmes endroits qu’eux, soit ils sont dans
la même mouvance. Ce ne sont
généralement pas des amitiés avec les
collègues, ce sont des amitiés festives ;
hormis le cas d’un patron d’une entreprise
de six employés, six amis, qui font donc la
fête tous ensemble, toujours. Mais sinon
c’est
complètement
cloisonné
et
compartimenté. Si jamais des collègues
viennent prendre l’apéro avec eux, alors
ils se tiennent bien. Même s’ils partent aux
toilettes pour prendre un « trait », ils
n’auront pas les yeux qui partent dans
tous les sens en revenant ils n’auront pas
d’hallucination ; ils sont capables de
prendre un verre tranquillement. Il n’y a
pas de rapport entre ces deux mondes.
S’ils croisent des collègues dans un bar, et
alors ? Cela ne se voit pas, en tout cas
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pour ceux qui ne connaissent pas le
produit et ces milieux-là.
en prenne seul. Ils ont leur propre
définition de la dépendance.
Concernant les rapport police et justice : je
ne peux parler que pour un cas (que je
n’ai pas suivi mais qui était un acteur
central d’un groupe) qui a la trentaine et
qui a été neuf mois en prison quand il
avait une vingtaine d’années. Il a été
incarcéré pour trafic de stupéfiants, et ça
l’a profondément marqué, ainsi que sa
famille. Ca ne l’empêche pas malgré tout
d’être à fond dans la cocaïne, parce que
tant qu’il ne deale pas, il ne risque rien et
que pour lui, la cocaïne ce n’est pas du
tout comme l’héroïne. Donc même si la
prison l’a marquée, il a juste arrêté le
trafic, mais il consomme toujours.
- Que deviennent ceux qui ont franchi la
barrière ?
- Il y a un cas : le conjoint d’une personne
que j’avais suivie, il consommait beaucoup
cela mettait le couple en péril. Sa femme a
posé un ultimatum pour qu’il aille voir un
psychiatre pour essayer d’en parler. Il
consommait beaucoup d’alcool et de la
cocaïne tous les jours, dès qu’il rentrait du
travail à dix-huit heures jusqu’au
lendemain cinq heures mais continuait à
affirmer qu’il gérait sa consommation.
C’est le seul cas rencontré qui est allé
consulter, mais c’est parce que la rupture
du couple allait se faire.
Pour les autres, je n’en ai aucune idée.
J’ai discuté avec un médecin généraliste
et un psychiatre en addictologie, ils m’ont
dit voir très peu de gens qui viennent pour
la cocaïne. En général ils consultent pour
l’héroïne, le cannabis, mais la cocaïne
apparaît comme une consommation
secondaire. Les rares personnes qui
viennent pour la cocaïne ne viennent pas
pour les dommages engendrés. La
réponse médicale est extrêmement
individualisée parce que il n’y a pas
encore, à l’heure actuelle de thérapeutique
unique et efficace comme on en a pour
l’héroïne. Pour la cocaïne, les médecins
disent donner une réponse en fonction de
leur champ d’action (psychiatrie, médecine
générale …)
- Parmi ceux qui ont été convoqués lors de
l’opération de police, est-ce que cela a eu
un impact sur eux ?
- Ils ne faisaient pas partie des gens que
j’interrogeais. Par contre ça a eu un
impact pour tout ce milieu-là pendant six
mois. Pendant ces six mois, de novembre
2008 à mai 2009, j’ai dû me faire discrète,
j’ai dû stopper l’enquête car plus personne
ne voulait répondre à mes questions (ceux
qui avaient été convoqués n’avaient plus
envie de répondre à mes questions et
ceux qui ne l’avaient pas été ne voulaient
pas risquer de l’être). Cela a juste
échauffé un peu les esprits, puis c’est
retombé comme un soufflé et c’est reparti.
- Comment acceptent-ils, s’ils l’acceptent,
un non-consommateur dans le groupe ?
Et autre question, se posent-ils des
questions sur l’origine du produit (les
réseaux par lesquels il passe) ? Parce
qu’ils sont censés faire partie de gens
cultivés.
- Pour un usager de cocaïne, il n’existe
pas de traitement de substitution comme
pour l’héroïne, alors on ne peut pas
s’arrêter « facilement ».
- J’ai plus entendu parler de la recherche
de produit de substitution plutôt que
d’accompagnement.
- Sur la question des réseaux, du deal…,
ils s’en moquent totalement, ils sont dans
un hédonisme, un pur idéalisme. Les
seules questions qu’ils pourraient poser
seraient sur la qualité du produit (s’il fait
de l’effet) et sur la quantité (en poids et en
argent). Mais cela ne va pas plus loin. Ils
sont dans leur microcosme, pas du tout
des consommateurs responsables
Pour répondre à la question de la place
des non-consommateurs dans le groupe,
contrairement à la période ecstasy ou à
celle de la lune de miel avec le produit où
- La question que je me pose c’est est-ce
qu’il y a dépendance ? Et aussi quelle est
leur trajectoire de vie, y a-t-il eu des
rapports avec la justice ou la police ?
- Pour ce qui est de la notion de la
dépendance, pour eux c’est clair : ils ne le
sont pas ! Ce sont le toxicomane,
l’héroïnomane, ceux qui consomment au
quotidien, qui en prenne au travail et qui
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le non-consommateur n’avait pas sa place
parce qu’il ne pouvait ni suivre la cadence,
ni comprendre ce qu’il se passait. Le
réseau est un peu plus perméable au nonconsommateur, mais à condition qu’il ait
un mode de vie festif, qu’il boive de
l’alcool, qu’il fasse la fête, qu’il aime la
musique, qu’il participe aux événements,
qu’il suive le rythme. Il y a quelques nonconsommateurs qui sont là régulièrement,
certains sont non-consommateurs depuis
toujours, d’autres ont arrêté mais
continuent de sortir. Le réseau est donc un
peu plus perméable qu’à l’époque où ils
étaient plus jeunes, mais ce n’est pas la
majorité. Sur mes trois-quatre ans de
terrain, dans certains bars, à certains
types de soirées, j’ai remarqué qu’à 80%
la clientèle va être consommatrice.
Ma place à moi dans ce milieu ? Elle a été
facilitée car j’ai été barmaid pendant des
années certains m’y ont vue et aussi le fait
qu’à « mon époque » j’ai eu une vie
sociale très dense.
Une anecdote : à cette époque, quand on
m’offrait un verre, il fallait absolument que
je prenne de l’alcool pour ne pas rompre la
convivialité (si je disais un coca, on me
répondait : « non, j’ai dit que je t’offrais un
verre »). Tu acceptes donc, mais dans une
certaine limite car tu travailles. Je peux
vous dire qu’après trois ans sur le terrain,
je n’en peux plus des bars et des boîtes.
Je sortais cinq soirs par semaine, sans
forcément boire de l’alcool, mais je devais
participer un minimum. Quand je recevais
chez moi, j’offrais à boire et bien
évidemment de l’alcool aussi. C’était un
peu plus délicat au début d’être intégrée à
une soirée privée où tout est ouvert et la
drogue sur la table. J’ai donc tissé de vrais
liens avec certains: on allait faire du sport,
du shopping. J’ai même suivi un groupe le
temps d’un week-end prolongé de quatre
jours en Normandie.
Comme pour toutes les substances
psychoactives, hors les médicaments
psychotropes, il y a toujours un peu plus
d’hommes que de femmes, mais pour la
cocaïne, les niveaux d’usage sont très
proches parce que ce n’est pas une
substance aussi engageante et aussi forte
dans les effets ressentis, les filles en ont
donc moins peur que de l’ecstasy. Il y a
peut être des différences de fréquence, les
garçons vont sortir un peu plus souvent
que les filles (mais je n’en suis pas sûre).
Il me semble aussi, mais ce n’est que de
la perception de terrain, que les garçons
achètent plus souvent que les filles.
- A côté des différences hommes/femmes,
je pense à la conférence lors de la journée
Prévenir,
Michel
Hautefeuille
avait
mentionné
que
la
cocaïne
était
consommée de façon très différente selon
qu’il s’agissait de dopage (des petites
prises répétées souvent) ou d’usage festif
(des prises plus importantes et moins
fréquentes), les effets recherchés étant
aussi très différents. Cet exemple avait
confirmé l’intérêt du « triangle de Claude
Olievenstein » (un produit, une personne
et un moment socio-culturel) pour
comprendre les addictions et ajuster les
prises en charge cliniques, elles aussi très
différentes tant en contenu qu’en durée.
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