«DOUBLE PEINE» : LES FAUSSES NOTES DE LA

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«DOUBLE PEINE» : LES FAUSSES NOTES DE LA
«DOUBLE PEINE» :
LES FAUSSES NOTES DE LA JURISPRUDENCE
DE LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
Cour européenne des droits de l’homme,
Gde Ch., Üner c. Pays-Bas, 18 octobre 2006
par
Marie-Françoise VALETTE
Maître de Conférences à la Faculté de droit
et des sciences sociales de l’Université de Poitiers
(CECOJI-UMR 6224)
La Cour européenne des droits de l’homme serait-elle en panne
d’audace et de cohérence? Subirait-elle les contrecoups des vents
frileux et facilement séduits par l’ostracisme qui soufflent sur certains Etats du continent européen? Se laisserait-elle tenter par une
double confusion fréquente dans les opinions publiques nationales?
Une double confusion qui tend à assimiler contrôle des politiques
d’immigration et mesures d’éloignement des étrangers quel que soit
leur statut, d’une part, refus de sanctions spécifiques aux étrangers
avec impunité, d’autre part .Telles sont les interrogations inquiètes
que suggère l’arrêt Üner, rendu le 18 octobre 2006, par 14 voix contre 3 (1).
Par cet arrêt de Grande Chambre, venant confirmer un arrêt
rendu par la deuxième section le 5 juillet 2005 (2), la Cour a conclu
à la non-violation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Ainsi une majorité de juges a choisi d’enfoncer la jurisprudence
de la Cour dans le sillon de l’incertitude tant en ce qui concerne la
notion d’intégration des étrangers délinquants que des conséquences
(1) Cour eur. dr. h., arrêt du 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas. Pour un premier
commentaire de cet arrêt, voy. C. Raux, «Les mesures d’éloignement du territoire
devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Commentaire sur l’arrêt du 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas», Rev. trim. dr. h., 2007,
pp. 837-853.
(2) Cour eur. dr. h., arrêt du 5 juillet 2005, Üner c. Pays-Bas.
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à tirer de celle-ci dans la balance entre la gravité de l’infraction
commise et l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et
familiale.
Dans cette affaire, la Cour cautionne, de façon aussi inopinée
qu’inopportune, ce que l’on désigne communément sous le terme de
«double peine», au risque de gommer l’œuvre qu’elle semblait avoir
courageusement et patiemment édifiée depuis des décennies.
On ne peut qu’être frappé par une interprétation qui, même
lorsqu’elle est rigoureusement juridique et inscrite dans la continuité, fait fi de tout réalisme. Ainsi, la mesure d’interdiction du territoire néerlandais frappant le requérant ayant été prononcée pour
une durée de 10 ans, une majorité de juges peut conclure que, dès
que la mesure sera levée, Monsieur Üner pourra, sous certaines conditions, envisager de revenir aux Pays Bas. Ce qui revient à considérer que sa vie familiale est susceptible d’être mise entre parenthèses pendant dix ans, que sa compagne et ses enfants renoueront
leurs liens après cette interruption.
Cet arrêt, et les trois opinions dissidentes jointes (3), conduisent
à réexaminer l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative à la
légalité des mesures d’éloignement d’étrangers délinquants au
regard de l’article 8.
En effet, une succession d’affaires nées de la contestation de
mesures d’éloignement du territoire sur la base de ces dispositions
ont, depuis une bonne décennie, amené la juridiction de Strasbourg
à dégager des repères destinés à interpréter ces notions.
Cet article 8 n’a pas été élaboré en vue d’offrir une protection
spécifique aux étrangers et son application n’est pas, loin s’en faut,
limitée à ce domaine. Mais, depuis une vingtaine d’années, il est
clairement établi qu’il est l’un des principaux vecteurs de la protection «par ricochet» des étrangers (4). Avec l’arrêt Berrehab c. Pays(3) Opinion dissidente commune des juges Costa, Zupancic et Türmen.
(4) Voy. en particulier G. Cohen-Jonathan, «Droits et devoirs internationaux des
individus», D. Alland (dir), Droit international public, P.U.F, Paris, 2000, p. 584;
V. Coussirat-Coustere, «Les politiques migratoires au sein de l’Union européenne
et la Convention européenne des droits de l’homme», Mélanges Pettiti, Bruylant,
1998, p. 212 et M. Levinet, «L’éloignement des étrangers délinquants et l’article 8
de la Convention européenne des droits de l’homme», Rev. trim. dr. h., 1999, pp. 89118. Plus généralement, sur les étrangers et la Convention européenne des droits de
l’homme, voy. P. Lambert et C. Pettiti (dir), Les mesures relatives aux étrangers et
la Convention européenne des droits de l’homme, Nemesis/Bruylant, Bruxelles, 2003,
coll. Droit et justice, n° 46.
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Bas, rendu le 21 juin 1988, la Cour a précisé les incidences que pouvait comporter l’article 8 en matière d’éloignement des étrangers (5). Elle a déduit de ses dispositions la nécessité de procéder à
une analyse visant à mettre en balance les intérêts privés et l’intérêt
public respectivement en cause dans chaque affaire. Autrement dit,
il s’agit de vérifier pour chaque mesure d’éloignement frappant un
étranger, non seulement la réalité de sa base légale, mais aussi «si
l’atteinte au droit du respect à la vie familiale qui en résulte n’est
pas excessive eu égard à l’intérêt public qu’il s’agit de protéger» (6).
Plus particulièrement, depuis l’arrêt Moustaquim (7), la Cour a
tracé une jurisprudence relative à la légalité des mesures d’éloignement des étrangers délinquants au regard de ces dispositions,
influençant par là, non seulement les juridictions nationales (8),
mais encore, plus récemment, certaines législations nationales (9).
En 2001, avec l’arrêt Boultif (10), elle a précisé les critères à prendre
en compte dans l’examen de la proportionnalité de la gravité de
l’infraction avec l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée
et familiale du requérant, après avoir vérifié que la mesure d’éloignement était prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique. La Cour a pu offrir des interprétations très audacieuses de
l’article 8, notamment pour garantir le respect du domicile d’une
personne morale (11), ou dans le domaine de la recherche en paternité (12). Aucune requête contestant une mesure d’expulsion d’un
étranger ne l’a jamais conduite à de tels éclats. Cependant, elle a
progressivement introduit, puis précisé, des critères nécessaires à
(5) Il convient de relever que dans cette affaire, le requérant n’était auteur
d’aucune infraction mais que le renouvellement de son titre de séjour lui avait été
refusé pour des raisons purement économique.
(6) Cour eur. dr. h., arrêt du 21 juin 1988, Berrehab c. Pays-Bas, §29.
(7) Cour eur. dr. h., arrêt du 18 février 1991, Moustaquim c. Belgique.
(8) Par exemple, pour la jurisprudence administrative française, voy. H. Bayle,
«Le droit de l’étranger à mener une vie familiale normale», in F. Sudre (dir), Le droit
français et la Convention européenne des droits de l’homme, 1974-1992, N.P. Engel,
Strasbourg, 1994, pp. 111-142.
(9) Voy. par exemple, pour le droit français, l’article 37 de la loi n° 98-349 du
11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile
et les articles 36 et 38 de la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.
(10) Cour eur. dr. h., arrêt du 2 août 2001, Boultif c. Suisse et commentaire
H. Mock, «Le mariage, une meilleur garantie contre la ‘double peine’?», Rev. trim.
dr. h., 2002, pp. 483-495.
(11) Cour eur. dr. h., arrêt du 16 avril 2002, Société Colas Est et autres c. France.
Voy. N. Mathey, «La protection du domicile des personnes morales relève des droits
de l’homme!», Bulletin Joly Sociétés, 1er août 2002, n° 8, p. 953.
(12) Cour eur. dr. h., arrêt du 7 février 2002, Mikulic c. Croatie.
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l’analyse du poids respectif des intérêts privés et de l’intérêt public
mis en cause par une mesure d’éloignement du territoire, ainsi
qu’elle estime que l’y invite l’article 8.
Force est de constater que la Grande Chambre n’a pas saisi
l’occasion que lui donnait l’affaire Üner pour parfaire cette esquisse,
et encore moins pour tirer des conséquences logiques et claire de ces
critères.
I. – L’introduction progressive de critères
dans l’interprétation de l’article 8
La multiplication des arrêts rendus par la Cour en la matière ne
saurait permettre d’affirmer qu’il en résulte une jurisprudence claire
et univoque. La doctrine a même pu établir un schéma des variations dans le temps de la position de la Cour (13). Ni le poids respectif accordé aux intérêts privés, en l’occurrence le respect de la
vie privée et familiale des requérants, et à l’intérêt public, à savoir
la protection de l’ordre et de la sécurité publique, ne sont précisément exposés de façon constante. L’existence même d’une distinction entre respect de la vie privée et respect de la vie familiale n’est
pas toujours certaine.
Cependant, jusqu’à l’arrêt rendu par la Grande Chambre, dans
l’affaire Üner, on pouvait dégager une évolution tendant à offrir
une réelle prise en considération des intérêts du conjoint et des descendants des étrangers délinquants, et, dans une moindre mesure,
de l’importance de leurs liens avec l’Etat hôte. La Cour n’a, pour
autant, jamais reconnu une catégorie d’étrangers protégés contre
toute mesure d’éloignement. Elle n’a même pas énoncé explicitement le caractère exceptionnel de l’expulsion pour certains non-ressortissants. Quant au poids de l’infraction, il semblait qu’il soit fréquemment défavorable au requérant dès lors qu’il s’agissait
d’infraction aux législations sur les stupéfiants (14). Mais le voile du
mystère reste épais pour toutes les autres infractions.
(13) Voy. H. Mock, op. cit., qui distingue trois périodes : 1) 1992-1995, tendance
favorable aux intérêts privés du requérant; 2) 1995-2001, plus favorable aux Etats
avec de vigoureuses opinions dissidentes et 3) à partir du 2 août 2001, réassouplissement et retour à l’unanimité des juges, et C. Raux, op. cit., p. 840.
(14) A cet égard, on peut remarquer qu’en droit français, c’est d’abord ces questions qui ont conduit le législateur à introduire les mesures d’éloignement du territoire, par la loi du 30 décembre 1970, avant de multiplier les hypothèses pouvant
aboutir à de telles mesures.
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A. – L’ingérence dans le droit
au respect de la vie privée
L’évolution de la position de la Cour sur cet aspect de l’article 8
est à la fois terminologique et conceptuelle. Dans un premier temps,
il semble qu’il y ait eu une certaine confusion entre les notions de
«vie familiale» et de «vie privée». Plus précisément, la Cour ignore
la notion de vie privée mais examine sous les termes de vie familiale
une réalité qui glisse progressivement vers la notion de vie privée.
Ainsi, dans l’affaire Moustaquim c. Belgique, c’est après avoir
constaté que le requérant avait moins de deux ans au moment de
son arrivée en Belgique où il a vécu auprès de ses parents et de ses
frères et sœurs et suivi toute sa scolarité en français, qu’elle conclut
que sa vie familiale s’est trouvée gravement perturbée par la mesure
incriminée. Malgré ce laconisme, les arrêts postérieurs nous autorisent à penser qu’il s’agit là d’une prise en compte de l’intensité des
liens du requérant avec l’Etat hôte et donc plutôt de ce qu’elle considèrera par la suite comme une analyse du poids de l’ingérence
dans le droit au respect de la vie privée.
Dans un deuxième temps, la Cour esquisse une comparaison entre
la force du lien tissé avec le pays d’accueil et le caractère plus ou
moins artificiel du lien de nationalité.
Ainsi, le poids de l’ingérence pouvait être atténué au moins par
l’absence de preuve de volonté de tenter d’obtenir la nationalité de
l’Etat de résidence et par l’existence de liens avec l’Etat de nationalité. A l’inverse, l’absence d’attaches autres que le lien de nationalité avec l’Etat d’origine, notamment l’ignorance de la langue,
ont parfois été présentées comme favorables au requérant (15).
Avec l’arrêt Boultif, auquel elle se réfère fréquemment, la Cour a,
pour la première fois, établi très clairement et de façon explicite des
critères destinés à la guider au-delà du cas d’espèce. Si ceux-ci
apportent peu d’enseignement quant à l’aspect vie privée, ils introduisent tout de même la durée de résidence sur le territoire du pays
hôte.
(15) Notamment Cour eur. dr. h., Djeroud c. France (règlement à l’amiable, radiation le 23 janvier 1991, mais la Commission reconnaissait la violation de l’article 8);
arrêt du 26 mars 1992, Beldjoudi c. France; arrêt du 26 septembre 1997, Mehemi c.
France et surtout arrêt du 13 février 2001, Ezzoudhi c. France, car dans cette affaire
le requérant est célibataire et sans enfant.
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Un an plus tard, la notion d’immigré de la seconde génération
apparaît dans l’arrêt Yildiz c. Autriche (16). La Cour définit cette
catégorie d’étrangers comme composée de personnes nées ou ayant
vécu la majeure partie de leur vie sur le territoire de l’Etat auteur
de la mesure d’éloignement. Mais, non seulement elle ne s’attarde
pas sur cette notion, encore n’est-elle mentionnée que pour aussitôt
en déduire qu’en l’espèce le requérant, objet de la mesure considérée, ne relève pas de cette catégorie.
A partir de l’arrêt Benhebba (17), la spécificité des immigrés de
deuxième génération est clairement reconnue (18). La naissance sur
le territoire de l’Etat hôte, comme l’entrée dans «la prime jeunesse»,
sont prises en compte comme significatives de l’intensité des liens
avec le pays d’accueil, mais aussi souvent de la faiblesse du lien réel
avec l’Etat de nationalité. Ces individus ont «noué la plupart de
leurs attaches sociales et y ont développé leur identité propre»
Dans deux arrêts récents, la Cour a étendu les critères applicables
aux immigrés de deuxième génération à deux requérants entrés sur
le territoire de l’Etat hôte à l’âge de 10 ans (19).
Cependant, la Grande Chambre profite de l’arrêt Üner pour mettre les points sur les «i» au sujet de différentes questions moins nettement réglées jusqu’alors. Le requérant étant entré sur le territoire
des Pays-Bas à l’âge de 12 ans, elle aurait pu considérer qu’il n’était
pas un immigré de deuxième génération, sans plus de précision. Or,
elle prend le soin de trancher la question des quasi-nationaux, en
réaffirmant que même lorsque les étrangers ont atteint un «haut
degré d’intégration», leur situation ne peut être mise sur le même
pied que celle des nationaux de l’Etat de résidence lorsqu’il s’agit
du pouvoir des Etats d’expulser des étrangers (20). Après un tel
constat, on peut s’interroger sur l’intérêt qu’il y avait à relever que
le requérant n’entrait pas dans cette catégorie. Enfin, elle expose les
raisons qui la conduisent à mettre l’accent sur la vie privée ou sur
la vie familiale des «immigrés installés», raisons qui résident dans les
circonstances de l’affaire.
(16) Cour eur. dr. h., arrêt du 31 octobre 2002, Yildiz c. Autriche.
(17) Cour eur. dr. h., arrêt du 10 juillet 2003, Benhebba c. France.
(18) Voy. M.-F. Valette, «L’intégration des étrangers délinquants à l’aune de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», Petites Affiches,
22 juillet 2004, pp. 24-28.
(19) Cour eur. dr. h., arrêt du 22 avril 2004, Radovanovic c. Autriche et arrêt du
27 octobre 2005, Keles c.Allemagne.
(20) Cour eur. dr. h., arrêt du 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, §56.
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En l’occurrence, l’affaire Üner lui dicte de mettre l’accent sur
l’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale du requérant.
Mais il n’est pas inutile de s’arrêter quelques instants sur l’exposé
relatif à la vie privée des étrangers. Un exposé qui correspond à une
acception assez extensive de la notion, tout en étant parfaitement
réaliste. En affirmant que l’article 8 «protège également le droit de
nouer et d’entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde
extérieur… Il faut accepter que la totalité des liens sociaux entre les
immigrés installés et la communauté dans laquelle ils vivent font
partie intégrante de la notion de ‘vie privée’ au sens de l’article 8.
Indépendamment de l’existence ou non d’une ‘vie familiale’, dès
lors, la Cour considère que l’expulsion d’un immigré installé s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée» (21). La
Cour semble chercher à rétablir un équilibre entre les critères découlant de la vie privée et ceux découlant de la vie familiale. Jusqu’ici,
la vie familiale était nettement apparue comme davantage de
nature à protéger un étranger d’une mesure d’éloignement que ne
pouvait l’être l’intensité du lien qu’il avait individuellement noué
avec l’Etat d’accueil (22). Ces remarques sont toutefois déroutantes
dès lors qu’elles sont rapprochées du rappel, précédemment évoqué,
relatif à la différence fondamentale entre les étrangers ayant atteint
un «haut degré d’intégration» et les nationaux.
B. – L’ingérence dans le droit
au respect de la vie familiale
La prise en compte de l’ingérence dans le droit au respect de la
vie familiale d’un étranger frappé d’une mesure d’éloignement a
connu une évolution plus claire et plus constante que celle de l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée.
Assez rapidement, la jurisprudence de la Cour conduit à l’esquisse
d’une distinction entre ce qui apparaît être la vie conjugale du
requérant et, lorsqu’il a des enfants, le lien parental. L’âge moyen
des auteurs d’infractions donnant lieu à des mesures d’éloignement
du territoire, mais aussi les aléas de la vie de ces délinquants sont,
souvent, autant d’obstacles à l’existence de liens conjugaux réels et
(21) Ibid., §59.
(22) Voy. en particulier le titre de la note de H. Mock sous l’arrêt Boultif :
«Eloignement des étrangers délinquants : le mariage, une meilleure garantie que
l’intégration contre la ‘double peine’?», Rev. trim. dr. h., 2002, pp. 483-495, mais
aussi et surtout l’arrêt Boultif c. Suisse lui-même.
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à la naissance d’enfants. Aussi, les cas pour lesquels la Cour a eu à
se pencher sur ces aspects protégés par l’article 8 ne sont pas très
nombreux. A plusieurs reprises, les affaires soumises mettent en
lumière des situations maritales difficiles à prendre en considération
soit parce que la réalité du couple auquel le requérant fait allusion
est douteuse (23), soit parce que la relation nouée est postérieure au
caractère définitif de la mesure d’éloignement (24). Cependant,
jusqu’à l’arrêt Üner, la Cour semblait soucieuse d’accorder un poids
particulier au droit au respect de la vie familiale des requérants
mariés et parents.
1. La vie familiale synonyme de vie conjugale
Dès l’arrêt Beldjoudi c. France, rendu le 26 mars 1992, les juges
de Strasbourg tracent une interprétation de l’article 8 protectrice
du couple formé avec le délinquant objet d’une mesure d’éloignement. Les obstacles prévisibles à l’établissement du conjoint – qui
s’est toujours trouvé être une conjointe (25) – forment une sorte de
rempart protecteur raréfiant les hypothèses où la mesure pourrait
être prise sans violer l’article 8.
Dans les hypothèses où le requérant est marié avec une ressortissante de l’Etat sur le territoire duquel il a commis des infractions,
manifestement leur vie conjugale risque d’être très difficile, voire
impossible, dans le pays d’origine de l’époux, soit pour des raisons
strictement juridiques, soit pour des raisons matérielles. Rien, en
effet, ne garantit au conjoint du requérant le droit d’entrer et de
résider sur le territoire de l’Etat de nationalité de ce dernier (26).
Mais, sur cette question, la Cour témoigne de préoccupations plus
réalistes que ce qu’une simple analyse juridique lui dicterait. Ainsi
prend-elle en considération les difficultés d’adaptation auxquelles
devrait faire face l’épouse de l’étranger frappé d’une mesure d’éloignement. Très explicitement, lorsqu’elle définit ce qu’elle présente
comme des «principes directeurs», dans l’affaire Boultif c. Suisse,
(23) Notamment Cour eur. dr. h., arrêt du 10 juillet 2003, Benhebba c. France.
(24) Par exemple, Cour eur. dr. h., arrêt du 21 octobre 1997, Boujlifa c. France
et arrêt du 30 novembre 1999, Baghli c. France.
(25) Parmi les affaires relatives à une mesure d’éloignement du territoire, seule
une concerne une femme, Mme Dalhia, divorcée au moment où fut prise la mesure
incriminée devant la Cour (Cour eur. dr. h., arrêt du 19 février 1998, Dalhia c.
France).
(26) «En outre, rien n’indique que cet Etat serait tenu d’autoriser l’entrée et le
séjour de l’épouse, de nationalité étrangère sur son territoire». Voy. infra, Cour eur.
dr. h., arrêt du 15 juillet 2003, Mokrani c. France, §34.
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elle mentionne la durée du mariage, d’autres éléments illustrant
l’effectivité de ce dernier, mais aussi «la gravité des difficultés que
risque de connaître le conjoint dans le pays d’origine de son époux,
ou épouse», tout en précisant que «le simple fait qu’une personne
risque de se heurter à des difficultés en accompagnant son conjoint
ne saurait en soi exclure une expulsion».
Il est donc remarquable de relever que l’existence d’un lien conjugal avec un(e) ressortissant(e) de l’Etat d’accueil est moins pris en
compte comme révélateur de l’intensité du lien du requérant avec
cet Etat que comme donnant naissance à une entité qu’il convient
de protéger en tant que telle. Ainsi, dans deux affaires concernant
des requérants frappés de mesure d’éloignement du territoire pour
des infractions liés à des trafics de stupéfiants, la Cour reconnaît la
violation de l’article 8, après avoir conclu à l’impossibilité, dans la
première affaire, pour l’épouse danoise d’un ressortissant iranien, de
suivre son conjoint en Iran, et dans la deuxième affaire sur l’incertitude qu’il y aurait pour une ressortissante française à être admise
en Algérie (27). Le moins que l’on puisse dire est que le sort de la
compagne de M. Üner ne donne pas lieu à beaucoup de considération de la part de la Cour. Certes la Turquie, contrairement à l’Iran
ou à l’Algérie, est membre du Conseil de l’Europe.
Il est vrai que les faits caractérisant l’affaire Üner sont, en la
matière, complexes dans la mesure où la stabilité du couple formé
par ce ressortissant turc avec une ressortissante néerlandaise n’est
pas très claire. Il convient tout de même de prendre en considération que non seulement les cinq années de détention de M. Üner
n’ont pas mis fin à cette relation, mais qu’elles ont été marquées
par la conception d’un deuxième enfant. La Cour affirme ne pas
méconnaître «les difficultés d’ordre pratique qu’impliquerait pour la
compagne du requérant le fait de suivre ce dernier Turquie». Autrement dit, elle ne conclut pas que ce couple n’existe plus en tant que
tel, mais ne trouve pas ici un argument d’un poids déterminant contre la mesure incriminée. L’existence d’enfants nés de cette union
déplace en grande partie l’essentiel du raisonnement sur l’autre
aspect du droit au respect de la vie familiale.
(27) Cour eur. dr. h., arrêt du 11 juillet 2002, Amrollahi c. Danemark et arrêt du
15 juillet 2003, Mokrani c. France, §35 : «Quant à l’établissement du ménage en
Algérie, il paraît difficilement concevable d’attendre de l’épouse, une ressortissante
française n’ayant jamais vécu en Algérie et n’ayant pas de lien avec ce pays, qu’elle
suive le requérant en Algérie. En outre, rien n’indique que cet Etat serait tenu
d’autoriser l’entrée et l’installation de l’épouse, de nationalité étrangère sur son
territoire».
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2. La vie familiale synonyme de l’existence d’un lien parental
Assez paradoxalement, cet aspect de l’article 8 n’est pas très
développé dans la jurisprudence de la Cour qui retient ici notre
attention. Quelques mois avant l’arrêt Üner, on avait pu penser à
une évolution allant vers une plus nette prise en compte des conséquences d’une expulsion sur les enfants. En effet, dans l’affaire
Keles (28) qui concernait également un ressortissant turc, les juges
avaient souligné les difficultés que rencontreraient les enfants du
requérant s’ils le suivaient en Turquie, alors même que leur mère
était également turque, et que certains d’entre eux étaient nés en
Turquie. Il est vrai que les âges respectifs des quatre fils en question
étant compris entre 6 et 13 ans, ils étaient tous scolarisés, situation
qui justifiait apparemment en grande partie l’observation apportée
sur les obstacles à leur adaptation. C’est très clairement sur ce point
que les conclusions de l’arrêt Üner nous apparaissent le plus critiquables. La Cour entrouvre une porte qu’elle referme, refusant
d’accorder un poids conséquent au respect de la protection d’une
partie du lien parental. La prise en compte de l’âge des enfants ne
repose pas sur des critères bien établis. Ainsi leur relative jeunesse,
dans l’affaire Üner (respectivement 1 an et demi et 6 ans au
moment où la mesure d’expulsion devient définitive), au lieu
d’apparaître comme un obstacle à l’éloignement de leur père, est
présenté comme favorable à leur adaptation à une vie en Turquie
au cas où ils suivraient leur père.
Un minimum de réalisme permet de penser que l’éloignement du
territoire des Pay-Bas du requérant, pendant une durée de 10 ans,
va sérieusement compromettre le lien qui existe avec ses enfants,
alors même qu’il a été maintenu pendant la détention. En effet, il
est peu probable que sa compagne s’installe en Turquie, et donc
vraissemblable qu’elle restera aux Pays-Bas avec leurs enfants. La
majorité des juges a préféré s’arrêter sur la brièveté de la vie commune de cette famille que sur la fréquence et la régularité des visites rendues pendant la période de détention (29).
(28) Cour eur. dr. h., arrêt du 27 octobre 2005, Keles c. Allemagne.
(29) Voy. le §62 de l’arrêt Üner c. Pays-Bas : «elle ne peut pas ne pas tenir compte
du fait que l’intéressé n’a vécu avec sa compagne et son premier fils que pendant une
période relativement brève, qu’il a choisi de mettre fin à cette cohabitation et qu’il
n’a jamais vécu avec son second fils». Dans le rappel des faits, on remarque que «sa
compagne et son fils lui rendaient visite en prison au moins une fois par semaine, et
souvent plus» et, à propos d’un second fils, des visites hebdomadaires sont également
évoquées (§19).
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Marie-Françoise Valette
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La Cour distingue clairement les hypothèses où la durée de l’éloignement du territoire est limitée dans le temps de celles où elle ne
l’est pas. D’un point de vue strictement juridique, ce raisonnement
est sans aucun doute irréprochable. Mais comment ne pas constater
que cette durée de 10 ans est démesurée dans la vie d’un enfant?
Une interprétation de l’article 8 à la lumière de la Convention des
droits de l’enfant (30) ne devrait-elle pas conduire la Cour à accorder plus de poids à la gravité de la mise en péril du lien des enfants
Üner avec leur père? Certes, ce traité qui lie les Pays-Bas depuis le
6 février 1995 ne saurait à lui seul interdire à un Etat de prendre
des mesures d’éloignement des parents d’un enfant. Mais l’accent
est mis sur l’importance qu’il y a pour un «enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité [à] grandir dans le milieu
familial…» (31). Les Etats parties ont reconnu que «la famille, unité
fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le
bien-être de tous ses membres et en particulier des enfants, doit
recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir
jouer pleinement son rôle dans la communauté» (32).
Cet arrêt est d’autant plus choquant que la Cour, dans des affaires liées à la reconnaissance en paternité – qu’elle cite dans l’arrêt
Üner – a pu interpréter l’article 8 de façon particulièrement audacieuse (33). C’est ainsi qu’elle a pu reconnaître une obligation positive incombant aux Etats membres en vue de faciliter la recherche
en paternité d’un enfant.
Autrement dit un enfant a le droit de connaître son père quand
bien même celui-ci n’aurait ni souhaité sa conception, ni été informé
de celle-ci. Mais le droit d’un enfant né d’un étranger délinquant au
maintien d’un lien volontairement créé et clairement assumé par
son père est de moindre poids.
C. – La gravité de l’infraction commise
Alors que la gravité de l’infraction est fondamentale dans la
balance entre le droit au respect de la vie privée et de la vie familiale et la protection de l’ordre public, seuls deux enseignements res(30) Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée et ouverte à la signature,
ratification et adhésion par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution
44/25 du 20 novembre 1989 et entrée en vigueur le 2 septembre 1990.
(31) 6ème considérant du Préambule
(32) 5ème considérant du Préambule.
(33) Cour eur. dr. h., arrêt du 7 février 2002, Mikulic c. Croatie.
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
sortent de la jurisprudence de la Cour européenne. D’une part,
toute infraction liée à un trafic de stupéfiants justifierait une
mesure d’éloignement, bien qu’un certain nombre d’exceptions aient
été reconnues (34). D’autre part, des infractions assimilables à une
«délinquance juvénile» seraient à même de laisser primer les considérations favorables à la protection du droit au respect de la vie
privée et familiale (35).
Pour toutes les autres infractions, l’incertitude ne cède le pas que
sur des solutions au cas par cas (36).
Ainsi, dans l’affaire Üner, le requérant condamné pour violence
ayant abouti à un homicide involontaire apparaît comme l’auteur
d’une infraction dont la gravité est si lourde que rien ne pourrait
faire obstacle à une mesure d’éloignement.
En dehors des infractions liées au trafic de stupéfiants, aucun critère établi ne permet de savoir comment la Cour mesure la gravité
des actes incriminés. Si les cas de récidive semblent défavorables
aux requérants (37), la durée de la peine d’emprisonnement n’est
pas explicitement prise en considération. Ainsi dans l’affaire
Boughanemi (38), il est difficile de savoir si la peine de quatre
années d’emprisonnement est l’élément dominant ou si les faits de
proxénétisme aggravé ayant conduit à cette peine sont déterminants dans la décision de ne pas estimer disproportionnée l’expulsion du requérant.
Il n’existe donc aucune grille d’analyse permettant de prévoir que
tel délinquant immigré de la deuxième génération, ou résident de
longue durée, pourra ou ne pourra pas être expulsé s’il est condamné pour telle ou telle infraction.
(34) Notamment Cour eur. dr. h., arrêt du 19 février 1998, Dalhia c. France, mais
aussi arrêt du 10 juillet 2003, Benhebba c. France. A l’inverse, arrêts des 11 juillet
2002, Amrollahi c. Danemark et 15 juillet 2003, Mokrani c. France.
(35) Essentiellement Cour eur. dr. h., arrêt du 18 février 1991, Moustaquim c.
Belgique.
(36) Les inconvénients de cette situation ont notamment été relevés par I. Huet,
«La double peine et la Convention européenne des droits de l’homme», in
P. Lambert et C. Pettiti, op. cit., pp. 72-73.
(37) Voy. notamment Cour eur. dr. h., arrêt du 10 juillet 2003, Benhebba c. France.
(38) Cour eur. dr. h., arrêt du 24 avril 1996, Boughanemi c. France.
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Marie-Françoise Valette
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II. – L’introuvable application
des critères dégagés
La Cour a dégagé, bien qu’elles fussent enveloppées d’incertitude,
des listes de critères destinés à guider la mise en balance des intérêts
opposés dont il convient de veiller au respect. Contrairement à ce
qui a pu être espéré ou observé par la doctrine (39), il ne nous semble pas que la Cour ait été au-delà de ce qui apparaît seulement
comme une phase préliminaire de l’examen auquel la conduit l’article 8. En effet, l’identification des éléments à peser n’équivaut pas
à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité. L’arrêt Üner est loin
d’avoir été l’occasion d’approfondir une œuvre qui en demeurant
inachevée risque fort de continuer à donner l’apparence d’une loterie (40) et de rester une source d’embarras pour la Cour.
A. – L’application esquivée
du principe de proportionnalité
Systématiquement la Cour annonce une analyse du caractère
nécessaire dans une société démocratique de la mesure contestée (41). Concrètement, comme l’y invite l’article 8, la Cour après
avoir constaté que l’expulsion constituait une ingérence dans le
droit au respect de la vie privée et/ou familiale du requérant, vérifie si cette mesure est prévue par la loi, si elle poursuit un but
légitime et fait mine de se demander si elle est nécessaire dans une
société démocratique. En réalité, le raisonnement mené sous couvert d’examen de proportionnalité tient de la juxtaposition de
considérations relatives, dans un premier temps, à la vie privée ou
familiale du requérant, et dans un second temps, à la gravité de
la faute, et non d’une confrontation des intérêts en jeu. Aucun
arrêt ne fait place à une analyse envisageant l’apport de la mesure
d’expulsion pour la protection de l’ordre public par rapport aux
(39) B. Jarreau, «L’éloignement de étrangers : interdiction définitive du territoire
français. Arrêts Ezzouhdi et Abdouni des 13 et 27 février 2001», Cahiers du
CREDHO, n° 8, consulté le 30 novembre 2006 sur http://www.credho.org/cedh/
session08/session08-06-01.htm; B. Boissard, «L’éloignement des étrangers : le débat
sur l’intégration. L’affaire Baghli. Arrêt du 30 novembre 1999», Cahiers du
CREDHO, n° 6, consulté le 30 novembre 2006 sur http://www.credho.org/cedh/
session06/session06-11.htm.
(40) Expression empruntée à l’opinion dissidente du juge Martens, jointe à l’arrêt
du 24 avril 1996, Boughanemi c. France.
(41) Voy. V. Fabre-Alibert, «La notion de ‘société démocratique’ dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», Rev. trim. dr. h., 1998,
pp. 465-496.
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
autres peines, qu’il s’agisse des autres peines prononcées contre le
requérant, ou des peines sanctionnant une même infraction commise par un national. Le mot nécessaire présent dans l’article 8, § 2
est contourné comme un tabou, comme si l’analyser constituait
une intolérable ingérence dans la souveraineté des Etats. A
l’inverse, il est clairement pris en considération par un certain
nombre d’opinions dissidentes (42).
Lorsque la Cour déclare que l’expulsion doit être considérée
comme une mesure de prévention (43), il est tentant de se demander
comment l’Etat qui entend ainsi se protéger peut agir lorsque ses
propres nationaux sont auteurs des mêmes infractions (44).
Depuis les tout premiers arrêts rendus en la matière, un point de
friction transparaît dans les opinions dissidentes, à savoir l’opportunité qu’il y a ou non à considérer certains étrangers comme des
quasi-nationaux. Manifestement le droit ne permet pas de trancher
cette délicate question. Déplacer le cœur du débat sur la question
de savoir dans quels cas l’expulsion est réellement la seule sanction
envisageable pour garantir efficacement l’ordre public semble, si ce
n’est la solution, au moins une solution pour sortir de ce qui
demeure un cercle vicieux.
En droit, il n’est pas discriminatoire de condamner à des peines
différentes ses propres ressortissants et les étrangers, quel que soit
le statut et la situation de ces derniers. Mais l’article 8 ne pourraitil conduire à s’interroger sur la nécessité, au regard du but poursuivi par l’Etat, de ces différences de traitement? Les sanctions
réputées suffisantes pour les infractions commises par un national,
ne devraient-elles pas l’être également pour un étranger immigré de
la deuxième génération ou résident de longue durée (45)?
Certains crimes ou délits, en particulier ceux qui touchent au
séjour irrégulier d’un étranger ou à la sûreté d’un Etat, justifient
sans doute l’existence de sanctions différentes pour les nationaux et
les étrangers. Mais aucune des affaires examinées dans le cadre de
l’article 8 n’entre dans ces hypothèses.
(42) Notamment opinion dissidente commune aux juges Costa et Tulkens, jointe
à l’arrêt du 30 novembre 1999, Baghli c. France.
(43) Affirmation critiquée par les juges Costa, Zupani et Türmen.
(44) Voy. sur ce point, notamment l’opinion dissidente du juge Foighel, jointe à
l’arrêt du 26 septembre 1997, El Boujaïdi c. France.
(45) Ibid.
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Si le contrôle de proportionnalité est pratiqué par la juridiction
de Strasbourg pour l’ensemble de la Convention européenne des
droits de l’homme, notamment lorsque l’article 8 est mis en cause,
il est particulièrement malmené dès lors qu’il s’agit d’examiner une
mesure d’expulsion d’étrangers délinquants (46). Ainsi, ce que
déplorait le juge Pettiti, dans une opinion dissidente, par ailleurs
défavorable au requérant, à savoir l’absence d’une application de
proportionnalité rigoureuse, demeure caractéristique du travail de
la Cour (47).
Il tient même plus de la parodie que d’un exercice réel, jusqu’à
aujourd’hui. L’ensemble des arrêts rendus en la matière ne proposent que des solutions purement casuistiques et fort peu argumentées des conditions dans lesquelles est menée la mesure des intérêts
respectivement en cause. Ainsi il est impossible d’affirmer avec certitude que dans telle situation un étranger ayant commis telle
infraction est ou non susceptible d’être éloigné du territoire de
l’Etat hôte. On ne peut même plus dégager une tendance favorable
à une prise en compte plus importante des intérêts privés par rapport aux exigences de l’ordre public, contrairement ce qu’avait
encore pu faire Me Isabelle Huet, en 2003 (48), sans pour autant
être en mesure de conclure à un inversement de tendance. La
Grande Chambre n’avait-elle pas le devoir de mettre fin à une incertitude dommageable (49)?
La question essentielle – qui illustre la faiblesse, particulièrement
en ce domaine, de la marge entre contrôle de proportionnalité et
contrôle d’opportunité – n’est-elle pas de se demander si l’Etat ne
pouvait assurer l’ordre public et la sécurité par un moyen constituant une moindre ingérence dans le droit au respect de la vie pri(46) Voy. M.-A. Eissen, «Le principe de proportionnalité dans la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme», in L. Pettiti, E. Decaux et
P.-H. Imbert (dir), La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire
article par article, Economica, Paris, 1999, 2ème édition, pp. 65-81; P. Muzny, La
technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de
l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, Presses
Universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, 2005, plus spécialement §765 et
V. Coussirat-Coustere, «Commentaire de l’article 8, §2», in L. Pettiti, E. Decaux
et P.-H. Imbert (dir), op. cit., pp. 323-351.
(47) Voy. l’opinion dissidente du juge Pettiti, jointe à l’arrêt du 26 mars 1992,
Beldjoudi c. France.
(48) Voy. I. Huet, op. cit., p. 73.
(49) Sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour, en ce qui concerne le principe
de proportionnalité, voy. M. Levinet, op. cit., p. 108, qui soulignait la nécessité
«d’une reconstruction».
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
vée et familiale des requérants (50)? Les faits de l’affaire étaient
particulièrement exemplaires en la matière. En effet, la détention
du requérant n’avait pas mis fin aux liens familiaux, notamment
aux liens avec les enfants. A l’inverse, la probabilité est forte que
l’éloignement pendant une période de 10 ans de l’inculpé aboutira
à couper ce lien, ou au mieux à en réduire fortement l’intensité en
rendant les rencontres, s’il y en a, nettement moins fréquentes. Vu
l’âge des enfants, le temps écoulé entre les rencontres avec leur père
apparaît comme une donnée de première importance. Or, les faits
intervenus entre l’arrêt de la Grande Chambre et l’expulsion du
requérant semblent prouver combien le lien maintenu pendant la
détention a commencé à se distendre (51). On pourra objecter que
les enfants ne sont pas les requérants, mais est-il possible de distinguer les intérêts des uns et de l’autre dans l’analyse du droit au respect de la vie familiale?
Enfin le caractère nécessaire de la mesure incriminée ne fait pas
l’objet d’une véritable analyse puisque la Cour ne s’arrête même pas
sur la question de savoir pourquoi il est nécessaire d’expulser un
individu, dont on a jugé qu’il pouvait être libéré après n’avoir effectué que les deux tiers de la peine d’emprisonnement à laquelle il
avait été condamné pour les mêmes faits. Ce silence est d’autant
plus préoccupant que ce n’est que quelques mois avant sa sortie de
prison que le requérant a fait l’objet d’une mesure d’éloignement,
prise dans le cadre des mêmes infractions.
Enfin faut-il rappeler que dans les recommandations (2000) 15 et
(2002) 4 du Comité des ministres, 1504 (2001) de l’Assemblée parlementaire, textes certes non contraignants, mais que la Cour a choisi
de citer dans l’arrêt Üner, les représentants des Etats ont entendu
distinguer comme seules hypothèses permettant l’expulsion d’immigrés de longue durée, celles d’infractions particulièrement graves
touchant la sécurité de l’Etat?
Sans minimiser la gravité des faits dont M. Üner s’est rendu coupable, il semble difficile de les assimiler à ce type d’infractions.
(50) A supposer que la distinction entre contrôle de proportionnalité et contrôle
d’opportunité soit pertinente en la matière, la Cour n’a t’elle pas franchi cette limite
quand elle s’est préoccupé des difficultés rencontrées par l’épouse du requérant en
cas d’installation dans le pays d’origine de ce dernier? Voy. notamment Cour eur. dr.
h., arrêt du 2 août 2001, Boultif c. Suisse.
(51) C’est du moins ce qui ressort des observations apportées par le requérant
devant la Grande Chambre, dans lesquelles sont évoquées des visites pendant les
vacances d’été (§44 de l’arrêt Üner).
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B. – Un embarras déconcertant
La multiplication des opinions dissidentes, la constance de leurs
arguments, suffiraient à illustrer l’embarras de la Cour (52).
Mais l’affaire Üner donne encore une autre preuve d’embarras qui
apparaît dans le raisonnement même de l’arrêt, à plusieurs reprises.
Ainsi, loin de renier les critères de l’arrêt Boultif, l’arrêt Üner
démontre leur adéquation à l’espèce considérée et les enrichit en y
ajoutant l’intérêt et le bien-être des enfants, et la solidité des liens
sociaux, culturels et familiaux du requérant avec les Pays-Bas.
De plus, l’arrêt se réfère à la Recommandation 1504 (2001) sur la
non-expulsion des immigrés de longue durée, adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et aux législations nationales de certains Etats membres allant dans le même sens. Sans
mettre en question, comme elle pourrait le faire, la valeur juridique
de ces sources, elle adopte au terme d’un raisonnement quasi inexistant une conclusion leur ôtant toute signification. Ainsi rappelle-telle le droit pour tout Etat d’expulser des étrangers ayant atteint
un «haut degré» d’intégration, sans même prendre le soin de préciser
la gravité de l’infraction susceptible d’autoriser de telles mesures.
Que dire enfin de l’affirmation selon laquelle une mesure d’éloignement ou d’interdiction du territoire frappant un étranger de longue durée à la suite d’une infraction pénale ne constitue pas une
«double peine, ni aux fins de l’article 4 du Protocole n° 7 ni d’une
manière plus générale»?
L’article 4 du Protocole n° 7, «Droit à ne pas être jugé ou puni
deux fois» dispose en son paragraphe 1er que «Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison
d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par
un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure de cet
Etat». La décision du Secrétaire d’Etat à la justice consistant à retirer au requérant son permis d’établissement aux Pays-Bas et à
prendre un arrêté d’interdiction du territoire pour une durée de dix
ans ne constitue probablement pas une violation de ces dispositions.
Il est tout de même intéressant de relever que dans ce texte ne
(52) Ainsi, il est particulièrement intéressant de relever que le juge Jean-Paul
Costa n’a pas varié quant à son jugement sur la particularité des immigrés de
deuxième génération au regard des mesures d’éloignement, mais a choisi, dans un
premier temps d’exprimer sa position dans une opinion concordante, tant sous l’arrêt
Üner rendu le 5 juillet 2005, que sous l’arrêt Benhebba du 10 juillet 2003.
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Rev. trim. dr. h. (72/2007)
figure pas l’expression «double peine» qui ne relève pas à strictement parler du vocabulaire juridique (53). Aussi, en décidant que la
mesure incriminée ne constitue pas une «double peine» d’une
manière générale, la Cour choisit de s’engager sur un terrain bien
glissant, alors que rien ne l’y obligeait (54).
L’expression «double peine» a une connotation bien spécifique
que la Cour ne pouvait ignorer (55). Elle n’est quasiment utilisée
que lorsque l’on veut dénoncer une peine «discriminatoire qui est
infligée à un étranger en plus de celle qui aurait frappé, pour les
mêmes faits, un national» (56). Bien entendu, la question de la légitimité de ce type de peine est très précisément au cœur de la plupart des affaires d’éloignement des étrangers délinquants soumises
à la Cour. Depuis des années, certains de ses membres ont entendu
s’élever contre ces situations. Cette question a donné lieu, dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe, à différents types de
manifestations (57).
Jusqu’à cette utilisation de l’expression, la Cour pouvait donner
l’impression de contourner un sujet polémique, parfois au prix de la
cohérence de sa jurisprudence en la matière.
En choisissant de s’aventurer sur ce terrain, qui plus est de la
manière dont elle le fait, la Cour n’aurait-elle pas dérapé?
(53) Néanmoins on peut, en théorie distinguer, les mesures d’éloignement du territoire résultant d’une décision judiciaire des mesures du même type résultant d’une
mesure administrative, comme Cédric Raux l’a souligné à juste titre dans son étude
précédemment citée, p. 847.
(54) Pour une position très différente, favorable, elle, à la discussion de la «doublepeine» par la Cour, voy. C. Raux, op. cit., p. 848.
(55) Sur cette connotation critique, voy. notamment l’introduction de B. Jarreau, «L’éloignement de étrangers : interdiction définitive du territoire français.
Arrêts Ezzouhdi et Abdouni des 13 et 27 février 2001», Cahiers du CREDHO, n° 8,
consulté le 30 novembre 2006 sur http://www.credho.org/cedh/session08/session08-0601.htm.
(56) Voy. le §17 de l’opinion dissidente commune, jointe à l’arrêt Üner.
(57) Sur la prise en compte de cette question par le droit français, on se reportera
notamment au dossier consacré par la revue AJ Pénal, dans son numéro 3/2004,
pp. 93-110, et plus particulièrement à la présentation générale de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France
et à la nationalité, par le ministre de l’Intérieur à cette date, Nicolas Sarkozy et à
D. Liger, «La réforme de la double peine», pp. 102-106. Sur les mouvements en
faveur de la suppression de la «double peine», en France, on peut en particulier se
référer au film de Bertrand Tavernier, «Vies brisées» et à la campagne lancée en
novembre 2001, «Une peine point barre», par des associations de défense des étrangers, des syndicats et différentes organisations caritatives.
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Marie-Françoise Valette
1119
Ainsi la Grande Chambre n’a non seulement pas fait progresser sa
jurisprudence relative à l’article 8, en matière de mesures d’éloignement des étrangers, vers plus de prévisibilité, mais encore s’est-elle
ingérée de la plus mauvaise façon qui soit dans un débat qu’elle
n’était appelée à trancher – si toutefois elle l’était – que d’un point
de vue juridique.
Si «la Convention est un instrument vivant à interpréter à la
lumière des conditions de vie actuelle» (58), la Grande Chambre de
la Cour a pris le risque de ne retenir du contexte actuel que les positions des Etats qui flattent dangereusement leurs opinions publiques en confondant fermeté dans la répression de la délinquance et
peines discriminatoires à l’encontre des étrangers, quelle que soit
leur situation sur leur territoire (59).
✩
(58) Voy. Cour eur. dr. h., arrêt du 25 avril 1978, Tyrer c. Roumanie, §31, cité
dans l’opinion dissidente commune des juges Costa, Zupani et Türmen, jointe à
l’arrêt de la Grande Chambre Üner c. Pays-Bas.
(59) Nous ne pouvons que rejoindre le Professeur Michel Levinet qui concluait
déjà, en 1999, de la façon suivante : «Le contrôle confié en la matière à la Cour de
Strasbourg est certes délicat, mais il doit demeurer entier afin de sauvegarder l’effectivité des droits fondamentaux des étrangers, en particulier celui au respect de leur
vie privée et familiale, quand bien même ils mettent en danger ceux d’autrui», op.
cit., Rev. trim. dr. h., 1999, pp. 117-118.