Rwanda. Le dictateur chéri de l`Occident
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Rwanda. Le dictateur chéri de l`Occident
18. Courrier international — no 1207 du 19 décembre 2013 au 1er janvier 2014 d’un continent à l’aut r e. afrique Afrique ........ Asie ........... Amériques...... Moyen-Orient... Europe ......... France ......... 18 22 28 30 32 36 Rwanda. Le dictateur chéri de l’Occident Le président Paul Kagame, main de fer dans un gant de velours, s’est lancé le défi de sortir le pays des violences ethniques et de la pauvreté. Mais ses succès ont un prix : la répression. → Paul Kagame. Dessin de Schot (Amsterdam) pour Courrier international. —The New York Times Etats-Unis P aul Kagame a accepté de me rencontrer à 11 heures du matin un samedi. Le bureau présidentiel est situé au sommet d’une colline, près du centre de Kigali, la capitale. Chaque fois que je viens dans cette ville, je suis étonné par son aspect propret et son activité bourdonnante, ce qui est d’autant plus remarquable que le Rwanda reste l’un des pays les plus pauvres du monde. Même un samedi matin, des cohortes de femmes en gants blancs balaient les rues en cadence, fredonnant doucement. Je passe devant l’Union Trade Center, un centre commercial en centre-ville, orné d’une fontaine gigantesque autour de laquelle la circulation est fluide. Il n’y a pas d’ordures dans les rues, ni aucun de ces sacs en plastique qui s’accrochent aux grilles ou aux arbres comme dans tant d’autres villes africaines – le gouvernement Kagame les a interdits. Il n’y a pas non plus de jeunes sans-abri dormant sur les trottoirs ou reniflant de la colle pour se couper la faim. Au Rwanda, la police a raflé les vagabonds et les petits délinquants pour les envoyer dans des “centres de réinsertion” pour jeunes, sur une île au milieu du lac Kivu. Pour plaisanter, certains responsables rwandais disent de cette île qu’elle est leur Hawaii – elle est en effet magnifique et luxuriante. Mais les habitants de Kigali en parlent à mots couverts comme d’une sorte d’Alcatraz. On ne voit pas non plus de grands bidonvilles à Kigali : ils sont purement et simplement interdits. Le Rwanda est l’un des pays les plus sûrs que je connaisse, il l’est presque autant que la Suisse. Un vrai paradoxe quand on sait qu’il y a moins de vingt ans plus de civils ont été tués ici en trois mois de folie furieuse que pendant n’importe quelle autre période de l’histoire humaine, y compris pendant l’Holocauste. Lors du génocide rwandais, la majorité hutu a pris pour cible la minorité tutsi, massacrant environ 1 million [800 000 selon les estimations] d’hommes, de femmes et d’enfants, la plupart à coups de machettes. Au dire des Rwandais, un étranger aurait du mal à concevoir l’horreur qu’ils ont vécue. D’autant qu’aujourd’hui on ne voit même plus de piétons indisciplinés dans les rues. Aucun pays d’Afrique, voire du monde entier, ne s’est autant transformé en aussi peu de temps, et Kagame a habilement Courrier international — no 1207 du 19 décembre 2013 au 1er janvier 2014 orienté ce changement. Spartiate, stoïque, réfléchi, austère, il veille régulièrement jusqu’à 2 ou 3 heures du matin pour feuilleter d’anciens numéros de The Economist ou étudier les rapports d’activité sur des villages aux quatre coins du pays. Il recherche constamment de nouveaux moyens, plus rentables, d’utiliser les milliards de dollars que reçoit son gouvernement de pays donateurs. Ceux-ci, en retour, citent le Rwanda en exemple pour montrer ce que l’aide internationale peut faire de bon en Afrique. Kagame est un habitué du forum économique mondial de Davos, et il est en bons termes avec les puissants. La Clinton Global Initiative (CGI) [une ONG destinée à combattre la pauvreté en Afrique] lui a décerné le prix Global Citizen et Bill Clinton a déclaré que Kagame avait “libéré le cœur et l’esprit de son peuple”. Kagame doit notamment ces louanges aux progrès incontestables qu’il a accomplis dans la lutte contre l’un des plus grands fléaux de l’Afrique : la pauvreté. Le Rwanda est encore très pauvre [77 % des habitants vivaient avec moins de 1,50 dollar par jour en 2011 selon le Pnud], mais il l’est bien moins qu’autrefois. Le gouvernement Kagame a réduit la mortalité infantile de 70 % ; il a fait croître l’économie en moyenne de 8 % par an depuis cinq ans ; et il a lancé un programme national d’assurance-maladie, ce que des experts occidentaux jugeaient impossible dans un pays pauvre d’Afrique. Progressiste à bien des égards, Kagame a prôné l’accès de femmes à davantage de postes politiques, et aujourd’hui le Rwanda compte un plus grand pourcentage de femmes députées que dans n’importe quel autre pays. Sans pitié. Mais Kagame est peut-être le plus compliqué de tous les dirigeants africains. Le problème concerne non pas tant les résultats que les méthodes. Le président a la réputation d’être sans pitié, brutal, et, même s’il reçoit force louanges, il a réprimé son propre peuple et soutenu secrètement des groupes rebelles meurtriers dans le Congo voisin. Du moins, c’est ce qu’affirment ses détracteurs, toujours plus nombreux, y compris de hauts responsables onusiens et des diplomates occidentaux, sans parler des innombrables dissidents rwandais qui ont fui le pays. Ils font valoir que son petit pays bien propre, plein de promesses, parfois surnommé le Singapour africain, est l’un des plus répressifs au monde. Bien peu de gens au Rwanda parlent librement du président et beaucoup des aspects de la vie sont dictés par l’Etat. Dans certaines régions, de nombreuses règles, mises en application par les commissaires de village, interdisent aux gens de porter des vêtements sales ou de partager leur paille quand ils boivent dans le pot de bière traditionnel, y compris chez eux, cette dernière pratique étant jugée antihygiénique. De nombreux Rwandais m’ont dit qu’ils avaient le “C’est comme s’il y avait un œil invisible partout. L’œil de Kagame” —Alice Muhirwa, membre d’un parti d’opposition sentiment d’être surveillés personnellement par le président. “C’est comme s’il y avait un œil invisible partout, assure Alice Muhirwa, membre d’un parti d’opposition. L’œil de Kagame.” Assis dans une élégante chaise en bois en attendant Kagame, je m’armais de courage pour affronter ce personnage intimidant. Quand j’interroge les Rwandais sur Kagame, ils le décrivent souvent en des termes hyperboliques – soit comme un sauveur, soit comme l’Antéchrist. Certains vont jusqu’à s’agenouiller devant son portrait, puis à fermer les yeux et à lui adresser des prières. Un ancien d’un village m’a confié : “80 % des gens le soutiennent, 20 % sont contre lui. Mais ces 20 % ne parlent pas, ils ont peur.” J’ai donc été étonné quand Kagame est apparu devant moi et qu’il m’a salué avec un sourire timide, après une entrée discrète dans la salle de réception. Il a pris place dans une chaise à dossier rigide. L’air plus tendu que moi, il jetait des coups d’œil à travers la pièce derrière des lunettes qui lui donnaient l’air d’un hibou. Il portait un blazer, une chemise rayée, des chaussures en cuir noir, bien cirées. Je savais que Kagame était grand, il mesure un peu moins de 1,90 m, mais j’ai surtout été frappé par sa maigreur : il faisait presque maladif avec ses épaules osseuses et ses poignets délicats. Kagame a 56 ans. Il est né dans un camp de réfugiés ougandais, dans une hutte au toit de chaume [il est né en réalité au Rwanda, mais a dû partir avec sa famille en Ouganda à l’âge de 2 ans pour fuir les persécutions]. C’est une profonde humiliation pour un Tutsi comme lui. Des monarques tutsis ont régné sur le Rwanda pendant des siècles jusqu’à ce que les Hutus, majoritaires, reprennent le dessus en 1959, tuant des centaines, peut-être des milliers de Tutsis, et en forçant beaucoup d’autres à l’exil. Alors que Kagame avait 12 ans et qu’il croupissait avec sa famille dans le camp ougandais, il a demandé à son père : “Pourquoi est-ce qu’on est réfugiés ? Pourquoi on est ici ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal ?” “C’est là que tout a commencé”, a murmuré Kagame, fixant ses yeux sur moi. C’est là, à l’en croire, qu’est née sa conscience politique. Il m’a raconté cette histoire dès le début de l’entretien. Kagame paraissait d’humeur expansive, affable. Quand je l’interrogeais, il faisait oui de la tête avec empressement, commençant ses réponses par des expressions comme “si vous n’y voyez pas d’inconvénient” ou “vous avez raison”. Il parle très bien anglais, avec un fort accent rwandais. Soldat de formation, il entre dans un groupe rebelle ougandais peu après le lycée, sort ensuite du rang, puis fait un passage dans l’école d’officiers de Fort Leavenworth (dans l’Etat du Kansas) dans le cadre d’un projet de formation du Pentagone pour les armées africaines. Mais Kagame quitte rapidement cette école pour aider à commander une force rebelle tutsi qui envahit le Rwanda en 1990. Il va bientôt prendre la tête du Front patriotique rwandais (FPR), résolu à renverser le pouvoir hutu. En avril 1994, l’avion qui transporte le président hutu est abattu. Des extrémistes hutus exhortent aussitôt leurs partisans, principalement par voie de radio, à exterminer les Tutsis. Des escadrons de la mort déferlent alors sur les collines – jusqu’à ce que l’armée rebelle de Kagame finisse par investir la capitale, mettant fin au génocide et s’emparant du pouvoir. Offensive de charme. Kagame est devenu ministre de la Défense, vice-président, puis président. Conformément à la Constitution rwandaise, qui limite le président à deux mandats de sept ans, il devrait céder la place en 2017. Mais, d’après les rumeurs qui circulent à Kigali, il pourrait inciter le Parlement à modifier la Constitution afin de pouvoir se présenter une troisième fois. Quand j’ai interrogé l’un des collaborateurs de Kagame sur la question, il m’a dit que le président s’était déjà exprimé à ce sujet, rappelant que la sécurité et le bien-être des Rwandais ne se réduisaient pas à une simple affaire de mandat. Apparemment, il n’a pas l’intention de quitter le pouvoir. Si l’aide afflue vers le Rwanda, c’est parce que Kagame est réputé pour la qualité de sa gestion. C’est un dirigeant très impliqué dans ce qu’il fait, moins intéressé par l’idéologie que par l’efficacité de ce qu’il entreprend. La corruption, m’a expliqué Kagame, est “comme un charançon”. Elle ronge un pays dans sa chair même et “finit par le tuer, ni plus ni moins”. L’un des gardes du corps du président, homme petit au gilet gonflé, a surgi dans la pièce au moins à deux reprises pendant que nous parlions, le temps de vérifier que tout allait bien. Dehors, le soleil tapait, mais les lourds rideaux arrêtaient la lumière, perturbant notre notion du temps. Kagame a poursuivi son offensive de charme, il a vanté les améliorations dans l’agriculture et le fait que désormais les cultivateurs rwandais utilisent davantage d’engrais. Mais, quand j’ai abordé la question du nombre grandissant de dissidents rwandais qui le qualifient de tyran, il s’est crispé. De nombreux Rwandais m’ont affirmé que Kayumba Nyamwasa était le dissident que Kagame craignait le plus. Les deux hommes ont été très proches quand ils vivaient tous les deux en Ouganda, il y a trente ans, et Nyamwasa est entré dès la AFRIQUE. 19 première heure dans les rangs des rebelles tutsis, devenant finalement chef d’étatmajor dans l’armée rwandaise. Quand je lui ai rendu visite en Afrique du Sud, au printemps dernier, il affichait ouvertement sa haine pour Kagame. “Kagame est devenu un idiot arrogant”, m’a-t-il confié avant de faire la liste de ce qu’il considérait comme ses plus grosses erreurs politiques, notamment son ingérence en république démocratique du Congo (RDC) et sa tendance à se mettre à dos quiconque était en désaccord avec lui. En 2010, après avoir remis en cause certaines des décisions présidentielles et entendu des rumeurs selon lesquelles il était sur le point d’être arrêté, Nyamwasa a fui le pays pour se rendre à Johannesburg, où il pensait qu’il serait en sécurité. Quelques mois plus tard, alors qu’il rentrait dans son garage, un homme armé s’est précipité vers sa voiture. L’homme lui a logé une balle dans le ventre et a essayé de l’achever, mais son arme s’est enrayée. “Kagame a essayé de me tuer, m’a assuré Nyamwasa. Je n’ai pas le moindre doute là-dessus.” Six personnes, dont trois Rwandais, sont actuellement en procès à Johannesburg dans le cadre de cette affaire. J’avais du mal à concilier ces accusations avec l’homme mince, aux airs d’intellectuel, qui était assis face à moi. Quand un moustique est passé près de nous dans un vrombissement, Kagame a relevé ses verres épais pour tenter d’écraser l’insecte de sa longue main frêle. Par deux fois, il a manqué son coup. Pour répondre à mes questions sur l’opposition politique, il a fait de vagues allusions à des dissidents déclarés comme Nyamwasa, les traitant de “voleurs” qui voudraient faire croire qu’“en Afrique il ne se passe jamais rien de bien, que tous les dirigeants sont des dictateurs, des oppresseurs”. Au mot “oppresseur”, Kagame m’a regardé droit dans les yeux avant d’être pris d’un rire nerveux. Ton impérieux. Il est devenu encore plus irritable quand je lui ai parlé d’un coûteux voyage à New York en 2011. A l’époque, j’avais appris qu’il avait dépensé plus de 15 000 dollars [près de 11 000 euros] la nuit pour s’offrir la suite présidentielle d’un hôtel de luxe, le Mandarin Oriental. Cela ne semblait pas cadrer avec la personnalité d’un chef d’Etat qui se targue de vivre frugalement, d’occuper une maison relativement modeste au centre de Kigali. Je lui ai alors demandé s’il pensait que le peuple rwandais verrait d’un bon œil de telles dépenses, ce à quoi Kagame a répondu en me jetant un regard furieux : “Je ne vous permets pas !” Il était un peu effrayant de le voir passer si vite de la sympathie à ce ton impérieux. Manifestement, il n’est pas habitué à la confrontation dans les interviews. Les détracteurs de Kagame affirment qu’il a muselé une bonne partie des médias indépendants au Rwanda. Une journaliste 20. AFRIQUE rwandaise, Agnes Uwimana Nkusi, a récemment écopé d’une peine de quatre ans de prison pour insultes au président et atteinte à la sécurité nationale, après avoir publié une série d’articles où elle critiquait Kagame. Un autre, Jean-Leonard Rugambage, a été abattu d’une balle dans la tête le jour où il a publié un article sur la tentative d’assassinat de Nyamwasa. Mais Kagame n’a pas tardé à retrouver son calme. Il s’est renversé dans sa chaise et a repris son ton professoral, y mettant même une petite dose d’humour. “Suis-je censé séjourner dans un conteneur à bateau ? a-t-il repris, revenant sur le Mandarin Oriental et riant de son rire timide. J’ai vécu dans des tranchées et dans des tentes. Je n’ai aucune leçon à recevoir de personne, ça non.” “Question ethnique”. Passons à autre chose. L’un des sujets qui attisent ma curiosité concerne ses efforts pour neutraliser les tensions ethniques. De nombreuses lois condamnent le “tribalisme” et l’“idéologie génocidaire”, définis comme des “actes qui visent à promouvoir la méchanceté ou à inciter à la haine”. Ces lois ont été vivement critiquées pour avoir passé sous silence tout débat sur la question ethnique, et actuellement le gouvernement Kagame revoit sa copie. Mais, quand j’essaie d’aborder la question ethnique avec des gens de Kigali, cela ne mène pas très loin. Sans vouloir passer pour un provocateur, je mentionnai tout de même que des dissidents rwandais m’avaient expliqué que de nombreux Hutus se sentaient opprimés. Dans le district de Nyamasheke, à l’extrême ouest du Rwanda, j’ai vu des hommes transportant des piles de bois fraîchement scié, des femmes trimbalant des jerricans d’eau clapotante, des garçons pieds nus dribblant avec des ballons de football faits de vieux chiffons. La campagne grouillait de monde. Les collines étaient découpées en petites parcelles à perte de vue, de petits carrés marron et verts bien nets, tous travaillés du matin au soir par des paysans aux vêtements usés. Courrier international — no 1207 du 19 décembre 2013 au 1er janvier 2014 “On associe tant de qualificatifs à ma personne. J’en accepte certains, mais d’autres sont injustes. Dieu m’a créé d’une très étrange manière.” Le lendemain matin, j’ai rencontré un autre Hutu, qui m’a dit que, si je citais son nom, “ils [viendraient l’]arrêter”. Cet homme s’est plaint que les Tutsis étaient favorisés par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’attribution des bourses d’études ou des postes élevés, sous les dehors d’un programme de discrimination positive destiné à aider les “survivants du génocide”, qui par définition sont tutsis. Le système favorise les Tutsis et défavorise les Hutus, estimet-il, et, “pendant les élections, les agents du parti n’hésitent pas à déchirer votre bulletin si vous ne votez pas pour Kagame”. En 2010, lors de la dernière élection, Kagame a obtenu 93 % des voix après avoir interdit à tous les grands partis d’opposition de se présenter. Certains Rwandais affirment que, si Kagame essaie de minimiser la question ethnique, c’est pour occulter le fait que son ethnie, les Tutsis, qui ne représentent que 15 % de la population environ, tiennent presque tous les leviers de commande du pays. Si personne ne peut évoquer cette question, on voit mal comment on pourrait parler de la domination tutsi. Quand j’ai interrogé Kagame sur ce point, il a d’abord essayé de me convaincre qu’en fait les Tutsis ne dominaient pas la vie politique et économique. Je suis alors entré dans les détails, rappelant que le ministre de la Santé, le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères et le ministre des Finances étaient tous tutsis, de même que la plupart des hommes les plus riches du pays. Ce à quoi il m’a répondu que les Tutsis jouissaient peut-être de certains avantages, mais que ce n’était pas “le fruit d’une quelconque volonté”. De nombreux Tutsis comme lui ont vécu à l’étranger, où ils ont eu accès à une très bonne éducation, à des entreprises. Comme j’étais ouvertement sceptique, il a fini par me dire, au bord de l’exaspération : “Cette histoire de Hutus et de Tutsis, si on s’y laisse entraîner, on se perd dans les haines du passé et il ne peut en sortir rien de bon.” Ce qui est frustrant pour de nombreux détracteurs de Kagame, c’est que la répression au Rwanda n’est un secret pour personne. Human Rights Watch et Amnesty International ont produit de nombreux rapports dénonçant la mise en coupe réglée de la société rwandaise par le gouvernement Kagame. Après l’élection présidentielle de 2010, des responsables occidentaux se sont plaints du “manque d’espace politique”. Le robinet de l’aide à Kagame n’en est pas moins resté ouvert. Le soutien des EtatsUnis s’est à peu près maintenu – environ 200 millions de dollars par an d’aide bilatérale directe. Accusé de nombreux actes meurtriers au fil des ans, Kagame a joué sur ses puissantes relations et sur ses succès pour détourner les critiques. Il exploite aussi la culpabilité des Occidentaux en rappelant à ses divers partenaires qu’ils ont abandonné le Rwanda pendant le génocide ; certains de ses plus grands admirateurs, comme Bill Clinton, s’en sont mordu les doigts. Le message est clair : personne à l’étranger ne peut se permettre de donner des leçons de morale quand il s’agit du Rwanda, ni de dicter sa conduite à Kagame. Mélancolique. “Le Rwanda n’est pas un cas facile”, reconnaît un responsable occidental qui a travaillé de près avec Kigali sur des projets de développement. “Kagame est-il répressif ? Oui, sans aucun doute. Lui en avons-nous parlé ? L’avons-nous incité à pratiquer l’ouverture ? Tout le temps.” Mais ce responsable ajoute : “Je ne sais pas dans quelle mesure la situation n’est pas fragile. Je n’ai pas accès comme lui au renseignement.” Il estime par ailleurs possible que des militants hutus, soit au Rwanda soit au Congo, essaient toujours actuellement de renverser Kagame. “Alors nous lui accordons le bénéfice du doute”, conclut-il. Le soleil commençait à filtrer obliquement à travers les jours des rideaux, et le visage de Kagame apparaissait marqué par ses courtes nuits de sommeil. Ses réponses devenaient plus brèves, ses silences s’allongeaient. Kagame devenait presque mélancolique. Il s’est lentement levé de sa chaise, a lissé son pantalon et s’est apprêté à prendre congé. “On associe tant de qualificatifs à ma personne, a-t-il conclu. J’en accepte certains, mais d’autres sont injustes.” Avant que je m’en aille, il m’a dit, presque dans un murmure : “Dieu m’a créé d’une très étrange manière.” —Jeffrey Gettleman Publié le 4 septembre Contexte RDC-Rwanda : les frères ennemis ●●● Les rebelles du M23, accusés d’être soutenus par le régime de Paul Kagame, ont quitté l’est de la république démocratique du Congo en novembre. Mais la guerre n’est pas finie pour autant. Il reste toujours les FDLR, un groupe armé hutu qui se cache dans les forêts congolaises depuis la fin du génocide et qui menace de reprendre le pouvoir au Rwanda. C’est en tout cas ce qu’avance Paul Kagame pour justifier “son intrusion sur le territoire congolais”, comme le note avec aigreur Le Potentiel, quotidien de Kinshasa. “Tout le monde sait que cette fameuse performance économique montée en épingle par les parrains de Paul Kagame a son origine dans le pillage systématique des ressources naturelles de la RDC.” Après la défection du M23, il est temps de mettre de l’ordre à l’est du Congo et de dialoguer avec toutes les milices qui pullulent dans la région. “Mais Kagame a dit ‘niet’ à un quelconque dialogue interrwandais [avec les FDLR]. Car, en mettant fin à ce conflit, le Rwanda cesserait d’être victime d’une menace. Ce serait scier la branche sur lequel son régime est assis.” Chronologie 23 octobre 1957— Naissance de Paul Kagame à Tambwe (Rwanda). Octobre 1990— L’armée du Front patriotique rwandais mène une guerre civile pour reprendre le pouvoir. 6 avril 1994— Le président Habyarimana meurt dans un attentat contre son avion. Sa mort provoque un génocide contre la minorité tutsi qui fera plus de 800 000 victimes. Juin 1994— Le FPR, dirigé par Paul Kagame, arrive à Kigali et prend le pouvoir. 9 août 2000— Paul Kagame est élu président du Rwanda avec 93 % des voix. Il a été reconduit à cette fonction depuis cette date. La prochaine élection présidentielle est prévue pour 2017.