L`institution chinoise de remontrance
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L`institution chinoise de remontrance
L'institution chinoise de remontrance Léon Vandermeersch 1 Dans l'étude des institutions de la Chine impériale, on ne peut manquer d'être frappé par un principe qui n'a cessé d'être appliqué, ne serait-ce que formellement, sous toutes les dynasties, et qui semble porter en germe en quelque manière la liberté d'opinion : le principe de l'accessibilité à la critique des décisions de l'empereur. Pour toutes les époques, en effet, nous possédons en abondance des textes ou des résumés de textes d'adresses à l'empereur tout à fait officielles, portant critique de telle ou telle disposition arrêtée par l'autorité impériale. Ces sortes d'adresses sont rédigées dans la forme habituelle du mémorial (zouyi), et figurent, entre autres, dans les recueils de mémoriaux tirés des histoires officielles et des archives d'Etat. Elles sont représentatives d'une pratique désignée par le terme jian, que l'on peut traduire par « remontrance », et sur lequel sont formées de nombreuses expressions synonymes telles que jianzheng, jianyi, zhijian, guijian, etc. Ce qui caractérise la remontrance, au sens du terme technique chinois, c'est qu'elle met en cause l'autorité impériale. Par là, la remontrance se distingue de la censure (jiancha), qui met en 1 Léon Vandermeersch est Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études, 5e Section, 45-47 rue des Écoles, 75005 Paris. Études chinoises, vol. XIII, n° 1-2, printemps-automne 1994 Léon Vandermeersch cause l'autorité administrative. Comme cette distinction tend à s'effacer derrière le caractère commun de la remontrance et de la censure d'être l'une et l'autre des mécanismes de contrôle du fonctionnement de l'appareil d'État, précisons les choses au niveau de l'organisation de cet appareil. Dans la tradition politique chinoise, tout le pouvoir appartient éminemment au Fils du Ciel — à l'empereur. Il ne saurait donc être question de trouver dans l'organisation de l'État chinois rien qui soit de la nature d'une séparation des pouvoirs au sens où l'entend Montesquieu. Néanmoins, pour assurer l'exercice même du pouvoir impérial, il a bien fallu mettre en place un appareil constitué de mécanismes, qui n'ont cessé de se perfectionner tout au long de l'histoire des institutions chinoises, actionnés par des agents — les fonctionnaires —, entre lesquels se répartissent, sinon des pouvoirs au sens politique du mot, en tout cas des compétences techniques. Or, à la base de cette organisation s'inscrit une distinction fondamentale entre les rouages administratifs sur lesquels l'autorité impériale prend appui pour élaborer ses décisions et les rouages administratifs à l'aide desquels elle fait exécuter ces décisions. Cette distinction à l'intérieur de l'appareil d'État entre deux dispositifs fonctionnellement bien différents l'un de l'autre est techniquement homologue de la distinction opérée dans l'organisation des États modernes entre le législatif et l'exécutif. Toutefois, comme il s'agit ici d'une distinction qui politiquement s'appuie sur une conception du pouvoir impérial d'une tout autre nature que ce qui est la conception classique du pouvoir législatif, je qualifie cette distinction comme étant celle d'un appareil prescriptif et d'un appareil exécutif. Sur cette base, il est clair que la censure, dont la fonction est de contrôler la bonne marche de l'administration relève de l'appareil exécutif, tandis que la remontrance, dont la fonction est de contrôler l'élaboration de bonnes décisions au niveau de l'autorité impériale, relève de l'appareil prescriptif. Comment, dans cet appareil, un mécanisme ad hoc de contrôle a-t-il été mis au point, et comment ce mécanisme a-t-il évolué ? C'est ce que je voudrais essayer d'abord d'indiquer à travers les grandes lignes de 32 L'institution chinoise de remontrance l'histoire de l'institution de la remontrance2, afin de pouvoir ensuite mieux dégager le sens de cette institution dans la tradition politique chinoise. L'histoire de l'institution de la remontrance se divise nettement en deux grandes phases : une phase de mise en place et de développement, des Han aux Song, suivie d'une phase de marginalisation, sous les Yuan, puis de profonde dénaturation, sous les Ming et les Qing. Cependant, il n'est pas facile de mettre en évidence cette évolution, à cause de la complexité de l'institution elle-même. Les fonctionnaires ayant la compétence d'émettre des remontrances — appelons-les « remontreurs » (jianguan, désignation à laquelle est souvent substituée l'appellation métaphorique de « fonctionnaire de la parole », yanguan, employée aussi pour les censeurs) — n'ont jamais été organisés en une seule agence d'État appropriée, comme le Censorat pour les censeurs. Leur fonction a été le plus souvent dissociée entre ceux à qui on donnait le titre de « maître de remontrance » (jianyi dafu) et ceux à qui on donnait le titre de « chambellan-remontreur » (jishizhong, littéralement : « chargé d'affaires au palais », mais dont la charge comportait surtout un devoir de remontrance). En outre, cette fonction s'exerçait sous deux modalités différentes : l'adresse et le veto. L'adresse (zouyi), déjà mentionnée plus haut, était la procédure suivant laquelle des observations critiques circonstanciées étaient soumises à l'empereur, le plus typiquement sous forme écrite, mais aussi éventuellement sous forme orale, lorsque les remontreurs étaient associés aux instances gouvernementales délibératives. Le veto fengbo était une procédure suivant laquelle les actes écrits porteurs des décisions impériales — édits et autres — étaient renvoyés cachetés ifeng) au motif d'une réprobation (bo) lorsqu'ils étaient jugés mal venus. 2 Cette histoire fait partiellement l'objet d'un excellent ouvrage, auquel je dois beaucoup pour ce qui suit, publié par l'Université de Chengdu : Zhongguo chajian lishi, Chengdu, Sichuan daxue chubanshe, 1991. 33 Léon Vandermeersch Sous les Qin et les Han, la charge de remontrance fut d'abord seulement cumulative (jiaguan). L'empereur la conférait à des conseillers personnels pourvus du titre de maître de remontrance ou du titre de chambellan-remontreur (de plusieurs rangs : shizhong, changshi, sanqi changshi). Sous les Qin, ces titres étaient le plus souvent attribués à des militaires. Sous les Han, ils le furent à des personnalités de tout bord — par exemple, Han Wudi (141-87 av. J.-C.) nomma chambellan-remontreur Kong Anguo, alors que celui-ci n'avait même pas de fonction dans l'administration. Le nombre des remontreurs, à la discrétion de l'empereur, pouvait s'élever à plusieurs dizaines. Cependant, sous les Han orientaux la fonction cesse d'être cumulative pour devenir une charge pleine (dingyuan). Sous les Six Dynasties, l'appareil central de l'État se perfectionne. Il se structure progressivement en trois départements : un département pour l'exécutif — le Département d'État (Shangshusheng) —, et deux départements pour le prescriptif — la Secrétairerie (Zhongshusheng ou Neishusheng) et la Chancellerie (Menxiasheng). La Secrétairerie s'occupe de la rédaction des décisions impériales, et la Chancellerie assure une fonction de relais entre la Secrétairerie et le Département d'État, c'est-à-dire entre le prescriptif et l'exécutif, et cela dans les deux sens : elle contrôle aussi bien la transmission des ordres impériaux à l'exécutif que la réception au niveau de l'autorité impériale de tous les documents, rapports et adresses de toutes sortes, que l'exécutif soumet à celle-ci. C'est donc dans le cadre de la Chancellerie que s'exerce la fonction de remontrance. En particulier, la procédure de veto, qui se formalise à cette époque en s'appliquant dans les deux sens, tant aux documents émanant de l'administration susceptibles de lui être renvoyés qu'aux décisions impériales susceptibles d'être retournées à la Secrétairerie, est réservée à la compétence des chambellans-remontreurs. C'est de cet appareil qu'héritent les Tang, qui vont développer considérablement la fonction de remontrance, à laquelle, comme on sait, l'empereur Taizong (626-649) attachait une très grande importance. Cette fonction est alors dédoublée entre la Chancellerie et la Secrétairerie. A la Chancellerie sont affectés quatre postes de chambellans-remontreurs, 34 L'institution chinoise de remontrance assistés de nombreux subordonnés, ainsi que quatre postes de maîtres de remontrance de gauche et quatre postes de « sous-remontreurs » (sanqi changshï) également de gauche. À la Secrétairerie sont affectés les postes de droite de quatre autres maîtres de remontrance et de quatre autres sousremontreurs. En outre, les Tang créent les fonctions de « compléteurs d'omission » (buque) et de « recenseurs d'oublis » (shiyï), également de gauche et de droite, autrement dit dédoublés entre la Chancellerie et la Secrétairerie. Ces fonctionnaires sont eux aussi chargés de la fonction de remontrance, et en particulier ils ont à gérer quatre boîtes où les maîtres de remontrance déposent leurs observations écrites. Les empereurs Song continuent d'accorder une grande importance à l'institution de remontrance. Le grand recueil d'histoire institutionnelle compilé sur ordre de l'empereur Zhenzong (997-1022) entre 1005 et 1013 sous le titre de Cefu yuangui comporte une importante section qui récapitule trois cent soixante-dix-neuf remontrances exemplaires s'échelonnant de l'Antiquité aux Cinq Dynasties. Mais les Song transforment profondément l'appareil de l'administration centrale hérité des Tang. C'est un mécanisme constitué par le jumelage de la Secrétairerie, pour les affaires civiles, et du Conseil secret (Shumiyuan), pour les affaires militaires, qui devient l'organe directeur du gouvernement impérial. L'une et l'autre sont installés à l'intérieur de l'enceinte interdite du Palais, tandis que la Chancellerie est désormais placée à l'extérieur, comme le Département d'État. Du coup s'opère un glissement de cette institution de l'appareil prescriptif vers l'appareil exécutif. Les maîtres de remontrance et leur personnel sont organisés en une Agence des remontrances (Jianyuan), à laquelle est adjointe une Agence de pétition (Guyuan ; littéralement : « Agence du tambour »), héritière du service des boîtes de remontrance de l'époque des Tang) doublée d'une agence de vérification des documents qui y étaient déposés. Et leurs observations ne sont plus seulement ciblées sur les actes impériaux, mais peuvent maintenant viser tout acte administratif, la pratique se développant par là de mettre en cause surtout les premiers ministres comme inspirateurs des décisions impériales. C'était rapprocher les remontreurs des censeurs. Symétriquement, les Song régularisent une fonction de « censeur-remontreur » (yanshi yushi), 35 Léon Vandermeersch déjà apparue irrégulièrement sous les Cinq Dynasties, et confiée à des censeurs appelés à se substituer aux remontreurs en cas de défaillance de ceux-ci relevée par la censure. Ces dispositions sont typiques de la stratégie de pouvoir des empereurs Song, portés à multiplier les mécanismes de contre-balancement des influences administratives les unes par les autres. Quant aux chambellans-remontreurs, ils furent organisés en une Arrière-chancellerie (Houmenxiasheng) chargée de la procédure du veto et composée de six services, correspondant aux six sections du Département d'État. Les dynasties barbares kitan (Liao), jiirchen (Jin) et mongole (Yuan) rompent radicalement dans la pratique, sinon dans les formes, avec la tradition chinoise des remontrances. Elles ont, au niveau de la noblesse ethnique qui entoure le khan, leurs propres pratiques de conseil de tradition tribale ; et les fonctionnaires chinois de remontrance n'ont plus de compétence que pour le cérémonial (chez les Liao, à la Cour du Sud qui contrôle les Chinois soumis), ou une compétence fort réduite (chez les Jin, qui ont supprimé la Chancellerie, dans une Agence des remontrances très diminuée), ou complètement marginalisée (chez les Yuan, qui ont supprimé la fonction de maître de remontrance et n'ont conservé celle de chambellan-remontreur que pour des charges purement matérielles à la Cour). Mais on notera qu'en revanche la censure est considérablement renforcée, surtout sous les Mongols, qui n'y admettent pas de fonctionnaires chinois et développent beaucoup le réseau de la censure provinciale établi par les Jin. L'empereur Taizu (1368-1398) des Ming débarrasse la Chine des Mongols en 1368, mais garde à son profit le style de pouvoir que ceuxci y avaient instauré. Non seulement il ne rétablit pas la Chancellerie, abolie depuis les Jin, mais il supprime la Secrétairerie. Il réduit l'appareil prescriptif à un Grand Conseil domestique (Neige) et prend directement sous sa coupe les six sections du Département d'État, devenues six ministères sans premier ministre (liubu). La fonction de maître de remontrance n'existe plus. Celle de chambellan-remontreur est réorganisée en un appareil de six sections (liuke), rattaché à un Office des transmissions administratives (Tongzhengshisi) et chargé de contrôler le va-et-vient des décisions impériales et des rapports administratifs entre le prescriptif et 36 L'institution chinoise de remontrance l'exécutif, une section par ministère. Mais le régime fait opérer les remontreurs des six sections de telle manière que la fonction originelle de remontrance à l'autorité impériale est purement et simplement inversée en une fonction de surveillance de l'administration doublant celle des censeurs. La conversion se parachève si bien que les Qing, qui reprennent le régime des Ming en accentuant encore l'autocratisme impérial qui le caractérisait, fusionnent en 1723 les six sections de remontreurs avec le Censorat pour former un organe unique de contrôle de l'administration, dit des « sections et circuits » (Kedao), où les remontreurs sont chargés de contrôler les six ministères de l'administration centrale, et les censeurs de contrôler les quinze circuits de l'administration provinciale. Ajoutons à ce bref historique de l'institution de remontrance que, lorsque l'institution a fonctionné, elle a prouvé son efficacité comme correctif au poids excessif du pouvoir impérial. C'est ce que l'on peut constater surtout sous les Tang, époque de l'âge d'or des remontrances. On sait l'influence qu'ont pu avoir sur l'empereur Taizong les remontrances de Wei Zheng, Fang Xuanling et Wang Gui. D'autres exemples ne manquent pas sous d'autres règnes. Gu Yanwu mentionne les noms d'une dizaine de chambellans-remontreurs connus pour avoir rejeté des édits inappropriés3 : — Wei Wen sous le règne de l'empereur Zhongzong (683-684 ; 705-710) ; — Yuan Gao, Xue Cuncheng, Li Fan sous le règne de l'empereur Dezong (779-805) ; — Wei Hongjing sous le règne de l'empereur Xianzong (805820); — Cui Zhi sous le règne de l'empereur Muzong (820-824) ; — Di Jianmo sous le règne de l'empereur Wenzong (826-840) ; — Zheng Su, Han Ci sous le règne de l'empereur Wuzong (840846); 3 Cf. Rizhi lu, juan 9, article « Fengbo ». 37 Léon Vandermeersch — Zheng Gongyu, Xiao Fang sous le règne de l'empereur Xuanzong (846-859). Un historien d'aujourd'hui, Xie Yuanlu, a extrait du Tang huiyao (livres 54, 55 et 56), les statistiques suivantes, sur une durée qui va du début de la dynastie au règne de Yizong (859-873)4 : — seize veto, dont onze suivis d'effet ; — quatorze remontrances, dont onze suivies d'effet ; — seize réparations d'oublis ou d'omissions, dont six suivies d'effet. L'époque Song, quant à elle, nous a laissé, entre autres, deux célèbres mémoriaux de remontrance qui sont peut-être les plus fameux du genre : le « Mémorial en dix points » de Fan Zhongyan, rédigé en 1043 à l'instigation d'Ouyang Xiu qui était alors chef de l'Agence des remontrances, et le « Mémorial en dix mille mots », spontanément rédigé en 1058 par Wang Anshi en simple qualité d'intendant des affaires judiciaires du Jiangdong. Le premier a donné le signal des réformes de l'ère Qingli (1041-1048) et le second annonce celles de l'ère Xining (1068-1077). Il est vrai que par la suite les remontrances auront beaucoup moins d'impact politique, mais non pas tant du fait des empereurs, qui y restent très attentifs, que du fait de la bureaucratie, que ravagent les dissensions, à commencer par celles qu'ont suscitées les réformes de Wang Anshi. Il n'en reste pas moins que le correctif des remontrances ne pèse jamais que sur le gouvernement des empereurs éclairés. Autrement dit, l'institution est liée au bon vouloir des empereurs, ce qui fait d'ailleurs qu'elle périclite à partir du durcissement du régime impérial initié par les Mongols. On ne saurait donc qualifier cette institution de démocratique. Qu'est-ce qui lui donne du poids sous les dynasties qui l'ont développée ? 4 Cf. Xie Yuanlu, Tangdai zhongyang zhengquan juece yanjiu, Taipei, 1992, p. 47-48. 38 L'institution chinoise de remontrance C'est qu'elle permet l'expression au plus haut niveau de l'État des valeurs politico-sociales de référence sur lesquelles se fonde le régime impérial lui-même, quand ces valeurs apparaissent menacées par une mauvaise politique. C'est la reconnaissance de ces valeurs par le pouvoir impérial qui fait accepter par celui-ci la contestation, à condition que celle-ci soit conforme aux principes qui légitiment la remontrance. Venons-en donc à ces principes. Ils sont canoniquement posés par le confucianisme dans le passage suivant du chapitre 15 du Canon de la piété filiale (Xiaojing), intitulé précisément « De la remontrance » (« Jianzheng ») : Le Maître dit : « [...] Autrefois, le Fils du Ciel avait sept ministres pour l'admonester et, même s'il était dépourvu du sens de la Voie, il ne perdait pas l'univers. Les seigneurs féodaux avaient cinq personnes pour les admonester et, même s'ils étaient dépourvus du sens de la Voie, ils ne perdaient pas leur fief. Les grands officiers avaient trois personnes pour les admonester et, même s'ils étaient dépourvus du sens de la Voie, ils ne perdaient pas leur maison. Si un lettré a un ami qui l'admoneste, il ne s'écartera pas de la bonne réputation. Si un père a un fils qui l'admoneste, il ne tombera pas dans ce qui est contraire au devoir. C'est pourquoi, mis en face de quelque chose qui est contraire au devoir, le fils ne saurait se dispenser de porter la contestation à son père, et le sujet la contestation à son prince. » Ce que complètent ces lignes du chapitre suivant, intitulé « Du service du prince » (« Shijun ») : Le service du prince, pour l'homme de bien, c'est, face au prince, de veiller à être parfaitement loyal et, dans sa propre conduite, de veiller à suppléer à toutes les défaillances du prince. Ce que le prince fait de bien, y pousser ; ce qu'il fait de mal, le redresser. Il ressort de ces textes que la remontrance est fondamentalement un devoir, et même un devoir du genre le plus strict puiqu'il relève de la piété filiale. D'ailleurs, dans la tradition chinoise des remontrances, le devoir n'est pas un vain mot. Nombreux sont les lettrés héroïques qui, à 39 Léon Vandermeersch contester des dispositions arrêtées par le pouvoir impérial, se sont exposés au bannissement, à la prison ou à la mort. C'est sous les Ming que s'illustre le plus cet héroïsme, dans la résistance à la répression féroce de toute contestation. Dans une étude récente consacrée par Xie Quyuan aux mémoriaux héroïques de l'époque5, sont évoqués les destins tragiques d'une quarantaine de hauts fonctionnaires qui ont payé de leur vie leurs remontrances. Et l'on connaît l'histoire du célèbre Hai Rui qui, avant d'adresser les siennes à l'empereur Shizong (1521-1566) en 1565, avait pris soin d'acheter son cercueil. Or, du moment qu'il s'agit de devoir, il ne saurait être question de droit. Ce qui est légitimé dans la remontrance l'est par un devoir qui force le respect, et en particulier le respect des empereurs éclairés. Ce qui est légitimé n'est donc pas un droit à la contestation d'essence démocratique, mais inversement une autorité morale : l'autorité morale, face au pouvoir, de ceux qui sont prêts au sacrifice de leur vie pour la défense des valeurs de la société dont ils ont conscience d'être les porteurs par excellence. Ainsi donc, l'esprit de l'institution chinoise de remontrance, c'est qu'elle se fonde sur la reconnaissance de la supériorité vertueuse des lettrés cultivant le bien, qui s'impose même à l'autorité impériale. Autrement dit, il s'agit non pas de démocratie, mais de « littérocratie », au sens d'une influence exercée par une élite de la culture grâce à son ascendant moral — qu'il faut distinguer du bureaucratisme. Que l'institution de remontrance soit de nature « littérocratique », on le voit bien dans ce qu'elle devient pour Huang Zongxi (1610-1695), à travers les projets de réforme qu'il expose dans son Mingyi daifang lu. Cet ouvrage propose l'extension à travers tout le pays d'un réseau d'établissements d'enseignement organisés sur le modèle des académies classiques (shuyuan). Mais pour Huang Zongxi, ces académies ne doivent pas être seulement des organes d'éducation : qu'elles soient le siège de la culture lettrée fait d'elles ipso facto légalement le siège du pouvoir de remontrance traditionnel. Et voici comment il se figure ce pouvoir comme 5 Xie Quyuan, Mingdai zhonglie zouyi lunheng, Taipei, 1980. 40 L'institution chinoise de remontrance s'imposant même à l'empereur, dans la fonction du recteur de l'université placé à la tête de toutes les académies : Le recteur de l'université sera choisi parmi les grands lettrés contemporains. Il aura le même rang que les premiers ministres, ou même ceux-ci lui céderont le pas. Chaque premier jour du mois, le Fils du Ciel se rendra à l'université, suivi des premiers ministres, des six hauts dignitaires de l'État, des fonctionnaires chargés des remontrances. Le recteur fera un exposé depuis la place d'honneur, le Fils du Ciel prenant place comme auditeur. Sur tout ce qui aura été défaillant dans le gouvernement, le recteur s'exprimera de la façon la plus directe et sans retenue.6 En quoi ces vues reprennent-elles l'héritage politique du Mouvement du Donglin, en quoi prennent-elles le contre-pied de l'interdiction des académies décrétée à la fin des Ming et maintenue par les Qing, ce n'est pas ici le lieu d'en discuter. Remarquons seulement comment l'utopie de Huang Zongxi projette dans l'idéal avec une grande clarté une vision typiquement « littérocratique » de ce qu'était l'institution de remontrance. Lorsque le régime impérial s'écroulera, les intellectuels chinois se rallieront à l'idée démocratique. En ont-ils vraiment pénétré le sens ? On peut se demander si, dans l'esprit de tous ceux d'entre eux qui, depuis le Mouvement du Quatre Mai, ont été les combattants de la démocratie, une confusion mal dissipée entre un objectif de conquête des libertés et un objectif de reconnaissance d'un pouvoir littérocratique de contestation n'a pas biaisé le sens de leur lutte. D'où viendrait qu'en Chine, de même d'ailleurs que dans les autres pays anciennement confucianisés, il n'ait été possible d'éviter la dictature qu'au profit de l'autoritarisme. 6 Cf. Huang Zongxi, Mingyi daifang lu, chapitre « Xuexiao ». 41 Léon Vandermeersch Caractères chinois bo Wi buque fflfà Cefu yuangui changshi ^ # Cui Zhi S f ê Dezong ^ g ? Di Jianmo $ C ^ H dingyuan S M Donglin j$L# Fan Zhongyan ?È#$£ Fang Xuanling M2Clt$ fengÈt Fengbo Èt§c Gu Yanwu filifëji; Guyuan ^ ^ guijian MW Hai Rui IgïS Han Ci fê£K Houmenxiasheng ^ÉPIT^? Huang Zongxi H ^ H jishizhong ^ S c f 3 jiaguan Jn'i' jian t f jiancha I £ ^ jianguan t^lT jianyi MIS jianyi dafu WÊtk.3z Jianyuan gt ^ jianzheng W-W Jiangdong U-'M Kedao fîflË Kong Anguo -FL^cBi Li Fan ~^M liubu ^g]3 liuke /\^4 Menxiasheng H T ^ f Mingdai zhonglie zouyi lunheng m^t Mingyi daifang lu mmwmm Muzong W^ Neige faW\ Neishusheng F^ff^ Ouyang Xiu ©CUff Qingli HUE Rizhi lu Bftlit sanqi changshi f ^ W ^ f # Shangshusheng fàîlHi Shijun ï ^ g shiyi 1^11 shizhong Ifi-rf3 Shizong t Ë ^ Shumiyuan flUgpg shuyuan Ç $rc Taizong ^C^l Taizu -fcfâl Tangdai zhongyang zhengquan juece yanjiu ta? m^^mm^mm^ Tang huiyao 42 L'institution chinoise de remontrance Tongzhengshisi SJK'ÛÊRI Wang Anshi îE^cï? Wang Gui £ S Wei Hongjing # 2 ? jft Wei Wen #ffi Wei Zheng ft$ Wenzong "%T& Wudi SSïÇ > Wuzong ^ ^ Xining j^Sp Xue Cuncheng WfêWi Xuexiao jp$? yanguan g"g' yanshi yushi t g ï p ^ i è Yizong f|g? Yuan Gao S i ë Zhenzong MTF Zheng Gongyu gfl&H Zheng Su MM zhijian jËjjjfc Zhongguo chajian lishi Xianzong MTÎF Xiao Fang MM Xiaojing # M Xie Quyuan t&lfiill Xie Yuanlu HfTcH Xuanzong J È ; ^ T e9 ^Bîï SE JE Zhongshusheng t f f l ^ Zhongzong [£§? zouyi ^f fH 43 Léon Vandermeersch Résumé Léon VANDERMEERSCH : L'institution chinoise de remontrance Dans la Chine impériale, l'accessibilité des décisions impériales à la critique est consacrée par l'institution de remontrance jian. L'histoire de cette institution comporte deux grandes phases : une première phase de mise en place puis de développement, des Han aux Song, et une deuxième phase de marginalisation puis de profonde dénaturation des Yuan aux Qing. La pratique des remontrances est légitimée non pas par un droit démocratique de contestation des décisions de la souveraineté, mais par le devoir qui force le respect des empereurs éclairés de défendre les valeurs de référence du régime impérial lui-même quand ces valeurs apparaissent menacées par une mauvaise politique. Dans ces conditions, l'esprit de l'institution chinoise de remontrance résulte de ce que celle-ci est fondée sur la supériorité des lettrés cultivant la vertu, supériorité devant laquelle s'incline l'autorité impériale elle-même. Autrement dit, il s'agit ici bien moins de démocratie que de « littérocratie ». D'où vient que, après la chute de l'empire et le ralliement des intellectuels chinois à la démocratie, la persistance d'une confusion entre l'objectif de conquête des libertés et l'objectif de iréaffirmation par les intellectuels de leur pouvoir « littérocratique » a pu biaiser la lutte contre la dictature, au point de ne laisser ouverte non seulement en Chine, mais aussi dans les autres pays anciennement confucianisés, comme alternative à la dictature pure et simple, que l'autoritarisme. Abstract Léon VANDERMEERSCH: The Chinese Institution of Remonstrance In impérial China, the institution of remonstrance jian dénotes the accessibility to criticize the Emperor's décisions. The history of this institution can be divided into two major phases: a phase of construction and development, from the Han 44 L'institution chinoise de remontrance to the Song, followed by a phase of marginalisation and profound denaturation, from the Yuan to the Qing. The practice of remonstrance was legitimized not by a démocratie right to contest the sovereign, but by the duty, which commanded respect by enlightened emperors, to défend the référence values upon which the impérial régime based itself whenever thèse values appeared threatened by wrong policy. Thus, the spirit of the Chinese institution of remonstrance was that it was founded upon the récognition of the virtue of the literati in cultivating good, a superiority to which even the impérial authority has to bow. In other words, it was not so much a question of democracy, but of "literocracy." Now the question is whether, after the fall of the impérial régime and the rallying of the Chinese intellectuals around the idea of democracy, persistant confusion between the objective of freedom and the objective of a reasserted "literocratic" power of intellectuals has not warped the meaning of the struggle against dictatorship in such a way that the only one possible alternative to plain dictatorial power, in China as also in other former confucianized countries, was authoritarianism. 45