Ces alliances qui recomposent la distribution alimentaire en France

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In Économies et Sociétés, Série « Systèmes agroalimentaires »,
AG, n° 36, 10/2014, p. 1681-1686
Ces alliances qui recomposent la distribution
alimentaire en France
À propos du dossier
« Des alliances qui bouleversent les rapports de force »,
LSA, n° 2338, 16 octobre 2014, p. 8-16
Foued Cheriet
Montpellier SupAgro, UMR 1110 Moisa
De manière paradoxale, et depuis l’entrée en vigueur, en mars 2014,
de la loi Hamon qui donne davantage de pouvoir à la DGCCRF en
termes de contrôle et de sanction des abus, retards de paiement et
autres positions dominantes, trois mouvements stratégiques sont venus
relancer le débat sur la guerre des prix que se livrent les grands groupes
de la distribution française : le 15 juin 2014, Carrefour annonce la
reprise des activités de DIA en France, le 11 septembre les groupes
Auchan et Système U annoncent la mutualisation de leurs achats des
marques nationales et, enfin, le 8 octobre de la même année, Intermarché et Casino annoncent un accord similaire.
Ces trois mouvements recomposent le paysage de la grande distribution (GD) et suscitent de nombreuses inquiétudes dans la perspective des négociations commerciales en cours avec les fournisseurs de
l’agroalimentaire et qui devraient s’achever en février 2015. Cette
courte note de lecture a pour objet de faire la synthèse du dossier
consacré au sujet par LSA (octobre 2014) et de la compléter par une
revue de la presse spécialisée. Ces matériaux permettent de rendre
compte des motivations des différents acteurs, de décrire la nouvelle
configuration de la GD en France et de ses enjeux et d’esquisser
quelques pistes de réflexion sur les effets à plus long terme des mouvements en cours, à partir des enseignements de l’analyse stratégique.
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I. – POURQUOI CES ALLIANCES ET COMMENT SE PRÉSENTE
LA DISTRIBUTION FRANÇAISE MAINTENANT ?
La LME (loi de modernisation de l’économie) de 2008 a donné un
signal fort pour favoriser l’atteinte des tailles critiques lors des négociations commerciales de la part des distributeurs. Certains auteurs
avaient prédit de tels regroupements stratégiques [Filser (1998)]. Après
un léger apaisement de la guerre des prix (comparateurs, négociations,
mutualisations, etc.), le groupe Casino décide d’entrer dans cette
logique en juillet 2013. L’approche des échéances pour les négociations commerciales a accéléré certains rapprochements (souvent précédées par des tentatives non abouties, par exemple entre Leclerc et
Intermarché qui aurait donné un groupement avec 34% de part de marché (PDM) nationale, probablement non accepté par la DGCCRF pour
abus de position dominante).
Le tableau ci-dessous retrace les parts de marché et les positions des
différents groupes avant et après les trois mouvements. Les informa-
Les alliances d’achat dans la distribution française en 2014
Avant les 3
mouvements
Depuis octobre 2014
Parts
de marché
cumulées
Motivations
Carrefour 20,3%
Intermarché + Casino
25,8%
Mutualisation
négociations
marques nationales
Leclerc 19,9%
Carrefour + Dia
21,9%
Consolidation position marché national
Intermarché 14,3%
Système U + Auchan
21,6%
Mandat à Auchan
négociation prix
marques nationales
Casino 11,5%
Leclerc
19,9%
Delhaize
(Cora/match) 3,4%
Delhaize
(Cora/match)
3,4%
Dia 1,6%
Autres Lidl, Aldi…
Système U 11,3%
Auchan 10,3%
Autres Lidl, Aldi…
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tions présentées sont issues d’un numéro spécial de LSA (n° 2338, oct.
2014) reprenant des données de Kantar Panel Distributeurs et du cabinet Xerfi.
Le groupe Leclerc ambitionnait de se retrouver en tête du classement dès la fin de l’année 2014. Les trois mouvements précédents le
relèguent ainsi à la 4ème place, même s’il conserve une image et des
compétences de négociations et de communication sur les prix bas.
Avec la reprise des activités de Dia, le deuxième groupe mondial
espère ainsi consolider sa présence sur le marché français. Le nouveau
couple Carrefour/Dia se retrouve ainsi second acteur avec une part de
marché cumulé de 21,9%, juste devant le troisième couple (Système
U/Auchan). Enfin, la première place est occupée par le couple Intermarché/Casino qui cumule 25,8%.
Un focus sur les deux rapprochements (Système U/Auchan et Intermarché/Casino) permet de dresser quelques constats quant à la nature
et aux objectifs de ces deux alliances. D’abord, il faut signaler qu’il
s’agit d’alliances contractuelles sans prise de participation capitalistique. Ensuite, les deux alliances concernent la mise en commun ou la
délégation des négociations à l’achat. Elles s’apparentent donc à de la
co-intégration en amont [Garette et Dussauge (1995)]. Enfin, les deux
alliances répondent à des logiques différentes : défensive pour Système
U/Auchan avec des complémentarités fortes (maîtrise des formats
hypermarchés pour Auchan et maillage pour le format concernant
Super U), et davantage offensives concernant Casino et Intermarché.
Pour le premier groupe, il s’agit de poursuivre la logique de guerre des
prix en s’attaquant aux petits acteurs, alors que pour le second il s’agit
de s’appuyer sur le développement international de son partenaire,
d’une part, et d’assurer ensuite des débouchés importants pour les unités de transformation détenues par Intermarché. Ses gains espérés sont
de l’ordre de 100 millions d’euros par an avec, en plus, des contrats
pour les MDD à moyen terme.
Une précision de taille doit cependant être faite concernant les deux
alliances. Elles ne concerneraient pas les achats de produits frais
traditionnels des filières agricoles et de la pêche, ni les marques
nationales de PME agroalimentaires ni les marques propres des
quatre enseignes. Cela signifie que les deux alliances viennent surtout
en réponse au pouvoir de négociation des grandes marques nationales
et internationales. Pour rappel, les 10 premiers groupes industriels
fournissent à la GD des produits de marques pour 10 milliards d’euros.
Les firmes agroalimentaires sont d’ailleurs les premières à s’être
inquiétées de ces alliances. Elles se retrouvent en effet à devoir négo-
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cier avec 4 grandes entités (Intermarché/Casino, Système U/Auchan,
Carrefour/Dia et Leclerc), avec des PDM cumulées équilibrées, mais
détenant à elles seules 89,2% des PDM de la GD en France.
II. – EFFETS ATTENDUS ET PERSPECTIVES DES RAPPROCHEMENTS
INTER ENSEIGNES
De fortes inquiétudes ont été exprimées suite à l’annonce de ces
mouvements à la fois par les pouvoirs publics au plus haut niveau
(ministre de l’Économie, ministre de l’Agriculture) et par les représentants des organisations professionnelles (ANIA, FNSEA et Fédération des entreprises du commerce et de l’industrie) 1. Ces inquiétudes
portent d’abord sur l’élargissement des accords à d’autres types
d’achats, ou les abus de positions fortes de ces groupements.
Le gouvernement a d’ailleurs demandé un avis consultatif à l’Autorité de la concurrence pour examiner de près les effets des deux dernières alliances. De son côté, l’ANIA craint que ces alliances conçues
au départ pour négocier avec les géants de l’agroindustrie ne se répercutent à moyen terme sur les PME agroalimentaires françaises. La
DGCCRF devrait rendre un rapport à la mi-novembre sur un bilan des
pratiques commerciales avec une attention particulière au respect des
dispositions de la récente loi Hamon.
Au-delà de ces inquiétudes dont certaines semblent légitimes et fondées, d’autres effets stratégiques, organisationnels et logistiques peuvent être envisagés. D’abord, certains rapprochements peuvent « s’exporter » en dehors des frontières nationales. Ainsi, et dans la foulée de
son accord avec Système U en France, Auchan a annoncé le 23 octobre
2014 un accord avec le groupe Metro (Allemagne) pour la mutualisation des achats de marques internationales, notamment auprès des
fournisseurs asiatiques et d’Europe de l’Est. Il n’est pas exclu que Carrefour ou Casino étendent également leurs accords dans le même sens.
Ensuite, de tels regroupements des opérations de négociations peuvent donner lieu à une gestion mutualisée de la logistique. Carrefour a
déjà investi 30 millions d’euros pour un entrepôt géant dans le Var
(42 000 m2) permettant le « cross-docking ». Certaines enseignes
seraient ainsi amenées à utiliser de manière optimale la diversité des
1 Pour des compléments d’informations, on pourra consulter les articles d’Audrey
Tonnelier (Lemonde.fr) de septembre et d’octobre 2014 ou ceux de Marina Torre parus
dans La Tribune durant la même période.
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formats pour que certains hypermarchés servent d’entrepôts pour les
autres types de magasins (Walmart expérimente déjà cette organisation
aux USA). Cela impliquerait également une reconfiguration des systèmes d’information des enseignes alliées afin d’obtenir une meilleure
gestion des flux. Enfin, il serait logique que des achats mutualisés
aboutissent à des « super centrales d’achat » gérées en commun ou
déléguées.
Concernant les consommateurs, ces rapprochements ne signifient
pas systématiquement des gains en termes de prix finaux. L’objectif
même de ces trois mouvements stratégiques est de relancer les marges
des distributeurs en France qui évoquent le contexte économique difficile (déflation) et l’absence de perspectives à moyen terme. La plupart
des groupes ont d’ailleurs réalisé des ventes, au mieux stables (–0,1%
pour Carrefour) et souvent en recul (–2,6% premier semestre 2014
pour Casino) sur le marché français.
Même si ces alliances ne concernent que les achats pour une certaine catégorie de produits (marques grands groupes), elles présagent
une étape supplémentaire vers une plus grande concentration de la GD
en France et la poursuite de la concurrence essentiellement sur les prix.
Ces regroupements appellent également à renouveler les approches
théoriques déjà esquissées en matière d’analyse des rapports fournisseurs/distributeurs [Alain et Chambolle (2003) ; Filser et al. (2001 et
2009)], mais aussi à adopter des démarches globales dans l’évaluation
des effets au-delà du paysage français. Par le passé, certains mouvements stratégiques observés dans les pays occidentaux ont eu des effets
importants dans la structuration de la présence de la grande distribution dans les pays en voie de développement [Reardon et al. (2003)].
Il faut, enfin, remettre ces rapprochements dans la perspective de la
gestion des réseaux (pays, fournisseurs, marques, partenaires et activités). Cela renseigne sur la complexité des défis à venir en matière de
recherche académique…
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ALLAIN M.L., CHAMBOLLE C. [2003], « Approches théoriques des rapports de
force entre producteurs et distributeurs », Économie Rurale, n° 277, p. 183191.
FILSER M. [1998], « Taille critique et stratégie du distributeur : analyse théorique et implications managériales », Décisions Marketing, n° 15, p. 7-16.
FILSER M., DES GARETS V., PACHE G. [2001], La Distribution : organisation
et stratégie, Éditions EMS, Caen (Les essentiels de la gestion).
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FILSER M., FULCONIS F., MESSEGHEM K. [2009], « L’évolution des relations
entre industrie et grande distribution alimentaire », Gestion 2000, n° 3, maijuin, p. 13-19.
GARRETTE B., DUSSAUGE P. [1995], Les Stratégies d’alliance, Les Éditions
d’Organisation, Paris.
REARDON T., TIMMER C., BARRETT C., BERDEGUE J. [2003], « The Rise of
Supermarkets in Africa, Asia, and Latin America », American Journal of
Agricultural Economics, vol. 85, p. 1140-1146.