Jean-Louis Libois, Alain Cavalier

Transcription

Jean-Louis Libois, Alain Cavalier
Autofiction(s)
colloque de Cerisy
2008
sous la direction de Claude Burgelin, Isabelle Grell
et Roger-Yves Roche
Presses universitaires de Lyon
JEAN-LOUIS LIBOIS
ALAIN CAVALIER : LA VALEUR CINEMA
Après une entrée en matière aux côtés des opposants à
la guerre d’Algérie (L’insoumis, 1964) puis quelques années
plus tard auprès de Françoise Sagan (La Chamade, 1968),
Alain Cavalier bifurque vers des formes cinématographiques plus intimistes et confidentielles pour des raisons
aussi bien d’ordre personnel que stylistiques. À l’évidence
une première rupture intervient avec la mort accidentelle
de sa femme après une tentative de suicide 15 jours auparavant. Cela donne Ce répondeur ne prend plus de message
(1978) dans lequel le cinéaste filmé dans son propre appartement le visage bandé par un opérateur, évoque son épouse
défunte et les images – souvent funèbres qu’il lui associe...
et cela marque l’entrée de Cavalier dans la voie documentaire et plus précisément autobiographique. Une seconde
rupture advient à l’intérieur même de son cinéma de fiction
lorsqu’il déclare huit ans plus tard à propos de son film
Thérèse (1986) : « Thérèse, c’est moi. » Alain Cavalier quitte
en effet les vedettes telles que Catherine Deneuve et Alain
Delon pour s’enfermer dans une cellule conventuelle avec
une jeune inconnue Catherine Mouchel afin de restituer la
vie de la jeune Thérèse Martin de Lisieux. Et plus encore
que le film, c’est peut-être le film de l’écriture du scénario
de Thérèse qui constitue la matrice autofictionnelle à-venir.
En effet, A. Cavalier entrecoupe ses longues journées solitaires pendant lesquelles il écrit son scénario, imagine les
décors... en se filmant, écrivant, dessinant mais plus encore
en filmant, ses propres temps morts et les pensées qui les
accompagnent.
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Dès lors au parti-pris documentaire de Ce répondeur
ne prend pas de message succède un retrait progressif de
la fiction dans Thérèse sur un fond commun largement
autobiographique. Ce double mouvement signe – peuton penser – l’entrée du cinéaste dans l’autofiction. Ou du
moins dans une forme d’autofiction dont nous allons tenter
de préciser la singularité, en nous attachant à son film
intitulé Le filmeur, réalisé en 2005.
Le cinéma, c’est fini – confie-t-il1 – La condition du cinéaste
devient aussi obscure que celle d’un écrivain qui écrit sur le
bord de sa table de cuisine...
Il réalise ainsi Le Filmeur, qu’il qualifie lui-même de
« journal vidéo » dans la tradition cinématographique
du journal intime constituée aussi bien de l’américanolituanien Jonas Mekas que du hollandais Johan Van der
Keuken et du français Joseph Morder dont Cavalier se dit
proche.
Pourquoi dès lors tenter d’annexer plus particulièrement
ce cinéaste au courant autofictionnel ? Tout simplement
peut-être parce que, venant lui-même de la fiction, la fiction
continue de travailler ses films autobiographiques. En ce
sens François Laplantine2 a raison d’affirmer que le filmeur
est certes un observateur, un acteur de ce qui est filmé, un
spectateur. Il est aussi un rêveur dans ce film documentaire
travaillé par la fiction. En d’autres termes qu’est-ce qui fait
basculer Le filmeur du journal intime à l’autofiction ? En
tout cas pas directement la chronique elle-même des travaux et des jours dans laquelle le cinéaste relate le menu
d’une vie quotidienne faite de son intervention chirurgicale
et de son nez tuméfié, des faits et gestes de sa compagne,
des moments aux côtés de ses parents, des chambres d’hôtel
1. Études cinématographiques, n° 223-231, Paris, Lettres Modernes, 1996.
2. Leçons de cinéma pour notre époque, Téraèdre/Revue Murmure, 2007.
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pendant ses tournées de cinéaste, de la coupe du monde à
la télévision, d’observations d’oiseaux vivants et morts, de
fruits mûrs ou en décomposition et de représentations de
« La petite Thérèse » comme il la désigne si bien. Alors donc
à quel moment le sentiment de fiction gagne-t-il ces représentations de type documentaires et par contrecoup saisit-il
le spectateur ? Les réponses sont multiples et variées. C’est
ainsi que sous la plume de Jean Michel Frodon, on peut
lire dans les Cahiers du cinéma3, que dans Le filmeur. Ça
fonctionne comme le trucage de Hitchcock pour Vertigo,
travelling avant et zoom arrière en même temps. Double
mouvement vertigineux d’un film qui s’approche au plus
près de l’intimité [...] pour pouvoir embrasser l’espace et le
temps [...] dans sa plus grande amplitude. Tandis que Gérard
Pangon se demandera dans Etudes cinématographiques4 si
l’on ne doit pas chercher des analogies du côté de la poésie ou des arts plastiques tant certains mots entendus évoquent Baudelaire et la fragmentation des plans, Mallarmé,
Paul Klee, voire tout aussi bien la musique de Webern. On
pourrait aussi avancer que les micro-récits qui composent
Le filmeur, loin d’être voués au seul présent documentaire
finissent par former un récit. Celui d’une vie avec le sentiment de mélancolie qui l’imprègne mais aussi celui que le
montage d’Alain Cavalier fabrique à maints endroits. Par
exemple, la succession des gros plans de la transformation du
visage blessé d’Alain Cavalier raconte une histoire avec un
début, un développement et une fin au lieu de se dissoudre
dans le seul présent de la représentation. De surcroît lorsque l’image échoue à rendre compte d’un événement, c’est
à la voix off que revient cette fonction. Comment d’ailleurs
parler d’échec lorsqu’il s’agit d’un véritable parti-pris de
3. Cahiers du Cinéma, n° 604, sept 2005.
4. « Portraits en miettes », Études Cinématographiques, op. cit.
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mise en scène. Ainsi la mort du père racontée après coup
en off sur des modestes images pieuses (l’étoile des bergers
en carton qui s’ouvre sur une minuscule crèche) en guise
de film sur l’agonie. On pense aussi à ce formidable plan
de la poupée maternelle en mouvement tenue par la main
du cinéaste devant la caméra tandis qu’il évoque l’enfance
de sa mère. D’ailleurs qui nous garantit que le temps de
l’image et de la voix sont toujours synchrones ? Le cinéaste
ne se filme-t-il pas lui-même, à un moment donné – dans une
tentative de parler tout en filmant pour conclure à l’impossibilité de la chose ? Enfin sa compagne, pour plaisanter
ne le menace-t-elle pas d’avouer qu’il a fallu des centaines
de cassettes pour aboutir à une heure et demie de film ? Si
nombre de séquences ont été écartées au montage, il est aisé
d’imaginer que certaines d’entre elles ont dû faire l’objet de
plusieurs prises. Au total, sous ses dehors « autodocumentaires », la mise en scène (celle que les historiens du cinéma
ont fini par reconnaître aux films des frères Lumière) est à
l’œuvre à chaque instant et sous toutes ses formes dans Le
filmeur de Cavalier. Cette mise en scène qui permet également à Alain Bergala5 de poser la vraie question – selon
lui – de la place de la valeur cinéma dans le film autobiographique. La réponse ou plus exactement les réponses
de Cavalier n’empruntent pas, certes, les voies classiques de
la fiction. Il la (les) déploie au contraire dans une épuration
des formes, une fragmentation de celles-ci, une stylisation
qui offrent au cinéma – par delà la question de l’autofiction,
des voies aussi bien oubliées par la fiction classique que
des formes nouvelles souvent cantonnées au seul cinéma
expérimental.
5. Je est un film, op. cit.
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L’autofiction comme tournant chez Moretti, comme rupture chez Cavalier ou tout simplement comme inflexion chez
Pialat ; voilà bien qui prouve qu’à défaut d’être un genre
encore bien déterminé ; elle a quitté les lieux à la marge du
cinéma pour imprégner ce qui auparavant se désignait tout
simplement comme cinéma d’auteur. Il est vrai que l’histoire du cinéma s’écrit souvent en parallèle avec celle de
la littérature ; ainsi de la notion d’auteur à la mort du sujet.
Rien d’étonnant dès lors, qu’à un moment donné, le « je »
autofictionnel littéraire finisse à son tour par rattraper le
« je » autobiographique cinématographique.
MAURICE PIALAT ET L’AUTOPORTRAIT PEINT
Si la filmographie de Maurice Pialat s’est arrêtée trop
tôt (1995) pour qu’elle puisse figurer dans la rubrique
« autofiction » de l’Annuel6 apparue en 2002, on doit au
tout récent Dictionnaire Pialat7 (2) établi sous la direction
d’Antoine de Baecque et paru début 2008 cette association inédite. Inédite et paradoxale. Car si la mode n’est pas
étrangère à cette affirmation du caractère autofictionnel de
son cinéma, elle ne saurait nous détourner de ce paradoxe
bien repéré par Michel Marie, l’auteur de la rubrique en
question, à savoir que les films les plus autofictionnels du
cinéaste sont ceux-là mêmes dans lesquels il ne tient pas
le rôle d’acteur tandis qu’il interprète plus volontiers les
rôles adaptés de fiction qui lui sont étrangers. C’est ainsi
que La Gueule ouverte (1974) qui évoque la mort de sa mère,
Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) une liaison extraconjugale et Loulou (1980) le récit d’une relation triangulaire
imposée par sa femme sont respectivement incarnés par les
comédiens Philippe Léotard, Jean Yanne et Guy Marchand.
6. Op. cit.
7. Sous la direction d’Antoine de Baecque, Editions Leo Scheer, 2008.
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Pialat interprète en revanche l’instituteur des années de la
première guerre mondiale dans La maison des Bois (1970),
le rôle du père de la scénariste Arlette Langmann dans le
récit de son adolescence dans À nos Amours (1983) ainsi que
le prêtre dans l’adaptation du roman de Georges Bernanos
Sous le soleil de Satan(1987). Un seul film mériterait le titre
d’autofictionnel. Il s’agit de son dernier réalisé, Le Garçu
(1995) dans lequel son jeune fils joue son propre rôle. Mais
c’est à Gérard Depardieu qu’échoit le rôle du père. Si ce
bref panorama de la veine autofictionnelle chez Pialat déçoit
faute de s’épanouir plus librement, c’est que Maurice Pialat
dès l’origine de son cinéma se joue de ce vrai-faux clivage
entre documentaire et fiction qui fonde l’histoire du cinéma
et c’est plus particulièrement au sein du film de fiction À
nos Amours dans lequel il joue le rôle principal du père qu’il
fait bouger les lignes et de la plus belle des manières. En
effet, du scénario autobiographique de sa compagne du
moment Arlette Langman qui narre ses émois d’adolescente
des années 1950 dans un contexte familial plutôt heureux et
uni, en compagnie de son frère (qui deviendra plus tard le
cinéaste Claude Berri), Pialat offre une vision cruelle qui lui
vaudra de la part de la scénariste, à la vue du film, le double
reproche d’avoir trahi la réalité et d’avoir ramené le film à
lui. Qu’un cinéaste s’approprie le scénario d’autrui au profit
de sa vision personnelle, voilà bien l’attente minimum d’un
spectateur exigeant. En revanche qu’il ôte une partie des
scènes après montage, qu’il réécrive le scénario, réinvente
les personnages en cours de tournage, qu’il improvise des
scènes à l’insu des protagonistes et que de surcroît, l’ensemble de ces modifications tournant le dos à la cohérence du
scénario de départ aboutisse à la confection d’un nouveau
scénario et à la réalisation d’un film majeur et des plus personnel du cinéaste, voilà qui étonne. Ainsi tournant contre
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le scénario, contre les acteurs, contre les personnages, sous
les traits d’un père de fiction émerge, dans l’une des dernières séquences du film, tel le Commandeur de Don Juan, la
figure du cinéaste en personne.
Épris de son modèle (la toute jeune Sandrine Bonnaire),
Pialat – acteur ne parvient plus à quitter sa propre mise
en scène. Il devait mourir dans le scénario initial, il choisit
de quitter sa famille en cours de route mais ne peut s’empêcher de revenir au final rechercher sa fille. Qu’importe
que sa fille évoque la maladie qui devait être mortelle, il
lui parle de ses fossettes – faisant référence à une discussion préalable avec l’actrice. Qu’une séquence fasse état
de sa mort, le dialogue enregistré entre la mère et la fille
« Tu ferais mieux d’aller chez le coiffeur. Je vais nettoyer la
tombe de ton père » devient à la postsynchronisation : « Tu
ferais mieux de ranger ta chambre, je vais nettoyer la tombe
de ta tante. » Qu’importe remarquera Jean Michel Frodon8
que les références culturelles constantes du film (Bonnard,
Picasso, Van Gogh, Pagnol...) ne correspondent ni au personnage du Père, ni à la situation, c’est bien le cinéaste qui
revient et vient chercher son actrice en déversant sa bile sur
le beau-frère incarné par le critique Jacques Fieschi qui en
son temps avait publié un entretien vengeur dans sa revue
Cinématographe avec l’un des nombreux chefs opérateur
congédié par Pialat. C’est bien également le Claude Berri
réalisateur et producteur du moment de son cycle Pagnol
et non son effigie de 20 ans dans le rôle du fils qui est accusé d’être devenu « un tiroir caisse ». Par ailleurs la citation
qu’il prête à Van Gogh sur la tristesse qui durera toujours
annonce son film à venir sur le peintre. Enfin le « Vous
m’aimerez tous quand je serai mort » lancé à la cantonade ne
8. L’âge d’or du cinéma, 1995.
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renvoie qu’au cinéaste lui-même comme artiste maudit. Il
n’est pas jusqu’à la gifle de son épouse qu’il reçoit de toute
évidence par surprise qui ne soit celle de l’actrice Évelyne
Ker excédée d’avoir été négligée par le cinéaste – tout le
tournage durant – au profit de sa jeune rivale, Sandrine
Bonnaire.
L’autofiction se profile dans ce film sous la forme non
programmée d’un « work in progress » qui n’est pas sans
rappeler le peintre qu’il a d’abord et longuement été avant
de devenir cinéaste, dans cette manière de refaire le tableau
au fil de son avancement et de remettre constamment
l’ouvrage sur le métier. À la nuance près, qu’ici le peintre
devient son propre et unique modèle. Après tout, pour celui
qui – selon Michel Marie9 – est depuis Nous ne vieillirons
pas ensemble à l’origine du courant autofictionnel qui va
s’épanouir dans le cinéma des 30 dernières années de Jean
Eustache à Arnaud Desplechin en passant par Catherine
Breillat et beaucoup d’autres, si l’on devait retenir un geste
autofictionnel n’est-ce pas celui de sa propre main (et
non celle de l’interprète Jacques Dutronc) qui peint dans
le générique de son Van Gogh qui qualifie le mieux cette
forme d’autofiction ici comme autoportrait. Autoportrait au
sens pictural du terme bien sûr dans la mesure où selon
Philippe Lejeune10 « l’autoportrait peint tend à me rendre
maître de ce que je suis le seul à ne pouvoir appréhender
directement, mon visage, que tout le monde connaît mieux
que moi » par opposition à l’autoportrait écrit qui tend
à exposer aux autres, ce qui de moi, par définition , leur
échappe.
9. Le dictionnaire Pialat, op. cit.
10. La Revue Belge du cinéma, op. cit.
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LE « JE » AUTOFICTIONNEL AU CINÉMA : ANALYSE DE TROIS CAS
D’ÉCOLE (NANNI MORETTI, MAURICE PIALAT, ALAIN CAVALIER)
Doit considérer Alfred Hitchcock lors de son apparition
dans Life Boat (1943) comme l’ancêtre de l’autofiction au
cinéma ? Refusant d’apparaitre en chair et en os, comme il
est coutumier de la chose, dans le récit de naufragés réfugiés
dans un bateau de sauvetage (il lui aurait fallu « jouer » les
cadavres flottant dans les eaux glacées ou bien se condamner à demeurer dans le frêle esquif !), il choisit de « mettre en
scène » la cure d’amaigrissement qu’il suit à l’époque sous
la forme d’une fausse publicité imprimée dans un journal
que détient l’un des rescapés et dans laquelle le cinéaste
apparait obèse « Avant » puis aminci « Après ».
On pourrait également trouver à l’origine de l’autofiction au cinéma cette revendication de la notion d’auteur
par le jeune critique François Truffaut qui associait ainsi
directement fiction et autobiographie : Le film de demain
écrivait-il dans la revue Arts11 du 15 mai 1957 m’apparaît
[...] plus personnel encore qu’un roman, individuel et autobiographique comme une confession ou un journal intime.
Les jeunes cinéastes s’exprimeront à la première personne
et nous raconteront ce qui leur est arrivé : l’histoire de leur
premier amour [...], un récit de voyage, une maladie [...], leur
mariage.
Menteur – lui objectera Jean-Luc Godard quelque vingt
ans plus tard à propos de son film La nuit américaine (1973)
dans lequel F. Truffaut interprète le rôle du cinéaste Ferrant –
car le plan de toi et de Jacqueline Bisset l’autre soir chez
Francis n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi
le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit
américaine. Ce même J.L. Godard qui dans Sauve qui peut la
11. François Truffaut, « Le plaisir des yeux », Cahiers du cinéma, 1987.
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vie (1979) se représentera sous les traits de Jacques Dutronc,
travaillant dans la vidéo sous le nom de Paul Godard !
Il faudra néanmoins attendre la fin de la décennie 90
pour que cette réalité d’une démarche autofictionnelle
énoncée dix ans plutôt par l’écrivain Serge Doubrovsky
apparaisse dans le champ cinématographique. Si l’article de Philippe Lejeune « Cinéma et autobiographie-problèmes de vocabulaire » paru en 198712 lui faisait écho, ce
n’est qu’en 1998 qu’une première interrogation « frontale »
advient à l’occasion d’une « table ronde » réunissant en 1998
autour d’Alain Bergala et donnant lieu à l’édition de l’opuscule Je est un film13. Un an plus tard un colloque consacré
au Je à l’écran14 sous la direction de Jean-Pierre Esquenazy
et André Gardies analysera de ce point de vue les films de
Philippe Garrel ou Nani Moretti15.
Enfin on notera – comme signe des temps – la première
apparition de la rubrique « Autofiction » dans le très cinéphilique Annuel16 2003. Associée en 2004 à « Autobiographie » et
« Home movie » puis à « Journal intime » en 2006, elle figure
à nouveau en tant que telle en 2007. Ajoutons qu’elle comporte de 3 à 6 films sur les plus de 600 que compte chaque
saison cinématographique française et qu’elle relève plus
d’un axe thématique que d’un genre, et qu’à ce titre, elle
figure entre « Armée », « Ascétisme » et « Armes », « Arts martiaux », « Autisme » !
C’est à trois expériences de l’autofiction dues à des cinéastes qui appartiennent ou ont appartenu tous à l’industrie
du cinéma et pour lesquels l’autofiction a constitué un inflé12. « L’écriture du je au cinéma », Revue Belge du cinéma, n° 19, 1987.
13. ACOR (Association des cinémas de l’Ouest pour la recherche), 1998.
14. Paris, L’Harmattan, 2006.
15. Paris, Éditions Les Fiches de Cinéma.
16. Paris, Éditions Les Fiches de Cinéma.
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chissement (Nanni Moretti), une exception (Maurice Pialat)
ou bien encore une rupture (Alain Cavalier) que nous avons
choisi de nous attacher. Donc à trois occurrences singulières du « je » autofictionnel au cinéma.
NANNI MORETTI. DU JOURNAL INTIME À L’AUTOFICTION
« Aprile et Journal intime sont pour moi des autofictions »
affirme Philippe Lejeune avant de préciser que cette
production publique de Nanni Moretti coexiste avec
un domaine d’expression, de création plus intime, plus
strictement autobiographique17. Nous pourrions ajouter qu’à
l’intérieur de cette production publique existe une troisième
voie, la plus consistante et qui est celle de tous ses films de
fiction qui l’ont installé comme l’une des figures majeures
du cinéma italien contemporain. On peut même avancer
que les deux films ouvertement autofictionnels tardifs
que sont Journal intime (1994) et Aprile (1998) constituent
la conjonction de la veine autobiographique faite de films
super 8, de vidéo et de ces films dits « normaux ».
C’est ainsi qu’au sein de ces films de fiction eux-mêmes,
on décèle pour le moins une première couche autofictionnelle en la personne même de Nani Moretti – et c’est
une constante chez lui – interprète de ses propres films.
Le corps de l’acteur fait bien figure de « je » dans l’autofiction cinématographique, car il faut admettre que toute
présence physique du cinéaste – même si elle ne suffit pas à
établir un régime autofictionnel – suscite une identification
immédiate (songeons ainsi à Woody Allen) entre le cinéaste
et l’acteur. Cela vaut d’autant plus pour le cinéaste italien
qui incarne de film en film le même personnage de Michele
Apicella dont il dit : « Avant peut-être que je me cachais
17. Le je est un film, op. cit.
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Autofiction(s)
derrière ce personnage avec qui je partageais beaucoup de
choses mais pas tout cependant18. »
De ce quasi « auto-personnage » (Néologisme de Maxime
Scheinfeigel cité par Fabien Boully, dans son article « Les
effets d’une autofiction19 », Nanni Moretti ôte les derniers
voiles fictionnels dans Journal intime. La raison de se
démasquage réside dans son troisième chapitre intitulé
« Les médecins » dans lequel précisément l’un d’entre-eux
décline son identité Giovanni Moretti ainsi que sa date de
naissance tandis qu’un autre, quelques séquences plus tard,
lui déclare son admiration pour le cinéaste qu’il est. Le
film entre alors de plain pied dans le documentaire, même
si, seule la séquence introductive de la dernière séance
de chimiothérapie appartient à la série des films autobiographique du cinéaste et est contemporaine de l’acte médical lui-même filmé par des amis.
Les autres séquences de ce même chapitre dans lequel
le cinéaste consulte divers médecins avant que ne soit établi
le diagnostic de son cancer relèvent en effet de cette « mise
en scène du documentaire » qu’invoque parfois Moretti
comme autre définition possible de l’autofiction au cinéma.
Elle prend ici dans ce chapitre « Les Médecins » la forme
d’une remise en fiction d’événements autobiographiques
là où dans le premier chapitre intitulé « Sur ma vespa », il
s’agira d’une mise en fiction d’un événement contemporain
au tournage telle la séquence dans laquelle Moretti avoue
se rendre pour la première fois sur les lieux de l’assassinat
de Pier Paolo Pasolini. Dans leurs articles, respectivement
consacrés à « La confession au cinéma » et à « L’auto-portrait
au cinéma20(9) », Dominique Château et Muriel Tinel évo18. Cahiers du Cinéma, n°479-480, mai 1994.
19. Le je à l’écran, op. cit.
20. Le je à l’écran, op. cit.
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quent, à cet effet, ce qui dans le filmage de cette séquence
atteste malgré tout cette présence de la mise en scène : ainsi
l’alternance des points de vue sur Moretti, certains subjectifs de l’acteur – personnage Moretti, d’autres en apparence
plus objectifs dus au réalisateur – ou bien encore la durée
des plans (trop courts ou trop longs par rapport à un simple film purement descriptif) et y compris le choix musical
même de Keith Jarett renvoient selon eux à la « tentation de
faire un autre film que le film lui-même selon une expression empruntée à Pasolini. Le second chapitre « Les îles »
semble davantage fictionnel au sens où l’on retrouve plus
classiquement le dispositif de ses autres films aussi bien
lors de ses discussions sur l’invasion de la télévision sur
l’île de Lipari que dans celles sur les enfants roi de l’île
de Salina. Ce chapitre se conclut sur l’île rossellinienne de
Stromboli par une scène de comédie – à propos du dénouement du feuilleton Santa Barbara – dans laquelle Moretti
semble renouer avec son personnage de Michele Apicella.
Ces différentes occurrences du « je » morettien qui
aboutissent à un film au régime largement autofictionnel
coexistent également dans son film suivant Aprile où il
évoque la naissance de son fils. Il entame ainsi le tournage
avec une équipe technique simplifiée lorsque sa compagne
est enceinte du 9ème mois et la filme jusqu’à l’accouchement
puis réalise d’autres séquences lorsque son fils a un mois.
Documentaire et fictionnalisation ici s’amalgament parce
que relevant d’une écriture commune. Nanni Moretti le
confirme : Aucune scène n’est improvisée pendant les prises.
Le matin, l’équipe arrivait à la maison, je me mettais dans
une pièce avec mon assistant et j’imaginais à partir de mes
notes les scènes que nous allions tourner dans la journée21.
21. Cahiers du Cinéma, n° 524, mai 1998.
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De ce matériau filmé sous forme de séquences documentaires ou de journal intime de fiction, Moretti effectue
un premier montage qui constituera le noyau dur du film à
venir. Viendront s’ ajouter des séquences moins fictionnelles
qu’il y parait de prime abord, à savoir un rêve d’une comédie musicale des années 1950 avec un pâtissier trotskyste et
un cauchemar dans lequel il figure en prêcheur caricatural
en plein Hyde Park dévidant un monologue indéchiffrable
devant un public qui ne comprend plus rien. Un cinéaste en
quête d’inspiration et un citoyen qui craint de n’être plus
compris par ses contemporains sont des traits qui correspondent trop au désert de quatre années sans film que vient
de traverser Moretti lui-même ainsi qu’à son engagement
politique personnel pour ne pas être très largement autobiographiques. Une dernière séquence purement documentaire de réfugiés albanais débarqués dans les Pouilles
et filmés par une équipe réduite apporte une ultime déclinaison à cette forme autofictionnelle entamée avec Journal
intime. Afin de prolonger cet examen du dispositif autofictionnel morettien, nous apporterons les deux commentaires suivants. Le premier est emprunté au responsable de la
Cinémathèque du Musée National cinéma de Turin, Sergio
Toffetti qui, dans un article consacré à Aprile22, remarque
que les scènes les plus intimes de la famille (grossesse de
sa femme, naissance du fils, ses hésitations de père, le premier bain, etc., etc.) constituent une anthologie des stéréotypes tragi-comiques du plus classique répertoire populaire
italien. À ce titre, selon lui, Moretti est un des plus grands
héritiers de la comédie italienne.
Le second commentaire concerne la dernière prestation
de l’acteur Moretti dans son film Le caïman (2006) consacré
22. Cahiers du Cinéma, n° 524, mai 1998.
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à l’élection de Silvio Berlusconi de 2000 dans lequel le
cinéaste fait le récit d’un projet de film consacré à Berlusconi
dont l’acteur Moretti décline le rôle titre. Si ce « film dans
le film » échoue, en revanche le dernier quart d’heure du
Caïman révèle le vrai film de Moretti avec, contre toute
attente, le cinéaste en personne Moretti incarnant le personnage de Berlusconi. Ainsi après avoir abandonné le rôle
de Michele Apicella, à l’occasion de Journal intime, il quitte
à son tour celui de Nanni Moretti avec cette dernière œuvre.
Il est tout le monde affirme-t-il : Dans toutes les scènes,
c’est moi, c’est moi Moretti. Comment ne pas penser aux
déclarations de l’écrivain Maryline Desbiolles récemment
publiés dans les colonnes du quotidien Le Monde à propos
de son récent ouvrage Les draps du peintre où il est question de l’artiste Jean Pierre Pincemin (1944-2005) sans qu’il
soit nommé : « Je ne savais pas que je n’allais pas nommer le
peintre [...]. Je ne savais pas que j’irais vers ce personnage si
particulier, haut en couleur, comme si c’était n’importe qui,
tout le monde, moi-même entres autres [...]. Écrire n’est-ce
pas tenter de salir ce nom trop propre, en le mêlant, en le
mixant, jusqu’à la disparition23 ? »
23. Les Draps du Peintre, Le Seuil, Fiction & Cie, 2008.

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