Présentation Sur les traces du changement social et des

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Présentation Sur les traces du changement social et des
ASPECTS SOCIOLOGIQUES
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Présentation
Sur les traces du changement social et des mouvements sociaux
Voir le changement social comme un objet sociologique est pour moi
le fruit d'une longue et inachevée réflexion sur les temps présents et sur
l’histoire. Je me suis demandée à de multiples reprises pourquoi, dans
notre rapport au monde, l'idée non seulement d’un changement
incessant, mais la nécessité même de ce changement, est prégnante.
C'est comme si, dans l'époque contemporaine, il fallait être tourné vers
le futur, accueillir les bouleversements perpétuels qui sont son lot, sans
bien sûr rester attaché, figé, dans ses habitudes. Si le diapason du
Québec semble perpétuellement à l'heure du changement, comme le
démontrent nos multiples commissions, dont les Commissions sur les
pratiques d'accommodements reliées aux différences culturelles
(Bouchard-Taylor, 2008) et la Commission d'enquête sur l'octroi et la
gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction
(Charbonneau, 2013), qu'en est-il ailleurs?
C'est donc dans cet esprit d'investigation que l'Association des
chercheurs et chercheuses en sociologie organise à l'Université Laval les
29 et 30 mars 2012, sous la présidence d'honneur de Marie-Josée
Massicotte, un colloque sur le changement social et les mouvements
sociaux. Dans la suite de ces discussions, ce numéro thématique propose
d'appréhender au travers de ses différents essais le changement social.
Penser le changement social aujourd'hui mène de fait à situer, si ce
n'est l'après-modernité, la modernité elle-même. D'un côté, l'opposition
à la modernité se traduit par de nouvelles orientations
épistémologiques, théoriques et méthodologiques associées à un «
tournant dans les sciences sociales » (Bonny, 2004 : 7). Fait qui importe
dans le cadre de cette réflexion, la posture déconstructiviste du
postmodernisme comme au-delà de la modernité conduit à nier la
société en tant que concept voué à l'élaboration de connaissances
spécifiques aux collectivités humaines. Ainsi, « la société, est alors pour
eux, au mieux, un concept obsolète pour appréhender le monde ou, au
pire, une fiction discursive qui se reproduit dogmatiquement de texte en
texte avec comme seul fondement l'existence du mot lui-même »
(Roberge, Sénéchal, Vibert, 2012 : 9). Si la société, pour les sociologues,
ne peut servir d'outil épistémologique, d'appui dans l'analyse des
totalités sociales, cela réduit considérablement la perspective même
d'une pensée tournée vers le changement social.
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De l'autre, la référence à un au-delà du moderne sert également à
l'interprétation d'une mutation qui touche à la fois les modes
d'organisation du social, les formes d'expériences et les références
idéologiques. À l'encontre du postmodernisme qui se veut un
positionnement visant une rupture, la postmodernité traduit l'idée de
l'avènement d'un nouveau type de société. C'est l'hypothèse d'un «
diagnostic historique en termes de mutations culturelles ou sociétale,
sans que celle-ci soit nécessairement perçue positivement » (Bonny,
2004 : 3). Loin de contrecarrer la réflexion sur le changement social, la
postmodernité ouvre les portes d'une lecture des temps présents et ce
qu'ils présentent comme forme de transition sociale.
Cela va de soi, réfléchir le changement exige aussi de se pencher sur
l'histoire, le temps, les facteurs et les agents de ce dernier. Le
changement social est ainsi « un changement de structure qui résulte de
l'action historique de certains acteurs ou de certains groupes à
l'intérieur d'une collectivité donnée » (Rocher, 1969 : 327). Rocher
considère donc que la société est historique, conditionnée par un
mouvement perpétuel de transformation d'elle-même, de son rapport à
ses membres, à son milieu. De ce fait, il propose six questions majeures
pour signifier de quelles façons la sociologie contemporaine se doit
d'aborder le changement social.
1- Le sociologue « se demande d'abord qu'est-ce qui change? Il est
plutôt exceptionnel qu'une société globale tout entière soit engagée dans
un changement radical. Il est donc important de repérer les secteurs où
s'opère le changement, de se demander, par exemple, si c'est dans les
éléments structurels ou dans la culture et, à l'intérieur de la culture, si
c'est dans les modèles, les valeurs ou les idéologies [...].
2- Le sociologue se demande ensuite comment s'opère le
changement? quel cours suit-il? est-il continu, régulier? ou est-il plutôt
sporadique, brisé, discontinu? rencontre-t-il une forme de résistance? où
se situe cette résistance? quelle forme prend-elle?
3- En troisième lieu, le rythme du changement est important. S'agit-il
d'une évolution lente, progressive, ou de transformations brutales, de
changements rapides?
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4- Une fois les faits connus, on peut ensuite passer à leur
interprétation. Ici se place l'analyse des facteurs qu'on cherche à
identifier pour expliquer le changement, ainsi que les conditions
favorables et défavorables au changement.
5- On se demande également quels sont les agents actifs qui amènent
le changement, qui le symbolisent, qui en sont les animateurs ou les
promoteurs, et quels sont aussi les agents de l'opposition ou de la
résistance au changement.
6- Enfin, toute cette analyse amène le sociologue à se demander s'il
peut prévoir le cours futur des évènements, les différentes voies que la
société est susceptible d'emprunter dans un avenir donné, immédiat ou
plus lointain » (Rocher, 1969 : 333).
Chacun à sa manière, les essais présentés dans ce numéro
témoignent d'une analyse fine, d'une volonté de s'interroger sur le
changement, sur ses traces, ses manifestations visibles, son sens, et sur
les questions qu'il soulève, et ce, dans des contextes sociaux et des
sociétés variés.
La première contribution est celle d'Éric Boulé qui propose une
réflexion sur la postmodernité arrimée à l'esthétique, aux marqueurs
culturels que sont l'art et la musique. Si l'esthétique n'est que très
rarement un objet de recherche légitime en sciences sociales, l'auteur se
l'approprie afin de cerner, d'entrevoir, de réfléchir au sens des
transformations de la pratique sociale plus large qu'elle exprime. C'est
plus particulièrement de la musique dont traite l'auteur, comprise
comme phénomène de société, dans sa dimension sociale, collective, à
travers ses formes, ses manières, ses factures, éclairant de son poids et
de sa lumière le changement social. Dans son besoin d'expression,
l'artiste se veut le témoin de son temps, sculpte l'image de « ce que nous
sommes, de ce que nous aspirons à être ». Constat majeur de l'auteur, la
musique, que ce soit celle dite sérieuse ou populaire, exprime une
certaine condition sociale vécue, elle est un pan révélateur de la
postmodernité en tant que lieu d'une transition sociale.
Dans son article, Valérie Harvey aborde le changement social, non
plus dans une perspective de transition sociétale, mais bien comme une
modalité d'action visant l'égalité. L'auteure y examine les liens entre la
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conciliation travail-famille, le soin aux enfants et l'égalité entre les
femmes et les hommes, tout en se demandant si un nouveau paradigme
s'avère nécessaire dans le cadre de cette réflexion. Et si les prochaines
visées d'égalité n'étaient pas centrées sur les femmes, mais bien les
hommes pour atteindre l'égalité? Pour ce faire, l'auteure s'appuie sur la
théorie de la famille de Beck pour comprendre les suites d'une réforme
sur les congés de paternité en Islande. D'aucuns savent que la répartition
des tâches et des rôles en fonction de l'appartenance de sexe est le socle
sur lequel s'édifie la société industrielle. La famille demeure donc l'un
des derniers soubresauts des effets pervers de la modernité réflexive,
soit l'incapacité d'exercer une pleine égalité à la fois dans le travail
domestique et dans le marché du travail. Cette égalité, l'auteure l'explore
là où elle semble se réaliser en Islande, c'est-à-dire dans les structures
institutionnelles au sein desquelles est mise en oeuvre une application
concrète des modalités visant les conditions nécessaires à la vie de la
famille. Comment dépasser la répartition traditionnelle des rôles
féminins et masculins? La contribution d'Harvey n'est certes pas d'offrir
une réponse éprouvée, mais bien d'expliciter un changement
institutionnel à la lumière des réflexions de Beck, tel qu'il s'est produit
en Islande.
L'article de Raphael Colliaux est sensible à cette dernière dimension
qu'est l'action sociale dans une perspective de changement, bien que ce
soit non plus l'État qui soit à la source des réflexions, mais bien la
critique politique des communautés autochtones des Andes péruviennes
à l'encontre de la réforme scolaire intitulée l'Éducation interculturelle
bilingue (EIB). L'auteur explore les difficultés de sortir d'un modèle
hérité et profondément ancré dans une logique raciste et, par le fait
même, comment, dans la vie quotidienne, les parents d'élèves
quechuaphones reformulent leurs représentations de l'identité
autochtone et des rapports sociaux. À partir d'une relecture de la notion
d'interculturalité, Colliaux réfléchit au discours porté par les principales
institutions qui défendent l'EIB (ONG et État) sur l'identité culturelle et
ce que se doit d'être l'autochtonie dans la région péruvienne, alors que
ce discours est en porte-à-faux à la fois avec le désir des communautés
autochtones de recevoir l'instruction publique en espagnol et avec la
représentation identitaire qu'elles ont d'elles-mêmes. Au-delà d'une
réflexion réductrice sur l'acculturation profonde de ces populations,
l'auteur propose une thèse novatrice, à savoir que le rejet de leur propre
langue maternelle à l'école n'est pas vide de sens, ni apolitique, mais
bien la visée d'un changement social qui demande une transition d'une
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vision dualiste — blancs, autochtones — à une compréhension de la
complexité et l'hétérogénéité sociale au Pérou.
Claudie Larcher place au coeur de son article la question de
l'identité, celle qui s'est affirmée dans le contexte des demandes
d'instauration des tribunaux islamiques en 2006 en Ontario. Sa réflexion
porte non pas sur un changement social avenu, mais bien sur la
possibilité de voir un tel changement à travers un glissement de la
culture juridique ontarienne. Face aux revendications de la Canadian
society of Muslims de conduire, selon les termes de la Loi de 1991 sur
l'arbitrage en matière de droit de la famille, le gouvernement McGuinty
affirme que l'égalité entre les hommes et les femmes constitue un pan
important de l'identité canado-ontarienne. Cela le pousse à modifier la
Loi de 1991 et à interdire tout arbitrage familial fondé sur une norme
religieuse. Cette affirmation identitaire, c'est là le constat de l'auteure,
produit un glissement de la culture juridique de la province par un effet
d'internormativité. Phénomène large, l'internormativité témoigne des
rapports d'interinfluence et d'interactions observables entre deux
systèmes normatifs, la culture du droit codifié du Québec et la Common
Law ontarienne. C'est l'accentuation de la volonté législative et de la
forte légitimité de la loi, à l'encontre de la Common Law, mais au
fondement du droit codifié, dont fait preuve le gouvernement ontarien
dans l'amendement de la Loi de 1991, qui motive l'auteure à y voir une
influence du second sur la première. Fait relativement nouveau
puisqu'usuellement, d'aucuns reconnaissent l'influence de la Common
Law sur le droit québécois, ne serait-ce que dans l'exemple de la
primauté de la Charte canadienne des droits et libertés fondée sur la
Common Law sur la Charte québécoise des droits et libertés de la
personne, mais non pas l’inverse. Certes, il s'agit là d'un contexte bien
particulier; reste à savoir si c'est une tendance qui se poursuivra à
l'avenir et si ce glissement témoigne d'une transformation plus large de
la psychologie sociale en Ontario.
Si la question identitaire recoupe les articles précédents, tout
comme celui-ci, le changement social intéresse certes Louis-Simon
Corriveau, mais en ce qu'il se présente sous la forme d'un mouvement
collectif de contestation populaire. C'est à travers de la symbolique du
carré de feutrine rouge, évocateur du « Printemps Érable », des forces
sociales mobilisées, des débats sur les frais de scolarité, que l'auteur
s'intéresse à l'identité québécoise. Dans la passion, la liberté et la
révolte, l'individu choisit de remettre en cause le sens du monde et son
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rapport à celui-ci; les mouvements sociaux, en tant qu'identité partagée,
octroient les moyens de s'unir à autrui pour donner une forme nouvelle
à la société. Pour l'auteur, les revendications de 2012 au Québec
dépassent largement une réflexion sur les frais de scolarité pour
embrasser des revendications féministes, écologiques et sociales portées
par une diversité notable de la population mobilisée, mais unie sous la
bannière du carré rouge. Par l'idée du changement qu'il traduit, ce
symbole dénote-t-il une transformation de l'identité québécoise? L'arcen-ciel des carrés présents sur la place publique — vert, jaune, brun,
blanc, noir — est représentatif de la pluralité des voix qui s'élèvent au
cours du printemps québécois, bien que seul le carré rouge, en tant que
symbole, ait conservé une certaine régularité, ces porteurs faisant
preuve d'une volonté d'identité et d'opposition commune. Sous ce
discours, ramifié par l'ensemble des valeurs débattues par les groupes
qui se sont ralliés derrière sa texture, sa couleur et sa forme, une trame
de fond partagée dénote un contexte en mutation. Le visage du
changement, celui du projet d'une identité québécoise renouvelée,
semble avoir pris les traits d'une quête pour la justice sociale, mariant «
héritage et projection ».
Cette interrogation sur les liens entre l'identité et le changement
social est aussi prégnante dans l'article de Nicolas Saucier alors qu'il se
penche sur l'émergence du barebacking dans les communautés gaies
qu'il lie à une transformation de la pornographie, comprise comme
culture populaire. Incontournable pour bien saisir les réalités
socioculturelles des milieux gais occidentaux, la pornographie influence
et est influencée par la culture populaire, notamment en ce qui a trait au
discours, au rapport et à la pratique sexuelle permise et prohibée. Le
barebacking — relation sexuelle délibérément non protégée entre
hommes et dont on ignore l'état de santé du partenaire — est d'un
intérêt grandissant pour ces communautés qui expriment à travers cette
pratique dite « à risque » une prise de position identitaire à l'égard des
précautions liées à la santé sexuelle (sécuri-sexe) telle que prônée par le
milieu de la santé. Motivé par des forces sociales et historiques, le
barebacking forme une part de l'habitus sexuel gai en tant qu'il est un
outil de résistance à l'impérative culture de la santé qui se donne le
corps comme véhicule d'opposition. La libération sexuelle post-crise du
sida des années 1990 jusqu'à aujourd'hui serait à la source d'une
nouvelle image du gai dans les productions culturelles et
cinématographiques, réaction à une surexposition de d'une promotion
excessive du port du condom jettant la honte sur une sexualité gai non
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protégée perçue telle dangeureuse et malsaine. À ce titre, la culture du
bareback s'approprie la pornographie pour y inscrire et y affirmer sa
réalité, tel qu'elle est vécue.
Le numéro thématique se clôt sur une note critique de Pierre Fraser
qui vise à relativiser le pronostic avancé par Roland Gori et Marie-Josée
Del Vogo dans La santé totalitaire — Essai sur la médicalisation de
l'existence, à savoir une transformation de l'éthique médicale au nom de
laquelle l'individu ne serait dorénavant plus considéré dans sa globalité.
Si Fraser salue l'ouvrage, il reste néanmoins qu'il en critique certains
aspects, dont les conclusions de Gori et de Del Vogo en ce qui concerne le
paradoxe de la modernité médicale. Pour ces auteurs, alors qu'il est
aujourd'hui attendu que l'individu soit le plus autonome possible, on lui
refuse toute maîtrise sur son propre corps, sa souffrance et son histoire
en matière de santé. C'est plutôt le corps médical qui demeure le
détenteur de cette maîtrise. Fraser argue que bien que le patient ne
puisse plus construire son propre mythe sur sa santé et son individualité
dans le cadre du corps médical moderne, l'introduction des nouvelles
technologies personnelles d'investigation de la santé s'insère dans la
relation patient/médecin et de ce fait la transforme. Du fait de l'usage de
ces technologies, le patient récupère une part de cet espace « perdu » qui
est la sienne dans la relation médicale, ce qui, conséquemment, lui
permet d'élaborer son propre mythe à propos de sa souffrance.
Claudie Larcher
[email protected]
Doctorante en sociologie, Université Laval
***
Bibliographie
BONNY, Yves (2004). Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou
postmodernité?, Paris : Armand Colin, 248 pages.
BOUCHARD, Gérard et Charles Taylor (2008). Fonder l'avenir. Le temps
de la conciliation, Commisison de consultation sur les pratiques
d'accommodements reliées aux différences culturelles, Québec.
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Claudie Larcher
CHARBONNEAU, France (2013). Commission d'enquête sur l'octroi et la
gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction, Québec.
ROBERGE, Jonathan, SÉNÉCHAL, Yan et Stéphane VIBERT (2012). « Le
concept de société comme problème sociologique », La fin de la société,
sous la direction de Jonathan ROBERGE, Yan SÉNÉCHAL et Stéphane
VIBERT, Outremont : Éditions Athena, pp. 7-17.
ROCHER, Guy (1969). Introduction à la sociologie générale. Tome 3 : Le
changement social, Montréal : Éditions Hurtubise, 562 pages.