La France derrière le voile
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La France derrière le voile
conjonctures LE MORAL DES FRANÇAIS michel brulÉ * La France derrière le voile Alors que les Français avaient été longtemps partagés sur les affaires de « voile islamique » dans les établissements scolaires, ils approuvent assez massivement la loi sur l’interdiction des signes religieux. S’ils sont dans l’ensemble tolérants sur la pratique des cultes, ils restent majoritairement pessimistes sur les chances d’une véritable intégration de l’islam dans la République. L e vote de la loi sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les écoles aura eu comme effet de faire basculer une opinion jusque-là hésitante. Les premiers sondages sur l’attitude à adopter envers les élèves musulmanes qui se présentaient la tête recouverte du voile islamique datent de 1989. Cette date est significative, car elle coïncide, non pas avec le moment où des familles musulmanes sont arrivées en grand nombre sur notre territoire, qui se situe dix ou quinze ans plus tôt, mais avec l’apparition en France d’un islamisme militant. En 1989, face à la décision d’un proviseur d’interdire l’accès de son établissement à une élève recouverte du tchador, les Français hésitent : 48 % lui donnent raison, 38 % lui donnent tort. De même, l’opinion se partage par moitié sur le point de dire si le voile islamique constitue une remise en cause de la laïcité. Depuis cette date, les enquêtes qui ont été effectuées au fur et à mesure que se multipliaient Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 des incidents du même type ont confirmé ce partage, une courte majorité se prononçant en faveur des mesures d’interdiction ; les électeurs de droite y sont plus favorables, les électeurs de gauche s’y montrent plus hostiles. l’opinionmusulmane partaGÉe A vec la publication du rapport Stasi, les choses changent : d’une enquête à l’autre, la proportion des réponses favorables à l’interdiction oscille entre 58 et 69 %, c’est-à-dire qu’elle a progressé de 10 à 20 points par rapport aux réponses antérieures. Il faut dire que, cette fois, les questions posées ne se limitent pas au tchador, mais recouvrent l’ensemble des signes « ostensibles » d’appartenance à une religion. On peut certes arguer que cette généralisation repose sur une symétrie assez artificielle, et que ni la croix ni la kippa ne créent aujourd’hui d’incidents dans les établissements scolaires. Reste que notre penchant à l’universalisme républicain fait que nous sommes plus à l’aise pour approuver des mesures disciplinaires si elles revêtent un caractère général. Un texte qui restreint l’ensemble des signes d’appartenance religieuse est mieux accepté que s’il se limitait aux seuls signes d’appartenance à l’islam. Il échappe ainsi aux accusations d’islamophobie, ou de « racisme anti-musulman ». L’irruption à l’avant-scène médiatique du voile islamique a aussi suscité des enquêtes auprès de la population musulmane vivant en France. On peut émettre des réserves sur la qualité des échantillons auprès desquels ces enquêtes sont conduites : notre rejet du communautarisme combiné à notre conception très chatouilleuse des risques que l’informatique peut présenter au regard de la protection de la vie privée, nous ont amenés à bannir des recensements les questions d’appartenance religieuse. Cela ne facilite pas l’établissement d’échantillons représentant des communautés définies par leur croyance ; cela nous prive aussi parfois de la possibilité d’apprécier les progrès de l’intégration au sein desdites communautés. Ces enquêtes, même approximatives, nous montrent une opinion musulmane aussi partagée face à l’interdiction du voile que l’était l’opinion française avant la loi, mais avec une majorité inversée : 40 % pour, 55 % contre. Près de la moitié des musulmans interrogés déclarent LA FRANCE DERRIÈRE LE VOILE éprouver de la sympathie envers les manifestants hostiles à la loi. 70 % trouvent que l’on parle trop de cette affaire du voile. La création du Conseil français du culte musulman recueille l’assentiment d’une majorité des interviewés qui y voient un facteur de meilleure intégration, contre un tiers d’opposants qui craignent la La majorité des répondants déclarent main-mise des extrémistes sur cet orgaqu’ils soutiendraient leur fille si elle nisme. Seuls les électeurs d’extrême désirait porter le voile. A dire vrai, la droite y sont en majorité hostiles. La question déconcerte un peu, car on mise en place de cette instance par avait le sentiment que c’était le risque Nicolas Sarkozy permet de mesurer le de voir des jeunes filles se crédit dont il jouit dans l’ofaire imposer le port du pinion : de larges majorités voile qui était à craindre, lui font confiance pour Interrogées sur plutôt que celui de voir arriver à contrôler l’immile projet de loi leurs parents s’y opposer. gration clandestine, comme interdisant les pour lutter efficacement Un institut a même tenté de contre racisme et xénophosignes religieux constituer un échantillon bie. 55 % des Français penostensibles, représentant la population sent même qu’il réussira les femmes des femmes d’origine musull’intégration de l’islam dans mane vivant en France ; la République, un objectif sur musulmanes interrogées sur le projet de lequel les Français sont se partagent loi interdisant les signes religénéralement sceptiques. à peu près gieux ostensibles, elles se Une majorité des musulpartagent elles aussi à peu mans vivant en France ont par moitié : près par moitié : 49 % sont une opinion positive du 49 % pour, pour, 43 % sont contre, soit ministre de l’Intérieur. 43 % contre. un équilibre plus favorable à la loi que dans la population C’est précisément sur le musulmane totale. Ce qui point de savoir s’il y a comimplique que les réponses masculines patibilité entre les valeurs de l’islam et les soient nettement plus hostiles à la loi. valeurs de la République que l’opinion globale et celle des musulmans de France divergent le plus. Les Français en général lesfrançaispessimistes en doutent, dans la proportion de deux surl’intÉGration contre un ; les Français musulmans rise dans son ensemble, la populacroient à cette compatibilité dans la protion française fait preuve d’une cerportion de quatre sur cinq. Ces derniers taine tolérance, une large majorité se prononcent presque unanimement en approuvant le principe du recrutement faveur de l’égalité entre hommes et femd’aumôniers musulmans dans les primes ; les deux tiers d’entre eux admetsons, ou les plats de remplacement dans tent le principe de séparation de l’Etat et les cantines, pour permettre le respect des Eglises ; les quatre cinquièmes se des interdits religieux. Elle rejette cepenprononcent pour la création en France dant l’idée de nouveaux jours fériés d’écoles coraniques reconnues par l’Etat. pour le Yom Kippour ou pour l’Aïd el Ils sont partagés sur l’interdiction de faire Kébir. Peut-être les Français ont-ils le financer par des étrangers la construcsentiment que dans la France de la RTT, tion en France de lieux de culte. l’idée de créer de nouvelles journées de loisir ne s’impose pas. L’inquiétude des Français sur la compatibilité des valeurs de l’islam et de la L’opportunité de construire des mosRépublique nous renvoie à certaines quées dans les villes françaises est aussi questions qu’ils se posent à propos de un sujet qui divise l’opinion par moitié, l’immigration. Leurs réponses les monavec une tendance plus forte au rejet trent inquiets, et traduisent une attitude lorsqu’on précise « à proximité de chez fort différente des propos officiels sur vous ». ce sujet. P En substance, ils pensent qu’on leur cache l’importance numérique réelle de l’immigration. Ils estiment qu’en beaucoup d’endroits, le seuil de tolérance est dépassé et que l’immigration constitue aujourd’hui une menace pour l’identité française. S’ils admettent que, souvent, les immigrés viennent accomplir des tâches auxquelles les Français ne veulent plus se livrer, ils rejettent l’idée que « les immigrés sont une chance pour la France » et y voient plutôt une charge pour l’économie française et pour les régimes sociaux. Ils ont le sentiment que la faculté d’intégration varie beaucoup en fonction de l’origine : les immigrés d’origine européenne, voire asiatique, s’intégrant, d’après eux, bien mieux que les immigrés africains et surtout nord-africains. Ils trouvent aussi qu’on accorde trop facilement la nationalité française et sont hostiles au caractère automatique de cette acquisition. Ils souhaitent que l’on s’oppose à de nouvelles entrées, ou sinon qu’on établisse des quotas. Ils sont favorables aux mesures pouvant permettre un meilleur contrôle des flux migratoires : lutte contre les mariages blancs, empreintes digitales sur les visas, meilleur contrôle des certificats d’hébergement. Ils demandent que l’on soit plus exigeant en matière de maîtrise de la langue avant d’accorder la nationalité, et que l’on donne à cette acquisition un caractère moins strictement administratif et plus solennel. Corrélativement, les Français sont favorables aux mesures d’expulsion des étrangers en situation irrégulière, ou de ceux qui ont fait l’objet de condamnations pénales. Ils continuent d’établir un lien entre insécurité et immigration. Enfin, ils pensent que, dans dix ans, les problèmes liés à l’immigration seront aussi ou plus graves qu’aujourd’hui, et rejettent l’idée que notre situation démographique rendrait indispensable un apport de main-d’œuvre étrangère. qu’est-cequela laïcitÉ ? T elle est la sombre tonalité des attitudes envers l’immigration, attitudes que l’on a d’ailleurs de plus en plus de mal à bien cerner, car les instituts Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 6CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE MORAL DES FRANÇAIS semblent pratiquer une sorte d’autocensure : certaines questions dont les réponses pourraient être politiquement incorrectes ne sont plus posées. Face à ce sentiment d’une immigration islamique difficilement assimilable, l’opinion se raccroche aux vertus universalisantes de la laïcité. Encore faut-il se mettre d’accord sur le sens de ce mot. Invité à se prononcer sur ce point lors des premières affaires de voile islamique, le Conseil d’Etat en avait proposé une conception pragmatique, caractérisée par la recherche de solutions adaptées à chaque cas d’espèce. Il avait considéré que la laïcité, c’était d’abord la neutralité des programmes et des maîtres et le respect de la liberté de conscience des élèves, et estimé illégale l’interdiction générale des signes d’appartenance religieuse (en l’absence d’un texte spécifique comme celui qui vient d’être adopté). Il reconnaissait aux élèves la liberté de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, pourvu que ce soit dans le respect du pluralisme et sans porter atteinte aux activités d’enseignement. La principale limite à l’exercice de cette liberté résidait dans les troubles à l’ordre public qui pouvaient résulter d’actes de prosélytisme ou de provocation. Le Conseil avait en revanche considéré qu’un chef d’établissement pouvait interdire le port du foulard lors des enseignements d’éducation physique, si cela entravait le bon déroulement des cours, et que le refus par un élève de respecter cette interdiction pouvait justifier des mesures disciplinaires. Certains observateurs avaient reproché au Conseil d’Etat d’avoir refusé de prendre une position catégorique. On peut se demander, au contraire, si le pragmatisme et la tolérance dont étaient empreints ses avis ne donnaient pas à la laïcité « à la française » une définition plus ouverte que celle qui a inspiré la récente loi. L’étonnement de l’étranger permet que l’on pose la question. Naturellement, une difficulté particulière tient à la double interprétation que l’on peut donner du port du voile : signe Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 d’appartenance religieuse – auquel cas l’interdiction relève d’une laïcité de combat qui rappelle l’état d’esprit régnant il y a cent ans, au moment du vote des lois de 1905 – ou signe d’enfermement de la femme dans un statut d’infériorité. Nous avons vu que les enquêtes auprès de la population musulmane résidant en France montraient celle-ci toute acquise à l’idéal d’égalité entre hommes et femmes. Dès lors, on peut penser qu’elle n’aurait pas fait obstacle à des règlements qui fassent respecter cette égalité dans les circonstances où elle peut être entravée par les extrémistes islamiques, à l’école comme à l’hôpital. L’interdiction du port du voile – car on sait bien que c’est lui seul qui est visé quand on interdit les signes religieux – ne distingue pas les cas où il constitue un obstacle au bon déroulement de la vie scolaire, de ceux où il exprime simplement la foi musulmane de certaines élèves. A moins d’avoir le moyen d’établir que c’est contre leur volonté que certaines d’entre elles sont amenées à porter le voile. unmodèleenÉchec M algré sa visée universaliste, notre modèle d’intégration des minorités n’a pas empêché l’apparition d’une ségrégation de fait, notamment dans les fameux « quartiers ». Pas plus qu’il n’a empêché le taux de chômage des immigrés africains et nord-africains d’être très supérieur à celui des Français de souche, ou des immigrés d’autres provenances. Ou les situations ingérables dans lesquelles se trouvent certains établissements scolaires, lorsque les enfants ne maîtrisant pas bien notre langue y sont majoritaires. Si nous voulions continuer à faire fonctionner le modèle d’assimilation qui avait abouti, sous la Troisième République, à faire d’immigrés de seconde génération d’excellents citoyens français, c’était au moment de l’entrée massive dans notre pays de populations dont la culture d’origine – et notamment la religion – était bien plus éloignée de la nôtre, qu’il fallait y penser. Notamment au moment du passage au regroupement familial, qui impliquait que nous passions d’une immigration de main-d’œuvre à une immigration de peuplement. Le relatif constat d’échec de l’intégration des jeunes issus de l’immigration fait d’autant plus problème qu’il survient à un moment où la France semble volontiers douter d’elle-même, et où le sentiment patriotique semble parfois bien hésitant sur sa propre légitimité. La Marseillaise sifflée au stade de France lors du match France-Algérie n’aura pas contribué à convaincre une opinion déjà sceptique du désir de ces jeunes immigrés maghrébins de s’intégrer à la nation. L’an dernier, au moment des divergences franco-américaines sur l’intervention en Irak, les musulmans de France ont approuvé unanimement la position prise par Jacques Chirac. Ils se sentaient bien plus solidaires de l’Irak que des EtatsUnis. Imaginons que la position officielle de la France ait été celle de l’Angleterre ou de l’Espagne : cela aurait-il modifié les réactions des musulmans de France ? Les Français avaient déjà pu prendre conscience du poids politique des immigrés le jour de la réélection de Jacques Chirac, en découvrant à la télévision l’ampleur des manifestations de joie de jeunes maghrébins place de la République. Peut-être saluaient-ils plus la défaite de Jean-Marie Le Pen que la victoire du président sortant. Reste qu’ils étaient bien décidés à faire entendre leur voix en tant que membres à la fois de l’électorat français et de la communauté du Maghreb en France. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il est trop tard pour nier la réalité de ces phénomènes communautaires dans la vie politique nationale. Ce sont eux qui constituent la toile de fond sur laquelle viennent s’inscrire les réactions au voile islamique et à son interdiction. g Sources : sondages BVA (1985-2004), CSA (2002-2004), IFOP (2003), IPSOS (1999-2003), SOFRES (1999-2003).