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dossier LA GUERRE DU VIÊT NAM par Eduardo Mackenzie* L’appel solitaire du Che sur le Viêt Nam L ’APPEL À « CRÉER DEUX, TROIS… DE NOMBREUX VIÊT NAM ! » lancé par Ernesto Guevara depuis la clandestinité à la conférence dite Tricontinentale de janvier 1966 à La Havane, s’adressait au monde entier mais visait deux groupes en particulier : les révolutionnaires latino-américains et les communistes vietnamiens. Ce message, que Fidel Castro rendra public seulement en mai 1967, fit le tour du monde. Quelques mois auparavant, l’ancien ministre cubano-argentin était arrivé en Bolivie pour se mettre à la tête d’un groupe de dix-sept combattants cubains, entraînés et déterminés, qui rêvaient, comme lui, de faire plonger «l’impérialisme américain» dans un océan de difficultés, de briser sa puissance politico-militaire par une guerre d’usure, et de donner ainsi à la révolution cubaine une extension continentale. Mais au bout d’un an, cette entreprise échoua, se concluant par la mort de Guevara le 9 octobre 1967 et l’arrestation ou la mort de la plupart de ses lieutenants. Son projet était de créer en Bolivie un «foco» (foyer révolutionnaire) rural, à partir duquel d’autres « focos » incendieraient le continent américain, notamment son pays, l’Argentine. L’implantation en Bolivie n’avait pour objectif que la constitution d’une base de départ. En fait, le projet ne dépassa jamais le stade embryonnaire, en raison de l’hostilité de la population bolivienne, du refus de Mario Monje, le chef des communistes prosoviétiques locaux, de se mettre à la traîne de cet illuminé, mais aussi de l’isolement politique et logistique auquel Fidel Castro avait dès le départ condamné cette folle équipée. Seuls quelques castristes latino-américains répondirent à l’appel du Che. Ils tueront beaucoup et se feront aussi beaucoup tuer durant les années suivantes, dans presque tous les pays du continent latino-américain. Les Vietnamiens, quant à eux, fort occupés par leur lutte contre les États-Unis et le gouvernement de Saigon, n’adoptèrent jamais vraiment le mot d’ordre du Che et encore moins sa stratégie politico-militaire qui contredisait par trop les schémas de guerre populaire de la Chine ou de l’Union soviétique. La « guerre du * Journaliste et auteur de Les FARC ou l’échec d’un communisme de combat, Publibook, 2005. N° 48 43 HISTOIRE & LIBERTÉ peuple », une guerre prolongée, très encadrée idéologiquement et institutionnellement, dont les communistes vietnamiens s’inspirèrent, n’était pas la même que celle prônée par Guevara et Castro sur le continent sud-américain. Les objections prudentes qui furent adressées à ces derniers par certains révolutionnaires latino-américains – dont le sandiniste Tomas Borge, chef de la tendance «guerre populaire prolongée» – qui souhaitaient appliquer plus précisément le schéma vietnamien, ne purent s’imposer[1]. Sans se prononcer sur le type de lutte à mener, seul le Nord-Coréen Kim Il-sung appuya ouvertement l’idée d’une extension de la lutte militaire à d’autres continents. La proposition de Guevara était pourtant ahurissante et son appel démesuré. Il cherchait, ni plus ni moins, une sorte de débâcle universelle quitte à sacrifier des peuples entiers. Relisons le passage de son message à la Tricontinentale : « Comme nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs Viêt Nam fleurissaient sur la surface du globe, avec leur part de morts et d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés assénés à l’impérialisme, avec pour celui-ci l’obligation de disperser ses forces, sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde!». Quel magnifique spectacle que ces «morts», ces «immenses tragédies», cet «héroïsme quotidien»!… Quant à la motivation «morale», indispensable pour accomplir une telle tâche, Ernesto Guevara en avait la recette: «La haine comme facteur de lutte; la haine intransigeante de l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut triompher d’un ennemi brutal.» Après avoir échoué au Congo, où il voulait déjà déclencher « un autre Viêt Nam », Guevara se tourna vers l’Amérique latine car il estimait que «l’impérialisme américain» était détesté par les peuples et que les «masses» latino-américaines étaient prêtes à affronter la mort et à accepter des destructions de toutes sortes pour de nombreuses années, voire pour des décennies. Les événements n’ont pas confirmé sa théorie. Les Vietnamiens quant à eux, s’ils éprouvaient probablement de la «haine» envers les États-Unis, ne souhaitèrent jamais étendre leur engagement contre les «impérialistes» audelà de leurs frontières. Et l’on n’a jamais vu de communistes vietnamiens, loin de leurs bases, prêter main-forte aux guérilleros latino-américains. Y eut-il des instructeurs vietnamiens dans certains maquis latino-américains? Difficile de l’affirmer. En tout cas, les traces d’un tel passage ne sont pas jusqu’à présent avérées. De même, les chefs de l’insurrection vietnamienne au Sud et du régime du Viêt Nam du Nord (ce sont in fine les mêmes) n’ont pas accueilli chez eux de révolutionnaires latino1. Tomas Borge est mort récemment au Nicaragua, le 30 avril 2012. 44 JUIN 2012 dossier L’APPEL SOLITAIRE DU CHE SUR LE VIÊT NAM américains, sauf un certain nombre d’émissaires diplomatiques. Pourtant, les guérilleros latino-américains demandaient à être formés sur place par les combattants vietnamiens eux-mêmes. Mais l’entraînement de ces jeunes, prêts à s’engager dans les « focos » de guérilla à la sauce Che Guevara, se fit surtout à Cuba et en Europe de l’Est, deux régions où le tourisme révolutionnaire allait battre son plein pendant les années 1960 et 1970. Pourquoi une telle «timidité» de la part des communistes vietnamiens? Ils ne voulaient pas heurter de front la doctrine soviétique sur la guerre froide qui, tout en prônant la coexistence pacifique, encourageait le soutien à des conflits régionaux, mais en évitant une confrontation globale avec «l’impérialisme américain». Cette conception servait avant tout les intérêts de la bureaucratie soviétique, qui cherchait à pousser progressivement ses pions à l’échelle mondiale. Mais les Vietnamiens préféraient s’y ranger plutôt que d’encourager Guevara, dont l’objectif, à la fois colossal et utopique, était un renversement rapide du rapport de forces Est-Ouest. Un autre élément a sans doute joué un rôle important dans ce refus de répondre à l’appel de Guevara: les Vietnamiens se sont toujours montrés les communistes les moins «internationalistes» du monde et ont toujours privilégié la dimension nationaliste de leurs luttes. Au point qu’on peut se demander si ce nationalisme n’est pas la composante politique première du communisme vietnamien, malgré l’idéologie et la rhétorique officielles. On notera enfin deux choses: d’abord que certains révolutionnaires latino-américains favorables à Moscou n’avaient pas attendu l’appel de Guevara pour se lancer dans la destruction et le massacre de leurs concitoyens. Bien avant l’appel du Che, des exaltés N° 48 45 HISTOIRE & LIBERTÉ marxistes avaient déjà déclenché certaines actions armées, avec enlèvements soi-disant politiques, terrorisme urbain et autres atrocités, au Guatemala, en Colombie, au Venezuela et en Bolivie. Mais la plupart des communistes orthodoxes latino-américains, et tout particulièrement ceux du PC chilien, prirent leurs distances avec la démarche du Che, à l’instar des communistes de l’Est européen. Ce à quoi Guevara répliqua dans son journal en ces termes: «Comme j’aimerais arriver au pouvoir, juste pour démasquer les pleutres et laquais de tout acabit et leur jeter leur abjection à la figure!». On notera ensuite que si l’appel de janvier 1966 est le plus connu, il eut un précédent. En décembre 1963, Guevara, alors ministre de l’Industrie, accablé par l’effondrement de la récolte de sucre produite dans des «fermes du peuple» (de véritables kolkhozes), se consola avec l’évolution de la situation politique au Viêt Nam. Lors de la cérémonie de clôture de la «Semaine de solidarité avec le Sud-Viêt Nam» à La Havane, il prononça un discours en présence de Vo Dong Giang, chef de mission à Cuba du Front national de libération du Sud Viêt Nam. Il fit l’éloge de la «résistance», vanta l’«exemple» du FNL du Viêt Nam du Sud et affirma que l’Amérique latine aussi était «mûre pour la révolution». Il conclut que «l’impérialisme américain» allait, pour cette raison, envoyer ses troupes et que, face à un tel défi, il faudrait ouvrir d’autres « fronts » pour lui rendre « plus dur ce combat ». En fait, son pronostic sur l’intervention des troupes américaines en Amérique latine se révéla faux. C’est la Cuba «révolutionnaire» qui allait lancer sur divers points du continent latino-américain – à l’exception du Mexique – ses combattants, ses propagandistes et ses organisateurs. Mais ces tentatives furent autant d’échecs. On doit donc admettre que le lien entre la guerre révolutionnaire en Asie et les guérillas latino-américaines ne s’est pas fait. La première a pu dynamiser les secondes par son exemple. Pourtant, elle ne leur transféra ni ne leur imposa son modèle. 46 JUIN 2012