À la bonne température, tout brûle. Le bois. Les

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À la bonne température, tout brûle. Le bois. Les
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À la bonne température, tout brûle. Le bois. Les
vêtements.
Les êtres humains.
À 250Þ°C, la peau prend feu, noircit et se fendille. La
graisse sous-cutanée se liquéfie tel du beurre dans une
poêle chaude et le corps tout entier s’embrase. D’abord
les bras et les jambes, qui font office de petit bois par
rapport à la masse plus importante du torse. Les fibres
des tendons et des muscles se contractent, amenant les
membres à se tordre comme dans une parodie obscène
de la vie. Les organes ne sont touchés qu’en dernierÞ;
abrités par un cocon d’humidité, ils demeurent souvent
intacts alors que le reste des tissus mous s’est consumé.
Pour ce qui est de l’os, c’est une autre histoire. Il
résiste obstinément à tout, sauf aux températures les
plus élevées. Et même lorsque le carbone à l’intérieur a
brûlé, ne laissant subsister qu’une enveloppe aussi vide,
aussi desséchée que la pierre ponce, il conserve sa
forme initiale. Ce n’est plus néanmoins que le fantôme
impalpable de ce qu’il a été un jour, une simple apparence susceptible de se désagréger facilement – et
l’ultime bastion de la vie est alors réduit en poussière. Il
s’agit d’un processus qui, à quelques variations près,
suit inexorablement la même évolution.
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Mais pas toujours.
Un bruit de pas trouble la paix du cottage en ruine.
Lorsque la porte pourrie est ouverte d’une poussée,
ses gonds rouillés protestent contre cette intrusion. La
lumière du jour éclaire un instant l’intérieur avant
d’être occultée par la silhouette qui s’encadre dans
l’embrasure. L’homme baisse la tête pour mieux scruter
la pièce obscure. Le vieux chien près de lui se fige, déjà
averti par ses sens de ce qui se trouve plus loin.
L’homme s’immobilise à son tour comme s’il hésitait à
franchir le seuil. Quand l’animal fait mine de s’aventurer dans la maison, son maître le rappelle.
«ÞAu pied.Þ»
Le chien obéit docilement, tout en levant vers lui des
yeux rendus opaques par la cataracte. Outre l’odeur qui
imprègne les lieux, il perçoit la nervosité de son maître.
«ÞNe bouge pas.Þ»
Sous le regard attentif de l’animal, l’homme s’enfonce
dans le cottage délabré. Des bouffées d’air vicié, humide,
le prennent à la gorge, auxquelles se mêle bientôt une
autre émanation. Lentement, presque malgré lui, il se
dirige vers la porte basse dont il aperçoit la forme dans
le mur du fond. Elle est fermée. Il plaque une main sur
le battant, s’arrête de nouveau. Derrière lui, le chien
laisse échapper un gémissement sourd. L’homme ne
l’entend pas. Il ouvre la porte tout doucement, comme
s’il craignait de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté.
Au début, il ne voit rien. La pièce, dotée d’une minuscule fenêtre dont la vitre fendillée disparaît sous des
décennies de poussière, est sombre. Baigné par le jour
sale qui filtre à travers le carreau, l’endroit conserve
son secret encore quelques instants. Peu à peu, cependant, à mesure que les yeux de l’homme s’accoutument
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à la pénombre ambiante, des détails commencent à
émerger de l’ombre.
Et il découvre soudain l’indicible.
Il relâche brusquement son souffle avec l’impression
d’avoir reçu un coup au creux de l’estomac, esquisse un
pas en arrière sans même s’en apercevoir.
«ÞOh, mon DieuÞ!Þ»
Les mots chuchotés résonnent étrangement fort dans
l’espace confiné. L’homme a blêmi. Il regarde autour
de lui, peut-être effrayé par l’éventualité d’une autre
présence. Mais non, il est seul.
Il s’éloigne du seuil à reculons, incapable de quitter
des yeux la chose sur le sol. Quand la porte gauchie
s’est refermée dans un concert de grincements – quand
la pièce a enfin disparu de sa vue –, alors seulement il
se retourne.
Son pas manque d’assurance lorsqu’il sort du cottage. Le vieux chien l’accueille avec joie mais il
l’ignore, tout occupé qu’il est à chercher son paquet de
cigarettes dans sa poche. Ses mains tremblent tellement
qu’il doit s’y reprendre à trois fois pour allumer le briquet. Il tire une longue bouffée, aspirant la fumée dans
ses poumons tandis que l’extrémité incandescente dévore
le papier en direction du filtre. Le temps qu’il termine
sa cigarette, les tremblements se sont calmés.
Il laisse tomber le mégot dans l’herbe, l’écrase puis
se penche pour le ramasser. Après l’avoir glissé dans la
poche de sa veste, il prend une profonde inspiration et
va donner le coup de téléphone.
Je me rendais en taxi à l’aéroport de Glasgow
lorsque je reçus l’appel. C’était par une matinée maussade
de février, toute de ciel couvert et de bruine déprimante
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apportée par les vents froids. La tempête faisait rage sur
la côte est, et si elle n’avait pas encore pénétré à l’intérieur des terres, le temps ne paraissait cependant pas
près de s’améliorer.
Pour ma part, j’espérais juste qu’il ne se dégraderait
pas avant le départ de mon avion. Je devais retourner à
Londres après avoir passé la semaine précédente
d’abord à exhumer puis à examiner un cadavre enterré
dans la lande sur les hauts plateaux des monts Grampians, une tâche d’autant plus malaisée que le gel cristallin avait rendu la terre dure comme de l’acier, dans
un paysage aussi glacé que magnifique. La victime
mutilée était une jeune femme dont l’identité n’avait
pas encore été établie – le second cas de ce genre que
l’on m’avait demandé d’étudier dans la région en
quelques mois. Jusque-là, la presse avait été tenue à
l’écart de ces affaires, mais, parmi les enquêteurs, personne ne doutait que c’était l’œuvre d’un seul et même
assassin. Ni qu’il recommencerait si la police ne l’arrêtait
pas au plus vite – une éventualité qui, faute d’indices,
paraissait des plus improbables pour le moment. Sans
compter qu’un autre aspect accentuait le caractère dramatique de la situationÞ: malgré l’état de décomposition
avancé de la dépouille, j’étais persuadé que les mutilations n’avaient pas été infligées post mortem.
Aussi, au terme de ce séjour globalement éprouvant,
avais-je hâte de rentrer chez moi. Dix-huit mois plus
tôt, je m’étais installé à Londres, où je travaillais pour le
département des sciences médico-légales de l’université.
Il s’agissait d’un contrat temporaire me permettant d’avoir
accès aux laboratoires jusqu’à ce que je décroche un
emploi plus stable, mais au cours des semaines précédentes je m’étais retrouvé beaucoup plus souvent sur le
terrain que dans mon bureau. Or, j’avais promis à
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Jenny, ma petite amie, de lui consacrer plus de temps
après cette affaire – une promesse que je comptais bien
tenir aujourd’hui, contrairement à toutes les autres fois.
Lorsque mon téléphone sonna, je crus tout d’abord
que c’était elle qui m’appelait pour s’assurer de mon
retour. Mais le numéro sur l’écran ne m’était pas familier, pas plus que la voix masculine à l’autre bout de la
ligne, à la fois bourrue et brutale.
«ÞDésolé de vous déranger, docteur Hunter. Je suis le
commissaire Graham Wallace, du QG de la Northern
Force à Inverness. Auriez-vous quelques minutes à
m’accorderÞ?Þ»
Il s’exprimait en homme habitué à se faire obéir et
son accent se rapprochait plus du rude parler des cités
de Glasgow que des douces intonations d’Inverness.
«ÞGuère plus, répondis-je. J’ai un avion à prendre.
–ÞJe sais, je viens de parler à Allan Campbell, de la
police de Grampian. Il m’a dit que vous aviez terminé
votre mission là-bas. Je suis heureux d’avoir réussi à
vous joindre.Þ»
Campbell était le responsable de l’enquête à laquelle
j’avais collaboré. Sympathique, compétent, il avait parfois du mal à se détacher de son travail – un problème
que je connaissais bien.
Conscient d’être écouté, je jetai un coup d’œil au
chauffeur de taxi. «ÞQue puis-je faire pour vous, commissaireÞ?
–ÞVoilà, j’aurais un service à vous demander.Þ» Wallace lâchait les mots avec parcimonie, comme si chacun
d’eux lui coûtait plus qu’il n’était prêt à payer. «ÞVous
êtes au courant, pour l’accident de train de ce matinÞ?Þ»
Je l’étais. À l’hôtel, avant de partir, j’avais regardé
au journal télévisé un reportage sur un train de banlieue
de la West Coast qui avait déraillé après avoir percuté
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une camionnette arrêtée sur la voie. C’était grave, à en
juger par les images de wagons déchiquetés et tordus
gisant près des rails. Personne n’était encore en mesure
de déterminer le nombre de morts.
«ÞOn a envoyé un maximum d’hommes sur place,
c’est le chaos total, reprit Wallace. Il est possible que le
déraillement ait été prémédité, si bien qu’on est obligés
de considérer toute la zone comme une scène de crime.
On va demander des renforts, bien sûr. En attendant, on
a mis tous nos effectifs sur le coup.Þ»
À cet instant, je crus deviner où il voulait en venir.
D’après les informations, certains des wagons s’étaient
embrasés, ce qui ferait de l’identification des victimes à
la fois une priorité et un cauchemar pour l’équipe
médico-légale. Et avant même d’en arriver là, il faudrait récupérer les corps – une tâche qui, d’après ce que
j’avais pu constater, s’annonçait difficile.
«ÞJe ne vois pas trop comment je pourrais vous aider
à ce stade, dis-je.
–ÞJe ne vous appelais pas pour cet accident, répliquat-il d’un ton impatient. On nous a signalé un décès par
le feu sur une petite île appelée Runa, dans les Hébrides
extérieures.Þ»
Je n’en avais jamais entendu parler, et pour causeÞ: je
savais juste que l’archipel des Hébrides constituait l’un
des avant-postes les plus éloignés du Royaume-Uni, à
des kilomètres de la côte occidentale de l’Écosse.
«ÞC’est une mort suspecteÞ? demandai-je.
–ÞA priori non. Il s’agit peut-être d’un suicide, mais
je pencherais plutôt pour un ivrogne ou un vagabond
qui se serait endormi trop près d’un feu de camp. Un
promeneur, inspecteur à la retraite, l’a découvert dans
une ferme abandonnée et nous a prévenus. Je le
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connais, j’ai fait équipe avec lui autrefois. C’était un
type bien.Þ»
Aussitôt, je me demandai si l’utilisation du passé
dans cette dernière remarque était significative. «ÞIl
vous a dit autre chose sur le corpsÞ?Þ»
Wallace laissa s’écouler quelques secondes de trop
avant de répondreÞ: «ÞJuste qu’il était dans un sale état.
Mais je ne veux pas détourner mes effectifs d’un incident majeur à moins d’y être obligé. Deux ou trois gars
de Stornoway doivent prendre le ferry un peu plus tard
dans la journée, et j’aimerais que vous alliez avec eux
voir ce qu’il en est. Comme ça, vous pourrez me préciser quel est le degré d’urgence et s’il est nécessaire
d’envoyer l’identité judiciaire. J’aimerais avoir l’avis
d’un expert avant de donner l’alerte, et d’après Allan
Campbell vous êtes un des meilleurs.Þ»
Cette tentative de flatterie maladroite cadrait mal
avec ses manières directes. J’avais également remarqué
son hésitation quand je l’avais interrogé sur le corps, et
du coup j’en vins à me demander s’il ne me cachait pas
certains détails. D’un autre côté, s’il pensait réellement
à une mort suspecte, il enverrait d’office sur place une
équipe d’enquêteurs de la police scientifique, déraillement ou pas.
Le taxi était presque arrivé à l’aéroport. J’avais de
bonnes raisons de refuser la proposition de WallaceÞ;
après tout, je venais de terminer mon travail dans le
cadre d’une enquête importante, et en comparaison cette
affaire paraissait des plus banales – le genre de drame
quotidien dont les journaux ne parlent jamais. Je songeai également à la nécessité d’expliquer à Jenny que
je ne rentrerais pas tout de suite, en fin de compte. Étant
donné la fréquence de mes absences depuis quelque
temps, je savais qu’elle ne réagirait pas bien.
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Wallace dut deviner mes réticences car il précisaÞ:
«ÞVous n’en auriez que pour deux ou trois jours, trajet
compris. C’est juste que… eh bien, il y a peut-être
quelque chose de… bizarre.
–ÞJ’avais cru comprendre que ce décès n’était pas
suspect…
–ÞIl ne l’est pas. Du moins, rien de ce que j’ai
entendu ne le laisse supposer. Écoutez, je préfère ne pas
me prononcer pour le moment. En fait, c’est pour ça
que j’aimerais avoir l’avis d’un expert.Þ»
Je ne supporte pas qu’on me manipule. Néanmoins,
je devais reconnaître qu’il avait piqué ma curiosité.
«ÞJe ne vous demanderais pas d’intervenir si on
n’était pas complètement débordésÞ», ajouta Wallace,
accentuant encore la pression.
Derrière la vitre ruisselante de pluie, je distinguai un
panneau indiquant l’aéroport tout proche. «ÞJe vous
rappelle, d’accordÞ? Donnez-moi cinq minutes.Þ»
Si mon initiative lui déplut, il n’était cependant pas
en position de discuter. Je coupai la communication et
me mordillai la lèvre un instant avant de composer un
numéro que je connaissais par cœur.
Quand la voix de Jenny s’éleva dans le combiné, je
souris malgré mes craintes à la perspective de la
conversation à venir.
«ÞDavidÞ! J’allais partir au boulot. Où es-tuÞ?
–ÞEn route pour l’aéroport.Þ»
Je l’entendis rire. «ÞOufÞ! J’ai cru que tu m’appelais
pour me prévenir que tu ne rentrerais pas aujourd’hui.Þ»
Je sentis mon estomac se nouer. «ÞÀ vrai dire, c’est
le cas. On vient de me proposer une autre mission.
–ÞOh.
–ÞDans les Hébrides extérieures. Je ne devrais pas en
avoir pour plus d’un jour ou deux. Personne d’autre ne
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peut s’en charger pour le moment.Þ» Je m’abstins de
mentionner le déraillement, certain qu’elle interpréterait cette explication comme une excuse.
Le silence se prolongeait à l’autre bout de la ligne.
Lorsque Jenny le rompit enfin, il n’y avait plus trace de
gaieté dans son intonation. «ÞEt tu as répondu quoiÞ?
–ÞQue je devais réfléchir. Je voulais d’abord t’en
parler.
–ÞPourquoiÞ? Toi et moi, on sait déjà que tu vas
accepter.Þ»
Je n’avais aucune envie de déclencher une dispute.
Une nouvelle fois, je jetai un coup d’œil au chauffeur.
«ÞÉcoute, Jenny…
–ÞJe n’ai pas raisonÞ?Þ»
J’hésitai.
«ÞC’est bien ce que je pensais, déclara-t-elle.
–ÞJenny…
–ÞJe te laisse, je ne veux pas arriver en retard.Þ»
Un déclic m’informa qu’elle avait raccroché. Je soupirai. La matinée ne prenait pas du tout la tournure
escomptée. Alors rappelle Jenny et dis-lui que tu refuses.
Mon doigt s’immobilisa au-dessus du combiné.
«ÞBah, vous bilez pas, vieuxÞ! lança le chauffeur de
taxi par-dessus son épaule. Ma femme aussi me tarabuste tout le temps. Mais ça finit par leur passer, pas
vraiÞ?Þ»
Je marmonnai un vague assentiment en regardant un
avion décoller au loin. Le chauffeur mit son clignotant
au moment où je composais le numéro. On décrocha à
la première sonnerie.
«ÞComment je fais pour y allerÞ?Þ» demandai-je à
Wallace.

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