De Baltimore à La Nouvelle-Orléans

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De Baltimore à La Nouvelle-Orléans
De Baltimore à La Nouvelle-Orléans
Un récent ouvrage collectif rend hommage à « The Wire », mosaïque télévisuelle qui
approche la ville de Baltimore dans toute sa complexité. Au même moment, « The Corner »,
un livre qui est en partie à l’origine de la série, est traduit en français. Tandis que
la première saison de « Treme », qui nous plonge dans la reconstruction de La NouvelleOrléans après l’ouragan Katrina, est éditée en DVD. L’occasion de revenir sur le travail
de David Simon, ancien journaliste devenu producteur de télévision, et de ses acolytes.
Composée de 5 saisons diffusées aux Etats-Unis entre 2002 et 2008, « The Wire » (« Sur
écoute » en français) dépasse de loin le feuilleton policier qu’elle peut sembler être
dans ses premiers épisodes. Se déployant autour de la thématique de la criminalité,
cette série propose une immersion dans la ville de Baltimore. Elle met au cœur de son
questionnement la place de l’individu dans la société contemporaine, la fin du travail,
la disparition des utopies, la réforme et la politique, les inégalités sociales, le
chômage, le racisme… Elle pose un regard sans concession sur les rapports sociaux et les
structures de pouvoir à l’œuvre à Baltimore, et plus particulièrement les systèmes
régissant les institutions policière, politique, judiciaire, syndicale, éducative,
journalistique… Avec comme fil conducteur : l’économie de la drogue et la « guerre »,
inefficace et contre-productive, qui lui est livrée par les autorités.
Ce n’est pas étonnant que l’univers des grands et petits trafiquants soit au centre de
« The Wire ». Baltimore, ville « sinistrée » du Maryland, est en effet touchée de plein
fouet par la vente et la consommation de drogues. Cette cité portuaire est frappée par
une crise économique et une forte baisse démographique depuis le déclin de ses
industries, notamment sidérurgiques. Les quartiers centraux y sont principalement
habités par les classes sociales les plus pauvres. Le revenu médian annuel y est environ
30% plus bas que le revenu moyen au niveau des Etats-Unis…
The Wire, oeuvre protéiforme
C’est précisément à Baltimore que les créateurs de la série ont leurs racines. Ed Burns
officia dans les départements narcotique et homicide de la police locale. David Simon a
longtemps été rédacteur au « Baltimore Sun ». Déçu par le journalisme (ou plus
exactement : par la tournure prise par les mass media davantage intéressés par la
productivité et le sensationnalisme que par les enquêtes de fond), c’est paradoxalement
dans l’écriture et à la production de séries télévisées qu’il trouva une nouvelle
manière d’exercer son métier, avec plus de liberté.
L’expérience professionnelle des deux comparses a servi de base à l’écriture d’un projet
dont l’approche, si pas documentaire, est en tout cas bigrement documentée et dotée
d’une bonne dose de réalisme. Ayant méticuleusement cultivé leur terreau, Simon et Burns
portent à l’écran une facette des Etats-Unis qui est généralement invisibilisée et
parviennent à faire apparaître Baltimore comme un visage de la société occidentale,
celle du libéralisme triomphant.
Si d’aucuns n’hésitent pas à qualifier cette série comme la meilleure jamais produite,
son succès public fut de loin inférieur à son succès d’estime. Il faut dire qu’elle
s’éloigne des codes habituels du genre. C’est une fresque, qui ressemble plus à un très
long métrage de cinéma (60 heures au total) qu’à une succession d’épisodes qui auraient
chacun leur intrigue et leur conclusion. N’hésitant pas à bousculer, à prendre le
spectateur à contre-pied, son écriture n’est jamais univoque, ne repose pas sur une
suite de suspenses et de rebondissements, ni sur quelques personnages principaux qui
personnifieraient la lutte du « bien » contre le « mal ». « The Wire » évite tout
jugement moral et toute vision binaire, ce qui est rare dans le chef d’une série
télévisée états-unienne. A l’image d’une tragédie grecque, d’un roman de Balzac ou de
Zola, elle a été réalisée avec force de détails et une approche approfondie de nombreux
personnages à géométrie variable. Le casting, incluant des habitants de la ville
(acteurs professionnels ou non), contribue à la sensation de réel. Et si sa durée vous
effraie, sachez que son intérêt sociologique et anthropologique réside justement dans
cette longueur, qui lui permet de donner à voir une multiplicité de trajectoires et de
points de vue.
Reconstitution collective
Ne se contentant pas d’observer le phénomène de la criminalité depuis le point de vue
des policiers, des dealers et des consommateurs de drogue, « The Wire » dépeint tout au
long de ses 60 épisodes un tableau complexe, observant la réalité composite de
structures et de dynamiques sociales à l’œuvre dans une ville qui en devient ainsi le
personnage principal. C’est probablement pour cette raison que la série (le film !?)
fait désormais l’objet d’études, de colloques et de cours universitaires aux Etats-Unis
comme en Europe.
En France, un ouvrage collectif réunissant notamment des philosophes et des critiques de
cinéma lui a récemment été consacré. Sous-titré « Reconstitution collective », il tente
une analyse théorique plurielle du fond et de la forme de la série. En 6 chapitres (un
par saison, plus un bonus), les auteurs l’abordent tour à tour par un angle spécifique :
la langue, le romanesque, la réforme et les utopies (ou plutôt : la nature irréformable
du système capitaliste), le temps immobile, l’articulation entre individu et société,
l’espace et les tactiques de déplacement.
Une lecture qui ravira les amateurs, les différentes contributions réinterprétant la
série avec des regards singuliers (parfois très éloignés de la perception que le
spectateur peut se faire lors de sa propre vision) et la plaçant dans des perspectives
politiques intéressantes. Mais s’il est une belle invitation à se replonger dans la
série, ce livre n’en constitue pas forcément la meilleure introduction. « The Wire » est
une oeuvre irréductible qui ouvre de multiples pistes de réflexion. Mieux vaut, avant
tout, la voir !
Treme, après l’ouragan
On ne saurait terminer cette recension sans évoquer le travail mené actuellement par
David Simon, cette fois avec la complicité d’Eric Overmeyer (qui avait lui aussi
participé à « The Wire »). Depuis 2010, ils s’attèlent ensemble à la production d’une
nouvelle série qui confirme leur intérêt pour les questions urbaines (auxquelles Simon a
dédié quasiment toute son oeuvre, à l’exception de la mini-série « Generation Kill »
consacrée à l’invasion américaine de l’Irak). Cette fois, c’est sur La Nouvelle-Orléans
qu’ils portent leur attention. Et plus spécifiquement sur les difficultés rencontrées
par ses habitants pour reconstruire leur vie après l’ouragan Katrina, lequel a inondé
80% de la ville en 2005. La série (qui emprunte son titre, « Treme », à l’un des plus
vieux quartiers de la ville) soutient que Katrina n’a pas été qu’une catastrophe
naturelle mais également humaine. Les risques étaient largement prévisibles et n’ont
pourtant pas été suffisamment prévenus, notamment en termes d’aménagement urbain. La
responsabilité des institutions sur la gestion de l’après-ouragan est également mise en
cause : l’Etat fédéral a largement tardé à apporter son aide à La Nouvelle Orléans,
tandis que les pouvoirs locaux ont profité de la situation pour retarder ou rendre
impossible le retour en ville de certaines catégories de la population.
« Treme » ne se contente pas de dénoncer la situation sociale, politique et sanitaire
d’après la tempête ; ni de décrire, avec le souci d’authenticité et l’absence de
manichéisme qu’on connaît à ses auteurs, le chaos régnant dans les administrations, les
écoles, les tribunaux ou les prisons. De saison en saison, de nouvelles strates
s’ajoutent : la réapparition de la criminalité, la corruption, la problématique du
logement, l’aubaine que constitue la reconstruction de la ville pour les promoteurs
immobiliers,… Malgré ce sujet sombre, l’ensemble s’attache à être porteur d’espoir, en
soulignant la force et la détermination des habitants face au cataclysme et en offrant
une place prépondérante aux cultures locales : les traditions des Indiens-Noirs, la
cuisine, le carnaval, et bien sûr la musique, qu’elle soit jazz, créole, cajun, rock,
rap,… De nombreux musiciens, cuisiniers, résidents ou acteurs de la scène publique
locale jouent d’ailleurs leur propre rôle dans la série ou participent à son écriture. A
la vision des deux premières saisons (la troisième est en préparation), on perçoit que
ses auteurs sont à nouveau en train de réaliser un tableau qui se complexifie par
touches successives et diversifie peu à peu les approches.
« The Wire » et « Treme » sont de beaux exemples d’œuvres audiovisuelles donnant à
penser notre monde, capables de repolitiser et de réintroduire du sens collectif à la
télévision, cet espace privatisé et standardisé par excellence… Des exemples qu’on
aimerait voir déclinés à Bruxelles, une ville où il reste tant d’histoires à raconter,
de personnages et d’espaces ignorés par le cinéma et la télévision.
• Gwenaël Breës
Article paru dans le n°255 de « Bruxelles en mouvements ».
DVD :
• « The Wire » (en français : « Sur écoute »), créée par David Simon & Ed Burns,
HBO, 5 saisons, 2002-2008.
• « Treme », créée par David Simon & Eric Overmeyer, HBO, 2 saisons (seule la
première a été éditée pour l’instant), 2010-2012.
Livre :
• « The Wire. Reconstitution collective », ouvrage collectif sous la direction
d’Emmanuel Burdeau & Nicolas Vieillescazes (avec les contributions de Jean-Marie
Samocki, Kieran Aarons, Grégoire Chamayou, Philippe Mangeot et Mathieu PotteBonneville), co-édité par Capricci et Les Prairies Ordinaires, Paris, 2011.
Le fauteuil, espace de rencontres et de deals au milieu d’une cité de Baltimore…
The Corner
Avant de se lancer dans l’aventure de « The Wire », David Simon a écrit « Homicide : A
Year on the Killing Streets » (1991), le résultat d’une année passée avec les policiers
de la section criminelle de Baltimore. Avec Ed Burns, il a ensuite publié « The Corner :
A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood » (1997), dont une traduction française
vient d’être éditée (pour l’instant, seul le premier des deux tomes est sorti). Le
« corner », c’est le coin de rue, petit morceau de territoire converti en marché de la
drogue ouvert 24 heures sur 24 et qui fait l’objet de bien des convoitises et des
luttes. Ayant pour contexte et pour sujet les mêmes quartiers du ghetto noir que l’on
retrouvera plus tard dans « The Wire » (deux tiers de la population de Baltimore est
d’origine afro-américaine), cette enquête poignante livre le récit véridique d’une
famille afro-américaine de la classe moyenne dégringolant dans l’underclass et la
toxicomanie.
Si « Homicide » fut adapté sous forme de série télévisée (1993-1999), David Simon n’y
participa que lointainement. C’est en 2000 qu’il entama une longue collaboration avec
une chaîne à péage (HBO), dont la première concrétisation fut la transposition à l’écran
de « The Corner ». Une très belle mini-série éponyme de 6 épisodes vit ainsi le jour,
adoptant la forme d’un « faux documentaire » pour préserver la dureté du récit. C’est à
cette occasion que David Simon fit le pas de la co-production et de l’écriture
scénaristique, ce qui lui donna goût à la conception de séries.
DVD :
• « The Corner », créée par David Simon, David Mills & Robert F. Colesberry,
réalisée par Charles S. Dutton, HBO, 1 saison, 2000 (existe en import anglais).
Livres :
• « The Corner. Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert. Volume 1 :
Hiver/Printemps », Florent Massot, Paris, édition française, 2011 (volume 2 à
paraître).
• « The Corner: A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood », David Simon & Ed
Burns, Canon Gate, Edinburgh, 1997 (édition complète en anglais).
• « Homicide: A Year on the Killing Streets », David Simon, Canon Gate, Edinburgh,
1991 (version anglaise).