Diderot, Socrate, et l`Esthétique de la farce dans Le Neveu de Rameau
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Diderot, Socrate, et l`Esthétique de la farce dans Le Neveu de Rameau
Diderot, Socrate, et l'Esthétique de la farce dans Le Neveu de Rameau Jane Rush L 'œuvre diderotienne Le Neveu de Rameau n'est pas une satire ordinaire: des influences à la fois populaires et littéraires gouvernent sa création. Accentuant l'aspect littdraire et humaniste du texte, Donal O'Gorman a note que Diderot a construit son texte en s'inspirant de diverses'formes satirico-comiques connues des littératures anciennes, notamment les premi2res saturae latines qui etaient des farces accompagnées de musique, ainsi que les saturae romaines, issues des comédies d'Aristophane, remarquables pour leur grande liberté d'expression et leur mélange judicieux d'éléments plaisants et sérieux.' D'autre part, les sources d'inspiration populaire se trouvent également présentes. L'auteur n'a pas hésité puiser dans la tradition carnavalesque, incarnée dans la Commedia dell'Arte, la Comédie-Italienne et le théâ.tre de la Foire. De ces deux sources complémentaires, Diderot a produit une œuvre qui véhicule, par l'entremise du langage verbal et gestuel du Neveu, une certaine esthétique de la farce. Le choix du terme "farce" peut surprendre au premier abord et appelle des explications. Diderot lui-même, dans ses écrits théoriques, semble à plusieurs reprises reléguer ce genre au bas de l'échelle esthétique. Les d6clarations de Diderot mheraient à croire qu'il méprisait l'OpéraComique ou le théâtre de la Foire. Il n'en est rien. Il a conçu lui-même le Plan d'un opéra-comique où il insiste sur le mouvement et l'action, si essentiels à la farce. L'auteur ayant décl& qu'il fallait autant de 1 Donai O'Oaman. Dideror rk Saririsr Vomnto: University of Toronto Res,1971). pp. 201-2. EIGHTEENTH-CENTURY FICTION, Volume 6, Nurnber 1, October 1993 48 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION génie pour écrire Pourceaugnac que pour écrire Le Misanthrope, Jacques Proust conclut qu'il a apprécié "toutes les formes de théâtre populaire, jusqu'aux parades des bateleurs."' En effet, Diderot a été fasciné par le genre de spectacle qu'ofiaient les Italiens. La grande popularité de la Comédie-Italienne provoqua une telle réaction chez lui qu'il s'empressa d'en signaler les mérites et les démérites dans son essai intitulé De la podsie dramatique: Dans les piéces italiennes, nos comddiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français; ils font moins de cas du spectateur. II y a cent moments où il en est tout fait oublid. On trouve dans leur action. je ne sais quoi d'original et d'ais&,qui me plaît et qui plairait il tout le monde, sans les insipides discours et l'intrigue absurde qui le ddfigurent. A lravers leur folie, je vois des gens en gaie16 qui cherchent at s'amuser, et s'abandonnent toute la fougue de leur imagination; et j'aime mieux cette ivresse, que le roide, le pesant et l'empesé.] Ce qui ressort de ce passage est significatif: le rejet d'une intrigue absurde et d'un dialogue insipide est contrebaland par l'attrait de l'auteur pour la liberté de mouvement, l'ivresse d'imagination du cornedien italienen somme une appréciation de l'aspect visuel et dynamique des farces italiennes. Les définitions modernes de la faxe soulignent invariablement le c6té grotesque, voue bas et vulgaire d'un genre qui provoque le rire "par tous les moyens." "L'homme," selon Patrice Pavis, "y est aux prises avec les difficultés matérielles de l'existence quotidienne. Tout est 'extériorisé,' ce qui assure le succès visuel et théâtral de ce genre."4 Pour atteindre cet objectif, l'accent est mis sur le corps de l'acteur, dont les ressorts physiques produisent un comique traditionnel d'ordre social. Diderot avait d6jh insisté, dans son essai De la poésie dramatique, sur la méthode d'invention violente de la farce, centrée sur le corps "estropié" de la figure humaine: Cependant une farce excellente n'est pas l'ouvrage d'un homme ordinaire. Elle suppose une gaieté originale; les caractères sont comme des grotesques de Calot, 2 Jacques Proust, "A pmpos d'un plan d'opéra-comique de Didemt," Revue d'histoire du thPdrre 7 (1955). 181. Proust relève, dans les Entretienssur lefils noturel. la phrase suivante: "La farce, la parade et la pamdie ne sont pas des gems" (p. MO), mais cette appamte enidamnation est rapidement nuancée par l'admiration de Diderot pour Aristophane et Molière. B laqvelle s'ajoute cet autre commenlzire, signale par Proust: "lcî hommes occupés d'affaires s6rieuses [...] conclul-il, pr6ièrent Arlequin i Cinna" (p. 181n.31). 3 h i s Didmt, De In poPsie d r m t i q u e , corne 10 dam Quvrcs compl&tes (Paris: Hmann. 19RO). o. 408. 4 Pauice Pavis, Dictionnaire du ThPdtn (Paris: Editions sociales, 1980). p. 175. --,. où les principaux traits de la figure humaine sont conservés. II n'est pas donné à tout le monde d'estropier ainsi.' Cette atmosphère de violence et d'agression qui prédomine dans la farce se trouvera répercutée dans l'œuvre diderotienne et s'exprimera de manière physique. En effet, ce qui intéressait Diderot dans Le Neveu de Rameau n'est pas la farce en tant que genre (car Le Neveu de Rameau n'est pas une farce) mais ce qui sous-tend sa production. Le principe qui anime toute farce et qui met en relief sa qualité dynamique relève, selon Eric Bentley, Le gai et le sérieux qui alternent en surface d'une double diale~tique.~ proposent un premier contraste. Celui-ci, toutefois, se trouve supplanté par un contraste plus fondamental qui se produit entre la surface et ce qui lui est sous-jacent: l'ordre et la légèreté qui définissent la surface doivent affronter un desordre et une violence de nature souterraine, un esprit de rébellion et de revanche qui exploite constamment les tabous sociaux. La structure profonde trahit la structure superficielle. Ce deuxième contraste n'a pas pour butd'aîiénuer ou de neutraliser ce courant de violence, mais ne fait, au contraire, que le rehausser. Il est possible de discerner un fonctionnement analogue dans la structure du texte diderotien. Le texte pourrait rappeler, à première vue, le duo comique tiré de la satire horacienne, le contraste entre le voyou et l'honnête homme de Goethe ou "le fou rendu esclave" et "le sage dénué de besoins," couples dédoublés, soulignés entre autres, par Ernst C ~ r t i u s De . ~ fait, le couple Lui et Moi présente le premier niveau de la dialectique-le contraste élémentaire entre le gai et le sérieux: chacun des deux interlocuteurs présente un certain masque lié à sa condition sociale. C'est le port du masque qui permet de tracer les grandes lignes-la "surface"4e ce qui deviendra au cours du dialogue les caractères mouvants et complexes de Lui et Moi. La fascination qui attire le lecteur/spectateur vers les personnages provient d'une certaine rigidité à la fois sociale et morale qui les détermine. C'est l'optique de Jean 5 Diderot. p. 344. 6 Eric Bcntley, "Farce"dans Comedy:Mcnning ondForm, M. Roben W. Comgan (San Francisco: Chandler, 1%5), pp. 293-94. 7 Ernst Cunius, "Diderot et Horace" dans Lu Lirrdrorurr eumpdenne er le Moyen Age lnrin (Paris: Prisses universitaires de France, 1956), p. 467. La référence A Goethe est à la p. 455. 50 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Starobinski qui note que "la stabilité 'bourgeoise' du philosophe (Moi) est en radicale opposition avec la mutabilité sociale, morale, physiologique du Neveu LU^)."^ Il est impossible que Rameau puisse renoncer à être Rameau et ceci, jusqu'à la fin de ce dialogue ludique. De là vient cette incapacité de ces &es de "changer de caractère." Comme le Neveu l'affirme lui-même, "il seroit bien singulier que j'allasse me tourmenter comme une ame damnée, pour me bistourner et me faire autre que je ne suis.'"> Le masque des deux protagonistes fonctionne donc comme point de départ dans la représentation de ce tandem comique. La fixité du masque de Rameau fait pendant à celle du Moi-Philosophe et crée l'esquisse d'un couple ludique: le gai bohème, véritable Protée, affronte le grave philosophe, le "straight man" de la farce dans une conversation à la fois spontanée et variée, imbue, comme on le verra, de h o n a n c e s socratiques. Le point de mire est le deuxième volet de la dialectique, car la violence, le "gestus" fondamental de la piècè,'Qest au cœur du texte diderotien et lui donne sa pleine signification. Le café de la Régence-lieu de rencontre des protagonistes et rendez-vous habituel des joueurs d'échecs-constitue une mise en scène ludique, susceptible de faire éclater au grand jour "les coups les plus surprenants et [...] les plus mauvais propos" (pp. 3 4 ) . Gouvernée par un esprit de jeu et par des prises de position stratégiques, la qualité subversive du moment de dévoilement est particulièrement valorisée dans Le Neveu de Rameau: alors que la chute du masque se produit à un moment précis dans la pièce comique, ce phénomène se produit de façon répétée dans la farce. "Dans la farce," d i a Bentley, "on démasque tout au long de la pièce. Le jeu préféré du farceur est de bouleverser les apparences; l'effet principal recherché est de choquer le public."" Dans la même veine, Starobinski conclut que l'objectif de Diderot est de "divulguer, mettre à nu, exposer ? découvert i le secret des arts, des corps, des existences, des consciences. [...] il faut forcer une défense, lever des voiles, arracher des masques, pénétrer dans les lieux profonds."12 8 Jean Starobimki, "L'Incipit du Neveu & Rameau." Nouvellc R e v u c f r a n ~ n k347 (1981). 44. 9 Denis Diderot, Le Neveu de Rmneou, ddition critique avec noes et lexique par Jean Fabre (Genève: D m , 1977). p. 44. Les dfhnces renvoieni à cette édition. 10 Selon Pavis, "le gestw fondomcntal de la pièce est le type de relation fondamentale qui règle les comportements sociaux (servilitd, dgalitc?, violence, ni%,etc.). Le gestus se situe enlm l'action et le caractère: [...] en tant qu'action, il monve le personnage engagt dans une praxis sociale; en tant que caractère, il rassemble un ensemble de traits pmpm à un individu. II est sensible à la fois dans le cornpanement c o r p l du comédien et dans son discours" (p. 195). L I Bentley, p. 294. Traduction de la citation pmpar J. Rush. 12 Stambinski, p. 42. L'ESTHETIQUE D E LA PARCE D A N S L E N E V E U D E R A M E A U 51 Ce dépouillement ontologique et esthétique s'effectue au cours d'un dialogue. Forme de communication privilégiée au xviiie siècle, le dialogue se trouve particulièrement favorisé par Diderot. Le libertinage intellectuel du philosophe, poursuivant ses "catins," seul sur le Banc d'Argenson, est une activité teintée de solipsisme et ne peut s'épanouir que dans le cadre d'une conversation à deux. Les idées évoquées par le Moi-Philosophe sont mises h l'épreuve au contact des pensées et des pantomimes saugrenues du musicien-bohème Lui: la collaboration des deux participants est essentielle pour dém@lerla vérité de soi et de l'autre. Les mêmes mots utilisés par l'un et I'autre des protagonistes sont parfois trompeur^.^^ D'autre part, le désir de faire valoir son opinion et de prendre l'autre au piège entraîne invariablement dans le domaine des idées des prises de position exclusives. L'inévitable aporie de leurs opinions n'est pas surprenante, car le texte, fortement ancré dans une tradition socratique, se veut polyphonique et dialogique." L'agôn verbal qui s'engage entre le "gai bohème" et le "philosophe sérieux" est cependant désaxé. Ce qui sous-tend la bonhomie superficielle du Neveu est une agressivité typique de la farce-l'aspect "souterrain" dont parle Bentley-qui éclate dans les propos du Neveu: "Nous paroissons gais; mais au fond nous avons tous de i'humeur et grand appetit" (p. 57). Lui bouleverse les apparences; sa rapacité, "ses viles ruses," ses "positions" ne sont que le reflet exagéré d'une société en voie de dissolution dont il est le représentant accrédik "Vous ne vous doutez pas," pérore-t-il, "que dans ce moment je represente la partie la plus importante de la ville et de la cour" (p. 39). Malgré l'apparente inconséquence de ses remarques, on trouve, travers l'ironie mordante et l'agressivité verbale du Neveu, un système philosophique des plus suspects qui consiste, dans un premier temps, à travestir les idées et la personnalité de Socrate. Dans la tradition des Nuées d'Aristophane, Diderot propose une interprétation A la fois comique et parodique du mythe socratique. L'obsession du mythe de Socrate chez Diderot et ses compagnons d'armes ne doit pas &tre sous-estimée: la vénération qu'inspirait ce 13 Jacques Chouillet. Lo F o m t i o n des idées esfhCLiqws de Dideml (Pnris: A. Colin, 1973). pp. 5%2a. 14 Voir Hans Robert Jausa, "Le Neveu de Rameau. Dialogique et dialectique (ou: Diderot lecteur de Snrate et Hegel lecteur de Diderot)," trad. A. Spmde. RNW de m 6 I p h y s i q ~el~de morale 89 (1984), 159. 52 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y F I C T I O N philosophe de l'Antiquité s'était déjà fait sentir dans l'article "socratique" de 1'En~yclopédie.~~ L'admiration quasi-religieuse que ressentait Diderot pour Socrate en particulier était accompagnée en même temps d'une profonde connaissance des Anciens. Jean Seznec rappelle le mot suivant de Grimm: "Aucun," dira ce dernier, "ne possédait autant que lui [Diderot] la philosophie ancienne."16 Par conséquent, il n'est pas étonnant de retrouver dans la composition du personnage Lui des allusions A Socrate et à Diog&ne.I7 Cette fascination du x v i i i e siècle pour Socrate produisit paradoxalement une variété de Socrates imaginaires. Comme le note Seznec, il y avait "autant de Socrates que d'auteurs."ls Il signale, entre autres, la présence d'un Socrate chrétien, d'un Sonate libre-penseur, d'un Socrate mstique, voire d'un anti-Socrate. Etant donné ses connaissances approfondies de la philosophie et de la personnalité du philosophe grec, il n'est pas inconcevable que Diderot se soit permis de créer un Socrate bouffon qui éclate dans le dialogue et les pantomimes. Le Socrates redivivus19 que propose Diderot au lecteurlspectateur retient les caractéristiques extérieures de gaiet6 qu'admirait Diderot dans le spectacle italien. Le Neveu présente d'abord certains traits tirés des masques du théâtre populaire, notamment du masque-type d'Arlequin. Acrobate, danseur, bouffon, l'Arlequin traditionnel de la Commedia est reconnu pour son agilité légendaire. Adepte au soliloque et célèbre pour son art de la pantomime, il se caractérise également par un manque total de sens moral: "Le mime," d i a Allardyce Nicoll, "tient une place à 15 "11 n'écouta que I'experience. la réflexion, & la loi de I'hmnete; & il mérita, p m i ceux qui l'avaient précéd6 le titre de philosophcpar uccllencc, titre que ceux qui lui succédèrent ne lui ravirent point." Denis Diderot. "socratique," Eneyclop6die, Euvrcs eony>létes (Paris: Hemann, 1976). 8:313. 16 Jean Sernec, "Le Socrate imaginaire," Essais svDideroi et rantiquile' (Oxford: Clarendon PICS% 1957). p. 9. 17 Les personnages Lui et Moi ont assume respectivement le rôle de Socrate et de Diogène. Chouillet distingua ces deux tendances dans le personnage Lui, n o m l toutefois le paradoxe de Lui qui est la fois accusateur (Diogène) et "témoin de son temps" (Socrate) snns le savoir (p. 542). SLvobinski a préfdré accentuer l'd6ment diogénique des deux pmonnages mais il conclut que "Ni l'un ni l'autre des interlocuteurs du Neveu de Romeau n'est donc pleinement solidaire de Diogène: la frugalité vernieuse ne convient ni au musicien-parasite, ni au philosophe-moi." "Diogbe dans Le Neveu dc Rameau," Stanford French Review 8 (1984), 163. O'Ooman rappelle le lien entre Rameau et Rousseau, voyant Rameau comme une parodie de Rousseau et par extension.. vovant comme un Dimène ridicule. Pour d ' a u a s intenwétations. voir D.I. , RousAdams, "Le Neveu &>ameau since 1950,"~tudies on Voltaire and the ~ighteenthCentvy no. 217 (1983), pp. 371-87. 18 Seznec, p. 3. 19 Le t e m e Socrotes redivivur est employ6, entre autres. par Jauss (p. 159) et par Stephen Werner, Socrutic Satire: An Essoy on Didemt and "Le Neveu de Rameau" (Birmingham, AL: Summa Publications, 1987), p. 57. L'ESTHÉTIQUE DE LA F A R C E D A N S L E N E V E U DE R A M E A U 53 part, car il adopte une position totalement amorale et adidactique face à la vie."20 En plus de sa vivacité et de son pouvoir de rebondissement, le Neveu est un archi-mime qui retient du zanni Arlequin le plaisir du corps: il s'exprime physiquement et transmet à travers ses contorsions un élement de grotesque. De ses pantomimes remarquables jaillit une "moralité" des plus déconcertantes. La pr6dilection du Neveu A jouer le bouffon est renforcée également par une description physique qui le place carrément dans la lignée des personnages de farce: J'ai le front grand et ridé; l'œil ardent; le nez saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche bien fendue; la Iévre rebordee; et la face quarrée. Si ce vaste menton etoit couvert d'une longue barbe, scavez vous que cela figureroit tres bien en bronze ou en marbre. (p. 8)" Le choix des épithètes suffit à signaler l'exagération physique que trimbalent les masques de la farce depuis leur origine. Outre "le nez saillant" et "la bouche bien fendue" (qui rappelle, entre autres, Frère Jean des Entommeures, lui-même "bien fendu de gueule" et "bien servi en nez")," cette description et les répliques qui suivent font allusion au personnage de Socrate. Dès les premières lignes du texte, le Moi suggère ironiquement que le Neveu serait bien placé dans le panthéon des grands hommes 20 Allardyce Nicoll, Markr. Mimes and Miracles (New York: Cooper Square. 1%3), p. 81 (mduclion proposée par 1. Rush). Il est bon de signaler en particulier l'importance des masques-types d'Arlequin, de Brighelle, de Flautino, et de Scapin dans la constitution bouffonne de Lui. Ceuxci forment une sone de troupe diabolique m e d e par Arlequin, I'archi-mime par excellence. Brighelle suMut diff6rait de ce dernier en affichant un temperament satirique et un mepris cynique pour "les savane et Icv sots"-Lraie qui s'expriment sans convedit chez lc Neveu. Flautino. d'autre pan, dans la lignéc des Brighelles. avait une s e i a l i t é qui consistait pouvoir imiter tout un concert de flutes-ce qui n'est pas sans rappeler le talent du Neveu qui "siffioit les petites Rutes; l...] recouloit les Lraversieres" avant de produire finalement "tout un theatre lyrique" (p. 84). Mème Scapin dCploie certains talents dramatiques qui le rapprochent du Neveu: changeant mille fois de voix et d'apparence, jouant tantdt un valet, tant61 un amant. Nicoll le décrit comme un vrai Protée. 2 1 Chnuillei fera le commr"iaire suivant: "Il serait rtrible de prendre chaque ligne dc 'pimatt' idCal au rtricux. puiquc prtristmni toute la premitre paniç de la dercripiion furnie antiphraw" (p 539, Une autrc optique est t < o q k prr Rouri: "Y a-t-kl dans Ics pomalu faiü par Diderot une recherche de type physiagnomonique? A la rigueur, non. Du reste Diderot n'aimait pas les pomaiu. Tout au plus remarque-t-on dans une douzaine de pomaie d'hommes et de femmes qu'il a laissés, des constantes certaines, où interviennent autant le goat personnel que la physiognomonie populaire la plus simpliste. L.1Chez les hommes entin une certaine coupe du front, le port de la tête, un je ne sais quoi dans le regard, désignent en quelque maniére le genie. sain ou fou. Voyez le Neveu, le Père Hudson dans Jocques, et Diderot lui-mème, tel qu'il s'est décrit, bien avant Lavater, dans le Solon de 1767," "Diderot et la Physiognomonie," Cahiers de I'Associorion inlcrmorio~ledes étudesfronpises 13 (1961), 324. 22 Franpis Rabelais, Gorgonrua dans auvres compl2res (Paris: Editions du Seuil, 1973), p. 125. 54 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION de l'Antiquité, d'où figurerait un Socrate barbu. L'absence d'une "longue barbe" chez le Neveu peut être envisagée comme une tentative de l'auteur de faire du Neveu un Socrate bouffon. De plus, la barbe qui manque au Neveu pour en faire un sage h la manière de Socrate se trouve amplement compensée par un ventre de Silène: [Moi] Comment? vous voila avec un ventre de Silene; et un visage... [Lui] Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui fait secher mon oncle engraisse apparemment son cher neveu. (p. 8) Avec son ventre de Silène, son nez saillant, et sa bouche bien fendue, ce sage imberbe est un Socrate sorti des annales de la farce. La description physique est complétée par les professions de maître d'école et de parasite qui furent ridiculisées dans les Nuées d'Aristophane et qui constitueront deux éléments pertinents dans l'établissement d'un Socrate travesti. Déjh quelques réflexions du Moi-Philosophe établissaient un lien de parenté entre le Neveu et S ~ c r a t e . ~II) comparera le Neveu h un "grain de levain" qui "secoue, [qui] agite; [...] [qui] fait sortir la venté" (p. 5 ) . Le Neveu, comme Socrate, vit aux depens de sa sociétr! et jouit du statut d'enseignant (il suffit de noter que le Neveu est, pendant un certain temps, maître d'accompagnement et de composition). Comme son homologue grec, le Neveu, "fais[ant] peu de cas de la methode ou des preceptes" (p. 53), aborde le Philosophe dans un endroit public-l'espace comique du café de la Régence-où la discussion se termine par une remise en question d'ordre Cthique et esthétique. Cependant, ce "grain de levain" qui "demasque les coquins" (p. 5 ) est un Socrate parodié. Le Neveu se définissait par rapport h Diogène et Phryné: la prostitution, le travestissement sont au cœur m&me de sa propre évaluation. En effet, Diogène était invariablement appelé un "Socrate en délire" ou, plus pertinemment, "un Socrate caricat~ré."~~ La philosophie socratique se distingue de la philosophie dominante de son temps qui s'évertuait h expliquer de façon syst6matique l'univers et la nature, en proposant comme objet suprême d'étude la morale et la recherche d'une vie bienheureuse: le rejet de la spéculation est remplacé par une remise en contact avec la vie pratique des individus et de la société. L'enseignement qui a lieu lors d'une conversation "ouverte," se 23 Voir lauss et Werner. 24 Cités dans Sdren Kierkegaard. Le Concept d'ironie: corntomment mpprtlé d Socrate, trad. P.H. Tisseau et E.M.Jacquet-Tisseau. dans (Euvrcs eompl.?tes (Puis: Editions de l'Orante; 1975). 2166. L ' E S T H ~ T I Q U E DE L A F A R C E D A N S LE NEVEU DE RAMEAU 55 caractérise par l'ironie et l'induction." En effet, la philosophie de Socrate postule une ironie négative associée à son "démon" qui se présente non pas comme un ordre exécuter mais comme une mise en g ~ d e . ~ 6 La négativité qu'exhale le Neveu n'est pas de cette espèce: contrairement à celle de Socrate, elle est pleine de ressentiment et colore sa conception de l'univers. Le démon de Socrate, si important dans l'accouchement de la vérité, se métamorphose dans le texte diderotien: la valeur absolue du "démonique" se trouve donc remplacée par "cette maudite molécule premiere" (p. 90) dont le caractère biologique et matérialiste présente à la fois une concrétisation comique du démon (le corps du Neveu) et sa mise en déroute. Propulsé par son démon biologique, le Neveu accouche sur la scène ludique du café de la Régence des considérations d'ordre matériel, concrétisées très souvent sous forme de pantomimes, et oriente la discussion vers le personnel et le particulier. Ce Socrate travesti, négligeant les chimkres de la spéculation ("J'abandonne aux grues le sejour des brouillards" [p. 1041). poursuit sa quête matérielle en se fiant à ses instincts animaux et ses intérêts particuliers. Comme dans certaines comédies de la Restauration anglaise, il y a une course à I'or: rien ne compte que l'argent ("De l'or, de l'or. L'or est tout; et le reste, sans or, n'est rien" [p. 921) et tous les moyens de l'acquérir sont valables. La prostitution au propre et au figuré fait partie intégrante d'une telle société: le Neveu n'hésite pas à instruire son fils sur la valeur d'un louis en lui en faisant la pantomime; pour ce qui est du rBle que jouait sa femme dans le "grand branle de la terre," la pantomime de la prostituée ne peut être plus claire. La vie, en somme, est réduite à une forme de négoce. L'enseignement moral qui en résulte, tout en procédant par ironie et induction (les "idiotismes moraux" sont un exemple pertinent de cette logique), constitue un rabaissement comique des grandes conceptions morales de Socrate. L'éducation est particulièrement mise en déroute par le Neveu. Jouant sur la célkhre "ignorance" socratique, le Neveu se dit également "ignorant," son ignorance se manifestant d'abord empiriquement et se justifiant par ses difficultés p5cuniaires: 25 le suis l'argument de lauss, p. 155. 26 Kierkegaard interprète cet aspect de la philosophie socratique en ces termes: "en revanche, je demande au lecteur de bien nom un fait extrêmement important pour toute la conception de Socrate: le dernonique nous appa.mil uniquement comme une mise en garde et non comme un ordre. c'est-&-diresous une forme negative et non positive. [...] Le rapport en question determine en effet l'attitude à son tour negative de Socrate & I'egard de la réalil6 ou, au sens grni de I'EtlL Si le d6rnonique l'avait aussi exhorte, Socrate d t alors et6 tout design6 pour s'occuper des problèmes de la réalite" (2:14647). Le Cynique Diogene valorise de son cote la ndgativik le plaisir qui provient d'un refus produit une satisfaction ironique dans la sphhre intellecmelle. 56 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION 1 [Moi] Vous avez montré, dites-vous, l'accompagnement et la composition? [Lui] oui. [Moi] Et vous n'en scaviez rien du tout? [Lui] Non, ma foi; et c'est pour cela qu'il y en avoit de pires que moi: ceux qui croyoient scavoir quelque chose. Au moins, je ne gatois ni le jugement ni les mains des enfants. En passant de moi, a un bon maitre, comme ils n'avoient rien appris, du moins ils n'avoient rien a desapprendre. (p. 32) l La question éthique est au cœur de la discussion de Lui et Moi et se traduit chez Lui par une interprétation parodiée de la "mise en garde," attribuée au démon socratique. La moralité perverse du Neveu qui en découle est clairement démontde lors de sa lecture des moralistes: Molière, entre autres, produit une source d'instruction à l'envers, un travestissement parodique de l'éducation morale: [Lui] Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire, et tout ce qu'il ne faut pas di. Ainsi quand je lis l'Avare, je me dis: Sois avare, si tu veux; mais garde toi de parler comme l'avare.. Quand je lis le Tartuffe, je me dis: Sois hypocrite, si tu veux; [...] mais n'en aie ni le ton ni les apparences qui te rendroient ridicule. Pour se garantir de ce ton, de ces apparences, il faut les connoitre. (p. 60) Pour le Neveu, la connaissance de soi n'est plus utilisée pour justifier la vertu mais pour assurer le triomphe du vice: "J'ai plus de cent façons d'entamer la seduction d'une jeune fille," dira-t-il (p. 53). Le célèbre dicton "Connais-toi toi-même" aui caractérise le franc-oarler du Neveu se réduit (du point de vue &hiqui) ? être i sublime dans le mal. Le melange de bon sens et de déraison, noté par le Moi-Philosophe, constitue l'élément-clé de son portrait: il est moralement grotesque dans une société moralement grotesque. Malgré l'effronterie cynique du Neveu qui démasque verbalement la corruption des valeurs sociales au sein de la société parisienne, il n'en demeure pas moins impénitent, contribuant allègrement la corruption générale. Comme le note Starobinski, "il prend son parti de la corruption générale tout en la dénon~ant."~'Une moralité universelle, la possibilité d'une vérité qui transcende le particulier sont détruites: "Au reste, souvenez vous que dans un sujet aussi variable que les mœurs, il n'y a d'absolument, d'essentiellement, de generalement wai ou faux, si non qu'il faut etre ce que I'interet veut qu'on soit" (p. 61). Il importe de signaler que ces moments de dévoilement concluent à la force sociale et non à la force morale. 27 Starobinski, " D i o g h dans Le Neveu." p. 163. L'ESTHdTIQUE DE L A F A R C E D A N S L E N E V E U D E R A M E A U 57 Paradoxalement, les propos troublants de ce Socrate bouffon et farceur ne sont pas simplement négatifs mais ont une portée critique nettement "oraculaire": le d6mon biologique du Neveu-la molécule paternelle qui l'incite à prendre "l'allure du ver" (p. 47) "lorsque les boyaux crient" (p. 38)-constitue une valorisation du subjectif qui trouvera son plein essor dans l'art de la pantomime et dans le corps de I ' a c t e ~ r .Dans ~ ~ sa conversation avec le Moi-Philosophe, le Neveu agit comme une espèce de pythie ambulante qui non seulement relève les affres de cette période de transition sociale et esthétique, mais les subit au plus profond de son être, et ceci, de manière à la fois instinctive et "physique." Marian Hobson décrit ce phénomène en évoquant l'importance du "spasme" qu'elle associe à une "poétique de la torture."a De façon générale, le discours verbal et le discours gestuel émis par le Neveu, annoncent le rejet de l'Ancien Régime et de son texte sclérosé, tant du point de vue social que du point de vue philosophique et esthétique. Ainsi le Moi-Philosophe s'avère pris au dépourvu dans une société en voie de transformation profonde: il demeure figé dans un certain passé et se trouve incapable de concevoir un nouveau monde où prime le subjectif. Enraciné dans un platonisme qui relie le beau, le bon, et le vrai, le Philosophe est un &treincapable d'accéder la pantomime et à la nouvelle sensibilité qu'elle propose. Cette mort d'un passé révolu est cependant suivie d'un renouveau d'ordre esthétique qui se manifeste au moyen de la parodie. Procédé comique par excellence, la parodie se construit sur un dédoublement. Le Socrate farceur que présente Diderot rejette le monologisme de l'optique platonicienne et disloque le lien entre l'éthique et l'esthétique. Cette rupture se fait de façon la fois comique et violente, et place l'esthétique au centre de cette nouvelle renaissance. 43 La violence et le dynamisme de la farce qui se manifestaient dans le dialogue déferlent ultimement dans la pantomime qui en est la visua28 Comme le remarque Kierkegaard au sujet de Socrate, "en inculquant aux hommes la conviction qu'ils doivent agir, Sacrale oppose de fawn décisive le sujet la patrie et aux moeurs, se posant ainsi lui-m€me en oracle au sens grec du mot" (2148). 29 Maian Hobson, "Pantomime, spasme et paratare: Lc Neveu de Rameou," Revue de mdtnphysique el de mornlc 89 (1984). 2W. Cette @tique de la torture joue un rSle essentiel dans Le Neveu de Rnmeau: "De façon paradoxale, un mouvement spasmodique de défense équivaut chez Rameau la manifestation d'une conscience malveillante et caustique: le midissmmt comme involontain du comportement coïncide avec la divulgation de soi. [...] La dponse involontaire de Rameau est provquée psr une coercition sociale frop foc, mais elle dvMe. au lieu d'une passivite d6sarmée. une c-ience critique" (p. 204). 58 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION lisation la plus concrète. La violence souterraine de la farce s'étend audelà de l'agressivité verbale du Neveu pour se fixer de façon symbolique et esthétique dans le corps même de ce bouffon musical. En effet, le corps de Rameau est une des sources profondes du comique de Diderot, car le plaisir de la farce provient du corps de l'acteur et de ses cordes vocales. Le Neveu lui-même en fait la constatation. Sa voix de Stentor et la puissance de ses poumons mettent en valeur les carac~ristiquesde ce genre comique: "Et pour me donner une juste idée de la force de ce viscere, il se mit à tousser d'une violence ? ébranler i les vitres du caffé, et a suspendre l'attention des joueurs d'échecs" (p. 49). Les doigts de Rameau sont également un aspect du corps valorisé et traité de manière violente ("Il s'etoit saisi les doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversoit en dessus, en dessous; l'extremité des doigts touchoit au bras; les jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent disloqués" [p. 261). Le corps devient un espace théatral absolu; il déplace, pour ainsi dire, l'espace ludique du café de la Régence et devient le point central du texte. Le corps disloqué du Neveu produit une variété de pantomimes ou de "phrases gestuel1es"m qui se côtoient dans le texte et qui deviennent visibles au lecteurlspectateur par le discours verbal du Moi-Philosophe. Suivant la structuration binaire du texte, il est possible de retrouver, à travers cet ensemble de pantomimes, deux visions comiques distinctes, liées à la production du geste: les pantomimes "mimétiques," se calquant sur des modèles humains, contrastent vivement avec la grande pantomime de l'homme-orchestre qui constitue une tentative inconsciente du Neveu de s'identifier à la nature et devant laquelle le Moi demeure perplexe. Dans un premier temps, les pantomimes mimétiques ne sont que des variations d'une même vision comique: elles peuvent être interprétées tomme des espèces de "redites" ou de (re)présentations visuelles. Comme le note Hobson, même si l'acteur "est dirigé à la fois par son rôle et par le regard fasciné du public, il maîtrise [...] son jeu et les spectateurs. Parce qu'il n'est pas ce qu'il joue, il peut régler parfaitement ses gestes."" En effet, les diverses pantomimes du Neveu, à l'exclusion de la pantomime de l'homme-orchestre, sont le résultat de l'étude et réussissent, grâce à l'exécution superlative du Neveu. Il en est d'ailleurs lui-même extrêmement conscient: 30 Pavice Pavis, Voir et images de l a s d n e : mais de s6miologic rhédrrolc (Lille: Pmses universitaires de Lille, 1982). p. 102. 31 Hobson, p. 203. L'ESTHÉTIQUE DE LA FARCE D A N S LE NEVEU D E RAMEAU 59 [Lui] Mais où je suis surprenant, c'est dans l'opposé; j'ai des petits tons que j'accompagne d'un sourire; une varikt6 infinie de mines aprobatives; là, le nez, la bouche, les yeux, le front entrent en jeu; j'ai une souplesse de reins; une maniere de contourner I'epine du dos, de hausser ou de baisser les epaules, d'etendre les doigts, d'incliner la tete, de fermer les yeux, et d'etre stupéfait, comme si j'avois entendu descendre du ciel une voix angelique et divine. C'est la ce qui flatte. Je ne scais si vous saisissez bien toute I'energie de cette derniere attitudela. Je ne l'ai point inven* mais personne ne m'a surpassé dans I'execution. Voyez, voyez. [Moi] Il est vrai que cela est unique. (p. 50) En somme, la manipulation violente des contraintes du corps suppose un contrôle gesîuel dont les dpercussions auront un effet sur le bien-être social du Neveu.)' Les pantomimes, dans leur ensemble, offrent une réflexion esthétique sur "le grand branle de la terre" où le Neveu "démasque" ses propres "positions" ainsi que celles de la ménagerie Bertin. la pantomime de l'homme riche ou celle de Bertin "remuant sa machoire, comme un automate" (p. 48) vont de pair avec la pantomime de séducteur ou d'homme complaisant qu'exerce le Neveu. De fait, le texte diderotien a transformé, modemisd ses antécédents satiriques qui joignaient farce et musique. Les pantomimes jouées par le Neveu ne sont jamais complètement muettes. Forme de langage qui exprime les divers états d'âme:) elles sont de nature "lyrique" ou "musicale." Pour Marcel Marceau, "l'acteur-mime vibre comme les cordes d'une harpe. Il est lyrique: son geste nous semble se revêtir d'un halo poétique."" De son côté, Pavis, en parlant du mimodrame, note que "la nature 'musicale' du récit et de la narrativité gestuelle explique ce gofit pour la reprise thématique, la citation et la variation."" Les pantomimes du violoniste et du claveciniste évoquent, de façon pertinente, cette pratique et annoncent la pantomime de l'homme-orchestre. Elles se distinguent par ailleurs des autres représentations mimétiques en étant des exemples purement musicaux. 32 "Pour le cynique, rien n'est naïf. tout est calcul6 en fonction de l'effet atteindre." Proust, "Diderot et la physiognomonie," p. 329. 33 Puvis, "Gestes (au theâtre)," Dictionnaire, p. 191. Definissant la conception classique du geste, il rappelle les idées de Louis de Cahusac qui &crivitI'anicle "Geste" dans 1'Encyclopédie. Pavis résume cette pe'pective de la fapn suivante: "La nature expressive du geste le rend particulièrement pmpre B servir le jeu du mm6dien. lequel n'a d'autres moyens que ceux deson corps pour faire sentir ses etau d'âme." 34 Cit6 dans Pavis, VoU. et images. p. 126. 35 Voix et images. p. 129. 60 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Les éléments de ces'deux pantomimes peuvent se decomposer en une série de gestes mimétiques, accompagnés de musique ("il fredonne de la voix un allegro" [p. 261; "sa voix alloit comme le vent" [p. 28]), qui, tout en se voulant réalistes, dégagent néanmoins, "une certaine stylisation et Il y a une tentative d'épurer une recherche de traits ~aractéristiques."~~ le mouvement en accentuant les traits pertinents de la pantomime. Aussi retrouve-t-on chez le claveciniste le mouvement des doigts ("ses doigts voltigeoient sur les touches" [p. 28]), la position "fléchie" des jambes, "la tete elevée vers le plafond" (p. 27). La m&meprécision est notée dans la description du violoniste. L'accent est Bvidemment placé sur la position des bras, des mains et des doigts ("son bras droit imite le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche" [p. 261). Les "erreurs" d'exécution sont dament notées: "s'il fait un ton faux, il s'arrete; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau la ou il l'a laissé" (p. 26), et pareillement au cours de la pantomime du claveciniste, le musicien-mime "tatonnoit; se reprenoit, comme s'il eut manqué" (p. 28). La tension qui existe entre "erreur" et "exécution" est suivie d'un relkhement qui se lit dans le corps convulsif du Neveu ("II bat la mesure du pi& il se demene de la tete, des piés, des mains, des bras, du corps" [p. 261) et sur son visage "tout en eau" (p. 27). Le geste, par conséquent, n'est pas "fluide." Comme le note Pavis, il "présente un 'récit épique' du corps, les saccades du mouvement en interrompant la continuité narrative."" Le comique qui sous-tend les pantomimes musicales n'affecte en rien l'essence du Neveu: elles ne sont que des exagérations temporaires qui ne mettent pas en question l'identité du mime et sont, jusqu'à une certaine mesure, répétitives. "Il joue [...] le public," dira Hobson, "car ses gestes et les expressions de son visage renvoient non à ses propres sentiments mais à son personnage."38 Cependant, malgré l'exécution admirable des pantomimes, le Neveu conckde ses limites: "Et puis apres un certain nombre de decouvertes, on est for& de se répéter" (p. 51). Les représentations pantomimiques demeurent ancrées dans une perspective sociale lisible et dégagent un comique social traditionnel, axé sur la parodie et la satire, qui rappelle celui de l'Arlequin dans la Commedia et du Mascarille de Molikre+e que Baudelaire qualifiera de comique 36 Pavis. Dicrionnoire. p. 193 37 Voix er images. p. 105. 38 Hobson. p. 198. L'ESTHETIQUE DE L A F A R C E D A N S L E N E V E U D E R A M E A U 61 "significatifq9: foncièrement doubles, elles démontrent l'écart gestuel temporaire du Neveu par rapport à une norme. La présence du philosophe renforce l'aspect social de ce comique traditionnel. Lui dira: "Eh bien! qu'en pensez-vous?" et le philosophe de répondre: "A merveilles" (p. 27). Ces pantomimes ne menacent pas le systeme de valeurs traditionnelles prôné par le Philosophe. & La pantomime où le Neveu se produit en tant qu'homme-orchestre se situe sur un autre registre d'appréciation et dégage un effet d'étrangeté hallucinatoire et macabre. La violence au cœur de ce spectacle musical soulève des considérations d'ordre ontologique et esthétique. De nature totalisante, la "grande pantomime" est un amalgame de chants disparates, de danses, de musique, de réflexions personnelles ["Si cela est beau, mordieu! Si cela est beau!'' (p. 82)1, de gestes et de grimaces qui présentent un spectacle verbal, gestuel, et musical de grande envergure où, comme le note Stephen Wemer, la somme des émotions humaines est déployée dans les mouvements du visage et les gestes du corps." Contrairement aux pantomimes mimétiques qui proposent un comique normatif, la pantomime de l'homme-orchestre se veut la représentation d'un mouvement qui n'est plus imitatif mais organique et expressif. Aussi le Neveu évoque-t-il momentanément l'énergie barbare et anarchique de la nature. La pantomime de l'homme-orchestre dépeint non pas les harmonies d'une nature pastorale à la Rousseau mais les spasmes d'une nature sans cesse en voie de transformation-une nature grotesque devant laquelle le Moi ne sait s'il doit rire ou pleurer, une nature nettement anti-classique. La qualité maniaque de la farce-"On ne peut mettre trop d'action et de mouvement dans la farce'"'-ui présente une version atténuh de la vie se trouve incorporée dans la pantomime magistrale de I'hommeo r ~ h e s t r e .Ce ~ ~ Socrate bouffon, perdant ses moyens, devient surréel. 39 Charles Baudelaire, "De l'essence du rire et g6n6ralement du comique dans les MS plastiques," (Euvres cornplPtes (Pds: Editions Gallimard, 1976). 2535. 40 Werner, p. 34. 41 Didemt, De la p&ie dromatiquc. p. 343. 42 Bentley dira: "II s'agit d'impnmer un mouvement d'acc6lération au comportement humain de telle sorte qu'il devienne moins qu'humain. [...] Quand on accélére le mouvement dans les films comiques muets classiques. on obtient l'effet psychologique et moral certain de faire percevoir les actions comme abstraites et mécaniques quand nomalement elles apparaîwicnt cmrttes et sujetres au libre arbiue. C'est une conception qui répand la menace" (p. 297). La üaductim est propos& par J. Rush. 62 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION La fragmentation de sa personne se fait des plus spectaculaires, son corps et ses cordes vocales ne faisant qu'accélérer le mouvement de désintégration: Mais vous vous seriez echappt en eclats de rire, a la maniere dont il conuefaisoit les differents instruments. [...] il sifRoit les petites flutes; il recouloit les traversieres, criant, chantant. se demenant comme un forcené; faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un theatre lyrique, et se divisant en vingt roles divers, courant, s'amtant, avec l'air d'un energumene, etincelant des yeux, ecumant de la bouche. (p. 84Y3 Cette accélération menaçante, provenant du grand nombre d'images comprises dans le temps et l'espace restreints de la pantomime, est secondée par un style haché et un rythme en staccato qui contribuent l'évocation grotesque d'un lyrisme non-mimétique. La gestualité n'est plus imitante mais originaleU et "démonique." Comme un Socrate en transe, le musicien-mime, alién6 de son corps, présente une série de références qui sont signalées non par des gestes mais par des tableaux de coloration romantique: Que ne lui vis je pas faire? [...] C'etoit une femme qui se pame de douleur; c'etoit un malheureux liw.6 a tout son desespoir; un temple qui s'eleve; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant; des eaux qui mument [sic] dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrents du haut des montagnes; un orage, une tempete, la plainte de ceux qui vont p e ~ melée , au sifilement des vents, au fracas du tonnerre; c'etoit la nuit, avec ses tenebres, c'etoit l'ombre et le silence; car le silence meme se peint par des sons. (p. 84-85) La nature du geste dans cette pantomime devient problématique. Comment, en effet, peut-on imiter les eaux d'un torrent, la fraîcheur et la solitude du lieu, les ténébres de la nuit? Les tableaux naturels en particulier ne sont plus représentés par des gestes mais (sans doute) par la voix et les sons. En somme, le geste "original" de la pantomime de I'hommeorchestre est foncièrement narratif: imbriqué dans le texte, il ne peut être 43 "Dans les Eldmcnts drphy3iologie l'amoureux est comme port6 h m de lui-meme; ses yeux, ses joues, ses bras, ses mains, ses pieds, ses poumons. mut son eue semble s'6lanccr vers a qu'il convoite. La passion h son pamxysme est saur de I'cnlhwsiasme. L'enthousiasme de Dnval, celui du @te inspid. se Lraduit par un d h r d n complet de I'&re. La poilrine se soulève, la respiration est forte, une chaleur vive envahit le haut du corps, qui fnmit, la tete se renverse en arrière. les yeux se dirigent vers le ciel, la voix se brise, lsmvs et soupirs expriment une intense émotion." Pmust, 'Didoot et la Physiognonmnie,"p. 326. 44 Pavir psrlera d'un geste "miguial": "legeste n'est ni imitatif, ni conventininel: il s'offre au déchiffrement p r l'acteur et le spectltcur, car il rehise d ' e a soumis à une rationalisation discursive antérieun, pnu appersîa comme hiemglyphe h d&hiffrer. [...] Geste o r i g i d psrce que mythiqvement I'originc du langage humain U parceque dLnorquCde 1s gesnialilé quotidienne." D i d i o m i n , p. 193. L'ESTHETIQUE DE LA FARCE DANS LE NEVEU D E RAMEAU 63 perçu indépendamment du texte. L'expérience théâtrale de la pantomime du claveciniste ou du violoniste est remplacée par les subtilités de la narrativité qui permet d'étendre les périmètres du geste et de donner un sens à cette pantomime extraordinaire. L'exagération imitative d'Arlequin, typique des autres pantomimes, fait place 2 une espke de camaval dionysiaque où la succession d'éléments disparates s'évanouissent pour être rapidement remplacés par d'autres. Vivant une sorte d'extase, dénué de sérénité philosophique, le Neveu se voit intimement lié aux rites de Dionysos. Participant fougueusement à une nature vorace et changeante, cet énergumène éprouve un moment de plénitude et d'union avec la nature. Comme le note Werner, l'expérience singulière du Neveu lui permet de se libérer des dualités qui l'emprisonnaient dans les catégories de la civilisation, 2 savoir les écarts qui existent entre le moi et la société, le passé et le présent? L'envoûtement frénétique s'avère. toutefois passager et la violence de ce moment de folie s'achève par un épuisement total: "Epuisé de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue distraction [...] dans un entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait" (p. 85)." De cette vision négative émanant de la dislocation violente du corps de Rameau, surgit une nouvelle esthétique du comique qui donne 2 la pantomime de l'homme-orchestre sa qualité socratique, voire oraculaire. Le Neveu, comme Socrate autrefois, vit une transe qui mène sa conscience au bord de la folie mais la réalité du Neveu demeure celle d'un clown fragmenté. Le masque traditionnel du bouffon se transfome en masque problématique. Il s'ensuit que le pitre Rameau ne révèle aucune essence stable derrière le masque: son moi se désintègre et se dissipe 2 travers les différentes identités qu'il assume. Le comique social de la farce fait place 2 un comique ontologique où le retour à une n m e antérieure. n'est plus possible, car l'écart entre l'homme et la nature n'est comblé que de façon temporaire. Le clown Rameau se trouve emporté dans une spirale vertigineuse à laquelle il ne peut échapper. De ce théâtre du "subjectif," incamé dans la pantomime de l'homme-orchestre, il résulte donc un romantisme avant la lettre et l'être foncièrement ironique qui en jaillit est caractérisé par un comique isolé, individuel, et non-régénérateur, un comique moderne où le rire devient sétieux. 45 Werner, p. 34. 46 Hobsan cite Diderot: "Dans les acds de passions violentes, les psiries se rapprochent, se raccourcissent, deviennent denses comme la pi-. Pour peu que cet eh1 ait duré il est suivi d'une grande lassitude.><ElPmenrs de physiologie. éd. Jean Mayer (Pais: Librairie M.Didier. 1964). p. 269. 64 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION Le Neveu n'est pas simplement un Socrate bouffon et inconséquent . qui débite des "folies" sur la scène ludique du café de la Régence, mais il détient une valeur critique d'ordre esthétique qui émerge travers le socratisme de sa pantomime magistrale et les ironies comiques qu'elle dégage. Ainsi le contraste entre les pantomimes mimétiques et la pantomime expressive de l'homme-orchestre produit une ironie socratique qui souligne la rupture violente entre l'Ancien et le Nouveau, la Tradition et la Modernité. Pareillement, le sujet de la pantomime de I'hommeorchestre est centré sur l'opéra-comique italien, th6âhe nouveau valorisé par les buffoni, qui contraste vivement avec I'ofira français de nature tragique. A travers le symbolisme de ce conflit, le Neveu ne fait que remettre en question la culture française en général et le langage qui lui est particulier. Le langage du Neveu est le langage violent de la pantomime, un langage musical, démocratique, parodique qui rejette les clichés de l'écriture classique, l'hégémonie de la langue française et le système social et politique qui les maintient." En somme, l'art de la pantomime pratiqué par le Neveu est un art moderne; agissant comme élément de subversion, il dramatise la mort d'un passé qui s'étiole et la naissance d'un art à venir. Le Neveu de Rameau est un texte problématique qui dépeint le vide caractéristique de toute firiode de transition politique, sociale, philosophique, et esthétique. Utilisant les procédés traditionnels de la farce comme point de départ, le texte diderotien dépasse largement les commentaires à la fois spécieux et pertinents du Neveu pour s'aventurer dans les domaines de l'ontologique et de l'esthétique. Par l'entremise de la pantomime, Diderot a été capable de dramatiser de manière physique la rupture fondamentale qui existe entre deux visions du monde incompatibles: le classicisme et le romantisme à venir. Ainsi l'image d'un Socrate imberbe-Arlequin et farceur-qui danse et pirouette devant le MoiPhilosophe fait place & l'idée d'un socratisme incorporé dans les paroles et les gestes du Neveu qui remettent en question les assises esthétiques de son époque. La violence du démon biologique qui traverse le texte est d'ordre critique: le comique traditionnel de la farce est rejeté et fait place une nouvelle esthétique du comique, un comique moderne d'ordre socratique. Université McMaster 47 Werner, p. 33.