Petit éloge du Vieux Con

Transcription

Petit éloge du Vieux Con
Petit éloge du Vieux Con
Jean-Marie Laclavetine
Devenir un vieux con n'est pas à la portée du premier idiot venu. Il y faut de la patience, et
une forme rare d'abnégation qui consiste à renier ce qu'il y eut en soi jadis de plus séduisant,
de plus joyeux, de plus vivant, quand une aube permanente se levait, quand un sang toujours
neuf battait aux tempes et aux yeux, quand on n'avait pas peur de se dresser contre l'ancien
monde, avec la conviction qu'il ne tarderait pas à craquer sous nos coups.
Devenir un vieux con, c'est quitter les rêves puérils pour accéder enfin à l'humain, consentir
à ce que le rabougrissement de l'esprit aille de pair avec celui du corps, c'est entrouvrir la
porte de l'oubli par où un vent aigre s'engouffre, un vent qui balaie le souvenir de la
péremptoire jeunesse et prépare le terrain pour la suite et la fin. Il faut pour cela vouloir être
en avance sur son temps, renoncer au bourgeon pour accueillir en soi, enfin, la branche morte.
Je n'ai pas la prétention d'avoir atteint cet état supérieur de l'être. Devenir vieux, nous y
arrivons tous ou presque ; con, c'est une autre affaire. Un instant de doute peut vous ruiner
une métamorphose jusque-là en bonne voie.
Exemple. Au printemps 2006, la France a offert au monde le spectacle revigorant d'un
escadron de citoyens admirablement vieux, formidablement cons. Certains partaient, comme
on dit en matière sportive, avec un handicap positif : ils étaient énarques, ministres,
académiciens, chefs de parti ou d'église, notables locaux, bref ils avaient intégré de longue
date la vieille troupe ronchonneuse. D'autres n'avaient pas vingt ans — mais est-il besoin de le
préciser, le vieux con n'a pas d'âge. Au centre des querelles, un projet de loi immortalisé par
les trois lettres CPE (Contrat Première Embauche) imposé à la hussarde par un Premier
ministre particulièrement bien placé pour le podium et la médaille malgré son allure juvénile,
son parler flamboyant et lyrique. Le texte en question visait, entre autres, à favoriser la
souplesse de l'emploi et celle des échines en autorisant les employeurs à licencier à tout
moment et sans explication ceux qui avaient moins de deux ans d'ancienneté dans l'entreprise.
Le ministre en chef n'ayant pas jugé utile de faire semblant, comme il est d'usage, de prendre
en considération l'existence de ses interlocuteurs, le résultat ne se fit pas attendre : facultés en
grève, lycées bloqués, manifestations aux proportions fluviales, protestations guerrières des
uns auxquelles répondaient les discours de plus en plus flageolants des autres jusqu'à
débandade finale et retrait du projet. À noter que la jeunesse des classes moyennes répondait
ainsi en écho aux émeutes qui avaient incendié quelques semaines plus tôt les cités de
banlieue. Il y avait de quoi commenter. On ne s'en priva pas.
Particulièrement remarquable fut la prestation de ceux qui, nés dans les années quarante et
cinquante, avaient naguère enflammé leur jeunesse aux barricades de Mai. Devenus sénateurs,
journalistes, politiciens, intellectuels, présidentiables, infatigables analystes du monde
contemporain, s'ils mirent plus ou moins d'énergie et de conviction à donner leurs avis sur le
phénomène en cours, ce fut en général pour dénigrer la jeunesse comme l'avaient fait avant
eux leurs pères et leurs grands-pères — en employant, sans doute inconsciemment, la même
rhétorique et souvent le même vocabulaire. Il y a quelque chose de touchant dans le caractère
fatal de la reproduction, comme lorsqu'on compare la photo jaunie de l'aïeul avec le visage du
1
petit enfant et que l'on décèle dans les traits de l'un et de l'autre d'indubitables analogies. On
regarde Geismar, et soudain on voit Peyrefitte.
Le leur eût-on fait remarquer, ils eussent poussé des hauts cris ; et pourtant, sous ces
chevelures grisonnantes, derrière ces lunettes cerclées abritant des regards toujours vifs, sous
ces vêtements parfois discrètement marqués de nostalgie prolétarienne — velours à côtes,
toiles épaisses, chaussures de bon gros cuir ouvrier —, pointait, indéniablement, la figure du
vieux con. À les entendre, la jeunesse était pourrie par le mercantilisme globalisé, la jeunesse
était droguée à l'opium de la sécurité sociale et des avantages acquis, la jeunesse ne savait
plus ni rêver ni oser, la jeunesse s'encroûtait misérablement dans des aspirations de retraite
complémentaire, la jeunesse avait perdu le goût de l'inconfort (eux-mêmes avaient payé de
trois décennies de durs combats d'idées le droit de jouir de la mollesse d'un canapé en cuir au
retour de leurs voyages payés par la princesse ; mais à vingt ans, morbleu, ils vivaient à la
dure). Bref la jeunesse était très, très décevante.
Pour tout dire la jeunesse n'avait plus d'avenir, elle n'avait qu'un passé : le leur. De même que
leurs pères avaient regretté qu'il leur manquât une bonne guerre, ils méprisaient leurs enfants
de n'avoir pas fait, comme eux, une bonne révolution.
On reconnaît le vieux con, quel que soit son âge, au ton de dépit courroucé qu'il emploie
pour parler du reste du monde en général, et de ses successeurs en particulier. N'est-il pas
merveilleux, cet entêtement de la nature à rabâcher indéfiniment les mêmes archétypes d'une
génération sur l'autre ? Le jeune Cro-Magnon poussa sans doute des soupirs d'exaspération
devant la rigidité rétrograde de son père hostile à l'invention de la roue et du feu (qui allaient à
coup sûr rendre les hommes paresseux et stupides) ; le même Cro-Magnon, devenu vieux, dut
contempler avec écœurement ses enfants qui se prélassaient devant l'âtre en racontant des
blagues au lieu d'utiliser sans attendre cette arme de haute technologie pour étendre l'empire
de la civilisation et démocratiser les tribus voisines.
De nos jours la simple vue d'une casquette de base-ball posée à l'envers sur un crâne rasé
suffit à plonger dans un état proche de l'apoplexie les ex-chevelus désormais quinqua ou
sexagénaires, pour qui porter une chaussure de sport délacée est un symptôme terrifiant de
décervelage consumériste. Ils regardent avec une identique indignation la jeunesse dégénérée
suivre aveuglément le joueur de flûte Bové, qui cache derrière ses torves bacchantes une
pensée politique hautement toxique doublée d'un opportunisme sans scrupules (bref tout le
contraire du président Mao Tsé-toung ou de Iossif Djougachvili dit « l'Homme d'acier » —
Staline, en russe — qu'ils vénéraient au même âge). De quoi a besoin le vieux con, dans le
fond, depuis l'origine des siècles ? D'un puissant à glorifier et d'un ennemi à haïr, d'un papa
sévère et d'un grand méchant loup. On peut avoir fait Normale Sup, être un génie de la
géopolitique ou du décryptage des médias, on n'en a pas moins, voyez-vous, besoin de se
sentir protégé comme un petit enfant. C'est ainsi que de nos jours d'anciens zélateurs de
Castro ou d'Enver Hodja courent en piaillant s'abriter sous l'aile du président Bush (tellement
apte, comme on l'a vu, à défendre la civilisation contre la barbarie), tout en désignant d'un
doigt terrible le nouvel ennemi : l'homme au Coran entre les dents.
Ah, que les bourgeois d'antan, tellement honnis en leur époque, seraient aises de voir les
anciens ultras applaudir l'intervention américaine en Irak avec la foi vaillante que, jeunes, les
mêmes avaient employée à fustiger l'envoi des mêmes troupes au Vietnam ! Qu'ils
apprécieraient ce recours impavide à l'argumentaire le plus classique de l'Occident chrétien !
2
« Néo-cons » et néo-vieux-cons, main dans la main, entonnent l'hymne à l'Ordre éternel. C'est
beau.
Que l'on n'oublie jamais la photographie prise un 30 mai, voici presque quarante ans, sous
l'Arc de Triomphe : on y voit une brochette de ci-devant terroristes antinazis, pour certains exrévolutionnaires, guérilleros antibourgeois, preux chevaliers du Front populaire, de l'Espagne
républicaine et du prolétariat interplanétaire bramer leur attachement à la discipline et au
Chef, aux accents chevrotants d'une Marseillaise des familles : vous leur auriez prédit ça
lorsqu'ils avaient vingt ans, ils vous collaient une balle entre les deux yeux. On voit par là
qu'il ne faut jamais désespérer de l'homme (au sens générique du terme, bien sûr ; ne faisons
pas aux femmes l'injure de les prétendre moins bien dotées en la matière : il existe, hosanna,
de fameuses connes).
Certains d'entre vous jugeront à coup sûr abusif un tel éloge, et tiendront que le monde
pourrait sans dommage se passer des vieux cons. Ils auront tort. Sous toutes les latitudes et à
toutes les époques, le vieux con est indispensable à la formation de la jeunesse. Sans lui, le
monde s'amollirait dans un nirvana d'intelligence quiète et de concorde universelle : une
catastrophe d'ennui, d'immobilisme, et une promesse à long terme d'assoupissement et
d'avilissement de l'espèce. Sans lui, pas de Galilée, pas d'Einstein, pas de Jeanne d'Arc ni de
Louise Labbé, pas de Mozart ni de Rabelais. Car c'est de lui que viennent directement les
grandes œuvres de l'esprit. Seul le mur intraitable de la connerie permet à la pensée et au
talent de rebondir et de se renforcer.
Contrairement à une idée reçue, Homais est le père de Flaubert, et non le contraire. Il suffit
d'ouvrir les yeux, de flâner dans les squares ou à la sortie des écoles pour apprendre à les
repérer. Ce garçon au col boutonné qui considère d'un œil sévère la cour de récréation : c'en
est un. Cette fillette en est une autre, qui explique à sa camarade pourquoi il est utile de
toujours obéir à la maîtresse. Et toute cette bande de bien vêtus bien peignés sous le regard de
leurs mamans, ou ces deux-là qui se racontent avec gourmandise l'interrogation écrite de
mathématiques (l'un des deux avait dressé un manuel verticalement à côté de sa feuille, afin
d'éviter que son voisin ne copie sur lui) : c'en sont. Ce vieil ami (c'est peut-être vous-même)
toujours à l'affût des idées nouvelles, toujours prêt à battre en brèche les préjugés, ce brillant
et cher esprit sans cesse en mouvement que vous surprenez un beau soir à proférer une
maxime bien franchement réactionnaire, laissant percer l'espace d'un instant une satisfaction
de notaire de la pensée : il perçoit votre surprise, se reprend, sourit, s'excuse, non, il ne pense
pas tant de bien que cela du ministre de l'Intérieur, il prétend qu'il plaisantait, mais ne vous en
faites pas, il y vient. Vous les inquiets, les désabusés, les sans-illusions, vous qui ne croyez
plus aux chances de rédemption de notre univers exténué, n'ayez plus peur : ils sont partout,
ils nous protègent. Grâce à eux nos fils et nos filles, nos neveux et nos nièces trouveront
contre quoi se heurter, et s'ils y gagnent quelques bosses, ils n'en deviendront que plus forts.
Sachons avec vaillance encourager le vieux con partout où il prospère, y compris dans nos
miroirs. N'hésitons plus à le laisser éclore en nous afin de contribuer aux progrès de
l'humanité. Courons, camarades : le vieux monde est devant nous.
Jean-Marie Laclavetine, "Petit éloge du Vieux Con", Petit éloge du temps présent, Folio 2.
3

Documents pareils