Éducation et démocratie en France et au
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Éducation et démocratie en France et au
Conférence prononcée par Marc AUCHET à l’ambassade de France à Copenhague le mardi 30 octobre 2007 Éducation et démocratie en France et au Danemark : l’héritage de Jules Ferry et de Grundtvig 1. Un sujet d’actualité Plusieurs raisons m’ont poussé à retenir l’école comme thème de réflexion1. La première est que l’école est toujours le miroir de la société qui l’a conçue, et, qu’à ce titre, elle se prête bien à une étude de mentalités. Mais mon choix a aussi été guidé par le fait que ces questions sont d’une actualité brûlante, au Danemark comme en France. Les nombreuses publications consacrées récemment à la question le prouvent. Si la dernière rentrée scolaire a été étonnamment tranquille, en France, plusieurs fermetures de classes ont créé beaucoup d’agitation à Copenhague à la fin de l’été, et les réductions budgétaires appliquées aux instituts de formation des maîtres (lærerseminarier) ont amené quelque 50 000 élèves et étudiants à manifester devant Christiansborg au début du mois d’octobre. L’intérêt pour l’école a trouvé de toute façon un point de cristallisation important dans le débat virulent qui, depuis plusieurs années, entoure les 诲看 眏 眑 眑 décisions du gouvernement danois en matière d’éducation : établissement d’un « canon culturel » (kulturkanon) représentatif de la culture danoise, insistance sur les connaissances – le savoir – plutôt que sur la socialisation, etc. La question de l’intégration des populations immigrées joue ici un rôle central, comme nous aurons l’occasion de le voir. Ne nous y trompons pas, une certaine grogne existe bel et bien en France dans les écoles et les universités – le contraire eût étonné ! – mais la politique prudente du ministre Xavier Darcos a réussi jusqu’à présent à faire patienter les syndicats d’enseignants, malgré l’annonce de la suppression de quelque 11 000 postes à la rentrée 2008. Il faut dire que le président Sarkozy, conscient du malaise des professeurs, a annoncé qu’il entendait faire de la revalorisation du métier d’enseignant « une des priorités de son quinquennat ». Sa Lettre aux éducateurs, texte de 32 pages largement diffusé à la rentrée, montre que la « rupture » dont il a fait le mot d’ordre de sa politique doit aussi s’appliquer au domaine de l’éducation. A l’attention de ceux qui douteraient de la hauteur de l’ambition que se fixe le chef de l’Etat en ouvrant cet immense chantier, l’Elysée n’a pas caché que 1 Ecrit dans la perspective d’une présentation orale, le présent texte ne comporte aucune note de bas de page ni aucune référence. Il n’est pas exclu qu’il donne lieu ultérieurement à une rédaction plus rigoureuse. 1 l’équipe présidentielle s’est inspirée de la célèbre circulaire adressée aux instituteurs par Jules Ferry en 1883, au moment où l’école républicaine sortait des limbes. 2. La France et son École Le calme relatif de la dernière rentrée ne doit pas faire oublier que l’école de la République est conçue comme un élément fondamental de l’identité nationale et que sa mise en cause réveille de vieilles querelles très révélatrices quant à notre Histoire et notre culture politique. Le terme de « question scolaire » a longtemps désigné l’opposition entre les défenseurs de l’école privée catholique et les tenants de l’école laïque. Au cours des vingt-cinq dernières années, deux des manifestations qui ont mobilisé un nombre record de participants ont précisément été déclenchées par des mesures concernant l’école. Je pense ici à la manifestation du mois de juin 1984, à Paris, au cours de laquelle près d’un million de personnes sont descendues dans la rue pour témoigner de leur attachement à l’enseignement privé, et à celle de janvier 1994, qui a vu au moins 650 000 enseignants de gauche défiler dans la capitale pour protester contre les mesures que le gouvernement Balladur entendait mettre en place en faveur de l’enseignement privé. Même si la réactivité de l’opinion publique face aux questions relatives à l’école me semble nettement plus forte en France qu’au Danemark, je voulais commencer par souligner que, dans nos deux pays, cette problématique est susceptible de mobiliser les foules. 3. Des enquêtes internationales décevantes pour nos deux pays Un autre point commun mérite d’être relevé : au pays de Grundtvig comme dans la patrie de Jules Ferry, on a longtemps été fermement convaincu d’avoir les systèmes éducatifs les plus performants du monde. Les résultats des enquêtes PISA – « Programme International de Suivi des Acquis des élèves » – ont fortement contribué à ébranler ces certitudes, en particulier au Danemark. Dans nos deux pays, la fierté nationale a été ainsi mise à mal dans un domaine que l’on croyait à l’abri de toute critique. Ces enquêtes sont organisées tous les trois ans sous l’égide de l’OCDE. La première d’entre elles a eu lieu en l’an 2000, elle a porté sur 32 pays, et l’accent a été mis principalement sur la maîtrise de la lecture. Plus de 275.000 élèves de 15 à 16 ans ont participé à ces première évaluations. En 2003, le nombre d’élèves « cobayes » était à peu près le même, mais 41 pays étaient concernés. C’est surtout sur les mathématiques que cette nouvelle enquête a été axée. La dernière analyse PISA en date est celle de l’année dernière, en 2006. Elle s’est principalement intéressée aux sciences. Ses résultats 2 devraient être publiés avant la fin de cette année. La plupart d’entre nous se souviennent certainement que la Finlande s’est taillée une première place dans les palmarès successifs, suivie de pays comme la Corée, le Canada, les Pays-Bas et le Japon. Nous noterons surtout que la France et le Danemark – qui ont des budgets de l’éducation nettement plus importants que la plupart des autres pays – se retrouvent presque côte à côte dans les principaux domaines. En 2003, pour les mathématiques, par exemple, le Danemark figurait à la 15e place, juste avant la France, alors qu’en maîtrise de la lecture, l’ordre était inversé (France 17e / Danemark 19e). En sciences, l’écart était nettement plus important et encore favorable à la France (13e place / 31e), mais quant à la résolution des problèmes, les deux pays se retrouvaient encore l’un à côté de l’autre (France 13e place / Danemark 14e). La leçon à tirer est claire : France et Danemark se situent l’un et l’autre dans une zone moyenne ou même – à plusieurs égards – inférieure à la moyenne pour ce qui concerne le Danemark. Il vaut la peine de s’intéresser aux réactions enregistrées dans ces différents pays. Devant leurs mauvais résultats, certains pays comme l’Allemagne ou la Suisse – avec des « scores » pourtant assez voisins de ceux de la France – ont battu publiquement leur coulpe : le Spiegel titrait en 2001 « Les élèves allemands sont-ils stupides ? » et parlait d’une « catastrophe de l’éducation », tandis que La Tribune de Genève constatait que « l’école suisse a reçu la fessée » et se demandait si le pays de Guillaume Tell était le « cancre de l’Europe ». L’Allemagne n’a d’ailleurs pas tardé à prendre des mesures concrètes pour améliorer ses prestations en la matière. Le Danemark a pris lui aussi très à cœur la mise en cause de son système scolaire et son gouvernement s’est lancé dans une réflexion approfondie, qui a abouti entre autres aux réformes de l’année dernière. Quant à la France, elle est resté assez discrète sur la question. Lors de la publication des résultats, Le Monde indiquait sobrement que nous étions un « élève moyen de la classe OCDE », ce qui, en tout état de cause, était le reflet objectif de la réalité, mais on a parfois été jusqu’à remettre en cause les méthodes d’analyse du programme PISA. 4. Un bon point pour le Danemark : les élèves se plaisent à l’école Arrivé à ce point de mon argumentation, je dois insister sur une différence particulièrement révélatrice. Il se trouve que l’enquête PISA de 2003 s’est intéressée pour la première fois et de façon très approfondie aux éléments psychologiques de la réussite : la motivation des élèves, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et les stratégies d’apprentissage. Elle s’est même penchée sur l’équité des différents systèmes éducatifs. Le Nouvel Observateur du 7 avril 2005, auquel je viens d’emprunter ces précisions, publiait dans la 3 même livraison une interview de Bernard Hugonnier, directeur-adjoint de l’Education à l’OCDE, sous un titre éloquent : « C’est en France que les élèves souffrent le plus ! » A la question de savoir quel pourrait être le critère permettant de caractériser une école qui marche, l’interviewé répondit : « Le plaisir d’être élève. » Et il ne cacha pas que la France « détient le record du mal-être à l’école avec 45 % seulement des élèves se sentant à leur place en classe, contre 81 % en moyenne dans les pays de l’OCDE ». Il estimait en conclusion que ce score « en dit long sur le chemin qui reste à parcourir pour rendre notre école efficace, performante et plus juste. » Du côté danois, on a reconnu que les résultats obtenus lors de l’enquête PISA étaient globalement médiocres, voire mauvais, mais on a souvent fait valoir qu’ils étaient bons dans le domaine des rapports sociaux et de la convivialité. Les élèves danois se sentent bien à l’école (à raison de 90 %), ils ont le sentiment d’être appréciés, ont un jugement très positif à l’égard du travail en commun (2e position au niveau international), mais sont hostiles aux contrôles et aux évaluations. Le volet de PISA 2003 concernant la seule ville de Copenhague a toutefois établi que l’ennui n’est pas absent des salles de classe, mais à peine 15 % des élèves estiment qu’ils « s’ennuient beaucoup ». L’ordre et la discipline laissent aussi à désirer, surtout dans les cours de mathématiques. Nous savons bien que dans ce domaine précis – la discipline à l’école – le système éducatif français a connu lui aussi une très nette dégradation. 5. Danemark-France : deux traditions scolaires opposées Quittant le domaine des statistiques, je me référerai maintenant au témoignage d’un journaliste danois dont les enfants ont fréquenté une école de la banlieue parisienne. Ce texte a été publié il y a quelques années. Tout y passe : les programmes préétablis au niveau national, la fréquence des contrôles et des notes à partir de la maternelle, l’absence de discipline, la violence croissante, la fascination qu’exerce la culture livresque, l’obsession d’obtenir les meilleurs résultats, etc. Sa conclusion au ton ironique en dit long : il espère que « dans son zèle réformateur, le système scolaire danois ne fera pas des progrès tels qu’il se mettra à ressembler au système éducatif français vieux d’un siècle », et pour lui, les élèves des écoles françaises ne sont certainement pas mieux « équipés pour la vie » que leurs homologues danois. L’image caricaturale que je viens de donner nous amène au cœur de ma réflexion. Pour dire la chose en deux mots : les systèmes éducatifs français et danois sont aux antipodes l’un de l’autre. Du côté français, l’accent a généralement été mis sur l’acquisition d’un savoir tandis que la priorité du système éducatif danois a été la socialisation des 4 élèves. Cette différence ne donne pourtant raison ni à l’un ni à l’autre. Le diagnostic que portent beaucoup d’observateurs est sans appel : dans nos deux pays, l’école est en crise. Le gouvernement de Anders Fogh Rasmussen a lancé des réformes de fond qui inquiètent ceux qui sont attachés aux traditions nationales en matière d’éducation. Le texte de la loi scolaire de 2006 a fait couler beaucoup d’encre au Danemark, et son orientation générale est telle que certains commentateurs n’hésitent pas à parler de « changement de paradigme ». Du côté français, la prolifération des réformes pédagogiques – pratiquement chaque ministre de l’éducation a lancé la sienne – témoigne de l’inertie presque proverbiale de l’ensemble du corps enseignant. Chez nous, l’école est depuis longtemps en état de crise permanente. Une analyse plus fine demanderait assurément qu’on fasse une nette distinction entre les divers aspects du système éducatif : école maternelle et børnehave, école primaire et folkeskolen, lycée et gymnasium, enseignement supérieur, formation pour adultes, etc. Il faut noter entre autres que les enquêtes PISA concernent les élèves qui sont sur le point de quitter le collège (15-16 ans). Les résultats auraient été certainement différents si l’on s’était intéressé aux compétences des élèves en âge de passer le baccalauréat. 6. Politique scolaire de l’actuel gouvernement danois Après cette précaution oratoire, revenons un instant à l’école danoise et au vent de réforme qui a soufflé sur elle ces dernières années. L’actuel ministre de l’éducation, Bertel Haarder, du parti Venstre (libéral), s’est vu confié ce portefeuille en 2005, mais il avait déjà eu la responsabilité de ce ministère pendant les onze années de l’ère Schlüter. Déjà à l’époque, ses prises de position étaient volontiers qualifiées de « réactionnaires ». Pour simplifier, je me référerai à un livre au ton polémique – un véritable brûlot ! – qu’il a publié en 1997, c’est-à-dire à l’époque où les partis bourgeois étaient encore dans l’opposition, et dont le contenu a inspiré son action politique après l’accession au pouvoir de l’actuelle coalition gouvernementale libéralo-conservatrice, en 2001. Son titre est tout un programme : Den bløde kynisme – og selvbedraget i Tornerose-Danmark (Le cynisme mou ou comment on s’abuse soi-même dans le Danemark de la Belle-au-Bois-Dormant). Ses principales réflexions sur le système scolaire de son pays allaient déjà tout à fait dans le même sens que ses idées concernant l’immigration. Il s’appuie en bonne partie sur une enquête internationale organisée par l’OCDE quelques années avant PISA. Son constat est sans ambiguïté : « L’école danoise est presque aussi mauvaise qu’elle est chère ! » Avec une ironie cinglante, il cite la réaction de défense du ministre de l’éducation de l’époque, Ole Vig Jensen, du parti radical (det radikale Venstre), qui estimait que les 5 Danois ne devaient pas « se lancer dans une concurrence internationale portant sur les formations pédagogiques », mais qu’ils devaient au contraire « amener les autres pays à respecter les valeurs différentes, les valeurs douces [bløde værdier] qu’ils ont intégrées à leurs formations pédagogiques. » Par « valeurs douces », le ministre de l’époque pensait avant tout à « la vision de l’homme et [aux] compétences sociales » qui constituent le « fondement de la démocratie danoise ». La question que posait alors Bertel Haarder était de savoir en quoi les deux préoccupations (l’apprentissage de la lecture et la démocratie) sont antinomiques. Bel exemple de cohérence idéologique, il se faisait déjà le défenseur d’une école où l’on n’aurait pas peur de « formuler des exigences et d’encourager, de fixer des objectifs, d’évaluer des résultats et d’aller jusqu’au bout de ses idées ». Partisan du parler vrai, il estimait que si un tel programme était « en opposition avec les valeurs douces danoises », il n’y avait qu’à « les mettre au rancart ou bien chercher à retrouver leurs racines plus durables » ! Apprentissage de la démocratie, d’un côté, connaissances solides, de l’autre, voilà les termes un peu réducteurs dans lesquels se pose la question scolaire au Danemark encore aujourd’hui, dix ans après le livre-pamphlet de Bertel Haarder. Le rapport Skolepraksis, publié il y a quatre ans seulement, montre que les tenants d’une école avant tout conviviale sont loin d’avoir disparu au Danemark. On y trouve par exemple le témoignage d’un directeur d’école qui estime que « le fait de se sentir bien dans sa peau est la priorité, c’est de beaucoup le plus important, tout le reste suivra sans doute ». Diverses statistiques récentes montrent toutefois qu’une majorité de Danois ont changé d’avis sur ce point. Ils incluent maintenant au nombre des « compétences sociales » des qualités comme « l’application au travail et l’autodiscipline », et 68 % d’entre eux estiment que la mission principale de l’école est de promouvoir la compétence des élèves dans les différentes matières (faglig dygtighed), tandis que 24 % seulement restent convaincus que leurs enfants vont à l’école avant tout pour s’initier aux rapports humains (lære at omgås andre mennesker). A la fin de l’été 2007, le quotidien Information signalait que les parents soutenaient massivement le recours aux contrôles et aux notes dans le contexte scolaire. Quelques jours plus tôt, le même quotidien donnait à l’un de ses articles le titre « Haarder a gagné ». Peu nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, nient que l’école danoise n’a pas su donner à ses élèves les compétences et les connaissances fondamentales et le débat s’est hissé au premier plan de l’actualité politique. Plusieurs partis – parmi lesquels on compte les conservateurs, les libéraux et les sociaux-démocrates – sont favorables aux réformes prônées par le gouvernement, tandis que d’autres – le parti socialiste populaire, par 6 exemple – s’y opposent. Les adversaires combattent ce qu’ils estiment être un retour à « l’école noire » des années 50 et 60, où l’apprentissage systématique l’emportait sur l’éducation d’« hommes complets » (hele mennesker). Ils critiquent des mesures qui leur semblent répondre avant tout aux besoins de l’économie internationale. De leur côté, les partisans de la nouvelle politique scolaire soutiennent l’idée d’une école qui prépare ses élèves aux réalités de la vie professionnelle en leur fournissant un bagage minimal et des compétences de base. Ils cherchent à introduire plus de rigueur dans les méthodes pédagogiques, plaident pour une plus forte emprise de l’Etat sur le système éducatif (programmes, évaluations, etc., au niveau national) et s’en prennent à la « pédagogie de la réforme » (reformpædagogik) qui s’est imposée à partir des années 50 et qui a tellement misé sur l’épanouissement de l’individu qu’elle a presque oublié l’acquisition des outils et des savoirs fondamentaux. Une partie du débat parlementaire a précisément porté en 2005-2006 sur le paragraphe de la loi scolaire concernant les objectifs que la société danoise veut voir respecter par son école (formålsparagrafen). Dans le pamphlet déjà cité, Den bløde kynisme (1997), Bertel Haarder avait traité dans un même chapitre la question de l’immigration et celle de l’école. Les deux choses sont effectivement liées. Beaucoup de Danois constatent que la politique scolaire menée jusque-là a contribué à créer de nouveaux clivages dans la société. Force a été de constater par exemple que la moitié des enfants d’immigrés de la région de Copenhague n’avaient pas appris à lire, et que le Danemark est l’un des pays au monde où l’on a été incapable de rectifier de façon significative « l’héritage social négatif » de cette catégorie de la population. C’est sans doute cette constatation qui a convaincu les sociauxdémocrates, pourtant dans l’opposition, de se rallier aux mesures prises par le gouvernement de Anders Fogh Rasmussen en matière de politique scolaire. On sait que la question de l’immigration occupe dans le débat public danois depuis 5 ou 6 ans une place de tout premier plan. Les détracteurs de la politique menée par le premier ministre, Brian Mikkelsen et Bertel Haarder reprocheà celle-ci de rester attachée à des notions qui datent de l’époque où le romantisme national a forgé l’identité danoise. 7. La Lettre aux enseignants de Nicolas Sarkozy En France, les contours de l’action du gouvernement en matière d’école ne sont pas encore faciles à cerner. La prudence du ministre Darcos dans son dialogue avec les syndicats retarde sans doute un peu le processus de clarification. La forte présidentialisation du régime invite toutefois à accorder la plus grande attention à la lettre – déjà citée – que Nicolas Sarkozy a adressée à tous les enseignants à l’occasion de la 7 dernière rentrée scolaire. On y trouve les grands axes de la rupture qu’il entend pratiquer. Adversaire déclaré de la dégradation du milieu éducatif qui a marqué les dernières décennies, il entend instaurer « l’école du respect », dans laquelle « l’élève n’est pas l’égal du maître », et il reprend au fil des pages les thèmes qu’il a développés durant la campagne présidentielle : autorité, transmission du savoir et des valeurs, réforme du collège unique, suppression de la carte scolaire, meilleure place faite à l’enseignement du sport et des arts. Cette réforme de grande envergure, qu’il qualifie de « refondation », doit s’appuyer sur une « remise à plat des programmes et des rythmes scolaires ». Sans être aussi explicite que lors de la campagne présidentielle, le président Sarkozy récuse l’héritage de mai 1968 : « Par une sorte de réaction, depuis quelques décennies, c’est la personnalité de l’enfant qui a été mise au centre de l’éducation au lieu du savoir. » Il plaide pour les études surveillées, l’aide éducative personnalisée, ainsi qu’une culture de l’évaluation à tous les niveaux. Ce projet ambitieux, qui, nous l’avons vu, doit passer par la revalorisation du métier d’enseignant, doit accorder la priorité à la qualité plutôt qu’à la quantité. Sur ce dernier point, Xavier Darcos a apporté quelques éclaircissements lorsqu’il a annoncé il y a quelques semaines qu’il n’y aurait plus d’école le samedi à partir de l’année prochaine. Il a précisé que les heures ainsi libérées ne seraient en aucune manière récupérées les autres jours, mais qu’elles pourraient être remplacées par des heures de soutien. On ne voit pas comment cela pourrait se faire sans un allègement des programmes. L’attention qu’il a accordée il y a quelques jours au poids des cartables va dans le même sens, de même que ses toutes récentes déclarations – dimanche dernier – lors du Grand Jury RTL – Le Figaro – LCI. Plutôt que d’anticiper sur des actions qui vont se préciser progressivement, j’essaierai maintenant de définir les termes du débat tel qu’il se présente en France. Les perspectives d’avenir esquissées par Nicolas Sarkozy procèdent d’un constat d’échec de notre système éducatif. Le malaise des enseignants et la crise de l’école sont profondément ancrés dans les esprits et correspondent à une réalité dont les aspects les plus concrets sont réellement alarmants. L’un des plus préoccupants est bien l’intégration des élèves issus de l’immigration. Dans ce domaine, la société française doit faire face à une situation assez comparable à celle qu’on rencontre au Danemark. Je ferai remarquer que sur les questions d’identité nationale, la Lettre du président de la République est assez discrète. Elle parle bien de « conscience nationale », mais elle met celle-ci au même niveau que la « conscience européenne », et si nos élèves doivent devenir des « citoyens français », ils doivent en même temps devenir des « citoyens européens ». On sait néanmoins l’importance que Nicolas Sarkozy attache à l’identité française. L’obligation qu’il a faite aux 8 enseignants de lire la lettre de Guy Môquet dans leurs classes au cours de la journée du 22 octobre, ainsi que l’orientation générale de sa campagne présidentielle, indiquent clairement que le président de la République entend défendre fermement notre identité nationale. 8. La question scolaire en France : deux camps opposés J’aimerais surtout insister sur le fait qu’on retrouve en France un peu la même ligne de clivage qu’au Danemark. Eric Maurin, économiste, directeur de recherches à l’EHESS, est l’un de ceux qui combattent l’école traditionnelle et défendent l’idée que le système éducatif a avant tout pour mission de poursuivre la démocratisation de la société, sa socialisation. Farouche adversaire de l’« aristocratisme scolaire », il estime qu’il faut « promouvoir une école moins sélective, moins anxiogène, avec des programmes moins lourds et plus concrets », « des programmes accessibles à un plus grand nombre de collégiens ». Préoccupé de le voir ainsi prononcer ce qui lui semble être « l’acte de décès de l’esprit de la Renaissance », Alain Finkielkraut – dans La querelle de l’école (2007) – s’en prend aussi à François Dubet, collègue d’Eric Maurin à l’EHESS et spécialiste de questions scolaires, à qui il est arrivé de parler de la « cruauté intrinsèque de la compétition méritocratique ». Le philosophe s’étonne que « la méritocratie [soit] aujourd’hui dénoncée comme une scandaleuse survivance aristocratique », alors qu’elle était l’« idéal républicain d’hier » - celui de Jules Ferry. Pour les adeptes de l’école traditionnelle, les premiers signes annonciateurs du désastre actuel remontent aux années 1970. C’est au cours de cette décennie et de la suivante que « le système scolaire, dans son entier, a dérivé massivement vers une idéologie, l’idéologie de l’épanouissement de l’élève [\], de la personnalité de l’individu et non plus de transmettre un héritage ». A les croire, à trop vouloir éduquer, l’école ne remplit plus sa mission d’instruction. Dans sa Lettre, le président Sarkozy fait écho à se souci, mais il se garde bien de prôner le retour pur et simple à l’école d’antan. Pour lui, les « principes de l’éducation du XXIe siècle » doivent allier les deux impératifs : « il s’agit d’être efficace non seulement pour atteindre un objectif économique, non seulement pour que demain notre économie dispose d’une main d’œuvre bien formée, mais aussi, et peutêtre surtout, pour que nos enfants soient porteurs de valeurs de civilisation, pour qu’une certaine idée de la civilisation continue de vivre en eux. » 9. Le poids de l’Histoire : Grundtvig et Jules Ferry Le moment est venu d’évoquer deux grandes figures qui ont joué un rôle fondateur 9 dans l’histoire de l’éducation au Danemark et en France : N.F.S. Grundtvig (1783-1872) et Jules Ferry (1832-1893). L’influence qu’ils ont exercée l’un et l’autre – mutatis mutandis – sur le système éducatif de leurs pays respectifs est incontestable. Je crains bien qu’un bon nombre d’observateurs français n’aient pas remarqué un corollaire important de la fameuse « flexicurité » danoise : les dispositifs d’accompagnement performants qui permettent des recyclages et des réorientations multiples. A l’inverse, l’une des caractéristiques du marché de l’emploi français me semble être une grande rigidité, un refus presque systématique d’accepter les remises en cause. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de notre pays d’être à la fois celui de la Révolution et celui des avantages acquis. Il faut évidemment éviter les clichés, mais il me semble incontestable que la souplesse du « modèle danois » doit quelque chose à l’héritage de l’initiateur des « écoles supérieures pour adultes » (folkehøjskoler). Le mouvement dont Grundtvig a été le principal instigateur a créé une tradition particulièrement riche de conférences « grand public », de cours du soir de tous ordres, de formation permanente à caractère culturel, dont nous n’avons pas d’équivalent en France. L’éducation populaire (folkeoplysning) telle qu’il la concevait n’a rien à voir avec l’obsession des diplômes, si caractéristique de notre système. Grundtvig était même diamétralement opposé à ce qu’il appelait « l’école noire », avec sa pédagogie sans âme largement basée sur l’apprentissage par cœur. Ce qu’il voulait promouvoir, c’était plutôt un éveil culturel, une prise de conscience, une envie de comprendre. Son objectif était « skolen for livet », une école qui serve à maîtriser les aspects concrets de l’existence. Ces efforts ont été largement couronnés de succès et ils ont donné à la culture danoise un aspect « folkelig », c’est-à-dire populaire, au sens noble du terme, alors que la culture et le système éducatif français – malgré de nombreuses déclarations d’intention favorables à l’égalité des chances – sont restés très élitistes. L’idée toute simple que je viens d’avancer, c’est que, dans un pays comme le Danemark, où les adultes sont de toute façon habitués à s’instruire, se cultiver ou se distraire ensemble, les chômeurs sont sans doute mieux préparés à participer à un programme de formation ou de réinsertion. Je ne voudrais pourtant pas simplifier abusivement les choses. Il faut souligner fortement que les folkehøjsloler sont loin de constituer un bloc monolithique et qu’il ne s’agit là que d’un aspect du système éducatif danois. Les idées de Grundtvig sont pourtant encore aujourd’hui une référence incontournable pour un bon nombre de Danois. Un mythe s’est d’ailleurs formé autour de la personne du pasteur, poète, théologien, mythologue et traducteur de Gesta Danorum, de Saxo Grammaticus. Grundtvig n’était ni théoricien ni praticien de la pédagogie, mais il n’en a pas moins exposé ses idées 10 concernant l’enseignement dans plusieurs ouvrages. Elles sont étroitement liées à sa conception de l’homme et de l’existence et elles ont une portée éminemment politique. Il s’agissait pour lui d’œuvrer en faveur de la démocratisation de la société danoise, en contribuant à l’éveil des populations rurales. Il voulait entre autres que celles-ci soient capables de représenter elles-mêmes leurs propres intérêts dans les assemblées provinciales créées en 1831. Son projet initial tournait toutefois autour de l’Académie de Sorø, établissement d’enseignement supérieur dont il voulait élargir la base de recrutement. Dans son esprit, l’Etat devait jouer un rôle central dans l’administration de cette « haute école populaire » et de l’instruction publique d’une façon plus générale. On sait qu’en réalité, la toute première école supérieure pour adultes fut fondée à Rødding, en 1844, à la suite d’une initiative privée avec laquelle Grundtvig n’avait rien à voir, si n’est d’une façon indirecte : ses idées avaient fortement inspiré Christian Flor, cheville ouvrière de cette expérience pédagogique novatrice. D’autres écoles du même type ne tardèrent pas à se multiplier, mais diverses orientations se firent jour : dans certaines d’entre elles, comme celle de Christen Kold, l’influence de la religion était très sensible, d’autres insistaient plutôt sur la formation professionnelle. Grundtvig lui-même – bien qu’il fût pasteur – n’accordait à l’enseignement religieux qu’une place secondaire, selon la célèbre devise « mennesket først, kristen så » (d’abord homme, chrétien ensuite). Il faut tenir compte du fait que l’essor des folkehøjskoler date surtout d’après la défaite de 1864, résultat désastreux de la Guerre des Duchés. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les toutes premières d’entre elles aient été construites tout près de la frontière allemande. Il s’agissait alors pour les Danois de définir leur identité, de se démarquer nettement par rapport à la culture germanique. La défense de la « danité » (danskhed) était au cœur du projet éducatif de Grundtvig. Il n’est pas difficile de reconnaître cette influence dans la politique menée par Brian Mikkelsen et Bertel Haarder. En revanche, l’importance qu’ils accordent aux programmes, aux contrôles et évaluations, n’a rien de commun avec certaines des options fondamentales de la pédagogie grundtvigienne : rôle capital de l’oral, « parole vivante » (det levende ord), absence de notes et d’examens, flexibilité des programmes pédagogiques, vie en commun, dialogue. Ajoutons pour finir que même si la mythologie nordique et l’histoire nationale ont occupé dès le début une place importante dans les folkehøjskoler, il serait faux de penser qu’elles détournaient l’attention des élèves des besoins de la vie pratique. Leur fréquentation des textes médiévaux devait les amener à s’inspirer du dynamisme de leurs ancêtres Vikings. Toute l’histoire politique de la deuxième moitié du Danemark du XIXe siècle a été marquée par l’essor de la classe paysanne qui a pris conscience de sa force, créant le mouvement coopératif, procédant à 11 une importante mutation qui a orienté l’agriculture danoise vers l’élevage, à un moment où les abondantes exportations de blé en provenance de l’Amérique du Nord et de la Russie privaient la production céréalière danoise de toute compétitivité. C’est l’époque où le parti libéral, Venstre, parti des paysans, s’imposa petit à petit face à la Droite réactionnaire. L’héritage grundtvigien a donc un aspect très pratique, tourné vers les activités professionnelles et l’action politique. Par son contenu et par ses méthodes, la folkehøjskole danoise a fortement contribué à la démocratisation du pays. A sa manière, Jules Ferry était lui aussi un enfant de son temps. Dans la mesure où ses lois scolaires concernaient l’école publique, on ne peut pas le comparer terme à terme avec Grundtvig. Une objection s’impose de toute façon aussitôt à l’esprit : si la religion occupait une place importante dans la pensée du pasteur Grundtvig, Jules Ferry était un adepte du positivisme et, à ce titre, farouchement anticlérical. La laïcité dont il s’est fait le défenseur avait néanmoins pour objet premier d’assurer la neutralité de l’enseignement, de créer un idéal républicain commun hors des luttes religieuses. La loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat paracheva ce combat. La réforme de l’enseignement primaire menée à bien par Jules Ferry, avec les lois de 1881 (gratuité de l’école) et de 1882 (laïcité et obligation scolaire), au terme d’une rude bataille, a posé l’un des fondements de la France républicaine. Le résultat de son action a été considérable. Son intention était de gagner à la République la grande démocratie rurale, et il y est arrivé, aidé par la cohorte des « hussards noirs », ces instituteurs dévoués à sa cause. L’Etat était évidemment au centre de son projet éducatif. Ce qui le situe – sur ce point en tout cas – aux antipodes de la pédagogie des folkehøjskoler. Ce qu’on pourrait appeler plaisamment le culte des programmes nationaux en est un aspect particulièrement contraignant. 10. Conclusion Pour conclure, je dirai qu’on a parfois le sentiment que l’école danoise est en train de se rapprocher des traditions françaises en matière d’enseignement et que le système éducatif français va peut-être passer par une « cure d’amaigrissement » destinée à le rendre plus humain, j’allais dire\ plus danois. Je suis toutefois bien incapable de dire si les réformes en cours et celles qui ont été annoncées réussiront réellement à promouvoir une révision profonde et durable des traditions scolaires de nos deux pays, mais après avoir dressé un bilan provisoire, j’ai voulu terminer en insistant sur le poids de l’Histoire. Il explique beaucoup de choses. Marc Auchet, professeur émérite à la Sorbonne 12