Éducation et démocratie en France et au

Transcription

Éducation et démocratie en France et au
Conférence prononcée par Marc AUCHET à l’ambassade de France à Copenhague
le mardi 30 octobre 2007
Éducation et démocratie en France et au Danemark :
l’héritage de Jules Ferry et de Grundtvig
1. Un sujet d’actualité
Plusieurs raisons m’ont poussé à retenir l’école comme thème de réflexion1. La
première est que l’école est toujours le miroir de la société qui l’a conçue, et, qu’à ce titre,
elle se prête bien à une étude de mentalités. Mais mon choix a aussi été guidé par le fait
que ces questions sont d’une actualité brûlante, au Danemark comme en France. Les
nombreuses publications consacrées récemment à la question le prouvent.
Si la dernière rentrée scolaire a été étonnamment tranquille, en France, plusieurs
fermetures de classes ont créé beaucoup d’agitation à Copenhague à la fin de l’été, et les
réductions budgétaires appliquées aux instituts de formation des maîtres (lærerseminarier)
ont amené quelque 50 000 élèves et étudiants à manifester devant Christiansborg au
début du mois d’octobre. L’intérêt pour l’école a trouvé de toute façon un point de
cristallisation important dans le débat virulent qui, depuis plusieurs années, entoure les
诲看 眏 眑 眑
décisions du gouvernement danois en matière d’éducation : établissement d’un « canon
culturel » (kulturkanon) représentatif
de la culture danoise, insistance sur les
connaissances – le savoir – plutôt que sur la socialisation, etc. La question de l’intégration
des populations immigrées joue ici un rôle central, comme nous aurons l’occasion de le
voir.
Ne nous y trompons pas, une certaine grogne existe bel et bien en France dans les
écoles et les universités – le contraire eût étonné ! – mais la politique prudente du ministre
Xavier Darcos a réussi jusqu’à présent à faire patienter les syndicats d’enseignants,
malgré l’annonce de la suppression de quelque 11 000 postes à la rentrée 2008. Il faut
dire que le président Sarkozy, conscient du malaise des professeurs, a annoncé qu’il
entendait faire de la revalorisation du métier d’enseignant « une des priorités de son
quinquennat ». Sa Lettre aux éducateurs, texte de 32 pages largement diffusé à la rentrée,
montre que la « rupture » dont il a fait le mot d’ordre de sa politique doit aussi s’appliquer
au domaine de l’éducation. A l’attention de ceux qui douteraient de la hauteur de l’ambition
que se fixe le chef de l’Etat en ouvrant cet immense chantier, l’Elysée n’a pas caché que
1
Ecrit dans la perspective d’une présentation orale, le présent texte ne comporte aucune note de bas de page ni aucune
référence. Il n’est pas exclu qu’il donne lieu ultérieurement à une rédaction plus rigoureuse.
1
l’équipe présidentielle s’est inspirée de la célèbre circulaire adressée aux instituteurs par
Jules Ferry en 1883, au moment où l’école républicaine sortait des limbes.
2. La France et son École
Le calme relatif de la dernière rentrée ne doit pas faire oublier que l’école de la République
est conçue comme un élément fondamental de l’identité nationale et que sa mise en
cause réveille de vieilles querelles très révélatrices quant à notre Histoire et notre culture
politique. Le terme de « question scolaire » a longtemps désigné l’opposition entre les
défenseurs de l’école privée catholique et les tenants de l’école laïque.
Au cours des vingt-cinq dernières années, deux des manifestations qui ont mobilisé un
nombre record de participants ont précisément été déclenchées par des mesures
concernant l’école. Je pense ici à la manifestation du mois de juin 1984, à Paris, au cours
de laquelle près d’un million de personnes sont descendues dans la rue pour témoigner de
leur attachement à l’enseignement privé, et à celle de janvier 1994, qui a vu au moins
650 000 enseignants de gauche défiler dans la capitale pour protester contre les mesures
que le gouvernement Balladur entendait mettre en place en faveur de l’enseignement
privé. Même si la réactivité de l’opinion publique face aux questions relatives à l’école me
semble nettement plus forte en France qu’au Danemark, je voulais commencer par
souligner que, dans nos deux pays, cette problématique est susceptible de mobiliser les
foules.
3. Des enquêtes internationales décevantes pour nos deux pays
Un autre point commun mérite d’être relevé : au pays de Grundtvig comme dans la
patrie de Jules Ferry, on a longtemps été fermement convaincu d’avoir les systèmes
éducatifs les plus performants du monde. Les résultats des enquêtes PISA –
« Programme International de Suivi des Acquis des élèves » – ont fortement contribué à
ébranler ces certitudes, en particulier au Danemark. Dans nos deux pays, la fierté
nationale a été ainsi mise à mal dans un domaine que l’on croyait à l’abri de toute critique.
Ces enquêtes sont organisées tous les trois ans sous l’égide de l’OCDE. La première
d’entre elles a eu lieu en l’an 2000, elle a porté sur 32 pays, et l’accent a été mis
principalement sur la maîtrise de la lecture. Plus de 275.000 élèves de 15 à 16 ans ont
participé à ces première évaluations. En 2003, le nombre d’élèves « cobayes » était à peu
près le même, mais 41 pays étaient concernés. C’est surtout sur les mathématiques que
cette nouvelle enquête a été axée. La dernière analyse PISA en date est celle de l’année
dernière, en 2006. Elle s’est principalement intéressée aux sciences. Ses résultats
2
devraient être publiés avant la fin de cette année.
La plupart d’entre nous se souviennent certainement que la Finlande s’est taillée une
première place dans les palmarès successifs, suivie de pays comme la Corée, le Canada,
les Pays-Bas et le Japon. Nous noterons surtout que la France et le Danemark – qui ont
des budgets de l’éducation nettement plus importants que la plupart des autres pays – se
retrouvent presque côte à côte dans les principaux domaines. En 2003, pour les
mathématiques, par exemple, le Danemark figurait à la 15e place, juste avant la France,
alors qu’en maîtrise de la lecture, l’ordre était inversé (France 17e / Danemark 19e). En
sciences, l’écart était nettement plus important et encore favorable à la France (13e place /
31e), mais quant à la résolution des problèmes, les deux pays se retrouvaient encore l’un
à côté de l’autre (France 13e place / Danemark 14e). La leçon à tirer est claire : France et
Danemark se situent l’un et l’autre dans une zone moyenne ou même – à plusieurs égards
– inférieure à la moyenne pour ce qui concerne le Danemark.
Il vaut la peine de s’intéresser aux réactions enregistrées dans ces différents pays.
Devant leurs mauvais résultats, certains pays comme l’Allemagne ou la Suisse – avec des
« scores » pourtant assez voisins de ceux de la France – ont battu publiquement leur
coulpe : le Spiegel titrait en 2001 « Les élèves allemands sont-ils stupides ? » et parlait
d’une « catastrophe de l’éducation », tandis que La Tribune de Genève constatait que
« l’école suisse a reçu la fessée » et se demandait si le pays de Guillaume Tell était le
« cancre de l’Europe ». L’Allemagne n’a d’ailleurs pas tardé à prendre des mesures
concrètes pour améliorer ses prestations en la matière. Le Danemark a pris lui aussi très à
cœur la mise en cause de son système scolaire et son gouvernement s’est lancé dans
une réflexion approfondie, qui a abouti entre autres aux réformes de l’année dernière.
Quant à la France, elle est resté assez discrète sur la question. Lors de la publication des
résultats, Le Monde indiquait sobrement que nous étions un « élève moyen de la classe
OCDE », ce qui, en tout état de cause, était le reflet objectif de la réalité, mais on a parfois
été jusqu’à remettre en cause les méthodes d’analyse du programme PISA.
4. Un bon point pour le Danemark : les élèves se plaisent à l’école
Arrivé à ce point de mon argumentation, je dois insister sur une différence
particulièrement révélatrice. Il se trouve que l’enquête PISA de 2003 s’est intéressée pour
la première fois et de façon très approfondie aux éléments psychologiques de la réussite :
la motivation des élèves, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et les stratégies d’apprentissage.
Elle s’est même penchée sur l’équité des différents systèmes éducatifs. Le Nouvel
Observateur du 7 avril 2005, auquel je viens d’emprunter ces précisions, publiait dans la
3
même livraison une interview de Bernard Hugonnier, directeur-adjoint de l’Education à
l’OCDE, sous un titre éloquent : « C’est en France que les élèves souffrent le plus ! » A la
question de savoir quel pourrait être le critère permettant de caractériser une école qui
marche, l’interviewé répondit : « Le plaisir d’être élève. » Et il ne cacha pas que la France
« détient le record du mal-être à l’école avec 45 % seulement des élèves se sentant à leur
place en classe, contre 81 % en moyenne dans les pays de l’OCDE ». Il estimait en
conclusion que ce score « en dit long sur le chemin qui reste à parcourir pour rendre notre
école efficace, performante et plus juste. »
Du côté danois, on a reconnu que les résultats obtenus lors de l’enquête PISA étaient
globalement médiocres, voire mauvais, mais on a souvent fait valoir qu’ils étaient bons
dans le domaine des rapports sociaux et de la convivialité. Les élèves danois se sentent
bien à l’école (à raison de 90 %), ils ont le sentiment d’être appréciés, ont un jugement
très positif à l’égard du travail en commun (2e position au niveau international), mais sont
hostiles aux contrôles et aux évaluations. Le volet de PISA 2003 concernant la seule ville
de Copenhague a toutefois établi que l’ennui n’est pas absent des salles de classe, mais à
peine 15 % des élèves estiment qu’ils « s’ennuient beaucoup ». L’ordre et la discipline
laissent aussi à désirer, surtout dans les cours de mathématiques. Nous savons bien que
dans ce domaine précis – la discipline à l’école – le système éducatif français a connu lui
aussi une très nette dégradation.
5. Danemark-France : deux traditions scolaires opposées
Quittant le domaine des statistiques, je me référerai maintenant au témoignage d’un
journaliste danois dont les enfants ont fréquenté une école de la banlieue parisienne. Ce
texte a été publié il y a quelques années. Tout y passe : les programmes préétablis au
niveau national, la fréquence des contrôles et des notes à partir de la maternelle,
l’absence de discipline, la violence croissante, la fascination qu’exerce la culture livresque,
l’obsession d’obtenir les meilleurs résultats, etc. Sa conclusion au ton ironique en dit long :
il espère que « dans son zèle réformateur, le système scolaire danois ne fera pas des
progrès tels qu’il se mettra à ressembler au système éducatif français vieux d’un siècle »,
et pour lui, les élèves des écoles françaises ne sont certainement pas mieux « équipés
pour la vie » que leurs homologues danois.
L’image caricaturale que je viens de donner nous amène au cœur de ma réflexion.
Pour dire la chose en deux mots : les systèmes éducatifs français et danois sont aux
antipodes l’un de l’autre. Du côté français, l’accent a généralement été mis sur l’acquisition
d’un savoir tandis que la priorité du système éducatif danois a été la socialisation des
4
élèves. Cette différence ne donne pourtant raison ni à l’un ni à l’autre. Le diagnostic que
portent beaucoup d’observateurs est sans appel : dans nos deux pays, l’école est en crise.
Le gouvernement de Anders Fogh Rasmussen a lancé des réformes de fond qui
inquiètent ceux qui sont attachés aux traditions nationales en matière d’éducation. Le texte
de la loi scolaire de 2006 a fait couler beaucoup d’encre au Danemark, et son orientation
générale est telle que certains commentateurs n’hésitent pas à parler de « changement de
paradigme ». Du côté français, la prolifération des réformes pédagogiques – pratiquement
chaque ministre de l’éducation a lancé la sienne – témoigne de l’inertie presque
proverbiale de l’ensemble du corps enseignant. Chez nous, l’école est depuis longtemps
en état de crise permanente.
Une analyse plus fine demanderait assurément qu’on fasse une nette distinction entre
les divers aspects du système éducatif : école maternelle et børnehave, école primaire et
folkeskolen, lycée et gymnasium, enseignement supérieur, formation pour adultes, etc. Il
faut noter entre autres que les enquêtes PISA concernent les élèves qui sont sur le point
de quitter le collège (15-16 ans). Les résultats auraient été certainement différents si l’on
s’était intéressé aux compétences des élèves en âge de passer le baccalauréat.
6. Politique scolaire de l’actuel gouvernement danois
Après cette précaution oratoire, revenons un instant à l’école danoise et au vent de
réforme qui a soufflé sur elle ces dernières années. L’actuel ministre de l’éducation, Bertel
Haarder, du parti Venstre (libéral), s’est vu confié ce portefeuille en 2005, mais il avait déjà
eu la responsabilité de ce ministère pendant les onze années de l’ère Schlüter. Déjà à
l’époque, ses prises de position étaient volontiers qualifiées de « réactionnaires ». Pour
simplifier, je me référerai à un livre au ton polémique – un véritable brûlot ! – qu’il a publié
en 1997, c’est-à-dire à l’époque où les partis bourgeois étaient encore dans l’opposition, et
dont le contenu a inspiré son action politique après l’accession au pouvoir de l’actuelle
coalition gouvernementale libéralo-conservatrice, en 2001. Son titre est tout un
programme : Den bløde kynisme – og selvbedraget i Tornerose-Danmark (Le cynisme
mou ou comment on s’abuse soi-même dans le Danemark de la Belle-au-Bois-Dormant).
Ses principales réflexions sur le système scolaire de son pays allaient déjà tout à fait dans
le même sens que ses idées concernant l’immigration. Il s’appuie en bonne partie sur une
enquête internationale organisée par l’OCDE quelques années avant PISA. Son constat
est sans ambiguïté : « L’école danoise est presque aussi mauvaise qu’elle est chère ! »
Avec une ironie cinglante, il cite la réaction de défense du ministre de l’éducation de
l’époque, Ole Vig Jensen, du parti radical (det radikale Venstre), qui estimait que les
5
Danois ne devaient pas « se lancer dans une concurrence internationale portant sur les
formations pédagogiques », mais qu’ils devaient au contraire « amener les autres pays à
respecter les valeurs différentes, les valeurs douces [bløde værdier] qu’ils ont intégrées à
leurs formations pédagogiques. » Par « valeurs douces », le ministre de l’époque pensait
avant tout à « la vision de l’homme et [aux] compétences sociales » qui constituent le
« fondement de la démocratie danoise ». La question que posait alors Bertel Haarder était
de savoir en quoi les deux préoccupations (l’apprentissage de la lecture et la démocratie)
sont antinomiques. Bel exemple de cohérence idéologique, il se faisait déjà le défenseur
d’une école où l’on n’aurait pas peur de « formuler des exigences et d’encourager, de fixer
des objectifs, d’évaluer des résultats et d’aller jusqu’au bout de ses idées ». Partisan du
parler vrai, il estimait que si un tel programme était « en opposition avec les valeurs
douces danoises », il n’y avait qu’à « les mettre au rancart ou bien chercher à retrouver
leurs racines plus durables » !
Apprentissage de la démocratie, d’un côté, connaissances solides, de l’autre, voilà les
termes un peu réducteurs dans lesquels se pose la question scolaire au Danemark encore
aujourd’hui, dix ans après le livre-pamphlet de Bertel Haarder. Le rapport Skolepraksis,
publié il y a quatre ans seulement, montre que les tenants d’une école avant tout
conviviale sont loin d’avoir disparu au Danemark. On y trouve par exemple le témoignage
d’un directeur d’école qui estime que « le fait de se sentir bien dans sa peau est la priorité,
c’est de beaucoup le plus important, tout le reste suivra sans doute ». Diverses
statistiques récentes montrent toutefois qu’une majorité de Danois ont changé d’avis sur
ce point. Ils incluent maintenant au nombre des « compétences sociales » des qualités
comme « l’application au travail et l’autodiscipline », et 68 % d’entre eux estiment que la
mission principale de l’école est de promouvoir la compétence des élèves dans les
différentes matières (faglig dygtighed), tandis que 24 % seulement restent convaincus que
leurs enfants vont à l’école avant tout pour s’initier aux rapports humains (lære at omgås
andre mennesker).
A la fin de l’été 2007, le quotidien Information signalait que les parents soutenaient
massivement le recours aux contrôles et aux notes dans le contexte scolaire. Quelques
jours plus tôt, le même quotidien donnait à l’un de ses articles le titre « Haarder a gagné ».
Peu nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, nient que l’école danoise n’a pas su donner à
ses élèves les compétences et les connaissances fondamentales et le débat s’est hissé
au premier plan de l’actualité politique. Plusieurs partis – parmi lesquels on compte les
conservateurs, les libéraux et les sociaux-démocrates – sont favorables aux réformes
prônées par le gouvernement, tandis que d’autres – le parti socialiste populaire, par
6
exemple – s’y opposent. Les adversaires combattent ce qu’ils estiment être un retour à
« l’école noire » des années 50 et 60, où l’apprentissage systématique l’emportait sur
l’éducation d’« hommes complets » (hele mennesker). Ils critiquent des mesures qui leur
semblent répondre avant tout aux besoins de l’économie internationale. De leur côté, les
partisans de la nouvelle politique scolaire soutiennent l’idée d’une école qui prépare ses
élèves aux réalités de la vie professionnelle en leur fournissant un bagage minimal et des
compétences de base. Ils cherchent à introduire plus de rigueur dans les méthodes
pédagogiques, plaident pour une plus forte emprise de l’Etat sur le système éducatif
(programmes, évaluations, etc., au niveau national) et s’en prennent à la « pédagogie de
la réforme » (reformpædagogik) qui s’est imposée à partir des années 50 et qui a
tellement misé sur l’épanouissement de l’individu qu’elle a presque oublié l’acquisition des
outils et des savoirs fondamentaux. Une partie du débat parlementaire a précisément
porté en 2005-2006 sur le paragraphe de la loi scolaire concernant les objectifs que la
société danoise veut voir respecter par son école (formålsparagrafen).
Dans le pamphlet déjà cité, Den bløde kynisme (1997), Bertel Haarder avait traité
dans un même chapitre la question de l’immigration et celle de l’école. Les deux choses
sont effectivement liées. Beaucoup de Danois constatent que la politique scolaire menée
jusque-là a contribué à créer de nouveaux clivages dans la société. Force a été de
constater par exemple que la moitié des enfants d’immigrés de la région de Copenhague
n’avaient pas appris à lire, et que le Danemark est l’un des pays au monde où l’on a été
incapable de rectifier de façon significative « l’héritage social négatif » de cette catégorie
de la population. C’est sans doute cette constatation qui a convaincu les sociauxdémocrates, pourtant dans l’opposition, de se rallier aux mesures prises par le
gouvernement de Anders Fogh Rasmussen en matière de politique scolaire. On sait que
la question de l’immigration occupe dans le débat public danois depuis 5 ou 6 ans une
place de tout premier plan. Les détracteurs de la politique menée par le premier ministre,
Brian Mikkelsen et Bertel Haarder reprocheà celle-ci de rester attachée à des notions qui
datent de l’époque où le romantisme national a forgé l’identité danoise.
7. La Lettre aux enseignants de Nicolas Sarkozy
En France, les contours de l’action du gouvernement en matière d’école ne sont pas
encore faciles à cerner. La prudence du ministre Darcos dans son dialogue avec les
syndicats retarde sans doute un peu le processus de clarification. La forte
présidentialisation du régime invite toutefois à accorder la plus grande attention à la lettre
– déjà citée – que Nicolas Sarkozy a adressée à tous les enseignants à l’occasion de la
7
dernière rentrée scolaire. On y trouve les grands axes de la rupture qu’il entend pratiquer.
Adversaire déclaré de la dégradation du milieu éducatif qui a marqué les dernières
décennies, il entend instaurer « l’école du respect », dans laquelle « l’élève n’est pas l’égal
du maître », et il reprend au fil des pages les thèmes qu’il a développés durant la
campagne présidentielle : autorité, transmission du savoir et des valeurs, réforme du
collège unique, suppression de la carte scolaire, meilleure place faite à l’enseignement du
sport et des arts. Cette réforme de grande envergure, qu’il qualifie de « refondation », doit
s’appuyer sur une « remise à plat des programmes et des rythmes scolaires ».
Sans être aussi explicite que lors de la campagne présidentielle, le président Sarkozy
récuse l’héritage de mai 1968 : « Par une sorte de réaction, depuis quelques décennies,
c’est la personnalité de l’enfant qui a été mise au centre de l’éducation au lieu du savoir. »
Il plaide pour les études surveillées, l’aide éducative personnalisée, ainsi qu’une culture de
l’évaluation à tous les niveaux. Ce projet ambitieux, qui, nous l’avons vu, doit passer par la
revalorisation du métier d’enseignant, doit accorder la priorité à la qualité plutôt qu’à la
quantité. Sur ce dernier point, Xavier Darcos a apporté quelques éclaircissements lorsqu’il
a annoncé il y a quelques semaines qu’il n’y aurait plus d’école le samedi à partir de
l’année prochaine. Il a précisé que les heures ainsi libérées ne seraient en aucune
manière récupérées les autres jours, mais qu’elles pourraient être remplacées par des
heures de soutien. On ne voit pas comment cela pourrait se faire sans un allègement des
programmes. L’attention qu’il a accordée il y a quelques jours au poids des cartables va
dans le même sens, de même que ses toutes récentes déclarations – dimanche dernier –
lors du Grand Jury RTL – Le Figaro – LCI.
Plutôt que d’anticiper sur des actions qui vont se préciser progressivement, j’essaierai
maintenant de définir les termes du débat tel qu’il se présente en France. Les perspectives
d’avenir esquissées par Nicolas Sarkozy procèdent d’un constat d’échec de notre système
éducatif. Le malaise des enseignants et la crise de l’école sont profondément ancrés dans
les esprits et correspondent à une réalité dont les aspects les plus concrets sont
réellement alarmants. L’un des plus préoccupants est bien l’intégration des élèves issus
de l’immigration. Dans ce domaine, la société française doit faire face à une situation
assez comparable à celle qu’on rencontre au Danemark. Je ferai remarquer que sur les
questions d’identité nationale, la Lettre du président de la République est assez discrète.
Elle parle bien de « conscience nationale », mais elle met celle-ci au même niveau que la
« conscience européenne », et si nos élèves doivent devenir des « citoyens français », ils
doivent en même temps devenir des « citoyens européens ». On sait néanmoins
l’importance que Nicolas Sarkozy attache à l’identité française. L’obligation qu’il a faite aux
8
enseignants de lire la lettre de Guy Môquet dans leurs classes au cours de la journée du
22 octobre, ainsi que l’orientation générale de sa campagne présidentielle, indiquent
clairement que le président de la République entend défendre fermement notre identité
nationale.
8. La question scolaire en France : deux camps opposés
J’aimerais surtout insister sur le fait qu’on retrouve en France un peu la même ligne
de clivage qu’au Danemark. Eric Maurin, économiste, directeur de recherches à l’EHESS,
est l’un de ceux qui combattent l’école traditionnelle et défendent l’idée que le système
éducatif a avant tout pour mission de poursuivre la démocratisation de la société, sa
socialisation. Farouche adversaire de l’« aristocratisme scolaire », il estime qu’il faut
« promouvoir une école moins sélective, moins anxiogène, avec des programmes moins
lourds et plus concrets », « des programmes accessibles à un plus grand nombre de
collégiens ». Préoccupé de le voir ainsi prononcer ce qui lui semble être « l’acte de décès
de l’esprit de la Renaissance », Alain Finkielkraut – dans La querelle de l’école (2007) –
s’en prend aussi à François Dubet, collègue d’Eric Maurin à l’EHESS et spécialiste de
questions scolaires, à qui il est arrivé de parler de la « cruauté intrinsèque de la
compétition méritocratique ». Le philosophe s’étonne que « la méritocratie [soit]
aujourd’hui dénoncée comme une scandaleuse survivance aristocratique », alors qu’elle
était l’« idéal républicain d’hier » - celui de Jules Ferry.
Pour les adeptes de l’école traditionnelle, les premiers signes annonciateurs du
désastre actuel remontent aux années 1970. C’est au cours de cette décennie et de la
suivante que « le système scolaire, dans son entier, a dérivé massivement vers une
idéologie, l’idéologie de l’épanouissement de l’élève [\], de la personnalité de l’individu et
non plus de transmettre un héritage ». A les croire, à trop vouloir éduquer, l’école ne
remplit plus sa mission d’instruction. Dans sa Lettre, le président Sarkozy fait écho à se
souci, mais il se garde bien de prôner le retour pur et simple à l’école d’antan. Pour lui, les
« principes de l’éducation du XXIe siècle » doivent allier les deux impératifs : « il s’agit
d’être efficace non seulement pour atteindre un objectif économique, non seulement pour
que demain notre économie dispose d’une main d’œuvre bien formée, mais aussi, et peutêtre surtout, pour que nos enfants soient porteurs de valeurs de civilisation, pour qu’une
certaine idée de la civilisation continue de vivre en eux. »
9. Le poids de l’Histoire : Grundtvig et Jules Ferry
Le moment est venu d’évoquer deux grandes figures qui ont joué un rôle fondateur
9
dans l’histoire de l’éducation au Danemark et en France : N.F.S. Grundtvig (1783-1872) et
Jules Ferry (1832-1893). L’influence qu’ils ont exercée l’un et l’autre – mutatis mutandis –
sur le système éducatif de leurs pays respectifs est incontestable. Je crains bien qu’un
bon nombre d’observateurs français n’aient pas remarqué un corollaire important de la
fameuse « flexicurité » danoise : les dispositifs d’accompagnement performants qui
permettent des recyclages et des réorientations multiples. A l’inverse, l’une des
caractéristiques du marché de l’emploi français me semble être une grande rigidité, un
refus presque systématique d’accepter les remises en cause. Ce n’est pas l’un des
moindres paradoxes de notre pays d’être à la fois celui de la Révolution et celui des
avantages acquis. Il faut évidemment éviter les clichés, mais il me semble incontestable
que la souplesse du « modèle danois » doit quelque chose à l’héritage de l’initiateur des
« écoles supérieures pour adultes » (folkehøjskoler). Le mouvement dont Grundtvig a été
le principal instigateur a créé une tradition particulièrement riche de conférences « grand
public », de cours du soir de tous ordres, de formation permanente à caractère culturel,
dont nous n’avons pas d’équivalent en France. L’éducation populaire (folkeoplysning) telle
qu’il la concevait n’a rien à voir avec l’obsession des diplômes, si caractéristique de notre
système. Grundtvig était même diamétralement opposé à ce qu’il appelait « l’école noire »,
avec sa pédagogie sans âme largement basée sur l’apprentissage par cœur. Ce qu’il
voulait promouvoir, c’était plutôt un éveil culturel, une prise de conscience, une envie de
comprendre. Son objectif était « skolen for livet », une école qui serve à maîtriser les
aspects concrets de l’existence. Ces efforts ont été largement couronnés de succès et ils
ont donné à la culture danoise un aspect « folkelig », c’est-à-dire populaire, au sens noble
du terme, alors que la culture et le système éducatif français – malgré de nombreuses
déclarations d’intention favorables à l’égalité des chances – sont restés très élitistes.
L’idée toute simple que je viens d’avancer, c’est que, dans un pays comme le Danemark,
où les adultes sont de toute façon habitués à s’instruire, se cultiver ou se distraire
ensemble, les chômeurs sont sans doute mieux préparés à participer à un programme de
formation ou de réinsertion.
Je ne voudrais pourtant pas simplifier abusivement les choses. Il faut souligner
fortement que les folkehøjsloler sont loin de constituer un bloc monolithique et qu’il ne
s’agit là que d’un aspect du système éducatif danois. Les idées de Grundtvig sont pourtant
encore aujourd’hui une référence incontournable pour un bon nombre de Danois. Un
mythe s’est d’ailleurs formé autour de la personne du pasteur, poète, théologien,
mythologue et traducteur de Gesta Danorum, de Saxo Grammaticus. Grundtvig n’était ni
théoricien ni praticien de la pédagogie, mais il n’en a pas moins exposé ses idées
10
concernant l’enseignement dans plusieurs ouvrages. Elles sont étroitement liées à sa
conception de l’homme et de l’existence et elles ont une portée éminemment politique. Il
s’agissait pour lui d’œuvrer en faveur de la démocratisation de la société danoise, en
contribuant à l’éveil des populations rurales. Il voulait entre autres que celles-ci soient
capables de représenter elles-mêmes leurs propres intérêts dans les assemblées
provinciales créées en 1831. Son projet initial tournait toutefois autour de l’Académie de
Sorø, établissement d’enseignement supérieur dont il voulait élargir la base de
recrutement. Dans son esprit, l’Etat devait jouer un rôle central dans l’administration de
cette « haute école populaire » et de l’instruction publique d’une façon plus générale. On
sait qu’en réalité, la toute première école supérieure pour adultes fut fondée à Rødding, en
1844, à la suite d’une initiative privée avec laquelle Grundtvig n’avait rien à voir, si n’est
d’une façon indirecte : ses idées avaient fortement inspiré Christian Flor, cheville ouvrière
de cette expérience pédagogique novatrice. D’autres écoles du même type ne tardèrent
pas à se multiplier, mais diverses orientations se firent jour : dans certaines d’entre elles,
comme celle de Christen Kold, l’influence de la religion était très sensible, d’autres
insistaient plutôt sur la formation professionnelle. Grundtvig lui-même – bien qu’il fût
pasteur – n’accordait à l’enseignement religieux qu’une place secondaire, selon la célèbre
devise « mennesket først, kristen så » (d’abord homme, chrétien ensuite).
Il faut tenir compte du fait que l’essor des folkehøjskoler date surtout d’après la défaite
de 1864, résultat désastreux de la Guerre des Duchés. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les
toutes premières d’entre elles aient été construites tout près de la frontière allemande. Il
s’agissait alors pour les Danois de définir leur identité, de se démarquer nettement par
rapport à la culture germanique. La défense de la « danité » (danskhed) était au cœur du
projet éducatif de Grundtvig. Il n’est pas difficile de reconnaître cette influence dans la
politique menée par Brian Mikkelsen et Bertel Haarder. En revanche, l’importance qu’ils
accordent aux programmes, aux contrôles et évaluations, n’a rien de commun avec
certaines des options fondamentales de la pédagogie grundtvigienne : rôle capital de
l’oral, « parole vivante » (det levende ord), absence de notes et d’examens, flexibilité des
programmes pédagogiques, vie en commun, dialogue. Ajoutons pour finir que même si la
mythologie nordique et l’histoire nationale ont occupé dès le début une place importante
dans les folkehøjskoler, il serait faux de penser qu’elles détournaient l’attention des élèves
des besoins de la vie pratique. Leur fréquentation des textes médiévaux devait les amener
à s’inspirer du dynamisme de leurs ancêtres Vikings. Toute l’histoire politique de la
deuxième moitié du Danemark du XIXe siècle a été marquée par l’essor de la classe
paysanne qui a pris conscience de sa force, créant le mouvement coopératif, procédant à
11
une importante mutation qui a orienté l’agriculture danoise vers l’élevage, à un moment où
les abondantes exportations de blé en provenance de l’Amérique du Nord et de la Russie
privaient la production céréalière danoise de toute compétitivité. C’est l’époque où le parti
libéral, Venstre, parti des paysans, s’imposa petit à petit face à la Droite réactionnaire.
L’héritage grundtvigien a donc un aspect très pratique, tourné vers les activités
professionnelles et l’action politique. Par son contenu et par ses méthodes, la
folkehøjskole danoise a fortement contribué à la démocratisation du pays.
A sa manière, Jules Ferry était lui aussi un enfant de son temps. Dans la mesure où
ses lois scolaires concernaient l’école publique, on ne peut pas le comparer terme à terme
avec Grundtvig. Une objection s’impose de toute façon aussitôt à l’esprit : si la religion
occupait une place importante dans la pensée du pasteur Grundtvig, Jules Ferry était un
adepte du positivisme et, à ce titre, farouchement anticlérical. La laïcité dont il s’est fait le
défenseur avait néanmoins pour objet premier d’assurer la neutralité de l’enseignement,
de créer un idéal républicain commun hors des luttes religieuses. La loi de 1905 sur la
séparation de l’Eglise et de l’Etat paracheva ce combat. La réforme de l’enseignement
primaire menée à bien par Jules Ferry, avec les lois de 1881 (gratuité de l’école) et de
1882 (laïcité et obligation scolaire), au terme d’une rude bataille, a posé l’un des
fondements de la France républicaine. Le résultat de son action a été considérable. Son
intention était de gagner à la République la grande démocratie rurale, et il y est arrivé,
aidé par la cohorte des « hussards noirs », ces instituteurs dévoués à sa cause. L’Etat
était évidemment au centre de son projet éducatif. Ce qui le situe – sur ce point en tout
cas – aux antipodes de la pédagogie des folkehøjskoler. Ce qu’on pourrait appeler
plaisamment le culte des programmes nationaux en est un aspect particulièrement
contraignant.
10. Conclusion
Pour conclure, je dirai qu’on a parfois le sentiment que l’école danoise est en train de
se rapprocher des traditions françaises en matière d’enseignement et que le système
éducatif français va peut-être passer par une « cure d’amaigrissement » destinée à le
rendre plus humain, j’allais dire\ plus danois. Je suis toutefois bien incapable de dire si
les réformes en cours et celles qui ont été annoncées réussiront réellement à promouvoir
une révision profonde et durable des traditions scolaires de nos deux pays, mais après
avoir dressé un bilan provisoire, j’ai voulu terminer en insistant sur le poids de l’Histoire. Il
explique beaucoup de choses.
Marc Auchet, professeur émérite à la Sorbonne
12

Documents pareils