pour la science - UCSD Cognitive Science

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L’AVENIR DANS LE DOS
Chapô
elon Sophocle, « le pêcheur qui, à
coups de ra m e s, fait avancer sa
b a r q u e, a son passé devant lui et
son avenir dans le dos ». À coup sûr
le dramaturge grec a erré dans les
Andes et connaissait les Aymaras! En
effet, ces Amérindiens qui vivent sur les hauts plateaux andins du Chili, du Pérou et de la Bolivie,
ont une conception du temps inverse de celle de
tous les autres peuples : pour eux, le futur est derrière eux et le passé devant. C’est ce qu’ont montré Eve Swe e t s e r, de l’Université de Berke l ey, et
Rafael Nunez, de l’Université de San Diego.
En 1993, le linguiste George Lakoff a décrit les
deux types de métaphores spatiales qu’utilisent les
humains pour appréhender la notion de temps et
de chronologie. Dans le premier, le temps est un
« objet » qui se déplace par rapport à un individu
statique (par exe m p l e, dans la phrase « La fin de la
semaine approche »), l’observateur.Dans le second,
ce dernier se meut dans un paysage où le temps
«objet» est statique («Nous serons bientôt en vacan ces »). Dans tous les cas, l’avenir est devant nous
et le passé derrière, et l’on croyait ce positionnement
commun à toutes les cultures. Ce n’est pas le cas.
Lors de conversations où des évènements passés et futurs étaient abordés, les linguistes se
sont aperçus que la langue Ay m a ra déroge à la
règle précédente. Par exe m p l e, le terme n ay ra,
qui désigne l’œil, le devant, signifie également passé.
De même, qhipa, c’est-à-dire dos ou derrière, marque
aussi le futur. Ces arguments linguistiques sont corroborés par la gestuelle qui soutient le discours,
notamment celles des anciens, qui ne parlent pas
d’autres langues que l’ay m a ra: leurs mains sont
dirigées vers l’arrière, au-dessus de leurs épaules, lorsqu’ils parlent de l’avenir et vers l’avant quand
ils abordent le passé.
La spécificité aymara s’explique peut-être par
l’importance que ces Indiens accordent au fait qu’ils
aient été, ou non, témoins de l’événement relaté :
il devient alors logique de mettre le passé, le
« vu », devant ses yeux, et le futur, par définition
« non-vu», derrière. Ces résultats révèlent que notre
perception du temps est soumise aux influences
culturelles : elle n’est pas unive r s e l l e. Les poètes
le savent depuis longtemps, eux qui, à en croire
Cocteau, « se souviennent de l’avenir ».
Loïc Mangin
Cognitive Science, vol. 30, pp. 401-450, 2006.
d
a
Temps
Passé
Avenir
b
Passé
Avenir
c
Passé
Avenir
Le temps est le pl us sou vent per çu de deux faç ons :
soit il défile au tour d’un observ ateur statique (a), soit
cet ind i v idu se déplace da ns un paysage tempor el (b).
Da ns les deux cas, l’avenir est devant et le passé derr i è r e. La pos ition est inver s é e (c) chez les Ind iens
Ay ma ra ( d ), en Amérique du Sud.
© POUR LA SCIENCE - N° 347 SEPTEMBRE 2006
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