La sociologie industrielle

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La sociologie industrielle
La
sociologie industrielle
par
MARÍA MARCIA SMITH
DE
DURAND
et
ViCTOR MANUEL DURAND PONTE
Il est toujours probl6matique d’6tablir pour une science, comme la sociologie
ou il n’existe aucun consensus th6orique ou m6thodologique, des criteres
d’6valuation des tendances; cela est du essentiellement A l’impossibilit6 de
trouver un seul critere qui permette de rendre compte de toutes les differences.
Nous avons adopt6 la solution suivante: choisir deux criteres pratiques,
qui, croyons-nous, repr6sentent des 616ments importants du probleme :
1’epoque concern6e par les etudes et les structures ou processus 6tudi6s. Le
premier critere nous conduit a diviser les ouvrages selon la date de leur publi-
cation,
en
consid6rant pour cela trois decennies, 1940 a 1949, 1950 à 1959,
et 1960 ~ nos
jours.
Les conditions dans
lesquelles le processus d’industrialisation s’est d6veau long de cette periode; nous pourrions dire que la
change
lopp6
d6cennie
premiere
correspond au d6but de l’industrialisation en Amerique
latine, dans les circonstances sp6ciales cr66es par la seconde guerre mondiale. On peut dire, grosso modo, de la seconde d6cennie, qu’elle correspond A
1’6poque dite de substitution des importations. Ce phenomene, bien qu’il ait
commence a se manifester quelques ann6es auparavant, s’est surtout d6velopp6 dans les ann6es cinquante. La troisieme d6cennie correspond a la fin de
la p6riode de substitution des importations de biens de consommation et au
d6but de celle de substitution des importations de biens de production, et
dans quelques pays de la region a la conjonction d’autres facteurs comme
1’aggravation de la deterioration des termes de 1’6change, l’instabilit6 politique, etc..., caract6ristiques d’une situation de crise et de recession économique, et par consequent de crise industrielle.
Une autre raison qui nous a fait choisir ce critere chronologique tient au
ont
tout
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d6veloppement meme de la sociologie en Am6rique latine, discipline qui n’a
cess6 d’61ever son niveau technique et d’augmenter le nombre de ses publications. L’apparition de quelques facultds de sociologie et d’instituts de recherche a eu une influence notable sur le d6veloppement de notre discipline, en
lui donnant des 1950 un caract6re de plus en plus professionnel et specialise.
Le second critere se r6f6re a la maniere dont le probleme de l’industrialisation a 6t6 abord6 .Nous ne nous r6f6rons pas au point de vue th6orique ou
m6thodologique des etudes, mais a 1’element du processus industriel qui a
int6ress6 les auteurs. Pour mettre en evidence ce critere, nous avons r6parti
les travaux sous quatre rubriques qui nous ont semble etre les plus significatives pour 1’6tude de 1’industrialisation: ce sont: 1) 1’entrepreneur, 2) la
main d’oeuvre, 3) 1’entreprise comme organisation et 4) les relations de l’industrialisation avec le reste de la soci6t6, specialement avec l’urbanisation, le
changement social et la politique.
La raison permettant de justifier le choix de ce critere est la suivante: nous
pourrons avoir, grace a lui, une idee de la maniere dont s’est d6velopp6e
1’6tude de l’industrialisation, de la maniere dont les problemes ont 6t6 pos6s
et du degr6 de precision avec lequel on a etudie chacun de ces elements.
Lorsque nous commentons les ouvrages s6lectionn6s pour en montrer les
tendances, nous faisons appel A d’autres criteres comme la m6thodologie employ6e ou le point de vue th6orique, mais nous ne le ferons pas syst6matiquement, sauf lorsque cela peut constituer une information utile pour le lecteur.
1940-1949. Au cours de cette décennie peu d’ouvrages ont 6t6 publiés qui
soient a proprement parler des ouvrages de sociologie industrielle, ce qui de
notre point de vue s’explique par le simple fait que le processus d’industrialisation n’en est qu’a ses d6buts, et que la sociologie commence a peine a se
d6velopper en Amerique Latine.
C’est pourquoi il ne faut pas s’6tonner si lescinq ouvrages que nous avons
reperes sont tous d’auteurs qui ne sont pas latino-am6ricains.
Des ouvrages comme ceux de George Wythe (4.63) et Milic Kymbal (4.33)
pr6sentent un point de vue g6n6ral sur l’industrialisation dans la region. Cette
approche etait alors la seule maniere d’aborder le phenomene, car 1’absence
d’une d6finition de ce processus obligeait les auteurs a le traiter dans un
ambigf ou impr6cis.
11 y a cependant une diff6rence significative dans la maniere d’affronter le
probleme; alors que Wythe s’efforce dans son ouvrage de faire une analyse
interne des conditions dans lesquelles se d6veloppait l’industrialisation dans
la region, en essayant de ponderer les diff6rents facteurs (les facteurs physiques, humains, socio-6conomiques, et politiques, qui peuvent, A son avis,
contexte
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influer
l’industrialisation), Kymbal effectue dans son travail une analyse
comparative entre les pays de la region et d’autres pays du monde, de maniere
A pouvoir determiner, par une analyse retrospective, 1’effet de l’importance
du march6 sur l’industrialisation, ainsi que quelques regles de croissance de
sur
l’industrie.
Ces deux approches nous amenent a r6fl6chir sur leur utilite respective. It
serait en principe absurde de s’aventurer a decider laquelle est la meilleure;
nous croyons que toutes les deux sont 6galement importantes et utiles.
Cependant, si ces deux approches sont utilis6es isolement, elles peuvent
conduire a avoir quelques id6es fausses sur le probleme. Dans le premier cas,
1’analyse des conditions internes peut conduire a certains stereotypes comme
celui de la richesse de la region et de ses grandes possibilit6s. Pour eviter
cela, toute analyse interne doit etre consid6r6e a l’int6rieur d’un cadre international plus ample qui permette de saisir les limites en matiere de decision
et d’utilisation des ressources nationales. Dans le second cas, l’analyse comparative peut conduire a des generalisations abusives: essayer d’interpreter
ce qui se passe dans les pays moins favorises a partir de ce qui s’est passd dans
les pays plus avances; ceci a abouti aux d6veloppements sur le traditionalisme
et le modernisme, a des theories qui fixent certaines etapes par lesquelles les
pays traditionnels doivent passer pour acceder au modernisme.
La seule maniere d’6viter ces interpretations fausses est de consid6rer que
chaque pays a une histoire propre ou les conditions du d6veloppement diff6rent et que celui-ci ne peut pas par consequent avoir un cheminement
identique quel que soit le pays. 11 est donc necessaire de tenir compte de la
sp6cificitd de chaque pays et de ne pas essayer d’utiliser des comparaisons
purement descriptives pour expliquer la realite de certains pays par celle
d’autres pays. Comme on pourra le noter par ces observations generales, la
combinaison des deux m6thodes sera toujours utile a la comprehension des
ph6nom6nes sociaux et en particulier de l’industrialisation.
11 faut preciser que ces observations ne sont pas une critique des ouvrages
de Wythe et de Kymbal, mais qu’elles r6pondent au d6sir de faire ressortir
les problemes qu’ils soulevent et auxquels 1’interpretation sociologique peut
avoir a s’int6resser.
1950-1959. Dans cette d6cennie on voit non seulement augmenter le nombre
des ouvrages consacres aux problemes de l’industrialisation, mais on commence aussi A noter une plus grande diversification des sujets d’6tude, ce qui
correspond tres probablement A la complexite croissante du processus d’industrialisation lui-meme.
On remarque parmi les ouvrages qui abordent le probleme dans une
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perspective gdn6rale ceux de Simon Kuznets (4.32), Manuel German Parra
(4.43) et Samford A. Mosk (4.40).
Les deux premiers ouvrages ont ete r6alis6s sur la base d’6tudes comparatives ; celui de Parra est plus centr6 sur l’industrialisation, alors que celui de
Kuznets 1’est sur les problemes de population. Le travail de Parra est un
exemple d’une etude comparative qui comprend d’abord une analyse interne
des conditions du d6veloppement industriel mexicain, puis qui envisage
l’avenir de ce developpement : celui-ci doit passer par la realisation de certaines etapes d6finies en fonction de 1’experience pass6e de pays 6conomiquement plus avanc6s.
L’ouvrage de Mosk est une etude des effets que la revolution mexicaine a
eus sur l’industrialisation et des changements qu’elle continue a provoquer
dans les autres secteurs de la vie economique ; il analyse 1’attitude et les
perspectives qu’ont sur l’industrialisation les diff6rents groupes qui lui sont
lies. Ce travail repr6sente l’un des premiers essais pour incorporer, ne seraitce que d’une maniere subjective, les groupes sociaux concrets dans 1’6tude de
l’industrialisation.
Le travail de P. Gonzalez Alberdi (4.22), de par son titre meme, se r6f6re a
l’un des problemes les plus 6pineux de cette sp6cialit6, celui de l’ind6pendance economique, qui n’a pas ete trait6, ne serait-ce qu’effieur6, jusqu’A
aujourd’hui et qui, a nos yeux, renferme de nombreuses explications sur le
processus industriel en Am6rique Latine.
11 convient de mettre en relief, parmi les etudes qui s’61oignent de l’approche g6n6rale, celles d’Evaristo de Moraes Filho (4.75) et de J. Marin
(4.38).
Ces deux travaux traitent du probleme de l’influence que 1’entreprise
le reste de la structure socio-6conomique. Sans aucun doute, le
travail de Moraes Filho repr6sente un des rares essais d’6tude des relations
sociales dans l’entreprise en fonction d’autres ph6nom6nes comme la division
du travail, l’industrialisation, etc.
11 est a noter que, dans toute la bibliographie r6pertori6e, il n’existe presque
pas d’6tudes sur l’organisation interne des entreprises latino-am6ricaines, a
la difference d’autres pays comme les Etats-Unis qui ont accorde une importance fondamentale A ce probleme. 11 y a la une lacune dans la connaissance
de l’industrialisation dans la region ; et il est possible que le manque d’int6ret
manifest6 par les auteurs pour ce probleme reflète la d6pendance qui existe
dans le domaine de l’organisation des entreprises dans d’autres pays et son
manque d’originalite. Cependant ce phenomene repr6sente en soi un domaine
d’6tude dont l’importance ne peut echapper et qui devra etre etudie comme
formant partie du processus d’industrialisation.
exerce sur
19
1960-1968. On note, a partir de 1960, de grands changements dans la sociologie industrielle. Les points de vue g6n6raux s’estompent pour laisser la place
à des perspectives de plus en plus spécialisées; des probl6matiques nouvelles
et des centres d’int6r8ts nouveaux apparaissent. L’importance des etudes
suivantes est a souligner: 1) les etudes sur les entreprises, suscit6es essentiellement par la CEPAL qui a charge differents sociologues de la region d’une
serie de travaux sur des pays determines ; 2) les etudes sur la main d’oeuvre
3) les travaux sur la stratification, le changement social, le role de la politique
et de 1’Etat, l’urbanisation dans ses relations avec l’industrie. D’autre part
on accorde de plus en plus d’int6r8t a 1’6tude de l’industrialisation et de l’int6gration latino-americaine.
C’est presque au meme moment qu’une sociologie proprement latinoam6ricaine commence a se former, s’appuyant sur 1’exp6rience d’auteurs de
la region, experience acquise dans le domaine de la sociologie pour Florestan
Fernandes, Fernando H. Cardoso, Octavio Ianni au Bresil, Pablo Gonzalez
Casanova au Mexique; dans les domaines de 1’economie et de la science
politique pour Celso Furtado, Helio Jaguaribe, Anibal Pinto et le groupe de
la CEPAL dirige longtemps par Raul Prebisch).
Ce fait est tres important, non seulement pour la sociologie qui s’enrichit
ainsi d’une nouvelle optique, distincte des pr6c6dentes et qui contribue en
grande partie a uniformiser les problemes conceptuels et methodologiques,
mais aussi pour la connaissance de notre realite elle-meme, puisqu’il a permis
de coordonner les efforts pour syst6matiser et 6tudier nos problemes d’une
maniere plus ordonn6e et plus proche de nos besoins.
Pour terminer ce rapport sur les tendances des etudes relatives aux problemes industriels, nous mentionnerons les ouvrages les plus marquants dans
quelques uns des domaines signal6s ci-dessus, en nous limitant a indiquer
certains de leurs apports essentiels.
Parmi les etudes sur 1’entrepreneur, se d6tache le travail de Fernando H.
Cardoso (4.68) qui, tout en critiquant courageusement les theories ant6rieures, parvient a une grande systematisation de cette probl6matique au Br6sil,
probablement la plus s6rieuse et la plus juste de tous les travaux sur 1’entrepreneur realises dans la region. Un autre fait remarquable est l’utilisation de
donn6es recueillies par des questionnaires et la mise au point d’une m6thodologie dialectique qui permet a 1’auteur de reconstruire la realite d’une mani6re objective.
Les travaux de A. Touraine (4.56 et 4.58) et de B. Branda L6poz Juarez
(4.88) dominent tous ceux qui se rapportent a 1’6tude de la main d’oeuvre.
Le cadre theorique presente une grande importance pour le premier, alors que
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le second decrit quelques probl6mes tres int6ressants concernant les relations
ville-campagne, et celles de l’usine et de la communaut6.
Dans la partie consacree aux rapports entre industrialisation et stratification sociale, l’article 6crit par Fernando H. Cardoso et Jose Luis Reyna est
un excellent exemple de ce que 1’on peut faire de donn6es sociales lorsque
1’on suit des id6es pr6cises et bien coordonn6es.
Parmi les ouvrages consacr6s a 1’etude des rapports entre l’industrialisation et la politique se d6tache le livre d’Octavio Ianni (4.26). L’auteur y
analyse le role que peut jouer 1’Etat dans la dynamique des forces productives
en p6riode d’industrialisation. Il s’agit d’un livre 6minemment th6orique qui
r6ussit, dans une interpretation marxiste, a syst6matiser la problematique
en
question.
Pour avoir un ouvrage d’ensemble sur l’industrialisation en Amerique
Latine, il est n6cessaire de se referer a celui 6dit6 par Joseph A. Kahl (4.29) qui
regroupe une grande partie des travaux les plus significatifs concernant 1’industrialisation et les themes qui lui sont lies comme la population, la stratification, la mobilite et 1’integration politique et sociale.
Cet ouvrage repr6sente le premier effort pour rassembler en un seul volume
des travaux qui ont contribu6 d’une maniere ou d’une autre a l’etude de ce
theme soit dans son aspect th6orique, ou dans son aspect m6thodologique.
Nous d6sirons assurer Gilberto Silva Ruiz de notre reconnaissance pour
collaboration a 1’etablissement et a l’annotation de la bibliographie.
sa