LEMONDE

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LEMONDE
Le Soir Samedi 22 et dimanche 23 décembre 2012
FOCUS
LEMONDE 15
La croisade héroïque des
« avocats aux pieds nus »
EN CHINE, les cas d’expropriations forcées et de spoliation des terres se multiplient.
Des citoyens, sans diplôme juridique, montent à l’assaut des fonctionnaires corrompus.
Li Xiang Yang, ancien
instituteur, sillonne les
campagnes du Shandong, pour porter assistance aux personnes victimes d’abus des autorités locales. Une mission qui n’est pas sans
risques : la police, qui
n’hésite pas à le filer en
voiture banalisée, le lui
fait bien comprendre…
© JORDAN POUILLE.
YISHUI (SHANDONG)
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
CORÉE DU NORD
Pékin
on métier n’est pas de tout repos. Au deuxième jour du reportage, deux policiers ont débarqué dans notre chambre d’hôtel
pour un contrôle, avant de nous
filer, toute la journée, dans une voiture
banalisée. Li Xiang Yang, 51 ans, souhaitait simplement nous faire partager son
quotidien à Yishui, une petite bourgade
sans charme du Shandong, à l’est de la
Chine.
Yang n’est pas un dissident de haut
vol. Juste un « avocat aux pieds nus »,
un fils de paysans, qui a renoncé à son
métier d’instituteur pour devenir un
homme de loi. Depuis quatorze ans,
Yang défend les petites gens, les « marginaux », dit-il. Parce qu’il s’agit souvent
de conflits impliquant les officiels locaux, les avocats du barreau leur tournent le dos par peur des représailles.
Yishui symbolise le développement fulgurant des campagnes chinoises, happées par l’urbanisation. Aux carrefours,
des affiches rouge et jaune promeuvent
les cinquante entreprises payant le plus
d’impôts. L’enseigne KFC – Kentucky
Fried Chicken – vient d’ouvrir son premier restaurant. Mac Donald devrait suivre. Les voitures neuves, sans plaque minéralogique, s’agglutinent autour des rares stations-services de la ville. Destiné
aux fonctionnaires corrompus et aux cadres de Qing Yan, l’industriel agroalimentaire local, un nouveau quartier résidentiel, voit le jour autour de la rivière
Yi. Son nom : « La ville glorieuse ». Le
portrait de Steve Jobs s’affiche sur les palissades de chantier : « Achetez et vous
connaîtrez le même succès qu’Apple ! »
Le numéro du promoteur est bardé de 6,
symbole de chance en Chine.
Par sécurité, Li Xiang Yang reçoit ses
clients dans une vieille voiture Santana
aux vitres fumées, conduite par son meilleur ami, un instituteur. Ce matin, un
maçon à la retraite est assis sur la banquette arrière. « Je n’ai pas osé déranger
le professeur Yang pendant tout ce temps
mais là, je deviens vieux et ma santé vacille », dit Shen Cheng Yen, penaud. Il y
a vingt ans, il a construit des épiceries
dans les villages environnants. A l’épo-
CORÉE DU SUD
Jinan Yishui Yishui
Shandong
Dongshigu
S
www.lesoir.be
21/12/12 19:52 - LE_SOIR
Shanghai
CHINE
Macao
Mer de Chine
méridionale
TAÏWAN
Hong Kong
VIETNAM
LAOS
PHILIPPINES
400 km
que, toutes étaient gérées par le Parti.
Cheng n’a jamais été payé, malgré ses appels répétés. « Maintenant, je ne veux
plus me taire. »
Puis nous roulons discrètement vers
la campagne profonde. Li Xiang Yang
nous emmène à Ding Jing Yu, petit village accroché à une colline. Les maisonnettes de pierres grises, toutes identiques,
bordent une piste de ciment. Les
courées servent de poulailler. On y stocke les récoltes d’épis de maïs, de cacahuètes ou de patates douces. Dehors, sur des
murs décatis, des messages de propagande rappellent l’importance de la loi sur
le contrôle des naissances, l’urgence du
« développement scientifique ». Un dessin explique aux jeunes femmes comment surveiller leur grossesse.
que ces champs « dévorés » à la lisière
de la ville, afin de procéder à l’échange.
Privés de leurs maisons, les paysans se retrouvent parqués dans des immeubles,
quelques kilomètres plus loin.
A Liu Jia Yu, 250 familles survivent depuis deux mois dans deux bâtiments
sans confort. Pour lesquels elles se sont
endettées. « J’ai reçu 5.000 yuans contre ma maison et ils m’ont forcé à acheter
cet appartement de 20.000 yuans ! »,
dit un habitant. Faute de grange, les épis
de maïs sont stockés dehors, sous des bâches en plastique. Les sacs de pesticides
s’entassent dans son salon.
L’avocat insiste sur le retour de la misère rurale, une paupérisation en contradiction avec les promesses du Parti.
« Ces gens ne peuvent plus faire de feu
chez eux comme avant. On leur demande de se chauffer au gaz mais ils n’en ont
pas les moyens. » Dans certains appartements, les maçons n’ont pas daigné poser des robinets d’eau. Une veuve de
83 ans, qui rechignait à quitter sa ferme,
se retrouve au 5e étage d’un immeuble
sans ascenseur. Au cas où les paysans se
plaindraient, huit caméras de télésurveillance filment les allées et venues.
Des voyous se posteront aux entrées de
Liu Jia Yu et Ding Jing Yu, quelques heures après notre passage. « Ici, les secrétaires de village ont falsifié des lettres de
consentement des paysans. Ils veulent
toucher leur part du gâteau. Un village
rasé peut rapporter jusqu’à quinze millions ! », explique l’avocat. Si les paysans ne paient guère d’impôts, les autorités se rattrapent avec le commerce lucratif de leurs terres.
L’arrivée de Xi Jinping à la tête du Parti ? On a changé
la soupe, mais pas le médicament ! »
Assis sur un tabouret, un ordinateur
portable sur les genoux et une cigarette
aux lèvres, Li Xiang Yang recueille les doléances de Madame Gao. Cette mère de
famille est paniquée à l’idée de connaître le sort des paysans du village voisin.
Car la ville de Yishui s’agrandit et s’empare, inexorablement, des champs tout
autour. Pour ne pas être en contradiction avec une loi de 2009 visant à ne jamais descendre sous le seuil des 120 millions d’hectares de terres arables, les officiels de Yishui font régulièrement raser
les villages éloignés. Et les transforment
en terres cultivables, de la même taille
Quand une affaire stagne, Li Xiang
Yang s’empare d’internet. Comme pour
défendre cette femme abusée sexuellement par un fonctionnaire du Bureau
du contrôle des naissances, parce qu’elle
ne pouvait payer la lourde amende imposée après la naissance de son deuxième
enfant. Après une flambée de messages
sur Weibo, avec preuves de l’agression à
l’appui, le Bureau a réagi. L’amende fut
annulée et la maman indemnisée. « Les
officiels de Yishui tiennent à leur place.
Ils craignent trop que leurs méfaits se sachent jusqu’à Jinan, la capitale de la province. » Dès qu’un officiel du gouverne-
ment de province descend à Yishui, il a
droit à une escorte policière digne d’un
chef d’Etat, avec routes bloquées et trottoirs lustrés.
Pour Li Xiang Yang, le prix à payer de
son combat pour l’application de l’Etat
de droit est la prison. « C’était en 1998.
Les paysans de Dong Jing Shan Tou,
une petite montagne toute proche,
étaient assommés par les impôts. Ils ne
gagnaient que 600 yuans par an et devaient en verser la moitié ! Alors les officiels pillaient les maisons, s’emparaient
des vélos, du moindre appareil électrique. J’étais professeur et je voyais mes élèves renoncer à l’école pour aller aider
leurs parents. C’est à ce moment que j’ai
intenté un procès contre le gouvernement de Yishui. » Pour son baptême du
feu, Yang se bat comme un diable et obtient du gouvernement une indemnité
colossale de 400.000 yuans. La nouvelle
se répand instantanément : onze autres
villages sollicitent l’avocat aux pieds
nus.
En 2000, Yang est kidnappé. « Mes
geôliers avaient aménagé une cellule au
sous-sol d’un orphelinat. L’eau tombait
du plafond et nous n’avions presque rien
à manger. » L’avocat partage son calvaire avec neuf paysans. Arrêtés à la gare
routière, ils tentaient de rejoindre Pékin
pour déposer une pétition. Trois mois
plus tard, Yang ne doit sa libération qu’à
la promesse d’un exil. « Je suis parti
loin, dans la province de Gansu, grâce à
un ami. Il m’a laissé s’occuper de son usine pendant cinq ans. » Puis il rentre à
Yishui. « J’avais assez d’argent de côté.
Et ma mère était souffrante. » Et même
s’il reçoit encore des lettres de menace
anonymes, des couteaux enfoncés sur sa
porte d’entrée, Yang tient le cap. « Mon
vieux père pense que j’ai perdu la face en
revenant, mais les chefs ont compris que
je n’ai pas peur. » Sa femme est-elle inquiète ? « J’ai divorcé deux fois mais la
dernière, Sun Mei, me soutient. Elle aussi a mordu la poussière, je l’avais défendue face à un licenciement abusif. » Prudent, Yang a envoyé sa fille de 25 ans à
l’étranger.
Pendant notre reportage, se craignant
sur écoute, Li Xiang Yang changera de
carte Sim à trois reprises. Alors quand
on évoque l’arrivée de Xi Jinping, le nouveau secrétaire général du PCC, l’avocat
soupire. « On a changé la soupe, mais
pas le médicament. » ■ JORDAN POUILLE
LE PRÉCÉDENT
L’affaire Chen Guangcheng
Si des avocats sans diplôme peuvent plaider dans les tribunaux chinois, c’est grâce à une loi qui permet à n’importe quel plaignant
d’être représenté par lui-même ou
un citoyen de son choix. Le plus connu de ces juristes autodidactes est
sans doute le paysan aveugle Chen
Guangcheng (photo). Il a notamment combattu la cause des femmes victimes de stérilisations ou
d’avortements forcés.
Après quatre années de prison suivies de dix mois de captivité dans
son village de Dongshigu, à 25 kilomètres de Yishui, le dissident s’est
échappé. D’abord retenu à l’hôpital
de Chaoyang, Chen Guangcheng a
rejoint New York en mai dernier. Il y
étudie le droit à l’université et prépare une autobiographie. Le mois
dernier, Chen Kequi, son neveu resté au pays, a été condamné à trois
ans et demi de prison pour coups et
blessures. Il voulait échapper à une
descente policière durant la cavale
de Cheng Guangcheng.
Guo Feixiong, un autre célèbre
« avocat aux pieds nus », vient également de purger une peine de cinq
ans de prison. Il est aujourd’hui assigné à résidence.
On ignore combien de juristes autodidactes exercent actuellement en
Chine qui répertorie, en revanche,
204.000 avocats officiels. Depuis
le 20 mars 2012, ces derniers doivent prêter serment au Parti et chaque cabinet doit disposer d’une antenne du Parti, sans laquelle il perdra sa licence. (J. PE)
© AUL LOEB/ AFP.
REPORTAGE
1NL
du 22/12/12 - p. 15