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Couverture : Au centre du fronton de l’hôtel de ville de Blérancourt,
un mérinos sculpté rappelle l’ancien marché franc aux moutons. Cl. A. Arnaud.
Fédération des Sociétés d’Histoire
et d’Archéologie de l ’Aisne
MÉMOIRES
TOME XLVIII (2003)
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos .............................................................................................................................................................................
7
Préface ..............................................................................................................................................................................................
11
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge :
contraintes et traits originaux de la production céréalière
Ghislain BRUNEL ...........................................................................................................................................................
13
La cense d’Eparcy
Bénédicte DOYEN ..........................................................................................................................................................
37
La guerre des farines de 1775 dans le Soissonnais
Julien SAPORI ....................................................................................................................................................................
53
« Mi-juillet pluie et vent font mal au froment » :
les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
Jérôme BURIDANT .........................................................................................................................................................
79
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
Suzanne FIETTE .............................................................................................................................................................. 103
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne :
le mérinos précoce du Soissonnais
Alain ARNAUD ................................................................................................................................................................... 127
La ferme Monnot à Pontru : un exemple de modernité au XIXe siècle
Monique SÉVERIN ......................................................................................................................................................... 173
Les luttes agricoles de 1906-1908 :
premier conflit social du XXe siècle dans les campagnes de l’Aisne
John BULAITIS ................................................................................................................................................................... 191
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
Emmanuelle BONÉRANDI ..................................................................................................................................... 207
VIE DES SOCIÉTÉS
Journée de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie
de l’Aisne............................................................................................................................................................................. 219
Présidents de la Fédération
des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne ............................................................. 223
Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne....................................... 225
Société historique et archéologique de Château-Thierry ....................................................... 227
Société académique d’histoire, d’archéologie, des arts et des lettres
de Chauny et de sa région ................................................................................................................................ 231
Société historique de Haute-Picardie ............................................................................................................ 233
Société académique de Saint-Quentin ......................................................................................................... 241
Société archéologique, historique et scientifique de Soissons ......................................... 251
Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache ............................ 255
Société historique régionale de Villers-Cotterêts ............................................................................ 259
Erratum ............................................................................................................................................................................................ 263
Contacts........................................................................................................................................................................................... 265
Conseil aux auteurs............................................................................................................................................................ 267
7
AVANT-PROPOS
2003 : une date-clé dans l’histoire de la Fédération des sociétés d’histoire
et d’archéologie de l’Aisne. Celle-ci fête en cette année, le cinquantième anniversaire de la publication du premier tome des Mémoires.
C’est le 17 mai 1952 que le préfet de l’Aisne, Roger Bonnaud-Delamare
réunit les présidents des sociétés dites alors savantes, pour leur proposer de
publier ensemble un tome de Mémoires. Il s’agissait alors de réunir les sept sociétés existantes : Société historique de Château-Thierry 1, Société académique de
Chauny 2, Société historique de Haute-Picardie 3, Société académique de SaintQuentin 4, Société archéologique et historique de Soissons 5, Société archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache 6, Société historique régionale de
Villers-Cotterêts 7. Ces sept sociétés œuvraient déjà, pour certaines, depuis plus
d’un siècle pour le développement de la connaissance historique du département
de l’Aisne 8 notamment en organisant des conférences de vulgarisation - réservées
cependant à une élite -, en publiant des Bulletins voire en encourageant ou en
étant la cheville ouvrière de la création de musées locaux, comme à Laon, à
Vervins, à Château-Thierry ou à Villers-Cotterêts.
Les conditions matérielles suivant la seconde guerre mondiale ne permettaient plus à chaque société de mener à bien toutes ces actions et, notamment, de
publier des Bulletins ou Annales. C’est donc dans ces conditions que fut créée la
Fédération des sociétés savantes de l’Aisne 9. Sous les auspices de Maxime de
Sars, premier président de la Fédération et, par ailleurs, président de la Société
historique de Haute-Picardie et de M. Quéguiner, secrétaire et archiviste départemental, parut le premier tome en 1953 10.
1. La Société archéologique et historique de Château-Thierry a été fondée en 1864.
2. La Société historique, archéologique, des arts et des lettres de Chauny a été fondée en 1860.
3. C’est en 1944 que la Société historique de Haute-Picardie a fusionné avec la Société académique
de Laon, créée en 1850.
4. La Société académique de Saint-Quentin fut fondée en 1825 sous le titre de Société académique
des sciences, arts, belles-lettres, agriculture et industrie de Saint-Quentin.
5. C’est la plus ancienne société historique du département de l’Aisne, créée en 1847. Elle est l’héritière de l’Académie de Soissons fondée en 1674, disparue à la Révolution, remplacée en 1806 par la
Société des sciences, arts et belles-lettres de Soissons. Elle a englobé le Comité archéologique de
Soissons créé en 1845.
6. La Société archéologique de Vervins, fondée le 17 janvier 1873 reprenait la publication de la revue
La Thiérache commencée en 1849. C’est en 1985 qu’elle a pris le nom de Société archéologique et
historique de Vervins et de la Thiérache.
7. La Société historique régionale de Villers-Cotterêts créée en 1904.
8. Cf. L’amour de l’histoire locale. Les sociétés archéologiques et historiques de l’Aisne au XIXe et XXe
siècles, Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XLV, 2000.
9. Ce n’est qu’en 1988 qu’elle est devenue la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de
l’Aisne.
10. Roger Bonnaud-Delamare, « Préface », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et
d’archéologie de l’Aisne, t. I, 1953, p. 5-7.
8
Depuis cinquante ans, la Fédération a connu une évolution considérable.
S’attachant toujours à être fidèle aux aspirations de son époque et à contenter son
public nombreux, elle est devenue, au fil des ans, une association proche du
public tout en préservant son caractère scientifique.
Dès les premières années de son existence, la Fédération a associé la publication de son volume annuel de Mémoires à l’organisation d’un congrès départemental – réservé alors aux seuls membres des sept sociétés historiques membres.
Les connaissances archéologiques, historiques et scientifiques semblaient alors
l’apanage d’érudits locaux. Au cours de ces cinquantes années, les textes réunis
dans les Mémoires sont devenus des références pour la connaissance historique et
scientifique du département de l’Aisne.
Mais au fil des ans, une évolution semblait nécessaire en raison d’une plus
grande inadéquation avec la société. Cela a d’ailleurs été formulé par Alain
Brunet, à l’issue de deux mandats triennaux de présidence fédérale : il fallait une
évolution 11 – voire une révolution. Dans un premier temps, la présentation et le
contenu des Mémoires ont évolué : les articles, qui ne sont plus uniquement des
synthèses de conférences, sont illustrés en quadrichromie.
Des publications hors série ont vu le jour : La paix de Vervins, reprenant
les interventions du colloque du même nom tenu à l’initiative de la Société
archéologique et historique de Vervins et de la Thiérache en 1998. Puis Coucy,
histoire et mémoire, préparé par la Société archéologique et historique de Soissons et présenté à l’occasion du premier congrès ouvert au grand public et ayant
pour thème la forteresse médiévale de Coucy-le-Château. Sous le nom de journée
départementale, la Fédération ouvrait alors ses connaissances au grand public. La
presse écrite régionale titrait alors : « Fini les vieilles barbes » 12. La révolution
battait son plein.
Ayant créé en son sein des organes techniques tels le comité de lecture et
le comité technique d’édition, la publication du tome annuel des Mémoires s’est
professionnalisé. Cependant, cet ouvrage reste avant tout un lieu d’expression, à
la fois pour des chercheurs éclairés et des professionnels de la recherche dans des
domaines variés ne se limitant pas uniquement à l’histoire mais ouvrant des
brèches dans les connaissances géographiques, archéologiques, démographiques,
ethnographiques ou sociales.
Le passage au IIIe millénaire a marqué une ouverture complète au grand
public, notamment par la diffusion des ouvrages dans toutes les librairies de
l’Aisne, et au monde, par la création d’un site internet 13 où se trouvent en ligne
les textes des quarante premiers tomes de Mémoires.
Reste à attirer d’autres associations au sein de la Fédération car depuis une
dizaine d’années nombreuses sont celles qui se sont créées. Généalogie, sauvegarde d’un monument, histoire d’un village ou de la guerre de 14-18, toutes
11. Alain Brunet, « Le mot d’adieu du président sortant », Mémoires de la Fédération des sociétés
d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XLI, 1996, p. 7-8.
12. L’Union, 30 septembre 1999.
13. www.federationsocieteshistoireaisne.com
peuvent trouver une place dans notre organisation. Le temps des « sociétés savantes » est révolu, chacun peut apporter sa contribution à la connaissance historique.
Beaucoup d’adhérents des associations se sous-estiment et n’ont pas conscience
des connaissances qu’ils détiennent et qui méritent d’être diffusées. C’est pourquoi la Fédération pourrait très bien aider la publication des travaux d’autres
associations. De même, la journée annuelle, organisée chaque année par l’une des
sept sociétés anciennes du département, pourrait aussi servir de relais à des
communications faites par d’autres associations. Ce qui fait notre force et aussi
notre faiblesse c’est notre grande diversité et notre dispersion. Regroupée dans
une même organisation chaque association prend une autre dimension tout en
gardant une autonomie indispensable.
Fabienne BLIAUX
Secrétaire général de la Fédération
Denis ROLLAND
Président de la Fédération
11
PRÉFACE
De la Thiérache à l’Omois, du Vermandois au Soissonnais en passant par
le Laonnois, la culture et l’élevage sont encore aujourd’hui omniprésents dans le
département de l’Aisne. Six mille exploitations agricoles se partagent plus de
500 000 hectares de surface agricole utile ; 13 % de l’emploi salarié industriel est
affecté à l’agroalimentaire. Depuis le XIXe siècle, on a trop tendance à assimiler
les productions agricoles axonaises à la seule betterave sucrière, même si le
département est le premier département betteravier français. On y produit également des céréales dont le blé, des oléo-protéagineux, des légumes, du champagne, des fruits tandis qu’y sont élevées à la fois des vaches tant de boucherie
que laitières. Depuis plus d’un millénaire, l’agriculture et l’élevage ont fait la
prospérité de notre région, comme nous le montrent les quelques exemples
présentés dans cet ouvrage.
Sous la plume très documentée de Ghislain Brunel, le lecteur découvre la
production céréalière du Soissonnais, entre Ailette et Marne, au Moyen Age
central. Tributaires de la guerre 1, des conditions climatiques, de la fertilité des
terres, les paysans n’en cultivent pas moins des céréales diversifiées : orge, seigle,
méteil, blé, froment, avoine qui sont la base de toute l’alimentation (pain, soupes
et bouillies).
À travers l’exemple de la cense d’Éparcy, Bénédicte Doyen nous explique
la constitution d’un village entre le Moyen Âge et nos jours. Construit à partir
d’une des plus grosses censes de l’abbaye de Foigny, qui s’étendait alors sur
quatre villages actuels (Éparcy, Buire, La Hérie et Landouzy-la-Ville), ses limites n’ont fait qu’évoluer pour aboutir aux limites actuelles. Tout comme le parcellaire, le réseau de communication a évolué alors que le village a toujours été sis
dans le coude du Ton.
Quant à Julien Sapori, il nous fait découvrir un aspect méconnu de notre
histoire, la Guerre des farines dans le Soissonnais. En mai 1775, les prix du blé
et donc du pain sont si élevés que des émeutes éclatent dans toute la région :
Villers-Cotterêts, Soissons, Braine, Blérancourt… L’intendant réprime les émeutes avec l’intervention de la maréchaussée et du régiment des hussards d’Esterhazy tandis que le roi suspend les droits d’octroi, particulièrement sur les blés.
Le 13 juillet 1788, un orage d’une rare violence frappe la Picardie. Jérôme
Buridant nous éclaire sur cet incident climatique qui frappe la Beauce puis notre
région, déversant des trombes d’eau mais aussi des grêles volumineuses, le tout
accompagné d’un vent violent. Le long de la vallée de l’Oise, les dégâts sont très
importants : les récoltes sont totalement saccagées juste avant la moisson. Il s’en
suit une période de pénurie que les aides de l’État ne suffissent pas à limiter.
La grande propriété et la société rurale de Thiérache entre 1754 et 1879
nous sont décrites par Suzanne Fiette, au travers d’un exemple précis, celui du
1. Notamment avant la signature de la paix de Dix Ans par Louis VII à Soissons, le 10 juin 1155.
12
domaine de Leschelle appartenant à la famille d’Hervilly-Caffarelli. On y découvre les relations entre une famille nobiliaire et la population locale qui se partagent les propriétés du village sur plus d’un siècle, le tout entre modifications
agricoles et progrès sociaux.
Sur les pas d’Alain Arnaud, nous partons à la découverte du mérinos
précoce du Soissonnais ; arrivé du domaine de Rambouillet au début du XIXe
siècle, le développement de cette race ovine ne cesse de croître tout au long du
siècle. Des dynasties d’éleveurs développent cette race, qui devient une référence
et obtient une multitude de prix nationaux.
C’est à Pontru, dans le Vermandois, que Monique Séverin nous emmène à
la découverte de quatre générations de la famille Monnot. De la Révolution à la
première guerre mondiale, la famille constitue un riche patrimoine. Jean-Baptiste
Monnot y introduit de nouvelles cultures (plantes fourragères notamment) et met
au point une variété de blé tandis que son petit-fils Céphas développe tout particulièrement l’assolement perpétuel avec apports sur dix ans.
John Bulaitis décrit le premier conflit social qui agite les campagnes
axonaises dès les années 1906-1908. Cette période d’effervescence voit la création des premiers syndicats agricoles tant dans le Vermandois que dans le Soissonnais. Partout, les ouvriers français et étrangers s’allient contre les gros
propriétaires afin d’obtenir de meilleures conditions de travail et des salaires plus
élevés. Ces grèves ne sont que les prémices des grandes grèves agricoles de 1936.
Quelle est la perception des difficultés de la Thiérache ? C’est à cette question qu’essaie de répondre Emmanuelle Bonérandi après avoir interviewé de
nombreux élus thiérachiens à la fin des années 1990. Les avis sur les solutions
divergent entre les uns et les autres, de la valorisation de l’herbage à la crise
économique au plan mondial, du bout du monde à une région touristique.
Ces neufs articles concernant la vie rurale ne sont que des aperçus de l’histoire agricole axonaise ; de nombreux axes restent à défricher ou sont en cours
d’exploitation comme l’histoire des sucreries, les fermes WOL…
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge :
contraintes et traits originaux
de la production céréalière
Agricolae, rustici, agricultores ville, cultores parrochie, etc., tels sont les
qualificatifs principaux qu’emploient les scribes soissonnais pour désigner les
gens des campagnes aux XIIe-XIIIe siècles. Ces « cultivateurs » ne sont pas différenciés entre eux ; on serait bien en peine de repérer qui est laboureur maître
d’attelage et qui est manouvrier, qui est viticulteur et qui est artisan du bois. En
dehors de l’appartenance à une seigneurie – les villageois sont également et
avant tout « hommes du seigneur » –, c’est le lien au terroir et à la terre qui est
constitutif de l’identité sociale. Nulle terre sans seigneur, certainement ! mais
aussi nul villageois sans terre, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse d’un
patrimoine hérité des parents, d’une tenure obtenue à l’occasion d’une vacance
d’exploitants ou d’une opération de défrichement, d’une sous-location de
parcelle contractée auprès d’un paysan plus riche. Sur cet accès à la terre de la
paysannerie et sur les activités agraires pratiquées en Soissonnais, les sources
écrites commencent à être loquaces seulement au cours du XIIe siècle, mais de
manière si brutale – il n’y a pratiquement pas de source textuelle avant 1080 –
qu’il ne serait pas raisonnable de considérer rétrospectivement que les pratiques
agricoles antérieures étaient entièrement semblables. Au cours de l’exposé qui
suit, je partirai donc du principe que rien n’est acquis ni immuable et que la
reconstitution tentée pour les siècles centraux du Moyen Âge ne vaut que pour
eux. Il s’agira surtout d’un regard synthétique sur la céréaliculture soissonnaise 1, où j’éluderai volontairement la prise en compte des différentes politiques économiques susceptibles d’orienter l’agriculture de telle ou telle zone ;
car durant cette période d’essor agraire général, les établissements ecclésias-
1. La question de l’évolution générale des productions céréalières n’a guère été abordée jusque-là
pour le Soissonnais, qui a davantage attiré les spécialistes de la viticulture : Louis Duval-Arnould,
« Le vignoble de l’abbaye cistercienne de Longpont », Le Moyen Âge, 1968, p. 207-236 ; JeanClaude Malsy, « La vigne et le vin : deux bienfaits inestimables pour la toponymie de l’Aisne et de
l’Oise », Mémoires du Soissonnais, 5e série, t. 2, 1999-2001, Bulletin de la Société archéologique,
historique et scientifique de Soissons, 2002, p. 47-57. Sur la production céréalière de la France
septentrionale, l’une des meilleures études et des plus complètes est celle d’Alain Derville, L’agriculture du Nord au Moyen Âge (Artois, Cambrésis, Flandre wallonne), Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 1999, 332 p. Pour des comparaisons régionales avec le Soissonnais, on
se référera aux travaux déjà parus sur le Laonnois ou la seigneurie de Coucy : Alain Saint-Denis,
Apogée d’une cité : Laon et le Laonnois aux XIIe et XIIIe siècles, Nancy, Presses universitaires de
Nancy, 1994, 652 p. ; Dominique Barthélemy, Les deux âges de la seigneurie banale. Pouvoir et
société dans la terre des sires de Coucy (milieu XIe-milieu XIIIe siècle), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1984, 598 p. (notations éparses sur l’agriculture).
14
Ghislain Brunel
Fig. 1. Cultures et guerres dans le Soissonnais au XIIe siècle.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
15
tiques, les seigneurs laïcs, les communautés villageoises ont la possibilité de
choisir une voie qui leur est propre 2. Je tenterai de brosser un panorama global
des principales productions céréalières dans les campagnes d’entre Ailette et
Marne, en rappelant au préalable que les informations provenant des chartes
concernent indirectement la production paysanne. Nos données sont le plus
souvent tirées d’accords passés entre les maîtres du sol, à savoir les monastères
et les cathédrales, les comtes, les seigneurs laïcs et les chevaliers. Ces accords
nous font connaître bien entendu les produits échangés, vendus et achetés par
les membres de cette haute société, et qui sont le produit du travail paysan ; mais
l’on ne peut pas assurer que les proportions et les types de produits qui circulent dans ces opérations reflètent véritablement les récoltes des agriculteurs. Il
reste sur ce point beaucoup de conjectures et d’approximations sujettes à de
futures révisions.
Des contraintes naturelles et militaires qui pèsent lourd
Bien qu’on ait des difficultés à évaluer leur impact sur la productivité
médiévale et sur le rendement des terroirs agricoles, quelques facteurs décisifs
pèsent de tout leur poids sur le travail des paysans du Moyen Âge ; ils jouent un
rôle tout aussi considérable que le niveau des techniques agraires, la pression
démographique ou la demande économique dans les progrès ou la stagnation de
l’agriculture. Je veux parler ici de la guerre, du climat et de la fertilité des terres.
Rarement évoquées par les textes, ces contraintes externes ne sauraient être
oubliées sous peine de masquer les difficultés quotidiennes auxquelles était
confronté le système agro-pastoral médiéval.
Les dévastations de la guerre
De ce trio, c’est la guerre – la « werra » des chartes et des chroniques – qui
occupe le plus souvent les devants de la scène, jusque dans les baux fonciers et
les baux de moulins où elle suscite une clause particulière permettant l’exemption
partielle ou totale de la redevance prévue initialement, sous le prétexte que les
2. À titre d’exemple, je renvoie le lecteur à trois de mes précédentes études, spécifiquement consacrées à la politique économique et agricole des communautés religieuses soissonnaises, d’une part
aux prémontrés, très actifs dans la région, d’autre part aux bénédictins traditionnels, implantés
depuis le haut Moyen Âge : « Les activités économiques des prémontrés en Soissonnais aux XIIe et
XIIIe siècles : politique originale ou adaptation au milieu ? », Agriculture et économie chez les
Prémontrés, Actes officiels du 14e colloque du Centre d’études et de recherches prémontrées (Laon,
1988), 1989, Amiens, CERP, p. 66-79 ; « Agriculture et équipement agricole à Prémontré (XIIe-XIIIe
siècles) », Monachisme et technologie dans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle, Actes du
colloque scientifique international de Cluny, 4-6 septembre 1991, Cluny, ENSAM, 1994, p. 123150 ; « Patrimoine et économie d’un monastère bénédictin : Saint-Médard de Soissons aux XIe, XIIe
et XIIIe siècles », Saint-Médard de Soissons. Trésors d’une abbaye royale, Paris-Soissons, SomogyADMS, 1997, p. 259-271.
16
Ghislain Brunel
conflits armés empêcheraient la mise en culture normale ou le transport des récoltes sur les routes du fait des risques de saisie ou de destruction. En Soissonnais,
les exemples sont cependant tous antérieurs à 1164 et tous situés dans l’espace
qui s’étend entre l’Aisne et l’Ailette (cf. carte), ce qui délimite une période et une
zone privilégiées d’insécurité. Si l’on se demande à quels affrontements précis
renvoient ces clauses préventives, les textes se chargent eux-mêmes de désigner
les fauteurs de troubles. En effet, tantôt ils restent vagues sur l’origine des craintes des cultivateurs et des propriétaires (« s’il y a une guerre générale dans la
région… », en 1164), tantôt ils sont plus explicites : « s’il y a une guerre entre les
gens de Coucy et ceux de Soissons » (1145), « s’il y a une guerre entre le seigneur
de Coucy et les hommes de Saint-Médard » (1164). La construction territoriale
des seigneuries, dont celle des Coucy, a donc eu des retentissements directs sur
l’insécurité ambiante et on l’envisage véritablement comme une menace pour les
exploitations agricoles de la région3. Les luttes armées du début du XIIe siècle
furent aussi un obstacle à la construction des églises locales, comme en témoigne
l’impossibilité pour les paroissiens de Soupir d’achever l’édifice paroissial,
confié en désespoir de cause aux chanoines de Prémontré en 1133 : « Comme les
hommes de Soupir avaient commencé à édifier l’église dans le village pour honorer Dieu, ainsi que c’est l’habitude de la part de bons paroissiens, et comme ils
n’avaient pas pu l’achever à cause des guerres et de nombreux autres empêchements… » 4 ; cet exemple supplémentaire renforce la singularité de l’espace situé
au nord de la rivière de l’Aisne du point de vue de l’insécurité. Sans vouloir faire
un catalogue des opérations militaires susceptibles d’avoir affecté les campagnes
soissonnaises, on rappellera que le roi en personne a mené des expéditions armées
contre les Coucy et qu’elles ont eu certainement des conséquences sur le travail
agricole des paysans. Louis VI a notamment fait le siège de Crécy-sur-Serre en
1115, mené une armée contre le château de Coucy en octobre 1130 et assiégé la
Fère en mai-juillet 1132 ; les opérations de l’ost royal s’ajoutèrent par conséquent
aux raids antérieurs des sires de Coucy sur les territoires d’entre Aisne et Oise ;
ce n’est qu’en 1138 qu’une pause militaire semble avoir lieu 5, et c’est alors que
débutent les clauses préventives, comme une réponse économique à une succession d’agressions qui ont marqué les villages de la zone de combats. Ajoutons que
3. Pour l’ensemble de l’Aisne, j’ai recensé cinq références de clauses restreignant le versement d’une
redevance foncière en cas de guerre entre 1138 et 1164 ; elles concernent les localités d’Ostel (1138),
de Bieuxy (1145), d’Épagny (1161), de Marest et d’Abbecourt sur les bords de l’Oise (1164) et de
Vézaponin (1164), soit une concentration dans le Soissonnais septentrional. Dominique Barthélemy,
op. cit., p. 368-376, aborde en détails le phénomène des guerres privées : il y cite les trois exemples
de Bieuxy (son exemple de 1165 concernant Bieuxy date en fait de 1145), Épagny et Vézaponin, et
en ajoute un autre, de 1158, concernant Montrecouture (com. Couvron-et-Aumencourt, cant. Crécysur-Serre).
4. Charte traduite dans Ghislain Brunel et Élisabeth Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale (IXemilieu du XIVe siècle), Paris, Larousse, 1992 (coll. « Textes essentiels »), n° 2a, p. 185-186 ; dernière
édition de cette charte de l’évêque de Laon, Barthélemy, par Annie Dufour-Malbezin, Actes des
évêques de Laon des origines à 1151, Paris, CNRS Éditions, 2001, n° 152, p. 248-249.
5. Dominique Barthélemy, op. cit., p. 80-87.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
17
de manière générale, le royaume capétien est politiquement instable durant toute
la première moitié du siècle ; en 1140, on retrouve cette clause sur la guerre
jusque dans un bail de moulin des faubourgs de Senlis 6.
Aussi, bien qu’on ne puisse raccrocher à tout prix la vie économique aux
grands événements politiques du royaume capétien, il faut cependant noter la
concordance entre l’arrêt de l’expression des craintes de la guerre dans les
contrats agricoles et la diffusion de la « paix du roi » dans les années 1154-1160.
Le 10 juin 1155, c’est à Soissons même que Louis VII réunit une grande assemblée comprenant les évêques des provinces de Reims et de Sens, ainsi que tous
les grands barons, afin d’édicter l’un des premiers textes des Capétiens à portée
générale, une « ordonnance » proclamant une paix de dix ans pour l’ensemble du
royaume7. Dans les années suivantes, par exemple au concile de Reims de 1157,
l’Église relaya la monarchie en développant une législation en matière de paix et
d’interventions royales destinées au rétablissement de l’ordre, ce qui contribua à
pacifier le nord de la France. À l’époque de Philippe-Auguste, il est probable que
la mainmise royale sur la Picardie méridionale a été bénéfique pour la tranquillité
des campagnes ; elle s’est opérée notamment par la réunion au domaine capétien
du Vermandois et de La Ferté-Milon, puis de la châtellenie de Pierrefonds dont le
ressort s’étend jusqu’aux portes de Soissons avec la forteresse d’Ambleny 8. La
présence territoriale du roi en cas de conflits privés entre seigneurs locaux a pu
s’avérer une garantie de stabilité économique et faire disparaître la clause de
guerre dans les contrats du XIIIe siècle.
Les contraintes naturelles : climat et qualité des sols
Les caprices du temps s’imposent comme une condition fondamentale de
réussite ou d’échec de l’agriculture. Une trame de fond des accidents climatiques,
des périodes de sécheresse et de pluviosité excessive a été tissée par les spécialistes du climat et certaines histoires régionales ont pu se fonder sur un éventail
suffisamment large de chroniques médiévales locales pour dresser un tableau
détaillé des événements météorologiques 9. Mais on ne dispose pas d’une telle
6. Anne Terroine et Lucie Fossier, Chartes et documents de l’abbaye de Saint-Magloire, t. I, CNRS
éd., 1998, n° 32, p. 120-122 : transfert prévu vers Saint-Denis ou Paris, en cas de guerre, du paiement du froment et de l’avoine dus pour un moulin de la villa de Blancmesnil baillé par l’abbaye
Saint-Magloire de Paris à l’abbaye Saint-Vincent de Senlis (1140).
7. Yves Sassier, « Les progrès de la paix et de la justice du roi sous le règne de Louis VII », Études
offertes à Pierre Jaubert. Liber amicorum, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1992,
p. 631-645 (avec bibliographie des travaux antérieurs).
8. Sur l’épisode du rattachement de Pierrefonds et d’Ambleny au domaine royal : Ghislain Brunel,
« Ambleny, tour des seigneurs de Pierrefonds », Congrès archéologique de France, 148e session,
1990, Aisne méridionale, t. I, Paris, Société française d’archéologie, 1994, p. 9-22 (spécialement,
p. 18-19).
18
Ghislain Brunel
concentration de sources en Soissonnais pour reconstituer une chronologie régionale apte à répondre à nos interrogations sur « l’air du temps ». Les scribes ne
donnent bien souvent des informations qu’en conjonction avec des événements
socio-politiques graves qui focalisent leur attention et auxquels ils rattachent des
calamités naturelles. Ainsi deux chroniqueurs belges rattachent-ils la mort de
l’évêque de Laon Gaudry (mai 1112) à l’arrivée d’un gel exceptionnel qui ruine
les productions agricoles (arbres et seigles) en plein mois de mai et provoquent
une grave mortalité des populations, malheurs qui s’ajoutent aux difficultés politiques et aux troubles liés à la création de la Commune de Laon (1111-1112) :
« L’évêque de Laon, Gaudry, mourut transpercé par l’épée le 25 avril… Au mois
de mai, les seigles et les arbres ont été consumés par le gel (le « feu sacré »), ils
ont trompé l’espérance de leurs fruits et certains bois ont été desséchés. S’en est
suivie une grave et longue maladie des hommes, qui ont subi maux de ventre et
mortalité » 10. Il est probable que seule la campagne belge, connue des deux
auteurs, a vécu cette catastrophe, et que ni le Laonnois ni le Soissonnais n’ont vu
ces intempéries ; les chroniques ne font que rapporter les événements marquants
de l’année 1112, à savoir les troubles du Laonnois et un dérèglement météorologique qui n’est pas appliqué spécifiquement à une région.
Étant donné cette continuelle incertitude climatique, les contrats agraires
et les accords portant sur des paiements de redevances en nature ne pouvaient pas
faire mieux que de les prévoir, ne serait-ce que dans les usages non écrits, lors des
engagements conclus par oral entre les parties. On en a trace exceptionnellement
lorsqu’un conflit à propos du partage des récoltes (provenant de dîmes ou de redevances) donne lieu à un règlement détaillé qui cherche à éviter tout différend ultérieur et précise les modalités de versement. C’est ainsi qu’en mars 1168, un
accord entre les cisterciens de Longpont et les chanoines de Saint-Jean-desVignes de Soissons fixe la quantité de grains et de vin que les moines livreront
désormais à la place des dîmes de céréales et de vignes du terroir de Presle
(aujourd’hui sur la commune de Soissons) qui formaient l’enjeu du conflit. Une
clause spéciale émet néanmoins des réserves au cas où un incident climatique
(aeris inclementia) serait assez grave pour nuire à la production agricole : « S’il
9. Synthèse et catalogue critique des événements météorologiques de toute l’Europe médiévale
(année après année) dans Pierre Alexandre, Le climat en Europe au Moyen Âge. Contribution à l’histoire des variations climatiques de 1000 à 1425, d’après les sources narratives de l’Europe occidentale, Paris, EHESS, 1987, 828 p. ; se reporter notamment au tableau régional « Picardie, Artois,
Île-de-France », récapitulant par saison les indications météorologiques connues pour 80 années
différentes entre 1124 et 1419 (p. 686). Un exemple régional de chronologie des événements météorologiques, des inondations et des mauvaises récoltes : Daniel Pichot, Le Bas-Maine du Xe au XIIIe
siècle : étude d’une société, Laval, Société d’archéologie et d’histoire de la Mayenne, 1995, figure
5, p. 36-39.
10. Alain Saint-Denis, op. cit., p. 107, y voit une sécheresse affectant le Laonnois, tandis que Pierre
Alexandre le recense comme un grand gel de printemps frappant la Belgique. Cette mention est tirée
du continuateur d’Anselme de Gembloux (Monumenta Germaniae Historica, Scriptorum tomus VI,
1844, p. 375) ; on la trouve en résumé dans la chronique de Lobbes (Recueil des historiens des
Gaules et de la France, t. 13, p. 581).
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
19
arrive que les récoltes des terres ou des vignes soient déficitaires, du fait d’une
intempérie ou pour une autre raison, rien ne sera payé cette année-là pour le cens ;
mais si les récoltes sont suffisantes pour assurer le paiement du cens, il sera payé
sans contestation » 11. Plus couramment, les exploitants et les propriétaires sont
conscients des variations de la qualité des récoltes en fonction du climat et ils les
prennent en compte au moment de fixer la nature du grain. Lorsqu’en 1174 est
fixé le montant du cens forfaitaire en grains que paieront les prémontrés de
Valsery à l’abbaye de Saint-Léger de Soissons pour la dîme de leurs terres de
Montgobert, il est précisé qu’ils verseront « le froment tel qu’il sera récolté sur la
dîme de Montgobert chaque année selon la variation du climat » 12 ; il ne leur est
pas demandé par conséquent d’assurer le paiement d’une qualité fixe de froment
(« le meilleur », « ni le meilleur ni le pire », « le médiocre », « à tant de deniers
en dessous du meilleur »), ce qui les obligerait à acheter le grain adéquat sur le
marché ou à le prélever sur un autre terroir.
Le climat n’est évidemment pas seul en cause dans la qualité des récoltes ; la fertilité des terres joue son rôle. Comment cette diversité des sols étaitelle ressentie au Moyen Âge ? Quelques éléments d’appréciation sont à tirer des
clauses fixant les modalités de versement des redevances et où il arrive qu’on
signale les difficultés de mise en culture d’un terroir, mis à part du lot commun.
En 1193, l’abbé de Longpont dresse la liste des pièces de terre que tient son
monastère du chapitre cathédral de Soissons à un titre ou à un autre, pour le paiement d’un terrage, d’un vinage ou de la dîme ; il en exclut une : « À Morembœuf, au terroir de Tigny, nous avons trente essins à Blanc-Guernon ; parce
qu’elle est moins fertile, cette terre pourra cesser d’être exploitée de temps à
autre pendant cinq années continuelles ; durant cette période, les chanoines ne
percevront rien de cette terre, si ce n’est sur ce qui y sera cultivé » 13. Par chance,
on peut localiser cette terre aujourd’hui encore : le lieu actuel des « Blancs
Grénoms (ou Grémons) » (déformation de Blanc-Guernon) se trouve sur la rive
droite de la Savière, à flanc de coteau, à cheval sur les communes actuelles de
Vierzy et de Parcy-Tigny, à peu de distance du hameau de Morembœuf (aujourd’hui sur la commune de Vierzy). Les cisterciens prévoient donc une interruption de culture assez longue pour laisser reposer une parcelle qui ne fait pas
partie des bonnes terres du Soissonnais méridional ; cette pratique est sans doute
répandue, mais les chartes de vente ou d’échange et les règlements de conflits
ont normalement peu de chance de l’évoquer. La qualité des sols influe par
11. Notice du 9 mars 1168 : « Quod si in terris vel in vineis, ex aeris inclementia vel alio casu, fructuum defectus prorsus evenerit, nichil ex eodem censu ipso anno solvetur ; si vero tamen in fructibus fuerit ex quo possit census exsolvi, sine contradictione solvatur » (Bibl. nat. de France, latin
11004, f° 88 v°).
12. Charte des deux abbés, en date du 26 juin 1174, relative à la dîme de Montgobert (Aisne, cant.
Villers-Cotterêts) (Bibl. nat. de France, coll. Picardie, vol. 292, pièce n° 6).
13. Charte originale de l’abbé de Longpont, Hugues, en date du 21 mai 1193 (Arch. nat., L 1004,
n° 9) : « Apud Montem Rembodii, in territorio de Tigni, triginta aissinos apud Blanc Guernun : hec
terra, quia minus fertilis est, per quinquennium continuum cessare vicessim poterit a cultura, et
interim nichil ab ea accipient nisi in eo quod cultum fuerit ». L’essin soissonnais ferait 20,6 ares.
20
Ghislain Brunel
Fig. 2. Scène de labour. Miniature. Coll. part.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
21
conséquent sur le prix des terres qui, en dehors d’autres facteurs, fluctue en fonction des rendements attendus. Lors d’un accord entre les abbayes de Longpont
et de Notre-Dame de Soissons en 1203, Longpont offre à Notre-Dame, comme
aux héritiers des donateurs qui lui ont fait l’aumône de terres comprises dans la
seigneurie des bénédictines, la possibilité de racheter ces terres au prix de «
20 sous pour chaque essinée de meilleure terre et 15 sous pour la pire », probablement avec des prix intermédiaires 14 ; il s’agit surtout de fixer des prix minimum et maximum qui conduisent à une variation de 30 % de la valeur des
parcelles !
Malgré la faiblesse de nos informations sur ces problèmes, qui apparaissent seulement par bribes dans la documentation médiévale, ces contraintes externes à la société paysanne ne semblent guère maîtrisables, à l’exception de la
fertilité des terres. Leurs effets conjoncturels ou à long terme sur l’agriculture
restent encore une terra incognita sur laquelle la recherche a de grands progrès à
accomplir.
Les céréales, à la base de l’alimentation et au cœur de l’agriculture
Comme il a été maintes fois rappelé, pains, soupes et bouillies de céréales ont longtemps occupé une place prépondérante dans l’alimentation française,
du moins en Picardie et en Île-de-France 15. Quel qu’ait été l’apport de la viande
ou du poisson, la base céréalière est demeurée, avec de grandes variations dans
le choix des grains. On admet généralement que la période carolingienne était
surtout productrice d’orge et d’épeautre, alors que la triade froment/seigle/
avoine s’affirme à partir des XIe-XII e siècles, dans des proportions qu’il resterait
à définir avec plus de netteté qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. L’un des obstacles
à la connaissance des productions céréalières médiévales, surtout avant le XIVe
siècle, demeure la dispersion des informations et leur caractère fragmentaire.
Nul état de stock des grains dans les granges, ou si peu ! Aucun compte d’achat
ou de vente de céréales, qui montrerait le décalage entre la production et les
besoins de consommation ! Nulle trace des documents de travail des gestionnaires d’exploitation agricole dans les archives des monastères ou des seigneuries
laïques ! Ce que l’on sait de la géographie des céréales ou de leur importance
respective, on le doit à de multiples références sans lien entre elles : ici le
montant forfaitaire des rentes en nature versées par un monastère pour échapper
au paiement de ses dîmes, là l’énumération des produits d’un village sur lesquels
un seigneur laïc touche un pourcentage ; ici la liste des redevances des paysans
14. Charte de Gaucher, abbé de Longpont (Arch. nat., L 1004, n° 16).
15. Robert Fossier, La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du XIIIe siècle, Paris-Louvain,
1968, 2 t., 828 p. (notamment p. 234 et suiv.) ; Histoire de l’alimentation, sous la direction de JeanLouis Flandrin et Massimo Montanari, Paris, Fayard, 1996, 915 p. (spécialement, p. 279-293 et 404432). Sur la fabrication du pain et ses différents types : Françoise Desportes, Le pain au Moyen Âge,
Paris, Olivier Orban, 1987, 231 p.
22
Ghislain Brunel
d’un village qui viennent de recevoir de leur seigneur des « coutumes » (c’est-àdire le récapitulatif de leurs droits et de leurs obligations), là des contrats de
fermage qui permettent d’obtenir les volumes respectifs des différents grains à
payer chaque année par le preneur. L’absence de séries chiffrées régulières sur
le même coin de terre constitue donc un véritable obstacle méthodologique.
Aussi conviendra-t-il de toujours relativiser les conclusions, car ce qui manque
dans un type de document peut apparaître dans un autre et bouleverser nos certitudes. D’ailleurs, afin d’obtenir une image plus nette des variations régionales et
de différencier les productions des petits pays, je m’appuierai sur les sources
textuelles de la région soissonnaise au sens large, c’est-à-dire en l’étendant aux
confins des plateaux de la vallée de l’Aisne, vers le Valois oriental, l’Orxois ou
le Tardenois.
L’orge : les vestiges d’une production alto-médiévale
Des deux céréales majoritaires du haut Moyen Âge (épeautre et orge), on
n’a trace que de l’orge dans le Soissonnais d’après l’an Mil. Semée au printemps
à l’époque médiévale, l’orge était employée tant pour la composition des pains et
des soupes que pour fabriquer la cervoise en ajoutant du houblon à l’orge broyée
et fermentée ; elle servait également à l’alimentation des animaux, dans des
proportions mal connues ; du point de vue de ses cultivateurs, l’intérêt principal de
l’orge tenait à ses faibles exigences pédologiques et à son adaptation aux terrains
sablo-argileux autant qu’aux terrains calcaires 16. Principale céréale des greniers
des grands domaines picards au IXe siècle, elle est encore cultivée dans certaines
zones de la Picardie étudiée par Robert Fossier (sur l’Authie, en Boulonnais, entre
Béthune et Poix, dans le pays de la Bresle 17 ), alors qu’Alain Saint-Denis ne la
mentionne pas du tout pour le Laonnois. Il faut bien avouer qu’en Soissonnais et
sur ses marges, les mentions d’orge sont rares, mais elles existent et permettent de
dessiner des aires de production spécifiques ! Aux XIIe et XIIIe siècles, elles concernent le Tardenois en premier lieu. Vers 1150, l’abbaye cistercienne d’Igny (diocèse
de Reims) obtient en effet de verser des quantités fixes de froment et d’orge en lieu
et place de la dîme qu’elle devait à deux monastères voisins pour ses terres à
Dravegny, commune actuellement limitrophe du département de la Marne
(cf. carte)18. Le secteur semble toujours producteur en plein XIIIe siècle puisqu’un
16. Sur les propriétés et l’utilisation de chaque espèce de céréale durant la période médiévale, on
dispose de l’ouvrage de Georges Comet, Le paysan et son outil. Essai d’histoire technique des céréales (France, VIIIe-XVe siècle), Rome, École française de Rome, 1992, 711 p. (collection de l’École
française de Rome, 165), spécialement p. 218-273 sur le froment, l’orge, le seigle et l’avoine. L’ouvrage de référence générale sur les céréales en France reste cependant celui de Jean Meuvret, Le
problème des subsistances à l’époque de Louis XIV, 6 volumes, Paris-La Haye, Mouton et CieEHESS, 1977-1988 ; maintes réflexions et notations techniques y sont utiles pour traiter de la
période médiévale : voir spécialement le premier tome sur La production des céréales dans la France
du XVIIe et du XVIIIe siècle, texte et notes, 2 volumes, 1977.
17. Robert Fossier, op. cit., p. 405-406.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
23
peu plus au sud, à Sergy, le moulin de l’abbaye Saint-Médard de Soissons assure
des rentes en orge qui ne sont pas négligeables 19. Cette zone de culture de l’orge se
prolonge jusqu’à la Marne où la paroisse de Soilly est assujettie à la dîme du blé,
de l’orge et de l’avoine en 1289, d’après un conflit entre l’abbaye Saint-Médard et
le curé du lieu 20. Se dessine ainsi une frange sud-orientale du Soissonnais, en
Tardenois et en Brie, où la culture de l’orge se maintient sur des surfaces suffisantes pour assurer des revenus notables dans les dîmes et la production des moulins.
On retrouve une situation à peine différente en plein cœur du Soissonnais
occidental cette fois-ci, où l’orge est attestée dans quatre localités. En 1164, tout
d’abord, le seigneur Itier d’Épagny baille son moulin d’Aponin à l’abbaye de
Prémontré contre le versement de deux muids et huit essins 21 de grain pris sur
ce qui y sera moulu, en exceptant toutefois la production d’orge et d’avoine, ce
qui restreint implicitement la redevance au froment, au seigle ou au méteil 22.
Cette restriction prouve que le passage de l’orge au moulin local n’est pas une
rareté puisque le bailleur prend soin de l’exclure ; c’est aussi la preuve de sa
moindre valeur – et de celle des blés de printemps en général – puisqu’on lui
préfère les blés d’hiver standard (cf. infra). La culture de l’orge est donc pratiquée entre Vic-sur-Aisne et Coucy, c’est-à-dire sur des terres qui sont loin d’être
marginales. Non loin de Vic, l’orge est attestée encore à trois reprises avant
1250 : en 1227 comme l’une des productions soumises à la dîme à Attichy (rive
droite de l’Aisne), aux côtés du blé, de l’avoine et de la vesce 23 ; à Ressons-leLong (rive gauche de l’Aisne) en 1246, comme le seul grain que doit recevoir
18. En 1151, le prieuré clunisien de Sainte-Gemme (Marne), dépendant de Saint-Martin-desChamps, cède aux cisterciens d’Igny la dîme perçue sur le terroir de Raret (Aisne, com. Dravegny,
cant. Fère-en-Tardenois) contre trois setiers de froment et trois d’orge (Bibl. nat. France, latin 9904,
f° 5) ; dans le même temps, le prieuré de Saint-Thibaut près de Bazoches cède sa dîme à Party
(Aisne, com. Dravegny) contre trois setiers de froment et trois d’orge, ainsi que sa dîme à Resson
(Aisne, com. Mont-Saint-Martin, cant. Braine) contre deux setiers de froment et un d’orge (Bibl. nat.
France, latin 9904, f° 88 r° : charte sans date de l’évêque de Soissons, Josselin, antérieure à 1152).
19. En 1223-1226, l’abbaye Saint-Médard de Soissons rachète une rente d’un muid d’orge et de trois
setiers de blé qu’un chevalier percevait sur son moulin de Sergy (Aisne, cant. Fère-en-Tardenois)
(Bibl. nat. France, latin 9986, f° 31 r° (octobre 1223) et f° 27 r° (1226)) ; en 1249, l’écuyer Robert
de Cohan y touche encore neuf setiers de blé d’hiver et le double en orge (Bibl. nat. France, latin
9986, f° 26 r°-v°).
20. Revendication par Jean, prêtre curé de Soilly (Marne), contre Saint-Médard de Soissons, d’un
tiers de la dîme du blé, de l’orge, de l’avoine et de tous les légumes : charte de l’abbé Gérard, datée
de juin 1289 (Arch. nat., L 1009 A, n° 22).
21. Les mesures soissonnaises de capacité pour les grains se subdivisent ainsi : 1 muid = 12 setiers
= 24 essins.
22. Chirographe original du bail du moulin d’Aponin (aujourd’hui Vézaponin, Aisne, cant. Vic-surAisne) : « de tali annona qualem lucrabitur molendinum, excepto ordeo et avena » (Arch. dép.
Aisne, H 842).
23. Bouchard de Montmorency, seigneur d’Attichy, confirme aux Grandmontains d’Erloy près de
Choisy-au-Bac (Oise) la donation-vente faite par l’un de ses chevaliers, Gérard de Ribécourt, de
toute la dîme qu’il tient de lui en fief à Attichy (Oise) : « … tocius decime sue bladi, ordei, avene,
vicie et omnis generis annone et leguminis » (charte de Bouchard, datée de janvier 1227 [n. st.]
(Arch. nat., L 1003, dossier 11, n° 97).
24
Ghislain Brunel
Fig. 3. Chirographe au profit de Foucard du Mont de Ressons. Arch. nat., L 1005, n° 56.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
25
chaque année le fermier de l’exploitation du Mont de Ressons (qui appartient à
l’abbaye Notre-Dame de Soissons) en quantité égale au blé qu’il verse au
bailleur (soit 36 muids), signe peut-être de son importance fourragère 24 ; puis, à
Couloisy (Oise), les productions agricoles soumises en 1247 aux dîmes des
nouveaux terroirs défrichés (les novalia) comportent de l’orge, au milieu de
multiples produits des jardins et des vergers tels que le lin et le chanvre, l’ail et
l’oignon, les poires ou les pommes : notons que l’orge y figure loin derrière les
trois ressources majeures, le blé, le vin et l’avoine 25.
En dehors de ces rares mentions, tirées de plusieurs centaines de textes,
pas un mot de l’orge, ni dans les fragments de comptes du XIIIe siècle, ni dans
les états de stocks de grains conservés pour la région. À s’en tenir au corpus
obtenu, se dégagent deux zones privilégiées de production et d’usage : une
bande de terres entre la Vesle et la Marne, d’une part, les bords de l’Aisne entre
Soissons et Compiègne, d’autre part. Mais la culture de l’orge à Vézaponin et
autour de Vic ne permet pas d’écarter la possibilité d’une faible production
ailleurs en Soissonnais, pour des besoins alimentaires ou fourragers. En outre,
l’ordre d’énumération des produits de la dîme du XIIIe siècle où l’orge est
mentionnée (« blé, orge, avoine, légumes », pour Soilly et Attichy) la met sur le
même plan que les « mars », à savoir l’avoine et les légumineuses ; on est loin
d’une production de seconde zone. Il semble que l’intérêt très faible qu’ont
pour l’orge les seigneurs laïcs et ecclésiastiques peut expliquer son absence
dans les nombreuses mentions de redevances qui leur sont payées. Rien n’empêche par conséquent que la production paysanne ait continué d’assurer la fourniture de cette céréale ancienne, résistante et facilement cultivable, dont les
maîtres n’oublient pas l’existence lorsqu’il s’agit de rappeler leurs droits sur
l’ensemble des fruits de la terre soumis à la dîme. Ajoutons que le moulin
seigneurial étant un bon révélateur des productions locales contraintes à passer
par ses meules, il est logique de penser que le Soissonnais septentrional (Vézaponin, 1164) cultivait de l’orge au moins jusqu’à la fin du XIIe siècle et que le
Tardenois (Sergy, 1226-1249) poursuivit cette culture plus tard encore, jusque
sous Saint Louis.
24. Bail à ferme de la « maison de Nostre Dame de Resson » (30 novembre 1246) : chirographe au
profit de Foucard du Mont de Ressons (Aisne, cant. Vic-sur-Aisne) qui doit recevoir un muid d’orge
pour chaque muid de blé qu’il verse (Arch. nat., L 1005, n° 56).
25. Arch. nat., L 1005, n° 58 (février 1247) : « On dit aussi que des terres ont été mises en culture
dans la dite paroisse de Couloisy, qu’elles constituent des nouveaux défrichements selon la définition de ces derniers et qu’elles doivent être appelées ainsi ; lesquelles dîmes des défrichements
sont assises ici même sur le blé, le vin, l’avoine, les fèves, les pois, le lin, le chanvre, les jardins,
les poireaux, l’ail, les oignons, l’orge, les poires, les pommes et les noix, etc. » (dicunt etiam
quod in dicta parrochia de Colesi terre sunt ad culturam redacte quod secundum difinitionem
novalium sunt novalia et debent novalia nuncupari que decime novalium consistunt ibidem in
blado, vino, avena, fabis, pisis, lino, kanabe, ortis, porretis, alliis, cepe, ordeo, piris, pomis et
nucibus et aliis).
26
Ghislain Brunel
Du seigle au méteil
En Soissonnais, les plus anciennes attestations du seigle ne remontent
qu’aux années 1140 lorsque se révèle brutalement son association au froment, en
mélange ou non. Du point de vue de sa culture, le seigle pousse bien en année
sèche et supporte le froid, il est peu exigeant sur la qualité du sol, d’où son intérêt pour les cultivateurs, malgré son moindre rendement par rapport au froment ;
il continue donc d’être cultivé en grande quantité jusqu’à l’époque moderne, en
Picardie et en Île-de-France. Son usage principal est la farine du pain, même s’il
s’agit souvent au Moyen Âge d’un pain visqueux, repoussé par les élites. En tout
cas, au XIIe siècle, le pain de seigle est attesté sur les bords de l’Aisne, à la frontière orientale de la région, dans la localité san-dyonisienne de Concevreux. Un
texte de 1166 mentionne en effet un curieux surnom « Pain de seigle » attribué à
l’un des échevins du village, appelé « Rodulfus scabinus Pain de segle »
(« l’échevin Raoul Pain de seigle »), le sobriquet en français complétant comme
à l’habitude le prénom donné en latin 26 ; malgré son caractère exceptionnel, ce
surnom est révélateur ! Signalons aussi une autre utilisation de longue durée,
complètement différente : celle de la paille de seigle, peu putrescible, plus résistante, plus longue (car la tige du seigle pousse plus haut) et de calibre plus régulier que celle des blés de froment, pour faire les liens des gerbes. C’est un fait bien
connu jusqu’au XVIIIe siècle et qu’atteste le bail à ferme de l’exploitation du
Mont-de-Soissons (ancienne ferme templière) en 1310 : l’une des clauses
mentionne l’obligation de produire sur les terres à blé « XX sestiers a soyle
(seigle) pour faire loyens (liens) » 27.
Céréale d’hiver à l’instar du froment, le seigle a donc été d’un large usage,
semble-t-il, et il se cache peut-être, comme le froment, sous les fréquentes appellations « céréale commune » (communis annona) ou « blé d’hiver/hivernage »
(bladus hyemalis, hybernagium). Le seigle est associé aussi au froment en
proportions égales, ce qui est d’une importance capitale pour avoir une idée de sa
production. Lorsqu’en 1141, deux chevaliers cèdent aux prémontrés de VivièresValsery le domaine de Saint-Agnan, ils en demandent une rente annuelle de
quatre muids de « céréale commune » ou, « si cela leur convient mieux, deux
muids de pur froment et deux de pur seigle » 28. Se pose ainsi d’emblée la question du méteil, mélange de semence de froment et de seigle qui fournit une récolte
mixte dès la moisson ; car l’équivalence de la rente de Saint-Agnan, telle qu’elle
26. Arch. nat., L 841, n° 26 (démêlés de l’abbaye de Saint-Denis avec le comte de Roucy).
27. Arch. nat., S 4952, liasse 4, pièce n° 10 : bail à ferme de juin 1310, en faveur des frères Jouglen.
Sur l’utilisation des pailles de seigle pour lier les gerbes : Alain Derville, L’agriculture du Nord…,
op. cit., p. 105 ; Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural. Les mots du passé, Paris, Fayard,
1997, p. 1524.
28. Cession du domaine de Saint-Agnan (Aisne, com. Coeuvres-et-Valsery) aux chanoines de NotreDame de Vivières (future abbaye de Valsery) en 1141 par trois chevaliers, les frères Eudes et Bernerède d’Autreval, et leur cousin Raoul : charte de Josselin, évêque de Soissons (Arch. dép. Aisne,
H 1077).
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
27
est donnée, laisse croire que le « grain commun » c’est le méteil, et qu’une autre
solution de versement consiste à prendre dans des productions individualisées de
froment et de seigle. C’est ce que confirmeraient les autres mentions des années
1140 : la dîme du terroir de Longpont relevant de l’abbaye Saint-Médard de Soissons est confirmée en 1146 aux cisterciens de Longpont contre « un cens annuel
d’un muid tant de froment que de seigle » ; auquel renvoie le bail de la terre d’Essenlis par l’abbaye Saint-Corneille de Compiègne aux moines de Saint-Nicolasau-Bois contre « seize essins de froment et de seigle, suivant ce qui poussera dans
la terre » 29. Il me semble qu’il faille y voir le méteil, mi-froment mi-seigle, tel
qu’il est décrit avec plus de précision dans les sources postérieures : par exemple,
vers 1170, un chevalier paye aux moines de Saint-Sulpice de Pierrefonds « un
muid de blé partagé entre froment et seigle » 30.
Par la suite, il est rarement question de seigle seul. Citons encore la redevance d’une mine de seigle due par les habitants du nouveau village de La Haie
(sur la commune d’Armentières), selon les coutumes établies en 1197 par les deux
frères seigneurs de l’endroit 31 ; ou l’assignation, en 1253, par un paysan d’Ambleny d’une rente annuelle d’un essin de « blé de seigle » sur une terre du village 32.
On remarquera que dans ces deux cas, on a affaire à des terres nouvellement
cultivées. D’une part, La Haie est un village de défrichement, ainsi que son nom
l’indique et qu’en témoignent les exemptions accordées aux futurs habitants – ils
ne doivent comme autre redevance en nature qu’un pichet de méteil (froment et
seigle donc). D’autre part, le fond du conflit à Ambleny porte sur le fait que Jean
le Vaillant a arraché les ceps de la vigne donnée précédemment par un chanoine de
la cathédrale pour la fondation de la chapellenie de l’hôpital, et l’a mise en culture,
causant un préjudice direct à la fondation : le seigle est par conséquent lié très
directement aux premières productions céréalières de cette parcelle 33. On rejoint
ici une observation faite couramment par les spécialistes des céréales : « Le seigle
29. Charte de Josselin, évêque de Soissons, pour les cisterciens de Longpont (1146) : « pro annuo
censu unius modii tam frumenti quam siliginis » (Arch. dép. Aisne, H 692, f° 50 r°-51 r°) ; notice
originale des chanoines de Saint-Corneille de Compiègne, relative au bail de toute leur terre d’Essenlis (Aisne, com. Chavonne, cant. Vailly-sur-Aisne) et du tiers du moulin voisin (sans date, vers
1144-1147) : « XVI essinos frumenti et siliginis secundum quod in terra creverit » (Arch. dép. Aisne,
H 384).
30. Pour apaiser un différend sur la redîme de Taillefontaine (Aisne, cant. Villers-Cotterêts), Gervais
de La Ferté-Milon paye à Saint-Sulpice de Pierrefonds « unum modium bladii mediantis inter
frumentum et siliginem, insuper sex assinos avene » : chirographe de Conon, seigneur de Pierrefonds, non daté [entre 1164 et 1178] (Arch. nat., L 1009 A, n° 35).
31. Coutumes du hameau de La Haie (Aisne, com. Armentières) fixées par Pierre et Gui d’Armentières : parmi de nombreuses clauses, celle qui précise que tous les cultivateurs à l’araire de terres
autres que l’arpent de base doivent une mine de seigle aux sergents des seigneurs à la Saint-Denis
(Bibl. nat. France, Picardie 293, n° 17).
32. À la suite d’un conflit avec le chapelain de l’hôtel-Dieu à propos d’une terre au lieu-dit en
Chavoie à Ambleny (vers Ressons), Jean le Vaillant d’Ambleny assigne sur cette terre une rente en
seigle payable au chapelain le 11 novembre (Arch. nat., L 742, n° 76).
33. Quam etiam vineam idem Johannes eradicavit et ad agriculturam redegit in dicti capellani prejudicium…
28
Ghislain Brunel
Fig. 4. Le vannage. Coll. part.
rend bien sur une terre à peine défrichée, au contraire du froment qui préfère une
terre déjà cultivée ; aussi les démarrages de nouveaux terroirs se font-ils souvent
avec du seigle en première culture » 34. C’est sans doute une piste de recherche
prometteuse que de reconstituer la succession des cultures sur une même parcelle
à partir du seigle, pour mieux connaître les modalités de l’essor du blé froment en
Soissonnais et repérer les terroirs en phase d’essor agraire.
Dès avant 1150, nous venons de le voir, le blé méteil prend de l’importance
en focalisant sur lui l’usage du seigle et il reçoit des qualificatifs variables tout au
long du XIIe siècle, signe de sa diffusion grandissante et de la recherche parallèle
d’une dénomination claire et comprise de tous : annona mediata id est quae non
esset minus quam media de frumento (« céréale mixte, c’est-à-dire où il n’y a pas
moins de la moitié en froment ») (1134), frumentum commixtum opposé au purum
frumentum (1135), annona mediata (1146), annona medietanea (1152), annona
medietanea frumenti et siliginis (1153), frumentum meditaneum (1155), annona
moiteenge (expression franco-latine de 1171, 1187, etc.), bladum medianum
(1197), bladium meditaneum (1206), bladium medians ou bladum hiemale medians
(1226 et 1229), jusqu’au terme latin mistilio (1338), issu de mixtilio et passé dans
l’ancien français « mestillon » 35. Le foisonnement des dénominations atteste son
34. Georges Comet, op. cit., p. 251.
35. L’évolution des termes qualifiant le méteil montre également, au tournant des XIIe et XIIIe siècles,
l’abandon du mot annona au profit du classique bladum pour dénommer ce qu’on appelle les blés.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
29
omniprésence en Soissonnais, alors que le méteil paraît peu usité dans la Picardie
centrale et septentrionale, en Artois ou en Flandre 36. En revanche, le Laonnois et
surtout les terroirs environnant la Serre fournissent du méteil, qui y constitue la
base de la production vers 1275-1280, tant dans les perceptions en blé du chapitre
cathédral de Laon que dans la récolte de l’Hôtel-Dieu de Laon 37. La région soissonnaise fait ainsi le lien entre le Laonnois et l’Ile-de-France, pourvoyeuse également de méteil au Moyen Âge et à l’époque moderne, comme l’indiquent les
mercuriales de Paris 38. Destiné à la consommation humaine, le méteil offrait des
avantages indéniables de culture puisque les risques climatiques étaient diminués
par le partage entre froment et seigle : le premier ne craint pas la pluie, tandis que
le second supporte la sécheresse ; selon les années, on avait donc plus ou moins de
froment. En outre, en semant, moissonnant et moulant le mélange de grains préalable, on obtenait directement la farine pour la panification des pains paysans.
D’autres compositions de blés étaient possibles, dont un mélange d’un tiers
de froment et de deux tiers de seigle. Comme en Laonnois où il est attesté, le Soissonnais a connu les blés « tiersains » si l’on en croit les mentions relevées en 1182
à Bieuxy, en 1945 à Droizy et à la fin du XIIIe siècle dans le village de Soucy 39.
Elles sont à rapprocher de l’indication de ce mélange de blés d’hiver dans la région
de Château-Thierry. Lorsqu’en 1231, le chantre de la cathédrale de Soissons vend
aux prémontrés de Val-Secret sa grange et ses revenus de Blesmes, l’abbaye s’engage à lui verser à Château-Thierry une rente annuelle de quatre muids et trois
essins de blé d’hiver, « dont les deux tiers sont du seigle et un tiers du froment » 40.
36. En Picardie, Robert Fossier l’évoque à peine (op. cit., t. I, p. 334, et note 138, p. 402). Le marché
lillois du Bas Moyen Âge est avant tout un marché de blé froment, qui ne livre « quasiment jamais
de méteil » : Alain Derville, « Le marché lillois du blé à l’époque bourguignonne », Revue du Nord,
t. 59, 1977, p. 45-62, repris dans Douze études d’histoire rurale. Flandre, Artois, Cambrésis au
Moyen Âge, n° spécial de la Revue du Nord, n° 11, 1996, p. 24-25 ; et aussi Alain Derville, L’agriculture du Nord…, op. cit., p. 225, sur la quantité réduite de méteil (le « mestillon ») à l’hôpital
Saint-Sauveur de Lille en 1367.
37. Alain Saint-Denis, op. cit., p. 405 : vers 1275, le chapitre cathédral de Laon perçoit en proportion un muid de froment, pour trois muids d’avoine, quatre de seigle et neuf de blé méteil ; vers 1280,
la récolte de l’Hôtel-Dieu comporte deux muids de froment, sept de seigle, quarante d’avoine, mais
soixante-trois de blé « moitain » et vingt-neuf de blé tiersain !
38. Micheline Baulant et Jean Meuvret, Prix des céréales extraits de la mercuriale de Paris, 15201698, 2 volumes, Paris, SEVPEN, 1960-1962 : voir introduction du premier volume.
39. Un chevalier cède à Prémontré sa part de la dîme de Bieuxy contre de l’avoine et du blé d’hiver
composé aux deux tiers de froment et pour un tiers de seigle (J.-M. Lalanne, Le cartulaire de Valpriez,
1990, n° 7, p. 37) ; le chapitre cathédral de Soissons baille une terre à Droizy contre huit essins de blé
tiersain et quatre d’avoine en octobre 1245 (Arch. dép. Aisne, G 253, f° 257). L’écuyer Philippe de
Soucy (Aisne, cant. Villers-Cotterêts) donne aux grandmontains d’Erloy près de Choisy-au-Bac trois
essins de blé « sain, sec et tiersain » (« tres assinos bladi annui redditus, sani, sicci et terciani »),
mesure de Pierrefonds, à prendre sur sa terre de Soucy (1280) : Arch. nat., L 1003, dossier 11, n° 108.
40. Charte de Raoul, chantre de Saint-Gervais de Soissons (7 juillet 1231) : « quatuor modios et tres
essinos bladi hyemalis, sani et laudabilis, cujus due partes sint siligo et tercia frumentum » (Arch.
nat., L 1009 A, n° 49) ; le chapitre cathédral reçoit lui aussi pour ses abandons de revenus à Blesmes
une rente en blé d’hiver de la même composition (Arch. nat., L 996, n° 66 : charte du prévôt et du
doyen de la cathédrale, 7 juillet 1231).
30
Ghislain Brunel
Fig. 5. Chirographe du roi de Henri Ier au profit des paysans de Marizy-Sainte-Geneviève.
Arch. nat., K 19, n° 9.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
31
Si l’on reporte sur la carte les mentions de seigle pur, de méteil et de tiersain, on observe une concentration de la production céréalière liée au seigle dans
le sud-ouest du Soissonnais, le long d’un axe allant de Soissons à Villers-Cotterêts (donc en direction du massif forestier de Retz), avec quelques mentions
supplétives entre Aisne et Vesle et en Orxois. En revanche, le plateau calcaire du
nord (triangle Attichy-Coucy-Vailly) et le Soissonnais du sud-est (triangle Soissons-Oulchy-Bazoches) présentent de vastes zones vides de seigle et de méteil. Il
est possible qu’on détienne par la présence du seigle un révélateur des zones les
plus récemment défrichées. Il sera nécessaire de le confronter à tous les autres
indices de l’essor du peuplement pour en avoir confirmation.
Le froment et l’avoine : hivernage et marciage
La diffusion du méteil, c’est également le succès du froment. Et ce succès
se traduit par la multiplication des cultures dédiées à cette céréale prédominante,
du moins dans la documentation ecclésiastique qui nous est parvenue. Utilisée
pour faire le pain blanc qui alimente les tables des seigneurs laïcs, des prêtres ou
des moines, la farine de froment vient de tous les secteurs du Soissonnais ; le
froment est fourni autant par les dîmes que par les redevances proportionnelles
aux récoltes (les terrages) ou aux surfaces (le modagium ou muagium). D’une
mention en 1100, puis quatre mentions dans les années 1120, on passe à sept dans
les années 1130, douze dans les années 1140, seize dans les années 1150, etc. Le
froment est alors une exigence expressément formulée par les bénéficiaires d’une
redevance en blé, où il compte souvent pour la moitié – cens de sept muids dont
trois et demi de pur froment (1140), cens de quatre setiers dont deux de froment
(1150), cens de trente setiers dont quinze de froment (1153), etc.–, mais aussi
pour les deux tiers : dîme accensée pour dix-huit essins dont douze de froment
(1161), redevance de quinze essins dont dix de froment (1174), etc. Ce qui
conduit inévitablement à s’interroger sur la nature du reste de la livraison céréalière : seigle ? méteil ? avoine ? Le couplage avec le seigle est un réalité bien
ancrée, on vient de le voir, mais davantage en un mélange de grains semés et
moissonnés ensemble qu’en redevances associées de deux grains provenant de
parcelles différentes. Le « partenaire » le plus fréquent du froment reste par
conséquent l’avoine.
À considérer la documentation textuelle, l’avoine est la première céréale
qui apparaît dans la composition des redevances ou des rentes en nature versées
dans la région. Dès le milieu du XIe siècle, chaque exploitation paysanne de
Marizy-Sainte-Geneviève doit une mine d’avoine au châtelain de La Ferté-Milon,
en plus de services de travail ou de fortification 41. Lorsque le volume des sources
écrites décolle véritablement, au début du XIIe siècle, les attestations d’avoine
41. Chirographe du roi de France, Henri Ier, au profit des paysans de Marizy-Sainte-Geneviève
(Aisne, cant. Neuilly-Saint-Front) dépendant de l’abbaye Sainte-Geneviève de Paris : Arch. nat.,
K 19, n° 9, et S 1562 B, n° 20 ; acte édité par Jules Tardif, Monuments historiques. [Cartons des
rois], Paris, 1866, n° 280, p. 173-174.
32
Ghislain Brunel
reprennent, après un vide de soixante-dix années : une mention en 1124, cinq
dans les années 1130, dix dans les années 1140 et huit dans les années 1150, etc.,
pour ne plus s’arrêter jusqu’au XIVe siècle. Céréale de printemps au cycle végétatif court (trois mois environ, d’où le nom de « trémois » qui lui est aussi donné),
elle couvre tout l’espace géographique soissonnais de manière uniforme et suit le
développement du froment. En 1124, l’abbaye Notre-Dame de Soissons verse à
l’un de ses protégés un muid de froment et deux muids d’avoine ; dans les années
1130, sur sept mentions de froment, quatre n’associent pas d’autre grain, une
associe du froment méteil et deux y joignent l’avoine (il s’agit de dîmes) : en
1134 par exemple, le chapitre cathédral de Laon fixe le montant des grains dus
par Prémontré, pour le tiers de la dîme de Soupir, à un muid du meilleur froment
produit par les chanoines et à un muid d’avoine 42. Plus encore, avant 1150, les
pois entrent dans la composition des rentes en nature associant avoine et froment ;
c’est le développement véritable des « mars », blés et légumineuses de printemps
associés sur les parcelles semées en mars ou avril. Les prémontrés de Valsery
s’engagent ainsi en 1149 à payer à l’abbaye de Saint-Denis « cinq muids de blé,
à savoir deux muids et dix-huit essins de froment, six essins de pois et deux muids
d’avoine, à la Toussaint », pour leurs terres de Saint-Agnan 43. Mais déjà en 1137,
le seigneur d’Ostel perçoit une redevance d’un muid de blé d’hiver et de six
setiers de mars, répartis entre quatre setiers d’avoine et deux de pois 44. Avec le
temps, les mars se diversifient, notamment grâce à l’introduction des fèves et
surtout de la vesce, destinée à l’alimentation chevaline 45, comme nous l’avons vu
plus haut à Attichy en 1227. Malheureusement, il ne subsiste que des témoignages tardifs sur les proportions respectives des mars, comme dans le bail à ferme
du Mont-de-Soissons en 1310 : le bailleur demande que les mars fournissent un
muid et demi de pois (soit dix-huit setiers), quinze setiers de vesce, quatre setiers
de fèves et le reste en avoine (soit la plus grosse part) 46.
42. Charte de Gui, doyen de la cathédrale de Laon (25 août 1134), relative au tiers de la dîme dû au
chapitre en raison de l’autel de Soupir (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne) (Bibl. mun. Soissons, manuscrit 7, f° 27 v°-28 r°).
43. Charte de Josselin, évêque de Soissons, adressée à l’abbé Suger à propos de la dîme de SaintAgnan (Aisne, com. Coeuvres-et-Valsery) pour laquelle les frères de Valsery s’engagent à verser aux
agents de Saint-Denis installés à Laversine « quinque modios annone, duos scilicet modios et decem
et octo essinos frumenti et sex pisorum et duos modios avene » (Arch. nat., L 847, n° 2). On y voit
l’expression globale de « blé » (annona ou bladum en latin) à la fois pour les productions de blés et
celles de légumineuses associées à l’avoine sur les parcelles semées au printemps, ce qu’on appelle
les « menus blés » à la fin du Moyen Âge.
44. Cession par Jacques de Braine aux prémontrés de Saint-Yved de Braine de trois charruées de
terre à Ostel (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne) : charte de Josselin, évêque de Soissons, éditée par
Olivier Guyotjeannin, Le chartrier de l’abbaye prémontrée de Saint-Yved de Braine (1134-1250),
Paris, École des chartes, 2000, n° 101, p. 241.
45. Dès 1158 on sème des terres en vesce pour les chevaux de labour en Noyonnais (à Ginchy dans
la Somme) et les exemples picards datent de la fin du XIIe siècle : Ghislain Brunel, « L’élevage dans
le Nord de la France (XIIe-XIIIe siècles). Quelques jalons de recherche », Annales de Bretagne et des
pays de l’Ouest, t. 106, n° 1, 1999, p. 41-61.
46. Cf. supra, note 27.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
33
Cycles de culture et rotation triennale
La production céréalière soissonnaise est donc massivement répartie entre
blés d’hiver et blés de printemps dès avant 1150 ; cela implique l’usage systématique de la rotation triennale des cultures, c’est-à-dire la succession sur une
même parcelle de blés d’hiver (récoltés la première année), de blés de printemps
(semés et récoltés la deuxième année) et d’une jachère (durant la troisième
année), avant la remise en culture des blés d’hiver l’année suivante. Pour disposer de preuves directes de ce système de culture, point besoin d’attendre les baux
de fermage du XIIIe siècle où la superficie des terres arables de l’exploitation est
régulièrement distribuée à parts quasi égales entre « blés », « mars » et «
jachère ». En 1163 déjà, les cisterciens de Longpont prennent à bail une terre
cultivée en rotation triennale à Parcy-Tigny (au sud de Soissons) ; ils doivent
payer un muid de grain pour chaque muid de superficie et le texte précise qu’il
s’agira « l’année où le froment sera semé, d’un muid de froment, quand ce sera
l’avoine, d’un muid d’avoine, et la troisième année, quand la terre sera en
jachère, les moines ne paieront rien » 47. Un procédé agraire comparable est
attesté non loin de là, dans l’essart de Moloy, pour lequel l’abbaye de Longpont
payait à un chevalier quatre muids de froment la première année, deux muids
d’avoine la deuxième année et rien la troisième année ; pour éviter un éventuel
conflit provoqué par cette disparité des paiements annuels et pour étaler le
déstockage, les cisterciens décident en 1197 de faire un versement régulier de
deux muids, deux tiers froment un tiers avoine, chaque année 48. Par la suite, les
baux de fermage montrent la répartition des terres des exploitations affermées
entre culture du blé, culture des mars et « gachiere » : à Ressons, en novembre
1246, il y a une grande « couture » et deux parcelles en blé, une petite couture
et sept parcelles en mars, cinq parcelles en jachère, les trois types de terre représentant au total une surface relativement proche ; les baux précisent également
le partage des livraisons de grains au bailleur entre blé (c’est-à-dire blé froment
et méteil) et avoine : « por ces choses doit il rendre chacun an LIIII muids, les
deus pars blé, le tierz avoine » (Ressons) 49. Mais si elle semble fort répandue en
47. Le chevalier Évrard de Quierzy-Muret donne aux cisterciens de Longpont une terre aux Mesnils
(Aisne, com. Parcy-Tigny, cant. Oulchy-le-Château) contre un loyer proportionnel à la surface (en
lieu et place du terrage précédent, proportionnel à la récolte), « sub hac pactione ut de modio sementis modium annone accipiat, anno quo frumentum seminatum fuerit, modium frumenti, quando
avena, modium avene, una mensura rasa, alia cumulata ; tercio autem anno, cum terra vacua fuerit,
nichil omnino ab eis accipiet » : notice de concession de 1163, approuvée par le frère d’Évrard,
Gérard de Quierzy (Bibl. nat. France, coll. Picardie, vol. 289, n° 4).
48. Charte de Nivelon, évêque de Soissons, relative à l’accord de Longpont avec Milon Baleine de
Villers et son épouse (Arch. nat., L 1004, n° 10) à propos de l’essart de Moloy (Aisne, com. SaintRemy-Blanzy et Parcy-Tigny) ; le texte mentionne la succession des cultures de l’hyvernagium et du
marciagium ainsi que l’absence de versement durant la troisième année : quando metitus ibi hyvernagium… quando vero marciagium… et quia uno anno quatuor modios frumenti, alio duos avene,
tercio nichil accepturi erant predicti Milo et Aelidis.
49. Bail de Ressons : cf. supra, note 24.
34
Ghislain Brunel
Soissonnais, la rotation des parcelles sur trois années ne doit pas faire oublier la
persistance d’autres pratiques culturales, comme la jachère prolongée. Rappelons que les terres « moins fertiles » de Morembœuf pouvaient rester en jachère
durant cinq années au lieu de deux, c’est-à-dire en perdant tout un cycle triennal
de culture 50.
Pour nous renseigner sur la proportion des différentes sortes de blés
produits par chaque exploitation, il aurait été également précieux de détenir des
états de stock. Au XIIIe siècle, le seul document de ce type est un état des dettes,
des réserves monétaires, des grains et du bétail du prieuré clunisien de SaintArnoul de Crépy-en-Valois, dressé en juillet 1251. Les réserves de grains sont
réparties sur deux sites ruraux : cinquante muids de « blé » estimés à 160 livres
tournois, à Chézy-en-Orxois ; douze muids à Bonneuil-en-Valois, qui valent
quinze livres tournois. Il doit s’agir de froment, de seigle et de méteil, mais
aucun stock d’avoine n’est mentionné ; il faut aller chercher dans les dépenses
un poste de douze livres parisis pour l’achat de douze muids d’avoine, dont une
partie va certainement à la nourriture de la trentaine de chevaux dénombrés
dans le compte du bétail 51. En fait, le premier compte de grains détaillé concernant le Soissonnais est tardif et date d’avril 1338. C’est un compte de recettes
et de dépenses du prieuré de Condé-sur-Aisne, dépendant de l’abbaye SaintOuen de Rouen 52. Il fournit les recettes céréalières des terres en exploitation
directe et le produit complémentaire des dîmes, les grains étant répartis par
catégorie : l’avoine vient en tête, avec huit muids et trente boisseaux, plus un
muid de dîme ; en second, le méteil a livré cinq muids et vingt boisseaux, plus
un muid de dîme ; il est suivi par le froment, estimé à deux muids et demi ;
restent les pois, avec vingt boisseaux, plus quatre boisseaux de dîme. Sans
connaître la superficie de l’exploitation et du dîmage, on constate qu’il y a équilibre entre les blés d’hiver – froment et méteil – (presque neuf muids) et les
mars – pois et avoine – (plus de dix muids) ; le méteil est le blé d’hiver prédominant, puisqu’il assure le double de la production de froment ; les pois (un
demi-muid au total) forment un complément discret de l’avoine sur les terres
plantées en mars. Triomphe de l’avoine et du méteil, ajout des pois dans les
trémois, cela nous ramène à un ensemble de phénomènes qu’on a soupçonnés
dès le milieu du XIIe siècle.
Enfin cette succession annuelle des cultures, qui fait rendre à la terre des
fruits deux années sur trois, a nécessité des engrais et des amendements. Les
baux à ferme du XIIIe siècle, c’est un fait bien connu, insistent sur l’obligation
d’employer aux besoins propres de l’exploitation les fumiers produits par le
50. Cf. supra, note 13.
51. Ce document exceptionnel provient d’une enquête des prieurs clunisiens de Saint-Martin-desChamps et de Longueville (Arch. dép. Oise, H 2889).
52. Compte du prieur de Condé (Aisne, cant. Vailly-sur-Aisne), frère Jean, adressé à l’abbé de SaintOuen de Rouen (Arch. dép. Seine-Maritime, 14 H 769/2). Les grains sont comptés en muids et en
boisseaux à la mesure de Vailly, chaque muid comptant 48 boisseaux.
L’agriculture soissonnaise au Moyen Âge
35
bétail sur place. À Ressons, le preneur n’a droit ni de vendre ni de céder « l’estrain des wangnages », c’est-à-dire la paille des terres céréalières ; il doit s’en
servir pour l’amendement des terres de la ferme choisies par les conseillers du
bailleur, l’abbesse de Notre-Dame de Soissons. Il n’est pas indifférent que
cette clause se trouve juxtaposée dans le bail avec celle concernant la gestion
du troupeau de trois cents moutons, dont le croît est partagé à parts égales. «
Et se ne puet point de l’estrain des wangnages ne vendre ne donner ; ains en
doit on faire amendement à mener es terres de la maison là où li consaus ma
dame s’acordera, et se doit garder IIIc bestes à moitié… ». Le bail du Montde-Soissons (1310) use d’une clause identique, également liée au paragraphe
relatif au troupeau de huit cents ovins de la ferme : « Item il ne pueent vendre
ne aliener nus des forrages de layens ne des estrains convertir en autre usage
que ou gouvernement des bestes de layens et faire en amendement lequel il ne
pueent mener ne faire mener fors que es terres de la maison ». Quant à la
pratique du marnage, elle est citée régulièrement depuis le XIIe siècle et pour
l’ensemble de la région. En 1160, les prémontrés de Valsery obtiennent par
exemple du chevalier Jean de Roye l’accès aux marnes de sa terre de Montgobert, tandis que Gui de Guny cède en 1183 au prieuré de Saint-Paul-au-Bois
une terre de quatre-vingt essins entre Sélens et Saint-Aubin, ainsi que « la
marne pour améliorer ladite terre partout où on pourra en trouver sur sa
terre » 53. La marne est notamment employée pour la culture des terres récemment défrichées.
Au Moyen Âge, la vie rurale soissonnaise était riche de multiples activités (viticulture ; élevage des porcs, des chevaux et des moutons ; artisanat),
mais la composante céréalière de l’économie s’est imposée presque partout sur
le territoire environnant la vallée de l’Aisne, généralement en association avec
un élevage ovin très dynamique 54. Comportant encore des secteurs consacrés à
la culture de l’orge (Tardenois et Brie, environs de Vic-sur-Aisne), la région
s’est surtout spécialisée dans les blés d’hiver les plus rentables (méteil, froment
et, dans une moindre mesure, seigle seul) et dans l’avoine, céréale de printemps
prédominante, à laquelle furent associés très tôt les pois (1137), puis la vesce
au XIIIe siècle. En somme, se développe en Soissonnais une céréaliculture qui
53. Accord entre Valsery et Jean de Roye-Saint-Nicolas (com. Mortefontaine) en 1160 : « communes aisentias in pascuis et in marlis in omni territorio suo Montisgumberti apertis » (charte de Dreu
seigneur de Pierrefonds : Arch. nat., K 24, n° 5/4), « cumunionem pascuorum et marlarum terre sue
de Montegumberti » (charte de Hugues, évêque de Soissons : Arch. nat., L 1009 A, n° 58) ; échange
de biens entre Gui, seigneur de Guny, et les moines de Saint-Paul-au-Bois, portant notamment sur
une terre « prope Fail in monte » entre Sélens et Saint-Aubin (Aisne, cant. Coucy-le-Château) : « et
marlam pro predicta terra melioranda ubicumque possit inveniri in terra sua » (charte de Nivelon,
évêque de Soissons, de 1183 : Arch. nat., S 6837). Sur la marne (ou marle), mélange de calcaire et
d’argile qui amende et engraisse les terres, voir par exemple : Marcel Lachiver, op. cit., p. 1095.
54. Sur l’élevage, outre les articles cités supra notes 2 et 45, voir : Ghislain Brunel, « Bêtes sauvages
et bêtes d’élevage : l’exemple de la forêt de Retz (XIIe-XIVe siècles) », Campagnes médiévales. L’homme
et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 157-162.
36
Ghislain Brunel
répond aux critères qu’on reconnaît habituellement aux plaines du Bassin parisien. Associant rotation triennale, amendement intensif des terroirs par le
fumier et le marnage, et circulation des grains sur un marché de consommation
actif, l’agriculture soissonnaise se trouve bien placée pour profiter de la croissance économique des XIIe-XIIIe siècles et ouvre dès cette époque une longue
tradition céréalière qui a fait sa fortune.
Ghislain BRUNEL
La cense d’Éparcy
Le visiteur qui traverse aujourd’hui Éparcy voit un tout petit village lové
dans un coude du Ton, entre Landouzy-la-Ville et Bucilly. On imagine difficilement le passé mouvementé de la constitution du village, entre le Moyen Âge et nos
jours ; car sous les dehors classiques de l’habitat se cache une cense médiévale, une
des plus grosses exploitations agricoles de l’abbaye cistercienne de Foigny.
Fondée en 1121, l’abbaye constitue les bases de son domaine avant 1180
en trois grandes étapes. Dès la création du monastère, les moines se voient attribuer par l’évêque Barthélemy de Jur, outre la terre même de Foigny, l’alleu de
Saint-Étienne d’Aubenton. Dès l’abbatiat de Gossuin (1131-1147), la zone d’influence temporelle de Foigny s’agrandit avec les terres de Landouzy-la-Cour,
Fligny, Éparcy, Watigny, Jonqueuse et Louvry toutes deux rapidement échangées
contre Faucouzy, et Villancelle, dans un rayon d’une trentaine de kilomètres
autour de l’abbaye. Éparcy fait donc partie de la deuxième phase de constitution
du domaine monastique.
L’existence d’une source particulière, le Livre de Foigny 1, accompagné de
sources diverses comme le cartulaire et les plans anciens, nous permet d’avoir un
éclairage particulier sur le domaine de l’abbaye de Foigny. Ce livre, rédigé au
XVIIe siècle par le prieur de Foigny, Jean-Baptiste de Lancy, retrace toute l’histoire
de l’abbaye et de son domaine à partir de documents alors conservés à l’abbaye
de Foigny et aujourd’hui en partie disparus. À la lumière de toutes ces sources,
Éparcy constitue un des exemples les mieux documentés d’exploitation monastique en Thiérache2. La mise en place du village tel qu’on le connaît aujourd’hui
est très progressive ; elle s’est faite en plusieurs étapes entre le début du Moyen
Âge et la période moderne.
Une constitution progressive
La formation du village et du territoire d’Éparcy tels qu’on peut les appréhender aujourd’hui est loin d’être régulière ; les sources permettent de séparer
1. Arch. dép. Aisne, H 623 - H 628. Le document coté H 623, notamment, retrace l’histoire de chaque
cense de sa création jusqu’au XVIIe siècle.
2. Amédée Piette, dès le XIXe siècle, utilise le Livre de Foigny pour publier plusieurs articles sur les
censes de l’abbaye de Foigny, regroupés dans Amédée Piette, Histoire de l’abbaye de Foigny,
Vervins, Impr. Papillon, 1847. Malheureusement, il ne sépare pas ce qui provient du Livre de Foigny
et ce qui procède d’interprétations de sa part, rendant difficile l’utilisation de ses travaux sur le sujet.
38
Bénédicte Doyen
plusieurs grandes étapes de constitution à partir d’un premier peuplement établi
dans la première moitié du XIIe siècle.
Le début de l’occupation humaine à l’emplacement d’Éparcy, à moins
d’un site encore plus ancien détruit ou inconnu, remonte à la période médiévale
sous la forme du développement d’un village. Celui-ci, pourtant, n’est pas à l’origine de l’habitat actuel : entre les deux étapes, un certain nombre de péripéties
prennent place.
Le premier peuplement
Une charte datée de 1130 et figurant dans le cartulaire de l’abbaye de
Foigny3 nous apprend qu’Éparcy avait appartenu jusqu’en 1130 à Clarembaud de
Rozoy, date à laquelle il en fait don à Tournai 4. Un élément très intéressant est à
noter à propos de la charte de 1130 : la mention d’éventuels futurs habitants5
indique que le terroir est encore désert. Or en 1147 ce n’est pas seulement la terre
qui est cédée à l’abbaye de Foigny mais également l’autel 6, ce qui sous-entend la
présence d’habitants à cette date. Plus encore : on peut dater l’apparition du
village, avec une église paroissiale, à Éparcy, entre 1130 et 1147, ce qui réduit la
marge à dix-sept ans. Lors de la construction de la cense en effet, les moines
enfermèrent dans la clôture l’ancienne église paroissiale, avec son cimetière, et de
paroissiale celle-ci passa à l’état de chapelle 7.
Ce n’est pas tout : les habitants reçurent de Foigny de l’argent en échange
de leurs biens et durent quitter les lieux peu après l’obtention de la terre par cette
abbaye ; ceci a dû prendre un certain temps et on peut fixer approximativement
la date des derniers départs à 1150 au plus tard, en l’absence de sources précises
à ce sujet.
3. Bib. nat., ms latin 18373.
4. « ... cum Clarembaldus de Roseto villam cui Sparsiacus nomen est de casamento Laudunensis
ecclesie ex beneficio nostro teneret eamque Sancto Martino de Tornaco in eleemosinam dare proposuisset, ipsam villam in manu nostra de quorum beneficio descendebat reddidit quatinus nos
predicti loci monachos de illa investiremus annuens ut ipsi monachi totam terram que ad ville illius
mansum dominicum pertinet tam in agris quam in pratis pascuis silvis et piscariis ita libere teneant
sicut ipse tenuerat » (cartulaire de l’abbaye de Foigny ; cette charte est transcrite dans Maximilien Melleville, Dictionnaire historique du département de l’Aisne, coll. Monographies des villes
et villages de France, rééd. Office d’édition du livre d’histoire, 1996 (fac-similé de l’édition de
1865), t. I, p. 354).
5. Il n’y a pas encore d’habitants lorsqu’il écrit ces mots puisqu’il est écrit « si quis hominum Sancti
Martini illuc ad mansionem faciendam convenerint » (transcription de M. Melleville, Dictionnaire...,
op. cit.).
6. Livre de Foigny, f° 35 v°. Cette donation est de plus confirmée en 1163, 1204 et 1228.
7. « L eglise parochialle ancienne d Esparcy a esté infermee dans la closture, en laquelle il y avoit
des fonds baptismaux, ciboire et cimetiere pour l administration des Sts Sacremens aux manans et
habitans comme il est dit par la chartre, elle a changée apres son union a foigny de qualité » (Livre
de Foigny, f° 38).
La cense d’Éparcy
39
Le village, assez important certainement puisqu’il possédait même un
mayeur 8, connut donc une vie très courte : si l’on prend les bornes extrêmes, au
maximum vingt ans, ce qui est peu étant donné son haut degré de développement.
Cependant, il reste peu probable que l’on puisse déterminer les constituants de
l’habitat disparu car les bâtiments de la cense, reconstruits au même endroit, les
ont certainement réutilisés en grande partie.
Un terroir aux limites fluctuantes
Il faut garder à l’esprit, en parallèle à ces remarques, que le contour
géographique d’Éparcy était à l’époque de la fondation de ce village beaucoup
plus étendu. Les modifications subies jusqu’à nos jours sont en effet multiples.
Pour les connaître, on peut utiliser la méthode régressive : le document suivant
présente les divers retraits de territoire détectés pour la commune 9, par rapport à
ses contours actuels (cf. carte 1).
Ce document met en évidence un certain nombre de retraits de terres vers les
terroirs voisins ; en utilisant cette méthode régressive, on peut restituer en partie les
contours du terroir à une époque donnée. Mais il ne faut pas oublier qu’au début du
XIIe siècle, Landouzy-la-Ville n’a pas encore été fondé 10 ; le terroir d’Éparcy est donc
en fait beaucoup plus étendu au moment de l’apparition d’un premier peuplement.
L’illustration suivante montre une évolution des contours du terroir telle qu’ont
permis de la reconstituer les différentes sources à notre disposition (cf. carte 2).
Le tracé figuré par un trait noir ininterrompu représente le plus ancien
terroir décelé selon une méthode de type stratigraphique et régressive. Il regroupe
quatre communes actuelles, Éparcy, Buire, La Hérie et Landouzy-la-Ville.
La principale irrégularité, une sorte de renfoncement situé à la hauteur de
Bucilly, possède vraisemblablement une justification historique et économique
liée à l’eau : Bucilly devait posséder un droit de pêche, un moulin ou un vivier à
cet endroit.
La limite en ligne brisée qui sépare le groupe d’Éparcy de Bucilly, dénotant
avec la ligne plus régulière et arrondie de la moitié sud, permet de supposer que
l’ensemble a été détaché des terres appartenant à Bucilly ; l’hypothèse est tout à
fait valable au niveau chronologique, puisque l’abbaye de Bucilly existe dès le
IXe siècle. De plus, en 1148, celle-ci possédait l’autel de Buire avec le territoire et
la dîme11. La mention d’une grangia de Buires au XIIIe siècle dans la chronique de
cette abbaye12 indique qu’il existe encore des liens entre les deux terroirs à cette
époque. Les pointillés les plus larges figurent la division en quatre nouveaux
8. Livre de Foigny, f° 37, sans que l’on puisse déterminer de quel type de source peuvent provenir
ces renseignements.
9. La source principale est, là encore, le Livre de Foigny, puisqu’il reprend l’ensemble des chartes
anciennes, dont certaines ont disparu.
10. Sa fondation est datée par un texte de 1168.
11. Cartulaire de Bucilly. Bib. nat., ms latin 10121, acte n° 2.
12. Breve chronicon abbatiae Buciliensis, p. 520 et cartulaire de Bucilly, f° 52.
40
Bénédicte Doyen
Fig. 1. Terroir d’Éparcy : ajouts et retraits de terres.
La cense d’Éparcy
Fig. 2. La formation progressive du terroir d’Éparcy.
41
42
Bénédicte Doyen
Fig. 3. Montage réalisé à partir des feuilles du cadastre ancien d’Éparcy. Arch. dép. Aisne.
La cense d’Éparcy
43
terroirs, sans indication de chronologie relative. En effet, la séparation de Buire et
La Hérie, d’Éparcy est bien antérieure à celle de Landouzy-la-Ville, en 1168. À
l’époque de la charte de 1130, nous savons qu’Éparcy comporte encore tout
l’espace forestier dévolu ensuite à Landouzy-la-Cour. En revanche, il est plus difficile de déterminer de quand date la séparation d’avec les deux autres entités, Buire
et La Hérie. La première mention connue de l’autel de Buire est datée de 114813.
Cependant, l’autel de La Hérie est mentionné dès 1118, date à laquelle il est donné
à Saint-Martin de Laon14 : la séparation est donc déjà effective en 1130.
Les pointillés rapprochés indiquent, dans une dernière étape, les échanges
postérieurs à ce découpage. Là encore, la chronologie relative reliant ces différents changements n’est pas indiquée. L’aplat grisé, enfin, donne pour indication
l’étendue actuelle de la commune d’Éparcy.
Des éléments supplémentaires sont apportés par l’examen du cadastre
ancien du village (cf. carte 3).
Sur ce cadastre, on peut diviser le terroir en quatre groupes distincts. D’une
part, le village lové dans un coude de la rivière, au sud. Dans un deuxième temps,
l’ensemble constitué par le réseau hydraulique et son utilisation : ce groupe
comprend la rivière, les sources, les étangs de la Bachelotte figurés par une large
forme arrondie, alors cultivée, au nord du village. Ensuite vient l’ensemble des
terres cultivées, regroupées sur la deuxième feuille et à l’est du village. Enfin,
toute la partie nord du terroir est encore occupée par un bois. L’exploitation de
ces éléments atteint son apogée au XIIIe siècle ; nous y reviendrons.
La position du village à l’extrême sud du terroir pourrait sembler étonnante au premier abord. Souvenons-nous du démembrement de Landouzy-laVille en 1168 et consultons de nouveau la carte montrant la division successive
du territoire : avant la séparation de Landouzy, Éparcy se trouvait exactement au
milieu de son terroir. C’est la fondation d’un village en pariage qui change l’équilibre géographique de l’ensemble.
Le fonctionnement de la cense
La description par de Lancy de la cense d’Éparcy est de loin la plus
complète et la plus intéressante pour nous : tous les points qui nous importent y
sont développés de manière assez précise pour que toute son évolution soit retracée et synthétisée par une représentation cartographique géo-historique. Fait
exceptionnel pour un document de cette époque, il arrive régulièrement à l’auteur
de citer ses propres sources, ce qui nous permet de déterminer la part de transcription stricte et la part d’interprétation15.
13. Cartulaire de Bucilly, f° 3.
14. Annie Dufour-Malbezin, Actes des évêques de Laon des origines à 1151, Paris, CNRS Éditions,
2001, acte 81.
15. Les considérations toponymiques ou les notes concernant les habitants des censes sont souvent
sujettes à caution.
44
Bénédicte Doyen
Les bornes de cette terre sont relativement vagues et de Lancy ne cache pas
son ignorance à ce sujet16. Nous avons déjà eu l’occasion de présenter l’évolution
de l’ensemble du terroir en étudiant la formation des villages au XIIe siècle ;
l’étude doit se concentrer maintenant sur la période d’utilisation d’Éparcy en tant
que cense monastique.
L’étude des bois permet entre autres de mieux appréhender les limites
d’Éparcy par rapport aux territoires voisins. Au sud d’abord, une ligne boisée
séparait Éparcy du nouveau village de Landouzy-la-Ville17. Plusieurs bois se
distinguaient, comme d’ailleurs aujourd’hui à ceci près que leur taille a diminué :
le bois du Houdouin ou Hauduin18, dont le nom a été déformé ensuite en bois des
Hauts de Vin ; le bois du moulin19, certainement distinct du bois du Tillieu mais
qui se trouvait près du « Champ du Moulin », aujourd’hui défriché 20 ; le bocquet
de Marlemont 21, qui remonte vers le nord pour séparer Éparcy du village de La
Hérie ; le bois du Tillieu 22 ; le bois des Moines qui existe encore aujourd’hui, à
moins qu’il ne s’agisse du bois du Moulin car il n’est pas mentionné par de
Lancy, mais cela semble peu probable vu la configuration du terrain et sa position
par rapport aux autres lieux-dits « le moulin ».
Au nord d’Éparcy s’étendait un grand bois d’un seul tenant, le bois d’Éparcy
ou Francbois 23. Si les descriptions fournies suffisent pour déterminer que le bois
s’étendait jusqu’aux limites du territoire vers le nord, il n’en est pas de même pour
la limite sud, puisque la seule information nous apprend que le bois s’arrêtait aux
terres labourables. Or, le cadastre napoléonien conserve le contour de ce bois 24 et il
est donc possible de le reporter sur la carte. D’autre part, puisque la limite est
reconstituée, on a du même coup la limite fort intéressante entre ager et saltus.
C’est également grâce au cadastre napoléonien que l’on peut remettre en
place tous les chemins anciens, bien conservés soit comme chemins soit comme
limites nettes de parcellaire. Ce travail permet d’avancer sur deux plans
conjoints : d’une part, il permet de rayer de la carte des voies qui n’existaient pas,
même au XIXe siècle ; c’est le cas par exemple de la route départementale qui
passe aujourd’hui au nord d’Éparcy, juste au bord du village de Buire. C’est
également le cas, et ceci est plus intéressant car il touche de plus près à l’habitat
et nous donne de précieux renseignements, du pont actuel sur la rivière qui
contourne Éparcy et de la route qui le prolonge 25. Ce pont ne fut construit qu’en
16. La grandeur duquel terrouer lors est incertain, Livre de Foigny, f° 35 v°. Ceci apporte un nouvel
élément qui confirme le fait que les informations fournies par de Lancy viennent toujours de sources précises, et que le degré de fabulation présent dans ses écrits doit être très faible, s’il existe.
17. Auparavant, cette ligne se prolongeait au sud jusqu’au bout du territoire en une forêt étendue.
18. Livre de Foigny, f° 41 v°.
19. Id., f° 35 v°.
20. Il ne figure pas sur la carte car sa position n’est pas assurée.
21. Livre de Foigny, f° 36 v°
22. Id., f° 35 v°.
23. Id., f° 40.
24. Voir la reconstitution du cadastre ancien plus haut.
25. Pour tous ces éléments, voir la carte.
La cense d’Éparcy
45
153126, ou juste après, pour faciliter l’accès au moulin jadis construit pour
Landouzy-la-Ville 27.
Si le réseau de la moitié sud du territoire semble avoir été relativement
stable depuis le Moyen Âge et l’époque moderne jusqu’à nos jours, mis à part le
secteur qui entoure l’habitat actuel, il n’en est pas de même pour toute la moitié
nord. La majorité des chemins qui apparaissent sur la carte sont effectivement
recomposés car ils ont disparu aujourd’hui ; c’est le cas par exemple du chemin
qui longeait le Francbois et qui a certainement disparu lorsque celui-ci a été défriché. Le carrefour figurant sur le cadastre napoléonien, au nord-est du territoire, et
qui possède cinq embranchements, prouve l’existence d’au moins quatre voies
disparues, dont une sur les terres d’Éparcy, puisqu’une seule de ces voies subsiste
aujourd’hui.
Les bâtiments de la cense sont bien documentés ; malheureusement, toutes
les positions données ne peuvent pas être restituées sur carte parce que de Lancy
fait dans tous les cas appel pour situer quelque chose à des éléments tous disparus aujourd’hui. Les microtoponymes même ont évolué et il n’est plus possible
de reconnaître ceux que cite l’auteur.
Le seul élément certain est que la clôture et les bâtiments se situaient à
l’emplacement actuel du village, dans le coude de la rivière. Cette clôture, comme
cela semble avoir été le cas dans la majorité des cas, était en pierre 28. Sa position
est clairement détaillée : la fermeture bastie de grez, bricques et blocailles de la
contenance de dix huit jallois d heritages environ prenoit depuis le lieu dit l etain
montant vers la cense le long du chemin ainsy comme va la haye vers le fort, au
bout duquel estoit la forge, et de la alloit ainsy que va le canal de la riviere 29. Les
bâtiments étaient les mêmes que pour les autres censes ; le religieux administrateur et les frères convers partageaient le même corps de logis. Un autre bâtiment
résidentiel, sûrement assez luxueux puisqu’il porte le nom de « Logis de l’abbé »,
fut plus tard construit près de la porte 30. La ruine de l’ensemble des bâtiments de
la cense s’échelonne de 1450 à 1572, imputée une fois de plus aux ravages de la
guerre. Les matériaux furent réutilisés par les bénéficiaires du passage à bail et
une visite approfondie des plus anciennes maisons du village permettrait peutêtre d’en retrouver les traces.
Un certain nombre de structures furent construites à l’extérieur de l’enceinte fortifiée de la cense, mais les renseignements sont difficilement utilisables
notamment car aucune date n’est donnée : il s’agit en tout cas d’éléments postérieurs à 1530, date des premiers dons à bail. Ces éléments sont un fort 31, dont
l’emplacement est inconnu, détruit par le feu en 1660 ; un moulin à blé 32, qui fut
26. Livre de Foigny, f° 47 v°.
27. La construction de ce moulin sera commentée plus bas.
28. Livre de Foigny, f° 37 v°.
29. Id.
30. Id.
31. Id., f° 38 v°.
32. Id.
46
Bénédicte Doyen
Fig. 4. Cense d’Éparcy au XIIIe siècle : proposition de reconstitution géographique.
La cense d’Éparcy
47
un moment transformé en fourneau à fer, ce qui implique des défrichements ou
plutôt re-défrichements, un fourneau avec une halle à charbon et un tordoir à
huile33, tous deux près des étangs de la Bachelotte ; une forge34, près du moulin
à blé, le long de la muraille de la cense.
Les étangs constituent le dernier élément de cette cense : ils sont au
nombre de quatre, mais leur emplacement reste incertain. La Bachelotte, dont ils
tirent leur nom, est un ruisseau situé au nord-ouest de la cense ; mais il est plus
probable qu’ils se soient situés dans l’enclos naturel nommé « les Étangs », juste
au nord de la cense, qui est encore aujourd’hui une zone ovalaire partagée en son
milieu par un petit cours d’eau et longée de l’ouest vers l’est par une voie menant
à la cense, alors qu’aucun chemin ne semble avoir desservi le ruisseau de la
Bachelotte.
Les éléments qui furent séparés du territoire d’Éparcy sont également
décrits par de Lancy et nombre d’entre eux sont des habitats disparus.
La Tilleroy 35 est un hameau déserté sous Henri IV 36 ; Rarieu 37, une ferme
disparue, située quelque part au sud-est d’Éparcy, près du bois du Haudouin ; le
bocquet de Marlemont, près de Buire, portait encore à la fin du XVIIe siècle une
dizaine de maisons 38, sans que l’on puisse trouver d’autres renseignements sur cet
habitat. Enfin, Le Lenty également est un habitat disparu, avec maisons, granges
estables et bergerie mais ruinées environ cinq cent quarante 39. On ne peut situer
précisément ce Lenty (divisé en grand et petit) mais il se situait en tout cas vers
la limite entre La Hérie et Buire, accolé au territoire d’Origny qui se trouve plus
vers l’ouest, ce qui laisse une zone approximative dans laquelle le situer. Il fut
certainement plus qu’un petit hameau puisque de Lancy y mentionne un
marché 40.
Enfin, un moulin fut bâti vers 1168 sur la rivière 41, tout près de la cense, pour
le village de Landouzy qui ne possédait pas de rivière sur son propre territoire.
L’ensemble de ces éléments permettent de restituer en bonne partie le
visage de la cense d’Éparcy après le retrait des terres destinées à fonder le village
de Landouzy-la-Ville (cf. carte 4).
La cense d’Éparcy, par sa répartition étagée, avec du nord au sud les bois,
les champs et la cense semble exemplaire. Seule sa position excentrée semble
surprenante, mais nous avons vu qu’elle s’explique de manière simple par la création d’un village sur une partie des terres en 1168.
33. Id., f° 39
34. Id.
35. Id., f° 41 v°.
36. Donc entre 1589 et 1610.
37. Livre de Foigny, f° 41 v°.
38. Id., f° 42 v°.
39. Lire mil cinq cent quarante ; de Lancy précise rarement le millénaire; Id., f° 43.
40. Marché du Petit Lenty, Id., f° 50. Selon lui cette mention date de 1550, ce qui semble improbable puisqu’il vient de citer la ruine des lieux dix ans auparavant ; de Lancy a donc fait une erreur
pour l’une des deux dates.
41. Id., f° 44.
48
Bénédicte Doyen
L’impact des conflits des XIVe-XVIe siècles
Comme presque tous les domaines de la région, Éparcy subit les conflits
des XIVe-XVIe siècles et les bâtiments doivent être reconstruits à plusieurs reprises.
De nouveau, Jean-Baptiste de Lancy est très précis sur le sujet : les autres bastimens anciens sont pareillement venuz en ruine par divers fois en quatre cent
cinquante, du reigne et pendant les guerres de Charles septiesme, de Louys
onziesme en quatre cent soixante quinze d Henry second en cinq cent cinquante,
d Henry trois en cinq cent soixante douze. Et apres avoir este anciennement restablis, nottamment les grange et escuries, ils furent encore destruits pendant les
guerres, ce que dessus se collige de plusieurs traittés des baux anphiteoticques et
surcens perpetuels tant d Esparcy, la Tilleroye 42.
L’abandon de la plupart des fermes se réalise souvent selon le même
schéma : la majorité des frères convers chargés de l’exploitation quittent les terres
des censes pour se réfugier à l’intérieur de la clôture monastique. Les moines
tentent de maintenir l’entretien et une culture minimale des terres des censes,
grâce à une petite quantité de convers laissés sur place, comme l’indique un
passage du Livre de Foigny : le nombre des freres convers diminuez par leur
retraitte en l abbaye pour seureté de leurs personnes, et laissez les plus intelligens en matiere de mesnage, le labeur a commencé lors a diminuer de son ordinaire, les terres esloignez demeurantes incultes pour la crainte des gens de
guerre, et restrains a cultiver seulement les plus proches de ses bastimens qui
servoient comme de lieu de retraitte. Ce qui a causé l’anboschement des terres a
la longueur du temps et ont devenuz en ceste estat presque d’un siecle 43.
Dès avant le concordat de 1516, un changement s’annonce dans la gestion
monastique 44. En fait dès la deuxième moitié du XVe siècle la plupart des
censes sont morcelées. L’étape la plus visible des divisions du domaine est,
partout, le démantèlement de la clôture. Celui-ci survient parfois très vite après
42. Id., f° 37 v° et 38.
43. Id., f° 31 v° et 32.
44. Le début du XVIe siècle voit effectivement une césure dans l’histoire des abbayes : en 1516, le
concordat permet au roi de nommer les abbés, auparavant élus par les moines. Ces nouveaux abbés
n’ayant plus obligation de clôture, la charge devint vite pour beaucoup de seigneurs un moyen facile
d’obtenir des revenus importants sans se soucier du devenir de la communauté religieuse. On en
conclut donc rapidement que ces abbés s’empressèrent de donner les propriétés monastiques à bail
afin d’obtenir du numéraire, d’où l’éclatement de domaines cohérents en de multiples exploitations
indépendantes.
45. « Les detanpteurs a surcens depuis l alienation, pour mieus le faire valoir, firent chacun en particulier des bastimens, se servirent des materiaux anciens qu ils demolirent, et ainsy ne resta presque
plus de vestiges de ceux du passé, lesquels furent en partie bruslez es guerres de Louys treiziesme
contre Philippe quatriesme Roy d Espaigne par la garnison d Avesnes lors ennemis en avril mil six
cent trente six, le sixiesme may mil six cent quarante trois par l armee aussy ennemy allant sieger
Rocroy, et encore en febvrier jour de cendres dix cent cinquante un [sic], de sort qu une partie des
grez ont estez depuis l alienation renduz, pris, et transportez es villages circonvoisins par les tenanciers et autres pour leur proufit faire, pour oster la memoire et la pensee de rentrer un jour en cette
ferme en la reunissant au domaine de l abbaye » (Livre de Foigny, f° 38).
La cense d’Éparcy
49
les premiers baux, mais les traces de la clôture subsistent par endroits pendant
des décennies, comme à Éparcy où les dernières parties en sont détruites vers le
milieu du XVIIe siècle 45.
Une fois les baux mis en place, les structures préexistantes sont complétées par des établissements nouveaux ; le Grand Étang et les étangs de la Bachelotte, à Éparcy, sont baillés en 1570 avec mission de créer une usine a bled 46. On
suit cette évolution partout ; à Landouzy-la-Cour par exemple, un deuxième
moulin à papier est construit quelques années plus tard à proximité et sur des
terres dépendant du premier moulin 47. Le plus ancien prend alors le nom de
« Grand » moulin, le deuxième de « Petit ».
Certains baux, d’une durée plus courte, sont réservés à des structures
particulières, essentiellement de type industriel. L’explication de ces baux de
durée limitée ne figure pas toujours clairement dans le bail. C’est le cas pourtant
dans un document de 1574 qui concerne la forge d’Éparcy. de Lancy le relate de
cette manière : bail pour six ans... de la totalité de la forge, fourneau, pretz,
terres, maisons, jardins, et appendances de ladite forge, avec seize arpents de
bois pris au bois d Esparcy. Item la totalité du moulin, pretz, terres de Landouzy
la Ville... a la redebvance de huit cent livres par an... [et] d entretenir ledit
moulin et de rendre la forge en bon estat, comme elle luy avoit esté donnez 48. Le
but est clair : les moines s’assurent l’entretien des structures par des tiers en
temps de conflit. Mais surtout, en renouvelant les baux tous les cinq à dix ans,
avec la condition expresse de rendre forges ou moulins en bon état, ils s’assurent
que ces structures seront reconstruites rapidement en cas de destruction, ce
qu’ils ne pourraient pas forcément faire s’ils exploitaient eux-mêmes l’intégralité de ces bâtiments industriels. Mais des tenanciers individuels peuvent-ils y
parvenir ? On voit les moines fournir du bois à plusieurs reprises pour reconstruire des charpentes, mais il arrive que cela ne suffise pas. En 1654, les arrérages sur le bail d’Éparcy sont tels qu’ils remontent vraisemblablement à plusieurs
décennies. L’arrêt du Parlement qui oblige les fermiers d’Éparcy à payer leur
cens avec tous les arriérés accuse une somme de neuf mille cinq cent quarante
livres en argent, mais aussi une quantité énorme de céréales que la Cour transforme en une somme de vingt-quatre mille huit cent trente-huit livres et dix sols.
Une clause révèle clairement la raison pour laquelle, visiblement, les tenanciers
ont été dans l’incapacité de s’acquitter de leur redevance : l’arrêt est rendu sans
aucune diminution nonobstant la guerre, pertes souffertes et terres en friches 49.
Si les risques sont limités par le nombre élevé de biens baillés, il reste que les
conflits amènent des destructions aussi lourdes à supporter pour les tenanciers
que pour les moines ; plus lourdes encore même, car ces moines ont, grâce à
46. Id., f° 47 v°. À cette occasion, il est spécifié que les étangs peuvent être transformés en prés ; la
raison en est difficile à déterminer, car ces étangs constituent un élément indispensable au fonctionnement du moulin, à moins qu’un bief ne soit construit par ailleurs.
47. Id., f° 26.
48. Id., f° 51.
49. Id.
50
Bénédicte Doyen
leurs baux, la possibilité d’un recours en justice pour récupérer leurs biens. Au
vu des sommes réclamées au XVIIe siècle, encore faudrait-il savoir si les exploitants ont toujours eu la possibilité de remplir les obligations pour lesquelles ils
s’étaient engagés.
Les baux sont assez diversifiés et dépendent essentiellement de l’intérêt
particulier de chaque type de bien baillé. Le deuxième bail de la cense d’Éparcy,
ou plus exactement de deux tiers de la cense, en 1531, est particulièrement révélateur à ce sujet 50. Le contenu de la redevance est particulièrement varié : de l’argent tout d’abord ; des denrées en nature ensuite, céréales variées, navettes51,
pois, fèves mais aussi de la cire pour un usage religieux. Des services sont aussi
inclus : charroi de vin, organisation de messes. Le reste concerne des travaux à
effectuer dans la cense : superficie minimum à bêcher, entretien des fossés et des
chaussées des étangs, construction d’un pont, nettoyage régulier de la rivière. Le
dirigisme de l’abbaye est donc ici particulièrement fort.
L’exemple d’Éparcy nous permet d’appréhender l’importance de l’influence monastique sur l’occupation du sol en Thiérache durant la période médiévale. Tout en s’adaptant aux événements extérieurs, les abbés de Foigny donnent
une impulsion toute particulière aux terres qui dépendent de leur domaine, allant
à plusieurs reprises jusqu’à l’expulsion des habitants afin de pouvoir mettre en
place leur politique de mise en valeur. Sous leur férule, le cadre géographique se
modifie, se morcelle, les paroisses se constituent. La cense elle-même est un petit
bijou d’organisation avec un fonctionnement autarcique clairement réussi. Au
50. L’original est perdu, mais ce bail est relaté par le prieur de Lancy dans le Livre de Foigny, f° 47
et v° : « Bail fut faict en cinq cent trente un, par D. Jean de Nieulle Abbé pour quatre vingt dix neuf
ans a Jean Doré de deux tier au total de la Cense d Esparcy, partissant pour l autre tier contre Raulin
Guyot, avec les granges, estables, bergeries, jardins, terres labourables et pretz appartenances et
deppendances, les terres labourables montant a quatre vingt deux muidz quatres jallois seize verges
suivant le cordage de Jacques Darrest arpenteur juré a Landouzy la Ville en six cent trente deux,
reservé le bail de la forge, le bail du meusnier faict a Joachim Honnoré, le pont des bergers, Rarieu,
Lenty, la Tilleroy avec le pretz du parcq en deppendant, le pretz des Rives, des preaux, avec le pretz
de Pierre Cardenier, a la redebvance de vingt six livres treize solz, moitié a la St Jean, moitié au Noel,
et a la St Martin, dix muidz huit jallois de bled le tier seigle, treize muidz quatre jallois d avoine,
quatre jallois de navettes, quatre jallois de pois, et quatre jallois de febvre mesure de Marle renduz a
foigny, et de paier douze livres de cire (outre autres six livres) a l eglise nostre Dame de Laon au jour
de la Chandeleur pour estre converties en un cierge presenté a la dite eglise a l offrande pendant la
grande messe. Item faire tous les ans deux voitures de vin a ses despens et les prendre en la Cense
du Collier. Item de traitter honnestement ledit Sr Abbé, les justiciers d Esparcy jusque a treize
personnes par chacun an au jour St Estienne le lendemain de Noel, de faire avec ledit Guyot chanter
la messe les dimanches et festes par un Religieux moiennant dix livres pour ses salaires a la Chappelle, fournir le ornemens necessaires, faire raccommoder les fonds baptismaux, un ciboire, paier
cinq solz pour le droit du Doien et une chandelle beniste, houer par an quatre jallois de terre, relever
les fossez des pretz, sarter et nettoier la Cour de bois, repailler; et espiner dans deux ans et de faire
un pont afin d aller au moulin, pour charroier les foings, entretenir pour les deux tier la chaussée du
vivier depuis le relai de l estang jusque au pont des bergers, nettoiez la riviere de bois, loger le Sr
Abbé, ses gens, chevaux, leur donner foin et gerbes et du bois quant ils iront pescher, et non autre
chose, a la reserve de la justice, des bois, estangs, chasse, et pescherie. »
51. Utilisées pour faire de l’huile.
La cense d’Éparcy
51
cœur même des conflits du bas Moyen Âge, Foigny s’adapte au changement qui
s’annonce en donnant à ses exploitations les bases d’une organisation nouvelle ;
et nous parlons bien là d’exploitations au pluriel, car loin de se cantonner à
quelques lieux particuliers, la politique dynamique de Foigny s’applique à l’ensemble du domaine monastique.
Bénédicte DOYEN
La guerre des farines
de 1775 dans le Soissonnais
« Le Pain n’était plus une affaire de commerce,
mais de police » 1
« Dans des temps fâcheux et difficiles, et à certains moments de crise, le
gouvernement vient tacitement au secours des boulangers, les indemnise, leur
paye pendant un temps l’excédent du prix des farines, afin d’éviter les brusques
et dangereuses mutations et de maintenir le pain à un taux où le pauvre puisse
l’atteindre sans murmure. On leur enjoint surtout de ne jamais rebuter et encore
moins effrayer la sensibilité de la misère : c’est une vigilance paternelle, un sacrifice sage, une politique humaine, un bienfait inappréciable, car la crainte et l’effroi de manquer de la principale nourriture, s’exagéreraient et se propageraient
parmi une multitude immense, à un point qui briserait le frein de la police ; une
grande population commande donc un régime tout particulier »2.
Ce régime « tout particulier » régissant la commercialisation et le prix du
pain fut mis à mal par les réformes libérales du ministre Turgot lesquelles, finalement, déclenchèrent en mai 1775 une série d’émeutes qui ébranlèrent une
grande partie du royaume et passèrent à l’histoire sous le nom de « guerre des
farines ». Ces événements ont fait l’objet, ces dernières années, d’études remarquables3, mais, pour ce qui concerne leur déroulement en province (ce qu’Edgar
Faure appelle les « troubles excentriques »), il reste aujourd’hui encore assez
méconnu. Il y a deux siècles, Soulavie constatait déjà avec une certaine résignation : « La postérité recherchera les causes de l’émeute des blés, et peut-être cette
cause sera-t-elle à jamais enveloppée de nuages » 4. Cela est particulièrement vrai
pour les territoires de l’ancienne généralité de Soissons, les archives du bailliage
de cette ville ayant été détruites en 1814. C’est ainsi que, pour notre étude, nous
nous sommes heurté à une insuffisance flagrante de sources ; toutefois, nous
avons pu consulter des documents aux archives départementales de l’Aisne5 que
1. Abbé Ferdinando Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, Londres, 1770, cité par Guy Ikni,
« La guerre des farines dans l’Oise - 1775 », Annales historiques compiègnoises, n° 15, automne
1981, p. 13.
2. Sébastien Mercier, Tableau de Paris, « Panification », Paris, Mercure de France, 1994, t. 2,
p. 1492.
3. Voir notamment : Edgar Faure, La disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961 ; Vladimir
Ljublinski, La guerre des farines, Presses Universitaires de Grenoble, 1979 ; Georges Rudé, « La
taxation populaire en mai 1775 à Paris et dans la région parisienne », Annales historiques de la
Révolution française, n° 143, avril-juin 1956, p. 149-191, et n° 165, juillet-septembre 1961, p. 305326.
4. Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI depuis son mariage jusqu’à
sa mort, t. II, Paris, chez Treuttel et Würtz, 1801, p. 289.
5. Archives départementales de l’Aisne, C 13, dossier « révolte des blés ».
54
Julien Sapori
les historiens semblent avoir jusqu’à ce jour négligées. Même si ces documents
semblent d’un intérêt historique marginal, il convient de s’y attarder.
Dernier avatar des jacqueries du Moyen Âge, ou préfiguration de la Révolution, la « guerre des farines » connut dans le Soissonnais6 une intensité extraordinaire. J’essayerai d’en faire le point en ayant bien présent à l’esprit que nous ne
pourrons jamais entendre la version et les motivations des troupes d’émeutiers.
Ces dernières, généralement composées de « journaliers affamés, de braconniers,
contrebandiers, valets de grands seigneurs et aussi de voleurs de grand chemin »7,
passèrent sans transition de la fureur au silence, dénigrées par l’ensemble des
hommes de pouvoir et des hommes de lettres de l’époque, Voltaire et Condorcet
compris. Les pages qui suivent nous éclaireront donc quasi uniquement sur l’attitude de l’élite, c’est-à-dire sur les modalités de la répression.
La police des grains sous l’Ancien Régime
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on estime qu’entre 50 % et 90 % du budget
des familles des classes populaires était destiné à l’achat de la denrée alimentaire de base, le pain ; en fait, l’immense majorité de la population tirait l’essentiel de ses calories des céréales. La dépendance de la société vis-à-vis des blés
n’était pas seulement de caractère alimentaire, car les grains constituaient
également « le secteur pilote de l’économie ; au-delà de leur rôle pilote dans
l’agriculture, ils déterminaient directement ou indirectement les possibilités de
croissance du commerce et de l’industrie, l’emploi et le chômage, les revenus
de l’État »8.
Face à ce qu’on a souvent défini comme une véritable « tyrannie des céréales », l’opinion publique restait fermement convaincue que le pays était en
mesure de nourrir toute sa population, et que les famines étaient provoquées
uniquement par les spéculations. Se faisant l’interprète de cette opinion largement
répandue, le commissaire de police Nicolas Delamare accusait à son tour « les
accapareurs de blés d’être seuls reponsables des disettes, le plus souvent factices » 9.
6. La présente étude concerne l’ensemble de la généralité de Soissons, exception faite de la subdélégation de Clermont qui était entièrement séparée des autres parties de la généralité et qui se situe,
de nos jours, dans le département de l’Oise. Sont donc concernées les subdélégations de ChâteauThierry, Chauny, Coucy, Craonne, Crépy-en-Valois, Clermont, La Fère, Fère-en-Tardenois, La FertéMilon, Guise, Ham, Hirson, Laon, Marle, Montmirail, Neuilly-Saint-Front, Noyon,
Oulchy-le-Château, Ribemont, Rozoy, Soissons, Vailly, Vervins et Villers-Cotterêts ; elles comprennent la totalité de l’actuel département de l’Aisne, la partie orientale du département de l’Oise
(Noyon et Crépy-en-Valois) ainsi que des lambeaux situés dans la Seine-et-Marne (commune de
Dammartin-en-Goële).
7. Ernest Lavisse, Histoire de France, t. IX, Paris, Librairie Hachette, 1910, p. 32.
8. Steven Kaplan, Le complot de famine. Histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin,
1982, p. 49.
9. Nicolas Delamare, Traité de la Police, Paris, 1705-1738.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
55
Cette crainte des disettes était doublée par un souci du contrôle de la
qualité. En effet, depuis le début du XVIIe siècle, Paris consommait un pain dit « à
la reine ». Mis à la mode par Marie de Médicis, il se caractérisait par le fait que
le levain était remplacé par la levure de bière, provenant en grande partie de Picardie, et susceptible de se corrompre lors de son transport. La polémique opposa le
Parlement, défenseur d’une liberté intégrale du commerce, et le lieutenant général de police lequel affirmait la nécessité d’imposer des contrôles de qualité. Un
arrêt du 21 mars 1670 autorisa définitivement son emploi 10.
Par ailleurs, rappelons que depuis le Moyen Âge, le principe de la vente
obligatoire des denrées alimentaires sur les marchés était chose acquise. Comme
l’expliquait en 1258 le prévôt de Paris, Boileau, dans son Livre des Métiers : sans
cela, « les riches marchands auraient toutes les denrées, et les pauvres n’en pourraient nulle avoir »11. C’est ainsi qu’au début du XVIIIe siècle, Paris comptait
quinze marchés au pain, tenus les mercredi et samedi par environ quinze cents
boulangers. En conséquence, les marchés réunissaient des foules importantes de
vendeurs, livreurs, acheteurs, badauds, etc. Ils n’étaient jamais à l’abri de troubles
plus ou moins importants, occasionnés soit par les délinquants qui y sévissaient,
soit par les innombrables litiges opposant les commerçants à leurs clients.
Pour toutes ces raisons, l’État se voyait dans l’obligation de réglementer
strictement le commerce des blés, plus particulièrement dans le Bassin parisien,
dont les campagnes avaient vocation à assurer l’approvisionnement de la capitale.
Déjà, à l’occasion de la famine qui avait sévi dans le pays en 1662-1663, les
pouvoirs publics étaient intervenus massivement, non seulement pour condamner
à mort ou aux galères les émeutiers arrêtés par la troupe, mais également en construisant dans la cour du Louvre des fours où on avait vendu à perte le « pain du
roi ». À Paris, lors de la disette de 1692, les policiers avaient assuré une présence
importante sur les marchés, comme en avait rendu compte le lieutenant de police :
« Les commissaires ne sont pas sortis des marchés depuis 5 heures du matin
jusqu’à ce soir. Les précautions prises pour s’opposer aux premières manifestations qui ont paru, ainsi que l’argent que les commissaires ont trouvé le moyen de
donner, dans tous les marchés, à ceux du peuple qui étaient les plus désolés ou
qui faisaient le plus de bruit par leurs plaintes, nous ont tiré d’une journée très
difficile à passer »12.
Toutes ces dispositions seront progressivement renforcées et codifiées.
L’édit royal du 15 mars 1667, portant création de la charge de lieutenant de
10. Le souci du contrôle de la qualité était devenu au XVIIIe siècle une véritable psychose. Il semble
bien qu’il soit à l’origine de la légende selon laquelle, pendant la guerre des farines, les émeutiers
recherchaient plus à détruire les denrées qu’à s’en approprier. En effet, lors de l’émeute du 18 avril
1775 à Dijon, les pillards jetèrent à la rivière une certaine quantité de farine qu’ils jugeaient frelatée.
11. À titre d’exemple, voir la sentence de police du 6 septembre 1726 qui condamne les nommés
Amiard, Cochard et Bourjot, pour avoir vendu leurs blés ailleurs que dans les marchés. Bibliothèque
historique de la Ville de Paris, NF 35 380, t. 138, n° 10.
12. Lettre du lieutenant général de police La Reynie au premier président du parlement de Paris,
3 décembre 1692 ; citée par Arlette Lebigre, Cours à l’École nationale supérieure de police, p. 55.
56
Julien Sapori
police, prévoyait que ce dernier devait connaître non seulement « de la sûreté
publique, […] des incendies et des inondations, […] » mais également « de l’approvisionnement de la ville en denrées et en foin ». Sans rentrer dans le détail des
multiples dispositions adoptées progressivement, rappelons que l’accès et l’exercice de la profession de marchand de blé étaient strictement réglementés13. Les
stocks étaient contrôlés par des déclarations obligatoires des récoltants14 – dans
un cercle de dix lieux autour de la capitale, le grain introduit ne pouvait plus
en sortir.
Dans la pratique, ces réglementations fort contraignantes étaient adoucies
par le fait qu’elles n’étaient pleinement mises en œuvre qu’exceptionnellement,
en époque de crise15. En définitive, c’était peut-être l’arbre qui cachait la forêt…
car, en matière de commerce des blés, les historiens contemporains soulignent de
plus en plus l’importance des dispositions et prélèvements féodaux16. Les innombrables droits de banalité, de péage, de travers, de navigation, de strage, d’estérage, de minage, de mesurage et de stellage, non seulement se répercutaient sur
le prix final, mais imposaient toutes sortes de contrôles tatillons perçus parfois
comme de véritables brimades17. Ainsi, le duc d’Orléans percevait-il : le droit de
stellage à Soissons de 1/24 de chaque muid de grain ; le droit de banalité de
moulin à Crépy-en-Valois de 1/16 ; le droit de navigation entre La Ferté-Milon et
Nanteuil-Le-Haudouin de 2 sols par sac…, etc. Même le bourreau faisait valoir
son droit de havage et procédait à des prélèvements, considérés comme particulièrement humiliants, sur les denrées exposées à la vente18.
En contrepartie de ces taxes, les seigneurs organisaient et contrôlaient les
marchés et appointaient les employés chargés du fonctionnement (mesureurs,
porteurs, etc.). Toutefois, leurs bénéfices nets demeuraient absolument considérables et, dans l’ensemble, cette réglementation seigneuriale fort complexe était
de plus en plus perçue comme vexatoire.
Ce système anachronique est décrit avec lucidité et sensibilité par Tocqueville : « Imaginez-vous le paysan français du XVIIIe siècle […]. Ce petit coin du
sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d’orgueil et d’in13. À titre d’exemple, voir l’ordonnance de police du 18 décembre 1725 qui enjoint aux commis,
préposés porteurs de grains, de donner une plaque numérotée à leurs garçons plumets pour l’attacher
sur leurs habits et qui défend à tous autres particuliers de travailler dans la halle au bled (Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 35, n° 145).
14. À titre d’exemple, voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 5 septembre 1693 qui nomme des
commissaires pour avoir le soin de procurer, pour le soulagement des peuples, le débit et l’abondance
des bleds dans tout le royaume, et leur ordonne d’en faire porter dans les marchés à proportion de la
nécessité Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 32, n° 30).
15. Le XVIIIe siècle avait connu, avant 1775, des disettes plus ou moins importantes en 1709, 1725,
1740, 1757 et 1768.
16. Cf. Guy Ikni, « La guerre des farines... », op. cit.
17. Arch. dép. Aisne, C 335, « Correspondance de l’Intendant de Soissons avec les subdélégués relative au droit de stellage, mesurage, hallage, muyage perçus sur les blés, grains, farines et légumes.
État de ces droits pour chaque subdélégation ».
18. Cf. Julien Sapori, « Le droit de havage du bourreau de Compiègne à la fin du XVIIIe siècle »,
Annales historiques compiègnoises, n° 87-88, automne 2002, p. 37.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
57
dépendance. » Pourtant, il demeure sous l’emprise des seigneurs, qui « […]
l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les
retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et
quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé
qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé
moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur
faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine »19.
De ce fait, beaucoup de marchands et de laboureurs avaient pris l’habitude
de ne plus passer par le marché afin d’échapper aux divers carcans réglementaires et financiers. Certaines de ces exceptions étaient d’ailleurs légales et participaient à la désertification des marchés 20.
Au XVIIIe siècle le système était donc en panne et de nombreux protagonistes ne craignaient pas de pratiquer couramment la spéculation, en emmagasinant les blés dans l’attente d’une prochaine augmentation des prix ou en évitant
de livrer certaines villes où il se vendait moins cher.
L’opinion publique de l’époque n’avait d’ailleurs pas une vision d’ensemble claire de tous ces mécanismes qui ménageaient un grand nombre de passedroits et de privilèges à la fois contradictoires et complémentaires. Face à la
complexité de cette situation et à la difficulté de concevoir une réforme d’ensemble du système, il était tentant de désigner un seul responsable. Dans les esprits,
l’adversaire était tout désigné, puisque la croissance continuelle des prérogatives
de l’État avait déjà donné l’habitude aux Français du XVIIIe siècle de tout attendre
de la puissance publique. Voltaire notait avec justesse qu’« on accusait le ministère plutôt que la sécheresse ou la pluie »21.
Les physiocrates au pouvoir
La focalisation des débats négligeant donc le rôle des pouvoirs seigneuriaux et exagérant celui de l’État, portait en gestation l’échec des futurs projets de
réforme. Mais en attendant, comme le notait encore Voltaire, « vers 1750, la
nation, rassasiée de vers, de tragédies, d’opéras, d’histoires romanesques, de
réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la
grâce et les convulsions, se mit enfin, à raisonner sur les blés » 22. En somme,
deux grandes écoles se faisaient face : les partisans de Colbert, favorables au
maintien d’une réglementation étatique importante, et ceux de Sully, adeptes du
libéralisme, qui se rattachaient au mouvement physiocratique. Deux mois seule-
19. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, Folio, 1967, p. 95-96
[1re édition 1856].
20. À titre d’exemple, voir ci-dessous l’achat en 1775 par M. Deslandes, directeur de la manufacture
de Saint-Gobain, de grains de Russie et de Hollande pour ses ouvriers.
21. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Blé », in Œuvres complètes, Éditions Garnier,
1878, p. 10.
22. Voltaire, cité par Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961, p. 200.
58
Julien Sapori
ment après la mort de Louis XV, le 24 août 1774, ces derniers crurent voir leurs
idées triompher avec la nomination d’un de leurs plus illustres représentants,
Turgot, au poste de contrôleur général.
Turgot était convaincu que les disettes trouvaient leur origine dans les
règlements qui étranglaient le commerce, et déclarait : « Mes principes sur cette
matière sont : liberté indéfinie d’importer, sans distinction de bâtiment de telle ou
telle nation, et sans droits d’entrée ; liberté pareillement indéfinie d’exporter sur
toute sorte de bâtiments, sans aucuns droits de sortie et sans aucune limitation,
même dans les temps de disette »23.
À son poste, il déploya immédiatement une intense activité réformatrice,
supprimant la corvée et les corporations. Il fut surtout l’inspirateur de l’arrêt du
Conseil du roi du 13 septembre 1774 établissant la pleine liberté du commerce
des grains. Malheureusement, cette mesure arrivait au plus mauvais moment, la
récolte de 1774 ayant été insuffisante. La hausse des prix des blés fut suivie d’un
début de dérèglement des approvisionnements : ce n’était pas tout à fait la disette,
mais dans de nombreuses régions le petit peuple fut confronté à une augmentation du prix de son aliment de base. À Paris, le prix du pain de 4 livres était passé
de onze sous en septembre 1774 à quatorze le 3 mai 1775. Le mécontentement
couvait ; « le pain, depuis longtemps, était cher. Il l’avait été encore plus, mais la
fermentation avait pris par degrés » 24. Pourtant, personne n’envisageait véritablement l’imminence de troubles sérieux.
Le déroulement de l’émeute au plan national
Les premières émeutes éclatèrent le 18 avril 1775 à Dijon ; le 27 avril,
elles gagnaient la région parisienne : à Beaumont-sur-Oise, l’important marché
aux blés fut pillé, et rapidement les troubles gagnèrent une grande partie du
royaume. Le 29, plusieurs milliers de personnes pillèrent les fermiers qui se
rendaient à Pontoise. On s’attaqua également aux bateaux transportant le blé : le
28 avril, les habitants de Méry, Mériel, L’Isle-Adam, Nogent, Auvers, Billancourt, Chévry et autres villages, pillèrent un bateau près de Pontoise. À LaRoche-Guyon, cinq cents mutins attaquèrent le château de la duchesse de La
Rochefoucauld, amie de Turgot. Le 30, douze mille émeutiers se réunirent une
nouvelle fois près de Beaumont-sur-Oise : cette fois-ci les portes de la ville furent
fermées, bourgeois et maréchaussée prirent les armes et la foule se dispersa
d’elle-même.
Désormais, les émeutes se rapprochaient de la capitale. Le 1er mai, le
marché de Saint-Germain fut pillé ; le lendemain, plusieurs centaines de paysans
et de femmes, tous désarmés, parvenaient au marché de Versailles. Le prince de
Beauvau, capitaine des Gardes du corps, débordé par la foule, accepta de donner
23. Déclaration de Turgot au pasteur Josias Tucker le 24 décembre 1773 ; citée par Pierre Jolly,
Turgot, Paris, Les Œuvres françaises, 1944, p. 165.
24. Duc de Croÿ, Journal inédit (1718-1784), Paris, Flammarion, 1906-1907, p. 153.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
59
le pain pour deux sols la livre, ce qui calma rapidement la foule mais constitua un
précédent qu’invoquèrent souvent les séditieux.
Le 3 mai, on attendait les émeutiers à Paris : le lieutenant de police Charles-Pierre Lenoir, mal renseigné, concentra ses forces à proximité de la halle aux
grains, alors que les manifestants se dirigeaient vers la Bastille où ils pillèrent des
boulangeries, se promenant impunis dans toute la ville, y compris sous les fenêtres de Turgot. Le guet monta à cheval et s’approcha des émeutiers, mais,
manquant de consignes, laissa faire sans intervenir. En vain Lenoir demanda le
concours des troupes : le maréchal Biron le refusa, prétextant qu’il n’avait pas
reçu d’ordres. Finalement, la sortie des Gardes françaises et suisses mit fin sans
violences à l’émeute.
Convaincu qu’il s’agissait d’un complot contre sa personne, Turgot,
appuyé par Louis XVI, reprit la situation en main et donna ordre de réprimer
sévèrement les émeutes. Dans la nuit du 3 au 4 mai, il destitua le lieutenant de
police Lenoir, le remplaçant par un homme de salon, Rémond Albert25 ; il en fut
de même pour le chef du guet. Le maréchal de Biron, gouverneur de Paris, fut
nommé à la tête de l’armée de Paris composée des Gardes françaises et suisses
ainsi que de la Maison du Roi, tandis que la sécurité autour de Paris était assurée
par cinq ou six bataillons et vingt-cinq escadrons.
Le gouvernement décida également que les émeutiers arrêtés seraient
jugés prévôtalement, « selon les usages du temps de guerre »26. Le Parlement de
Paris qui avait des velléités d’opposition, protesta contre cet édit et arrêta le
4 mai que les émeutiers seraient jugés par la Grande Chambre, c’est-à-dire par
une formation du Parlement, mais un lit de justice tenu le 5 mai imposa au Parlement le respect de l’édit : « Voulons et ordonnons que les procédures commencées soient portées au greffe des dits prévôts ou leurs lieutenants. Faisons
défense à nos cours de Parlement et à nos autres juges d’en connaître, nonobstant toutes ordonnances et autres choses à ces contraires auxquelles nous avons,
en tant que de besoin, dérogé. » Deux émeutiers, véritables « boucs émissaires »,
furent ainsi pendus à Paris le 11 mai, ce qui provoqua la consternation de la
population.
Dès le 4 mai, la révolte semblait brisée à Paris mais se poursuivait dans les
campagnes du Bassin parisien. En province, elle avait gagné Lille et Auxerre. Le
6 mai, des émeutes éclatèrent à Meaux où les forces de l’ordre furent débordées :
« Les brigands sont arrivés par les différentes portes de la ville de Paris, n’ayant
pour armes qu’un bâton, et à peu près à la même heure, et ont pillé tranquillement
tous les boulangers presque sans aucune exception. […] Du reste, l’esprit de
douceur du gouvernement avait fait donner ordre aux troupes de ne point faire
feu, de se laisser plutôt insulter, maltraiter par la populace. On ignorait encore ce
qui pouvait occasionner le désordre et l’on craignait de l’augmenter par trop de
25. Lenoir reviendra aux fonctions après une petite parenthèse, en juin 1776.
26. Voir la déclaration du roi du 5 mai 1775 portant attribution aux prévôts généraux de la maréchaussée de la connaissance et du jugement en dernier ressort des crimes et excès y mentionnés
Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 83).
60
Julien Sapori
rigueur »27. Il s’agissait des derniers soubresauts : dès le 10 mai, la révolte cessa
jusque dans les campagnes. Le gouvernement, qui restait sur ses gardes, prit le
11 mai une ordonnance royale prévoyant dans toute l’étendue du Bassin parisien
la peine de mort pour les émeutiers arrêtés qui seraient jugés sur le champ par des
cours prévôtales.
Le déroulement de l’émeute dans le Soissonnais
Dans le Soissonnais, l’intensité de la révolte surprit les observateurs. Au
siècle, la situation générale dans les campagnes s’était en effet améliorée, et
le spectre des « révoltes frumentaires » du Moyen Âge paraissait désormais révolu.
On avait également mis beaucoup d’espoirs dans la création de la Société d’agriculture : le 7 décembre 1761, les bureaux de Soissons et Laon réunissaient une
quarantaine de fermiers et autres personnalités, ils s’étaient donné comme but
l’amélioration de la productivité agricole ainsi que le défrichage des terres incultes.
Pourtant, certains signaux auraient dû alerter les autorités. En effet, comme
partout dans le royaume, la modernisation de l’agriculture stagnait et les prix du
blé augmentaient régulièrement. Début 1775, à Soissons, le blé avait atteint les
250, voire les 294 livres le muid, tandis que le pain de 10 livres était vendu
36 sols 28.
Rappelons que le premier acte de la guerre des farines dans le Bassin parisien se déroula le 27 avril 1775 à Stors 29, entre L’Isle-Adam et Beaumont, où une
péniche transportant du blé fut pillée30. Le 2 mai, les troubles s’étendirent à Senlis
et gagnèrent le Soissonnais. Le mercredi 3 mai (il s’agit du moment culminant de
la révolte des blés, notamment avec l’émeute parisienne dans le quartier de la
Bastille), des incidents graves éclatèrent dans la ville de Crépy-en-Valois. L’intendant en rendit compte dès le lendemain au subdélégué de Villers-Cotterêts,
M. Leclerc :
« Vous êtes instruit de la révolte et du brigandage presque général occasionnés par les prix excessifs des bleds et la difficulté qu’éprouve le peuple
depuis longtemps pour s’en procurer pour ses subsistances. Mon cœur en saigne
et je suis si vivement touché que je puis à peine vous décrire ce qui vient de se
passer ici : c’est une fuite ou tumulte arrivé hier à Crespy ; nombre d’habitants de
la ville et de tous les villages circonvoisins se sont attroupés aujourd’hui avec les
nôtres et les ont soulevés : mécontents de ne pouvoir obtenir la quantité de blé qui
leur était nécessaire et tout à fait à la débandade ils se sont livrés à leur désespoir,
ont forcé les maisons bourgeoises et toutes celles des laboureurs, y ont pillé et
XVIIIe
27. Mémoires de l’abbé Terray. Cité par P. Jolly, Turgot, op. cit., p. 174.
28. Après la guerre des farines et jusqu’en 1787, à Soissons le prix moyen du muid de blé fut de 150
livres.
29. On signale toutefois un incident, vraiment minime, au marché de Beaumont-sur-Oise le 22 avril
1775.
30. Le marinier pillé recevra 50 000 livres en dédommagement par Turgot.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
61
enlevé le peu de blé qui s’y trouvait et ont fixé le prix à raison de douze livres le
sestier mesure de Paris, même six livres.
Ils se sont rendus de là à St Leu et à Noue où l’exploitation est plus considérable et ils se répandent dans tous les autres villages sans qu’il soit possible
d’arrêter leur cupidité.
Ce qui excite le plus la consternation générale c’est que le malheureux
c’est à dire le pauvre honteux reste toujours dénué de toutes ressources.
Une malheureuse femme âgée de soixante ans dont le mary a quatre
vingt et tant d’année qui fait à crédit le commerce de bleds [...] vient de perdre
cinquante deux sestiers, mesure de Paris, et elle n’a reçu comme tous les
autres le payement que de partie à raison de 12 livres le surplus a été pillé et
saccagé.
Il n’y a eu heureusement, Monseigneur, ny blessure ny meurtre.
Permettez que je demande votre protection, la bonté de votre cœur nous
assure d’avance d’un prompt secours.
Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble et très
obéissant serviteur » 31.
Les troubles à Villers-Cotterêts se poursuivront encore le lendemain32.
Le jeudi 4 mai, les incidents gagnèrent Dammartin-en-Goële, où les blés
déposés sous la halle furent pillés ainsi que certains greniers à blé. Les émeutiers
forcèrent marchands et laboureurs à vendre le blé 12 livres le setier au lieu des
36/38 prévus33.
Le vendredi 5 mai, à Nanteuil-Le-Haudouin, « la révolte a commencé dès
10 heures du matin. Ils ont pillé le blé qui était sous la halle, ont forcé les greniers
et chambres où plusieurs laboureurs et boulangers avaient des magasins à blé.
Entre autre, le nommé Jean Noël Boucard, maréchal à Silly, a crocheté et arraché
la serrure de la petite porte de la ferme seigneuriale de S.A.S. Monseigneur le
Prince de Condé, détemptée par Frémi, maître de poste à Nanteuil […] ce qui a
donné entrée aux autres » 34.
Le même jour, à Soissons, le corps de ville fut averti par la rumeur
publique que, le lendemain, un rassemblement important d’émeutiers devait
envahir la ville ; immédiatement, il prit des précautions. Le lieutenant-général de
police, Duquesne, en accord avec plusieurs marchands de blé, taxa le pain de
façon à pouvoir en fournir aux boulangers au prix de 216 livres le muid (au lieu
des 250 livres qui venaient d’être atteintes). Par la suite, Turgot, alerté de cette
mesure prise en contradiction avec sa doctrine de libéralisation des prix, fit casser
la décision par un arrêté du Conseil et somma Duquesne de venir s’expliquer à
31. Arch. dép. Aisne, C 13.
32. Ibid. Voir courrier du 6 mai 1775 de M. Delrouy, subdélégué de La Ferté-Milon, à l’intendant de
Soissons.
33. Journal d’un maître d’école d’Île-de-France, présenté par Jacques Bernet, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 60.
34. Idem, p. 60. Nous verrons (infra) que le sieur Boucard sera poursuivi en justice pour ces agissements.
62
Julien Sapori
Fig. 1. Le marché au pain et à volaille, quai des Grands Augustins à Paris, première moitié du XVIIIe siècle.
Les trois hommes habillés en noir sont des officiers chargés de la police des marchés ;
ils veillaient plus particulièrement au respect des poids et des prix.
A droite, un étalage où on expose à la vente des pains.
Tableau anonyme, XVIIIe siècle.
(Reproduction de la Photothèque des Musées de la ville de Paris).
Versailles. Ce dernier put prouver que le prix n’avait pas été imposé mais librement accepté par les boulangers et ne fut guère inquiété. Soissons échappa donc
aux émeutes, peut-être grâce à ces décisions fort sages 35.
Le 6 mai, Delrouy, subdélégué de La Ferté-Milon, rendit compte à l’intendant de la généralité de Soissons d’une grave émeute dans sa ville :
« Il y a eu une révolte considérable en cette ville qui a commencé le matin.
Comme c’est le jour du marché, il y est arrivé depuis six heures jusque midi une
vingtaine de bandes d’hommes qui parvenaient de loin ; ils paroissoient faire
corps entre eux. Des femmes étoient arrivées en grand nombre dès le matin. Cette
populace qui pouvait être composée de sept ou huit cent personnes entra dans la
ville et attendit sans mot dire l’heure de midi qui est l’heure du marché au blé. À
ce signal, elle s’est jetté sur une assez grande quantité de blé que j’avois prié
différents laboureurs d’amener sur le marché et sans avoir demandé le prix a tout
enlevé en un instant. De là a été chez tous les laboureurs a tout enfoncé et tout
pillé puis est revenu à la ville, a pillé également tous les marchands et bourgeois
qui en avaient. Ils sont encore à sept heures du soir que j’ai l’honneur de vous
écrire, répandus dans les campagnes où ils pillent tous les laboureurs, chargent
les chevaux qu’ils ont amenés avec eux et s’en retournent triomphants. Le
publique est dans la plus grande consternation il n’y a plus un grain de blé dans
35. Voir Abbé Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, t. VIII, Impr. de l’Argus soissonnais, 1888,
p. 447 ; Henri Martin et Paul-L. Jacob, Histoire de Soissons, Soissons, Impr. Arnoult, 1837, p. 655-656.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
63
la ville à l’exception de ceux qui en ont volé. Les laboureurs depuis long temps
non seulement n’amenaient pas sur le marché mais même avaient la dureté d’en
refuser à ceux qui leur en avoient demandé pour de l’argent par crainte d’une
famine très prochaine. S’il ne vient des ordres pour faire fournire les marchés et
quelques foires pour écarter cette multitude de brigands qui commet les plus
grands désordres. Il y a beaucoup de monde que la seule nécessitée a réduit à cette
extrémité. Mais j’en ai moi-même vu hier à Villers Cotteretz de ces gueux à voler
du blé et revenir aujourd’hui ici en revoler comme s’il n’en avoit point. Le temps
me presse et j’aurai l’honneur de vous rendre compte demain de ce qui se sera
passé cette nuit. J’apprends que Bourgfontaine est investie cela pourrait être faux,
au moins cette populace se préparait elle à y aller. J’attends vos ordres avec la
plus grande impatience. Je n’ai quitté le marché qu’à la dernière extrémité où j’ai
fait et dit tout ce que j’ai pu pour calmer et donner espérance » 36.
Toujours le samedi 6 mai, la sédition s’étendit à Noyon, où toutefois les
troupes parvinrent à maîtriser la situation. « Noyon vient d’avoir son tour ce
matin et d’éprouver l’effet de la fermentation générale sur la cherté des bleds par
une réduction forcée au tiers et à la moitié de leur prix courant [...] Sans les
secours de la première division du régiment de Chartres, destiné pour Mantes,
l’approvisionnement des marchés et greniers étaient la proie d’une populace
extrêmement nombreuse » 37.
L’émeute de Braisne du 7 mai fit également l’objet d’un compte rendu du
subdélégué local : « Il y a eu hier un attroupement composé en partie des personnes de cette ville et en plus grand nombre des gens de la campagne, cette foule
s’est introduite dans différentes maisons pour y enlever de la provision à un taux
arbitraire, sans autre écart, que la visite des greniers à l’enlèvement de cette partie
de grains, de là on a été chez plusieurs laboureurs des environs qui effrayés de la
nombreuse populace ont fourni les uns plus ou moins une certaine quantité de
blés dont le dépôt s’est fait icy.
Votre grandeur, instruite de tout ce qui s’est passé, soit par les plaintes des
fermiers, soit par [...] détaché par la Maréchaussée, a imposé par ses ordres le
calme et la tranquillité, les chefs des ces mutins sont arrêtés, les grains rendus aux
particuliers, et celui des laboureurs reconduit chez eux. J’ai fait lire, publier et
afficher l’ordre du roi dans les endroits les plus apparends de la dite ville afin que
personne n’en ignore, le Brigadier de la Maréchaussée m’annonce à l’instant,
Monseigneur, que ces fermiers touchés des larmes et gémissements du peuple,
s’étoient déterminés volontairement à laisser leurs blés en dépôt pour être distribués au prix courant, et en conséquence ont de nouveau déchargé leurs voitures
prettes à partir » 38.
À Blérancourt, le 7 ou 8 mai, le marché et certaines fermes furent attaqués.
M. Gelle, procureur fiscal de la ville (celui dont la fille, quelques années plus tard,
36. Arch. dép. Aisne, C 13.
37. Lettre de Tonon à l’intendant de Soissons ; citée par G. Ikni, « La guerre des farines... », op. cit.,
p. 15.
38. Arch. dép. Aisne, C 13.
64
Julien Sapori
faillit épouser Saint-Just) écrivit le 8 mai à l’intendant de Soissons pour lui rendre
compte des incidents 39.
À Fère-en-Tardenois, le mercredi 10 mai 1775, jour de marché franc, le blé
se vendant 294 livres le muid, une révolte éclata qui fut signalée dans le registre
des baptêmes et mariages de la paroisse : « En la présente année 1775, le 10 mai,
jour de marché franc, il y a eu une révolte en cet endroit, occasionnée par la cherté
du blé qui valait alors 294 livres le muid, mesure du pays. Pour contenir le peuple,
la bourgeoisie a fait bonne garde pendant quelques jours. Pendant trois mois, une
compagnie de hussards est restée en garnison, pour mettre le bon ordre à Fère et
dans les environs » 40. Par la suite, une troupe de paysans originaires de Fère,
Coincy, Villeneuve et autres villages, attaqua la maison du marchand de grains
Crapart ; ne pouvant enfoncer les portes, ils prirent des échelles et montèrent aux
fenêtres. Un domestique de M. Crapart, originaire de Coincy, repoussa avec un
fouet les assaillants ; mais les portes furent finalement enfoncées et les émeutiers
finirent par pénétrer dans les lieux et s’emparer du blé 41.
Désormais, l’émeute du Soissonnais connut ses derniers soubresauts. À
Marle, le vendredi 12 mai, un tumulte au marché fut calmé par l’intervention de
la maréchaussée 42.
Dans l’ensemble, les incidents les plus sérieux, ou en tout cas ceux qui
furent le plus sévèrement réprimés, se déroulèrent à une date non précisée à
Cuiry-Housse, dans les terres de la subdélégation d’Oulchy-le-Château. La maréchaussée de Soissons intercepta dans ce village une bande de 400 personnes
commandée par un soldat au moment où ils étaient en train de contraindre les
fermiers à porter leurs grains au marché de Braine et à le vendre au prix de
4 livres l’essein. Les quatre meneurs furent arrêtés, conduits à Soissons et jugés
sommairement par les prévôts de maréchaux. Deux d’entre eux furent condamnés au gibet, un au pilori et un au bannissement ; la sentence fut exécutée sur le
champ 43.
Analyse des émeutiers
En raison de la pauvreté de la documentation, il est difficile de tirer des
conclusions d’ordre général sur le comportement et l’origine des émeutiers.
Toutefois, tout en restant très prudent, certaines considérations s’imposent.
D’une façon générale, on ne relève pas de violences graves, même au plus
39. G. Ikni, « La guerre des farines... », op. cit., p. 15.
40. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy et des villages, châteaux, monastères hameaux
environnants, Soissons, Impr. Saint-Antoine, 1967, p. 221-222 [1re éd. : 1864].
41. Idem, p. 222 ; une note en bas de page précise : « Souvenirs de M. J. Charles-Aug. De Vertus, né
à Coincy en 1733 ».
42. Arch. dép. Aisne, C 13. Courrier du subdélégué de Marle à l’intendant du 12 mai 1775.
43. Voir Henri Martin et Paul-L. Jacob, Histoire de Soissons, op. cit., p. 656-657 ; également Abbé
Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, op. cit., p. 447-448.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
65
fort de l’émeute ; il semble bien qu’aucun mort ni blessé grave ne fut à déplorer
dans la généralité. Révoltés, bourgeois et forces de l’ordre firent preuve d’une
retenue certaine. Les rares fois où une arme fut utilisée, il s’agissait d’objets
d’usage courant : fouet, bâton…
La règle consistait à s’attaquer uniquement aux biens et plus particulièrement aux blés. L’émeute était souvent accompagnée d’une sorte de négociation
qui n’est pas sans rappeler les conflits sociaux de notre époque : boulangers et
laboureurs finissaient souvent par baisser les prix de vente. Parfois même
c’étaient les autorités locales, comme à Soissons, qui prenaient les devants et,
avec l’accord des boulangers, diminuaient le prix du pain.
La composition de ces bandes séditieuses est particulièrement délicate à
établir. Le peuple de Paris et de Versailles ne semble pas s’être mêlé aux émeutiers venus des campagnes. En zone rurale on cite souvent des femmes, des
jeunes, des pauvres gens sans plus de précisions. Les soldats semblent avoir joué
un rôle important, l’un d’entre eux ayant été à la tête des émeutiers de CuiryHousse, ce qui expliquerait le souci du chef de la troupe, M. de Brabançon,
exprimé à l’intendant de Soissons : « M. de Brabançon désire que l’on arrête dans
les lieux où il y aura du désordre les gens qui ont paru les plus séditieux et particulièrement les soldes et demi soldes et soldats invalides ou pensionnés, s’il y en
sont dans ce cas, il demande d’être informé de leur noms pour les faire priver de
leurs soldes » 44.
Parmi les vingt-six personnes provenant d’une grande partie du royaume
et incarcérées à la prison de la Bastille 45 à la suite des émeutes de la farine, nous
retrouvons deux femmes et vingt-quatre hommes, dont huit membres du clergé et
quatre hommes de loi. Le nombre extrêmement important de prêtres accusés
d’avoir participé à l’émeute interpelle. Voltaire était certainement au courant de
ce fait, car il accusera le clergé d’être à l’origine du « complot » ayant déclenché
la guerre des farines.
L’exemple du sieur Godard de La Martinière, curé d’Auger-SaintVincent 46, est particulièrement instructif. Ce prêtre était accusé par l’exempt de la
maréchaussée de Dammartrin-en-Goële d’avoir « empêché la restitution des
grains que les paroissiens se sont fait délivrer au prix de 12 livres le septier, le
préchant dimanche 21 du présent mois et le 25 du jour de l’Ascension. […] Les
paroissiens se sont strictement conformés à son sermon et ne tiennent aucun
compte de l’ordre du roy qui leur a été notifié à ce sujet » 47. Arrêté et envoyé à la
Bastille, le curé ne se laissa pas impressionner et se défendit fort habilement,
précisant que « ceux qui avaient eu des bleds à raison de 12 livres le septier chez
les fermiers qui l’avaient distribué à ce prix de bonne volonté, l’avaient bien
acquis et n’étaient tenus à aucune restitution [car il s’agissait] d’un don libre et
44. Arch. dép. Aisne, C 13.
45. Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, fonds Bastille, ms 12447 : affaire des blés.
46. Commune située de nos jours dans l’Oise, canton de Crépy-en-Valois ; en 1775, elle dépendait
de la subdélégation de cette ville.
47. Bibl. Arsenal, Bastille, ms 12447, p. 124.
66
Julien Sapori
volontaire qu’on pouvait avoir fait à quelqu’un de ses concitoyens » 48. Solidaire
de ses paroissiens et soucieux de prendre leur défense, disposant d’un talent
oratoire reconnu et probablement d’une certaine culture, ce curé préfigurait les
nombreux prêtres qui, lors de la première phase de la Révolution, s’allieront avec
enthousiasme à la cause du Tiers État.
Le rôle des diverses administrations locales dans la répression
La France de l’Ancien Régime se caractérisait par une sous-administration
flagrante, notamment dans les zones rurales. De ce fait, en matière sécuritaire, les
représentants du roi se voyaient dans la nécessité de faire largement appel aux
« bonnes volontés » locales.
Au centre du dispositif se trouvait l’intendance. En 1775, l’intendant de
Soissons était Louis Lepelletier, marquis de Montmeliant, seigneur de Mortefontaine, Blacy, etc. Il avait été nommé à ce poste en décembre 1765 et y restera vingt
ans, jusqu’en 1785. Son premier secrétaire était M. Hardy. Son palais et ses
bureaux se situaient dans l’actuel Hôtel de ville de Soissons. D’une façon générale,
les intendants jouaient un rôle clé dans la répression des émeutes et l’organisation
des secours. Nous verrons qu’à l’occasion de la guerre des farines, M. Lepelletier
recevait les consignes du gouvernement, souvent directement de Turgot et, à son
tour, le tenait informé de la situation dans sa généralité ; il transmettait également
les ordres nécessaires aux autorités locales (subdélégués, syndics…), à la maréchaussée, aux officiers de police urbaine, et aux commandants de la troupe. Pour
ces dernières, en application de l’adage romain arma cedant toge, il décidait de
façon détaillée de l’implantation des unités et de leurs missions.
Informé du début des émeutes dès le 8 mai, l’intendant Louis Lepelletier
décida d’employer la troupe. Le lendemain, il prit une ordonnance enjoignant la
population de mettre fin aux troubles ; elle sera diffusée à 1 500 exemplaires dans
toutes les villes et paroisses de la généralité : « Vu l’ordre du roi du 3 du présent
mois par lequel il est deffendu sous peine de vie à toute personne de quelquonque
qualité qu’elles soient, de faire des attroupements, et d’entrer dans les fours, dans
les maisons ou dans de graniers ; Sa Majesté ayant donné ordre à ses troupes de
faire observer les dittes deffenses avec la plus grande rigueur et faire encore
violence ; Nous intimons et enjoignons à tous les habitants des villes et paroisses
de cette Généralité de rentrer à leur domicile aussitôt la publication de la présente
ordonnance […] enjoignons aux Brigades de Maréchaussée d’arrêter les particuliers qui seraient attroupés [...] pour [...] les poursuivre [...] prevotalement sur le
champ » 49. Les termes sévères de cette ordonnance contribueront certainement à
impressionner les esprits car à partir de cette date il n’y eut plus d’émeutes graves
dans la généralité.
48. Id., p. 392.
49. Arch. dép. Aisne, C 13.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
67
Les premiers auxiliaires de l’intendant étaient les subdélégués50. Dans la
généralité de Soissons, on en comptait vingt-quatre, établis à Château-Thierry,
Chauny, Coucy, Craonne, Crépy-en-Valois, Clermont, La Fère, Fère-en-Tardenois, La Ferté-Milon, Guise, Ham, Hirson, Laon, Marle, Montmirail, NeuillySaint-Front, Noyon, Oulchy-le-Château, Ribemont, Rozoy, Soissons, Vailly,
Vervins, Villers-Cotterêts 51. Celui de Soissons avait le titre de « subdélégué général » et avait rang sur les autres.
On aurait tort de considérer les subdélégués comme les ancêtres des
actuels sous-préfets, car ils n’étaient pas officiers et ne touchaient aucun traitement, mais bénéficiaient de remises d’impôts et de gratifications. Ils étaient chargés du renseignement, de l’exécution des ordonnances du roi ou de l’intendant,
de l’information sanitaire et économique, de la mise en œuvre de la corvée, etc.
À l’occasion de la guerre des farines dans le Soissonnais, le rôle des subdélégués
semble s’être cantonné uniquement à l’information de l’intendant ; ils ne prirent
aucune part active dans la répression, comme le démontrent leurs courriers. Cette
relative discrétion s’explique par un dilettantisme évident mais également par une
proximité parfois excessive avec les populations ; par moment on peut même se
demander qui manipulait l’autre… C’est ainsi que, le 12 mai 1775, le subdélégué
de Marle écrivait à l’Intendant pour lui rendre compte d’une révolte survenue le
même jour dans sa ville, ainsi que de la découverte par lui-même d’un billet
anonyme annonçant une autre révolte, plus importante, dans les jours à venir.
Suivons son récit : « Dans cet intervalle, Monseigneur, un besoin m’a conduit au
jardin. Sur une porte de derrière y donnant, j’ai trouvé le billet anonyme ci-joint
que je vous supplie très humblement de me faire repasser ». Voici la copie du
billet : « Vous ne devez pas douter de l’indigence du menu peuple de cette ville,
en conséquence je vous previent que sy sous huit jours vous ne faites parvenir sur
le marché de Marle du blé au point qu’il ne vaille que douze livres le sac, il s’y
trouvera une révolte la plus considérable et pour prouver être bien persuadé que
le bouquet vous sera toujours reservé, évitez ce qui pourroit avoir être plus
onéreux que profitable ainsy qu’à bien d’autres personnes de votre genre » 52.
Leur bonne connaissance de la psychologie des populations locales
permettait parfois aux subdélégués de donner à l’intendant des conseils forts judicieux. C’est ainsi que, le 26 juillet 1775, le subdélégué de Laon écrivit à l’intendant l’informant que « les officiers des Régiments de la Marine et de Dauphine
ayant proposé d’organiser des patrouilles de nuit dans le but de prévenir le pillage
des blés dans les champs, le subdélégué manifeste sa réticence craignant de
50. Je n’évoquerai pas le rôle des élections, qui depuis Louis XIV avaient perdu toute fonction administrative et demeuraient à la fois un découpage administratif et une juridiction compétente en
matière d’impôt, rébellion contre les collecteurs et fermiers, etc. La généralité de Soissons en comptait sept : Château-Thierry, Crépy-en-Valois, Clermont, Guise, Laon, Noyon, Soissons.
51. Cette liste des subdélégations de la généralité de Soissons est tirée de : Auguste Matton, Notes
sur la topographie administrative et financière de la généralité de Soissons, Laon, Typographie
E. Maréchal, 1850.
52. Arch. dép. Aisne, C 13.
68
Julien Sapori
déclencher une panique auprès des populations ». Le subdélégué observe « que
l’on ne s’étoit jamais plaint en ce pays, qu’on pillat les blés sur pied, ou sciés, de
nuit, que j’avois infiniment de respect pour tout ce que pouvait ordonner M. de
Vaux, mais que les précautions qu’il désiroit qu’on prit pour la condamnation des
récoltes ne me paraissaient pas necéssaires dans nos cantons, que je craignois
qu’en avertissant dans les campagnes qu’il y avait continument fait des
patrouilles, l’on n’y occasionnat des alarmes et des inquiétudes tout mal à
propos ». Il ajoute qu’il ne donnera suite aux suggestions des officiers que « lors
que j’en aurois reçu ordre de M. l’Intendant. En tout cas, Monsieur, tout est infiniment tranquille dans ce pays » 53.
D’une façon générale, les subdélégués, qui ne pouvaient ignorer le sort
des populations au milieu desquelles ils vivaient constamment, semblaient très
compréhensifs vis-à-vis des besoins du petit peuple, montrant plus de compassion que de sévérité lors des troubles de la guerre des farines. Voici, pour exemple, la lettre du 6 mai 1775 du subdélégué de La Ferté-Milon, à M. l’Intendant :
« Les laboureurs depuis long temps non seulement n’amenaient pas sur le
marché mais même avaient la dureté d’en refuser à ceux qui leur en avoient
demandé pour de l’argent pour crainte d’une famine très prochaine » 54. Ou
encore, la lettre du 8 mai 1775 du subdélégué de Braisne à l’intendant : « J’ose
exposer aux yeux de votre Grandeur, que si les laboureurs avoient observé la
même conduite que Mrs les Religieux qui ont laissés jusque icy à vendre les
grains au-dessous du taux actuel, qu’il n’y auroit eu nul clameur, mais n’en
ayant plus, ces malheureux ne se sont portés à ces excès que dans la crainte d’en
manquer » 55.
En dépit de sa faiblesse numérique, la maréchaussée représentait une pièce
capitale dans le dispositif administratif. La compagnie de maréchaussée établie
en la généralité de Soissons 56 comptait environ soixante-dix militaires commandés par un prévôt général et se composait de quatorze brigades divisées en trois
lieutenances, à savoir : Soissons, Laon, Clermont-en-Beauvaisis. Selon leur
importance, les brigades étaient commandées soit par un exempt, soit par un
brigadier, soit par un sous-brigadier ; elles comptaient toujours cinq cavaliers à
l’effectif. La lieutenance de Soissons était composée de sept brigades, dont deux
établies à Soissons, et les autres à Noyon, Villers-Cotterêts, Oulchy, ChâteauThierry, Montmirail. La lieutenance de Laon était composée de cinq brigades,
établies à Laon, La Fère, Guise, Montcornet, Hirson.
C’est François Ier qui, devant l’impuissance des tribunaux traditionnels à
maintenir l’ordre, avait décidé, par la déclaration royale du 25 janvier 1536,
d’étendre les pouvoirs de la maréchaussée, jusque-là limitée aux gens de guerre,
aux « crimes de grand chemin » quels qu’en fussent les auteurs, militaires ou
53. Id.
54. Id.
55. Id.
56. Id., C 398, « Mémoire concernant l’augmentation des brigades de la maréchaussée dans la généralité de Soissons », 1770-1778.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
69
civils : « Gens de guerre, de cheval ou de pied, de nos ordonnances et autres vagabonds et domiciliez […] tenants les champs, pillans, volant leurs hostes, forçant
et violant femmes et filles, détroussant et meurtrissant les passants […] soit qu’ils
ayent domiciles ou se fussent retirez en iceux ou qu’ils fussent errants ou vagabonds ». L’ordonnance criminelle de 1670 de Colbert, véritable code criminel de
l’Ancien Régime, élargit encore les compétences de la maréchaussée, y ajoutant
les « émotions » (émeutes) populaires et rappelant que leur domaine d’action
privilégié était constitué par les campagnes.
La compagnie de la maréchaussée de la généralité de Soissons eut un rôle
essentiel dans la répression des troubles de la guerre des farines. Souvent, ses
cavaliers parvinrent à calmer les esprits simplement avec le dialogue et la dissuasion, comme le signale le courrier du subdélégué de Marle adressé à l’intendant
en date du 12 mai 1775 : « Une populace Marlois et étrangère s’est regroupée, a
demandé du blé à raison de 3’’5 le quartel. Elle vouloit en venir à la voie de fait,
lorsque trois cavaliers de la Maréchaussée sont survenus, en prenant le parti de la
douceur, ils ont un peu calmé les esprits »57. Rappelons également que lors de
l’émeute de Cuiry-Housse, une poignée de cavaliers de la maréchaussée parvint
à disperser sans effusion de sang une troupe de 400 séditieux et à en interpeller
les chefs.
Les communautés locales étaient associées, parfois à leur corps défendant,
au maintien de l’ordre. Nous avons mentionné ci-dessus l’ordonnance du 9 mai
1775 de l’intendant de Soissons, enjoignant à la population de mettre fin aux troubles de la guerre du blé. Elle mettait les syndics des communautés locales à
contribution de façon explicite ; une mention rajoutée dans la marge précise :
« Enjoignons aux sindics de chaque communauté de remettre sous quinzaine à
chaque Subdélégué un état à deux colonnes des habitants présents ou absents de
leur Paroisse et de continuer de remettre le dit état toutes les quinzaines jusqu’à
nouvel ordre ». Il est très difficile d’établir la portée concrète de ce dispositif ; ce
qui est certain, c’est que les autorités locales étaient souvent mises à contribution
par l’intendant, par exemple lors de la répartition de la taille.
Parfois, maires et syndics n’hésitaient pas à s’exposer en première ligne :
« En raison de la cherté du blé, une révolte éclata à la Ferté-Milon le 5 mai 1775.
Le maire, d’humeur énergique, brisa sa canne sur le dos d’un des plus mutins, et
le jeta en prison » 58.
Les notables ayant des biens à défendre se réunissaient parfois pour les
défendre, préfigurant ce que sera la garde nationale au XIXe siècle. C’est ainsi que,
le 10 mai 1775, lors des troubles à La Fère-en-Tardenois, « pour contenir le
peuple, la bourgeoisie a fait bonne garde pendant quelques jours » 59.
57. Arch. dép. Aisne, C 13.
58. Médéric Lecomte, Histoire de la ville de La Ferté-Milon, La Ferté-Milon, Libr. Coutelas, 1866,
p. 93.
59. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy..., op. cit., p. 221-222.
70
Julien Sapori
Fig. 2. Sous-brigadier et cavalier de la Maréchaussée en tournée. Dessin de Bénigni. Coll. part.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
71
Les troupes intervenantes
Le dispositif que nous venons de décrire ne pouvait se suffire quand éclataient des émeutes particulièrement graves. La troupe était alors mise à contribution, comme ce fut le cas sous tous les régimes qui se succédèrent y compris
jusqu’à la IIIe République.
Les régiments casernés dans la généralité étaient bien évidemment sollicités en priorité. C’est ainsi que le régiment d’artillerie de La Fère intervint à
Noyon et à Pont-l’Évêque dès le début mai. Parfois, on détournait en urgence des
unités de passage. Par exemple, le 6 mai, le régiment de Chartres, en marche vers
Mantes pour réprimer les troubles qui avaient éclaté dans cette ville, fut détourné
vers Noyon.
Il s’agissait là de solutions provisoires, dictées par l’urgence. À partir du
13 mai, le gouvernement royal et l’intendant de Soissons mirent sur pieds un
dispositif particulièrement réfléchi, prévoyant une dissémination des troupes dans
tous les endroits sensibles de la généralité. Elles étaient placées sous l’autorité de
M. de Brabançon, et restèrent en état d’alerte plusieurs mois. Trois unités furent
plus particulièrement mises à contribution :
– Le régiment Dauphin-dragons était considéré comme de l’infanterie
montée et donc particulièrement adapté aux situations de rétablissement de l’ordre. Les régiments de dragons comptaient à l’effectif 704 soldats divisés en
quatre escadrons de quatre compagnies, chaque compagnie comptant 45 soldats,
musiciens compris. Lors de la guerre des farines, les dragons furent chargés plus
spécialement de la protection des bateaux transportant le blé par voie d’eau, en
chevauchant sur les berges : « Que pour la même tranquillité et faciliter la libre
exportation des grains par la rivière qu’il faudrait mettre deux compagnies de
Dragons à Attichy, une à Vic sur Aisne, une à Vaisly, une à Braine, et l’état-major
à Soissons avec une compagnie » 60.
– Le régiment des hussards d’Esterhazy 61 avait été créé en 1764 à Phalsbourg par le comte d’Esterhazy, noble hongrois au service de la France. Lors de la
« guerre des farines », cette unité de cavalerie légère, tenant ses quartiers à Guise,
déploya sur le terrain 300 hommes répartis en quatre escadrons. Un escadron était
établi à Soissons, avec des détachements à Braine, Vailly, Fère-en-Tardenois,
Château-Thierry, Montmirail, Condé, Orbais, Coincy, Jaulgonne, Charly, VillersCotterêts, Neuilly-Saint-Front, Ouchy, La Ferté-Milon, Crépy-en-Valois,
Nanteuil, Haudouin ; un escadron à Laon, avec détachements à Crépy-en-Laonnois, Crécy-sur-Serre, Plomion, Effry, Marle, Craonne, Rozoy, Montcornet, Beaurieux, Neufchâtel, Notre-Dame-de-Liesse, Pontavert ; un escadron se trouvait à
Chauny, avec détachements à Noyon, Ham, Nesle, Blérancourt, Attichy, Coucy-laVille, Anizy, Ribemont ; et un dernier escadron à Guise, avec détachements à
60. Arch. dép. Aisne, C 13.
61. Ce régiment, devenu le 3e hussard lors de la Révolution, existe encore de nos jours. Installé
depuis 1963 en Allemagne, il a intégré en 1990 la brigade franco-allemande à Immendigen dont il
constitue aujourd’hui l’unité blindée.
72
Julien Sapori
Bohain, Le Nouvion-en-Thiérache, Hirson, Aubenton, La Capelle, Vervins,
Origny. Chaque détachement comptant à peine cinq ou six hommes, le rôle des
hussards était avant tout d’assurer les missions de liaison et de renseignement.
– L’infanterie était représentée par le régiment de la Marine. Cette unité
avait été créée en 1626 pour combattre à côté des marins, soit sur les vaisseaux
de guerre, soit lors des débarquements, mais le régiment accomplit toute sa
carrière sur le continent, comme infanterie de ligne. Il prit part à tous les conflits
européens et, à la Révolution, devint le 11e régiment d’infanterie.
Les dix-huit compagnies qui composaient ce régiment furent réparties par
l’intendant à Soissons (trois compagnies), La Ferté-Milon, Crépy-en-Valois et
Nanteuil-Le-Haudouin, Laon, Crépy-sous-Laon et Marle, Pontavert, ChâteauThierry et Fère-en-Tardenois, Noyon (cinq compagnies), Chauny, Ham, Nesle,
Attichy (avec un détachement de six soldats à Vic-sur-Aisne).
La répression : arrestations et condamnations
« Les actions sont suivies d’une reprise en main sévère mais dosée, associant le pardon et la rigueur. L’amnistie est promise à tous ceux qui retourneront
dans leur village et restitueront, en nature ou en valeur, la marchandise dérobée.
En sont exclus les chefs et instigateurs qui répondront devant la justice » 62.
La portée de la répression est difficile à juger, la plupart des archives judiciaires de l’époque dans notre région ayant disparu. Rudé 63 fait état de plusieurs
centaines d’arrestations, dont 260 en Brie et Île-de-France et 145 à Paris. Les
chiffres sont en soit impressionnants, mais il semble bien que dans la plupart des
cas toutes ces procédures se soient terminées ou par des condamnations à des
peines légères ou par des relaxes pures et simples. C’est ainsi que le sieur
Boucard, maréchal ferrant, que nous avons vu conduire l’émeute du 5 mai à
Nanteuil, fera rapidement l’objet de poursuites qui, toutefois, n’aboutiront à rien :
« Il est venu un exempt de Paris, en carrosse, accompagné des cavaliers de la
maréchaussée pour prendre Boucard et pour le juger prévôtalement. Mais on l’a
averti en dessou main et il s’est esquivé, heureusement pour lui. On l’a guetté
pendant plus de trois semaines pour le prendre, mais pendant ce temps là il a
employé des amis et beaucoup d’argent pour avoir sa grâce et enfin il est revenu
chez lui » 64. Quant aux vingt-six détenus de la Bastille, ils seront presque tous
libérés avant la fin d’août 1775.
Cette conclusion n’a rien de surprenant, car nous savons que nos ancêtres
de l’Ancien Régime, toutes conditions confondues, faisaient preuve d’une véritable passion pour la chicane judiciaire. Plus particulièrement, les populations des
campagnes parvenaient « à garder la maîtrise du jeu judiciaire, doser le zèle ou la
62. Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789,
Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 257.
63. G. Rudé, « La taxation populaire... », op. cit.
64. Journal d’un maître d’école..., op. cit., p. 60.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
73
faiblesse des juges et à ne pas affronter directement des gens de pouvoir, chose
toujours dangereuse » 65.
Cette pratique judiciaire « molle », doublée de la volonté, de la part des
autorités royales, de se montrer indulgentes une fois les émeutes terminées, aboutit à un nombre extrêmement réduit de peines de mort véritablement exécutées. À
Paris, un jugement prévôtal expéditif envoya deux mutins à la potence le 11 mai,
un perruquier de 28 ans et un compagnon gazier de 16 ans.
Dans le Soissonnais, un doute persiste concernant le bilan de la répression
de l’émeute de La Fère du 10 mai dont nous avons parlé ci-dessus. A. de Vertus,
se référant uniquement aux souvenirs personnels de son propre père, relate que
« quatorze des plus coupables, ou jugés tels, furent condamnés à être pendus.
Tout fut préparé pour l’exécution au dehors de Fère, à l’entrée des plaines de
Housse. La foule des curieux fut grande et était accourue des villages voisins. Les
condamnés ayant été ammenés sur les lieux de l’exécution, les bourreaux en
prirent un et en un instant il fut pendu à la potence ; ils s’arrêtèrent. Quelque
temps après saisissant le deuxième, ils l’enlèvent…, puis le lâchent ; le corps
retombe ; la corde se serre… A la vue de ces corps expirant dans d’atroces
convulsions, la foule est glacée de terreur, elle ne peut plus longtemps supporter
un pareil spectacle, beaucoup se retirent saisis d’effroi. C’était ce que la justice
voulait et le but fut atteint. En ce moment un courrier arrive et apporte la grâce
des autres, qui furent mis en prison pour quelque temps » 66. Ce récit mélodramatique, qu’aucune source écrite ne permet de conforter, fut considéré comme véridique par les historiens locaux du XIXe siècle et repris notamment par l’abbé
Pécheur et Henri Martin.
Les aides
L’action des pouvoirs publics ne se limita pas à la répression. Selon la
tradition monarchiste, le souverain était aussi un arbitre et un dispensateur : il se
devait donc d’intervenir pour soulager la misère de son peuple, comme il l’avait
déjà fait en fabriquant le « pain de roi ».
Une des premières mesures prises par le gouvernement de Turgot fut de
suspendre la perception des droits d’octroi sur les marchés 67 ; il encouragea
également les achats de blés à l’étranger, promettant une prime de 18 sols par
quintal aux importateurs 68.
65. Robert Muchembled, Le temps des supplices, Paris, Armand Colin, 1992, p. 210-211.
66. A. de Vertus, Histoire de Coincy, Fère, Oulchy…, op. cit., p. 222 [1re édition : 1864].
67. Arrêt du Conseil d’État du roi du 22 avril 1775 qui suspend à Dijon, Beaune, etc., la perception
des droits sur les grains et farines, tant à l’entrée des dites villes, que sur les marchés ; également
l’arrêt du Conseil d’État du roi du 30 avril 1775 qui suspend la perception du droit de minage dans
la ville de Pontoise. Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 70).
68. Arrêt du Conseil d’État du roi du 24 avril 1775 accordant des gratifications à ceux qui feront
venir des grains de l’étranger (id., n° 72).
74
Julien Sapori
Certains particuliers firent de même. Ce fut le cas du directeur de la manufacture de glaces de Saint-Gobain, M. Deslandes, lequel, en prévision de la
disette, avait acheté du blé à l’étranger, notamment en Hollande et en Russie, pour
nourrir ses ouvriers ; le surplus devait être vendu sur les marchés de Chauny et de
Coucy, à un prix moins élevé que le prix courant. Toutefois, il y eut des incidents
que M. Deslandes relata au secrétaire de l’intendant de Soissons, M. Hardy 69 : «
Les gens de Chauny, mon frère, sont de vilaines gens puisque à présent j’ay fait
porter du blé sur ce marché, et je l’ai toujours fait vendre à un prix plus bas que
le courant, et ces gens ne sont pas contens, vendredy dernier j’y envoiyai 32 sacs.
Une bande de canaille s’écria qu’il fallait piller le blé des laboureurs et le notre,
les commis que j’avoient pour débiter ce blé furent insultés, on leur avoient donné
4 fusilliers d’artillerie qui les abandonnèrent dans ce moment, je vais vous dire le
motif de cet abandon […]. [Deslandes explique que ces soldats étaient mécontents de la rétribution – il vaudrait mieux parler du pourboire – qu’on leur avait
donnée] ; les derniers 6 livres les ont fort mécontentés et on dit qu’ils les ont
donné à un pauvre, ce mécontentement les a engagé à abandonner mes commis
lorsqu’on les insultoient ». Il conclut : « Cette semaine La Fère et Coucy continueront d’avoir autant de blé qu’il en faudra, mais Chauny n’en aura pas de nous,
attendu qu’on ne va pas où il n’y a pas de sureté. »
Ces aides étaient également le fait de certains fermiers qui, soit par charité
chrétienne, obligation sociale, soit par peur de troubles graves, consentaient à
vendre leurs blés à un prix accessible au peuple. Un courrier du 7 mai de M. le
subdélégué de Braisne à M. l’intendant l’informait « que ces fermiers touchés des
larmes et gémissements du peuple, s’étoient déterminés volontairement à laisser
leurs blés en dépôt pour être distribués au prix courant » 70.
L’Église avait été de tout temps le défenseur d’une « économie morale »
qui, bien que très utopique, restait présente dans les consciences des chrétiens 71.
Pour des raisons théologiques et aussi dans un souci de défense de l’ordre établi,
elle se devait donc, en temps de disette, d’encourager les aides à destination des
miséreux. Si elle négligeait de le faire, le pouvoir séculier la rappelait à ses obligations : « M. de Brabançon [le commandant des troupes dans le Soissonnais]
écrira à Mgrs de Noyon, Laon et Soissons pour les inviter d’écrire à Mrs les
curés d’engager les gros laboureurs des Paroisses de fournir aux habitants pauvres du grain jusqu’à la moisson à un prix un peu au-dessous du courant moyennant que les habitants s’engagent de protéger leurs granges et magasins. Il cite à
Mgrs les Evêques que plusieurs fermiers qui en ont usé de même s’en sont bien
trouvés » 72.
69. « Documents sur la guerre des farines dans l’Aisne, mai-juin 1775 », Annales historiques
compiègnoises, n° 15, automne 1981, p. 33.
70. Arch. dép. Aisne, C 13.
71. À titre d’exemple, voir « Le juste chastiment de Dieu dans la mort d’un grenetier, pour avoir
vendu des grains trop cher et laisser moisir plusieurs pains », Paris, 1649. Bibliothèque historique
de la ville de Paris, 26 908.
72. Arch. dép. Aisne, C 13.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
75
Une émeute pour rien ?
Après que les troubles eurent cessé, en dehors de la suppression définitive
du droit de havage au profit des bourreaux73, à quoi avait aboutit le grand
« raisonnement sur les blés » annoncé par Voltaire ? Après une timide velléité de
remise en question des droits seigneuriaux, un arrêt du Conseil d’État du roi
confirma leur maintien74 ; finalement, force est de constater que la « France d’en
haut » avait refusé non seulement toute remise en cause du système de libéralisation du commerce des farines, mais avait même écarté toute réflexion de fond sur
les raisons de la sédition, et notamment sur le poids des prélèvements seigneuriaux. Fermés aux souffrances et aux revendications du menu peuple, les
commentateurs épousèrent, à la quasi-unanimité, les recommandations contenues
dans l’« instruction envoyée par ordre de Sa Majesté à tous les Curés de son
royaume » qui évoquait de façon explicite, comme seule explication aux émeutes, l’existence d’une conspiration :
« Le brigandage a été excité par des hommes étrangers aux Paroisses
qu’ils venoient dévaster : tantôt ces hommes pervers, uniquement occupés
d’émouvoir les esprits, ne vouloient pas, même pour leur compte, des blés dont
ils occasionnaient le pillage ; tantôt ils les enlevoient à leur profit, sans doute pour
les revendre un jour et satisfaire ainsi leur avidité. […] Projets destructeurs
supposés au Gouvernement, fausses inquiétudes malignement exagérées, profanation des noms les plus respectables, tout a été employé par ces hommes
méchans, pour servir leurs passions et leurs projets ; et une multitude aveugle
s’est laissée séduire et tromper. » Et de conclure : « Lorsque le peuple connoîtra
quels en sont les auteurs, il les verra avec horreur, loin d’avoir en eux aucune
confiance »75.
Voltaire et Condorcet accréditèrent avec force la thèse du complot dont la
responsabilité sera attribuée tour à tour, selon les sources, au clergé, aux Jésuites,
au prince de Conti, à Choiseul, au duc d’Orléans, aux Anglais, etc. « Tout ainsi
est très simple. Des paysans grossiers, qui sont incapables de conduire le moindre raisonnement et même de distinguer leurs propres intérêts, sont excités par
des curés eux-mêmes stipendiés par on ne sait qui et se livrent à des actes odieux
et absurdes » 76.
Les historiens soissonnais du XIXe siècle, qu’il s’agisse d’Henri Martin ou
de l’abbé Pécheur, reprirent à leur compte cette explication fort superficielle :
73. Voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 3 juin 1775 qui suspend la perception des droits d’octrois
des villes sur les grains, farines et pains et qui défend aux exécuteurs de la justice d’exiger aucune
rétributions, soit en nature, soit en argent, sur les grains et farines dans tous les lieux où elles ont été
en usage jusqu’à présent (Bibliothèque historique de la ville de Paris, NF 35 380, t. 188, n° 115).
74. Voir l’arrêt du Conseil d’État du roi du 20 juillet 1775 qui ordonne que tous les droits des
seigneurs sur les grains, dont la perception n’a pas été suspendue par arrêts particuliers, continueront
d’être perçus (Id., n° 6).
75. Instruction envoyée par ordre de Sa Majesté à tous les Curés de son royaume, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn, 4727.
76. V. Ljublinski, La guerre des farines, op. cit., p. 59.
76
Julien Sapori
« Depuis plusieurs années le prix du blé croissait sans cesse, à mesure que les
accapareurs réalisaient les conditions secrètes du “Pacte de famine” »77.
Les prétendus « comploteurs » se cachaient bien évidemment à l’abri des
regards, au fond de nos forêts : « On pensait que les quartiers généraux sont les
forêts de Villers-Cotterêts et de Bondy » 78.
S’il y a un point sur lequel tous les historiens sont d’accord, c’est pour
reconnaître que les émeutes de la guerre des farines constituaient un avant-goût
de ce tremblement général qui devait tout emporter quatorze ans plus tard. En
effet, en lisant les récits de 1775, comment ne pas penser aux émeutiers de 1789
marchant sur Versailles à la recherche de la famille royale, dont les membres
étaient affublés des surnoms de « boulanger, boulangère et petit mitron » ? Les
contemporains pourtant ne mesurèrent pas l’importance de l’événement, tant il
est vrai que les institutions paraissaient encore inébranlablement assises : trône et
Église avaient parlé d’une seule voix, tandis que l’appareil répressif semblait
avoir bien réagi, les troupes s’étant déployées avec une rapidité remarquable et
leur loyauté n’ayant jamais fait défaut. Toutefois, un œil exercé aurait pût déceler
des lézardes inquiétantes dans ce solide édifice. C’est ainsi que, dans la généralité de Soissons, un grand nombre de curés s’était désolidarisé de leur hiérarchie,
tenant parfois des propos tout à fait subversifs annonçant la future alliance entre
Tiers État et bas clergé. Certains soldats avaient déserté et étaient devenus des
chefs d’émeute, tandis que les bourgeois des villes, craignant de faire les frais
d’une jacquerie, s’étaient constitués en milice, préfiguration de la future Garde
nationale. Par ailleurs, les erreurs et maladresses du gouvernement avaient été
innombrables : sans revenir sur l’opportunité de déclencher une libéralisation des
prix des grains au lendemain d’une récolte largement insuffisante, on peut s’interroger sur les réformes militaires qui suivirent immédiatement la guerre des
farines et qui affaiblirent d’une façon considérable les troupes chargées du maintien de l’ordre sur Paris 79.
Pourtant, certaines caractéristiques de la « guerre des farines » demanderaient à être situées dans un contexte qui dépasse le XVIIIe siècle. Aujourd’hui
encore, on peut constater une certaine persistance des comportements violents
dans les revendications rurales : alors que depuis plusieurs décennies la classe
ouvrière est parvenue à maîtriser ses conflits sociaux, la démonstration physique
semble rester le signe caractéristique des manifestations paysannes. Héritiers des
intendants de l’Ancien Régime, les préfets restent en ligne de mire de la paysannerie : de même que leurs ancêtres, ils sont considérés comme responsables de
tous les malheurs qui accablent les campagnes 80.
77. H. Martin et P.-L. Jacob, Histoire de Soissons, op. cit., p. 655.
78. Ernest Lavisse, Histoire de France, Livre Ier, Paris, Librairie Hachette, 1910, p. 32.
79. C’est à cette occasion que les prestigieux mousquetaires, qui avaient su maîtriser la révolte parisienne avec intelligence et humanité, furent dissous.
80. Au XXe siècle, « l’attaque aux préfectures » fut inaugurée en 1933 par Dorgères à Beauvais ;
depuis, notamment sous la Ve République, c’est devenu une pratique constante. Voir l’article
d’Édouard Lynch : « La chasse au préfet est ouverte », L’Histoire, n° 262, février 2002, p. 25.
La guerre des farines de 1755 dans le Soissonnais
77
Une autre constante a traversé les générations : l’hostilité permanente du
monde rural à la déréglementation. De ce point de vue, l’époque contemporaine
semble avoir donné plutôt raison aux paysans, contre Turgot. Depuis la création
de l’Office du blé en 1936 par le Front populaire jusqu’à l’actuelle politique agricole européenne, la régularisation des prix agricoles par les pouvoirs publics est
devenue la règle.
Par ailleurs, il serait intéressant de s’interroger sur ces « fausses inquiétudes malignement exagérées » évoquées par l’instruction royale adressée à tous les
curés du royaume. Tout au long de la guerre des farines, nous observons avec
étonnement ces foules de plusieurs milliers de personnes divaguant parfois sur de
longues distances, animées par des rumeurs faisant état d’accapareurs, de stocks
cachés, d’ordonnances du roi imposant un prix de vente maximum, etc. Il est vrai
que les sociétés rurales ont toujours connu une importante production en matière
de rumeurs, légendes, fables et autres mythes. Ces créations anonymes et collectives, trop souvent négligées par les historiens, voire traitées avec mépris de
« folklore », sont pourtant révélatrices des angoisses d’une population écartée des
moyens de communication officiels. On constate que, par ce moyen, elles
essayent d’introduire du sens dans un monde bouleversé et de désigner des prétendus coupables, constituant ainsi une sorte d’ébauche de programme politique. Les
conséquences peuvent en être considérables, et le parallèle avec la « grande peur »
de 1789 s’impose 81. Mais ce qui intrigue plus particulièrement en ce qui concerne
la guerre des farines, c’est que le recours à la rumeur ne fut pas uniquement l’apanage des troupes de miséreux. Nous avons vu que les élites de l’époque firent
largement appel, et de façon quasiment unanime, à des explications aussi fantaisistes que le « pacte de famine » ou le « complot jésuite ». En fait, c’est l’ensemble de la société française qui vécut cette période de fortes tensions sans parvenir
à analyser les raisons profondes de la crise qui la traversait ou, tout simplement, à
écouter les doléances. Je crois que cette incapacité absolue de dialogue social a
constitué la prémisse la plus significative de la Révolution.
Cette « pensée sauvage », chère à Claude Lévi-Strauss, a-t-elle complètement disparu de nos jours ? Si on considère le nombre de « légendes urbaines »
actuellement en circulation, rien n’est moins certain. Mais peut-être ne sommesnous pas en mesure d’en interpréter le sens, pas plus que ne le fut Voltaire
confronté aux émeutiers de la guerre des farines.
Julien SAPORI
81. En fait, c’est la Révolution tout entière qui sera traversée par les rumeurs concernant un fantomatique complot visant à affamer Paris, tour à tour imputé à La Fayette, au roi ou aux hébertistes.
82. Un exemple récent est fourni par la rumeur de 2002, alimentée par le maire d’Abbeville, accusant le gouvernement d’avoir provoqué sciemment les inondations de la Somme par le détournement
des eaux de la Seine.
83. L’auteur tient à remercier M. Guy Ikni (✝) et la photothèque de la ville de Paris.
« Mi-juillet pluie et vent font mal au froment »
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788
dans la généralité de Soissons
Pour l’homme de la terre, le mois de juillet est toujours, quelles que soient
les époques, le mois de toutes les espérances comme de toutes les inquiétudes. Ce
phénomène apparaît clairement dans les proverbes et les dictons, aujourd’hui
relégués au rayon du folklore, mais qui ont longtemps pris une valeur profonde
en constituant un principe d’action pour des hommes ancrés dans la ruralité.
Comme le rappelle la sagesse populaire, « juillet ensoleillé remplit cave et
grenier ». Phase ultime et capitale avant la moisson, la maturation des grains est
toujours conditionnée par la clémence de l’été. Pour le laboureur, « jamais en
juillet sécheresse ne cause la moindre tristesse », car « soleil de juillet donne
fortune ». Le vigneron, même, n’est pas en reste, car « de juillet la chaleur fait de
septembre la valeur ». Mais la crainte vient du ciel : « s’il fait beau en juillet,
bonne récolte ; s’il pleut, moisson molle ». A cet égard, un rude hiver, tel celui de
1709 (le « grand hyver ») ou celui de 1740 (le « long hyver »), n’est jamais aussi
redoutable qu’un été pourri, comme celui de 1661 qui conduit à la famine dite
« de l’avènement », celui de 1692-1693 qui cause la pire des crises qu’ait connu
la France septentrionale, ceux de 1774 ou de 1816 1. Concernant les orages, les
dictons météorologiques restent cependant ambivalents, comme si l’on hésitait
sur le sens à leur donner. Corollaire de la chaleur, l’orage est un moindre mal qu’il
faut d’abord accepter : « juillet sans orage, famine au village ». Mais le mieux est
l’ennemi du bien et le vent, la pluie et la grêle peuvent parfois ruiner à néant les
efforts de toute une année.
Il est vrai que les orages de forte intensité restent généralement localisés et
ponctuels. Il s’en faut donc de beaucoup pour qu’ils prennent avec régularité des
allures de catastrophe générale. Les annales gardent toutefois les traces d’orages
très intenses, aux conséquences particulièrement redoutables. Parmi tous les
événements climatiques qui ont affecté le Bassin parisien et tout spécialement la
généralité de Soissons, l’orage du 13 juillet 1788 figure ainsi parmi les plus
graves. Outre le caractère emblématique de sa date – un an et un jour avant la
prise de la Bastille – cette catastrophe naturelle intéresse d’autant plus l’historien
qu’elle est à l’origine d’une production importante de sources, lesquelles permet1. L’impact différentiel des hivers rudes et des étés humides a été très bien mis en évidence par les
études de démographie historique, par exemple : Pierre Goubert, Cent mille provinciaux au XVIIe
siècle : Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Flammarion, 1968, p. 68-81 ; Marcel Lachiver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991, p. 96-208 ; Pierre
Deyon, Amiens, capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au XVIIe siècle, Paris, Mouton,
1967.
80
Jérôme Buridant
tent une étude fine et précise des dégâts comme des réactions des populations.
Elle constitue pour cette raison un « cas d’école », qui illustre parfaitement la
vulnérabilité des sociétés d’Ancien Régime face aux caprices de la nature, ainsi
que leurs tentatives pour faire face à la fatalité 2.
Un événement exceptionnel
Sur les traces de l’orage
Contrairement à de nombreux autres événements climatiques passés sous
silence, l’orage du 18 juillet bénéficie d’une couverture déjà importante, notamment dans la presse d’information, encore dans l’enfance, ainsi que dans les
publications scientifiques. L’Académie des sciences nomme par exemple au tout
début du mois d’août une commission spécifique chargée d’étudier sur le terrain
les effets de l’orage. Elle est composée du physicien Jean-Baptiste Leroy, spécialiste de l’électricité et du tonnerre, de l’abbé Alexandre-Henri Tessier, directeur
de la ferme royale de Rambouillet et spécialiste d’agronomie, ainsi que de JeanNicolas Buache de la Neuville, premier géographe du roi, chargé pour l’occasion
de dresser une carte des régions ravagées 3. Le Journal des sçavans, qui édite
mensuellement les textes des scientifiques français, fournit par ailleurs des informations météorologiques précises, notamment les observations du père Cotte,
chanoine de l’église cathédrale de Laon, secrétaire de la Société d’agriculture de
Laon et correspondant de l’Académie royale des sciences 4. Ses manuscrits ainsi
que ses Mémoires sur la météorologie, publiés en 1788 mais rédigés avant l’événement, ne comportent par contre aucune information 5. Toutes ces données
permettent de suivre pas à pas, heure par heure, la marche de la nuée.
Si l’on en croit le père Cotte, « la température […] a été très chaude et très
sèche » en juillet, notamment le dix6. Les jours précédant l’événement sont
marqués par la canicule. Cotte remarque aussi que le baromètre, qui est à son
minimum le 13 juillet à 6 h 00 du matin, est resté presque constant durant tout le
mois, « jamais la différence n’a[yant] été aussi petite ». Cette observation révèle
2. Cette étude s’inscrit dans le cadre du programme de recherches « Grands vents et patrimoine
arboré » du Groupe d’histoire des forêts françaises, financé par le Ministère de l’écologie et du développement durable (GIP-ECOFOR).
3. Journal de Paris, n° 219, mercredi 6 août 1788 ; Mémoires de mathématique et de physique
présentés à l’Académie royale des sciences, 1789, p. 554-557.
4. Le père Cotte commence ses observations à Montmorency, en 1772, et les poursuit à Laon à partir
de 1781.
5. Bibl. mun. Laon, ms. 568 ; Louis Cotte, Mémoires sur la météorologie pour servir de suite et de
supplément au traité de météorologie publié en 1774, Paris, Imprimerie royale, 1788, 2 t. Quelques
indications sur les trombes de 1764, 1774, 1775 et 1780 dans le t. I, p. 318-319.
6. « Extrait des observations météorologiques faites à Laon par ordre du Roi, pendant le mois de
juillet 1788, par le R.P. Cotte, correspondant de l’Académie royale de médecine », Le journal des
sçavans pour l’année 1788, p. 759.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
81
une situation de marais barométrique, issue de l’instabilité de l’air inégalement
réchauffé au sol. Le Journal de Paris publie de son côté une note quotidienne
d’observations météorologiques, qui décrit le temps rencontré la veille ou l’avantveille : le 12 juillet est marqué par un « ciel couv[ert] le matin [et] l’après-midi ;
quelq[ues] coups de tonnerre sur les 8 h[eures du] s[oir] avec beaucoup
d’éclairs » 7. Ce premier événement n’est en fait que la marge d’un orage déjà très
violent qui frappe le sud de l’Angleterre, et que relate avec précision le
correspondant à Londres de la Gazette de France : « On a éprouvé ici [et] dans
plusieurs endroit, un orage terrible accompagné de tonnerre [et] de grêle ; les
désastres qu’il a causés sont très considérables. L’église de Clare a été fort
endommagée, [et] plus de 20 chevaux ou vaches ont été tués. Plusieurs arbres ont
été arrachés [et] d’autres rompus dans le parc de Greenwich […]. Les nouvelles
de divers endroits annoncent quantité de dommages ; plusieurs personnes ont
perdu la vie, [et] quantité de meules de foin ont été embrasées » 8. L’advection
d’un air maritime frais, sur un air continental surchauffé a déjà déclenché la
tempête et la foudre. Ce que traverse l’Angleterre s’abat brutalement sur le Bassin
de Paris quelques heures plus tard.
Le rapport fait à l’Académie des sciences par l’astronome Charles
Messier laisse apparaître que « la nuit du 12 au 13 fut assez belle, à l’exception
de quelques nuages. Pendant la matinée du 13, le ciel se couvrit de plus en plus.
Vers les huit heures, un vent violent s’éleva, les nuages s’accumulèrent, et
amenèrent une grande obscurité » 9. Les témoins décrivent alors une rapide
montée d’orage. En quelque temps, l’horizon se trouve coupé d’énormes nuages
à la base très sombre, les traditionnels cumulo-nimbus, qui roulent rapidement
dans le ciel, noirs et menaçants. Brutalement, le calme et la chaleur laissent
place à « une agitation violente de l’air », « un vent impétueux » qui s’abat brusquement en rafales, suivi de peu par la foudre et la grêle. L’orage suit un
parcours sud sud-ouest – nord nord-ouest. Il se divise en deux traînées parallèles, larges d’une quinzaine de kilomètres, et distantes chacune de vingt à trente
kilomètres. Après avoir traversé le Poitou, la nuée s’abat sur la Beauce et le pays
chartrain vers 7 h 45 « avec une impétuosité peut-être inouïe ». Vers huit heures
et demie, l’orage atteint les forêts de Saint-Germain, de Marly et de
Rambouillet, sous les yeux même du Roi et de son frère 10. La capitale est relativement épargnée, n’essuyant qu’une forte ondée, mais la ville de Pontoise, plus
à l’ouest, est cruellement affectée. De là, les deux nuées progressent de part et
d’autre du cours de l’Oise, touchant le sud de la généralité de Soissons vers neuf
heures trente, et la ville de Laon une heure plus tard. Le père Cotte, qui aurait dû
en faire la recension, est particulièrement désolé : « Ayant fait un voyage à Paris
depuis le 21 juin jusqu’au 12 du mois d’août, les observations ont été faites à
Laon par mes nièces qui ont omises celle du vent […]. La grêle du 13 de ce mois
7. Journal de Paris, n° 196, lundi 14 juillet 1788.
8. Gazette de France, n° 61, mardi 29 juillet 1788, p. 257.
9. Mémoires de mathématique…, op. cit., p. 554-557.
10. Gazette de France, n° 58, vendredi 18 juillet 1788, p. 244.
82
Jérôme Buridant
n’a point eu lieu à Laon ni dans les 3 ou 4 lieues aux environs, mais elle a fait
beaucoup de ravages dans une partie de la Picardie [et] la Flandre » 11. Avec une
telle progression, de la Beauce à la Picardie, l’orage a avancé à la vitesse d’environ 50 km/h.
Si le parcours de la perturbation est des plus classiques, le phénomène
présente une intensité inégalée. Dans la généralité de Soissons, les données
restent trop lacunaires pour apprécier la force des vents. Dans l’élection de Chartres, le « vent impétueux […] a renversé les bâtimens les plus solides. Les
couvertures des maisons sont brisées ou emportées », plusieurs moulins ont été
renversés ainsi que deux clochers d’églises 12. Aux abords de la forêt de
Rambouillet, les chemins sont « jonché[s] de branches [et] d’arbres entiers
d’une grosseur énorme » 13. A Pontoise, l’orage a emporté la plupart des couvertures et brisé les arbres « en moins de dix minutes » 14. Pour faire de tels dégâts,
le vent a dû dépasser en rafales la force 12 sur l’échelle de Beaufort, soit une
vitesse de plus de 120 km/h. Mais les témoins sont surtout frappés par la grosseur de la grêle : « les grains de grêle tomboient comme des œufs ordinaires, [et]
les moindres comme des avelines » 15. Selon la Gazette de France, « ce n’étoit
pas une grêle, c’étoit un déluge d’énormes glaçons durs comme le diamant, [et]
dont les plus gros (ce qui ne s’est presque jamais vu) étoient tellement élastiques, qu’ils bondissoient sur la terre, [et] portoient quatre ou cinq coups meurtriers à tout ce qu’ils rencontroient ». Pesés à Chambourcy et à Fourqueux
(Yvelines), les plus gros glaçons, de forme irrégulière, atteindraient huit à dix
livres, soit 3,91 à 4,89 kg ! Lapidées par la glace, les régions traversées par
l’orage ne présentent plus que le spectacle de la désolation : « moissons, luzernes, fruits, légumes, arbres fruitiers, tout est enterré, abîmé, déraciné ; les toits
ont été découverts, les vitres brisées ; les vaches [et] les moutons ont été tués ou
blessés, [et] plusieurs habitans, hommes et femmes, ont reçu de dangereuses [=
graves] contusions » 16.
Un phénomène rare ?
Si les dégâts causés par l’orage s’apparentent par bien des côtés à ceux
d’une tempête ou à ceux d’une tornade, il convient de bien distinguer les trois
phénomènes. De grandes tempêtes atlantiques, comparables à l’ouragan Lothar
du 25 décembre 1999, frappent nos régions presque une fois par siècle. Les ouragans de la veille de Pâques 1606, des 16 et 18 janvier 1739, de la nuit du 4 au 5
octobre 1765 ou du 12 mars 1876, ont un impact qui déborde sur de nombreuses
régions, mais ce sont des phénomènes hivernaux, nés au cœur de l’océan, qui ne
11. « Extrait des observations météorologiques… », op. cit., p. 759.
12. Journal de Paris, n° 201, samedi 19 juillet 1788.
13. Id., n° 197, mardi 15 juillet 1788.
14. Id., n° 201, samedi 19 juillet 1788.
15. Id., n° 197, mardi 15 juillet 1788.
16. Gazette de France, n° 58, vendredi 18 juillet 1788.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
83
prennent pas de caractère orageux 17. Les tornades, au contraire, sont des phénomènes estivaux liés à une forte chaleur : c’est pourquoi elles peuvent fréquemment s’accompagner de manifestations orageuses ou de grêle. Elles sont liées à
une forte convection, à l’origine de la formation d’un cumulo-nimbus, mais se
distinguent de l’orage par leur puissance, leur forme et leur taille. D’un diamètre
moyen de quelques dizaines à quelques centaines de mètres, elles présentent,
comme les cyclones tropicaux, la silhouette d’un long tourbillon se déployant du
sol à la base du nuage. Ces tornades sont, somme toute, très rares dans nos
régions (quatre à cinq grandes par siècle). Citons pour mémoire celles du 5 juillet
1717 en forêt de Saint-Gobain, et surtout celle du 9 août 1905, née dans le Laonnois et étendant ses ravages jusque Sedan 18. En juillet 1788, il s’agit bien d’un
orage « classique », et la question se pose de savoir si le phénomène est en soi
exceptionnel, par son intensité, ou s’il se reproduit à intervalles plus ou moins
réguliers.
Les événements orageux sont bien connus à partir du moment où les autorités commencent à se préoccuper d’en indemniser les victimes. Dans le ressort
de l’intendance de Champagne, les dossiers de remises de taille pour dégâts
d’orage apparaissent très tôt, dès les années 1720. La Champagne est ainsi
marquée par de violents orages les 30 juillet 1720, 10 juin 1732, 4 juillet 1742, et
surtout le 4 juillet 1730, la nuée suivant un parcours du Bourget au Luxembourg,
la grêle ravageant particulièrement les toitures de l’abbaye de Saint-Thierry, près
de Reims 19. Les premiers dossiers semblent apparaître dans le milieu du XVIIIe
siècle dans le ressort de l’intendance de Picardie, par exemple à l’occasion de
l’orage ravageant la ville de Saint-Quentin le 10 août 1757, date s’il en est fatidique, puisqu’elle correspond au bicentenaire de la défaite de la ville face aux
troupes de Philippe II 20 ! Dans la généralité de Soissons, les édiles ne commencent à se préoccuper de la question qu’à partir des années 1760. Les orages de
juillet et août 1769, des 27 juin 1772, 29 juillet et 3 août 1783 font apparemment
d’importants dégâts, tout comme celui du 8 septembre 1780, « si terrible que
pendant plus de trois heures il est tombé des torrents d’eau qui ont ouvert de
profondes ravines, emporté les terres des vignes, renversé des clôtures et des bâtimens » 21. Pour important qu’ils soient, ces phénomènes n’apparaissent cependant
17. Principalement, pour 1606, Arch. dép. Aisne, B 3563, 3585 ; pour 1739, Arch. dép. Aisne,
B 3572, Arch. dép. Marne, 10 H 134 ; pour 1765, Arch. dép. Aisne, B 3598, 3563 ; pour 1876, Arch.
dép. Aisne, dépôt de l’ONF, division de Villers-Cotterêts, cote provisoire ONF 5, Arch. dép. Oise, 7
Sp 843, Arch. com. Saint-Quentin, 1 D 42 et 1 D 106, Arch. com. Laon, 1 I 70.
18. Pour 1717, Arch. dép. Aisne, B 3569 ; pour 1905, « Compte rendu des observations de la
Commission de météorologie du département des Ardennes, 1905 », Revue d’Ardenne et d’Argonne,
t. 14, 1906-1907, p. 159 ; Le petit Ardennais, 10-15 août 1905.
19. Arch. dép. Marne, C 1968, 1969, 1970 ; Henri Jadart (éd.), « Chronique de Jean Taté », Revue de
Champagne et de Brie, t. I, 1889, p. 530 ; Henri Jadart (éd.), « Livret des familles Landouzy, Brice
et Jossier, de Reims », Travaux de l’Académie nationale de Reims, t. 121, 1906-1907, p. 282 ; Revue
d’Ardennes et d’Argonne, t. 16, 1908-1909, p. 105-106.
20. Arch. dép. Aisne, C 752.
21. Id., C 874 - 891 (diminutions de taille pour calamités agricoles).
84
Jérôme Buridant
Fig. 1. Les dégâts de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons.
D’après Arch. dép. Aisne, C 976 – 977.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
85
pas prendre l’ampleur et l’intensité de l’orage de 1788. Dans l’état actuel des
recherches, seul l’orage du 7 mai 1865 paraît pouvoir le rivaliser. A cette date, la
création d’un réseau d’observateurs, sur ordre du ministère de l’Instruction
publique, nous permet d’avoir des renseignements relativement fiables à l’échelle
de toute la France, et de disposer d’un Atlas des orages, publié chaque année. Cet
orage traverse la région du Catelet le 7 mai 1865, après avoir frappé une partie de
l’Oise et de la Somme. Selon M. Mariotti, directeur de l’École normale de Laon :
« Les ravages causés par le fléau dans toutes les régions atteintes sont
immenses. Presque partout les ardoises ont été mises en éclats ; quelques toitures
sont effondrées par la grêle. Les fenêtres exposées à l’ouest n’ont plus de vitres,
les châssis eux-mêmes sont brisés. La circulation a été interrompue sur les
chemins par des amas de grêlons qui n’étaient point fondus vingt-quatre heures
après. A Vend’huile, des champs entiers sont dépouillés de leur terre végétale ;
des récoltes sont enfouies sous trente centimètres de vase ; des instruments aratoires, laissés dans les champs, ont disparu roulés dans ces vases. Les écuries de
fermes ont été envahies avec une telle rapidité que le sauvetage du bétail a été
quelquefois impossible. Le canal a été obstrué, tant par les amas de grêle que par
les charbons qui ont sombré. A Bohain, un moulin a été renversé et roulé sur le
sol, sans que son propriétaire, qui y était enfermé, ait eu trop à souffrir ; des arbres
séculaires gisent déracinés. Partout les seigles, les colzas, les fourrages artificiels
sont anéantis ; les autres récoltes plus ou moins maltraitées. Sur bien des points,
le sol a changé d’aspect, modifié par des torrents qui se sont formés là où il n’y
avait jamais eu d’eau. Aucune habitation n’a entièrement échappé au désastre. En
résumé, immense dommage, élevé à plusieurs millions de pertes matérielles, mais
sans mort d’homme » 22.
Il faut toutefois noter que cet orage, tout aussi grande soit sa violence,
garde un caractère plus localisé que celui de 1788. Surtout, il intervient à une
période de l’année où les récoltes sont relativement moins fragiles, minimisant
par là ses conséquences.
Des dégâts d’une grande ampleur
Dès le lendemain du 13 juillet, les autorités se mobilisent pour évaluer
l’ampleur des dommages et organiser les premiers secours. La tâche qui revenait
traditionnellement aux intendants est, cette fois, confiée à de nouvelles institutions nées des réformes de Louis XVI : les bureaux intermédiaires des assemblées
d’élection. Mises en place à l’initiative du ministre Calonne par l’édit de juin
1787, ces assemblées composées de membres des trois ordres, temporairement
désignés par l’autorité royale, sont essentiellement chargées de la répartition des
impôts royaux comme la taille, le taillon, le vingtième et la corvée royale. Elles
ont aussi pouvoir d’accorder des remises fiscales pour calamités agricoles, mais
22. Atlas des orages de l’année 1865, rédigé par l’observatoire impérial, Paris, Charles Chauvin,
1866, p. X.
86
Jérôme Buridant
elles dépassent souvent leurs strictes prérogatives en organisant elles-mêmes les
secours aux sinistrés. Dans la deuxième quinzaine de juillet, chaque bureau
d’élection désigne des experts chargés d’évaluer sur place l’ampleur des dommages. Il s’agit le plus souvent du syndic de la commune, équivalent du maire et
nouvellement élu suite à la réforme de 1787, de quelques laboureurs des communes voisines, éventuellement secondés par des commissaires du bureau de l’évêché. Les états des pertes varient selon les élections et parfois même selon les
communautés, mais ils énumèrent le plus souvent le nom et la qualité des sinistrés, la composition de leur famille, la quotité d’impôt à laquelle ils sont astreints,
l’évaluation financière des dommages, assortie parfois de mentions plus explicites sur leur nature 23.
LES DOMMAGES CAUSÉS PAR L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788
DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS
Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978
PAROISSES TOUCHÉES
ÉLECTION
En nombre
DOMMAGES
En valeur
En pourcentage (livres tournois) En pourcentage
6
2,9
12327
Clermont-en-Beauvaisis
54
26,6
824790
Crépy-en-Valois
39
19,2
821960
Guise
10
4,9
122849
Laon
32
15,8
244196
Noyon
25
12,3
376769
Soissons
37
18,3
580348
0,4
27,6
27,6
4,1
8,2
12,6
19,5
TOTAL
203
100,0
2983239
100,0
Château-Thierry
Ces états permettent de dresser une carte très précise des dégâts, qui se
partagent bien de part et d’autre du cours de l’Oise en deux traînées parallèles,
complétées par quelques dommages plus ponctuels dans la région de Guise. Les
communautés sinistrées sont au nombre de 203, soit 18 % des collectes de la
généralité de Soissons. Le montant total des dégâts atteint près de trois millions
de livres tournois, plus de cinq fois la somme d’impôts versée au fisc royal par
ces mêmes paroisses en 1787. Certaines élections sont plus affectées que
d’autres. Les élections de Crépy-en-Valois et de Clermont-en-Beauvaisis figurent
de loin au premier rang, avec chacune plus de 800 000 livres de pertes. Pour Clermont, « ce malheur est d’autant plus affligeant que beaucoup de ces paroisses ont
ressenti les effets de ce fléau pour la cinquième fois depuis 1779 » 24. L’élection
23. Arch. dép. Aisne, C 976 - 979.
24. Journal de Paris, n° 212, mercredi 30 juillet 1788.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
87
de Soissons vient en troisième rang, avec plus d’un demi million de livres de
pertes : « Les membres du bureau intermédiaire de ce département se sont appliqués pendant trois semaines à évaluer les ravages qu’il a souffert […]. Ce total ne
représente que la valeur des productions enlevées au cultivateur, au moment où il
alloit les recueillir. On n’a pas compris dans l’évaluation ce qu’ont souffert les
jeunes plantations d’arbres [et] les terres en culture dégradées par la formation
des ravins ; ce dommage est immense » 25. Les élections de Noyon, Laon et Guise
ont surtout été affectées sur leurs marges, ce qui explique la part plus faible de
leurs pertes. Celle de Château-Thierry, avec seulement 0,4 % des pertes, peut être
considérée comme épargnée.
LA CONCENTRATION DES DÉGÂTS DUS À L’ORAGE DE 1788
DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS
Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978
100
90
80
g
70
60
50
P
40
30
20
10
0
0
50
Nombre de paroisses (%)
100
Dans le détail, l’étude des déclarations de pertes fait apparaître une assez
forte concentration des dégâts. Les paroisses les plus en retrait des deux axes de
propagation de l’orage se sauvent avec des dommages limités. Sur les 203
communautés touchées par la catastrophe, 18 % s’en tirent avec des sinistres
inférieurs au volume d’impôts royaux qu’elles paient annuellement. Leurs
pertes, qui n’excèdent pas un cinquième de la récolte, se solderont seulement par
un manque à gagner temporaire, qui n’engagera pas trop l’avenir. La grande
majorité des paroisses subit des dommages proches du quart ou du tiers de la
récolte. Dans une économie marquée par la précarité, cet événement constitue
bien une catastrophe, en réduisant à néant tous les excédents commercialisables.
Car le grain qui reste servira obligatoirement aux semences de l’année future et
25. Id., n° 225, mardi 12 août 1788.
88
Jérôme Buridant
LES 29 PAROISSES LES PLUS SINISTRÉES PAR L’ORAGE
DU 13 JUILLET 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS
Source : Arch. dép. Aisne C 976 et 977
PAROISSE
ÉLECTION
IMPOTS
PERTES
ROYAUX EN ARGENT
(livres tournois) (livres tournois)
SERY-MAGNEVAL
Crépy-en-Valois
5620
263623
AUGERS-SAINT-VINCENT
Crépy-en-Valois
5740
113444
MOULIN-SOUS-TOUVENT
Soissons
7625
101220
Crépy-en-Valois
13780
95409
Soissons
4929
77645
OGNES
Crépy-en-Valois
7445
74740
FRESNOY-BOISSY
Crépy-en-Valois
4517
73774
CHAUNY
Noyon
11000
55297
TRACY-LE-MONT
Noyon
4855
50117
NAMPTEUIL
NAMPCELLES
LIEUVILLERS
Clermont
BERNEUIL
Soissons
CAMBRONNE
Clermont
PROYE
AVRECHY
CHEVREVILLE
ATTICHY
CERISY
BLERANCOURT
SENNEVIERES
NOROY
Crépy-en-Valois
43450
2524
41554
41095
2745
40468
39300
Clermont
Crépy-en-Valois
5390
36810
Soissons
7305
36641
Noyon
1415
36500
Soissons
3626
36246
Crépy-en-Valois
4500
36006
35340
Clermont
Crépy-en-Valois
5540
34891
CUTS
Soissons
2898
34726
ETOUY
Clermont
32970
SAINT-VAAST
Clermont
32540
ROQUEMONT
Crépy-en-Valois
3340
30829
VIRY
Noyon
3855
29300
BENAY
Noyon
2090
29080
TRUMILLY
LAIGNEVILLE
Clermont
28950
NOINTEL
Clermont
27180
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
89
à l’autoconsommation. Moins de blé au marché, c’est aussi moins de numéraire,
des impôts impossibles à payer, des familles accablées de dettes. Ce sont aussi
par contrecoup des halles vides, des villes affamées. Viennent enfin les plus
sinistrées, 29 paroisses qui concentrent à elles seules 50 % des dégâts. Elles sont
décrites par les experts comme « entièrement dévastées », dans un « désastre
absolu », les habitants étant réduits à une « indigence totale », notamment la plus
touchée d’entre elles, Séry-Magneval, assise dans un « pays de vallée et de
misère ».
Le malheur est venu frapper au pire des moments. A leur maturité, les
blés commençaient à peine à être moissonnés. Ils atteignaient alors une phase
critique, car les grains tenaient peu à l’épi. Cette faible adhérence semble être
une caractéristique plus marquée sur les anciennes variétés de céréales, que pour
cette raison l’on ne sciait qu’à la faucille 26. Innombrables sont alors les communautés qui déclarent, outre les blés versés, des céréales « secouées », des grains
« répandus dans les champs » par « l’impétuosité de l’ouragan », comme à
Vendières où il a « égrené les avoines qui étoient encore sur pied de sorte qu’il
ne restoit plus que la paille qui estoit entièrement gâtée, que les avoines qui
étoient sur la javelle étoient égrenées à moitié » 27. Il est cependant difficile de
savoir si les « mars », c’est-à-dire l’avoine et l’orge, semés au printemps et
parvenus plus tôt à maturité, ont davantage souffert que les « hivernasses », blés
d’hiver comme le froment, le méteil, le seigle et le sarrasin, tant les dégâts
paraissent lourds. Ces pertes sont tout à fait révélatrices du système de cultures
dominant, marqué par l’assolement triennal. La plupart des communautés déclarent cependant des dégâts qui laissent apparaître une certaine diversification des
productions, notamment fourragères, par la présence de « vesces, bizailles,
nantilles [et] faverolles », de « lentille à pré », souvent semées sur la sole de
printemps 28. Ces cultures sont la marque d’un système de traction dominé par
l’usage du cheval, qui nécessite une alimentation plus riche et plus variée que le
bœuf, et qui constitue la caractéristique de toute la moitié nord de la France. A
ces productions peuvent aussi s’ajouter quelques cultures complémentaires
comme le lin et le chanvre, souvent sur les terroirs les plus pauvres, ainsi que
quelques productions légumières comme celle de l’artichaut. Aucune paroisse,
par contre, ne déclare de pertes en vignes, même en pays laonnois. Il est vrai
que les zones proprement viticoles sont assez peu touchées et que la nouaison
vient à peine de se terminer : les dégâts auraient été d’une tout autre ampleur
26. George Grantham, « La faucille et la faux : un exemple de dépendance temporelle », Études rurales, juillet-décembre 1999, n° 151-152, p. 103-131.
27. Arch. dép. Aisne, C 976.
28. Les vesces, dont l’emploi se généralise au XVIIIe siècle, sont utilisées en fourrage vert ou sec. Les
bisailles (pois gris) peuvent être ajoutées aux vesces pour nourrir la volaille. Les lentilles sont surtout
utilisées comme fourrage pour les chevaux et les moutons, seule la grande lentille ou lentille blonde
étant réservée à l’alimentation humaine. Les féveroles (petites fèves ou fèves de cheval) sont surtout
réservées à l’alimentation des chevaux (voir Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural : les mots
du passé, Paris, Fayard, 1997, p. 226, 781, 1025, 1685).
90
Jérôme Buridant
pendant la véraison. Ces dommages agricoles sont d’autant plus graves qu’ils
s’accompagnent fréquemment de phénomènes érosifs intenses. Dans les élections de Château-Thierry et de Soissons, les champs et les prés sont tantôt «
ravinés », lorsqu’ils sont en position de coteau, tantôt « inondés » ou
« rouillés », c’est-à-dire gâtés par des coulées de boue, lorsqu’ils sont en fond
de vallée. Il faut désormais envisager plusieurs années de travail pour tout
remettre en état.
Aux dégâts agricoles viennent s’ajouter, dans des parts plus difficiles à
apprécier, des dégâts au patrimoine arboré. A Vendières, « les arbres fruitiers
étoient dégarnis de feuilles et les fruits perdus ». A Priez, les « jardins et enclos
plantés en arbres fruitiers » ont beaucoup souffert, comme à Bernot où « plus de
la moitié des fruits ont été aussy secoués par la grêle et le vent, et quantité d’arbres fruitiers cassés et arrachés » 29. Quelques paroisses déclarent une perte
importante en pommes, comme Frières-Faillouel 30. Il s’agit ici d’une production
villageoise, traditionnelle en Picardie comme en Île-de-France, destinée tout
autant à la production de pommes à couteau que de pommes à cidre. Si les pertes
éprouvées par l’arboriculture ont été importantes, on peut présumer que le patrimoine forestier a dû aussi subir les conséquences de l’orage. Mais ces dommages, qui n’étaient pas intégrés aux évaluations des assemblées d’élection, sont
malheureusement passés sous silence 31.
Restent enfin les pertes en animaux, elles aussi difficiles à chiffrer, mais
probablement dramatiques. Dans la paroisse de Ly-Fontaine, les experts notent
par exemple que « les habitans souffrent des pertes considérables dans leurs
bestiaux depuis la grêle du 13 juillet », deux laboureurs ayant perdu à eux seuls
36 animaux. Les paroisses de Caumont, Villequier-Aumont, Cerizy et Benay, ne
perdent rien que 22 chevaux, 9 vaches et 15 brebis, sans compter un nombre
probablement important de volailles. Lorsque les animaux, pris de panique, ne se
sont pas « noyés dans la rivière », n’ont pas été emportés par l’eau et la boue ou
directement tués par la grêle ou la foudre, ils portent tant de contusions et de blessures qu’ils ne s’en remettent pas. Pour le paysan, cette perte est d’autant plus
cruelle qu’elle affecte directement le capital d’exploitation, immédiatement
nécessaire pour reprendre le travail de la terre.
Gérer la crise
A la recherche de subsides
Face aux caprices de la nature et au courroux de Dieu, les hommes se sont
tournés durant des siècles vers la charité de l’Église. A partir du milieu du XVIIe
29. Arch. dép. Aisne, C 976.
30. Id., C 977.
31. Les martelages de chablis en forêt de Saint-Gobain restent lacunaires pour la période (Arch. dép.
Aisne, B 3574 et B 3663).
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
91
siècle, l’Etat a cependant tendance à s’y substituer en vertu de sa tâche de police,
c’est-à-dire du bien public. Aux premières formes d’administration royale, justice
et finances, vient désormais s’ajouter une intervention plus forte et plus efficace
dans la gestion des crises. Durant le règne de Louis XIV, les grandes épidémies
comme les crises frumentaires font l’objet d’une attention plus profonde, bientôt
suivie d’effets. Au début du règne suivant, la peste comme la famine quittent définitivement la scène de l’histoire 32. L’esprit des Lumières peut alors se tourner
vers des catastrophes naturelles jadis perçues comme des fatalités, tels les crues
et les orages 33. Dans une époque marquée par la philanthropie, l’administration
des secours devient progressivement une tâche dévolue aux autorités : « Si la
charité est un devoir de l’homme, la bienfaisance est un devoir des nations. C’est
la vertu la plus chère des gouvernements éclairés » 34. Cette attitude interventionniste apparaît plus clairement encore durant le règne de Louis XVI. Après 1783,
la monarchie, ébranlée par la faillite de l’État, conspuée sur de nombreux plans,
cherche à restaurer son image en profitant des circonstances. La catastrophe,
cyniquement, vient à point nommé pour rétablir l’image d’un roi providentiel,
protecteur et « père de son peuple ». Le tragique des grandes inondations de
1784, en Champagne par exemple, sert alors indirectement l’État royal qui s’assure à bon compte de la publicité des secours 35. La catastrophe du 13 juillet 1788
n’échappe pas au mouvement.
Quoique encore mal rodée, l’assemblée provinciale, relayée sur le terrain
par les assemblées d’élection, fait preuve d’une grande réactivité en cherchant
une réponse immédiate aux besoins des populations. En endossant les missions
fiscales ci-devant dévolues aux généralités, et en l’absence d’un fonds annuel
d’indemnisations, comme il en existe dans d’autres provinces, celle-ci manifeste
d’abord et avant tout son assistance par l’octroi de dégrèvements d’impôts,
consentis en plus haut lieu par le roi. Cette réduction, qui porte uniquement sur
les impôts royaux comme la taille, le vingtième, la capitation et la « prestation
corvéable », est effectuée en proportion des pertes de chaque paroisse. En
l’espèce, les paroisses les plus touchées se voient exemptées d’impôts, les autres
bénéficiant de dégrèvements conséquents.
32. Jean Delumeau, Yves Lequin (dir.), Les malheurs des temps : histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987, p. 323-410 ; Jérôme Buridant, Laon, le Laonnois et la peste de
1668-1669, Université de Reims Champagne-Ardenne, maîtrise d’histoire, 1989, dactyl.
33. Le cas du Dauphiné peut fournir un excellent exemple comparatif : René Favier, « La monarchie
d’Ancien Régime et l’indemnisation des catastrophes naturelles à la fin du XVIIIe siècle : l’exemple
du Dauphiné », Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans l’histoire, sous la dir. de René
Favier, Grenoble, CNRS-MSH Alpes, 2002, p. 71-104.
34. Des Essarts, art. « Hôpital », Dictionnaire de la police, cité par Arnaud Marchand, Les inondations de février 1784 dans la généralité de Châlons, Université de Reims Champagne-Ardenne :
maîtrise d’histoire, 1994, p. 151.
35. Arnaud Marchand, Les inondations de février 1784 dans la généralité de Châlons, Université de
Reims Champagne-Ardenne, maîtrise d’histoire, 1994, p. 150-155.
92
Jérôme Buridant
LA RÉDUCTION DE L’IMPÔT ROYAL CONSÉCUTIVE À L’ORAGE
DU 13 JUILLET 1788 DANS LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS
Source : Arch. dép. Aisne C 977 à 978
ÉLECTION
Château-Thierry
IMPÔTS ROYAUX IMPÔTS ROYAUX
EN 1788
EN 1789
(livres tournois)
(livres tournois)
RÉDUCTION*
(%)
17045
16874
-1%
Crépy-en-Valois
58722
48115
- 18 %
Guise
33440
33014
-1%
Noyon
61115
58965
-4%
Laon
93721
90828
-3%
Soissons
94572
58965
- 38 %
TOTAL
358615
306761
Clermont
- 14 % *
* Part globale des réductions d’impôts dans l’ensemble de l’élection concernée,
paroisses sinistrées et paroisses indemnes confondues.
Au niveau supérieur, l’administration royale cherche des fonds à répartir
dans les différentes généralités traversées par l’orage. Mais la conjoncture budgétaire n’est pas brillante, on le sait. Le service de la dette absorbe plus de la moitié
des recettes et l’État, au bord de la banqueroute, est même contraint à suspendre
tous ses paiements dans le courant du mois d’août : impossible dans ces conditions de débloquer quelque argent que ce soit 36. La solution trouvée ne manque
pas d’originalité. Par arrêt du Conseil, le roi crée une loterie de 12 millions de
livres en faveur des provinces ravagées par la grêle : « S’il ne lui est pas permis
en ce moment de se livrer à toute sa bienfaisance, il est au moins de sa justice de
subvenir aux besoins les plus pressans […]. Lors même qu’il s’est imposé la loi
d’être avare de ses dons, il ne s’est pas dispensé d’être avare de ses secours » 37.
Le principe est assez ingénieux. La loterie repose sur l’émission de 40.000 billets.
Chaque billet est vendu pour la somme de 300 livres tournois, avec possibilité de
crédit sur les deux tiers de sa valeur. Le plus gros lot égale 200 000 livres, les plus
petits 200 livres, le surplus revenant en faveur des sinistrés.
Mais les assemblées, assaillies « continuellement de demandes de
secours », se rendent très vite compte que les aides royales, encore très hypothétiques, ne suffiront pas. Dès la fin du mois de juillet, les bureaux d’élection organisent, en ordre dispersé, des appels à la charité publique. A l’exemple du bureau
intermédiaire de Chartres et Dourdan, le bureau de Clermont fait passer un avis
36. Le ministre Loménie de Brienne est renvoyé pour cette même raison le 25 août 1788, remplacé
le lendemain par Necker qui reprend, dès le 14 septembre, les paiements de l’État (voir Michel
Peronnet, Des Lumières à la Sainte-Alliance, Paris, Hachette, 1973, p. 134-138).
37. Journal de Paris, n° 216, dimanche 3 août 1788 ; Arch. dép. Aisne, C 978.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
93
dans le Journal de Paris, dès le 30 juillet : « L’orage du 13 de ce mois a ravagé
54 paroisses de l’élection de Clermont-en-Beauvaisis. La vérification de leurs
pertes [et] dommages faites par le Bureau intermédiaire de l’assemblée de cette
élection, en porte l’évaluation à la somme de 824 790 liv[res]. Elles manquent du
nécessaire pour la subsistance de leurs habitans [et] de leurs bestiaux, ainsi que
d’ensemencement pour les couvraines prochaines […] ». Les personnes bienfaisantes sont alors invitées à porter leurs dons chez un notaire parisien, maître
Alleaume, ou à défaut directement dans les bureaux du Journal de Paris 38. Le 8
août, le bureau de Soissons fait publier un article de la même veine : « La perte
de 36 communautés de l’élection, battues de l’orage, monte à la somme de
580 448 liv[res]. Ce total ne représente que la valeur des productions enlevées
au[x] cultivateur[s] au moment où il[s] alloi[en]t les recueillir […]. Dans la situation présente, ils sont non seulement sans provision de semences [et] sans pain,
comme beaucoup de fermiers, compagnons de leur malheur, mais par surcroît
d’infortune, ils n’ont ni épargnes, ni crédit, ni faveur à espérer de la part d’un
maître bienfaisant : si on ne leur porte pas des secours de pure libéralité, ils sont
réduits aux plus cruelles extrémités » 39. Par l’intermédiaire du Journal de Paris,
la généralité de Soissons reçoit plus de 7 200 livres tournois de dons entre août et
octobre 1788, qui proviennent souvent de petits donateurs, preuve des effets déjà
avancés de l’exploitation médiatique 40.
Dans le même temps, la commission provinciale du Soissonnais fait afficher et distribuer un avis « pour exciter la sensibilité des citoyens bienfaisans et
provoquer des secours », probablement sur le modèle de la circulaire proposée
par le bureau de Soissons :
« Il ne leur reste ni bled pour vivre et semer, ni avoine et paille pour nourrir leurs bestiaux ; dans d’autres endroits qui n’ont pour habitans que des chanvriers, des fileuses et des tixerands, et où le terroir ne produit que du chanvre et
du lin, la grêle, en détruisant les productions, leur a enlevé à la fois leur subsistance et la matière de leurs travaux. Icy, les arbres sont arrachés, là les vignes sont
endommagées, en d’autres lieux les terres labourables sont entraînées, l’ensemble présente le tableau de la plus affreuse désolation […]. Tout leur est bon
puisque tout leur manque. »
La philanthropie laïque, enfin, est relayée dans les paroisses par la charité
chrétienne, traditionnelle en temps de malheur. A l’instar de l’archevêque de Paris,
l’évêque de Soissons fait publier un mandement, lu en chaire par les curés de son
diocèse, « par lequel il exhort[e] les fidèles à assister de leurs charités les infortunés réduits dans la misère par la journée du 13 juillet » 41. En raison de l’urgence,
ce sont donc tous les réseaux possibles, anciens et nouveaux, qui sont activés.
38. Id., n° 205, mercredi 23 juillet 1788 (Chartres et Dourdan) ; n° 212, mercredi 30 juillet 1788
(Clermont-en-Beauvaisis).
39. Id., mardi 12 août 1788.
40. Id., 30 juillet au 31 octobre 1788.
41. Arch. dép. Aisne, C 977.
94
Jérôme Buridant
Des aides dérisoires
Le bilan des sommes reçues est difficile, sinon impossible à effectuer avec
rigueur, tant les données sont fractionnées. Il est probable sur ce plan que les
charités particulières ont été plus importantes, mais ont transité par d’autres
canaux que les bureaux d’élection, par exemple par le réseau des paroisses.
Quand bien même elles soient doublées, les sommes issues de la charité publique
restent dérisoires en regard des pertes éprouvées par la généralité.
SECOURS ET DONS
REÇUS PAR LA COMMISSION PROVINCIALE DU SOISSONNAIS
EN FAVEUR DES VICTIMES DE L’ORAGE DU 13 JUILLET 1788
Sources : Arch. dép. Aisne, C 980 ; Journal de Paris, 30 juillet au 31 octobre 1788
ORIGINE
Roi de France
MONTANT (livres tournois)
30.000
20.000
Lecteurs du Journal de Paris
7.200
Charités particulières
4.134
TOTAL
61.334
Les sommes reçues du roi par la Commission provinciale du Soissonnais
sont de leur côté très au-dessous des espérances. Au début du mois d’octobre,
seules 30.000 livres ont pu être obtenues, soit moins de 1 % des dégâts. Ces
fonds ne proviennent même pas des caisses de l’État, puisqu’ils ont été avancés
par le receveur général des Finances sur ses propres deniers. Suit un échange
intense, et pathétique, de courriers, entre la Commission et le ministre Necker,
pour obtenir quelques subsides supplémentaires 42. En novembre, la province
reçoit enfin la rallonge attendue : 20 000 livres. Au total, la Commission n’est
capable de redistribuer que 2 % de la valeur des pertes éprouvées : autant dire
qu’il faut gérer la pénurie. Dans ces conditions, les secours ne se matérialisent
pas par une indemnisation pure et simple de toutes les victimes, mais par l’aide
aux plus démunis. Cela semble passer, au gré des initiatives locales, par l’octroi
d’argent, par des achats de pain et de riz, par la fourniture de semences ainsi que
par l’ouverture d’ateliers de charité. Les bases établies pour la distribution n’entraînent des réclamations que dans un seul cas, dans la paroisse de Peroy (élection de Crépy-en-Valois). A cette occasion, certains habitants se plaignent du
fait que les secours ont été faits à discrétion, « sans assemblé ny au son de la
cloche ». La requête, lancée par un gros propriétaire, n’aboutit pas : le partage
à proportion des pertes « auroit été sans doute moins embarrassant, mais il en
seroit résulté que le secours ainsi divisé auroit été presque insensible et en
42. Id., C 980.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
95
quelque sorte nul pour le petit cultivateur qui n’auroit pas eu le moyen de
couvrir sa terre ». Il est « donc faux que M. le curé ait fait une distribution arbitraire et secrette » 43.
Une crise aggravée
Vers une disette de grains
Circonstance aggravante, la catastrophe frappe la région dans une période
particulièrement déprimée. Après une phase de croissance très soutenue, les
années 1770 marquent l’entrée dans une nouvelle conjoncture, très morose dans
le monde agricole. Après la crise frumentaire de 1774, entraînant des «
émotions » populaires très graves dans tout le pourtour du Bassin parisien, une
succession de récoltes excédentaires conduit à un effondrement des prix des
céréales, aboutissant ipso facto à une chute des profits. Dans toute la généralité
de Soissons, le minimum des prix est atteint en 1779, contrairement aux provinces voisines où la dépression atteint son comble en 1785 ou 1786 44. Les prix
locaux remontent légèrement à partir de 1779, puis stagnent jusque 1785. Ils
connaissent ensuite une véritable envolée, qui témoigne d’une succession de
mauvaises récoltes. L’année 1786 est d’abord marquée par une sécheresse, en mai
et au début de juin, qui contrarie la croissance des céréales. La fin du mois de juin
comme le mois de juillet sont au contraire fort humides, avec parfois des pluies
torrentielles, ce qui entraîne la carie des blés, comme dans le Soissonnais. La
récolte, très tardive, est particulièrement mauvaise, ne couvrant que les deux tiers
d’une année ordinaire. Déjà en hausse avant la moisson, les cours montent sensiblement à partir du mois d’août. Mais la récolte de 1787 n’est pas bien meilleure,
en raison surtout de l’humidité : les prix continuent donc leur ascension. La
récolte qui se prépare avant l’orage du 13 juillet 1788 n’est pas des plus prometteuses. Réalisée à partir de semences de mauvaise qualité, elle pâtit aussi de la
rigueur de l’hiver et de la sécheresse du printemps 45. Durant toute la soudure, les
prix se maintiennent donc à des niveaux élevés, qui font craindre le pire.
La catastrophe du 13 juillet se ressent immédiatement sur les marchés : «
Le lendemain de cet événement désastreux, il se tenoit un gros marché dans le
bourg de Blérancourt ; la mesure du bled, qui se vendoit précédemment 4 liv[res]
10 s[ous], monta tout-à-coup au prix de 10 liv[res]. Il auroit augmenté, si le curé
de la paroisse, homme sage [et] plein de charité, n’avoit pris le parti d’ouvrir ses
43. Id., C 978.
44. Jérôme Buridant, « Disette de grains, disette de bois : essai d’analyse des prix dans le nord de la
généralité de Soissons au XVIIIe siècle », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. XL, 1995, p. 175-191.
45. La conjoncture climatique des années 1780-1789 apparaît dans les dossiers de remises de taille
du Bureau des finances de Soissons (Arch. dép. Aisne, C 881 - 890), ainsi que dans les papiers de la
Société d’agriculture de Laon et Soissons (Arch. dép. Aisne, D 11 - 12).
96
Jérôme Buridant
greniers [et] de vendre son bled sur le pied de l’ancien taux » 46. Le comportement
des marchés au cours de l’année 1788 est en réalité assez contrasté selon les
zones. A Soissons comme à Laon, la crainte de la pénurie conduit à une hausse
de près de 60 %. Le marché de Ribemont connaît aussi une augmentation significative, quoique moins importante (environ 25 %). Les marchés de Guise et de
La Fère, au contraire, paraissent se stabiliser. En 1789, la situation est presque
inversée. Les marchés de Soissons et de Laon, tout comme ceux de Saint-Quentin et Vervins, se remettent un peu de la crise de 1788 et enregistrent une baisse
des prix. Ceux de Guise, La Fère et Ribemont, au contraire, battent des records
de hausse, conformes d’ailleurs aux autres marchés du Bassin parisien 47.
PRIX DES GRAINS
SUR LES MARCHÉS DE LA GÉNÉRALITÉ DE SOISSONS
1780-1789
Source : Arch. com. Laon HH 6
200
180
160
140
RIBEMONT
120
LA FERE
100
SOISSONS
Indice
GUISE
LAON
80
Base 100 =
moyenne des prix
60
de chaque marché
de 1780 à 1789
40
20
0
1780
1781
1782
1783
1784
1785
1786
1787
1788
1789
Année
La réponse agricole à la crise reste, on s’en doute, très insuffisante. A partir
du 17 juillet, la Société royale d’agriculture nomme une commission chargée de
chercher des solutions transitoires à la perte de la récolte. Elle fait publier, sur les
presses de l’Imprimerie royale, un Avis aux cultivateurs dont les récoltes ont été
ravagées par la grêle du 13 juillet 1788, suivi d’un Supplément 48. Un article
46. Journal de Paris, n° 225, mardi 12 août 1788.
47. Arch. com. Laon, HH 6.
48. Arch. dép. Aisne, D 11. L’Avis aux cultivateurs est publié intégralement dans le Journal de Paris,
n° 206, jeudi 24 juillet, n° 207, vendredi 25 juillet 1788.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
97
d’Antoine-Augustin Parmentier cherche à faire l’inventaire des ressources que
peuvent encore se procurer les agriculteurs sinistrés. Il propose de tirer parti des
derniers mois de beau temps pour reprendre quelques cultures sur les terrains
ravagés. Le fourrage pour l’hiver ne semble pas trop difficile à obtenir. Lorsque
les blés ont été « secoués », il suffit d’un léger labour pour enfouir la semence et
produire du fourrage vert. A défaut d’orge ou d’avoine, les légumineuses comme
les « gragées », « grenailles » et « bizailles », le sarrasin, et même le « blé de
Turquie », c’est-à-dire le maïs, encore cantonné dans le Sud-Ouest de la France,
peuvent produire en quelques mois un fourrage appréciable. La reprise de cultures vivrières, par contre, paraît plus aléatoire. Des cultures dérobées de navets,
choux d’hiver, haricots et pois hâtifs, doivent bien sûr être tentées, mais « ce seroit
en vain que l’on compteroit sur les ressources des pommes de terre. Il n’en existe
plus dans nos marchés, [et] l’espèce la plus hâtive exige toujours, pour compléter
sa végétation, le cercle de quatre mois environ, [et] à peine nous en reste-t-il trois
jusqu’aux premières gelées blanches ». Pour autant, « cette plante, quoiqu’en
pleine floraison au moment où son feuillage aura été haché par la grêle, est encore
en l’état de procurer une abondante récolte, il s’agit seulement d’en réchauffer un
peu le pied, soit par un léger binage, soit en les buttant. La pomme de terre, en
bravant ainsi la grêle, prouvera sans doute combien il est important de donner
encore plus d’extension à sa culture, [et] ce ne sera pas la seule occasion où ces
malheurs auront rendu l’homme plus sage que sa philosophie » 49. Ces textes sont
lus à la Société d’agriculture de Laon et Soissons, respectivement les 1er août et
17 septembre, devant, il est vrai, un public très éclairé. Neuf cents exemplaires de
l’Avis au cultivateur sont aussi distribués dans les paroisses, soit quatre ou cinq
par paroisse, mais il est difficile d’évaluer avec précision la réponse des agriculteurs locaux. Dans les semaines et les mois qui suivent, l’administration provinciale se préoccupe surtout d’obtenir des semences de froment et de seigle pour
opérer les « empouilles » d’automne. Elle cherche aussi « de la graine de
turneps », c’est-à-dire de navet fourrager, « pour faire semer dans les terres qui ne
laissent aucune espérance de récolte » 50. De Paris, le marchand-grainier VilmorinAndrieux, établi quai de la Mégisserie, expédie en province des semences de blé
noir, de chicorée sauvage, de spergule et de vesce. Il réussit à obtenir de l’administration des Postes le transport en franchise de graines venues d’Angleterre et de
Hollande 51. L’état actuel de la documentation ne nous permet cependant pas de
préciser dans quelle mesure la généralité de Soissons en est bénéficiaire.
Une situation dramatique
La correspondance des bureaux d’assemblée d’élection laisse apparaître
une dégradation sensible de la situation à partir de l’automne. Dès la fin du mois
49. Arch. dép. Aisne, D 11. La pomme de terre apparaît en Thiérache et en Ardenne à partir de la
crise des années 1740-1742.
50. Arch. dép. Aisne, C 979.
51. Id., D 11 ; Journal de Paris, n° 212, mercredi 30 juillet 1788.
98
Jérôme Buridant
d’octobre pointe une inquiétude quant aux possibles conséquences de la pénurie :
« c’est que l’hiver approche, et que les travaux de campagnes étant suspendus
dans cette saison morte, des familles innombrables de manouvriers et de mercenaires se trouveroient réduites aux horreurs de la plus affreuse misère, et tentées
d’en abréger la durée en optant l’une ou l’autre des deux extrémités, ou d’attenter à leurs propres jours, ou de chercher à les soutenir par des excès et des brigandages, que la crainte du glève de la justice ne pourroit pas l’arrêter » 52. Par
surcroît d’infortune, la saison est excessivement froide, entraînant le gel des
semences, la gélivure d’un tiers des arbres et d’un quart des vignes, le retard des
semis de printemps, sans parler de la cessation du commerce 53. La plupart des
laboureurs ont eu grand peine à se fournir en semences pour l’automne. Criblés
de dettes, ayant rapidement épuisé toutes leurs ressources, ils se voient dans l’impossibilité d’assurer leurs semailles de mars. Pire encore est la situation des
manouvriers, privés de travail depuis des mois, menacés de sombrer dans la
mendicité et l’errance.
En février 1789, le bureau intermédiaire de l’assemblée d’élection de
Noyon tente, en vain, un ultime appel au roi :
« MM. Les procureurs sindics ont observés qu’ils se flattoient que les
répartition et distribution faites par le bureau des différentes sommes obtenues de
la bonté paternelle de Sa Majesté pour le soulagement des paroisses dont les
moissons ont été ravagées par la gréelle tombée le 13 de juillet dernier, et procurer les premiers moyens de subsistance aux individus les plus nécessiteux des
paroisses qui ne jouissent point de l’avantage d’avoir des seigneurs opulents,
appaiseroient les cris de douleur et les gémissements des habitans de la campagne, avec d’autant plus de raison que la cessation de la rigueur de la saison, leur
donnoit lieu de croire que les travaux alloient reprendre leur cours ordinaire et
qu’en conséquence la classe la plus indigente du peuple seroit à porté de subvenir à ses besoins les plus pressants, mais qu’ils sont malheureusement instruits
par les plaintes qui leur sont adressées journellement que les ouvriers de la
campagne se trouvent absolument sans ouvrage, que par cette raison ils sont
aussy malheureux que lorsqu’il leur étoit impossible de travailler ; que ce défaut
d’ouvrage provient de ce que la plus grande partie des paroisses du département
qui n’ont point éprouvées les ravages de la gréelle, n’ayant fait aucune espèce de
récolte, ne sont pas dans une position plus avantageuse que celles dont les moissons en ont été frappées, d’où il résulte que les laboureurs qui se trouvent dans
l’impossibilité d’acquitter leurs fermages, et qui n’ont pas même pour la plus
grande partie de quoy se nourrir eux et leur famille, ne peuvent employer les
ouvriers dont ils ont coutume de se servir, soit pour battre leurs grains soit pour
la culture de la terre ; que de plus la violence de la gellée ayant fait périr presque
tous les artichaux, dont la culture forme la principale occupation d’un nombre
assez considérable de paroisses, les ouvriers qui sont habituellement occupés à ce
52. Arch. dép. Aisne, C 980.
53. Id., D 12.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
99
travail, vont également se trouver vacants, que dans ces cironstances ils pensoient
que le bureau devoit par la médiation de MM. de la Commission provinciale
supplier Sa Majesté de jetter un nouveau coup d’œil favorable sur les individus
qui faute de trouver l’occasion de travailler seront exposés aux maux affreux qui
accompagnent la disette. » 54
Avec le printemps commence la soudure qui s’annonce désormais sous les
plus sombres auspices…
De la misère aux « émotions »
Rédigés en février et mars 1789, les cahiers de doléances se font rarement écho de la catastrophe. L’orage et la grêle font partie des coups du sort,
des accidents de la nature contre lesquels l’homme ne peut rien. La catastrophe
naturelle, sur ce plan, ne rejoint pas encore totalement la sphère politique. Dans
quelques cas pourtant, les communautés villageoises font mention de l’orage du
13 juillet, ses conséquences servant d’argument pour montrer les difficultés et
le dénuement présents. Il sert un discours qui a sa propre logique, en s’insérant
dans un argumentaire d’une tout autre portée. La communauté de Benay, par
exemple, l’utilise pour écarter la perspective d’une contribution nouvelle : elle
désirerait, certes « pouvoir offrir à Sa Majesté une somme proportionnée à son
petit nombre et ses facultés pour aider à payer les dettes de l’État si le fléau de
la grêle qu’elle a essuyé au treize de juillet dernier ne l’avoit réduite à la
dernière des misères ». Les habitants de Marest, quant à eux, font valoir que «
des années malheureuses qui se sont succédées, une grêle désastreuse qui a tout
ravagé le treize juillet dernier » tout comme « le prix excessif de tous les objets
de première nécessité, ont porté au comble la misère de cette paroisse ». Ceux
de Neuflieux se plaignent surtout des dégâts de gibier, qui « achèvent de mettre
le comble aux désastres occasionnés par les géles [et] la grêle ». Sans invoquer
explicitement les conséquences de l’orage, d’autres communautés, enfin,
dénoncent « la trop grande cherté des grains dans les tems de disette », comme
celle de Frières-Faillouel qui brandit le spectre de l’émeute en dénonçant « les
accaparements de bled […] qui dans ce moment cy réduit la province à
manquer de bled et donne lieu à différentes révoltes auquel le peuple se trouvé
exposé » 55.
La perspective d’une explosion de la violence populaire n’est pas qu’un
simple argument rhétorique. La récolte de 1788 laisse un déficit d’environ 60
jours : les marchés locaux risquent de ne plus être approvisionnés et des troubles
éclatent régulièrement. Dès le début du mois de mai, les campagnes du nordouest de la généralité sont livrées aux émeutes et aux pillages. Des bandes organisées forcent les fermes et se font livrer des blés en-dessous de leur cours, quand
il n’est pas pris hardiment. La maréchaussée, très inférieure en nombre, ne peut
54. Id., C 979.
55. Id., cahiers de doléances des paroisses de Benay, Marest, Neuflieux et Frières-Faillouel.
100
Jérôme Buridant
généralement que laisser faire. La livraison de blés étrangers, importés par le port
de Saint-Valery-sur-Somme, permet heureusement de passer juin. Mais les
émeutes reprennent plus vives en juillet. Dans la région, la « grande peur » éclate
le 25 juillet à Estrées-Saint-Denis, pour passer à Senlis puis Soissons, avant de
se diffuser dans le plat pays 56. Il serait certainement très hasardeux de relier
directement les émeutes populaires à l’orage de 1788. Les troubles révolutionnaires éclatent dans de nombreuses régions comme la Normandie ou la Champagne, totalement indemnes. On remarquera toutefois que les premières émeutes
se produisent selon une géographie très particulière, sur une ligne allant du Catelet à Moÿ-de-l’Aisne 57. Les zones de pillages se situent donc contre l’axe de
destruction de l’orage du 13 juillet, dans un secteur où les récoltes n’ont pas été
totalement ravagées…
Dans toute la documentation concernant les tempêtes, les trombes et les
orages, l’orage du 13 juillet 1788 tient une place à part. L’étude qui peut en être
faite est, il est vrai, grandement facilitée par l’abondance, la qualité et la diversité des sources disponibles. Mais l’importance des sources ne tient pas seulement aux progrès de l’enregistrement. Cet orage, on l’aura compris, figure sans
doute parmi les plus violents et les plus catastrophiques qu’ait connu le Bassin
parisien et particulièrement la généralité de Soissons. En un sens, il peut témoigner de la récurrence et de l’intensité des catastrophes naturelles qui ont frappé
nos régions, bien avant le réchauffement climatique contemporain. Comme tous
les phénomènes extrêmes, il est aussi révélateur des vulnérabilités de toute une
économie. Le système de production d’ancien régime, dominé par la céréaliculture, insuffisamment intégré en raison des faiblesses des réseaux de transports et
des inerties des barrières fiscales, reste à la merci des coups du sort. Les réponses des contemporains demeurent enfin balbutiantes, insuffisantes à juguler la
crise. Pour autant, les réactions face à l’adversité laissent apparaître des évolutions significatives : tout aussi fatale qu’elle puisse paraître, la catastrophe est à
l’origine d’une mobilisation réelle des autorités comme de la charité publique,
dans un contexte extrêmement difficile. Elle ouvre la voie à une indemnisation
systématique des victimes de calamités agricoles, telles qu’elles apparaissent
dans le courant du XIXe siècle. A une période de développement de la presse
quotidienne, la couverture médiatique de l’événement est enfin très nouvelle,
annonçant la naissance d’une opinion publique de plus en plus sensible à ce
genre d’événement.
Mais la médiatisation des risques ne crée pas la mémoire. En 1789, Charles Messier soutient devant l’Académie des sciences que « la journée du 13 juillet
1788, journée mémorable, restera longtemps dans la mémoire des hommes, à
cause du fléau destructeur dont il a été l’époque, et qui a causé, dans une grande
56. Id., B.V. 79, cartons 1 à 4 ; Édouard Fleury, Famines, misères et séditions : la Thiérache en 1789,
s.l., A. Flem, 1874 ; id., « Famines, misères et séditions : Saint-Quentin en 1789 », Le Vermandois,
t. I, Saint-Quentin : Triqueneaux-Devienne, 1873, p. 741-812.
57. Les pillages touchent essentiellement les communes de Moÿ, Fresnoy, Le Catelet, Seboncourt,
Saint-Martin-Rivière, Wassigny, étaves, Essigny-le-Petit et Achery-Mayot.
Les ravages de l’orage du 13 juillet 1788 dans la généralité de Soissons
101
partie de la France, un désastre affreux sur les biens de la campagne, sur les
animaux, sur les maisons et jusque sur les hommes » 58. Soixante-dix-sept ans
plus tard, le général Morin présente à la même académie un rapport sur les conséquences de l’orage du 7 mai 1865, qui vient de ravager Vend’huile, Le Catelet,
Marest et Bussigny : « Jamais de mémoire d’homme on n’avait signalé un aussi
grand désastre dans ces contrées » 59…
Jérôme BURIDANT
58. Mémoire de mathématique…, op. cit., p. 554.
59. Atlas des orages de l’année 1865, rédigé par l’Observatoire impérial, Paris, Charles Chauvin,
1866, p. X.
Grande propriété et société rurale en Thiérache
de 1754 à 1879
L’histoire des biens, de leurs modes d’exploitation, et des rapports d’une
famille noble avec les populations, souligne, grâce aux documents publics et
privés et sur plus d’un siècle de mutations socio-économiques et de révolutions
politiques, le rôle des gestionnaires du domaine de Leschelle : il s’agit, d’abord,
du marquis d’Hervilly (1722-1803), héritier à Leschelle des La Verrine, héritier
et constructeur aussi de vastes propriétés dispersées, mais qu’il tend à concentrer sur la Thiérache. En d’autres temps, son fils, auquel, sous réserve d’usufruit, il fait donation de ses biens en 1778, lui eût succédé. Mais le comte
d’Hervilly, commandant la cavalerie de la Garde constitutionnelle du roi, doit
s’enfuir de France au soir de la chute de la monarchie, le 10 août 1792. Il est
l’un des chefs du tragique débarquement anglo-émigré de Quiberon, en juinjuillet 1795, et meurt à Londres de la blessure qu’il y a reçue. C’est sa veuve,
née La Cour de Balleroy, qui prend en charge la reconstruction d’une fortune
déjà obérée, en 1789, par le faste et les ambitions de son beau-père, une ruine
achevée par la Révolution. À la comtesse d’Hervilly (1759-1830) succède sa
fille Julienne, comtesse de Caffarelli (1784-1854), puis le comte Eugène de
Caffarelli, mort en 1878 1.
Le marquis d’Hervilly : réformisme et notabilité aristocratique à la fin de
l’Ancien Régime et au début de la Révolution
Le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, a confié à l’un des La
Verrine un manuscrit dans lequel son ancien précepteur, Fénelon, exposait ses
projets de réforme fiscale et de décentralisation aristocratique. En 1754, d’Hervilly porte le document au dauphin, fils de Louis XV, qui le charge d’une
enquête sociale en Picardie. En 1756, le marquis propose des réformes profondes et déjà « révolutionnaires », pour alléger la fiscalité qui écrase le peuple :
une contribution foncière payable par tous les propriétaires et l’abolition des
impôts indirects, de la gabelle surtout. Le plan présenté au dauphin esquisse
même le projet des assemblées provinciales créées par Brienne en 1787, mais,
comme chez Fénelon, sous la forme traditionaliste d’une union du pouvoir royal
et des ordres privilégiés, réduisant l’autorité des intendants et les avantages
1. L’une des sources principales de cet article est constituée par des archives privées. Lorsque aucune
référence n’est précisée, les données proviennent de ces archives.
104
Suzanne Fiette
acquis par la caste des officiers royaux. En 1787-1788, la réforme décentralisatrice entamée – assemblée de généralité à Soissons, présidée par le comte d’Egmont, assemblée d’élection à Guise présidée par lui 2, d’Hervilly écrit à
d’Egmont, puis, en 1789, à Necker, espérant que la Constituante associera les
assemblées provinciales à la restauration des finances. Il multiplie lettres et
mémoires, de plus en plus rejeté par ses collègues que lasse son indépendance :
pour aider les chômeurs, il a même fait commencer, de son chef et à ses frais, la
route La Capelle-Guise 3.
Ce que l’on sait du personnage, de son goût des titres et des seigneuries,
d’une carrière remplie par l’extension et le remaniement de ses biens, ne lui
donne pas, dès l’abord, le visage du réformateur. Il est pourtant un précurseur fort
ancien de l’égalité fiscale, ainsi que d’un progressisme économique. Son intérêt
agricole est stimulé par son appartenance à la Société d’agriculture du Soissonnais, créée en 1761, et à celle de Paris. En 1787 surtout, grâce à la décentralisation, il esquisse, dans l’ambiance des Lumières, le passage du seigneur au
notable, défini par la valeur des initiatives individuelles, qui l’associent à des gens
éclairés de toutes classes : lui-même se réfère à la notion de mérite. Mais pour lui,
le recul de l’absolutisme, le sacrifice volontaire des privilèges fiscaux à l’intérêt
commun, ne sont pas contradictoires avec le maintien de la tutelle seigneuriale :
il ne peut accepter les municipalités électives de 1787, base de la pyramide dans
la réforme de Brienne, car celle de Leschelle émancipe les habitants de son autorité.
Dans son souci économique, il y a avant tout l’image d’une Thiérache
misérable, ravagée par la crise de 1789, quand les pauvres, dit-il, sont réduits à cuire
des orties blanches avec du beurre et du sel. Son progressisme est marqué, peut-être
de peur sociale, sûrement de philanthropie réelle, qui est, en deçà de toute philosophie, la source de ses projets : la suppression de la gabelle, permettant de donner du
sel au bétail, favorisera l’élevage, la liberté commerciale stimulera le commerce des
toiles, « principale richesse de ce pays » – lui-même fonde, vers 1770, une manufacture textile qui lui coûte fort cher –, l’allègement fiscal palliera un déclin agricole dénoncé aussi, lors d’une enquête de l’intendant en 1760-1761, par d’autres
réponses plus alarmistes encore 4 que la sienne. Mais le marquis ne mentionne pas
une autre source de pauvreté, car elle le concerne : la coutume d’alourdir les fermages d’une part des impôts. Et, demeuré féodal intraitable (jusqu’à 1792 !), il
supporte avec courage la violence nouvelle. En 1789 ou 1790, après la mort d’un
2. Auguste Matton, « L’organisation de l’Assemblée provinciale de Soissons en 1787 », Bulletin de
la Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1852, p. 75-98 ; Histoire de la ville
et des environs de Guise, t. II, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1898, p. 128-129.
3. Arch. dép. Aisne, C 919, 922, 927, 931 (1787-1789) : Assemblée provinciale de Soissons et sa
commission intermédiaire, correspondances du marquis d’Hervilly, correspondances relatives à ses
projets ; C 933, 1 008, 1 010 : conflits entre l’Assemblée d’élection de Guise et le marquis d’Hervilly, et conflit du marquis avec la municipalité élue de Leschelle.
4. Arch. dép. Aisne, D 1 : enquête de l’intendant, préalable à la création de la Société d’agriculture.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
105
braconnier, il tente de résister au siège de son château, puis, comme en juin 1791 à
La Vaqueresse, il est menacé, maltraité, ses bois sont saccagés 5.
Brouillé dès 1788, sur un projet de répartition fiscale, avec ses collègues
de Guise, en conflit ouvert avec la municipalité élue de Leschelle qu’il conteste
juridiquement et socialement, il subit aussi la rupture noblesse-bourgeoisie. À la
fin de l’année 1788, la nouvelle municipalité de Guise dénonce les privilèges, et
d’Hervilly écrit au maire Viefville, subdélégué de Guise et futur constituant, en
attaquant d’autres privilégiés que la noblesse et le clergé : les officiers de justice,
et leurs prétentions nobiliaires non assorties de responsabilité envers le peuple.
Peut-être le libéralisme aristocratique, si particulier, de cet autocrate, aiderait-il à comprendre l’évolution contre-révolutionnaire d’une noblesse que ses
Cahiers de 1789 montrent souvent favorable aux réformes. Du moins, d’Hervilly
a-t-il fait un peu de chemin avec la Constituante. Il commande même en 1790 la
Garde nationale de La Capelle, et raconte, dans une lettre à son fils, comment il
a agi à sa tête, en faveur de Vervins, lors de la petite guerre qui opposait Guise à
Vervins sur le choix du chef-lieu de district, les gens de Guise ayant emprisonné
« nos électeurs » 6.
Il n’émigre pas, mais quitte la région après le 10 août, se consacrant, de
son domaine de Chenoise en Seine-et-Marne et avec l’aide de l’ex-constituant
Viefville, à la défense de ses biens. Ceux-ci sont mis sous séquestre, fin 1793, en
raison de la donation de 1778 à son fils émigré, mais seuls sont vendus la seigneurie de La Capelle et le bien de Dury (racheté ensuite par le marquis), comme
anciennes concessions du domaine royal. Après la Terreur, d’Hervilly recouvre la
jouissance provisoire du reste de son patrimoine, et le séquestre est levé fin 1796.
Mais la loi exige le partage avec la République, héritière de l’émigré. Le marquis
ne fournit pas les documents comptables exigés, d’où la logique d’un second
séquestre. En fait, la rigueur s’explique d’abord par l’hostilité de la municipalité
cantonale de Réunion-sur-Oise, Guise, qui refuse de lever les scellés sur le mobilier du marquis, puis par la « rejacobinisation » des autorités de l’Aisne après le
coup d’État de fructidor, le 4 septembre 1797. Seul le département, suivi des
autres départements concernés (Seine-et-Marne, Ardennes), peut décider du
séquestre général. En juin 1798, l’administration centrale de l’Aisne conclut, non
sans perplexité, au séquestre, voire à la confiscation, qui chargerait l’État d’un
lourd passif et d’une pension due à ce non-émigré. Finalement, en l’an VII, la
sous-estimation considérable du capital et des revenus fait renoncer les autorités
à une fortune où le passif égale l’actif. Seule Chenoise – propriété, par sa mère,
du comte d’Hervilly – est confisquée et déjà mise en vente.
En 1789, la fortune des d’Hervilly est le résultat d’une construction
complexe, qui porte la marque d’une personnalité mais traduit aussi un fait d’ambiance, un optimisme justifié dans l’ascension des valeurs foncières, du revenu,
5. Leschelle : récit de Mme de Caffarelli. En ce qui concerne La Vaqueresse, cf. Claudine Vidal et
Marc Le Pape (éd.), Des provinciaux en Révolution : le district de Vervins, Vervins, Société d’archéologie et d’histoire de Vervins et de la Thiérache, 1990, p. 65-66.
6. Voir C. Vidal et M. le Pape, op. cit., p. 7.
106
Suzanne Fiette
des droits seigneuriaux. Elle souligne d’autant plus les pertes économiques issues
de la Révolution, qui donnent au passif, dont la croissance répondait à cette
euphorie en même temps qu’à un choix du mode de vie, le caractère du désastre
et de l’excès d’ambition.
Leschelle : propriété aristocratique et propriété populaire
Dans les années 1780, près de la moitié des biens appartenant à d’Hervilly
se trouve en Thiérache : 1 120 hectares sur 2 341. À Leschelle et à ses hameaux
d’« Ohy » (Dohis) et Leval (598 ha), s’ajoutent les terres de Chigny-sur-Oise,
Iron, La Vaqueresse, La Capelle, La Flamengrie.
À Leschelle seulement, on peut inscrire la grande propriété noble dans le
cadre du village, et chercher une approche, sinon des structures de la société rurale
car on n’y connaît qu’une partie des professions, du moins de la répartition de la
propriété et des niveaux de revenus. Les documents sont anciens (1756 et 1784),
mais les descriptions du début du XIXe siècle, et le recensement de 1851, montreront la permanence durable des caractères de la fin du XVIIIe siècle : densité de la
population et pauvreté générale, importance de l’artisanat et des métiers mixtes.
Résidence des d’Hervilly et cœur de leurs biens, le domaine de Leschelle
est celui où s’enracine l’histoire familiale. De 1750 à 1767, le marquis y reconstruit le château. Il y entretient d’anciennes fondations scolaires et charitables, y
crée la manufacture fermée dès la Révolution. Au sein de sa politique foncière
expansive, Leschelle, étoffé prioritairement de plusieurs seigneuries et groupes de
terres, reste le centre de ses intérêts techniques, de ses combats sociaux et politiques. Au XIXe siècle encore, mode de vie, gestion, emplois, charité non seulement institutionnalisée mais constante et personnelle, donneront aux contacts
avec la société villageoise une grande importance psychologique, dont témoigne
au quotidien, de 1800 à 1830, la correspondance de la comtesse d’Hervilly. Et les
Caffarelli y assument les aspects premiers de la notabilité, en joignant à la philanthropie, dès 1818, les responsabilités municipales.
Le document privé de 1756 est un dénombrement du fief de Leschelle,
adressé par le marquis d’Hervilly à son suzerain le baron d’Iron 7. Il énumère,
avec les biens du seigneur, toutes les terres sur lesquelles lui sont dus les droits
seigneuriaux. Il ne touche que le village, non ses nombreux hameaux, mais si,
comme c’est probable, tous les propriétaires y sont soumis au cens ou au terrage,
ou aux deux à la fois, « sur l’universalité du terroir de Leschelle », il est un vrai
recensement de la propriété.
Le domaine noble, en jallois de Guise convertis en hectares, représente
plus de la moitié du terroir concerné, 426 hectares sur 812, dont environ 312 ha
de bois, 79 de terres cultivées, 24 de prés et pâtures, le reste revenant au château
avec ses dépendances, jardins, réserve, sa ferme de la Basse-Cour et le moulin
7. Archives privées, Leschelle.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
107
banal. Parallèlement, 204 villageois possèdent ensemble 319 ha, 60 forains 67
ha : la moyenne est de 1,56 ha pour les Leschellois, 1,12 pour les étrangers, qui
souvent ne le sont qu’à demi, car originaires de Leschelle ou héritiers à Leschelle,
vivant dans les hameaux ou les villages proches. Il y a beaucoup de propriétés
indivises, formées en général de si petits biens que le partage en est difficile, et
de gens de condition si modeste que la seule alternative est de laisser en commun
ou de vendre – par exemple au marquis d’Hervilly, grand acheteur de parcelles et
même de maisons ou de « parts de maisons ».
Cette petite moitié morcelée du terroir est de propriété populaire : on n’y
trouve que six « sieurs » ou « dames », dont trois forains qui ont au plus 5 hectares, et des collectivités religieuses (abbaye du Val-Saint-Pierre, chapitre de Guise,
église de Chigny) également peu pourvues. L’église, la cure, la fabrique et les
pauvres de Leschelle rassemblent 11 ha en multiples parcelles, issues de dons
pieux et charitables.
En 1784, un rôle de taille montre l’extrême division des revenus fonciers.
Complété par un impôt proportionnel destiné à payer la réparation du presbytère,
il concerne tous les habitants 8. À Leschelle, cinq privilégiés ne sont pas soumis à
la taille : d’Hervilly, le curé, l’église, les pauvres, et un inconnu. Le village au
sens strict compte 210 roturiers et 120 forains : le terroir est le même qu’en 1756.
Parmi les villageois, 12 n’ont « n’y biens ni fonds », et paient tout de même une
petite taille – peut-être des propriétaires indivis, dont la part propre n’est pas
calculable –, mais d’autres, moins pauvres, échappent à la taille, sinon à l’impôt
ajouté. Les professions ne sont connues qu’en partie. Peut-être, quand le rôle les
omet, s’agit-il de vrais paysans, quoique la faiblesse de la majorité des revenus
rende douteux l’exercice d’un seul métier. La valeur de ce document fiscal est
discutable, mais il rejoint celui de 1756 : sur un faible total de 15 942 livres, le
revenu imposable du marquis d’Hervilly représente 46 %. À peu d’exceptions
près (le chapitre de Guise, petit propriétaire en 1756, est taxé à présent sur
430 livres), le revenu des forains est inférieur à 50 livres.
À Leschelle, 188 taillables sur 210, soit 89,5 %, ne dépassent pas les
50 livres de revenu, et 50 % les 10 livres, mais les villageois peuvent être aussi
propriétaires ailleurs. Quoi qu’il en soit, les 90 professions notées suggèrent l’association avec la propriété du sol du salariat agricole et de l’artisanat. Ces parcellaires sont manouvriers, valets de charrue, bergers, tisserands, charrons, maçons,
couvreurs de paille, maréchaux-ferrants, tonneliers, sabotiers, briquetiers,
cordonniers, tourneurs, charpentiers, scieurs de long, mulquiniers, et, pour les
femmes chefs de ménage, fileuses. Il y a parmi eux un seul « marchand », et l’un
des neuf ou dix gardes-bois du seigneur. Il faudrait joindre encore à ces familles
d’activité mixte la masse des non-propriétaires, en majorité journaliers et fileuses, et les nombreux « pauvres » ou mendiants.
Que dire du niveau supérieur de la société villageoise ? Les onze dotés en
1784 de 90 à 300 livres de revenu foncier sont des « laboureurs », peut-être une
8. Arch. dép. Aisne, C 178.
108
Suzanne Fiette
esquisse de bourgeoisie rurale : en 1756 également, on peut suivre sur le dénombrement, en regroupant les parcelles passées à de nouveaux propriétaires, l’arrondissement des biens de quelques-uns. Mais ces coqs de village ont du mal à se
hisser au-dessus de la médiocrité générale : parmi les 204 propriétés villageoises,
une seule, en 1756, atteint 29 ha, et c’est un indivis familial ; 16 seulement ont
plus de 5 ha, et 141, 69,1 % du total, dont la majorité des indivis, sont en dessous
de un hectare. La situation n’a guère dû évoluer en 1784, mais le rôle de taille ne
note pas les indivis.
Les mémoires adressés à l’intendant, en 1760-1761, rendent la fiscalité
responsable d’un grave recul économique. Un laboureur de Thiérache déplore le
manque croissant, « depuis vingt ans », de bestiaux, de troupeaux, d’amendements : à Leschelle, Iron, La Vaqueresse, le produit agricole a diminué de moitié
ou des deux tiers. Quant au marquis, il met en cause le nombre croissant de trop
petits propriétaires et la parcellisation du terroir. Beaucoup de laboureurs, pour
vivre, se font voituriers, d’où l’aggravation du déclin. Et celui-ci, ajoute-t-il, se
double de l’appauvrissement des propriétaires indépendants, et aussi des locataires de terres, que les documents de 1756 et 1784, par définition, ignorent. Mais
qui peut, à Leschelle, offrir des fermes de taille suffisante, sinon le marquis
d’Hervilly ? Il est significatif que, de ses quatre fermiers de 1761, qui se partageaient 75 hectares, il n’en reste qu’un après 1782, celui de la Basse-Cour du
château avec 89 ha – son cheptel vif et mort fourni par le propriétaire –, et, parallèlement, de multiples locataires parcellaires.
Parmi les avantages qu’offre la propriété noble, il y a encore la ferme des
droits seigneuriaux, souvent confiée aux fermiers des terres. Les moulins
(Leschelle, Leval, Iron, La Flamengrie) rapportent assez pour justifier un gros
loyer, alourdi du loyer supplémentaire d’un an que la pratique du fermage en blé
fait disparaître sur les fermes. Enfin, les vingt ou trente salaires versés par le
château donnent une sécurité : domestiques, mais surtout gardes des bois et des
ventes de bois, qui, avec 300 livres en 1789, atteignent les meilleurs revenus
taillables ; et hommes d’affaires, comptable, secrétaire, une minuscule bourgeoisie de capacités.
Conclure de là sur les catégories sociales serait abusif. Car la connaissance
quantitative de Leschelle porte sur la propriété du sol, et on ignore si, parmi les
professions commerciales et industrielles citées par les registres notariaux,
marchands de fil, de tissus, de peaux, de fromages, de vaches, brasseurs, aubergistes, fabricants de bas, il n’y a pas des familles aisées habitant la paroisse, sans
y posséder de terres. Il y a à Leschelle un notaire, un médecin, peut-être propriétaires ailleurs. Notons pourtant que, malgré l’existence probable de marchandsfabricants, distributeurs du travail des toiles, ni Leschelle ni les paroisses voisines
ne paient le vingtième d’industrie 9.
9. Id., C 283 à 306 : états, par élection, des vingtièmes et des sols par livre additionnels. Sur les biensfonds de Leschelle, l’impôt global diminue de 1762 à 1787, sans doute à cause du recul agricole.
Pour les vingtièmes d’industrie (et de commerce), d’autres foyers les paient en 1762, tels Guise, La
Capelle, Hirson, Origny. En 1780, déclin ou concentration, Guise reste seul.
109
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
On peut tout de même conclure à une société dualiste, et la dualité est
aussi relationnelle. Si d’Hervilly possède la quasi-totalité des bois de Leschelle
dès 1756, il laisse au village 77,7 % des terres de culture et autant, 77 %, des
prés de fauche et pâtures non fauchées. À une certaine spécialisation de la
propriété noble correspond surtout la nécessité vitale des labours, pour une agriculture vivrière qui privilégie les céréales dans un pays de climat humide et de
sols argileux. Les prés représentent, en 1756, environ le tiers des labours, mais
ils se cantonnent dans les fonds impropres aux cultures. Les petits exploitants
donnent évidemment priorité à l’alimentation humaine, mais si, en 1761, le blé
est prépondérant, les céréales secondaires, seigle, avoine, orge, pamelle ou orge
de printemps, épeautre, le dépassent en quantités produites. Les fourrages et
les légumes sont rustiques : « bizaille », sorte de pois chiche à grosse peau,
« dravière », mélange d’avoine et de légumineuses, « favelottes » ou féverolles,
très peu de pois et de lentilles. À cette agriculture peu évoluée, le grand propriétaire doit aide et exemples. Dans son mémoire à l’intendant, il dit pratiquer le
drainage, le marnage, le chaulage, des assolements temporaires sur les prés,
avoir introduit le trèfle et la luzerne et distribué des semences. La Société d’agriculture, elle, espère beaucoup d’un nouvel engrais, les « cendres noires » ou
cendres pyriteuses.
Ce goût expérimental ne traduit pas seulement la mode agronomique des
Lumières. La responsabilité économique du seul grand propriétaire est engagée
par l’insuffisance globale des cultures. Mais ce ne sont pas les labours du marquis
qui les réduisent, puisqu’ils sont affermés. Ce sont ses bois, qui occupent près de
40 % du terroir, et de bonnes terres à blé. Voici la distribution de 1756, toutes
propriétés confondues 10 :
ha.
a.
c.
%
Maisons et leurs clos
23
81
3
2,9
Jardins
15
73
19
1,9
Labours
340
65
84
41,9
Prés et pâtures
107
10
35
13,1
Bois
316
5
81
38,8
9
42
24
1,1
812
78
46
99,7
Château et moulin banal
Total
10. Une distribution proche, sous la Révolution, de celle des cantons du nord du district de Vervins,
et en particulier du canton du Nouvion : Denise Depernet, « Le district de Vervins (1792-1793),
problème de subsistances », Mémoires de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’archéologie de
l’Aisne, t. XXII, 1977, p. 141-164.
110
Suzanne Fiette
DISTRIBUTION DES PROPRIÉTÉS (1756)
Maisons et leurs clos
Jardins
Labours
Prés et pâtures
Bois
Château et moulin banal
Il y a, certes, rivalité économique entre les deux types de propriétés, d’autant que d’Hervilly, planteur passionné, convertit en bois ses achats de parcelles. Mais il y a aussi solidarité. Les bois créent des activités : bûcheronnage,
sciage, saboterie, boissellerie. Ils donnent aux journaliers le seul moyen de ne
pas chômer l’hiver, et l’inquiétude est commune lorsque la boue des chemins
empêche les marchands d’emporter les troncs vendus. La distribution constante
des charités comporte, avec le blé, du bois de chauffage. Dès la Révolution, sans
doute, l’emporte l’aspect conflictuel des relations, avec dix ans de ravages des
forêts, fléau national. Le bouillonnement révolutionnaire explose alors dans
toute la généralité de Soissons, mais aucune région n’est aussi pauvre et aussi
révoltée que la Thiérache. À Leschelle, le dualisme de la propriété et de la
société charge les d’Hervilly d’une responsabilité qui déborde largement la
philanthropie institutionnalisée de leurs fondations, écoles gratuites et rentes de
charité. Cependant la protection qu’ils assument témoigne aussi d’un sentiment
d’insécurité qui les oblige à bien connaître la société villageoise. Par ailleurs, le
grand domaine fournit des outils économiques à partir desquels pourra s’esquisser, de la Révolution à la Restauration, avec le soutien des activités
marchandes, l’ascension sociale de quelques-uns, associée au désir d’émancipation politique.
Expansion et concentration relative en Thiérache : le bon choix
Le marquis d’Hervilly se défait à regret de ses domaines dispersés, mais
par achats, ventes, échanges, il grossit surtout ses biens de Thiérache, doublés
depuis le milieu du XVIIIe siècle, en privilégiant les bois comme mode d’exploitation : en 1782, sur 1 120 ha, son domaine de Thiérache offre déjà 692 ha de bois.
Le produit des bois montre une croissance remarquable, et surtout celui des bois
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
111
de Leschelle, parfaitement entretenus : de 70,3 % du revenu leschellois en 1755
à 77,4 % en 1782. Pour les labours, les fermages se stabilisent à un niveau
modéré, mais, payés de plus en plus en blé, ils profitent de la hausse de ses prix.
Séparés des fermages globaux, les prés et pâtures sont loués en argent, sans doute
à une paysannerie moyenne, les pauvres ne pouvant que mener leurs bêtes sur la
vaine pâture, les chemins, les fossés. Au moment de la Révolution néanmoins,
l’appauvrissement multiplie sur les prés du marquis, de plus en plus affermés, les
petits locataires. Il y a même, en 1792, un fermage collectif, « les habitants
d’Ohy ». La démultiplication des fermages amortit et fortifie à la fois la hausse
de leur revenu. Augmentent aussi les loyers et les charges des meuniers, avec la
compensation de baux plus longs. S’y ajoute enfin la croissance des droits
seigneuriaux, grâce à une perception plus directe, et parce que les censives,
surtout versées en nature, augmentent avec les prix du blé, de l’avoine, des
chapons – jusqu’à l’effondrement de 1792.
La Thiérache donc, d’économie céréalière mal adaptée à ses sols et à son
climat, et en pleine décadence agricole, offre à la rente foncière un courant ascensionnel plus rapide que, par exemple, sur les anciens domaines d’Hervilly du
Marlois et du Santerre, où de gros fermiers résistaient à la hausse des loyers. Elle
est capable, en offrant un marché au bois et au blé des fermages, de créer, une
pression concurrentielle propice à l’essor du revenu : on peut s’y enrichir sur la
pauvreté. Mais aussi, la paysannerie s’y s’inscrit dans un cadre ouvert, semiindustrialisé, et notre lacune principale est de ne pouvoir mesurer la part des
richesses non agricoles qui va aux propriétaires en tant que fournisseurs de terres,
de travail, de nourriture.
L’œuvre et le témoignage de la comtesse d’Hervilly
Quand en 1799, avec ses filles Julienne et Thaïs, la comtesse d’Hervilly
rejoint son beau-père à Leschelle, la situation est navrante : les bois à l’abandon,
les fermages mal payés, les jardins saccagés, le château démeublé, ses tableaux
brûlés dans une fête nationale, des réquisitions faites pour l’hôpital militaire de
Guise, les archives emportées à Vervins. « Ce beau et superbe château, écrit-elle,
est tout dégradé, les murs, les revêtissements des fossés, les jalousies, tout
tombe, tout annonce la ruine. On nous a logées dans les entresols de mon appartement, la poussière des Autrichiens y était encore. » Un général français a aussi
occupé le château: « Vins, meubles, bibliothèque, tout a passé par ses mains et y
est resté. »
Fin 1799, par bail sous seing privé, Mme d’Hervilly devient « fermière
générale », gestionnaire des biens subsistants : Aisne (le groupe thiérachien et
Dury) et Ardennes (le bois de « la Loge Rosette »). Ses filles, héritières de leur
grand-père, lui renouvelleront cette délégation en 1813 et resteront en indivis
jusqu’à sa mort. Elle hérite d’un énorme passif, puis, après la mort du marquis en
1803, s’ajouteront les revendications égalitaires des neveux et nièces de son mari,
et ses propres problèmes, financiers, juridiques, politiques : ayant racheté, à
112
Suzanne Fiette
Balleroy-en-Calvados, les biens de son père guillotiné, elle les partage, en en
assumant le passif, avec son frère et sa sœur, ex-émigrés. Ce qui lui vaut la haine
et les procès de son frère, fort de son ancien droit masculin.
On ne peut s’attarder sur les angoisses, les espoirs, les efforts que montrent, au cours des trente ans de sa gestion, les 3 000 lettres de cette personnalité
remarquable, pieuse et tolérante, lucide et généreuse, courageuse et pleine d’humour. Elle nous intéresse ici, d’abord, par ses allusions à la conjoncture.
La disette de 1802-1803 mutiplie les arriérés de fermages et ranime la
violence (le moulin de Leschelle est incendié), mais rend, heureusement pour
elle, le blé momentanément fort cher. Puis son prix perd de son intérêt devant
celui des bois, en hausse rapide et qui fait dépasser à la rente foncière son niveau
des années 1780. Optimiste, Mme d’Hervilly reprend les achats parcellaires du
marquis, restaure le château, le parc, les fermes, les moulins, et s’attache sensiblement au pays.
Mais en 1810, l’accord avec les cohéritiers de ses filles est coûteux, et la
mise en vente de quelques biens un échec, les amateurs craignant les hypothèques
générales. Puis vient la période tragique, avec la crise alimentaire de 1811-1812
et la guerre qui rend l’argent cher, quand il lui faut toujours recourir à des
emprunts à court terme. Mais la guerre, c’est aussi l’invasion. Mme d’Hervilly
décrit l’occupation de Leschelle, prussienne et russe, en 1815, un récit à la fois
indigné et ironique : le désordre des armées alliées, leurs états-majors alourdis de
femmes, enfants, médecins, domestiques, qu’elle doit nourrir et loger, et un faux
commandant qui prétend la protéger et devient son « vampire » ; les énormes
contributions en nature et, à défaut, en argent, exigées de Leschelle, donc d’ellemême, car le maire, un coq de village enrichi, lui est hostile, et le sous-préfet
soumis à l’occupant. Elle doit réparer et remeubler le château, aider ses fermiers
et les pauvres, plus pauvres que jamais, quand gelées et pluies rendent terrible la
crise agricole de 1816-1817, et qu’elle désespère de pouvoir nourrir « tant d’affamés ». En 1816, la Restauration, loin d’être favorable à la veuve du commandant de Quiberon, lui impose un gros supplément pour Dury, racheté par son
beau-père à un prix modique. La sortie du tunnel ne se fera que par le sacrifice
d’une part de ses biens de Balleroy, puis grâce à la loi de 1825 indemnisant les
émigrés. Après sa mort, le domaine thiérachien, réduit mais consolidé, est
partagé, en 1831, entre ses filles, les comtesses Julienne de Caffarelli et Thaïs
d’Hervilly-Canisy, la première recevant, avec Dury et le bois ardennais, le
château et le cœur du patrimoine.
Une question importante concerne l’évolution herbagère de cette part de la
Thiérache, donc aussi celle des structures sociales. Mme de Caffarelli fait de sa
mère, par ses origines normandes, un précurseur de la conversion à l’élevage. Or
il est trop tôt pour la Thiérache, qui reste céréalière : seule la réserve du château
n’a que des prés et des pâtures, mais c’était déjà le cas en 1782. Pourtant, si l’inventaire de 1831 ne montre sur le domaine que stabilité herbagère depuis
l’an VII, il précise que les prés du château, entourés de haies vives ou de saules,
chênes et merisiers, sont « plantés de jeunes pommiers » et d’autres arbres fruitiers. Ce sont ces « prairies closes » à la normande dont parle Mme de Caffarelli,
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
113
et dont les fruits, essentiels à l’autoconsommation, rapportent aussi à la vente à la
fin de la Restauration.
Sans doute y a-t-il eu concurrence entre les bois et les prés. Sur l’ensemble des biens d’Hervilly, 1 000 ha de bois représentaient les deux tiers des surfaces au début de la Révolution. Ils en dépassent les trois quarts en 1831, avec 1 193
ha sur 1 554, pour 288 de labours et 62 d’herbages.
En effet, la forte hausse des valeurs foncières a profité surtout aux bois, et
les plus favorisés sont, comme toujours, les bois de Leschelle : ils valent maintenant le double des terres de culture et d’élevage, même si, de ce fait, le rapport
revenu/capital est réduit. À Leschelle pourtant, et seulement à Leschelle, les 41 ha
de la Basse-Cour, ferme mixte, et surtout la réserve du château, grâce à leurs plantations, donnent aux herbages 2 018 fcs de capital, contre 987 pour les labours. Il
y a là un stimulant à l’évolution, mais qui ne peut changer rapidement les habitudes paysannes.
L’évolution de l’héritage foncier entre 1831 et 1879 : option herbagère,
problèmes d’une phase de transition, exploitation semi-directe
Mme de Caffarelli achève le repli sur la Thiérache, en vendant Dury et le
bois ardennais. Elle accroît parallèlement son lot thiérachien, et par sa politique
d’achats, d’échanges, de remembrements, conjugue le choix forestier, soutenu
par son mari, et la conversion délibérée des terres de culture en pâtures. Dans l’inventaire de sa succession en 1855, la proportion des terres d’élevage, sur
Leschelle, s’inversera exactement : un quart de prés et pâtures en 1831, trois
quarts en 1855. À La Vaqueresse, en revanche, et sur les mêmes types de sols, la
propriété demeure à prédominance agricole, peut-être en raison d’un progrès plus
rapide des rendements du blé, ou d’une plus forte pression démographique et
alimentaire : selon la monographie communale de 1884, la population y croît en
effet jusqu’à 1846. Mais même ensuite, l’économie y reste mixte11.
Assurément, les regroupements et remembrements, créant de grandes
pièces, facilitent le pâturage de vastes troupeaux et aident à la montée des prix
sur les terres en herbe. Mais la règle souffre des exceptions, et surtout, il y a
distorsion entre la montée du revenu et la valeur vénale des biens. Ainsi, un
inventaire des fermes, assez pessimiste, influencé probablement par la crise de
1828-1830, n’évalue en 1831 le rendement du capital qu’à 3 %. Comme en 1789,
le loyer des labours, toujours payé en blé et pour une faible part, en paille, varie
avec les prix. Mais en 1831, il est à peu près égal (4,32 jallois, 2,35 hectolitres à
l’hectare) au barême de 1782. On peut supposer pourtant, depuis l’Ancien
Régime, un certain progrès de l’agriculture locale – marnage, chaulage, recul des
jachères –, conforme à l’évolution nationale, mais dont les propriétaires ne prennent pas leur part. Loués en argent, les prés et pâtures de Leschelle rapportent
11. Arch. dép. Aisne, monographies communales, 1884-1888 : La Vaqueresse.
114
Suzanne Fiette
même moins qu’en 1789. Dans cette phase de transition, l’inertie relative des
fermages (des baux de 9, 12, 18 ans), le caractère à peine complémentaire de
l’élevage dans l’économie paysanne, freinent la valorisation, et illustrent le décalage entre un revenu peu mobile et un capital en ascension certaine quoique
variable : à Leschelle, le revenu des labours et des prés affermés est égal, alors
que la valeur moyenne des seconds est déjà plus du double de celle des premiers ;
à La Vaqueresse, prés et pâtures rapportent davantage, pour un capital encore très
inférieur.
En 1831, après le départ d’un fermier insolvable, la Basse-Cour est
relouée, normalement pour 18 ans. Son revenu devrait augmenter, grâce à la
hausse temporaire du blé de 1835 à 184712. Mais on ne peut rien conclure des
prix, locaux ou nationaux : en 1855, il n’y a plus, depuis 1848 sans doute, de
ferme de la Basse-Cour, et les deux fermes de La Vaqueresse ont disparu aussi.
Le fractionnement des locations, la multiplication des petits preneurs (une
quarantaine en 1855, pour 12 en 1831), répètent l’évolution des années 1780.
Certes, de 1831 à 1855, la rente foncière s’élève, au moins à partir de 1845, grâce,
peut-être, au maintien relatif des prix du bétail en face de l’irrégularité de ceux
du blé. Mais la croissance est d’abord inégale, freinée dans ses valeurs nominales et surtout son montant réel par les crises cycliques. On ne sait rien de la dure
période 1847-1851, mais elle doit ressembler à celle de 1830-1835, quand les
propriétaires se heurtent à l’insolvabilité typique de l’agriculture céréalière. La
conversion à l’élevage devrait s’en accélérer, d’autant que, après l’ancienne rigidité des unités préconstituées, en 1855 la quarantaine de locataires, souvent associés, louent séparément maisons et terres, dans une extrême dispersion. Mais
l’embocagement, fait dans la région aux frais des preneurs, n’est pas sans douleur.
Quant aux moulins, leurs faillites soulignent le recul du blé.
En 1855 pourtant, la période de prospérité a commencé, mais on en ignore
localement la date et les causes 13. En outre, la croissance du revenu porte à
présent sur les labours. Ou bien elle reflète automatiquement le relèvement des
prix du blé après 1851, accentué par les mauvaises récoltes qui, en 1853-1854,
frappent durement l’arrondissement de Vervins. Ou bien, des baux plus brefs ou
plus souples ont permis de réévaluer les fermages, mais, en 1855, les revenus ne
sont connus qu’en argent, non en quantités de blé. En tout cas, la hausse reste
d’abord en partie nominale, car il y a en 1854 trois ans d’arriérés de paiement. Et
au début du Second Empire, la rente foncière perd à nouveau du terrain derrière
la plus-value du capital.
12. Georges Duby et A. Wallon, Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, t. III, p. 113-115 :
la phase de baisse de la Restauration prolongée jusqu’au prix minimum de 1834-1835 ; la remontée,
culminant lors de la pénurie de 1847 puis l’effondrement de 1851 ; de 1817 à 1851, une chute
moyenne de 40,1 %.
13. Dans le Pas-de-Calais par exemple, la rente foncière s’élève dès 1844. Mais l’argument souvent
invoqué des effets bénéfiques de la betterave ne vaut pas pour l’arrondissement de Vervins, qui ne la
cultive que sur 1 215 ha en 1865, pour 25 390 dans l’ensemble de l’Aisne, selon l’Enquête agricole
de 1867.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
115
L’état de la succession, en 1855, montre la croissance, depuis 1831, du
faire-valoir direct, et c’est seulement sur les 16 ha de prés et pâtures non affermés
que le revenu dépasse les 3 % du capital. Ajoutons que, affermés ou non, on a
joint aux surfaces en herbe les « vergers », qui sont les meilleures des pâtures
plantées, grâce à la qualité des arbres fruitiers.
Dans le partage de 1855 avec ses sœurs, le lot de l’héritier du nom est
immobilier : la propriété du château, des terres et des bois de Leschelle reste le
fondement de la position sociale des Caffarelli, de leurs obligations charitables et
scolaires en même temps que de l’exercice de la notabilité, nationale, départementale, municipale. Autre intérêt : la part d’Eugène de Caffarelli ne comprend
aucune terre de culture. Jusqu’au partage de 1879 entre ses propres héritiers, la
croissance du capital se perpétue, mais la montée du revenu témoigne davantage
de la période faste, grâce surtout aux fermages qui rejoignent à présent les profits
du faire-valoir direct ; et à des baux tardifs, en majorité postérieurs à 1873,
plaçant donc la croissance terminale dans la dernière décennie de « l’âge d’or »,
et la stabilisant jusqu’à la grande crise générale des années 1880. Mais ensuite,
on ne sait plus rien...
De 1855 à 1878, la correspondance de deux régisseurs successifs assure
une continuité à la connaissance. Le premier, notable communal, chargé, par un
propriétaire à demi-parisien, de toute la gestion et des charités, organise le travail
des journaliers et les occupe au maximum. Ses commentaires soulignent l’importance financière et psychologique prise par les dix hectares de la réserve,
exploités avec l’ex-ferme de la Basse-Cour. Certes, il peut paraître abusif de
considérer comme unité indépendante cette faible partie du domaine, où le travail
de domestiques et d’ouvriers, passant des pâtures aux jardins, au parc, aux bois,
est dirigé par d’autres salariés. Mais son autonomie relative au sein de la rente
foncière – elle fournit l’autoconsommation du château, ses propres frais, ses
impôts, dégage des bénéfices de ses ventes –, en fait une petite exploitation très
viable. Sa vocation herbagère s’associe maintenant à des cultures complémentaires, par une location sur les labours passés à l’une des sœurs du comte Eugène,
renforçant ainsi sa spécificité au sein du domaine et menant à la comparer aux
modes locaux de mise en valeur. Comparaison qui ne peut s’appuyer que sur la
monographie communale de 1884 14, en la nuançant : l’exigence d’autosuffisance
et de rendement, le contrôle permanent, même de loin, du propriétaire sur la
gestion, font du château une exploitation domestico-ouvrière, d’esprit économe à
la façon villageoise, mais aristocratiquement généreuse par l’emploi volontairement continu des journaliers et le partage des surplus en nature avec les pauvres.
Faute du travail familial non rémunéré qui caractérise la ferme paysanne, et en
raison des luxes nécessaires (les chevaux de selle par exemple), les charges sont
lourdes, mais elles sont compensées par la minutie et l’intensivité des travaux, la
qualité des pâtures plantées, l’emploi des engrais, la multiplicité des produits. Les
journaliers, en période creuse, sont occupés aux plantations, au fagotage, au
14. Arch. dép. Aisne, monographies communales : Leschelle.
116
Suzanne Fiette
curage des fossés, à l’entretien des chemins, du parc, des murs, des ponts, voire
du presbytère et de l’école : le travail est devenu le principal investissement. La
ferme du château incarne ainsi une nouvelle forme de paternalisme, en même
temps qu’un exemple pour l’herbager ordinaire qui, selon la monographie,
produit de l’herbe et du foin, peu de carottes et de betteraves, et doit acheter paille
et fourrages.
On doit reconnaître, par ailleurs, dans le type économique de la BasseCour un aboutissement, non une révolution, un choix herbager commencé avant
1855. Mais, pour juger de son antériorité régionale, il faut comparer l’évolution
à celle de son cadre géographique, et embrasser une perspective quasi séculaire.
Car la Thiérache manque d’une chronologie et surtout d’une cartographie de
l’embocagement. Le seul moyen d’approche, la revue des études du début du
XIXe siècle et d’autres plus récentes, montre des contradictions sur les formes et
les étapes de l’évolution. Si la concordance s’affirme davantage à partir du
Second Empire et surtout de 1880, quand le mouvement est devenu spectaculaire, les auteurs s’opposent encore sur le vocabulaire employé pour les surfaces
en herbe. À Leschelle, le cadastre de 1838-1843 est précieux mais précoce. Il
faut attendre 1884, et même l’enquête de 1892 pour vérifier la nouvelle distribution des modes d’exploitation, mais l’accord n’y est pas total avec la monographie de 1884.
La Thiérache : des évolutions successives
Leschelle: un achèvement tardif
L’Enquête agricole départementale de 1867 constate la croissance,
« depuis trente ans », des prairies naturelles et artificielles, mais l’arrondissement
de Vervins ne leur donne encore que 30 % de sa surface. Catrin parle en 1871 des
grands progrès accomplis par le canton du Nouvion « depuis 70 ans » 15, mais en
1875, au comice agricole, le duc d’Aumale, grand propriétaire en Thiérache, ne
les date que de « 27 ans ».
En 1792, selon D. Depernet, dans les cantons du nord comme celui du
Nouvion, les problèmes de subsistances réduisaient la proportion laboursherbages à trois quarts/un quart, ou deux tiers/un tiers, sur les 50 % non forestiers du terroir. En 1802, le préfet Dauchy donne encore à l’arrondissement
72,75 % de labours et 5,12 % de prés – en dix ans, la pression démographique
y a-t-elle étendu les cultures ? –, tout en soulignant l’abondance des vaches
laitières... En 1824 au contraire, la statistique de Brayer généralise la conversion des terres en pâtures closes, fumées et plantées de pommiers, pour la
15. Enquête agricole, Aisne, Pas-de-Calais, Nord, Imprimerie impériale, 1867, p. 38 ; L.-H. Catrin,
Études historiques et statistiques sur Le Nouvion-en-Thiérache, son canton et les communes limitrophes, Vervins, Le Nouvion, 1870-1871, p. 43.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
117
démonstration préfectorale, trop optimiste, d’une récente prospérité 16.
Mme d’Hervilly n’eût pas été d’accord.
Sous la monarchie de Juillet, la Thiérache valorise ses herbages par un
élevage d’ovins à laine fine et l’engraissement de bœufs maigres. Mais le comice
agricole de l’arrondissement, fondé en 1842, s’intéresse d’abord à l’amélioration
de la race chevaline et au drainage d’un sol « ingrat, argileux et compact » 17. En
1858, une Statistique agricole du secrétaire du comice de Saint-Quentin, Gomart,
note pour la Thiérache l’engraissement des bœufs et des porcs, et la forte production de fourrages des cantons du nord 18. Généralisation, encore. L’antériorité de
l’élevage à viande sur la spécialisation laitière est certaine, mais en faire une
quasi-exclusivité est excessif : ce serait trop privilégier les souvenirs d’enfance
d’Ernest Lavisse, qui a vu, entre 1848 et 1852, passer au Nouvion les bœufs
maigres de Franche-Comté, puis les bouchers du Nord venus les acheter, et qui
fait des engraisseurs du pays des hommes aisés, à demi-oisifs. Or, cet élevage
extensif, à l’aise dans ses pâtures, cette bourgeoisie qu’il enrichit, n’ont rien de
commun avec le Leschelle du recensement contemporain de 1851. Lavisse luimême nuance le tableau : Leschelle, ce pourrait être le village de sa mère, Oisy,
avec ses pauvres tentés par la délinquance, ses métiers doubles ou triples, son
émigration saisonnière, la parcellisation du finage 19. On a peine à croire à la rapidité de la conversion herbagère, quand une communauté rurale conjugue l’exigence vivrière et le manque de moyens des exploitants.
Enthousiaste de la betterave, l’Enquête agricole de 1867 ne généralise
nullement, d’ailleurs, le progrès aux arrondissements « arriérés » de l’Aisne,
Vervins et Château-Thierry. Le premier reste céréalier, quoique les fourrages s’y
développent. Ses prairies naturelles sont très riches, mais ne couvrent qu’un quart
des surfaces, consacré à un élevage bovin mixte, viande et lait, et à un élevage
ovin en recul – disparu déjà en 1855 chez les Caffarelli.
Quant à Leschelle... En 1871, dit Catrin, c’est l’une des cinq dernières
communes du canton à produire encore des céréales. En 1884, malgré un embocagement accéléré, il reste encore, selon la monographie, 250 ha de labours sur
les 550 du cadastre de 1838-1843. En 1871, les pâtures du canton ne sont généralement pas fauchées et ne donnent pas de regain : ce ne sont donc pas des
« pâtures » au sens précis du mot, mais des prairies naturelles laissées en l’état au
bétail, telles que l’instituteur de 1884 n’en relève plus que 7 ha à Leschelle, pour
s’indigner de leur abandon, ces communaux de Leval n’étant ni engraissés ni
fauchés suffisamment. En revanche et parallèlement, la monographie crée un
16. D. Depernet, art. cit., p. 144-147 ; Dauchy, Statistique du département de l’Aisne, an XI, p. 14 et
25 ; J.-B. L. Brayer, Statistique du département de l’Aisne, Laon, Imprimerie d’e Melleville, 18241825, p. 103.
17. Arch. dép. Aisne, procès-verbaux du conseil général, rapports annuels sur les comices agricoles,
par exemple en 1855.
18. « Statistique agricole sommaire du département de l’Aisne », Recueil publié par la Société
académique de Saint- Quentin, 1850-1864.
19. Ernest Lavisse, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1912, p. 62-67.
118
Suzanne Fiette
stéréotype trop général de l’herbager éclairé qui draîne, irrigue, engraisse ses
terres, les remembre à l’amiable, élève des vaches laitières de qualité.
Ensuite, on n’a plus guère que la réponse leschelloise à l’enquête statistique de 1892 20 : maintien des céréales sur 5,3 % seulement de la surface utile ;
faiblesse des plantes fourragères (2,6 %) ; prédominance des herbages, pour
862 ha et 59, % de la surface « cultivée », et qui donnent maintenant à la
commune une spécialisation fromagère. Parmi les terres couchées en herbe, se
distinguent à nouveau, des 766 hectares de pâtures, plantées ou non, 96 ha de ces
prairies naturelles dont la monographie affirmait la quasi-disparition. Ce sont les
anciens prés des fonds humides, mais la distinction est subtile car ils sont à la fois
fauchés et pâturés.
Le domaine et Leschelle, des cultures aux pâtures ?
Dans les années 1880, le décalage entre le type de la ferme du château et
celui des exploitations paysannes s’est donc progressivement comblé. Il reste à
envisager l’autre extrémité de l’évolution : le grand départ de la conversion herbagère, constaté, en 1855, comme option de Mme de Caffarelli sur ses terres de
Leschelle, et de Leschelle presque uniquement. Initiative isolée ou initiation
locale ? Sur la question de l’influence, la réponse est hypothétique. Mais il y a un
moyen, un seul, d’apprécier la valeur d’anticipation du mouvement : le cadastre
de 1838-1843 21.
1838-1843
DISTRIBUTION DU FINAGE PAR MODES D’EXPLOITATION
Surfaces en hectares, pourcentage du total, nombre de parcelles
Leschellois
Caffarelli
ha
a
c
%
Parcelles ha
a
c
Labours
Près
Pâtures
Pâtures plantées
et vergers
Jardins
Sol des maisons
Bois
328
39
94
60
77
65
40
10
85
53,8
6,5
15,5
736
168
243
113
14
10
9
0 18,5
27 45
8 60
9 70
18,5
2,33
1,65
1,48
Total
609
49
90 99,70
% Parcelles
40
5
48
48
30
92
30
10
40
10,6
1,39
12,9
13
10
20
305
288
292
62
13
3
0
265
43
61
60
56
10
90
55
50
3,53
0,95
0,15
69,9
17
13
9
22
2094
377
92
85
99,4
104
20. (18) L.-H. Catrin, op. cit., p. 42, 47, 80-88 ; Arch. dép. Aisne, arch. com. Leschelle, F 2 : statistiques agricoles ; id. monographie de 1884, enquête de 1892.
21. Arch. com. de Leschelle.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
119
Sur le tableau ci-contre, on a mis à part les habitations du village et des
hameaux, pour leur importance dans la micro-propriété leschelloise. On a associé
à nouveau pâtures plantées et vergers comme réalité populaire indiscutable, mais
ici, selon la suite topographique de l’état des sections et ses appellations interchangeables : ce sont en majorité les clos ou « héritages » des maisons, cours
herbeuses plantées d’arbres fruitiers, intercalées dans la structure lâche d’un habitat à la fois groupé et disjoint. On a omis les propriétés foraines, seulement
complémentaires et dominées par les labours, ainsi que deux oseraies, une pépinière, quelques bâtiments agricoles ou industriels, et les 175 ha de bois hérités en
1831 par Thaïs d’Hervilly.
Bois
Sol des maisons
Jardins
Pâtures plantées
et vergers
Caffarelli
Pâtures
Leschellois
Prés
Labours
0
10
20
30
40
50
60
70
80
En % de la surface totale
Sur le domaine, les labours, affermés, subsistent, mais le petit nombre des
parcelles contraste avec le morcellement des propriétés paysannes, éparpillées de
plus sur toutes les sections : une moyenne de 3,42 ha chez les Caffarelli, de 0,29
chez les Leschellois. Dans leur cas, elle est évidemment amenuisée par le grand
nombre de jardins et d’habitations, encore que la chaumière locale, sorte de
« maison-bloc », abrite sous son toit granges, ateliers, cabarets et boutiques, et
occupe parfois plus d’espace que son jardin, voire qu’une de ses parcelles de
labours, de pâtures et surtout de prés, les plus divisés. D’autre part, la première
caractéristique de la distribution du domaine est l’écrasement des autres modes
d’exploitation par la prépondérance de ses 70 % de bois, 230 ha en quatre grandes pièces, plus 18 bosquets comparables à ceux des villageois. Si on soustrait du
calcul la totalité des bois, les pourcentages deviennent plus parlants : sur le
domaine, 35,33 % de labours, 4,62 % de prés, 42,7 % de pâtures, 11,72 % de
pâtures plantées et de vergers ; chez les habitants, respectivement, 54,57 %,
6,6 %, 15,72 %, et 18,76 % avec les « héritages ».
120
Suzanne Fiette
La moitié des 296 propriétaires du village a moins d’un demi-hectare,
mais ces 149 chefs de ménage occupent 391 parcelles, 18,71 % du parcellaire
pour 3,57 % de la surface. Ils possèdent le quart des habitations, la moitié des
jardins, et avec 5,80 % des vergers, presque autant de ces petits clos domestiques
que de jardins.
Les terres de culture ne les intéressent guère, faute de matériel agricole,
ni les prés, faute d’un élevage suffisant. Ils ne réunissent à eux tous que neuf
minuscules parcelles de labours, sans doute cultivées à la bêche ou retournées
par un cultivateur. Leur économie est alimentaire, en complément d’un autre
métier. Journaliers, artisans, petits marchands, cabaretiers, ce ne sont pas des
« herbagers ».
De 0,50 à 0,99 et de 1 à 1,99 ha, soit 28 puis 33 propriétaires, on voit
successivement, en part du finage, sextupler puis encore tripler les labours, et les
prés doubler deux fois. La croissance des pâtures est moins nette, et maisons et
jardins réduisent fortement leur surface par rapport à la première classe. Mais, sur
les 59 pâtures plantées de ces classes, cinq seulement ne sont pas jointes à une
maison, ce qui montre encore la faiblesse relative des vraies pâtures plantées de
plaine, issues de la conversion des labours, en face des vergers d’agglomération.
Il s’agit toujours de micro-propriété, et des mêmes milieux populaires aux
métiers mixtes.
Les classes suivantes, de 2 à 4,99 et de 5 à 9,99 ha, soit 51 et 23 propriétaires, marquent un équilibre et une transition. Labours, prés, pâtures y sont, en
pourcentage du total, proches du quart, comme l’est la propriété globale de
chaque classe sur les biens des Leschellois. Dans ce mode dominant, s’amorce
de l’une à l’autre de ces classes la prépondérance des labours, laquelle s’affirmera davantage dans les classes les plus élevées. On aborde ici, théoriquement,
la petite et moyenne exploitation agricole. En fait, il y a peu de vrais cultivateurs,
la terre n’étant encore qu’un complément à d’autres activités, et les probabilités
d’affermage croissant avec sa dimension. Parmi les propriétaires, artisans ou
commerçants aisés, on compte aussi un filateur, un arpenteur, un briquetier, le
maître de poste, plusieurs notables de Leschelle, parfois héritiers ou acheteurs de
terres.
Ce n’est qu’avec les dix puis les deux propriétaires des classes les plus
élevées qu’on pensait trouver le type le plus pur de l’agriculture locale. En fait,
de 10 à 19,9 ha, le prestige de la terre est tel que les huit noms connus se distribuent encore entre deux types, quatre cultivateurs et l’élite du commerce et de la
petite industrie. Ce second groupe, plus éclairé, plus aisé, est parfois tenté par les
vraies pâtures plantées. Mais globalement, les 64 % de labours de cette classe
montrent la réticence à l’embocagement, et surtout chez les cultivateurs. Réalité
plus nette encore avec les deux seuls gros fermiers : 22 et 26 ha, 8 % et 7 % de
labours. Sur un terroir parcellisé à l’infini, dominé par la masse des bois, les
besoins alimentaires de la population s’imposent toujours à l’économie villageoise. Et les possessions des Leschellois sur les cadastres voisins sont comparable : seul un enrichi, commerçant et spéculateur foncier, a acheté des herbages à
Esquehéries.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
121
Les pauvres de Leschelle. La pratique d’une « inflexible responsabilité »
Il reste un résidu invisible au cadastre : le groupe de ceux qui n’ont rien.
Or, en 1840, un document, en quelque sorte qualitatif, nous renseigne sur ce
groupe composé de 80 familles environ, sur 1 224 habitants : il s’agit du récit du
Dr Trélat, un ami des Caffarelli, aliéniste parisien, philanthrope, républicain, récit
dans lequel il retrace son action de bénévolat médical à Leschelle : Deux mois en
Picardie, publié la même année par la Revue du Progrès. Il y découvre l’amour
des pauvres pour le souvenir de la comtesse d’Hervilly, morte depuis dix ans, y
décrit son exemple suivi par ses enfants, lui donne une notoriété qui l’eût fort
étonnée.
Depuis le temps de Mme d’Hervilly, une population aussi dense comporte
toujours une masse de besogneux de classement difficile, aux métiers mixtes ou
successifs, voués au travail précoce, au chômage partiel, à l’exode annuel, à pied
vers le sud, pour faire la moisson « en France ». Parmi les assistés du château, il
y a en outre des familles qui ont une maison, un peu de terre, et que frappent le
chômage, la maladie, les mauvaises récoltes. Vulnérable, un quart, un tiers de la
population, mais vulnérable aussi cette agglomération de petits métiers, soumis
souvent au capital marchand.
La survie du village, en effet, comme le disait déjà le marquis d’Hervilly,
tient à son ouverture sur l’extérieur : roulage et commerce des grains, des toiles,
des fils, vers la Belgique ou Paris; distribution des travaux textiles par des
marchands-fabricants, émigration temporaire – et contrebande traditionnelle. Il
s’y ajoute le placement dans les familles, pour une somme modique mais bienvenue, des enfants des hospices de Paris.
Or cette population, déjà frappée en 1840, dit Trélat, par la concurrence
industrielle, habituée aux échanges avec l’extérieur (les Leschellois parlent à peu
près le français), ne connaît pas encore d’exode définitif. Sans doute faut-il voir
à cette stabilité des causes économiques et psychologiques mêlées : la forte solidarité communautaire, le travail fourni par les bois, le soutien social du château.
Entre celui-ci et le village, il y a toujours eu connaissance et familiarité.
Mais ni Mme d’Hervilly ni sa fille aînée ne pensent à décrire l’inconfort, l’insalubrité, la malnutrition, la misère physiologique qui marquent la vie des pauvres.
Trélat au contraire en est horrifié. En lui, le républicain idéaliste, heureux du
« commerce intime » avec le peuple et ses vertus, découvre à Leschelle un monde
authentique, fraternel, égalitaire. « Mais les couleurs où je plonge mon pinceau
sont trempées de larmes... ». Le médecin souffre en effet, et veut offrir « un document sérieux » au moment où l’on tente de réduire les maux sociaux – ce sera, en
1841, la première loi sur le travail des enfants. Il montre les chaumières basses
précédées d’un épais lit de fumier, les grabats fourrés de linge sale, le sol de terre
battue où pourrissent les légumes, la cohabitation avec les animaux, la promiscuité des sexes. La grossièreté pourtant n’est qu’ignorance, et ses conseils d’hygiène sont reçus avec joie. Il voit des nourrices affamer les enfants des hospices,
mais ceux-ci sont souvent aimés et adoptés. L’indigence n’est pas méprisée à
Leschelle, où on honore les vieux travailleurs sans ressources. Les mendiants
122
Suzanne Fiette
trouvent dans les plus pauvres maisons une jatte de petit lait ou du pain. La fête
du village est un temps de fraternité, permettant aux plus démunis de fabriquer ou
de recevoir « le flan de la fête ». Trélat dit aussi son admiration pour quelques
personnalités, des femmes surtout, pleines de force et de bonté. Or, ce « sol plein
de richesse », une « main puissante » l’a remué profondément : celle de Mme
d’Hervilly.
Héritière scrupuleuse, comme ensuite ses descendants, des anciennes
fondations (rentes charitables, école des filles restée seule, depuis la Révolution,
à la charge du château), Mme d’Hervilly a créé sa propre philanthropie. Pour elle,
il s’agit moins de charité que de devoir humanitaire ; moins de gratitude exigée
que d’amour espéré, mais facultatif, sa supériorité d’éducation lui imposant
même de souffrir les rebuffades ; moins de morale que de présence auprès des
malades et des accouchées ; et moins d’une réponse aux demandes que d’une
action sélective, respectant la dignité humaine – bois livré aux vieillards et aux
infirmes, soupes pour les enfants, prêts autant que dons, commande de travaux
simulés, métier donné aux orphelins, reconstruction de chaumières vétustes ou
incendiées, rachat des dettes qui auraient privé une famille de son logis. La religion, certes, est la source de sa bienfaisance, avec ses devoirs de propriétaire.
Mais elle n’imaginerait pas renouveler, par la charité, l’ancienne tutelle seigneuriale. Le modèle décrit par Trélat servira pourtant d’exemple à diverses philosophies socio-politiques pour démontrer, soit la supériorité des hautes classes, soit
leur insertion dans la société moderne, soit la vitalité des valeurs traditionnelles
en face de l’égoïsme bourgeois.
Cette dernière idée apparaît déjà chez Trélat, non sans troubler le démocrate : « Titres nobiliaires, privilèges et distinctions de toute espèce étaient plutôt
un poids qu’une grâce, mais un poids qu’il faut porter sans faiblesse et toujours
avec le sentiment d’une inflexible responsabilité. » Or, quand, en 1842, les
philanthropes de Gérando et Delessert résument le texte de Trélat dans La morale
en action, ou les Bons exemples, ils songent surtout à la moralisation du peuple,
et le titre du chapitre, « Les bienfaits du patronage. Patronage villageois. Mme la
comtesse d’Hervilly », est bien mal choisi, pour le mot de « patronage » 22.
Leschelle en 1851 : une société en miettes
Le premier recensement qui nous possédons est tardif 23, mais proche du
cadastre. Il s’agit du recensement de 1851, effectué avec la volonté nouvelle d’atteindre la pluriactivité. Or, sur les 1 161 habitants de Leschelle, il est un échec
patent. On ne s’y est pas servi, pour l’agriculture, de la grille du dénombrement
(fermiers-propriétaires, fermiers faisant en même temps un autre état, journalierspropriétaires), car il aurait fallu y inclure une majorité de Leschellois, et créer la
22. Paris, G. Kugelmann, 1842.
23. Arch. dép. Aisne, arch. com. Leschelle, F 1, recensements.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
123
catégorie des artisans et commerçants-propriétaires. La liste récapitulative
gomme totalement l’exploitation des bois, sauf pour le métier héréditaire de
scieur de long. Or la masse des journaliers s’emploie, selon la saison, aux travaux
agricoles, forestiers, industriels, et offre, comme l’a montré le cadastre, une
frange de propriétaires parcellaires. Les listes nominatives donnent déjà trop peu
de métiers mixtes, et la récapitulation générale privilégie l’industrie et le
commerce.
Dans l’agriculture, 35 propriétaires-cultivateurs – ou 27 selon la liste
nominative, en 16 exploitations –, et 2 fermiers n’occupent que 11 salariés permanents, mais il y a 228 journaliers, 175 hommes et 53 femmes.
La « grande industrie » compte 198 femmes : ce sont les fileuses au rouet,
dont beaucoup fabriquent le fil à dentelle, spécialité régionale. Mais sont exclus
de ce secteur les 11 tisseurs et 3 tisseuses, qui pourtant vendent leurs pièces de la
même façon, les fileuses à des « marchands-filtiers » locaux, les tisseurs aux
employés itinérants des marchands-fabricants.
En 1838-1843, Leschelle avait trois entreprises : une filature, une briqueterie, une brasserie. En 1851, sur les deux survivantes, le briquetier ne doit
employer que des journaliers, le brasseur est aussi cabaretier. Créés en 1845, trois
ateliers de sparterie n’ont aucun salarié signalé, mais 21 ouvriers tissent et colorent pour eux des brindilles de tremble ou de peuplier. Petite industrie et
commerce multiplient en effet les indépendants et les travailleurs à domicile : 124
hommes, 88 femmes, et seulement 5 salariés.
Les « professions libérales », mal nommées, incluent les propriétaires et
les rentiers : 50 hommes et 64 femmes. Les premiers sont surtout des gens âgés,
avec leurs épouses, et on reconnaît en eux les notables municipaux des années
1820, les principaux propriétaires fonciers du cadastre. Les femmes rentières
forment un groupe plus populaire.
Si on oublie les contradictions des listes, on compte cinq employés municipaux, un officier de santé, une sage-femme, un ancien curé et son successeur; trois
hommes et deux femmes figurent parmi « les enseignants et les artistes », un des
hommes étant l’instituteur des garçons (donc un employé municipal), et les
femmes les « sœurs d’école », salariées des Caffarelli. La domesticité compte huit
hommes et cinq femmes. Or le château en absorbe déjà sept, sans compter ses cinq
gardes-bois, non cités comme tels : il ne reste au village que la servante du vieux
curé. Enfin, cinq hommes et cinq femmes n’ont aucun moyen d’existence, 68
femmes sont sans profession, 251 enfants restent à la charge de leurs parents.
367 hommes et 348 femmes représentent le total considérable de 61,5 %
d’actifs, dont seulement 257 salariés, 35,9 % d’entre eux. Le travail des femmes
et des enfants introduit ici son habituelle incertitude. S’il n’y a que 251 enfants à
charge pour 362 ménages, c’est que filles et garçons travaillent, au moins officiellement, dès 11 ou 12 ans ; est même dite « fileuse » une gamine de 6 ans. En
outre, alors que les professions sont distribuées avec fantaisie aux femmes de
marchands et cultivateurs, tantôt dotées du métier de leur mari, tantôt sans profession, trois femmes de journaliers seulement, une douzaine de femmes d’artisans,
vivent du travail de leur mari.
124
Suzanne Fiette
Au bas de l’échelle sociale domine le couple « journalier-fileuse », suivi de
« journalier-journalière » et de loin par « journalier-couturière ». Les enfants sont
journaliers, fileuses, fabricants de paniers, ouvriers en sparterie, sabotiers. Mais
la pauvreté n’est pas seulement héréditaire. Car les artisans, même ceux qui,
comme les tisseurs, ont un savoir et du matériel, ne peuvent souvent laisser leur
succession qu’à un de leurs fils. Corollairement, l’apprentissage chez un autre
ouvrier qualifié, très recherché, n’est guère possible à leurs cadets. Ainsi, la diversité familiale crée une alternance entre les métiers qualifiés, semi-qualifiés, non
qualifiés, les cadets retombant dans les catégories les moins différenciées.
L’industrie et le commerce offrent quelques fortunes sûres ou probables,
traduites en achats de terres. Mais, par exemple, les patrons de la sparterie sont
de condition modeste : l’un est aussi épicier, un autre fait travailler tous les siens.
Les cabaretiers exercent souvent une double profession. Des deux marchands de
grains, la femme de l’un est cabaretière, la femme et la fille de l’autre sont fileuses, comme un marchand de vaches dont la femme et les filles filent également.
Les plus favorisés du commerce sont ceux qui collectent et exportent la production des petites gens, les marchands de fil et de paniers. L’unique marchand de
paniers, qui a l’avantage du monopole, achète la production de 14 fabricants et
fait vivre ainsi toute sa famille.
Les pauvres dépendent donc plutôt du capital commercial que d’une structure organisée et hiérarchisée du travail. Là réside en outre la différence esssentielle entre les gens des petits métiers et les ouvriers qualifiés, qui, artisans de
clientèle en général, n’ont pas – sauf les tisseurs – à passer par les intermédiaires.
Au sein d’une société inorganisée, émiettée, l’autonomie de leurs activités,
cependant, expose beaucoup d’entre eux à la misère. Plus exploiteurs qu’employeurs, les « riches » probables n’offrent pas non plus le débouché de la domesticité privée, et pas davantage les rentiers du sol ou du commerce. S’il y a à
Leschelle une mince bourgeoisie, elle ne vit pas bourgeoisement.
Leschelle en 1876 : recul de la pauvreté et structuration sociale
Privé du soutien du cadastre, le recensement de 1876 est aussi très fantaisiste. Les listes nominatives, les plus fiables, évoquent néanmoins une profonde
évolution, malgré leur dérobade, toujours, devant la pluriactivité.
Leschelle, avec 977 habitants, a perdu 16 % de sa population de 1851. Ce
déclin, postérieur à 1861, va s’accélérer : 895 habitants en 1881, 788 en 1896, une
courbe proche de celle du département. La réduction du nombre des journaliers
(67 au lieu de 228), et, par là, la montée des salaires (de 1 à 1,50 F par jour), est
déjà un fait brut considérable. Mais l’exode rural n’est pas seul en cause. Le
recensement de 1881 admettra le mouvement, déjà entamé, qui donne à une part
des journaliers, et des autres petits métiers, l’accès à la propriété ou à un affermage parcellaire. Or, les recensements de 1851 et 1876, braqués sur le faire-valoir
direct, ignorant déjà la trentaine de petits locataires des Caffarelli, ne notent que
deux « fermiers », avec, en 1876, 11 cultivateurs et 18 herbagers.
Grande propriété et société rurale en Thiérache de 1754 à 1879
125
Le travail féminin a diminué en 1876. Les actifs ont décru, passant de
61,5 % à 39,4 % de la population. La pauvreté a diminué, au profit surtout des
femmes. Les 53 journalières ne sont plus que 7, et la simple ménagère est un type
nouveau dans ce groupe. Il est vrai qu’en 1851 le couple professionnel majoritaire était « journalier-fileuse », et que les fileuses n’ont plus de raison d’être – il
en reste 8, âgées, dont 5 secourues par le bureau de bienfaisance. Mais les couturières, les tisseuses, les vannières ne les ont pas remplacées. On ne trouve plus
non plus de modestes revendeuses ou cabaretières, jadis fréquent second métier
d’un ménage. Quant aux enfants, on les sait mieux scolarisés.
La petite industrie, le commerce et l’artisanat ont ainsi perdu la plupart des
femmes (42 au lieu de 286 !). Mais il est toujours malaisé de distinguer artisanat
et commerce dans une société dominée par les ateliers-magasins familiaux. Est
mal connue aussi la forme de salariat qui lie des ouvriers à domicile au capital
commercial local, comme dans la vannerie, toujours monopole du même
marchand, et la sparterie qui, il est vrai, décline. Les trois briquetiers, le fabricant
de tuyaux de drainage puisent, certes, leur main-d’œuvre dans une masse indifférenciée, mais où certains peuvent accéder à un échelon supérieur. C’est ce que
montre, sur une population décroissante et malgré un commerce déclinant, la
hausse du nombre des artisans : au lieu des 90 de 1851, on compte 104 petits
patrons ou travailleurs indépendants, avec 7 ouvriers. En outre, les artisans se
reproduisent mieux, sans l’hémorragie qui renvoyait leurs cadets aux emplois non
qualifiés. Moins prolifiques, les familles se structurent en une classe héréditaire.
Les marchands en revanche, vendeurs et revendeurs, sont tombés de 21 à
15, et les cabaretiers de 11 à 5. Ce recul est associé à un déclin social. Le
commerce a perdu son aristocratie, les 5 marchands-filtiers n’emploient plus de
fileuses, et le maître de poste-aubergiste (propriétaire-cultivateur) fut sans doute
remplacé par les voituriers et par le chemin de fer. Le capital commercial dominant n’est plus leschellois. La bourgeoisie marchande de parvenus, laquelle avait
investi dans la terre, ne se renouvelle plus ; il n’en reste que les survivants et les
héritiers.
L’agriculture a évolué aussi. Quelle que soit leur surface, les 31 fermes
sont plus autonomes qu’en 1851. Les 11 familles de cultivateurs vivent strictement de la terre et, en théorie, du seul travail du mari, à deux « cultivatrices »
près. Leurs enfants sont sans profession, et ce groupe emploie 10 valets et servantes logés. Malgré des familles plus modestes et des domestiques moins nombreux
(3 permanents pour 18 exploitations), les herbagers ne font pas non plus travailler
leurs femmes. Une vraie classe agricole se dégage donc des approximations du
recensement.
Aucune des personnes aux revenus réguliers, instituteur et autres employés
municipaux, sœurs d’école, receveur des postes, ne peut offrir de débouché à la
domesticité privée, et les professions libérales ont presque disparu : il n’y a plus
de médecin ni de sage-femme, seulement un comptable. En revanche, les 87
propriétaires et rentiers vivent mieux de leurs revenus, leurs enfants acquièrent un
niveau social plus élevé, et ils emploient une quinzaine de domestiques, logés ou
non. Les 19 propriétaires comptent à présent des retraités encore jeunes. Parmi les
126
Suzanne Fiette
rentiers âgés, quelques noms évoquent les fortunes marchandes-foncières du
cadastre, les hauts contribuables et conseillers municipaux de 1820-1848.
Se dessinent ainsi deux bourgeoisies : l’une agricole, l’autre rentière. La
classe des artisans, quoique dépourvue de structure interne autre que familiale, a
pris des contours plus nets et une place plus moyenne. La domesticité est encore
bien petite, mais neuve, réduisant quelque peu l’anarchique indépendance des
pauvres, reflétant à présent les hiérarchies sociales et un mode de vie qui
commence à s’y ajuster.
Au conseil municipal enfin, le système électif de 1831 avait favorisé l’argent plus que la terre, ou plutôt la fortune marchande appuyée sur la propriété, et
promu un clan fruste et revendicatif, déjà hostile auparavant à Mme d’Hervilly.
De 1852 à 1878, les crises d’antinobilisme ou d’anticléricalisme s’y répètent,
mais, à l’inverse du courant national de démocratisation des mairies, en 18781879 la nouvelle bourgeoisie agricole y accepte la générosité et l’activité du
château, exercées dans l’intérêt communal et toujours avec un légalisme rigoureux. En dépit des idéologies, une fraction de la société rurale, mûrie, aisée,
conservatrice, ne renie pas alors la solidarité séculaire.
Suzanne FIETTE
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
Le mérinos précoce du Soissonnais
L’histoire du mouton dans notre département reste à écrire. Avec le recul
du temps, on peut dire aujourd’hui de cet élevage ovin qu’il fut multiséculaire
et donc traditionnel, professionnel et donc généralement de qualité, porteur
d’un réel profit économique car faisant tourner, sous l’Ancien Régime, les
manufactures lainières de Picardie et de Champagne, qu’il fut abondamment
récompensé aux XIXe et XXe siècles dans les concours internationaux,
et qu’il exporta même ses reproducteurs jusque dans l’hémisphère sud. Il
ne semble pourtant guère avoir intéressé les historiens et chercheurs d’aujourd’hui.
Si la race « mérinos précoce du Soissonnais », objet de la présente étude,
a pu incarner un long moment tout le savoir-faire d’éleveurs de notre département, elle ne se comprend que replacée dans un large contexte historique, agricole, économique et génétique.
Cette enquête a donc exigé la reconstitution d’une vaste mosaïque
insoupçonnée, composée d’archives quasi inexploitées, de contacts avec le
milieu professionnel, de recherches sur le terrain et dans la presse ancienne.
Autant de portes à pousser pour une première approche de cette page d’histoire
régionale.
Les « bêtes à laine », une longue tradition picarde
Si l’agneau et le mouton font partie de notre patrimoine culturel régional,
c’est qu’ils sont attestés depuis le haut Moyen Âge sur notre sol, tant comme
héritage spirituel (référence aux pasteurs de l’Ancien Testament comme au
Christ lui-même), que comme facteur économique spécifique : pendant plus de
cinq cents ans, le roi de France reçoit de la ville de Beauvais un mouton en guise
d’étrennes, tandis que l’agnel et le mouton désignent deux monnaies d’or médiévales.
Première production du nord de la France, la laine alimente à travers les
siècles les manufactures d’Amiens, Abbeville, Beauvais, comme les ateliers de
tissage de Reims ou la foire aux laines de Saint-Quentin.
Depuis le XIIe siècle, les fermes d’abbayes pratiquent et développent l’élevage ovin qui leur fournit une laine de fort rapport, même si la qualité en est
probablement commune. Les ravins du plateau soissonnais se prêtent à offrir aux
troupeaux de quoi pâturer à peu de frais, ce que confirment certains vestiges de
128
Alain Arnaud
bergeries anciennes dans les fermes cisterciennes de la Grange à Longpont 1, de
Vaubéron à Mortefontaine 2 ou de Montremboeuf à Vierzy 3.
Dans chaque exploitation, ce sont, dès cette époque, plusieurs centaines de
têtes qui se nourrissent, sauf en hiver, à travers les terres pauvres ou non cultivées : jachères, savarts, éteules, chaumes d’après récolte, « refus », selon le principe de la vaine pâture, tel qu’il est admis au nord du royaume. Elles y déposent
en échange l’amendement naturel – le meilleur connu pendant longtemps –, qui
servira à améliorer les productions de l’année suivante.
Jehan de Brie, pâtre du XIVe siècle aux confins de l’Aisne et de la Seine-etMarne, devenu conseiller de Charles V, explique en son recueil Le Bon Berger
combien « le métier de la garde des brebis est très honorable et de grande
dignité », et cela en tous lieux et en toutes saisons.
Certes, malgré la surveillance du berger, les cultures travaillées sont menacées par ce bétail errant de sorte que des propriétaires fonciers restreignent, par
défrichage et essartage, par réglementation locale ou même par voie de justice,
les surfaces autorisées à cette sorte de transhumance. Georges Duby rappelle, à
l’aide de plusieurs exemples, que bien des conflits locaux naîtront à partir du XVIe
siècle de la difficulté de respecter la portion congrue du petit paysan, dont les
quelques moutons sont nécessaires à la survie 4. Même si, à en croire Sully, le
« pâturage » est alors l’une des deux mamelles de la France…
Sous le roi-soleil, le mérinos espagnol, dont la laine particulièrement fine
fait depuis longtemps la réputation incontestée des troupeaux castillans, retient
l’attention de Colbert, qui, en complément de sa politique en faveur des manufactures, tente d’acheter quelques spécimens pour les acclimater dans le Roussillon. L’entreprise se solde par un échec, mais elle manifeste à tout le royaume
que la « bête à laine » est en fait un enjeu économique national.
C’est sans doute pour cette raison qu’à la même époque, le mouton figure
à plusieurs reprises dans les fables de Jean de La Fontaine, où il incarne, tantôt le
prédateur des cultures 5, tantôt la victime des grands 6. « Le loup et l’agneau » en
constitue un autre exemple bien connu.
1. Marie-José Salmon, L’architecture des fermes du Soissonnais, Fondation Jean Palou, 1971, p. 56.
2. Henry Luguet, Villages et fermes du Valois, Soissons, 1931, p. 108.
3. Ardouin-Dumazet, Voyage en Valois, 1905, p. 49.
4. Georges Duby et Armand Wallon, Histoire de la France rurale, Paris, 1977, t. II, p. 115-118, 241 243.
5. « Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l’excès des prodigues moissons :
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et tout broutèrent… » (Rien de trop)
6. « …Sur l’animal bêlant, à ces mots, il s’abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu’un fromage ; outre que sa toison
Était d’une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème,
Elle empêtra si bien les serres du corbeau
Que le pauvre animal ne put faire retraite… » (Le Corbeau voulant imiter l’aigle)
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
129
Il faut ici constater que, loin d’être soumis à un savoir-faire éprouvé ou à une
technique professionnelle, l’élevage ovin dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles
semble encadré sans grande rigueur. Il est même peu soucieux de l’état sanitaire ou
de la protection des troupeaux 7. La règle presque commune, si l’on en croit divers
textes de l’époque, semble se résumer à des bergeries malpropres et non aérées, où
l’animal transpire et manque de litière autant que de fourrage, tandis qu’à l’extérieur, il reste exposé à la canicule, à la sécheresse, aux loups, parfois aux armées en
campagne, toujours aux diverses maladies infectieuses que l’on ne sait encore ni
identifier ni traiter : la morve, le piétin, le charbon, le claveau… Ce n’est que vers
1760 que l’on commence à parler de médecine vétérinaire. Quant à la fonction de
berger, elle constitue une vraie spécialité à haute responsabilité et peut se transmettre dans des dynasties familiales comme dans des traditions communales 8.
Parallèlement à cette évolution, les progrès de l’agriculture, l’assolement,
l’extension des cultures fourragères tendent à faire reculer les surfaces alimentaires de ce bétail peu exigeant (moutons et chèvres), que l’on a chassé depuis peu
des jeunes forêts et des chemins communaux.
Le mouton soissonnais avant la Révolution
Parmi les grands témoins de cette situation, l’un appartient à notre région :
l’abbé Claude Carlier (1725-1787), un religieux érudit du Valois, tourné vers
l’histoire et l’économie rurale, en particulier vers le mouton et la laine, à quoi il
consacre plusieurs ouvrages et études 9. Avocat de la qualité des toisons comme
du maintien de la race locale, il explique dans son œuvre maîtresse : « Le mouton
de Valois était autrefois distingué des autres par la nature de sa laine… Cette belle
race est présentement abâtardie et les laboureurs ne prennent plus de moutons
depuis bien des années que pour le fumier, le parc et la boucherie ; on n’en trouve
presque point qui s’attachent à la beauté des laines » 10. Précision utile : le mouton
commun n’a encore qu’une médiocre saveur gustative, mais notre région, proche
de la capitale, commence à lui trouver un débouché saisonnier auprès des citadins, attachés à la tradition de l’agneau de Pâques engraissé à la campagne.
Correspondant régulier du ministre Turgot, Carlier est couronné à
plusieurs reprises pour ses rapports par l’Académie des inscriptions et belleslettres ainsi que par les académies d’Amiens et de Soissons.
7. Jean-Marc Moriceau, L’élevage sous l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 1999, p. 77-84 ;
Terres mouvantes. Les campagnes françaises du féodalisme à la mondialisation. 1150-1850, Paris,
2002, p. 246-249.
8. Les registres d’état-civil de la commune de Dampleux, près de Villers-Cotterêts, comportant les
professions de chaque habitant, un simple pointage fait apparaître 3 bergers vers 1700, puis 7 vers
1720, 13 vers 1740, à nouveau 7 vers 1760 (pour 240 habitants), 9 vers 1780. Trop nombreux pour
ce seul village, ils se louaient donc dans les fermes environnantes.
9. Mémoires sur les laines (1755) ; Considérations sur les moyens de rétablir en France les bonnes
espèces de bêtes à laine (1762) ; Traité des bêtes à laine (1770).
10. Claude Carlier, Histoire du duché de Valois, Compiègne, 1764, t. III, p. 328.
130
Alain Arnaud
Fig 13. Arrêt du conseil d’État concernant le marquage des moutons.
Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 94. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
131
Vers la même époque, un arrêt du Conseil du roi en date du 7 septembre
1761 a ordonné l’établissement d’une Société d’agriculture dans la généralité de
Soissons, qui « fera son unique occupation de l’agriculture et de tout ce qui y a
rapport, sans qu’elle puisse prendre connaissance d’aucune autre matière ». Cette
assemblée va donc, certes, tenir quelques séances, alternativement à Soissons et
à Laon, mais… aucun agriculteur n’y participe avant 1786 ! Aujourd’hui, la
consultation de ses archives nous apprend, par exemple, qu’elle reçoit connaissance du traité de M. Parmentier « sur les usages des pommes de terre, de la
patate et du topinambour », mais on n’y trouve aucune allusion aux difficultés de
l’élevage dans cette région 11. Belle occasion manquée pour le redressement de
cette discipline !
Si le genre pastoral est alors à la mode, en littérature comme à la Cour
– comme en témoignent, par exemple, la Bergerie de Marie-Antoinette à Trianon
ou la mélodie Il pleut, bergère…, composée en 1782 par Fabre d’Églantine –,
l’heure n’est cependant pas très favorable au développement de l’élevage ovin,
qui dépérit inéluctablement dans le Soissonnais, faute d’éleveurs attentifs et
qualifiés.
Par ailleurs, le manque de soins apporté aux toisons et aux laines, déjà
signalé par Carlier, est confirmé en 1779 par un arrêt du Conseil d’État, « qui
ordonne qu’à l’avenir les laboureurs et marchands de moutons et brebis de l’Ile
de France, Soissonnais, Picardie, Normandie et autres, marqueront leurs moutons
et brebis avec de la sanguine ou autre matière qui ne puisse être nuisible aux
laines, et défend de les marquer avec du terque, de la poix ou autre composition
capable d’altérer la qualité des laines » 12. Certes, les Soissonnais ne sont pas seuls
fautifs, mais le fait qu’un tel rappel à l’ordre ait dû être édicté au sommet de l’État
en dit long sur l’ampleur de cette négligence comme sur le prix qu’on attache en
haut lieu à la qualité des laines françaises, souvent vendues à l’étranger.
Quelques années plus tard, un rapport de M. La Bourdonnais de Blossac,
intendant de Soissons, envoyé en 1787 à la direction générale des Finances à
Paris, traduit à son tour un certain laisser-aller dans toute la généralité, tant parmi
les producteurs que parmi les commerçants en laines et textiles 13.
Ce texte, qui passe en revue les sept élections de la généralité, est d’une
grande sévérité pour le Soissonnais, dont le territoire « est presque sans activité.
Cette Election qui devrait en réunir le plus est au contraire celle où il s’en trouve
le moins. On ne connaît à Soissons aucun genre d’industrie ; le seul établissement
qu’il y ait est le Dépôt de Mendicité, où sont retenus tous les mendiants et vagabonds de l’un et l’autre sexe… ». Il est pourtant reconnu que « les laines du Soissonnais ont de la réputation ; leur hauteur les rend propres à être peignées pour
11. Rouit et Matton, La Société d’agriculture de la généralité de Soissons, Laon, 1856, 57 p.
12. Arrêt du Conseil d’État du Roi sur le marquage des laines, 29 avril 1779, 3 p. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 94.
13. Mémoire sur les Manufactures, l’Industrie et le Commerce de la Généralité de Soissons, en date
du 22 février 1787, Bulletin de la Société archéologique et historique de Soissons, t. XVIII, 3e série,
1911, p. 232-248.
132
Alain Arnaud
Fig. 14. Le mérinos à plis de Rambouillet en 1786. Bergerie nationale de Rambouillet.
servir aux chaînes des serges et autres étoffes de Beauvais et de la Picardie. Il s’en
trouve aussi de courtes et frisées, surtout au nord de cette Élection, sur les frontières de celles de Château-Thierry, dont les plus belles passent dans les fabriques
de Reims ».
Au passage, un reproche à peine voilé est même adressé à l’administration
centrale, car « on a cru remarquer une diminution dans la quantité de moutons,
quoique le prix des laines se soit toujours soutenu. C’est sans doute par rapport
aux défrichements constamment favorisés par le Gouvernement que plusieurs
pâturages ont été convertis en terres à blé ».
Villers-Cotterêts n’est d’ailleurs pas mieux traitée, puisque cette ville « ne
possède plus aucun genre d’industrie… La récolte des laines y est peu considérable et la qualité médiocre. On élève à peine la quantité de moutons nécessaire
à l’engrais des terres labourables dont l’étendue se trouve très souvent bornée par
l’immensité des forêts qui couvrent une partie du pays ».
Quant à l’observation de conclusion, elle est sans appel : « Le tableau de
la généralité de Soissons offre le spectacle d’un peuple sans activité et chez qui
l’industrie a fait bien peu de progrès… L’on peut dire que l’habitant de la
Province est naturellement paresseux, et qu’il serait presque impossible de l’écarter de la routine à laquelle il est soumis. »
Combien de moutons compte-t-on alors en Soissonnais ? Brayer, se référant en 1824 à un rapport de 1772, indiquera le chiffre de 4 000, mais un recensement inédit de l’an IV (1796), conservé à la Société archéologique et historique
de Soissons, fait état du total étonnamment précis et plus vraisemblable de
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
133
105 482 ! Sans doute peut-on avancer l’hypothèse que le chiffre de Brayer ne
prend en compte que les béliers... Mais ce cheptel s’avère en baisse constante
dans l’arrondissement puisqu’il va descendre à 79 336 en l’an IX (1801).
Alors qu’approche la tourmente révolutionnaire et que cette « filière »
ovine semble bien menacée, pour ne pas dire condamnée, nul ne se doute que le
sauvetage par le mérinos est déjà en route…
Rambouillet sonne le réveil
« Le domaine de Rambouillet a été acquis par Louis seize au duc de
Penthièvre en 1784 et il obtient de son beau-frère le roy d’Espagne à la même
époque un troupeau de mérinos de la race la plus pure et de la plus belle branche. »
Cette phrase, extraite du Livre de raison de Jean-Baptiste Pille, cultivateur
à Tigny 14, résume en fait toute la volonté de la cour de France de disposer enfin
de cette race exceptionnelle que l’Europe convoite pour la finesse de sa laine,
source de tissus très appréciés de la noblesse d’épée et de robe, surtout dans les
villes.
Déjà, la Suède, la Saxe, l’Autriche, le Wurtemberg, la Prusse de Frédéric II
ont pu acquérir depuis peu quelques spécimens et tentent de les acclimater avec
plus ou moins de bonheur. En France, après un essai réalisé par Daubenton en
Côte-d’Or, la ferme royale de Rambouillet introduit en 1786 un groupe important
de 376 bêtes sélectionnées (42 béliers et 334 brebis), confiées au berger Delorme,
sur qui repose la réussite ou l’échec de la démarche. Ce dernier crée alors sur
place la première école française de bergers, en même temps qu’il contrôle avec
rigueur la sélection et la tonte de ses mérinos 15.
En 1795, une clause du traité de Bâle contraint l’Espagne à livrer à la
République française quelques 4 500 bêtes, de qualité d’ailleurs légèrement inférieure, qui vont, pour la plupart, remplir une série d’autres « bergeries nationales » à travers le pays (dont une à Malmaison, en Seine-et-Oise, qui intéressera
les éleveurs soissonnais). Parmi les régions qui acquièrent ainsi un accès direct au
mérinos à laine, certaines décident de se distinguer en choisissant d’améliorer
encore les qualités de la race. Ainsi vont apparaître dès les premières années du
XIXe siècle plusieurs variétés restées pures, mais développant certains caractères
particuliers comme l’aptitude à l’effort de la transhumance, la résistance aux
intempéries et maladies, la production d’une laine plus fine et même l’amélioration de la viande…
Peu éloignés de la Bergerie nationale, où se développe sans apport extérieur la race d’origine, dite Mérinos à plis de Rambouillet, des éleveurs de
Champagne, de Bourgogne et du Soissonnais décident, pour leur part, de viser
14. Archives familiales de M. Jean-Charles Doncoeur, à Soissons.
15. Le premier Consul dit de lui : « C’est un homme admirable, il est le premier berger de France. »
134
Alain Arnaud
une plus grande régularité des formes (disparition des plis de l’avant-corps), une
croissance plus rapide (précocité) et la production simultanée de laine et de
viande. Le mérinos précoce du Soissonnais est issu vers 1830 de cette sélection
attentive et lente. C’est sous Napoléon III que la variété de ce nom va devenir
dans le sud de l’Aisne une race pure et spécifique.
Avant de disparaître, la monarchie a ainsi elle-même apporté le remède à
un élevage ovin qui périclitait. L’Empire et la Restauration vont assurer sa guérison et son essor.
Préfets et cultivateurs au chevet du mérinos soissonnais
Après les désordres en tous genres de la décennie révolutionnaire, l’administration impériale reprend d’une main ferme les rênes de la vie sociale, en particulier de l’économie agricole, affaiblie par le blocus. Dans l’Aisne, la betterave à
sucre se développe comme substitut à la canne des Iles, mais le mérinos luimême, à peine acclimaté, doit devenir, par la volonté expresse de l’Empereur, le
sauveur potentiel de toute l’industrie lainière, mise à mal par les coalitions qui
enserrent la France.
Daté de 1805, un surprenant « dénombrement des animaux et produits du
règne animal » 16 fait état de la présence de 9 600 bêtes à laine du pays, 4 700
métis et pas moins de 160 mérinos dans le seul arrondissement de Soissons. À
quoi s’ajoute, de la main même du recenseur, ce commentaire élogieux : « Ce
canton est sans conteste celui où l’agriculture a le plus éprouvé d’améliorations
tant pour le règne végétal que le règne animal, il est présumable que dans
quelques années les races de bêtes à laine seront purement métis et mérinos. »
Cette vision très positive de l’élevage régional est d’ailleurs confirmée par
les travaux de la Société des sciences, arts et belles-lettres de Soissons en 1807 et
1808 17. Plusieurs communications y traitent, par exemple, de l’inoculation du
claveau (sorte de variole ovine) dans « l’espoir de soustraire les moutons aux
ravages de la clavelée par l’insertion de la vaccine », y compris sur douze agneaux
espagnols (par M. Prulhot), ou encore du tournis, qui résiste, paraît-il, à « l’application de l’huile empyreumatique à l’intérieur » et qui affecte plus « les
moutons de race espagnole que les moutons indigènes » (par M. Moutonnet,
artiste vétérinaire à La Ferté-Milon). Un certain M. Garnier propose un mémoire
sur les mérinos, dans lequel il explique : « Le gouvernement forma le superbe
troupeau de Rambouillet, il offrit aux cultivateurs des béliers et des brebis de race
pure, des prix d’encouragement furent décernés à ceux qui obtenaient le plus de
finesse dans les laines, et la France compte maintenant cette nouvelle acquisition
parmi ses plus belles richesses. » Par une mise en garde très explicite, l’auteur
affirme ensuite que « les béliers métis ne peuvent pas être employés comme
16. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234.
17. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 378 (pour 1807) et coll. Périn 376 (pour 1808).
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
135
Fig. 15. Enquête statistique du 30 juillet 1811 :
récapitulation par canton des bêtes à laine de l’arrondissement de Soissons.
Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234. Cl. A. Arnaud.
étalons, car constamment ils font rétrograder l’espèce vers la race commune. Il
importe donc aux cultivateurs de ne point se laisser surprendre par l’avidité des
spéculateurs et la modicité des prix ». Ainsi, une vingtaine d’années après
Rambouillet, le succès du mérinos semble donc déjà susciter en pays soissonnais
la tricherie et le maquignonnage ovin !
Dernier exemple tiré des travaux de cette société : l’hommage posthume
rendu à l’un de ses membres, Jean-Nicolas Crosnier, cultivateur à Mortefontaine,
« victime d’une fièvre bilieuse putride », qui, « un des premiers, donna l’exemple du croisement des brebis indigènes avec les béliers mérinos. Un troupeau de
950 bêtes à laine fine devint pour lui une nouvelle source de prospérité et de
richesse ».
Sans doute est-il encore trop tôt pour parler spécifiquement du mérinos
précoce, mais il est clair, à travers enquêtes et décomptes de la deuxième moitié
de l’Empire – signes d’une vraie politique d’encouragement –, que le mouton
espagnol commence déjà à accompagner les préoccupations des services officiels
comme à capter l’intérêt de quelques éleveurs précurseurs et visionnaires.
Le 6 octobre 1809, le préfet de l’Aisne demande à tous les sous-préfets du
département un recensement des bêtes de ferme, en insistant particulièrement sur
les ovins 18 : « Je souhaiterais aussi être informé des progrès qu’ont déjà faits les
multiplications et l’éducation des moutons mérinos, il serait nécessaire que vous
voulussiez rechercher quel est, au moins par approximation, le nombre des bêtes
à laine de race pure ou métis qui y sont établies et quelle influence le croisement
18. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234.
136
Alain Arnaud
du mérinos avec le mouton du pays peut avoir eu jusqu’à présent sur l’amélioration de la laine de ce dernier. »
Par ce même recueil de documents, on connaît donc ainsi les statistiques
des bêtes à laine de l’arrondissement de Soissons pour 1810, 1811, 1812 et 1813
(113 187 animaux la première de ces années, 118 542 trois ans plus tard), mais
plus significatif encore est le constat que ces chiffres, d’abord globaux pour l’arrondissement, s’affinent progressivement au niveau de chaque canton (1811),
puis de chaque commune (1812), enfin de chaque éleveur inscrit nominalement
(1813). Certaine enquête de 1811 ne précise-t-elle pas, en outre, le nombre de
croisements réalisés par les éleveurs ? De là une plongée extraordinairement
précise dans l’essor géographique de cet élevage du mérinos, dans son extension
quantitative et même dans l’origine des béliers reproducteurs !
Signe supplémentaire de l’attention des hauts fonctionnaires portée à cet
animal : en 1811, M. le ministre de l’Intérieur en personne confie à M. Tessier,
inspecteur général des bergeries du gouvernement, la rédaction d’une « Instruction sur les bêtes à laine, et particulièrement sur la race des mérinos, contenant la
manière de former de bons troupeaux, de les multiplier et soigner convenablement
en santé et en maladie » 19. Plus de doute : l’État se fait berger et poursuit ses
recherches jusque dans les moindres détails économiques. Ainsi, une enquête
soissonnaise de cette même année 1811 – sans doute une réponse au décret préfectoral du 8 mars de la même année, concernant l’amélioration de la race des bêtes
à laine – analyse, en trente questions précises, la longueur des laines, le poids des
toisons, les conditions de l’agnelage et de la tonte, l’hygiène des bergeries, la
nature des pâturages et des cultures à moutons, les épizooties… On y apprend
également que « les laines soissonnaises se vendent généralement à Paris, Reims,
Sedan, Beauvais et Amiens, à Orléans pour les fabrications de draps ».
Soissons n’est d’ailleurs pas le seul arrondissement à s’adonner au nouvel
élevage : on trouve trace du mérinos dans le Laonnois, le Saint-Quentinois, ainsi
qu’autour de Château-Thierry, dont l’arrondissement compte, pour sa part, un peu
plus de 100 000 têtes, toutes races confondues, en 1813 20.
En cette même année, où l’empereur affronte les nations à Leipzig, est
publié anonymement à Soissons un Aperçu de l’état actuel de l’agriculture dans
ce département 21, qui précise, entre autres, que le mérinos de l’Aisne se compose
de 5 300 têtes en 1811, puis de 6 039 dès 1812, et que « les laines de mérinos
servent à la fabrication des draps fins, des casimirs et des schals, dits de cachemire,
tandis que celle des moutons indigènes n’est employée que pour le cardage des
matelas, la fabrication des molletons, des couvertures, des étoffes grossières… ».
Autant dire que cette nouvelle laine est « noble », ce qui justifie dans
chaque arrondissement la création d’un Jury pastoral, chargé « de fournir à
l’administration tous les renseignements susceptibles d’accroître le nombre de
19. Archives de la Société nationale d’agriculture, à Paris.
20. Mémoires de la Fédération des Sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. II, 1955, p. 31.
21. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 265, p. 169-174.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
137
troupeaux de bêtes à laine, d’en perfectionner l’espèce, d’en tirer les produits les
plus avantageux, et de parvenir à se procurer des laines, dont la finesse et la bonté
assurent, dans la fabrication des étoffes, une amélioration sensible ».
C’est presque déjà l’esprit des comices agricoles, lesquels joueront bientôt
un rôle si dynamique à l’égard de cette race dans le département. Mais surtout,
c’est là, comme dans le recensement des bêtes à laine cité plus haut, que l’on
trouve les 27 noms des membres de ces jurys, pour la plupart éleveurs de ce
fameux mérinos, ainsi qu’une recherche à travers le département pourrait le
confirmer.
Ces deux documents simultanés de 1813 marquent donc l’année précise où
cet élevage innovant prend le visage personnel de tel propriétaire, de tel « cultivateur » (c’est le terme employé), dans tel village, dans telle ferme même, chacun
possédant tant de béliers purs, tant de brebis pures, provenant de telle origine,
mais aussi tant de métis ou de moutons communs ! À partir de maintenant, l’historien n’est plus réduit à « compter les moutons », car il identifie désormais par
leur nom ceux qui acquièrent ces mérinos, les sélectionnent, les croisent et en
promeuvent les premiers ce qui sera la race « soissonnaise ».
Quelques précurseurs du mérinos soissonnais
En ces dernières années de l’Empire, où l’élevage ovin reprend quantitativement vigueur dans tout le pays (la Bergerie de Rambouillet estime à 200 000
mérinos purs le cheptel français de 1815 pour cette race), il faut prendre garde à
ne pas confondre l’ampleur des troupeaux avec leur composition. Ce précieux
dossier de Soissons livre donc, vers 1813-1815, l’identité de tous les cultivateurs
possédant « les plus beaux et les plus nombreux troupeaux de bêtes à laine dans
l’arrondissement de Soissons », en prenant soin de distinguer les bêtes pures
(encore rares), les métis et les indigènes 22.
C’est ainsi que, parmi des fermes qui ne comptent qu’un ou deux béliers
purs – des spécimens expérimentaux, en quelque sorte –, certains noms se détachent pour leur volonté manifeste d’acclimater la race espagnole : dans le canton
d’Oulchy-le-Château, M. Puisségur à Buzancy affiche 24 béliers, autant que le
canton de Soissons entier (26 têtes, dont 6 chez M. Pinta à Juvigny et 4 chez
M. Géhier, membre du Jury pastoral à Vauxbuin). Quant au canton de VillersCotterêts, un nom le domine sans conteste : Jacques Collard, à « Villers-leHellon », avec 180 béliers mérinos !
Jacques Collard
Ancien fournisseur aux armées de la République, ami personnel de Talleyrand, Jacques Collard acquiert le château de Villers-Hélon en 1795, devient maire
22. Société archéologique et historique de Soissons, dossier 234.
138
Alain Arnaud
de la commune, puis membre du Corps législatif. C’est par les Mémoires de sa
petite-fille Marie (née Cappelle, devenue Marie Lafarge, qui sera présumée
empoisonneuse de son mari et écrira ses souvenirs d’enfance en prison) ainsi que
par Alexandre Dumas – dont il fut le tuteur après la mort du général – que l’on
dispose de quelques anecdotes pittoresques sur lui.
Celles qui concernent sa passion moutonnière revivent sous la plume
quelque peu ironique de sa petite-fille 23 : « Mon grand-père s’était fait propriétaire avec fureur. Lorsqu’il vit des établissements de mérinos, il eut la moutonomanie pendant près de cinq ans. Tous les bâtiments d’exploitation se
métamorphosèrent en bergeries, les champs en prairies artificielles. La houlette
redevint le sceptre de ce nouvel âge d’or, et si les moutons étaient admirables, les
bergères étaient charmantes et pouvaient les faire oublier. » La fillette y voyait
d’ailleurs un objet d’amusement : « Les étés me ramenaient à Villers-Helon, et
mes jeux redevenaient campagnards. Les bergeries étaient pleines de beaux
agneaux mérinos ; les plus petits se laissaient martyriser par mes caresses, tandis
que les plus gros y répondaient par d’énergiques coups de tête. Quelquefois,
quand ma bonne m’oubliait des yeux, j’escaladai un bon et gros mouton, qui,
s’effrayant de son rôle de coursier, se frottant, se secouant, me faisant rouler au
milieu de la paille, excitait en moi des rires fous, suivis toujours de quelques
larmes de dépit. »
Premier éleveur de toute la région, Collard choisit ses béliers avec le plus
grand souci de l’origine. D’où viennent donc ses reproducteurs ? Très précisément,
ils ont été acquis directement à Rambouillet, mais aussi à la bergerie de Malmaison, chez le maréchal Lannes et deux autres éleveurs particuliers. À son tour, il en
cède quelques-uns : deux à M. Gary, de Rosoy, deux à M. Mocquet, de Berzy, deux
encore à M. Desboves, de Noyant, cinq à son voisin de Louâtre, M. Petit… On sait
même que, pour la lutte (l’accouplement), il loue l’un de ses béliers à M. Potel, de
Longpont. Autour de son élevage, il se fait d’ailleurs un tel mouvement qu’un
dernier recensement, datable de 1815 environ, lui attribue la quantité à peine
concevable de cinq cents béliers purs ! Autant dire que Collard prend alors la tête
des éleveurs ovins soissonnais. Deux anecdotes, de la même source familiale,
témoignent qu’il va la conserver durant toute la Restauration au moins.
« À l’époque du sacre de Charles X 24, je vis pour la première et dernière
fois le prince de Talleyrand. Mon grand-père le reçut avec bonheur à VillersHelon. La cour, les jardins furent illuminés, et après le dîner on fit passer devant
les fenêtres du salon les magnifiques troupeaux des trois fermes. Cette revue agricole parut amuser le grand diplomate. Il la trouva fort originale et voulut bien
accepter pour Valençay les deux plus beaux béliers. »
Quatre ans plus tard, une autre réception mobilise à nouveau les moutons
au milieu des mêmes fastes : « Vers le mois d’août, mon grand-père eut le
bonheur de recevoir chez lui la famille d’Orléans, pour laquelle il avait un culte
23. Mémoires de Marie Cappelle, veuve Lafarge, écrits par elle-même, Paris, 1841, 2 vol., 337 et
391 p.
24. En 1825.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
139
Fig. 16. Les anciennes bergeries. Ferme de Lionval, commune de Chouy. Cl. A. Arnaud.
d’amour et de vénération. Avec quel soin et quelle coquetterie notre cher petit
château se fit digne de cet honneur ! Un premier arc de verdure marquait les
confins de la propriété, un second élevait ses vertes colonnades en haut de l’avenue. Les grilles de la cour se cachaient sous les festons de feuillages, les troupeaux étaient disposés pittoresquement sur les prairies qui bordaient le chemin et
la population en habits de fête se groupait sur le passage des illustres hôtes. »
Autour de Collard, d’autres cultivateurs investissent massivement sur le
mérinos : M. Leroy à Corcy et M. Valérien de Noue à Dhuizel (250 béliers
chacun), M. Puységur à Buzancy (200), M. Lavilleheurnoy à Soupir (150), etc.
Deux d’entre eux figurent d’ailleurs dans les Mémoires de Dumas, qui les eut
pour amis : M. Picot à Pisseleux et M. Danré à Coyolles et Faverolles.
Laurent Borniche
Lionval est une ferme isolée de la commune de Chouy, dans l’angle sudest de la forêt de Retz (bois de Hautwison). Lorsque Laurent Borniche la prend
en charge en 1810, elle est, dit-il, « mal tenue, mal montée et mal labourée ».
Aussi décide-t-il rapidement de procéder en priorité à « un bon labour », puis de
créer des prairies artificielles semées en luzerne, « la meilleure des fourragères,
la plus économique et sans contredit la plus productive » 25.
25. L. Borniche, Résultat de mes spéculations de mérinos, Soissons, 1849, 13 p. Bibl. mun. Soissons,
coll. Périn 1438.
140
Alain Arnaud
Fig. 17. Rapport d’activité de Laurent Borniche
tiré de son Résultat de mes spéculations de mérinos, écrit en 1849. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
Fig. 18. Épitaphe de Laurent Borniche. Cimetière de Neuilly-Saint-Front. Cl. A. Arnaud.
141
142
Alain Arnaud
Partant ensuite d’un troupeau traditionnel de 318 moutons champenois, il
procède en quelques années à la valorisation de sa laine et à un remplacement
progressif du cheptel, grâce à l’acquisition de brebis sélectionnées. En contrepartie de sa bonne laine vendue, il acquiert « des béliers de choix » à Villers-Hélon
et à Malmaison, double la contenance de ses bergeries et vise « à n’avoir que des
mérinos de race pure ». Quand on sait qu’alors, une brebis coûte un peu plus de
100 francs, mais qu’il a payé jusqu’à 2 772 francs pour un bélier pur de
Rambouillet, on mesure le doigté technique et le savoir-faire financier qu’il lui a
fallu déployer. L’un des premiers, il triple le rendement de ses céréales grâce au
fumier de ses bêtes, car, dit-il, « les brebis ont des pieds d’or et partout où elles
les posent, la terre devient or ».
Les conseils sagaces de Borniche ne manquent pas sur le soin à apporter
aux amendements, sur les bienfaits d’un labour de qualité, sur la distribution
attentive du fourrage (« dans certaines fermes de quatre charrues, on pourrait,
avec ce que l’on donne de trop aux chevaux, nourrir un cent de moutons ») et
même sur la nécessité de toujours « surveiller le berger, auquel cependant est
confiée la partie la plus importante de la fortune du fermier ». La conclusion s’impose, tant pour les agriculteurs que pour les éleveurs : « Obtenir constamment de
la terre les produits les plus abondants et les plus utiles, par les procédés les plus
simples, les plus courts et les plus économiques, tel est inévitablement le but
raisonnable que doit se proposer tout cultivateur instruit et intelligent. »
Après dix-neuf années d’élevage mérinos à Lionval, Borniche est conscient d’avoir, « dans l’intérêt général, contribué à l’amélioration et à la multiplication des troupeaux du pays, et par suite à l’amélioration de l’agriculture ». Il
s’engage alors pour de nombreuses années dans la vie publique de Neuilly-SaintFront et mérite, à sa mort en 1862, une superbe et originale épitaphe, encore visible 26.
Jean-Baptiste Pille
S’il n’a pas figuré parmi les plus audacieux éleveurs soissonnais de mérinos, Pille mérite ici néanmoins d’être considéré, car son Livre de Raison27, tenu
de 1827 à 1841, révèle au fil des pages manuscrites bien des détails de la vie
quotidienne du cultivateur de ce temps.
Parmi les données relatives aux terres, aux attelages, aux relations familiales et professionnelles et à toutes les formes de comptabilité de la ferme, deux
préoccupations principales de l’éleveur s’en dégagent : la gestion de son cheptel,
d’une part, le lien contractuel avec le berger, d’autre part.
« J’ai compté mes moutons le 10 novembre 1831 : 1e bergerie, 39 m. – 2e,
51 brebis – 3e, 142 brebis – 4e, 114 antenois 28 – 5e, 130 agneaux. Total 476 et les
7 béliers. » Nous connaissons donc la composition du troupeau dans les premiè26. Au cimetière de Neuilly-Saint-Front.
27. Archives familiales de Jean-Charles Doncoeur de Soissons.
28. Antenois : agneau ou brebis de plus d’un an et destiné à la reproduction.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
143
res années de cette activité et savons que ses béliers proviennent probablement de
la Bergerie nationale, puisque Pille a soigneusement pris note, le 15 février 1831,
du moyen de transport public pour s’y rendre 29. Ces reproducteurs constituent à
la fois un investissement, mais aussi la garantie d’un revenu par le moyen de la
location, ce dont il ne se prive pas, puisqu’il signale à plusieurs reprises : « J’ai
loué à M. Dufour un bélier agneau gris, marqué d’un point rouge sur le derrière,
moyennant la somme de 62 francs, y compris le droit du berger. » L’identification
précise de l’animal sorti de la ferme est d’ailleurs un souci constant, afin d’être
sûr de retrouver son bien au retour : « Le bélier agneau de ma brebis qui porte
beaucoup de laine a l’oreille droite coupée… ma brebis serrée de laine qui a
l’oreille un peu coupée a été au bélier le 12 de ce mois... »
À noter également que la location passe par un contrat écrit qui en précise
les conditions : « Le 24, j’ai loué à Monsieur Leroux, cultivateur à Tanière trois
béliers, savoir un bélier au rond, un antenois, un agneau, moyennant la somme de
deux cents francs. Il est convenu avec Monsieur Leroux et moi que si le bélier qui
a le rond venait à mourir dans le courant du temps qu’il sera à la possession de
Monsieur Leroux, il est obligé de me payer deux cents francs pour indemnité,
prix convenu avec lui. »
Chaque vente est également consignée par écrit dans les détails, par exemple : « J’ai vendu mon vieux bélier à mon neveu Bourguin moyennant 130 francs,
que je lui livrerai dans le courant de juillet 1832. Je lui prêterai pendant cinq
semaines dans le courant du mois de novembre et décembre 1831. Si je n’allais
pas à Rambouillet, il paierait 25 francs de location et je reprendrais mon bélier.
Le marché serait considéré comme non avenu. »
Il en va de même pour la tonte, la vente de la laine et tout ce qui engage
une somme d’argent, y compris, bien entendu, le contrat annuel avec le berger,
celui-ci incluant toutes les prestations échangées, tant en argent qu’en nature :
« Je donne à mon berger de la Saint-Luc 1833 à la Saint-Luc 1834, 1e 110 pichets
de blé, 2e deux tiers blé et un tiers seigle, 3e 140 francs, 4e un demi-cent de fagots
de bois de bouleau. Je retiens moitié des prunes et moitié des noisettes qui se trouvent dans le jardin. Je lui donnerai un franc pour chaque bélier que je vendrai ou
louerai. Sa femme viendra trier avec le berger tout le foin qu’il rentrera à la bergerie. Elle est obligée de venir raffourer avec son mari tous les jours au matin, aussitôt que les agneaux commençent à venir. »
D’autres éleveurs d’avenir
Le 14 décembre 1836, Pille mentionne : « J’ai vendu à mon cousin Conseil,
d’Oulchy, 32 moutons pour trente, en parc, moyennant la somme de 31 francs le
mouton. Il devra les enlever le 28 décembre au plus tard. » C’est ici la plus
29. « Voiture pour aller à Rambouillet. Voiture de Paris à Versailles, dite gondole à 1 fr. 75. Bureau
au Louvre près le Carrousel. Voiture de Versailles pour Rambouillet : bureau place d’Armes dans le
café attenant à la caserne dite des Gardes françaises. Départ pour 2 ou 3 heures de relevée. Autre
voiture pour Versailles à 75 centimes la place, place de la Révolution, en face le pont. »
144
Alain Arnaud
ancienne mention connue de cet autre élevage, créé en 1812, qui est en train d’acquérir une bonne notoriété régionale, celle-ci devant culminer vers la fin du siècle.
Pendant la Monarchie de Juillet, le canton d’Oulchy-le-Château se distingue d’ailleurs pour ses efforts en la matière, comme en témoigne cet éloge du
Conseil d’arrondissement 30 : « L’éducation des bêtes à laine étant une des sources les plus fécondes de la richesse du département, le Conseil d’arrondissement
croit devoir distribuer des éloges et des félicitations à ceux de MM. les cultivateurs qui se sont spécialement occupés de cette branche de l’agriculture. Il les
adresse surtout à M. Conseil, d’Oulchy, dont les béliers sont renommés pour leur
taille élevée, leur force, et par la finesse et la blancheur de leur toison ; à
M. Guyot, de Servenay31, dont le troupeau entier se distingue par la finesse et la
belle qualité de sa laine. Le Conseil espère que M. le ministre du commerce
voudra bien accorder des primes qui auraient pour but de stimuler plus encore le
zèle et les soins des éleveurs de cet arrondissement. »
Et dans une large moitié sud de l’Aisne, d’autres noms encore sont en train
d’émerger pour les quelques décennies à venir, tels que Gaillard à Chouy, Duclert
à Billy-sur-Ourcq/Édrolle, Delizy à Dammard/Montemafroy, Hutin à
Vivières/l’Essart, Minelle à Courmont/Villardelle…
Un cas particulier : le mérinos de Mauchamp 32
En 1828, M. Graux, éleveur de mérinos à Mauchamp (entre Corbeny et
Berry-au-Bac) remarque dans son troupeau un agneau à la toison remarquablement longue et brillante et décide de le sélectionner en vue de multiplier ce qu’il
pense être une nouvelle race, que les filatures de Reims, à quelques kilomètres,
ne manqueront pas de favoriser. Procédant avec rigueur dans les accouplements,
encouragé par l’inspection générale des bergeries, M. Graux reçoit le premier
prix du Bureau des manufactures en 1836, la médaille d’or de la Société royale
d’agriculture, plusieurs subventions et passe donc pour le créateur de ce qu’on
appela la race soyeuse, jugée un temps mouton de l’avenir. C’est sous le Second
Empire que Mauchamp occupa le zénith de la notoriété.
Cependant, né d’un accident génétique, mal conformé, l’agneau d’origine
ne pouvait suffire à fonder une race stable. Il est demeuré une mutation zootechnique du mérinos soissonnais, que les spécialistes de Rambouillet n’ont d’ailleurs
pas complètement expliquée.
La transmission héréditaire se traduisit donc par l’élimination de
nombreux sujets qui ne possédaient qu’imparfaitement ce caractère soyeux.
Croisé avec des animaux anglais Dishley, le mouton de Mauchamp a conservé sa
belle laine, mais a perdu sa marque mérinos. La génétique a donc finalement
éliminé le mérinos de Mauchamp pour aboutir à une race nouvelle qui ne
concerne plus l’Aisne : celle dite de la Charmoise.
30. « Rapport du Conseil d’arrondissement de Soissons », L’Argus soissonnais, 24 août 1842.
31. Sur la commune d’Arcy-Sainte-Restitue.
32. A. Joly, « Le Mérinos de Mauchamp », Revue ovine, n°4, décembre 1945, p. 5-8.
145
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
Naissance d’une nouvelle économie régionale
Période d’expansion économique générale, la Restauration a donc vu l’élevage du mérinos passer de l’initiative individuelle locale à une pratique qui tend
à se concerter largement et à s’organiser dans le département. Le mérinos, maintenant acclimaté, attire l’attention de tous, depuis la capitale jusqu’à la petite
ferme, il marque une sorte de renaissance, tant pour l’industrie lainière que pour
l’économie rurale, et certains économistes, en particulier Brayer 33, soulignent que
les nouvelles bêtes à laine fournissent également une viande mieux acceptée,
coûtent peu, remodèlent notre paysage agricole et sont d’un rapport tout à fait
prometteur, malgré un fléchissement des prix de la laine vers 1822-1823.
ACCROISSEMENT PROGRESSIF DU NOMBRE DE BÊTES À LAINE
ENTRE 1801 ET 1813
En 1813
En 1801
Mérinos
Race
croisée
Total
Accroissement
de
1801 à 1813
66.000
1.000
3.000
70.000
12.000
41.000
85.000
300
6.000
91.300
50.300
Laon
100.000
147.000
1.200
15.000
163.200
63.200
Soissons
78.000
78.000
2.000
38.000
118.000
40.000
Château-Thierry 75.000
60.000
1.400
39.000
100.400
25.400
Total
436.000
5.900
101.000
542.900
190.900
Arrondissements
Race
indigène
Race
indigène
Saint-Quentin
58.000
Vervins
352.000
Une difficulté particulière est signalée par Brayer, c’est que la qualité indéniable des toisons n’a pas encore entraîné une hausse des prix par rapport à la
laine ordinaire : « Les marchands qui traitent avec les cultivateurs ont l’habitude
d’acheter au poids, et malgré la différence de finesse, leurs prix varient peu…
Cependant, c’est à obtenir des laines superfines que tendent les efforts du gouvernement, afin qu’elles puissent aussi rivaliser avec celles de Saxe. »
À l’intérieur du département, deux manifestations soutiennent ce
commerce de façon significative : la foire aux laines de Saint-Quentin (qui dure
huit à dix jours, fin juin) ainsi que le marché-franc aux moutons qui, depuis deux
siècles, se tient à Blérancourt le premier mercredi de chaque mois et où il peut se
vendre, selon Brayer, 5 000 ovins en une journée.
Constat étonnant cependant, les deux monographies économiques qui traitent alors de notre département34 sont d’une grande sécheresse à l’égard de cet
élevage pourtant prometteur. En effet, Hugo se contente d’énoncer : « 700 000
moutons. Le département nourrit de beaux troupeaux de laine mérinos », tandis
33. J. L. B. Brayer, Statistique du département de l’Aisne, 1824-1825.
34. Abel Hugo, Département de l’Aisne, 1835 ; Baget-Lecointe, Dictionnaire de l’Aisne, 1837.
146
Alain Arnaud
Fig. 19. Au centre du fronton de l’hôtel de ville de Blérancourt,
un mérinos sculpté rappelle l’ancien marché franc aux moutons. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
147
que Baget-Lecointe est encore plus laconique : « Les troupeaux de moutons sont
nombreux et de belle race. On en compte quelques-uns de mérinos. »
Quelques années plus tard, suite à la mévente des récoltes de 1833-1834, un
groupe de cultivateurs de l’Aisne s’adresse directement au ministre du
Commerce 35 et explique : « Le produit des céréales, ce point capital de notre agriculture, est nul pour nous en ce moment. Il ne nous reste que nos laines et nos
bestiaux, ces deux grands accessoires à toute culture bien entendue. » Arguant que
les laines manquent et sont à un prix élevé qui reste exposé à la concurrence étrangère, laquelle produit à moindre coût, ils précisent la difficulté qui les menace :
« L’équilibre sera bientôt rompu, et leurs bestiaux, leurs laines, arrivant en abondance, amèneraient une baisse qui porterait le découragement chez les cultivateurs,
d’où résulterait la ruine de tous nos troupeaux, et, partant, celle de l’agriculture.
Nous ne pouvons donc nous passer d’un droit éminemment protecteur. »
Ce même numéro de l’Argus apporte d’ailleurs la réfutation de cette pétition, telle qu’elle est exprimée par l’Industriel de la Champagne, daté du
27 février 1835, et où on relève cette proposition prémonitoire : « Dans un pays
comme la France, il ne devrait pas exister une seule bourgade qui n’eût son
conseil d’agriculture, de commerce et d’industrie, légalement constitués… Il y
aurait avantage à ce que les agriculteurs fissent partie des chambres de commerce
là où il en existe, et réciproquement à ce que des négociants ou des industriels
fussent admis dans les conseils d’agriculture. Bien des difficultés, aujourd’hui
inextricables, seraient de cette manière très promptement aplanies. » L’organisation économique est en marche…
Confirmant le rôle commercial de l’élevage ovin dans l’Aisne, l’Argus
soissonnais daté du 6 janvier 1842 nous apprend que 6 891 moutons axonais viennent d’être vendus au marché aux bestiaux de Paris-Poissy, au prix moyen de 1,24
franc le kilo. De plus en plus, la province fait vivre la capitale, mais la part des
mérinos, non précisée, y est sans doute minime.
Le Comice agricole de Soissons, vitrine locale de l’élevage ovin
C’est le 17 février 1849 qu’est créé le Comice agricole de l’arrondissement
de Soissons, aboutissement de longues demandes et démarches, dont on trouve
trace dès 1842 dans la presse locale 36. Se définissant lui-même comme « association libre des propriétaires, agronomes, cultivateurs et de toutes autres personnes qui s’intéressent à l’agriculture », il se fixe pour but « d’établir des liens…,
de recueillir des connaissances…, de stimuler le zèle de l’industrie agricole…,
d’aider et encourager l’amélioration des races d’animaux utiles, d’indiquer les
débouchés…, de proposer l’adoption de mesures…, de provoquer l’amélioration
des chemins d’exploitation et vicinaux… ».
35. L’Argus soissonnais, 1er mars 1835.
36. Id., 31 juillet et 24 août 1842. Ces articles rappellent qu’un premier comice s’est déjà créé à
Château-Thierry le 8 juin 1840.
148
Alain Arnaud
Sa manifestation la plus populaire est, sans conteste, la fameuse Fête
solennelle qui se déroule fin mai sur le mail de Soissons, « en présence des autorités constituées ». C’est toujours l’occasion de discours fleuris, de distributions
de récompenses et médailles aux employés (les fameux « prix de moralité »),
ainsi que de primes pour les plus belles bêtes, de réjouissances diverses… et d’un
jour de congé pour le personnel des fermes !
En ce qui concerne le nouvel élevage ovin du Soissonnais, sans doute
n’est-ce pas là que l’on va trouver des considérations zootechniques décisives sur
le mérinos, mais la fête annuelle constitue au moins une sorte de baromètre de la
vitalité de cette branche comme de la place du beau métier de berger. C’est à ce
double titre qu’un survol des Comices de Soissons, de 1849 à 1855, présente ici
un certain intérêt 37.
Éloge de la race ovine
Le premier concours de bêtes ovines se situe en 1850, mais il ne se
présente qu’un candidat (M. Lemoine, de Vauxbuin), alors qu’« il existe dans cet
arrondissement un si grand nombre de bons troupeaux renommés par la belle
taille et la finesse de leur laine ».
L’année suivante, une médaille d’argent et une prime de 60 francs vont à
un cultivateur d’Aizy pour un lot de béliers de race mérinos, tandis que des
primes récompensent les brebis antenoises de M. Bourguin, de Tigny et
M. Lemoine, de Vauxbuin.
En 1852, ce même M. Lemoine reçoit à nouveau une médaille d’argent,
tout comme M. Potel, de Tigny, lequel sera une nouvelle fois lauréat en 1854 pour
son bélier, qui « réunit toutes les qualités qu’un éleveur doit exiger ».
Éloge du berger
Si toutes les fermes de l’arrondissement ne possèdent pas des mérinos,
elles emploient du moins un berger, première catégorie de personnel traditionnellement récompensée par le Comice. Aussi la concurrence est-elle serrée ! Le
métier exige le savoir-faire, la vigilance, la sagacité, la responsabilité, le sens du
devoir (travail du dimanche), car il est « l’agent principal de la ferme, dont le
troupeau est une richesse ». Le sous-préfet de 1849 ne peut d’ailleurs s’empêcher de le décrire avec lyrisme : « La belle saison venue, le berger vit dans les
champs, avec ses chiens fidèles, dont la sagacité est proverbiale. Dans le silence
de la solitude, en présence de la nature, il médite, il note ses observations. La
nuit, les splendeurs du ciel se déploient devant lui, il connaît les étoiles, les
constellations célestes… Vie libre, vie indépendante, exempte de soucis et de
peines… »
37. Bibl. mun. Soissons : Comice agricole 1849 (275 Rég.), Comice agricole 1850 (Coll. Périn 275
bis), Comice agricole 1851 (325 Rég.), Comice agricole 1852 (253 Rég.), Comice agricole 1853
(327 Rég.), Comice agricole 1854 (252 bis Rég.), Comice agricole 1855 (329 Rég.).
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
149
Dans ces comices, les prix des bergers récompensent généralement les
vétérans de la profession (premier prix 1850 à M. Hannequin, de Droizy, pour
53 ans de bons et loyaux services), leur fidélité à la même ferme, leurs capacités
vétérinaires, leur probité. L’exemple peut en être M. Jean-François Gosse, berger
de M. Lemoine, de Vauxbuin, récompensé en 1852 avec cette « citation » :
« Gosse, malgré ses 78 ans, est encore en hiver le premier levé dans la ferme.
L’âge n’a point glacé son activité, il couve de ses yeux ses moutons, et ses chiens
font certainement moins bonne garde que lui autour du troupeau qui lui est confié.
Il est de la vieille roche des bergers, il a une sorte de culte pour ses maîtres, il
s’identifie avec leur bonne comme avec leur mauvaise fortune… »
Citons également quelques cas particuliers : M. Veron, premier berger de
M. Conseil, à Oulchy, et expert habile pour écarter les maladies ou réussir les croisements qui font le renom de sa ferme (1854) ; MM. Roger et Bertrand, bergers de
M. Desboves, à Septmonts, qui ont la charge de quinze à seize cents moutons
(1854) ; M. Antoine Gosse, berger de M. Fontaine à Bieuxy, « opérateur et rebouteur de toutes ses bêtes », particulièrement doué pour la castration des agneaux38,
opération délicate qu’il a menée avec succès plus de 50 000 fois (1855) !
Né juste avant le Second Empire, le Comice agricole de Soissons se fait
donc visiblement le gardien des traditions et de la qualité de l’agriculture. Les
concours régionaux et les expositions universelles, qui vont se suivre alors, intensifient cette glorification de l’élevage et l’orientent vers une voie de résistance à
la concurrence et de progrès. Le mérinos précoce n’est plus éloigné…
Les moutons de l’Aisne en vedette
Paris, 1855
Fin mars 1856, le préfet de l’Aisne remet à Laon les récompenses obtenues
à l’Exposition universelle de Paris, l’année précédente, par les exposants du
département 39 et précise : « Cette exhibition était appelée, en mettant en présence
les forces vives de toutes les nations, à les pousser vers le progrès, ce grand
besoin des sociétés modernes… Le département de l’Aisne y a tenu dignement sa
place… Mais notre agriculture, si avancée, si prospère, n’a été qu’imparfaitement
représentée. Si l’on excepte les merveilleux produits du troupeau de Mauchamp,
quelques échantillons de grains, de légumes, de fourrages, de plantes textiles, de
laines, pouvaient-ils faire soupçonner les efforts et l’intelligence dépensés par nos
agriculteurs avides du progrès ? » Si le mot « mérinos » n’est pas prononcé, du
moins le mouton fait-il désormais officiellement partie des produits de pointe du
département, de ceux qui portent l’étendard de l’Aisne à l’extérieur…
38. Le bon berger l’exécutait traditionnellement avec les dents, méthode qui a perduré jusqu’aux
années 1950. Voir Yves Hamelin, Georges Parmentier, Roger Le Guen, Le froment et la futaie. Cent
ans d’agriculture dans le Valois, Paris, 1999.
39. Le Journal de l’Aisne, 24 mars 1856.
150
Alain Arnaud
Londres, 1862
La confirmation ne va pas tarder. À l’Exposition de Londres en 1862 40, le
visiteur peut comparer les ovins français et anglais, leur conformation, leurs
laines. Le rapporteur de ce secteur – qui n’est autre que M. Minelle, l’éleveur de
Villardell – souligne la présence de 58 exposants de l’Aisne (dont M Graux,
M Conseil, d’Oulchy, M Hutin, de l’Essart…), tous professionnels de haut
niveau, qui, explique-t-il, n’ont rien à envier aux éleveurs anglais. Ces derniers
ont pourtant eux-mêmes acclimaté le mérinos espagnol, mais n’ont pu en obtenir
de bons résultats puisqu’ils en sont arrivés à importer des béliers reproducteurs…
de l’Aisne ! Ce qui fait la supériorité du mérinos soissonnais, ce n’est pas tant la
finesse de sa laine (que l’Angleterre ou la Saxe parviennent à égaler) que son aptitude à la boucherie. « Leurs animaux ne sauraient payer, comme le font les nôtres,
la plus grande partie de leur nourriture par la viande et par le fumier. » L’équilibre laine/viande est donc mieux assuré chez nous, ce qui consolide l’économie de
cet élevage.
M. Minelle cependant, le premier, remarque que le mérinos a littéralement
« explosé » sur les terres vierges d’Australie : « Cette colonie, plus étendue que
l’Europe entière, possède déjà une quinzaine de millions de moutons à laine
fine… Les colons donnent chaque jour plus d’extension à leur troupeau, et l’on
cite un seul propriétaire possédant actuellement douze cent mille mérinos. La
métropole anglaise reçoit annuellement de 25 à 30 millions de kilos de cette laine
lavée à dos, ce qui égale la cinquième partie de la production totale de la France. »
Le danger est donc clairement identifié : « L’immense extension que le mérinos
a pris dans les colonies anglaises menace d’une concurrence sérieuse les troupeaux qui font depuis de longues années la gloire et la richesse de notre département. Bien que nos laines soient supérieures à celles de l’Australie, il serait
possible qu’elles eussent à subir encore, dans quelques années, une dépréciation
plus grande que celle qu’elles ont déjà éprouvée. »
Aussi M. Minelle esquisse-t-il déjà une piste pour nos éleveurs : moins
rechercher une qualité suprême de laine, mais viser plus de viande et un engraissement plus précoce : « N’obtiendrions-nous point ainsi des animaux qui, tout en
donnant dans un âge peu avancé de la viande de bonne qualité, pourraient être
élevés et engraissés dans nos bergeries, et y déposeraient des fumiers destinés aux
céréales qui sont aussi indispensables à nos populations que la viande de boucherie ? » Face aux dangers extérieurs, le salut passe donc par le développement de
la précocité, un créneau innovant et profitable.
Laon, 1866
Pour le Concours régional agricole organisé à Laon en mai 1866, nous
avons la chance de pouvoir disposer, grâce au Fonds Périn, de six documents
40. Exposition universelle de 1862 à Londres ; Étude au point de vue des intérêts agricoles et industriels du département de l’Aisne, Laon, 1863 ; Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 506.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
151
complémentaires qui renseignent sur ses divers aspects, en particulier autour de
l’exposition ovine 41. L’analyse en est particulièrement instructive.
Souhaitant se démarquer des précédents concours régionaux organisés en
France, qui ressemblent trop souvent à des comices à grande échelle, le préfet de
l’Aisne – qui a obtenu d’organiser à Laon le concours à venir, en rassemblant huit
départements – insiste, dès sa circulaire du 10 septembre 1864, sur la dimension
économique exemplaire que doivent revêtir les exploitations en lice. Il crée à cet
effet une prime d’honneur, qui récompensera « l’agriculteur de l’Aisne dont l’exploitation sera la mieux dirigée et qui aura réalisé les améliorations les plus utiles
et les plus propres à être offertes en exemple ».
Les instructions présentées aux concurrents occupent six pages complètes
et balaient tous les domaines avec une extrême précision : bâtiments, assolement,
comptabilité, outillage, animaux, débouchés, etc. On en jugera par cet extrait
concernant le seul élevage ovin : « Béliers, moutons, brebis – description des
différentes races existant sur le domaine. Effectif du troupeau par races. Dispositions des bergeries. Aliments et régimes ; pâturage, parcage. Nourriture à l’étable
dans les diverses saisons, sel, boisson. À quelle époque les agneaux naissent-ils,
et à quel âge les sèvre-t-on ? Poids moyen de la toison. Prix annuel de l’entretien
d’une tête, agneau, antenais, bélier, mouton et brebis. Prix de vente des animaux.
Prix des laines. Les brebis sont-elles traites ? Que fait-on du lait ? Si l’on fabrique
du fromage, décrire sa préparation, la quantité nécessaire pour 1 kilogramme de
fromage, débouchés. Prix du fromage à ses divers âges. Améliorations tentées et
obtenues. Maladies habituelles. Moyens préservatifs et curatifs. »
Parmi les divers candidats, M. Minelle, de Courmont, présente ses différents types d’élevage, parmi lesquels ses ovins (802 têtes), qu’il oriente vers la
location de béliers reproducteurs. « Prenant pour point de départ le bon troupeau
mérinos croisé qui m’avait été cédé par mon père, je l’ai perfectionné par l’introduction de plusieurs béliers tirés de Rambouillet et des meilleurs troupeaux de
mérinos. Bien que mon établissement soit le plus nouvellement formé dans notre
zone, il a déjà acquis une certaine réputation. »
Très précis, le catalogue des animaux exposés répertorie tous les mérinos
et métis-mérinos présentés au jury (77 mâles et 32 femelles, presque exclusivement de l’Aisne), ainsi que le nom de leurs éleveurs. Comme sur une photographie instantanée sont ainsi identifiés tous ceux qui ont choisi de développer cette
race mérinos dans un esprit de sélection et de qualité. Une médaille d’or va à
M. Hutin, de l’Essart, pour la prééminence de son « bon troupeau mérinos », dont
il exporte des spécimens vers l’Allemagne et même vers l’Amérique. D’autres
41. Bibl. mun. Soissons, Concours régional de 1866 et prime d’honneur, 1864, coll. Périn 2555 ;
Concours régional de Laon : Mémoires adressés à M. le préfet par les principaux lauréats concourant à la prime d’honneur, coll. Périn 2568 ; Concours régional agricole de Laon, catalogue des
animaux, instruments et produits agricoles exposés, coll. Périn 2570 ; Concours régional agricole
de Laon 1866, liste des récompenses, coll. Périn 2571 ; Concours régional de Laon 1866, par
Jacques Valserres, extrait du Journal de l’Aisne, coll. Périn 2572 ; Dix jours au concours régional
de Laon, impressions d’un cultivateur, coll. Périn 2573.
152
Alain Arnaud
médailles couronnent individuellement les béliers et brebis de M. Camus, à
Pontru, M. Conseil-Lamy, à Oulchy, M. Duclert, à Oulchy, etc.
Mais au-delà des exposants et des exposés, il convient de remarquer que
cette exposition agricole suscite d’intéressantes remarques autour du cheptel ovin
de l’Aisne et de son évolution. Les deux derniers documents utilisés, ceux de
M. Jacques Valserres et du cultivateur V. Albert, prennent en effet nettement position en faveur d’une nécessaire amélioration du mérinos de l’Aisne, qui soit plus
en accord avec les données économiques du moment. Leurs principaux arguments se résument ainsi :
a) le mérinos de Rambouillet était surtout recherché pour sa laine fine de grande
valeur, mais sa viande, à goût de suint, était rejetée. 80 ans après son introduction
en France et grâce à la sélection attentive de nos éleveurs, l’animal a beaucoup
grandi, sa toison, moins recherchée, est devenue longue, ouverte et plus lourde,
le suint s’est réduit au profit d’une viande de meilleure saveur.
b) « Il ne faut pas que la prépondérance appartienne à la laine, car si indispensable qu’elle soit pour nous vêtir, la laine nous arrive de tous les points du globe,
tandis que la viande sur pied ou fraîche ne supporte pas de longs transports. Il est
donc urgent que nous la produisions nous-mêmes… Jadis la laine était le principal, aujourd’hui elle devient l’accessoire. » Argument appuyé, bien sûr, sur la
forte importation des laines d’Australie et d’Amérique du Sud à partir de 1860…
c) Il n’est plus temps de soutenir une vaine concurrence contre une laine étrangère à bas prix. La toison de nos mérinos, dès l’instant où elle est quantitativement productive, suffit à nos étoffes d’aujourd’hui. « Loin de s’affliger de l’état
actuel des choses, nos éleveurs doivent donc en être fiers, puisque les premiers en
Europe ils sont entrés dans la voie du progrès, en transformant le mérinos à laine
fine en mérinos de boucherie. »
Paris, 1867
Sur les bords de la Seine, très précisément à Billancourt, l’Exposition
universelle de 1867 accorde à nos éleveurs de mérinos la place qui leur revient 42.
Soulignant la fierté déjà perceptible à Laon l’année précédente, le
commentateur s’écrie : « Nous avons maintenant en France des troupeaux qui
valent beaucoup mieux que celui créé par Louis XVI », ce qu’il explique ainsi :
« Dans le nord de la France, les éleveurs nourrissent très fortement ; or, il est
reconnu qu’avec un régime très substantiel dès le jeune âge, les parties alibiles se
portent de préférence vers les muscles. C’est ce qui explique pourquoi, avec un
tel régime, on réduit successivement la charpente osseuse, le volume de la tête et
des jambes, on arrive à la précocité et on obtient de plus grandes quantités de
viande… Nos éleveurs ont donc approprié aux besoins de la boucherie cet animal
qu’en Espagne et de l’autre côté du Rhin tous les consommateurs repoussent. »
42. L’Exposition universelle de 1867 illustrée, 60 livraisons, 1867. Arch. dép. Aisne, f° 97/1, livraison 25 du 29 juillet 1867.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
153
Fig. 20. Plaque-récompense de l’un des premiers concours de mérinos,
conservée à la station de testage de Verdilly. Cl. A. Arnaud.
Un rapport complémentaire 43, sous la plume de Gustave Bonjour, apporte
ici un éclairage significatif sur le savoir-faire de nos professionnels face aux
exposants étrangers : « Est-ce que notre exposition française, dans laquelle nos
éleveurs du département de l’Aisne tiennent un rang très distingué, témoigne
d’une infériorité marquée ? Non certes… Sur l’état dans lequel se trouvent nos
races mérinos, nous n’avons qu’à louer les efforts persévérants et couronnés d’un
légitime succès de nos agriculteurs distingués… Nous devons dire que les laines
du Soissonnais, soit en suint soit en lavé à dos, sont mieux traitées que celles des
arrondissements de Laon, Saint-Quentin, Vervins. Aussi obtiennent-elles de
meilleurs prix. »
En cette fin du Second Empire, deux enquêtes départementales 44 confirment que l’avenir est porté par cette race élaborée en Soissonnais.
Le point de vue des professionnels
Au milieu du siècle, l’Aisne tend à devenir le pays du mouton, puisque
l’enquête de 1867 précise : « En 1852, un recensement du nombre des moutons
43. L’Exposition universelle de 1867, étudiée au point de vue des intérêts du département de l’Aisne.
Paris, 1868, 440 p. Rapport de Gustave Bonjour : les laines peignées et filées, p. 337-345.
44. Ch. Gomart, Statistique agricole sommaire du département de l’Aisne, 1858. Ministère de l’Agriculture, Enquête agricole départementale : Aisne, Paris, 1867, 417 p.
154
Alain Arnaud
dans le département en portait le nombre à 1 052 000. Le recensement de 1866
l’élève à 1 177 117 » 45. L’administration doit donc prendre des mesures d’endiguement, comme le donnent à penser deux articles du Règlement sur les chemins
vicinaux 46, édicté le 30 septembre 1854 par la préfecture : « Il est interdit de
dégrader les talus des chemins vicinaux ou d’y faire ou laisser pâturer les
bestiaux, de quelque espèce qu’ils soient… Il est défendu de faire ou laisser paître
sur les chemins vicinaux aucune espèce d’animaux, soit sous la garde d’un pâtre,
soit même à la longe ou en laisse. »
La Statistique de 1858 est peu bavarde sur l’élevage ovin, mais elle
confirme clairement : « La race dominante dans le département est le mouton
mérinos ou métis-mérinos… On l’élève soit pour le livrer à l’engraissement, soit
pour fabriquer des reproducteurs mâles ou femelles. La laine mérinos fort estimée
est l’objet d’un commerce considérable… Parmi les établissements qui s’adonnent avec succès à l’élève du bélier reproducteur, on peut citer MM. Hutin, de
Lessard, Hutin, de La Loge, Simphal, de Lionval, Lamy, de Remevoisin, Camus,
de Berthaucourt, et Bouvry, de la Ville-aux-Bois. »
Quant à l’enquête menée par le ministère de l’Agriculture en 1867, elle
analyse le terrain et en souligne certaines données : « L’arrondissement de Soissons se partage en grandes fermes très favorables à la production des céréales et
à l’élève de la race ovine qui, dans cette contrée, est un des éléments de la prospérité agricole [p. 6]… Il y a dans l’Aisne insuffisamment d’engrais, car il y a insuffisance de têtes de bétail à l’hectare. On devrait nourrir plus, il y a donc déficit de
fumier… Il faut compter comme une fumure puissante le parcage. Et comme il y
a dans ce département une grande abondance de troupeaux de moutons, la terre y
reçoit de ce côté un secours assez riche ; c’est aussi le seul avantage qui résulte
de la vaine pâture [p. 31]. »
L’élevage fait donc partie des points forts, et même des atouts d’avenir :
« Un grand progrès a été réalisé depuis trente ans dans la production des
animaux : le choix des races plus judicieux, meilleurs procédés d’alimentation,
l’élevage est mieux dirigé, par suite les animaux deviennent plus précoces et
rendent de plus grands services. »
L’enquête proprement dite se compose de 161 questions, qui balaient toute
la vie agricole, et dont les réponses sont apportées tant par des observations des
enquêteurs que par des dépositions orales de nombreux fermiers. Parmi ces
dernières, multiples sont les contributions apportées au débat laine/viande, qui
accompagne l’Exposition universelle de cette même année. Soulignons en tout
cas que tous les éleveurs ovins interrogés s’accordent à reconnaître cette activité
pour rentable – ou au moins équilibrée –, mais insistent également sur le rapport
non négligeable du fumier de mouton : « J’ai 1 500 moutons et ne les nourris que
pour l’engrais (M. Lemoine, Vauxbuin)… Mon troupeau de 1 000 à 1 200 têtes
me satisfait et j’en tire quelque profit, surtout par l’engrais (M. Carette,
45. Soit plus de deux têtes par habitant. Enquête de 1867, p. 67.
46. Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 435. Art. 341 et 372.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
155
Auffrique)… Le fumier pour mon exploitation est le seul bénéfice que je retire de
mon troupeau (M. Didier, Cuiry-Housse). »
Nul ne pressent alors que la prochaine arrivée des engrais chimiques va
bientôt anéantir cet avantage et aura également pour effet de rendre aux cultures
bien des terres à moutons, jugées jusqu’alors trop pauvres.
Retenons en tout cas de cette enquête ministérielle de 1867 qu’elle est la
première à évoquer officiellement le mérinos dans le contexte sélectionné de la
région soissonnaise, puisqu’il est maintenant avéré que cet arrondissement s’est
placé lui-même à la pointe de cet élevage, pourtant implanté originellement dans
tout le département. Le texte en explicite d’ailleurs clairement certaines raisons
(grandes exploitations, type de paysages et de cultures, volonté et maîtrise des
éleveurs)… Le nom de la nouvelle race va en découler.
Qu’est-ce que le mérinos précoce du Soissonnais ?
C’est, semble-t-il, dans un article de A. Sanson, publié dans l’Argus soissonnais du 9 février 1875 47, qu’est utilisé pour la première fois ce qui deviendra le nom officiel de la nouvelle race. Sanson est professeur de zoologie et
zootechnie à l’école d’agriculture de Grignon, il est un spécialiste reconnu de
la gent ovine et il consacre ici un long développement technique à ces « mérinos précoces du Soissonnais » qui, « au premier rang des troupeaux français »,
se développent sur les plateaux des cantons de Neuilly-Saint-Front et d’Oulchyle-Château.
« Le progrès accompli est vraiment remarquable », souligne-t-il, en citant
les noms des éleveurs de pointe, qu’il a pu visiter sur le terrain. Ce sont donc Paul
Bataille à Passy-en-Valois, M. Conseil-Lamy à Oulchy-le-Château, M. Duclert à
Edrolle, M. Hutin à Lessart, M. Delizy à Montemafroy, M. Minelle à Villardelle,
des noms déjà distingués depuis bien des années. Après avoir montré, chiffres à
l’appui, que l’élevage de ce mérinos est d’un rapport « très rémunérateur », il fait
état de brins de laine d’une longueur extraordinaire (jusqu’à 190 mm chez un
bélier d’Édrolle !), qui affichent en même temps finesse et résistance. Même
comparées aux laines « coloniales » (c’est-à-dire d’importation), les laines du
Soissonnais sont « supérieures à toutes les autres ».
De même inspiration est un petit article du Journal de l’Agriculture, publié
en 1879 48, qui met en valeur le « degré de perfectionnement auquel sont parvenus les troupeaux de ce centre de production du Soissonnais, sous le double
rapport de la régularité de la conformation des sujets qui les composent et des
qualités de leurs toisons ».
En témoignent cinq ou six éleveurs, que les jurys ne parviennent pas à
départager, tant leurs béliers exposés « sont conduits avec une égale supériorité »,
47. A. Sanson, Les mérinos précoces du Soissonnais, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 662.
48. « Un bélier mérinos du Soissonnais », Journal de l’Agriculture, juillet 1879, Bibl. mun. Soissons,
coll. Périn 3165.
156
Alain Arnaud
Fig. 21. La famille Conseil, à Oulchy-le-Château,
a mené l’élevage du mérinos jusqu’à l’excellence pendant plus d’un siècle. Coll. part. Cl. A. Arnaud.
Fig. 22. La traditionnelle « rigole à moutons »
à la ferme de Violaine (commune de Louâtre).
Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
157
Fig. 23. Du mérinos à plis au mérinos précoce. Document Omnium agricole, Hachette, 1920. Cl. A. Arnaud.
et cela qu’il s’agisse de « cornards » (mâles à défenses enroulées de grande envergure) ou de « meuss » (sans cornes).
C’est l’occasion de découvrir un portrait zootechnique accompli d’un
bélier de Paul Bataille, sorte d’archétype de la race, primé au concours de Lille :
« Le bélier qui lui a valu le premier prix était irréprochable sous tous les rapports.
Par la brièveté du cou, par la longueur du corps, par la rectitude de la ligne du dos
et le parallélisme de celle de la poitrine et du ventre, par la largeur et la correction de la base de sustentation, par la brièveté des membres et la finesse relative
de la tête et des cornes, enfin par l’absence complète de plis à la base du cou, on
voit clairement qu’il s’agit là d’un sujet admirablement conformé. Il est facile de
voir aussi que l’ampleur de son corps n’est point due à cette couche épaisse de
graisse, dont on constate la présence sous la peau de beaucoup de moutons
anglais. Ici, ce sont les formes du squelette et celles des masses musculaires qui
l’entourent qui commandent la conformation générale et qui assurent un rendement élevé en viande. Quant à la valeur de la toison, on sait que les toisons du
Soissonnais se distinguent par la finesse, la longueur et surtout le nerf de leur
brin, qui leur assure une plus value incontestée. »
Deux ans plus tard, les mêmes éleveurs se disputent à nouveau les
honneurs au Concours régional agricole de Versailles 49 et raflent tous les prix
destinés aux plus beaux mérinos. L’Aisne affiche donc, une fois de plus, sa remarquable supériorité, et cela « avec le plus grand éclat ».
Si le recensement animalier de 1866 marque sans doute le point culminant
du cheptel ovin dans l’Aisne, le chiffre ne va baisser que lentement, puisque les
bêtes à laine, soutenues par le renom du mérinos, représentent plus que jamais
une tradition et un rapport.
Avec un million de têtes en 1879 50, il y en a nécessairement partout,
comme l’attestent les enquêtes communales des instituteurs de 1883, examinées
au hasard des villages du Valois 51. Haramont affiche 100 moutons de race
commune, Corcy 400, Villers-Hélon 750, Louâtre 1 200, Longpont 1 550, Faverolles 1 600, Chouy 3 800 ! Villers-Cotterêts déclare « 385 brebis », Dampleux
précise « 150 moutons, 140 brebis, 300 agneaux », Vivières annonce « 2 béliers,
49. « Le département de l’Aisne au Concours régional de Versailles », Journal de l’Aisne, 26 juin
1881, Bibl. mun. Soissons, coll. Périn 748.
50. Chiffre donné par Jules Verne, Géographie illustrée de la France, 1879.
51. Arch. dép. Aisne, fonds Piette.
158
Alain Arnaud
995 moutons, 560 brebis, 360 agneaux », tandis que, renonçant à les compter,
l’instituteur de Montgobert signale sobrement « des bêtes à laine » et celui de
Parcy-Tigny « beaucoup de moutons » ! La part variable des mérinos n’y est
cependant pas connue.
Face à la crise
Ce sont pourtant les années où s’amorce, tant en France qu’à travers le
monde, le reflux du mouton52, pour des raisons à la fois générales et locales : une
meilleure exploitation des terres qui réduit les « parcours », la généralisation des
engrais chimiques, la crise lainière et même, parfois, la pénurie de bons bergers.
La comparaison des cheptels de 1866 et 1913 est parfaitement démonstrative :
notre pays passe alors de 29,5 millions de têtes à 16,2 millions, l’Allemagne passe
de 25 à 5 millions, l’Espagne de 32 à 16, l’Argentine de 67 à 43… Quelques
exceptions, dues au bas prix de la laine produite, apparaissent dans ce mouvement : l’Australie reste stable (autour de 85 millions) et l’Union Sud-africaine
accroît de 10 à 35 millions ses moutons du Cap 53.
L’heure de la laine est maintenant passée et ses cours s’effondrent inexorablement en France depuis une trentaine d’années déjà 54. Après s’être vendue
5,40 francs le kilo pendant l’exercice 1852-1853, la laine des quelque 300
moutons d’une ferme de 112 ha proche de Château-Thierry ne trouve plus
preneur qu’à 2,15 francs lors de l’exercice 1881-1882 !
Cette crise s’ajoutant à une évolution générale difficile du monde rural
(avec le fameux « exode »), rappelons brièvement que cette fin du XIXe siècle voit
les pouvoirs publics réagir par la mise en place de nouvelles structures : le
premier ministère dédié à l’agriculture est créé en novembre 1881, le syndicalisme paysan et la médaille du Mérite agricole naissent en 1884 (le premier syndicat agricole de l’Aisne est celui de Château-Thierry en 1886), puis c’est le
Service des Améliorations qui est lancé en 1903 (il devient Génie rural en 1918),
les mutuelles d’assurances et de retraites agricoles en 1904 55.
Devant la fatalité de certaines maladies, les recherches sur le bétail se
développent. C’est sur les moutons de la Beauce que Pasteur isole le bacille du
charbon et met en place, dès 1881, la vaccination. Ouverte en 1829, l’École nationale d’agriculture de Grignon précède, dans l’Aisne, la ferme-école de Guizancourt (1849), avant que la IIIe République n’implante un enseignement agricole
spécialisé dans les régions. Dans l’Aisne, la station agronomique de Laon est
votée en 1886 et c’est à la rentrée 1891 que s’ouvre l’École pratique d’agriculture
Alexandre Delhomme à Crézancy.
52. Les économistes parlent de la « dépécoration ».
53. Henry Girard et Georges Jannin, Le mouton de rapport, Paris, 1927.
54. Enquête sur la crise agricole dans l’Aisne. Rapport de la Société des agriculteurs de France,
1884. Arch. dép. Aisne, 8° br. 1550.
55. G. Duby et A. Wallon, op. cit., Paris, 1977, t. III, p. 415-420.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
159
Fig. 24. Les brebis mérinos de Léon Lévêque primées une nouvelle fois à Paris en 1909.
Coll. part. Cl. A. Arnaud.
Entre sélection et croisement, entre pureté et métissage, l’expérimentation
sur les races se fait plus scientifique et l’on commence même à parler de génétique. Tandis que le mérinos de Rambouillet reste pur de tout apport étranger
depuis 1786 (et jusqu’à nos jours) – et par là même uniquement dévolu à la
production lainière –, des essais de métissage contrôlé ouvrent, au prix de
nombreux échecs, des pistes d’amélioration en direction de la production
bouchère. C’est ainsi que le croisement entre un mérinos français et un Dishley
anglais, réalisé vers 1850 à Alfort, va enclencher la naissance d’une nouvelle race,
d’abord appelée Dishley-mérinos, sans cornes mais très laineuse et charnue à la
fois. Sous le nom de « mérinos Ile-de-France », il contribue, bien avant 1914, à
concurrencer et limiter notre « précoce du Soissonnais ».
Un exemple : en mars 1901, le ministre de l’Agriculture lui-même instaure
dans l’Aisne un « concours spécial aux races ovines Mérinos et Dishley-Mérinos ». À Château-Thierry, trois mois plus tard, ces deux seules races – la
première, issue d’une minutieuse sélection, la seconde, résultant d’un métissage –
s’affrontent et doivent se partager le palmarès 56.
La dernière année de la Grande Guerre est fatale au cheptel de centaines
de fermes soissonnaises. Devant la ruée ennemie de fin mai 1918, il faut fuir en
toute précipitation, en convois hétéroclites qui mélangent bêtes et gens le long des
routes. En voici un témoignage inédit : « Moi, Ferdinand Poteau, berger à
Violaine, suis parti aussitôt avec le troupeau de 400 têtes de M. Maurice. Le
lendemain, en passant à Lizy-sur-Ourcq, j’ai trouvé une occasion de me débarrasser des béliers et je les ai vendus. J’ai ensuite continué l’évacuation qui se
56. Arch. dép. Aisne, 8° br. 735.
160
Alain Arnaud
Fig. 25. Une page du Flock-book, livret d’identité de tous les béliers reproducteurs.
Ici, quelques ventes de Léon Lévêque vers le monde entier (1948). Coll. Station de testage de Verdilly.
faisait à vive allure et j’ai perdu alors une dizaine de bêtes, que j’ai dû abandonner, épuisées de fatigue… Voyant l’état lamentable de mon troupeau et bousculé
de toutes parts par l’autorité militaire, je me suis trouvé obligé, pour ne pas perdre
les animaux restants, de les vendre pour le prix réduit de 63 frs la bête à un
marchand que j’ai rencontré. Personne n’en voulait » 57.
En quatre mois de conflit, la France a vu disparaître le quart de son cheptel ovin, passé à 12 millions. Le traité de Versailles ne néglige point cette perte et
impose au vaincu le remboursement de 100 000 brebis et mille béliers ! Mais bien
sûr, ce ne sont pas là de bonnes conditions pour préserver la qualité des races…
Au cœur géographique de la tourmente, le troupeau précoce soissonnais a
perdu beaucoup de terrain. Et le nouveau machinisme agricole (en particulier les
moissonneuses-batteuses qui ne laissent plus guère de chaumes) ne peut favoriser
sa relance. Comment le reconstituer sans le dénaturer ?
Une structure bien tardive
C’est au début des années 1920 que naissent les premiers syndicats d’élevage 58. Dans un esprit de contrôle et de qualité, les « Flock-books », créés de
1922 à 1925, sont des organes d’enregistrement des troupeaux après contrôle de
57. Souvenirs de guerre de M. Jean Maurice Louâtre (document familial).
58. Guy Marival, D’hier à aujourd’hui, l’agriculture de l’Aisne, Laon, 2001.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
161
leur origine. Pour préserver la quintessence des reproducteurs, tout animal répondant aux standards est tatoué aux oreilles avec l’indication précise de ses origines
parentales : une « carte d’identité », qui comporte même sur le registre officiel
l’empreinte nasale des béliers géniteurs ! Garantis par le ministère de l’Agriculture, ces livres généalogiques conditionnent les échanges et les ventes de béliers
et aident donc le développement et la promotion de la race.
Le Flock-book du Mérinos précoce du Soissonnais, né le 24 décembre
1924, ne regroupe alors que sept éleveurs, sous la présidence du renommé Henri
Conseil, d’Oulchy-le-Château, à qui succédera, trois ans plus tard, son confrère
Léon Lévêque, de Montgru-Saint-Hilaire. Mais le petit nombre d’adhérents (qui
ne dépassera jamais 35) n’est pas en mesure de reconstituer cet élevage à son
ancien niveau ni d’enrayer le déclin déjà amorcé d’une race mérinos, qui ne peut
se battre que contre d’autres mérinos 59 et qui doit alors trouver un second souffle
dans l’exportation assez large de béliers reproducteurs sélectionnés.
Il apparaît bientôt que les mérinos du Soissonnais, de Champagne et de
Bourgogne (dans le Chatillonnais), tous de souche espagnole, ont pu évoluer
depuis plus d’un siècle vers la même recherche de précocité et d’équilibre
laine/viande selon leurs données locales propres. Cependant, à la suite d’échange
de géniteurs entre leurs meilleurs élevages selon les principes stricts de la sélection, les trois troupeaux ont fini par ne présenter que d’infimes différences.
Acceptant alors l’idée d’une race unique, le Congrès du Mouton, tenu à Paris en
décembre 1929, fusionne les divers rameaux pour créer le Flock-book du « mérinos précoce ». C’est la fin apparente de notre mérinos soissonnais…
De grandes dynasties d’éleveurs
L’amour de la race, la double exigence de tâtonnements génétiques et de
maîtrise pratique sur plusieurs centaines de bêtes, la nécessité de fixer l’évolution
des caractères dans le long terme, l’objectif de transmettre un troupeau maîtrisé,
sans doute aussi la conviction de tenir pleinement un métier original, avec ses
traditions et ses secrets, tout converge pour expliquer que cet élevage ovin spécialisé a presque toujours constitué l’apanage de familles précises au long de
plusieurs générations successives. Les lignées moutonnières existent en Soissonnais, même si les noms de famille peuvent changer, généralement dans le cas de
transmission par les femmes. Il y a donc une généalogie des moutons – qui constitue presque un pédigrée, s’appuyant sur une ascendance identifiée 60 –, mais elle
passe parfois par celle de leurs éleveurs !
59. Entre 1924 et 1929, un concours national spécial de la race mérinos est organisé plusieurs fois à
Oulchy-le-Château, mais semble n’opposer en fait que des confrères et voisins.
60. « A vendre par adjudication à la ferme de Loupeigne le 9 février 1896 un magnifique troupeau
de mérinos améliorés, ayant obtenu les plus hautes récompenses à Paris, en France et à l’étranger,
notamment en Amérique, descendant du troupeau d’Édrolle, composé de 160 béliers et 500 femelles… ». Annonce parue dans l’Écho soissonnais, 1er janvier 1896.
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Alain Arnaud
Fig. 26. Delizy et Godart, les grands noms de l’élevage mérinos de Montemafroy (commune de Dammard).
Cl. A. Arnaud.
Fig. 27. Troupeau mérinos à la ferme du Chêne
(commune de Montgru-Saint-Hilaire) avant 1914.
Carte postale, coll. part. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
163
Les recherches n’y sont cependant pas toujours aisées : quelle filiation
existe-t-il, par exemple, entre l’éleveur Camus, de Berthaucourt, cité par la Statistique de 1858, appelé ensuite M. Camus, de Pontru, lorsqu’il est récompensé à Laon
en 1866, et M. Camus-Viéville, de Pontruet, qui présentait à l’Exposition universelle de Paris en 1900 plus de 250 médailles gagnées par ses béliers à laine ? 61.
Et parmi tous les noms cités plus haut, s’il est des précurseurs qui ne
semblent pas avoir généré de successeurs directs (comme Collard, Pille ou
Minelle), il en est d’autres qui ont marqué des lieux (Chouy, par exemple, dont le
nom est lié à Borniche, à Gaillard, à Simphal…) ou qui ont « régné » sur de
longues décennies.
La famille Conseil
Jean-Prosper Conseil, cultivateur d’Oulchy-le-Château, acquiert en 1812
quelques mérinos récemment importés et fonde ainsi la première bergerie de cette
race dans l’Aisne, qu’il développe ardemment sous la Restauration. L’un de ses
douze enfants, Philippe-Amand, parfois appelé Conseil-Lamy, poursuit avec
succès la sélection sous le Second Empire, avant de transmettre la bergerie familiale à son fils Henri, dont les béliers précoces raflent médailles, trophées et
grands prix entre 1885 et 1914. Il sera le premier président du syndicat de la race
entre 1925 et 1927. L’une de ses nièces épouse alors M. Guyot, dont la famille
conduit déjà avec brio le troupeau métis-mérinos de la ferme de Servenay, près
d’Arcy-Sainte-Restitue. Nous avons déjà rencontré leurs noms, associés par leur
notoriété, en 1842.
La famille Delizy-Godart-Lévêque
Vers 1845, Pierre-François Delizy introduit le mérinos dans sa ferme de
Montemafroy, près de Dammard. Son fils Aristide y continue l’élevage vers 1875,
puis s’installe à Chaudun. Mais son neveu Amédée reste à Montemafroy et y a
pour successeur Léon Godart, qui ne remporte pas moins de trois médailles d’or
à l’Exposition universelle de 1889 pour ses béliers reproducteurs de race Dishleymérinos ! Parallèlement, le gendre d’Aristide est Léon Lévêque, éleveur-cultivateur à la ferme du Chêne, à Montgru-Saint-Hilaire, l’un des maîtres historiques
du mérinos précoce du Soissonnais.
Travaillant sans apport génétique extérieur, mais soucieux d’éviter tout
risque de consanguinité, il produit des béliers de très haute qualité qui lui valent
un nombre incalculable de médailles d’or, trophées, grands prix et titres de
champion, en particulier entre 1909 et 1914, puis entre 1924 et 1936. Il préside
l’Union ovine de France ainsi que le Syndicat du mérinos précoce et exporte résolument ses reproducteurs vers l’Australie, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Nord,
l’Europe de l’Est, où il fait connaître le nom du Soissonnais.
61. Guy Marival, op.cit.
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Alain Arnaud
Fig. 28. Quelques récompenses obtenues par Léon Lévêque.
Coll. part. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
Fig. 29. Un trophée de 1935, conservé par la famille Lévêque. Cl. A. Arnaud.
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166
Alain Arnaud
Fig. 30. Le traditionnel vase de Sèvres, récompense suprême au concours agricole de 1929,
« prix d’ensemble » attribué à Léon Lévêque pour ses reproducteurs de la race mérinos précoce du Soissonnais.
Coll. part. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
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Fig. 31. Le papier à lettres de Léon Lévêque. Coll. part. Cl. A. Arnaud.
Fig. 32. Maurice Lévêque, fils de Léon, ne manque pas d’arguments pour exporter ses productions soissonnaises.
Revue de l’Union ovine, le Mouton, mai 1961.
Cl. A. Arnaud.
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Alain Arnaud
Fig. 33. A la ferme du Chêne, de nos jours,
les plaques récompenses sont plus nombreuses que les brebis mérinos.
Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
169
Son fils Maurice prend sa suite en 1939 et répartit ses bêtes entre la ferme
de Bonnesvalyn et la ferme du Chêne. Il explique lui-même 62 : « Le métier d’éleveur a ce caractère essentiel d’être une création continue, pour laquelle il n’est
pas trop de l’effort persévérant de plusieurs générations, patiemment vouées à la
même tâche… Ayant la chance de travailler sur un type exceptionnel de moutons,
le mérinos précoce, j’ai toujours essayé de lui faire rendre le maximum dans sa
double aptitude à la production de laine et de viande, tout en sauvegardant l’allure et la beauté, qui font sa noblesse, et la rusticité, qui facilite sa diffusion
aujourd’hui mondiale. »
L’une de ses grandes fiertés est d’avoir trouvé pour ses béliers des clients
en Espagne, pays d’origine du mérinos ! Quant à ses innombrables récompenses,
elles ont été limitées par son classement fréquent comme « hors concours »…
La tradition est ensuite portée par les deux fils de Maurice : Henri (à la
ferme du Chêne) et Michel (Bonnesvalyn), puis par l’un de ses petits-fils, Hubert
(ferme d’Armentières) jusqu’à aujourd’hui… Six générations – et plusieurs ramifications – au service du mérinos soissonnais !
Qu’est devenu le mérinos soissonnais ?
En décroissance constante tout au long du XXe siècle63, le troupeau ovin
du département ne représente plus qu’un vingtième de ce qu’il était voici un
siècle et demi. Un bilan, qui s’explique aussi par des épizooties récurrentes
(fièvre aphteuse de 1933, 1937, 1946, 1951…) comme par la généralisation des
désherbants sélectifs, qui fait presque disparaître la nourriture naturelle disponible.
Il faut cependant remarquer que le mouton, quelle que soit sa race,
dispose de nos jours d’un marché souvent oublié, celui des célébrations religieuses de fin d’hiver (la fête chrétienne de Pâques, ainsi que, depuis quelques
années, l’Aïd-el-Kébir, la fête musulmane du mouton), importantes consommatrices de cet animal. Elles suffisent même à justifier, en partie, le maintien de
certains élevages locaux.
À côté de la race Ile-de-France, dûment suivie et sélectionnée aujourd’hui
par la station de Verdilly (près de Château-Thierry), le mérinos précoce pur 64,
pour sa part, n’occupe plus qu’une présence symbolique dans l’Aisne, destinée à
l’export vers l’Europe méridionale et l’Afrique du Nord. Fier de l’héritage fami-
62. Revue Le Mouton, mai 1961.
63. La Monographie agricole du département de l’Aisne, publié par le ministère de l’Agriculture (la
Documentation française, 1958, 115 p.) indique : 162 000 têtes en 1929, 140 000 en 1938, 80 000
en 1945, 76 000 en 1952, le mérinos précoce ne représentant alors que 8 % de ce dernier chiffre.
Plus récemment, André Fiette (L’Aisne, des terroirs aux territoires, Comité d’expansion de l’Aisne,
1995) chiffre à 53 000 le cheptel ovin en 1992. Il produit annuellement 900 tonnes de viande.
64. Depuis 1990, les races ovines ne sont plus gérées par les anciens Flock-books, mais par des
« unités de sélection et de production de races » (UPRA).
170
Alain Arnaud
Fig. 34. Descendant en ligne directe des béliers espagnols de Rambouillet, le mérinos précoce d’aujourd’hui,
toujours élevé en terre soissonnaise, a conservé de puis plus de deux siècles la pureté et la fierté de sa race.
Mouton de l’élevage d’Henri Lévêque. Cl. A. Arnaud.
Sur les traces de l’élevage ovin dans l’Aisne
171
lial et de la qualité de ses reproducteurs, le dernier éleveur en est Hubert Lévêque,
à Armentières 65, en plein cœur de l’ancien « royaume » du mérinos précoce du
Soissonnais.
En guise de conclusion
Importé par Louis XVI, encouragé par Napoléon Ier, le mérinos a su prendre une forte place dans les fermes soissonnaises. Moins d’un siècle plus tard,
c’est la politique et l’économie nationales, et même internationales, qui vont le
faire refluer peu à peu. De l’État à la bergerie locale, le lien s’avère étroit.
Une belle histoire méconnue, un savoir-faire de pointe, une réelle richesse
régionale, un patrimoine aujourd’hui négligé, tel peut se résumer l’élevage de cet
animal, qui a pu faire briller, un temps, le Soissonnais aux yeux du monde et qui
a marqué, à sa façon, le sud du département.
Tout comme la betterave est devenue, en ce même XIXe siècle, la racine
emblématique de cette terre, pouvons-nous considérer – au vu de ce qui précède
et au prix d’un facile jeu de mot – que ce mérinos mériterait le titre de « bête à
l’Aisne » par excellence ?
Les recherches continuent...
Alain ARNAUD
65. Plus récente distinction obtenue par cet éleveur : l’un de ses béliers vient d’être adopté comme
mascotte par un régiment de l’armée française !
La ferme Monnot à Pontru :
un exemple de modernité au XIXe siècle
Le hameau qui a donné son nom à la commune de Pontru a été pendant
tout le XIXe siècle la propriété de la famille Monnot laquelle s’est totalement identifiée au lieu alors que la plupart des habitants étaient installés sur le hameau de
Berthaucourt. Autour de l’église se trouvent le château, la ferme, la râperie et la
cité ouvrière habitée par les employés de la ferme Monnot. Le tout est situé à
proximité de l’Omignon.
Autre aspect étonnant, c’est la diversité du mode d’exploitation de la
ferme : alternativement faire-valoir direct, gérance ou location, de même que pour
la sucrerie. À chaque génération, on observe des mises en vente de parcelles
importantes ou du domaine entier, suivies parfois d’acquisition.
De la constitution d’un patrimoine foncier à la ferme expérimentale
Un patrimoine foncier hérité de la Révolution
Le village de Pontru est cité depuis le VIIIe siècle. On n’y connut qu’un seul
seigneur, Philippe de Pontru en 1140, avant que le domaine ne passe sous la
seigneurie de l’abbé de Vermand 1. Dans son ouvrage, La mémoire de Vermand,
Jacques Coquelle déplore l’absence de documents sur l’origine de beaucoup de
biens fonciers de l’abbaye Notre-Dame de Vermand. Ces biens provenaient soit
de dons purs et simples, soit ils étaient assortis de redevances ou de prestations,
d’acquisitions ou d’échanges. Leur possession, et notamment celle de Pontru,
était toutefois ancienne, puisque l’auteur souligne que l’abbé était seigneur de
Pontru en 1384. « Un maire et des échevins » en géraient les revenus, ainsi que
ceux de la ferme du Grand Priel. Les terres de Pontru étaient dans la mense abbatiale depuis 1674, et se composaient de 560 setiers 40 verges, soit environ 192
hectares.
L’abbaye de Vermand, comme les autres couvents de l’ordre de Prémontré, observa le faire-valoir direct puis passa à l’affermage des terres. En général,
le fermier construisait sa maison sur le sol du bailleur, ce qui lui assurait une
certaine longévité dans la fonction.
1. Jacques Coquelle, La mémoire de Vermand, t. 1 : L’abbaye royale Notre-Dame, Dalmanio, 1985 ;
Théodule Collart, Histoire de Pontru, Pontru, 1950, s. p.
174
Monique Séverin
Fig. 35. Les rives de l’Omignon. Carte postale. Coll. part.
La ferme Monnot à Pontru
175
À l’époque de la Révolution, les terres de Pontru étaient louées par moitié
à Pierre Loiseaux 2 et à Jean-Louis Monfourny. Il n’est pas facile de donner la
superficie de chaque ferme, celles du Grand-Priel, de la Désolation, de la HauteBruyère, de l’Ascension, de la Maison-Rouge, de Bracheul, de Bertaucourt, de
Pontru faisant partie du même et vaste terroir de Pontru. La ferme de Pontru est,
après la Révolution, réunie un temps à celle du Grand-Priel et par la suite certains
marchés de terre passent de l’une à l’autre.
L’abbaye de Vermand ferme ses portes le 28 décembre 1790, après la célébration de la dernière messe. Ses biens entrent dans le giron de la Nation. De
nombreuses ventes de biens nationaux, terres et bâtiments, eurent lieu entre le
27 avril et le 13 mai, puis en 1792 3. Leur complexité ne permet pas de donner ici
le détail de toutes ces tractations 4. Les terres de Pontru, qui sont des biens nationaux de seconde origine, sont vendues en deux lots le 12 juin 1792 à Auguste
Merlier, spéculateur bien connu des milieux d’affaires saint-quentinois. Merlier
agit en faveur d’un notaire parisien, Martisson.
Un premier Monnot désintéressé
Les terres de Pontru sont possédées par plusieurs propriétaires, avant
d’être rachetées par Pierre Nicolas Le Roy 5, demeurant à Estrées, futur beau-père
de Charles Monnot. Pierre Le Roy acquiert également des terres de même origine
situées à Gouy et à Montbrehain. Nous n’avons pas connaissance de l’acte d’acquisition des terres de Pontru par les époux Le Roy-Badin, mais il est vraisemblable qu’elles ont été acquises dans l’intention de doter leur fille unique,
Madeleine Émilie Le Roy, qui épouse, en 1794, Charles Monnot, négociant-fabricant de gaze à Paris.
Charles Monnot est le premier des quatre Monnot qui gèreront la ferme de
Pontru pendant plus d’un siècle. Il est né en 1765 à Beaune et demeure à Paris, 7
rue du Renard-Saint-Sauveur (4e arrondissement). Il fabrique des gazes et des
« schalls ». Vers 1794, il épouse Marie Madeleine Émilie Le Roy, fille de Geneviève Badin et de Pierre Nicolas, dont les ancêtres ont été mulquiniers à Levergies, Ramicourt, Estrées. Pierre Le Roy avait introduit à Estrées, en 1777, la
fabrication des gazes de soie 6.
Émilie Le Roy hérite du domaine de Pontru à la mort de ses parents. Le
couple Monnot-Le Roy 7 aura quatre fils et une fille. Charles Monnot place en 1806
2. Ce dernier fut nommé expert lors des prisées des biens révolutionnaires. Arch. dép. Aisne,
Q 112/2863.
3. Arch. dép. Aisne, 283 E 20, Me François Gronnier, notaire à Caulaincourt.
4. Jacques Ducastelle, « La vente des biens nationaux à Saint-Quentin », Études révolutionnaires
saint-quentinoises, Société académique de Saint-Quentin, 1989.
5. Pierre Nicolas Le Roy était né à Estrées le 5 octobre 1742. Il est décédé à Saint-Quentin le 8
vendémiaire an II.
6. Alphonse Ognier, Notice historique sur Gouy et Le Catelet, 1863, p. 389.
7. Ce nom restera ainsi porté durant trois générations.
176
Monique Séverin
deux d’entre eux, l’aîné Jean-Baptiste et le second, Pierre-Louis, « à titre d’apprentis à l’état de gaziers » chez le sieur Jourdain. Ils en sortent en octobre 1810,
munis de certificats 8. Dès 1812, ils mettent en fermage l’ensemble du domaine 9.
Charles Monnot-Le Roy et son fils aîné ne commencent à s’intéresser aux
terres de Pontru que quelques années plus tard. Selon sa famille, son goût spéculatif est freiné par ses convictions religieuses. Il attend 1822 pour faire construire
la ferme de Pontru, le pape ayant alors permis aux catholiques de conserver les
biens d’Église achetés par eux 10.
En réalité, Charles Monnot, jouissant par son épouse du domaine, cherche
dès 1819 à s’en débarrasser :
A vendre. Domaine situé à Pontru, canton de Vermand, arrondissement de
Saint-Quentin. Il consiste en deux fermes dites de Pontru, bâtiments, héritages,
terres labourables, prés, marais et plantations de la contenance totale de 220 ha
53 a 55 ca. Il a été affermé pour dix-huit années commencées par la récolte de
1812. Par suite de rétrocession de ce bail, le sieur Santin jouit de la moitié dudit
domaine et le sieur Hutin de l’autre moitié. Cette autre moitié pourrait aussi être
donnée à bail, car le fermier consent formellement à la cessation de sa jouissance. S’adresser à M. Monnot-Le Roy, négociant à Paris, propriétaire dudit
domaine, à M. Garnier son régisseur à Estrées, et à Me Paringault, ancien
notaire à Saint-Quentin 11. La vente ne se fait pas, faute d’acquéreur.
Jean-Baptiste Monnot-Le Roy : l’agriculteur expérimentateur
Jean-Baptiste Monnot-Le Roy, fils de Charles Monnot, est né à Paris le
21 germinal an III. Il fait ses études à l’Institution Favart, une des pensions les
plus renommées de Paris. C’est là qu’il puise les premiers éléments des sciences,
dont il complète plus tard l’étude par des travaux sérieux, et qu’il développe les
aptitudes si remarquables de son intelligence, pour l’appliquer ensuite aux questions pratiques de l’économie, de l’industrie et de l’agriculture 12. Il a dix-neuf ans
lorsqu’en 1814, il est au nombre de ces jeunes gens qui, dans la plaine de SaintDenis, osent s’opposer à l’entrée des Russes et des Prussiens dans la capitale.
La famille continue de se partager entre Pontru et Paris, peut-être aussi
Saint-Quentin où elle possède une maison au n° 1 de la rue de Vesoul13. JeanBaptiste travaille aux côtés de son père durant une période indéterminée. En
1830, il est négociant à Paris. Il s’associe14 également à son frère Pierre-Louis15.
8. Arch. nat., Minutier central des notaires, X 896, 14 novembre 1810, Me Sensier, notaire à Paris.
9. Acte reçu par Me Paringault, notaire à Saint-Quentin le 9 juin 1812. Les époux Neufville versent
un fermage annuel de 2 500 francs tant en argent qu’en récoltes et produits.
10. Correspondance de Louis Monnot. Arch. privées.
11. Journal d’affiches de Saint-Quentin, 11 mai 1819.
12. Journal de Saint-Quentin, nécrologie, 15 août 1857.
13. Aujourd’hui la Poste.
14. Arch. nat., Minutier central des notaires, LXXXIX 1185, 3 juin 1833, Me Lecomte, notaire à Paris.
La liquidation de la société commerciale ayant existé entre son frère et lui a lieu avant cette date.
15. Ce dernier est décédé à Malte en 1836.
La ferme Monnot à Pontru
177
L’acte signé par sa mère et daté du 20 mars 1830 – cette date correspond
à la fin des baux de 18 ans – lui donne en toute propriété « la maison d’habitation, bâtiments nécessaires à l’exploitation, terres labourables, prés, étangs et
plantations en dépendant ». Le domaine a une superficie de 222 ha 25 a 52 ca,
d’après l’arpentage de 1821. Il s’y ajoute l’ancien presbytère et son verger, acquis
par les époux Monnot en 1825. La donation est évaluée à 80 000 francs en avancement d’hoirie et fait l’objet d’une rente de 2 500 francs jusqu’au décès du
dernier vivant des parents de Jean-Baptiste Monnot 16.
Le 4 juin 1833, le jeune homme épouse la fille de son ancien maître de
pension, Aglaé Marie Favart 17. Le mariage religieux a lieu à Saint-Maur. Le
contrat de mariage des époux, signé la veille à Paris, nous apporte maints renseignements en ce qui concerne les apports de l’époux : tout ce qui meuble ou garnit
son appartement de Paris 18 et sa maison d’habitation de Pontru ainsi que le
domaine. Celui-ci consiste en une maison d’habitation, une maison du fermier et
des bâtiments d’exploitation, des terres labourables, des prés, des marais, des
étangs et des plantations ; la maison du presbytère et son verger. Il s’y ajoute la
propriété dite La Pêcherie, comprenant une maison d’habitation, un jardin, un
verger, un étang, un cours d’eau, une digue, des plantations et un bois, à proximité de la rivière de l’Omignon, le tout pour une contenance de 5 ha 56 a 18 ca 19.
Jean-Baptiste Monnot déclare que depuis la donation de sa mère, « il a réalisé
dans le domaine des constructions importantes et de nombreuses améliorations
qui en ont augmenté de beaucoup la valeur »20.
Les époux vivent entre Paris et Pontru. Leurs deux enfants sont nés à Paris.
Mais le 17 mai 1839, le préfet de la Seine fait savoir à son collègue de l’Aisne
que Jean-Baptiste Monnot a transféré son domicile politique à Pontru le 19 avril
précédent 21.
Propriétaire terrien et châtelain
Les actes notariés ci-dessus mentionnent « maison d’habitation ». Il s’agit
bien de la maison de maître, puisqu’un logement destiné au chef de culture existe
à proximité. Un récit de contemporains lui attribue des origines lointaines 22. Mais
Charles Poëtte, évoquant « le château » de Pontru, estime la date de sa construction aux environs de 1859.
16. Arch. nat., Minutier central des notaires, X 1047, 20 mars 1830, Me Michel Aumont, notaire
à Paris.
17. Née en 1816.
18. Rue Thévenot, où tous demeurent, même Auguste, un autre de ses frères qui est notaire.
19. Acquis de M. Dollé le 28 décembre 1832, par contrat passé par-devant Me Desjardins, notaire
à Saint-quentin.
20. Arch. nat., Minutier central des notaires, LXXXIX 1185, 3 juin 1833, Me Lecomte, notaire
à Paris.
21. Arch. dép. Aisne, dossier Piette : Pontru.
22. Madeleine et Georges Pion, « Le château de Pontru et la famille Monnot avant 1914 », s.d., archives privées.
178
Monique Séverin
Fig. 36. Le château de Pontru. Carte postale. Coll. part.
Selon son contrat de mariage, Jean-Baptiste Monnot-Le Roy insiste sur
les améliorations qu’il a apportées aux bâtiments entre 1830 et 1833. S’agit-il
d’une nouvelle construction ou d’une rénovation spectaculaire de la maison,
elle aussi récente, puisque les chanoines n’y avaient pas bâti ? Certains pensent
que le château, bien que de style Louis XVI, date du XIXe siècle. Les quatre
fausses colonnes qui ornent le corps central font penser au théâtre de SaintQuentin. On accède à l’entrée principale par une avenue longeant la façade de
l’église.
Celle-ci a été probablement bâtie par les moines. Placée alors sous le
patronage de saint Remy, elle était entourée du cimetière communal, le tout
enclavé dans la propriété Monnot. Elle a été restaurée en 183423.
Au fond de l’avenue, entre deux énormes piliers, la grille monumentale
donnait accès au domaine, la façade principale se trouvant au sud, du côté de
l’étang, de la cour d’honneur et des jardins. Mais après la Révolution, le passage
par l’avenue n’était plus qu’une servitude, ayant été exproprié avec l’église
paroissiale. Ceci explique l’établissement de l’entrée principale du côté de la
route, lors de la reconstruction.
On accède au bâtiment rectangulaire par un perron de quatre marches et
la porte d’entrée vitrée, sous un plein-cintre comme les deux fenêtres voisines.
23. Elle passa à une date indéterminée au patronage de saint Barthélemy. Détruite pendant la Grande
Guerre, elle a été reconstruite au centre du village.
La ferme Monnot à Pontru
179
Du grand vestibule au plafond soutenu par deux colonnes, un escalier à double
révolution menait aux étages, un premier et des greniers. Au rez-de-chaussée se
trouvent à gauche un immense salon, puis la salle de billard. À droite s’ouvre la
grande salle à manger, communiquant avec deux autres salons. Au fond sont les
cuisines, la lingerie, la buanderie donnant au nord, avec entrée pour le personnel. Dans la petite cour qui y donne accès, une porte permet de passer à la ferme,
dont l’entrée principale donne, comme aujourd’hui, au nord, sur la route.
Une ferme précurseur
Dès les premières années de l’installation de Jean-Baptiste Monnot à la
ferme, il est surprenant de voir avec quelle facilité le fabricant de gaze s’est mis
dans la peau d’un agriculteur, et les résultats qu’il obtient. Sa ferme est fréquemment citée en exemple.
Il y pratique le sous-solage, une charrue derrière l’autre, dans le même
sillon. Cette méthode est alors très décriée avant d’être adoptée dans toutes les
fermes du voisinage On s’en étonne seulement en raison de la faible couche
arable de la plupart des terres de la ferme. Il adoptera aussi le procédé de terrage,
à l’aide du produit de curage du cours d’eau et des résidus de la sucrerie, comme
le poursuivront ses successeurs 24.
Dès 1837, il est membre associé de la section d’agriculture de la Société
académique de Saint-Quentin 25. La même année, la Société royale et centrale
d’agriculture lui attribue la grande médaille d’argent, pour l’introduction d’engrais ou d’amendements inusités, notamment des engrais artificiels et de l’engrais
liquide (lisier) 26. Il préconise aussi l’augmentation du troupeau de sa ferme afin
d’obtenir des engrais naturels pour compléter les engrais artificiels 27.
Le 9 décembre 1841, il présente un rapport relatif à l’introduction de
bestiaux étrangers. Puis il donne les raisons du prix élevé de la viande. Selon lui,
ce sont l’épizootie et la pénurie des fourrages de 1839 à 1840, l’impôt foncier
plus élevé en France qu’à l’étranger, l’énormité des contributions de toute espèce
infligées aux établissements agricoles, l’impôt sur le sel qui sert notamment à
l’alimentation du bétail, le mauvais régime des eaux qui inondent les prairies. Il
en conclut au maintien des droits sur l’introduction des bestiaux étrangers 28.
« L’économiste comme le philanthrope, dit-il plus loin, se sont alarmés d’un
renchérissement de la viande que la mauvaise récolte de fourrages des dernières
années a parfois rendu excessif. » Mais l’éleveur rappelle aussi : sans bestiaux,
pas de fumier, et sans fumier, pas d’agriculture prospère, c’est-à-dire pas d’ac-
24. Bulletin du comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quentin, t. VI, n° 8, 1857, p. 188.
25. Annales scientifiques, agricoles et industrielles du département de l’Aisne, 2e série, t. Ier, 1843,
p. 337.
26. Bulletin du comice agricole..., op. cit., p. 188.
27. Ibid., p. 188-189.
28. Annales agricoles du département de l’Aisne, Société académique de Saint-Quentin, t. XIV,
1842, p. 37 et p. 41.
180
Monique Séverin
croissement de population, d’industrie et de commerce. Et il fait la démonstration
de son raisonnement. Finalement, Jean-Baptiste Monnot compare l’élevage de
notre département à celui du Nord qui, outre la supériorité des produits, comporte
beaucoup plus de têtes, chevaux comme bovins. Il propose aussi une meilleure
exploitation des prairies.
Quant à la sucrerie de Pontru, on n’en connaît pas la date de création.
Plusieurs textes divergent à ce sujet. Selon l’Argus du Soissonnais, elle n’existait
pas au 1er janvier 1836 29. Or, il figurait déjà la mention de distillerie dans le contrat
de mariage de Jean-Baptiste Monnot en juin 1834 30. En 1837, elle est exploitée
sous forme de distillerie de betteraves. Monnot adresse, en août, au Conseil d’arrondissement des observations sur la loi du 30 janvier précédent, qui régit l’exploitation des distilleries et, selon lui, apporte des entraves à leur bonne marche.
En 1840, elle retrouve à nouveau sa vocation de sucrerie, bien qu’accessoirement
des racines, surtout de topinambours, y soient encore distillées pour alimenter
ensuite le bétail. La sucrerie de Pontru est la première, dans le département de
l’Aisne, à avoir adopté les appareils à cuire sous vide de Derosne et Cail 32.
En 1843, Monnot étudie dans les Annales agricoles de la Société académique de Saint-Quentin le mémoire de J. N. Scherz, expérimentateur du Wurtemberg, intitulé Culture des plantes fourragères 33. Il donne la description d’un grand
nombre de plantes fourragères et autres trèfles rouge, blanc et incarnat, du mélilot, qu’il a lui-même introduit à Pontru, des luzernes, du sainfoin ou de l’esparcette, des vesces, des pois, des fèves, du fromental (ray gras). Les céréales, le
maïs, le sarrasin, l’avoine, le seigle à couper en fourrage vert sont méthodiquement décrits, avec les avantages et les inconvénients que leur culture présente.
Suit un long article sur la pomme de terre, le navet, la betterave, les choux-raves,
les carottes, les topinambours dont il a introduit la culture massivement dès 1840.
En février 1844, Jean-Baptiste Monnot et le comte de Turenne, de Landifay, sont délégués au Congrès central d’agriculture à Paris. Ils font un long
rapport sur cette manifestation, où les questions évoquées sont notamment les
oléagineux et les laines. Ils soulignent également la nécessité de la représentation
des agriculteurs.
Au concours de la Société académique, une prime et une médaille reviennent à l’exploitant de Pontru pour l’introduction de nouvelles variétés de blé
notamment anglais dès 1845. À la demande du Comice, M. de Vilmorin lui envoie
des spécimens de semences de blé d’une cinquantaine de variétés. Monnot le prie
d’y joindre un échantillon de blé du Canada, dont la beauté l’a frappé à l’Exposition de Londres. Il obtient également une variété de blé qui porte son nom et est
remarquée lors de l’exposition de 1849 34. Il est encore parmi les délégués du
29. L’Argus du Soissonnais, 1er mai 1836, p. 6.
30. Arch. nat., Minutier central des notaires..., op. cit..
31. Bulletin du comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quentin, t. VI, n° 8, 1857, p. 189.
32. Id., ibid.
33. Annales scientifiques..., op. cit., p. 132-166.
34. Bulletin du comice agricole..., op. cit., p. 189.
La ferme Monnot à Pontru
181
même congrès en 1851. Pour éviter la carie du blé, M. Monnot le chaule avec du
sulfate de soude par immersion 35.
Le troupeau ovin, établi depuis longtemps à Pontru, rapporte des récompenses nationales à son propriétaire. « M. Monnot-Le Roy est placé dans un
arrondissement où la plupart des cultivateurs vendent des laines de moyenne
finesse. Il ne persévère pas moins à obtenir des laines superfines, sans doute par
les circonstances particulières où se trouve sa propriété. Cette observation, faite
en 1844, peut être renouvelée aujourd’hui. Son troupeau est resté ce qu’il était
autrefois sous le rapport du nombre (500 têtes) et sous celui des qualités du
lainage » 36. Le jury lui décerne une nouvelle médaille d’argent en 1852 37. Ses
moutons sont des mérinos, principalement de la race de Naz. L’élevage de Pontru
remporte des médailles dans toutes les grandes expositions, de 1834 à 1855 38.
Après la mort de son père Charles 39, Jean-Baptiste Monnot-Le Roy
acquiert le 17 juin 1852, par voie de surenchère, une pièce de terre dépendant du
domaine de Priel, d’une superficie de 160 hectares, y compris la garenne du bois
de la Rose et tenant à la chaussée Brunehaut. La mise à prix était de 119 000
francs 40.
Le 9 février 1852, le Comice agricole de l’arrondissement de Saint-Quentin est fondé, détaché de la Société académique. Le mois suivant, Monnot est élu
ainsi que Malézieux de Fresnoy-le-Petit 41 et Vinchon de Fluquières comme
membre de la commission permanente représentant le canton de Vermand 42.
Plusieurs membres viennent alors de la commune de Pontru : Jean-Baptiste
Marchand, cultivateur, Pierre-Antoine Camus, père et fils, propriétaire à Berthaucourt, Jean-Baptiste Ducroquet, Clément Coqu, Geffrotin, Bénoni Vicaire, cultivateurs ; Monnot-Leroy y figure en tant que fabricant de sucre 43. À plusieurs
reprises, le Comice agricole lui demande de présider le concours pour l’extension
des cultures fourragères et cela dès 1852 44. Le 16 juillet 1853, il est élu à la
Chambre d’agriculture, où son expérience et son érudition éclairent de nombreuses questions agricoles et économiques.
Il devient maire de Pontru le 9 mars 1852 succédant à Pierre Antoine
Camus, un autre propriétaire terrien précurseur. Il cherche avant tout à améliorer
le sort de ses administrés, à augmenter les ressources de la commune et à rendre
plus carrossables les voies de communication de la commune 45.
35. Id., t. I, n° 5, 1852, p. 78.
36. Id., t. VI, n° 8, 1857, p. 188.
37. Journal de Saint-Quentin, 26 février1852.
38. Bulletin du comice agricole..., op. cit., t. VI, n° 8, 1857, p. 189.
39. Le 15 avril 1852 à l’âge de 87 ans à Paris, à son domicile du 14, rue Thévenot, XIVe arrondissement.
40. Journal de Saint-Quentin, 3 juin 1852.
41. Commune de Gricourt.
42. Bulletin du comice agricole..., op. cit., t. I, n° 1, 1852, p. 15.
43. Ibid., n° 2, p. 29.
44. Ibid., n° 5, p. 76.
45. Bulletin du comice agricole..., t. VI, n° 8, 1857, p. 190.
182
Monique Séverin
Lors de la séance semestrielle du Comice, le 9 février 1854, Jean-Baptiste
Monnot fait un long rapport sur la fermeture des colombiers, à trois dates différentes, pour la préservation des semis et la protection des récoltes. Il explique une
discrimination entre le pigeon bizet et le marotte, grands ravageurs, et les pigeons
sédentaires qui ne quittent pas la basse-cour. Mais si le bizet est enfermé une fois,
on ne l’y prendra plus, et il ira loger dans les clochers ! Toutefois ce dernier est
d’une utilité indéniable comme « sarcleur ». Il purge le sol des graines parasites
et des grains semés trop drus ! Monnot n’omet pas de rappeler que le pigeon était
autrefois à 30 ou 35 centimes, c’était alors le rôti de l’ouvrier. Les fermetures
causent sa diminution, et l’augmentation de son prix. À l’issue de ce travail, le
préfet prit un arrêté le 19 octobre de la même année allant dans le même sens que
les propos de Monnot 46.
Le 25 novembre 1855, Jean-Baptiste Monnot obtient à l’Exposition
universelle une mention honorable (classe XI, préparation et conservation de
substances alimentaires) pour deux échantillons de phlegmes et d’esprit de topinambours. La commission des récompenses ne peut laisser dans l’oubli tant de
titres et surtout l’introduction déjà ancienne de la culture du topinambour et celle
plus récente du mélilot de Sibérie 47. Le 10 mars 1856, le Comice agricole de la
région de Saint-Quentin lui décerne une médaille d’honneur récompensant l’ensemble de ces progrès 48.
Le 8 août 1857, on apprend le décès à Pontru de Jean-Baptiste Monnot, à
l’âge de 62 ans 49. Il a succombé « aux rapides complications d’une maladie
douloureuse et déjà ancienne ». Deux nécrologies sont alors publiées par Félix
Ribeyre et Charles Gomart. « On peut avancer, écrit ce dernier, sans aucune
exagération, que M. Monnot est un des agriculteurs qui ont le plus contribué aux
progrès de l’agriculture dans notre département » 50.
Paul Monnot, ou un certain désintéressement
L’aîné des deux enfants de Jean-Baptiste Monnot, Paul Charles n’a que
23 ans lorsque disparaît son père 51. Il est, dit-on, l’un des plus brillants élèves de
l’École centrale. Héritier en indivision avec sa sœur Mathilde du domaine de
Pontru et des biens à Estrées, il ne paraît pas avoir été un passionné d’agriculture.
C’est cependant dans le milieu agricole qu’il se marie. Le 6 février 1858 52, il
épouse à Origny-Sainte-Benoîte Aline Flore Noémie Bauchart, fille d’Élise et de
Virgile Bauchart. Ce dernier est propriétaire terrien et distillateur à la ferme de
46. Ibid.
47. Id., t. V, 1856, p. 65.
48. Id., t. VI, n° 8, 1857, p. 189.
49. Ibid., p. 188 sq.
50. Ibid., p. 188.
51. Né à Paris (14, rue Thévenot) le 20 juin 1834.
52. Un contrat de mariage avait été rédigé deux jours auparavant par devant Me Damoisy, notaire à
Saint-Quentin.
La ferme Monnot à Pontru
183
Fig. 37. L’église de Pontru. Carte postale. Coll. part.
Montplaisir à Courjumelles ; il est par ailleurs président du Comice agricole de
Saint-Quentin.
Au sein de familles chrétiennes et très pratiquantes, la sienne et celle de
son épouse, Paul Monnot fait très vite preuve d’un état d’esprit laïque et républicain. Son épouse est accueillante, notamment avec les prêtres de la paroisse. Peu
après son arrivée à Pontru, Aline Monnot offre un chemin de croix à l’église. Son
époux, généreux lui aussi, réserve plutôt ses bienfaits à l’école laïque de Bertaucourt. Un seul enfant naît au sein du ménage.
Paul Monnot continue un certain temps l’exploitation de la ferme avec
celle de la sucrerie, sous la direction d’un chef de culture ; il s’en lasse rapidement et séjourne peu à Pontru. En mai 1863, des ouvriers de la ferme Monnot
sont récompensés par le Comice : Moutier, concierge (on appelait souvent ainsi
le chef de culture), 10 ans de service ; Pion, maître valet, 34 ans de service, et
Lefèvre, moissonneur et batteur, 33 ans de service.
Cependant, Paul Monnot participe encore aux associations agricoles, il est
présent à Saint-Quentin le 19 décembre 1860, à l’inauguration du Cercle des
fabricants de sucre et du marché aux sucres. En avril 1862, il remporte un premier
prix au concours d’animaux de boucherie, pour des brebis South-Down.
En juillet, Mme Monnot-Lazerme, veuve, tante de Paul et Mathilde, vend
avec ceux-ci la maison de Saint-Quentin située au 1, rue de Vesoul, qui vient des
arrière-grands-parents Leroy. C’est M. Nave, de Villers-Outréaux, qui l’acquiert.
En mars 1863, le frère et la sœur remettent en vente le lot de 160 hectares qui a
184
Monique Séverin
été détaché du domaine de Priel53. Mais il n’y a pas d’acquéreur. Fin 1863,
Mathilde met en licitation contre Paul quarante-cinq hectares de terres sur Estrées
et Gouy 54. Elle n’a que 27 ans et demeure alors chez les sœurs Augustines, rue de
la Santé. Les terres sont vendues à Charles Lecaisne.
Le 16 juin 1864, une société en nom collectif est formée pour l’exploitation de la sucrerie. Le gérant en est Gustave Bocquet, fabricant de sucre à Iwuy.
L’objet de cette société est la fabrication du sucre de betteraves et autres matières
saccharifères, de la mélasse et des produits dérivant de cette fabrication, et la
vente des sucres et autres produits ; elle a pour durée 12 ans et devrait prendre fin
le 31 mai 1876 55. La société augmente son capital en juillet 1866. Elle change de
gérant le 21 septembre 1867. Elle est alors dirigée par Adolphe Domengie et Cie.
La ferme de Pontru est à louer en juillet 1864, avec 375 hectares de terres
labourables ou tout ou partie des terres par lots. L’affaire est proposée par Me
Damoisy, notaire à Saint-Quentin 56. Le 25 septembre, on ne propose plus que 270
hectares. En février, on met en vente la machine à battre, presque neuve, système
Duvoir, avec manège, plancher, escalier et accessoires, par suite de réduction de
culture. En avril suivant, est mis en vente un beau matériel de ferme, composé de
chariots, tombereaux, brabants doubles et simples en fer, extirpateurs et autres
engins agricoles, ainsi que plusieurs attelées de chevaux harnachés. Le 2 décembre, Me Damoisy et son collègue Me Dufour, notaire à Paris, mettent en vente le
château de Pontru, non loué, avec parc clos de murs et de rivières, et la fabrique
de sucre, louée net 18 000 francs 57. Ces ventes n’ont pas abouti. En 1867, la
ferme du château et 100 hectares qui l’entourent sont encore proposés à la
vente58. Le samedi 27 juillet 1867 a lieu l’adjudication publique du droit de
chasse sur les 390 hectares du domaine, d’un seul tenant 59. Paul Monnot avait
pourtant jusque-là réservé les chasses de Pontru et d’Estrées chaque année dans
la presse locale. Il continue pour la ferme de Follemprise à Estrées, bien qu’il ait
essayé de la vendre ou de la louer 60.
La sucrerie de Pontru, à fin de bail, est à louer ou à mettre en société. « Le
propriétaire restera intéressé par une partie importante. S’adresser à Me Damoisy
ou à Paul Monnot, impasse Royer-Collard n° 4 à Paris ». Bien qu’habitant Paris,
Paul Monnot n’oublie pas le Vermandois. En 1872, il donne une somme importante pour le monument de 1870 au cimetière de Saint-Quentin. En 1880, comme
membre honoraire de la « Société protectrice des animaux » établie à l’école de
Pontru, il adresse à l’instituteur Tronquit neuf beaux ouvrages d’une valeur de 40
francs, pour être distribués en prix aux élèves les plus méritants de cette société.
53. Glaneur de Saint-Quentin, 14 avril 1881.
54. Journal de Saint-Quentin, 22 novembre 1863.
55. Id., 26 juin 1864 et 29 novembre 1867.
56. Id., 10 juillet 1864.
57. Id., 2 décembre 1866.
58. Id., 20 janvier 1867.
59. Id., 21 juillet 1867.
60. Id., 14 septembre 1873.
La ferme Monnot à Pontru
185
Puis il offre encore une belle collection de tableaux classiques, « savoir tableaux
pour l’enseignement agricole, pour les insectes nuisibles aux arbres et aux plantes, pour le miel et la cire » 61.
Paul Monnot perd le goût de vivre, il s’en expliquera dans son testament.
Il se donne la mort à Paris le 12 avril 1881, à l’aide d’un poêle mobile. Il lègue
son corps à la science, demandant qu’il soit utilisé pour la recherche. Il était en
effet membre de la Société d’autopsie mutuelle. Il charge la ville de Paris de faire
admettre ses dernières volontés : autopsie et service civil pour ses obsèques au
cimetière du Père Lachaise. Si sa volonté n’est pas respectée par sa famille, il
donne la quotité disponible de ses biens en faveur de la ville de Paris pour la construction d’une école laïque et gratuite de filles. Au cas contraire, il donne 10 000
francs au Conseil municipal de Paris dans le même but, 1 000 francs à la
commune de Pontru pour améliorer le mobilier de l’école laïque de garçons. Si
l’école de filles était laïcisée, elle aurait droit à la moitié. Il charge François
Malézieux, député de l’Aisne, de veiller à l’exécution de ses volontés. Et il
précise que son seul fils, Céphas Monnot, n’est pas lésé par ces dispositions puisqu’il héritera de lui plus tôt que probable, s’étant donné la mort à 47 ans.
L’envoyé de la ville de Paris, averti par le docteur Coudereau, se présentant au domicile parisien, est trompé par la personne qui le reçoit ; elle lui affirme
que M. Monnot est souffrant et qu’on enverra de ses nouvelles. Le commissaire
de police, cependant prévenu par une lettre du défunt, et le préfet de police
donnent le permis d’inhumer à Pontru. Le fils Monnot et sa mère font emmener
la dépouille mortelle à Pontru pour l’inhumer religieusement. Le représentant de
la ville de Paris arrive trop tard à Pontru. L’affaire est évoquée le 10 avril devant
le Conseil municipal et n’eut, semble-t-il, pas de suites légales. Le testament du
19 novembre 1880 était suivi d’un codicille en date du 6 février 1881 : « Je
pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal et je demande humblement pardon à
tous ceux et à toutes celles que j’ai pu offenser volontairement ou involontairement » 62. Madame Paul Monnot, confinée dans son chagrin, se retire dans un
couvent parisien, où elle semble avoir terminé ses jours.
Céphas Monnot ou le retour aux sources
Céphas Monnot 63 est élève de l’École militaire de Saint-Cyr lors de la
disparition de son père. Il n’a que 22 ans et se destine à la carrière militaire. Dans
un premier temps, il souhaite se débarrasser de ce bien de famille encombrant : le
29 décembre 1883, la ferme est mise en vente avec 120 hectares de terre, pour
80 000 francs. Tout porte à croire qu’elle n’est que louée. Mais Céphas s’en
désintéresse totalement. Il épouse vers 1887 Madeleine Chancerel, d’origine parisienne. En 1889 il est nommé sous-lieutenant au 27e de Ligne, en 1890, lieute-
61. Le Glaneur de Saint-Quentin, 9 mai et 18 novembre 1880.
62. Th. Collart, op. cit. ; Le glaneur de Saint-Quentin, 14 avril 1881.
63. Céphas Paul Virgile Jean-Baptiste Monnot est né à Pontru le 1er juin 1859.
186
Monique Séverin
nant au 87e R.I. En 1892, il est affecté avec le grade de capitaine au 9e Régiment
territorial. En 1897, pour cause de fin de bail, la ferme du château est à nouveau
mise en vente, les 26 et 27 novembre, avec le matériel de culture : vingt-huit
chevaux garnis, trente-cinq vaches et génisses, six chariots, quatre tombereaux,
etc.64. Cette cession n’aboutit pas plus.
Cependant, quelques années plus tard, la famille Monnot, qui a cinq
enfants, s’installe au château et Céphas Monnot exploite la ferme avec un régisseur. Le château, retrouve son animation perdue au temps de Paul Monnot. L’heureuse famille de Céphas Monnot en occupe maintenant la moitié. Mathilde
Monnot, la tante de Céphas, celle que les habitants nomment affectueusement
« Mademoiselle », habite l’aile droite, des Rameaux à l’automne alors que l’hiver, elle vit à Paris, 25 rue Saint-Sulpice. Dès son retour, « tout dans la maison
marche à son compte ». Elle ouvre ses armoires et ses buffets et l’on n’utilise plus
que son linge et son argenterie. Puis, une fois la sainte Catherine venue, Mademoiselle repart à Paris.
C’est une personne généreuse. Elle le peut, puisqu’elle a toujours gardé sa
part indivise du domaine, qu’elle loue à son neveu. C’est elle qui a fait élever la
grotte à Notre-Dame de Lourdes, en remerciement de la protection de la Vierge
en 1870. Elle soutient des enfants orphelins ou malheureux, qu’elle place à ses
frais quand c’est nécessaire dans l’une ou l’autre famille d’accueil. Le dimanche,
à la messe, où Madame Monnot chante, sa fille tenant l’harmonium, Mademoiselle occupe un prie-Dieu près des fonts baptismaux. Elle prend près d’elle
successivement une des fillettes qui se prépare à la première communion. Elle
réunit le dimanche après-midi au château les Enfants de Marie et enseigne le catéchisme le vendredi soir. Elle se confesse à Fayet chez les prêtres du Sacré-Cœur,
à Saint-Clément. Après la Grande Guerre, Mademoiselle ne revient pas à Pontru,
elle finit ses jours à Paris, où elle s’éteint en 1925.
Céphas Monnot a un bureau dans le château, où il reçoit le personnel, et
un autre à la ferme, d’où il surveille l’exploitation. Plusieurs familles se succèdent comme régisseurs du domaine : les Serant, les Mulot puis les Dupire qui y
sont toujours au moment de la Première Guerre mondiale. La fabrique de sucre
devient la propriété des Carpeza d’Hervilly. Elle est administrée par Odilon
Carpeza.
La saison de chasse amène de nombreux voisins invités, les Tascher de
Fresnoy, les Vion de Bihécourt et ceux de Sainte-Émilie. Des officiers, anciens
amis de Céphas, la parenté de Madame Monnot y participent également. Dans les
années 1880, Céphas Monnot fait procéder à des fouilles autour du tumulus de
Pontru. On y découvre des vestiges gallo-romains, dont une importante collection
orne son bureau.
Il s’occupe de l’instruction de ses enfants. Pour l’aînée, Cécile qui aime la
peinture, un artiste vient de Paris chaque semaine lui donner des leçons, on lui
installe un atelier à l’étage. Pierre fait ses études à Saint-Clément chez les prêtres
64. Journal de Saint-Quentin, 23 septembre 1897.
La ferme Monnot à Pontru
187
du Sacré-Cœur de Fayet 65. Marguerite s’adonne à la musique et au piano66.
André 67 et Louis sont les deux cadets de la famille.
Une ferme modèle en 1903
En 1903, un jeune étudiant de l’Institut agricole de Beauvais, âgé de
19 ans, vient passer deux mois et les vacances de Pâques à Pontru, pour y élaborer sa thèse de fin d’études, Une ferme dans le Vermandois 68. Henri Turbaux est
l’un des fils du docteur Turbaux de Saint-Quentin. Chaleureusement accueilli par
Céphas Monnot, le jeune homme rédige un travail sérieux avec plans de la ferme
et du terroir et de nombreux tableaux comparatifs. La géologie, l’hydrographie,
la climatologie sont étudiées. Henri Turbaux présente également sommairement
l’agriculture, le commerce, les voies de communication, la faune et la flore. Il
donne la qualité et le prix des terres (de 1 000 à 3 000 francs l’hectare), car si une
partie est argilo-calcaire, la plupart est crayeuse.
Les bâtiments, sis à l’ouest du château, sont décrits de façon précise. Il y
a d’abord la maison du contremaître où l’on retrouve également le bureau de
Céphas Monnot. On y découvre aussi quatre granges et un grenier à blé, deux
écuries, deux bouveries, une porcherie, une vacherie, le pigeonnier, le poulailler
et les bergeries qui peuvent accueillir jusqu’à mille bêtes. La traction est assurée
par trois attelées de six bœufs, une de quatre bœufs et douze chevaux. Le troupeau de moutons, principale spéculation, à l’origine formés de croisés South
Down-Berrichon, est remplacé depuis peu par des Dishley-Mérinos. Il compte
trois cent trente-sept mères. Des bovins sont destinés à la boucherie et une attelée de bœufs est renouvelée chaque année.
Les ouvriers ont des horaires différents en fonction des saisons et des activités : ils sont pour les charretiers, du printemps à l’automne, de 12 heures et
demie. La journée est coupée par le déjeuner d’une demi-heure, le matin, d’une
heure au repas de la mi-journée, du goûter (er’chiner), d’une demi-heure l’aprèsmidi (prangère). Chaque quart de jour est encore coupé d’une pause d’un quart
d’heure, la « pipe ou fumée ». Ces repos s’imposent autant à l’homme qu’aux
animaux de trait, car le charretier est presque toujours à pied, sauf lors des
transports, et encore.
Les journaliers, n’assurant pas les soins aux animaux (nourriture,
pansage, garnissage), font un peu moins d’heures. Il y a ceux du pays qui sont
logés, des saisonniers sédentaires ou des camberlots logés en cantine. Ils sont
moins considérés que les charretiers, les bouviers, le berger et son aide, et
l’homme de cour. Les charretiers et les bouviers sont payés au mois en fonction
des saisons pour un total de neuf cents francs l’an. Les autres sont payés soit à
l’heure, soit à la tâche.
65. Il sera jésuite. Il est décédé à Lille en 1956.
66. Elle va entrer au couvent, où elle est décédée en 1976.
67. Décédé en 1963.
68. Henri Trubaux, Une ferme dans le Vermandois, Compiègne, 1903.
188
Monique Séverin
Fig. 38. Plan de la ferme de Pontru. Tiré de Henri Trubaux, Une ferme dans le Vermandois, Compiègne, 1903, h. t.
La ferme Monnot à Pontru
189
Henri Turbaux décrit l’assolement. Il n’y a plus de jachères. On connaît
déjà un assolement perpétuel avec apports : soit sur dix ans avec des betteraves,
ou sur sept ans avec céréales et fourrage. Il donne les rendements. La question
des engrais ou apports en nature (fourrage enfoui, fumier) est longuement
étudiée, avec aussi l’épandage, avantageux pour les « cranettes » des boues de
fabrique, par un astucieux montage de tuyaux alimentant de petits fossés parallèles creusés à la charrue. Les matières essentielles que prend dans le sol une
récolte sont chiffrées.
La comptabilité n’est pas négligée, ni un inventaire détaillé. L’élève se
permet même quelques suggestions.
Le départ des Monnot de Pontru
En août 1914, la famille, devant les bruits d’invasion, se réfugie d’abord à
Saint-Quentin. Pendant ce temps, les Uhlans occupent la ferme où réside encore
Mlle Mathilde 69.
En 1917 le chef de famille part pour la Belgique, avec les évacués de la
ville. Plus encore que les autres, la guerre l’affecte douloureusement et surtout la
séparation d’avec les siens envoyés vers Noyon 70. Comme tous les villages du
canton de Vermand, Pontru est entièrement pillé et dynamité. La famille exilée se
retrouve à Paris, 25 rue Saint-Sulpice. On apprend le décès de Céphas Monnot,
survenu le 14 mai 1919, âgé seulement de 60 ans 71.
Aucun des enfants, après le décès du père de famille, n’a le courage ou la
possibilité de reprendre l’exploitation et la demeure ruinées. Elles sont mises en
vente et acquises par M. Auguste Piat, minotier du Nord, qui en assure la reconstruction et y fonde son foyer en 1924.
Monique SÉVERIN
69. Lettre de Louis Monnot à Georges Plume (10 août 1978).
70. M. et G. Pion, op. cit.
71. Bulletin de l’Aisne, 22 mai 1919.
Les luttes agricoles de 1906-1908 :
premier conflit social du XXe siècle
dans les campagnes de l’Aisne
Dans l’Aisne, à l’exception de quelques études consacrées aux grèves agricoles de la période du Front populaire, la vie, les aspirations et les luttes des
ouvriers agricoles n’ont jusqu’à présent que peu intéressé les historiens.
D’ailleurs, ces grèves qui éclatent en 1936 et en 1937, parallèlement à celles des
ouvriers de l’industrie, sont perçues comme une manifestation exceptionnelle de
mécontentement de la part d’une catégorie sociale généralement considérée
comme plutôt passive 1. Cette conception rejoint la vision conservatrice des organisations professionnelles agricoles pour qui les grèves n’avaient pu éclater
qu’avec l’intervention de meneurs le plus souvent étrangers à l’agriculture, venus
détruire « l’harmonie de la grande famille de la terre ».
En réalité, il existe une longue tradition de luttes sociales dans les campagnes de l’Aisne. Qu’on se rappelle par exemple les « bacchanales » de la fin de
l’Ancien Régime et des premières années de la Révolution, ces grèves de moissonneurs qui rassemblaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes pour
contraindre les fermiers à accepter leurs revendications salariales 2.
A suivi pendant tout le XIXe siècle une ère de paix sociale. On peut penser
que l’exode rural, en jouant le rôle d’exutoire, a permis d’éliminer les éléments
les plus revendicatifs. Il n’empêche que les tensions sociales entre les fermiers et
leurs ouvriers restent toujours présentes. Ainsi en 1866, M. Mennechet, juge de
paix à Moÿ, remarque qu’il a « fréquemment [...] à juger des différends entre
patrons et ouvriers » 3.
Avant que la seconde révolution agricole avec la généralisation de la mécanisation ne réduise drastiquement les effectifs des salariés agricoles, la première
moitié du XXe siècle est marquée par une série de durs conflits sociaux. À trois
reprises en moins de quarante ans, plusieurs régions de l’Aisne sont concernées.
Dix ans après les événements déjà signalés plus haut à l’époque du Front popu1. Pour les luttes pendant le Front populaire, voir Frédéric Stévenot, « Debout les damnés de la terre.
Les grèves agricoles dans l’Aisne 1936-1937 », Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et
d’archéologie de l’Aisne, t. XXXVI, 1991, p. 145-168. Voir également: J. M. Chevallier et al., Les
moissons rouges. 1936 en Soissonnais, 1986.
2. Dans l’Aisne, le mouvement des moissonneurs touche les régions de Neuilly-Saint-Front, La
Ferté-Milon, le Soissonnais (Saint-Pierre-Aigle, Chaudun), Château-Thierry et Dizy-le-Gros. Voir
Jean Liéveaux, « Les grèves de moissonneurs dans l’Aisne en 1791 », Annales historiques compiègnoises, janvier 1981, p. 7-17 ; Maurice Dommanget, « Les grèves de moissonneurs du Valois sous
la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 1924.
3. Enquête agricole, deuxième série, Enquêtes départementales, Aisne, Pas-de-Calais, Nord, Imprimerie impériale, 1867, p. 289.
192
John Bulaitis
laire, les grèves qui éclatent durant l’été 1947 et au printemps 1948 mettent en
mouvement des ouvriers agricoles plus nombreux qu’ils ne l’avaient été en 19361937 4. Mais trente ans auparavant, entre 1906 et 1908, on avait déjà assisté à un
premier réveil du prolétariat agricole axonais avec la naissance des premiers
syndicats ouvriers et le déclenchement de nombreuses grèves.
On s’intéressera ici à ce premier temps fort des luttes sociales dans les
campagnes de l’Aisne, à la situation sociale et économique des ouvriers agricoles au début du XXe siècle, aux formes prises par le mouvement et à l’attitude des
fermiers employeurs tout en recherchant dans quelle mesure il constitue pour les
deux périodes suivantes une sorte de matrice.
Comme lors des deux mouvements qui ont lieu ensuite, celui de 19061908 se déroule dans une période de grande agitation sociale et politique. L’année 1906 est marquée par l’adoption de la Charte d’Amiens par la CGT en
octobre, par le progrès de la gauche aux élections législatives de mai, et par le
début d’une vague de grèves dans tous les secteurs de l’industrie et dans les services publics. Les ouvriers agricoles du nord de la France ne sont pas en reste : des
grèves éclatent en Brie, dans le Multien et dans le Valois.
Dans l’Aisne, deux régions se signalent par leur effervescence. Au nord du
département, il est fait état de créations de syndicats à Bohain, Nauroy, Lesdins,
Fonsomme et Essigny-le-Petit 5. Une grève des betteraviers qui dure quatre jours
éclate dans quatre fermes de Bohain, en juin 1907 6. Deux puissants syndicats
voient le jour dans les communes d’Origny-Sainte-Benoîte et de Macquigny, qui
est le théâtre d’une longue et dure grève de 51 jours en mars-avril 1908 7. La zone
principale de l’agitation, toutefois, se situe dans la partie du département où les
structures agricoles sont les plus concentrées. Deux grands syndicats sont mis sur
pied dans la région de Neuilly-Saint-Front et dans le Soissonnais. Les deux syndicats s’affilient à la Fédération des syndicats ouvriers agricoles et similaires de la
région du nord de la France 8. On trouve également des allusions à un syndicat à
Laon, bien qu’il ait laissé peu de traces. Le syndicat de Neuilly-Saint-Front
compte jusqu’à 700 adhérents et mène une grève importante en juin 1907. Bien
plus active encore, l’Union des syndicats ouvriers de l’arrondissement de Soissons. Elle a le soutien du député radical-socialiste Émile Magniaudé qui la fait
connaître grâce au journal de son parti, Le Démocrate soissonnais, dont le rédacteur en chef, René Bruneteaux, fait fonction de secrétaire.
4. Une grève générale des ouvriers agricoles d’une journée a lieu en juillet 1947. L’année suivante, un
conflit éclate impliquant 5 à 6 000 ouvriers dans 120 communes. Il dure deux semaines à Séraucourtle-Grand, Montescourt, Lehaucourt et Guise et une semaine dans certaines communes du Soissonnais,
Fère-en-Tardenois et Vivières. C’est une défaite pour le syndicat. En novembre 1949, il y a des conflits
à Fresnoy-le-Grand, Croix-Fonsommes, Montrehain, Nauroy, Aisonville, Magny-la-Fosse et Liez.
1950 voit d’autres grèves à Omissy, Fayet, Magny-la-Fosse, Lesquielles-Saint-Germain, etc.
5. Le Socialiste, 29 mars 1908.
6. Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale. Statistiques des grèves et des recours à la conciliation et à l’arbitrage survenus pendant l’année 1907, Imprimerie nationale, 1908.
7. Le Socialiste, 29 mars 1908.
8. J. Bled, « Le mouvement des ouvriers de la Brie », Le Mouvement socialiste, février 1907, p. 167.
Les luttes agricoles de 1906-1908
193
Le syndicat de Soissons est directement issu des élections législatives de
mai 1906, au cours desquelles des ouvriers agricoles viennent en grand nombre
assister aux réunions électorales d’Émile Magniaudé où ils exposent leurs revendications. Afin de contribuer au renforcement de leur base parmi les ouvriers de
culture, les radicaux-socialistes décident d’organiser un syndicat, peut-être poussés par la crainte que, s’ils ne le faisaient pas, les socialistes, qui avaient
commencé à s’implanter dans le Soissonnais, en prendraient, eux, l’initiative.
Après des réunions d’information en juillet 1906, une conférence pour fonder le
syndicat se tient en septembre, en présence de 400 personnes. Au cours de l’hiver qui suit, des réunions ont lieu à Loupeigne, Cuiry-Housse, Cuisy-en-Almont,
Chavignon, Chacrise, Juvigny et Retheuil-Taillefontaine dans le but de créer des
sections locales. En avril 1907, le syndicat compte 732 adhérents dans plus de 30
communes, et ce nombre ne fait que croître, pour atteindre 1 000 en septembre
1907 9.
Les cahiers de revendications des différents syndicats d’ouvriers agricoles
de l’Aisne sont semblables pour l’essentiel ; ils réclament une augmentation des
salaires, la limitation de la durée de la journée de travail et une procédure d’arbitrage qui régisse les différends avec les cultivateurs. Le syndicat de Soissons
établit également un bureau de placement, et un fonds de solidarité qui verse des
allocations en cas de chômage et d’accident.
Communes représentées lors de l’assemblée
générale du syndicat de Soissons d’avril 1907 :
Soissons, Crouy, Pommiers, Courmelles,
Leury, Juvigny, Chacrise, Septmonts, Missy-auxBois, Chaudun, Ambrief, Rozières, Villemontoire,
Nampteuil-sous-Muret, Maast-et-Violaine, Muret-etCrouttes, Cramaille, Branges, Arcy-Sainte-Restitue,
Cuiry-Housse, Jouaignes, Lesges, Serches, Chavignon, Vailly, Berzy-le-Sec, Noyant-et-Aconin, Cuisyen-Almont, Tartiers, Nouvron-Vingré, Vézaponin,
Épagny, Bagneux, Bieuxy, Ambleny, Saint-Bandry,
Coeuvres, Cutry, Laversine, Dommiers, Pernant et
Mercin.
On trouve aussi des traces de l’existence de
membres du syndicat à Loupeigne, Lhuys, Bruys,
Mareuil-en-Dôle, Saconin-et-Breuil, Oulchy, Braine,
Largny.
9. Le Démocrate soissonnais, 19 septembre 1906, 1er mai et 23 septembre 1907.
194
John Bulaitis
Les racines du conflit
L’émergence du syndicalisme moderne et l’apparition des mouvements de
grève dans l’agriculture de l’Aisne étaient à la fois liées à la situation sociale et
politique mais aussi aux modifications des relations sociales dans les grandes
exploitations, modifications qui furent des plus profondes dans la région de Soissons et de Neuilly-Saint-Front. En premier lieu, la crise agricole des années 1880
avait conduit à la concentration des exploitations. De plus en plus de manouvriers
(petits paysans qui cultivaient un lopin de terre en même temps qu’ils louaient leurs
services aux gros cultivateurs du secteur), dans l’incapacité de joindre les deux
bouts, étaient contraints de quitter la terre ; leurs parcelles, pour la plupart, se trouvaient intégrées aux grandes exploitations. L’activité des compagnies sucrières, en
regroupant un certain nombre de grosses fermes, accéléra aussi la concentration 10.
Dans le même temps, la réduction de l’effectif des manouvriers autochtones hâta
la transformation de la main-d’œuvre agricole en un prolétariat au sens moderne
du terme. En 1906, une part importante des ouvriers agricoles n’étaient pas
propriétaires et, de surcroît, bon nombre d’entre eux n’avaient aucune attache avec
la commune. À Dammard, par exemple, sur les dix-neuf domestiques qui
travaillaient à la ferme Potel, dix n’étaient pas originaires de l’Aisne : six d’entre
eux venaient de la Nièvre et un de la Haute-Garonne. Et sur les seize manouvriers
et journaliers, cinq seulement étaient issus de familles autochtones 11.
En second lieu, les relations sociales dans les grosses fermes commençaient à ressembler à celles qui valaient entre patrons et ouvriers dans l’industrie.
Non seulement l’habitude de partager sa table avec les ouvriers avait disparu de
longue date, mais dans beaucoup de fermes, le cultivateur avait largement pris ses
distances, et depuis longtemps, par rapport aux travaux agricoles. Il ne s’occupait
que de la gestion, et employait souvent un contremaître pour superviser le fonctionnement de la ferme. En outre, de plus en plus, les gros cultivateurs montraient
tous les signes d’un train de vie bourgeois. En 1906, à Dommiers, M. Renard
employait une bonne, une institutrice particulière et une cuisinière 12. Le mécontentement social se nourrissait du contraste qu’observaient les ouvriers entre cette
richesse, ces privilèges et leur propre condition.
La revalorisation des salaires dans l’agriculture était un peu restée à la
traîne après les réductions imposées lors de la crise agricole. Les ouvriers étaient
payés à la journée, et non pas à l’heure, et les journées pouvaient aller de 4 heures
30 du matin jusqu’à 8 heures du soir et même davantage pendant la moisson 13.
Souvent, le salaire d’un homme diminuait au-delà de son quarante-cinquième
anniversaire 14. Les femmes recevaient un peu plus de la moitié du salaire d’un
10. Gilles Postel-Vinay, La rente foncière dans le capitalisme agricole, Paris, François Maspero,
1974, p. 190-191.
11. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Dammard, 1 F 1.
12. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Dommiers, 1 F 1.
13. Le Démocrate soissonnais, 15 juin 1906.
14. Ce fut le cas, par exemple, à la ferme exploitée par M. Bouvet à Tartiers en 1906.
Les luttes agricoles de 1906-1908
195
homme. Dans certaines fermes, pas dans toutes, les ouvriers avaient congé le
dimanche, mais seulement après s’être occupés du bétail. Toutefois, le congé
hebdomadaire n’était absolument pas généralisé. Les bergers travaillaient dimanches et fêtes, et ils étaient contraints de nourrir leurs chiens sur leurs propres
deniers. Lors de la grève à Macquigny, les ouvriers revendiquaient le droit d’avoir
congé le dimanche, mais seulement après avoir soigné les chevaux. Ils réclamaient aussi que les domestiques ne soient plus tenus pour « responsables des
accidents survenus à leurs attelages ni des détériorations involontaires aux outils
qui leur sont confiés » 15. Travailler dans l’agriculture était un métier dangereux,
pourtant les cultivateurs étaient parvenus à repousser l’introduction de la législation sur l’assurance accidents.
Troisièmement, une grande partie des ouvriers avait perdu l’indépendance
relative dont avaient joui leurs prédécesseurs. Les conflits entre cultivateurs et
ouvriers avaient été une constante de la vie rurale dans les zones de grande
culture durant la seconde moitié du XIXe siècle. Les manouvriers habitaient
d’ordinaire leur propre logement et ils avaient les qualifications requises pour
accomplir tout l’éventail des tâches agricoles, ce qui leur conférait un certain
pouvoir de marchandage et une relative indépendance vis-à-vis de l’employeur.
Ainsi en 1866, d’après M. Delval cultivateur et maire d’Autremencourt, « les
ouvriers sont [...] moins soumis et moins respectueux que par le passé ». À la
même époque, le maire d’Essigny-le-Grand signale que « les ouvriers ne donnent
plus la même somme de travail [...] cela tient à leur esprit d’indépendance » 16. Un
ouvrier dont les revendications n’étaient pas satisfaites quittait systématiquement
la ferme et cherchait du travail chez un autre cultivateur. La migration massive
vers les villes (l’exode rural) peut aussi être comprise comme un des signes de la
protestation contre les bas salaires et les mauvaises conditions de travail dans
l’agriculture.
Vers la fin du XIXe siècle, les plaintes des cultivateurs à propos de « l’instabilité » de la main-d’œuvre agricole s’amplifièrent. Ils étaient de plus en plus
tributaires d’ouvriers qui n’avaient aucune attache à la terre, et qui, par conséquent, pouvaient quitter la ferme ou la commune à la recherche de salaires plus
élevés et de meilleures conditions de travail. En même temps qu’ils renouvelaient
régulièrement auprès du gouvernement leur demande d’introduction d’un livret
pour les ouvriers agricoles, les cultivateurs prirent eux-mêmes toute une série de
mesures pour tenter d’assurer la pérennité d’une main-d’œuvre abondante et bon
marché. Dans de nombreuses fermes, une retenue sur salaire fut instaurée qui
serait perdue si des domestiques quittaient la ferme avant le terme de la période
pour laquelle ils avaient été embauchés. L’une des revendications lors de la grève
qui éclata en octobre 1907 à la ferme de Confrécourt fut la suppression « d’une
retenue de 5 francs... tous les mois pour s’assurer de l’assiduité de ses
ouvriers » 17. On comprend l’importance que revêt cette question pour le cultiva15. Le Combat, 4 avril 1908.
16. Enquête agricole de 1867, p. 265 et 268.
17. Le Démocrate soissonnais, 18 octobre 1907.
196
John Bulaitis
teur quand on sait qu’il était prêt à des concessions sur les salaires mais refusait
tout compromis sur la retenue.
La stratégie principale des employeurs consista à attacher les ouvriers à la
terre en créant un lien de dépendance sous la forme d’un logement et d’un lopin
de terre à cultiver. L’effet de cette tendance est décrit par un ouvrier agricole, un
certain Saphel, en 1906 : « Nous connaissons, dans le Soissonnais, des gros cultivateurs qui accaparent toutes les propriétés et vont jusqu’à acquérir des jardins…
La presque totalité des maisons ouvrières de certains villages appartiennent au
cultivateur de l’endroit… Ils louent alors à ceux qu’ils emploient… Comment
voulez-vous que l’ouvrier qui a ensemencé un carré de terre, ne subisse pas, sans
oser murmurer, toutes les injustices, tous les mouvements d’humeur de son
patron ? Il sait que du jour au lendemain, il peut non seulement perdre son
emploi, mais se voir, lui et sa famille, jetés dans la rue… » 18. Tout en liant
employé et employeur, un tel dispositif implique également que des bas salaires
peuvent être maintenus parce que les ouvriers travaillent effectivement sur leur
temps libre pour produire de quoi assurer une partie de leur subsistance 19.
Le rang des ouvriers dans la société et leur manque d’indépendance engendrent un sentiment d’impuissance qui, parfois, s’exprime par des gestes de
vengeance contre les biens d’un cultivateur ou contre sa production, une tradition
qui remonte à la Révolution et même au-delà. Lors de la seule session de novembre 1906 de la Cour d’assises de l’Aisne, trois ouvriers agricoles sont jugés. Louis
Eugène Duval, manouvrier de 64 ans, est condamné à trois ans d’emprisonnement pour avoir mis le feu à deux meules appartenant à un cultivateur de Venizel.
Ce dernier l’avait renvoyé mais avait « retenu une somme de 4 francs 50 sur son
salaire ». Le suivant, Édouard Daussin, 35 ans, écope de 7 ans de réclusion pour
« incendie volontaire ». On explique à la Cour que c’était « par rancune contre un
de ses anciens patrons qu’il est devenu incendiaire… ». Choqué par la sentence,
le jury formule un « recours en grâce… en raison de la gravité de la peine ». C’est
peut-être l’extrême sévérité de cette sentence qui explique pourquoi, dans la
dernière affaire, qui concerne un homme de 24 ans également poursuivi pour «
incendie volontaire », l’accusé est jugé non coupable. Même si de tels actes individuels se répètent (on peut trouver des exemples jusqu’à la veille du Front populaire et même plus tard), l’apparition d’un prolétariat agricole, au sens moderne
du terme, a permis de jeter les bases d’une tentative de réponse collective pour
améliorer la situation des ouvriers.
Caractéristiques des grèves de 1907-1908
Comme cela sera le cas en 1936, les cultivateurs sont d’abord surpris par
le développement des syndicats d’ouvriers agricoles et refusent d’engager des
18. Id., 10 juin 1906.
19. G. Postel-Vinay, La rente foncière…, op. cit., p. 176.
Les luttes agricoles de 1906-1908
197
négociations avec eux. Dans une lettre adressée à l’Argus soissonnais, le maire de
Maast-et-Violaine qui exploite la ferme de Maast décrit ce qui s’est passé dans sa
ferme :
« À 4 heures et demie du matin, quatre ouvriers agricoles, étrangers à mon
exploitation, m’ont remis… le tarif des revendications du Syndicat [...]. J’ai
refusé catégoriquement d’entrer en pourparlers avec ces quatre personnes [...].
Quant à mes ouvriers, je leur ai laissé la liberté de quitter le travail et ai offert de
payer à chacun son dû [...]. Le vendredi [...], deux ouvriers étrangers sont venus
à nouveau me voir, je n’ai pas voulu leur répondre. Aussitôt neuf de mes ouvriers
sur 16 ont quitté le travail, malgré mon insistance, ils ont refusé que je les règle
et ont quitté la ferme » 20.
Cette lettre illustre deux points. D’abord elle montre qu’en 1907, les cultivateurs s’attendent toujours à ce que les conflits avec leurs ouvriers se règlent de
la manière traditionnelle, c’est-à-dire par le départ des ouvriers qui ont des revendications. Elle fournit ensuite quelques indications sur le fonctionnement du
syndicat. Les délégués qui présentent les revendications au cultivateur viennent
de fermes avoisinantes. Les membres du syndicat à la ferme de Maast ne traitent
pas directement avec leur employeur par crainte de représailles. En revanche, leur
engagement syndical apparaît quand ils cessent le travail immédiatement après le
refus du cultivateur de négocier avec les délégués la seconde fois.
Ce refus des cultivateurs de discuter avec le syndicat provoque une série
de grèves dans le Soissonnais. La première éclate suite à la réunion du syndicat
d’Arcy-Sainte-Restitue le 8 mai 1907. Les revendications qu’il présente portent
sur une augmentation des salaires d’environ 15 %. Après des tentatives de négociations demeurées infructueuses, des arrêts de travail se produisent dans trois
fermes à Arcy et dans d’autres fermes à Crouttes, Nampteuil-sous-Muret et Branges le 13 mai. Après quelques jours, la grève gagne Maast-et-Violaine où elle est
totale dans quatre fermes. On signale également de l’agitation à Chacrise,
Cramaille et Vauxcéré. C’est à Maast que la grève est la plus forte, car la population villageoise affiche sa solidarité avec le mouvement. Dans Le Démocrate soissonnais on lit que « plusieurs petits cultivateurs se sont offerts pour soutenir les
grévistes et leur donner du pain au besoin ». Des saisonnières qui travaillent aux
betteraves sont particulièrement « exaspérées contre l’attitude des cultivateurs
[...] [et] vingt-cinq d’entre elles se [font] inscrire [...] au syndicat » 21. Un accord
est conclu le 22 mai après l’intervention du juge de paix. Le salaire des employés
domestiques passe de 90 à 100 francs par mois, tandis que les journaliers obtiennent une augmentation qui fait passer leur salaire quotidien de 2 francs 75 à
3 francs 50. La paye pour les betteraviers est aussi augmentée de 10 %.
Ces tarifs deviennent rapidement la référence pour les revendications des
ouvriers dans tout le Soissonnais et au-delà. On voit même des ouvriers non
syndiqués réclamer des augmentations. C’est ainsi qu’à la ferme exploitée par le
20. L’Argus soissonnais, 30 mai 1907.
21. Le Démocrate soissonnais, 19 mai 1907.
198
John Bulaitis
maire de Vregny, « quelques ouvriers de la ferme [...] [déclarent] leur intention de
ne plus travailler de 5 heures du matin à 7 heures du soir pour cinquante sous » 22.
Dans certaines communes, les augmentations sont acceptées par les cultivateurs,
sans conflit. À Lesges, par exemple, un employeur rassemble ses ouvriers et leur
accorde des augmentations conformes aux exigences des syndicats. Ailleurs, des
cultivateurs font preuve d’obstination et de nouveaux conflits surviennent. À
Pernant, des ouvriers interrompent le travail lorsqu’un cultivateur « [jette] la
feuille de revendications présentée par ses ouvriers en disant : “Vous pouvez vous
[...] essuyer avec…” » 23. Le plus long conflit dans le Soissonnais dure 13 jours et
implique 80 ouvriers dans des fermes de Saconin-et-Breuil. Tout comme à Maast,
les ouvrières jouent un rôle majeur dans cette grève. Dans la ferme tenue par le
maire de la commune, 17 des 22 ouvriers permanents cessent le travail, ainsi que
30 betteraviers saisonniers, en grande majorité des femmes de la région. Au bout
d’une semaine, le maire accepte de négocier. Un gros cultivateur de Breuil
demeure intransigeant. Dans un élan de solidarité, les ouvrières et ouvriers de
Saconin font don de leur augmentation aux grévistes jusqu’à ce qu’ils obtiennent,
eux aussi, satisfaction après intervention du juge de paix24.
C’est alors qu’une grève de grande ampleur éclate dans la région de
Neuilly-Saint-Front. D’une durée de cinq jours (du 12 au 16 juin), elle touche les
fermes de Chouy, Marizy-Sainte-Geneviève, Marizy-Saint-Mard, Dammard,
Montgru et Passy. Il est fait état de 500 participants, bien que ce chiffre soit vraisemblablement exagéré 25. Des concessions sont obtenues à Marizy et dans
plusieurs fermes à Chouy, mais dans la plupart des cas, les cultivateurs tiennent
bon et après une semaine, les grévistes retournent au travail sans avoir obtenu
d’améliorations significatives. En réalité, la grève de Neuilly-Saint-Front marque
un tournant. Elle démontre que les cultivateurs sont désormais mieux organisés et
moins accommodants face aux revendications des ouvriers.
« Cultivateurs..., nous entreprenons la lutte »
Le 20 juillet 1907 paraît la déclaration suivante :
« Depuis bientôt dix mois notre population ouvrière est travaillée par des
meneurs orgueilleux qui l’excitent contre nous, cultivateurs. Leurs revendications
portent pour l’instant sur la question des salaires, et l’augmentation demandée est
un très lourd sacrifice que beaucoup d’entre nous ne pourront supporter longtemps. Ces exigences cachent le vrai but du syndicat ouvrier qui est, il faut bien
le dire, le démembrement des grandes exploitations. La grève a déjà sévi dans
22. Id., 14 juin 1907.
23. Id., 7 août 1908.
24. Ministère du Travail, Statistiques des grèves, 1907, p. 8-11.
25. Le Démocrate soissonnais, 16 juin 1907. Néanmoins, le rapport du ministère du Travail faisant
état de seulement 102 grévistes est sûrement sous-estimé, parce qu’il ne tient aucun compte des
ouvrières saisonnières impliquées.
Les luttes agricoles de 1906-1908
199
notre belle contrée ; à l’approche de la moisson, nous en sommes menacés de
nouveau. Que va-t-il advenir ? [...] [Il faut] former une association dans le but de
nous unir pour opposer à la masse des ouvriers un groupe plus compact encore de
cultivateurs de l’arrondissement. Nous entreprenons la lutte et espérons en sortir
vainqueurs…
H. Leroux… L. Beauquesne fils… » 26.
Le vocabulaire utilisé dans cette déclaration de guerre des classes par les
gros cultivateurs du Soissonnais présente une troublante similitude avec d’autres
déclarations faites lors du mouvement de grève du Front populaire. Dans les deux
cas, les revendications des ouvriers agricoles pour obtenir des améliorations limitées étaient qualifiées de « révolutionnaires » et considérées comme une menace
pour les bases même de la production agricole. On y trouve de la même façon le
paternalisme hypocrite qui refusait aux ouvriers le droit d’être représentés par un
syndicat, alors qu’au même moment, les cultivateurs renforçaient leurs propres
organisations et leur représentation.
L’opposition des employeurs aux syndicats d’ouvriers s’organise sur
plusieurs fronts. Avec l’aide de l’Église, une campagne est lancée pour instaurer
des syndicats mixtes s’adressant aux cultivateurs et aux ouvriers. Un de ces
syndicats est organisé à Juvigny où une réunion sur l’initiative du syndicat de
Soissons est sabotée par un groupe de cultivateurs. Après lecture de l’ordre du
jour par le curé, qui acclame « la formation d’un syndicat mixte, école de fraternité et d’unité et d’union entre tous les citoyens », un « tapage indescriptible » se
produit dans la salle et la réunion est levée aux cris de « Vive M. le curé ! Vive
les syndicats mixtes ! À bas les révolutionnaires ! À bas Magniaudé ! » 27. Un
syndicat mixte est bien créé mais a bientôt des ennuis lorsque son président, un
ouvrier local, démissionne en signe de protestation contre la façon dont le curé
contrôle tous les aspects de son fonctionnement. Une tentative menée par un autre
curé pour organiser un syndicat mixte pendant la grève à Arcy-Sainte-Restitue
échoue également quand seulement huit personnes se présentent à l’assemblée
constitutive.
Les employeurs tentent par ailleurs de briser les grèves en jouant sur les
divisions entre les différentes catégories d’ouvriers. L’hétérogénéité de la maind’œuvre agricole était l’un des obstacles majeurs au développement des syndicats
d’ouvriers agricoles. À la fin du XIXe siècle, l’organisation du travail dans les grandes fermes s’était de plus en plus spécialisée et hiérarchisée. Des postes de contremaîtres, premiers charretiers, etc., mieux rétribués, étaient pourvus par des
ouvriers originaires de la commune. Ces derniers considéraient parfois avec mépris
les ouvriers venus de l’extérieur qui occupaient généralement les emplois moins
bien considérés, comme celui de bouvier par exemple. La présence d’une maind’œuvre venue de l’extérieur avait également tendance à contribuer à la création
d’une communauté d’identité entre certains ouvriers autochtones, qui étaient
26. Id., 15 septembre 1907.
27. L’Argus soissonnais, 22 mars 1907.
200
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propriétaires de leur logement et cultivaient un lopin de terre, et les cultivateurs.
C’est le même phénomène qui est encore observé en 1936 quand des cultivateurs
parviennent à recruter pour le compte des Syndicats professionnels français associés au PSF (Parti social français) du colonel de La Roque une partie des ouvriers
indigènes. En 1906 les divisions furent atténuées par le recrutement d’équipes
d’ouvriers belges ou cambrésiens (les Camberlots) pour le travail saisonnier dans
la récolte des betteraves. Avec leur réputation de loyauté, ces ouvriers étaient, selon
le syndicat, « le moyen employé par les gros cultivateurs [...] pour mater les Français » 28. Un des aspects les plus importants du syndicalisme ouvrier agricole en
1906-1907, surtout dans la région de Soissons et de Neuilly, fut de parvenir, du
moins en partie, à unifier les ouvriers agricoles autour de l’idée que tous, indépendamment de leur spécialisation professionnelle ou de leur origine, avaient un intérêt commun. En 1936-1937, une telle unité, spécialement entre une grande partie
des ouvriers français et polonais, au sein desquels il y avait de nombreuses tensions
les années précédentes, va servir d’assise au mouvement de grève.
Cette unité entre ouvriers du cru et étrangers apparaît clairement lors de la
grève qui éclate le 16 octobre 1907 à Confrécourt. Cette grève est puissante, avec
la participation des domestiques, des journaliers du village et des betteraviers
belges ; des augmentations de salaires sont accordées après trois jours de négociations. L’implication des ouvriers belges suscite ces commentaires dans Le
Démocrate soissonnais : « Le temps n’est pas si éloigné où MM. les gros cultivateurs menaçaient leurs ouvriers syndiqués de les remplacer par des Belges et
des ouvriers du Nord. Ces messieurs escomptaient à tort la docilité des camarades belges ou cambrésiens qui, il faut leur rendre cette justice, n’ont jamais
travaillé au-dessous du tarif syndical et ont toujours fait preuve de solidarité dans
les conflits » 29. En outre, les « étrangers » commencent aussi à présenter leurs
revendications de leur côté, parallèlement à celles des ouvriers locaux. Ainsi, en
octobre également, « les betteraviers étrangers de M. Tartiers de Valpriez viennent de plier bagage devant le refus du cultivateur de leur accorder une augmentation de salaire de 5 francs » 30.
La principale arme des cultivateurs contre le syndicat est la menace et la
pratique délibérée de la répression à l’encontre des syndicalistes militants.
Lorsque des ouvriers présentent leurs revendications à M. Ferté, à Confrécourt, il
répond par des « menaces, revolver au poing » 31. Dans une ferme à Lesges, deux
journaliers, principaux organisateurs du syndicat, sont congédiés. À Tartiers, une
famille entière qui vient d’être embauchée et logée est mise à la porte quand le
cultivateur découvre que « le père et plusieurs fils [sont] syndiqués » 32. À la
ferme de M. André à Chaudun, le délégué syndical est également congédié sans
préavis. Mais là, les ouvriers s’opposent à cette mesure et exigent qu’il soit réin28. Le Démocrate soissonnais, 25 juillet 1906.
29. Id., 25 octobre 1907.
30. Id., Ibid.
31. Id., 18 octobre 1907.
32. Id., 16 juin et 30 juin 1907.
Les luttes agricoles de 1906-1908
201
tégré, menace de grève à l’appui. La grève débute le 17 juin 1907 et s’étend rapidement à toutes les fermes de la commune, impliquant 120 ouvriers, y compris,
une fois de plus, les betteraviers belges qui cessent le travail par solidarité. Les
cultivateurs de la commune acceptent d’accorder une augmentation de salaire,
sans que l’on sache pour autant si le délégué syndical obtient sa réintégration 33.
Le déclin du mouvement
Le syndicat de Soissons maintient son activité tout au long de 1908 et au
début de 1909. Un certain nombre de nouvelles sections sont créées, par exemple
à Largny et à Oulchy, et 800 ouvriers restent affiliés à son fonds de solidarité. Fin
1908, le syndicat a distribué 1 400 francs « comme secours de chômage » et payé
1 868 francs à 182 « malades ou blessés » ; ce ne sont pas de petites sommes 34.
Néanmoins, il est révélateur qu’aucun délégué du syndicat n’assiste au congrès
de la Fédération des syndicats d’ouvriers agricoles du Nord en 1909. En fait,
depuis la fin 1907, dans le Soissonnais, le syndicalisme est en recul. René Bruneteaux identifie l’origine du problème dans un article paru dans Le Démocrate
soissonnais : « Il est encore bien des syndiqués de la première heure qui, tout en
versant des cotisations depuis longtemps, tout en s’exposant aux mille avanies
que les patrons réservent aux militants, n’ont pas vu changer leur situation »35. Le
secrétaire du syndicat de Soissons exprimait sa crainte que les ouvriers ne perdent
leur confiance dans un syndicat impuissant face à la résistance patronale. Par voie
de conséquence, le syndicat s’en trouverait affaibli, les militants seraient davantage exposés à la répression, et ce serait l’amorce de la spirale du déclin.
Le déclin du mouvement est inéluctablement conditionné par le repli général du mouvement ouvrier en France confronté à la répression du gouvernement.
La violente hostilité de Clemenceau envers les grèves provoque une nette coupure
entre les radicaux et la toute jeune SFIO, qui s’identifie ouvertement au mouvement ouvrier. Ceci a un retentissement particulier pour le syndicat de Soissons au
moment où Émile Magniaudé adopte une approche de plus en plus ambiguë de
l’activité syndicale, par exemple en s’opposant manifestement au mouvement de
grève dans le secteur public. En fait, dès le début, le rôle de Magniaudé dans le
mouvement des ouvriers agricoles a été extrêmement contradictoire. Rempli
d’une compassion sincère pour la condition ouvrière, dégoûté par l’égoïsme et la
mentalité réactionnaire des gros cultivateurs, il s’est fait le champion de la cause
des ouvriers agricoles. Néanmoins, il prône ardemment la modération lorsqu’il
s’agit d’organiser des grèves : sa principale stratégie consiste à rechercher des
améliorations de la condition des ouvriers agricoles par la persuasion et par des
pressions exercées sur les employeurs, de même que par la réforme parlementaire. « La grève est un argument quelque peu primitif », avance-t-il lors de l’as33. Id., 16 et 19 juin 1907.
34. Id., 28 avril 1909.
35. Id., 23 septembre 1907
202
John Bulaitis
semblée générale du syndicat en 1907. « Même quand vous avez cent raisons
pour une de vous mettre en grève, faites tout au monde pour l’éviter » 36. Le
Démocrate soissonnais critique les ouvriers de Chaudun pour s’être mis en grève
sans rechercher l’approbation officielle du syndicat 37. À plus d’un égard, on peut
établir un parallèle entre l’attitude d’Émile Magniaudé en 1907 et celle de son
successeur comme député de Soissons, Georges Monnet, lequel, en 1936, en tant
que ministre de l’Agriculture, intervient pour obtenir de la CGT qu’elle mette un
terme au mouvement de grève générale qui, le 20 juillet, a commencé à balayer
les campagnes de l’Aisne.
Le changement dans l’équilibre des forces, au profit des employeurs, apparaît nettement lors de la dernière grève déclenchée dans le Soissonnais. Elle
débute le 12 mars 1908 et dure six jours. Sur les 59 ouvriers d’une seule ferme à
Mont-Saint-Martin, 41 sont impliqués. Il est accordé aux ouvriers une augmentation de salaire de 14 %, mais ils n’obtiennent satisfaction sur aucune de leurs
autres revendications portant sur la « fourniture gratuite du logement et d’un
terrain potager » et le « libre usage des voitures et chevaux du propriétaire ». De
manière très significative, le cultivateur parvient à tirer parti du conflit pour exercer des représailles contre le noyau dur des militants syndicaux de la ferme. La
solidarité entre ouvriers ne tient pas et, comme le rapporte le préfet, seulement «
32 ouvriers sur 41 grévistes ont repris le travail. Les autres ont été congédiés par
leur patron et vont quitter la commune »38.
La grève de Macquigny
Une dernière grève agricole devait toutefois avoir lieu dans l’Aisne avant
la Première Guerre mondiale. Ce fut non seulement la plus longue et la plus dure,
mais elle bénéficia aussi d’une certaine notoriété au plan national. Commencée le
25 mars 1908, la grève de Macquigny implique 149 hommes et 49 femmes dans
20 fermes. Elle fait suite à une période d’agitation chez les ouvriers agricoles du
Vervinois et du Saint-Quentinois. On voit des assemblées se tenir pour créer des
syndicats dans plusieurs communes. Parfois, un nombre important d’ouvriers
s’organisent ; par exemple, 190 ouvriers rejoignent un syndicat basé sur la
commune de Mont-d’Origny. Le Syndicat des travailleurs de Macquigny et des
environs est né en février. Il regroupe 200 ouvriers, c’est-à-dire la quasi-totalité
des ouvriers agricoles que comptent les fermes de la commune, grandes, moyennes ou petites.
Bien que le syndicat présente un cahier de revendications incluant la
semaine ouvrée de 6 heures du matin à 6 heures du soir en hiver et de 5 heures du
matin à 7 heures le soir en été, la grève, comme ailleurs, est axée sur la question
du salaire. « Les ouvriers de Macquigny sont incontestablement moins payés que
36. Id., 14 septembre 1907.
37. Id., 23 juin 1907.
38. Arch. nat. F7 12787. Rapport du préfet de l’Aisne, 30 mars 1908.
Les luttes agricoles de 1906-1908
203
dans les communes voisines [...] », rapporte le préfet. « Sans l’intransigeance de
deux ou trois cultivateurs-patrons [...] l’accord se ferait aisément [...] par une
augmentation de salaires très légitime » 39. Malgré cet aveu, le préfet manifeste peu
de sympathie pour la cause des ouvriers et qualifie la grève de « politique ». On
fait porter le chapeau à Ernest Ringuier, le futur député socialiste qui, à l’époque,
est conseiller général. Effectivement, les socialistes jouent un rôle important dans
le conflit de Macquigny. Ernest Ringuier travaille inlassablement au soutien des
grévistes tant dans la commune que dans la région. Des assemblées populaires et
des collectes sont organisées aux portes des usines, à Guise et à Saint-Quentin. Le
familistère Godin apporte un soutien tout particulier avec 2 500 ouvriers présents
lors de la manifestation de soutien aux grévistes 40. Un autre socialiste en vue, Jean
Longuet, écrit sur la grève une série d’articles pour L’Humanité ; d’aucuns font la
une 41. Jean Longuet fait également un rapport sur la grève à l’occasion du Congrès
socialiste de 1909, en tirant plusieurs leçons pour les interventions des socialistes
au plan national parmi les ouvriers agricoles. Au niveau communal, la grève est
menée par un personnage intéressant nommé Auret, un maréchal des logis en
retraite, décoré de la médaille militaire, qui semble aussi être membre de la SFIO.
D’emblée, les cultivateurs sont décidés à briser le syndicat. Ils créent leur
propre syndicat et offrent quelques concessions mais uniquement si « les ouvriers
[...] [déclarent] renoncer à leur syndicat » 42. De surcroît, les minces concessions
en matière de salaire sont subordonnées aux augmentations du cours du sucre.
Les cultivateurs indiquent aussi qu’ils ne se lanceront pas dans des négociations
dans lesquelles Ernest Ringuier est impliqué. Après le refus de ce préalable par
les ouvriers, les employeurs déclinent deux offres d’arbitrage, l’une du juge de
paix et l’autre du conseiller général du canton. D’ailleurs, ils se mettent à recruter des briseurs de grève.
De leur côté les ouvriers sont tout aussi résolus. On met en place une soupe
populaire sur la place du village. Presque quotidiennement, musique et drapeau
rouge en tête, les ouvriers défilent dans les villages voisins, jusqu’à Guise, pour
faire connaître la grève. 150 enfants de grévistes sont évacués de la commune, et
des socialistes et des syndicalistes de Guise s’occupent d’eux. Des piquets de
grève sont postés sur les voies d’accès à la commune pour empêcher les cultivateurs de faire venir de la main-d’œuvre de remplacement. Des heurts avec la
gendarmerie conduisent Ringuier à dénoncer la brutalité des forces de l’ordre 43.
Lorsque le directeur de la sucrerie de Ribemont arrive par le train, accompagné
d’un groupe de jaunes, une manifestation d’ouvriers à la gare de chemin de fer
les contraint de s’en retourner par le train suivant 44. Des rapports de l’époque
indiquent à quel point les femmes sont sur le devant de la scène. Le commissaire
39. Arch. nat. F7 12787. Id., 7 avril 1908.
40. Le Combat, 4 avril 1908.
41. Par exemple, le 6 avril 1908.
42. Arch. nat. F7 12787. Commissaire spécial de police Saint-Quentin, 9 avril 1908.
43. Rapport du préfet de l’Aisne, 7 avril 1908, op. cit.
44. Le Combat, 4 avril 1908.
204
John Bulaitis
de police de Guise écrit que les cultivateurs ne peuvent faire venir des ouvriers
étrangers à la commune, les routes étant gardées par les grévistes et surtout par
leurs femmes, lesquelles vont même jusqu’à vérifier si à l’intérieur des voitures
il n’y aurait pas d’ouvriers. « Pour indiquer à quel point cette surveillance est faite
rigoureusement, j’ai noté qu’un cultivateur a dû introduire dans sa ferme deux
ouvriers qu’il avait recrutés, en les cachant dans deux tonneaux » 45.
Les grévistes espèrent que le mouvement gagnera les communes voisines,
mais il reste localisé. Conscients du danger, les cultivateurs de la région, tout en
incitant les employeurs de Macquigny à la fermeté, concèdent dans le même temps
des augmentations de salaire à leurs propres ouvriers pour prévenir d’éventuelles
grèves. Après six semaines, confrontés à l’intransigeance des cultivateurs, les
grévistes commencent à chercher du travail ailleurs, dans les fermes avoisinantes
et dans les usines. Les cultivateurs, de leur côté, congédient la totalité de la main
d’œuvre et se mettent en quête de remplaçants. Avec le départ de 250-300 hommes,
femmes et enfants, l’issue de la grève entraîne une modification soudaine et importante de la population de la commune. C’est ainsi que le rideau se referme sur le
premier éveil du prolétariat agricole axonais du XXe siècle. Cependant, une dernière
question se pose à propos des grèves de 1906-1908, celle de leur postérité.
L’héritage
L’Aisne est épargnée par le mouvement de grève qui touche plusieurs
régions agricoles du Bassin parisien en 1919-1920 : après les dévastations dues à
la guerre, il faudra plusieurs années avant que de nombreuses grandes exploitations ne retrouvent leur pleine activité 46. Dans les années qui suivent, l’embauche
sur une grande échelle de main-d’œuvre étrangère contribue à ce que soit
« rendue l’autorité aux cultivateurs », et qu’elle leur permette de résister aux
« revendications excessives » des ouvriers 47. Il faut attendre octobre 1935 pour
que, lors des premières escarmouches du conflit du Front populaire, 50 ouvriers,
permanents et saisonniers, cessent le travail à Prémont.
La situation politique lors du Front populaire donne aux ouvriers agricoles
l’espoir de former à nouveau des syndicats et de se lancer dans des actions de
grève. La concentration accrue des fermes, la fracture sociale grandissante entre
ouvriers et cultivateurs, l’industrialisation des pratiques et, de manière tout à fait
frappante, la consolidation d’un prolétariat agricole coupé de la terre : tout ça
explique que le mouvement était bien plus général, y compris géographiquement,
45. Arch. nat. F7 12787. Commissaire spécial de police de Saint-Quentin, 9 avril 1908
46. Bien qu’au congrès national de la Fédération de l’agriculture en 1920 il fut dit que l’Aisne était
« en train de s’organiser », un seul syndicat était représenté au congrès, celui de la commune d’Étreux dans le nord du département.
47. C’est dans ces termes que la présentaient les fils des cultivateurs dans leurs thèses présentées à
l’Institut supérieur agricole de Beauvais. Voir, par exemple, R. Justiniart, Le Marlois agricole, thèse
agricole, 1924.
Les luttes agricoles de 1906-1908
205
que celui de 1906-1908. Après une série de grèves qui commencent à la mi-mai
1936 dans le Vermandois et dans le Saint-Quentinois, le mouvement s’étend à la
région de Soissons et de Neuilly-Saint-Front à la mi-juin. Ainsi, les premières
régions à rejoindre le Front populaire sont celles précédemment affectées par les
grèves de 1906-1908.
Les grèves du Front populaire, particulièrement celles qui ont eu lieu dans
les fermes du Soissonnais, sont souvent considérées comme étant de caractère
spontané, dans le sens où elles ne se firent pas sur l’initiative d’un syndicat ou
d’un parti politique. Mais la spontanéité est un terme dont les historiens doivent
se méfier. Les événements historiques ne relèvent pas de la génération spontanée
mais ont pour moteur des êtres humains véritables. En 1936, dans chaque ferme,
il y avait des hommes sur le devant de la scène qui exprimaient les sentiments de
leurs collègues ouvriers, proposaient des actions de grève et organisaient un
syndicat. Qui étaient-ils ? Le renouvellement perpétuel de la main-d’œuvre agricole faisait qu’ils étaient d’origines diverses. Chez les ouvriers polonais, les plus
jeunes, plus indépendants que leurs aînés vis-à-vis de l’employeur, jouaient le
rôle le plus actif. Par exemple, au comité du syndicat de Saint-Pierre-Aigle, on
trouve Michel Cossin, un bouvier polonais âgé de 18 ans 48. Chez les ouvriers
français, les meneurs provenaient principalement des plus anciens membres de la
communauté villageoise. La plupart n’avaient aucune expérience préalable de
l’activité syndicale. Contrairement à d’autres. Et c’est là que le souvenir des
événements de 1906-1908 prend toute sa place.
En 1936, à Dommiers, à la ferme Leroux, où les ouvriers se mirent en grève
le 20 juin, le délégué syndical était Abel Lemaire, tractoriste. Âgé de 15 ans en
1907, il travaillait sûrement déjà dans les champs, il avait dû écouter les discussions à propos du syndicat quand les ouvriers agricoles fréquentaient l’auberge de
sa mère, y prendre part probablement. Saint-Pierre-Aigle aussi était en première
ligne lors des grèves de 1936. Ici, c’était Louis Voiret le délégué et le trésorier de
la section locale du syndicat. Il avait 21 ans en 1907 et travaillait dans les fermes
de la région. Autre délégué à Saint-Pierre-Aigle, Henri Lesueur, qui avait été élevé
dans la commune et avait, lui aussi, 21 ans à l’époque des premières grèves 49. On
pourrait citer d’autres exemples. Sans craindre d’exagérer, on peut avancer l’idée
que le mouvement de 1906-1908 aide à comprendre une partie de la dynamique de
la « spontanéité » de 1936. Un nombre significatif de ceux qui ont reformé les
syndicats et appelé leurs camarades à la grève lors du Front populaire étaient des
anciens du premier éveil du prolétariat agricole. Autre chose est de savoir s’ils
avaient alors à l’esprit le souvenir des journées grisantes de l’été 1907.
John BULAITIS
(Traduction : Jean-Pierre Delmarcelle)
48. Arch. dép. Aisne, arch. com. déposées Saint-Pierre-Aigle, 2 I 4. Liste du bureau du syndicat.
49. Ibid.
La Thiérache vue par ses élus :
géographie des représentations
Qui ne connaît pas la Thiérache ? Tout bon géographe qui se respecte localise sans hésitation ce petit bout de terre de l’extrémité septentrionale de la
France, adossé à la frontière belge et aux contreforts ardennais. Région naturelle
décrite au début du XXe siècle par les géographes Albert Demangeon 1 et Maximilien Sorre2, la Thiérache s’identifie clairement par son unité paysagère appuyée
sur le bocage. Le géographe ruraliste a côtoyé un jour ou l’autre cette région agricole connue pour son bassin laitier 3. Vue de l’extérieur, la « petite Suisse du
Nord » serait une région verdoyante où les vaches sont plus nombreuses que les
hommes. Inaltérable image d’Épinal...
Qu’en est-il de la Thiérache vue de l’intérieur ? Question de représentations ?
À l’occasion d’un travail de doctorat, il nous a été donné d’enquêter
longuement auprès des élus de Thiérache 4. L’essentiel du corpus récolté fournit
des informations aux échelles communale et intercommunale. Mais, au fil des
entretiens, transparaissent des éléments plus généraux sur la région, ce que
nous pourrions appeler des représentations, au sens de « créations sociales ou
individuelle de schémas pertinents du réel » 5. Reprenant ces entretiens réalisés
entre 1996 et 1998 auprès de cent cinquante maires, nous en avons extrait des
citations révélatrices d’une région vécue à la fois comme une et plurielle.
Même si ces citations sont des paroles individuelles, leur fréquence d’occurrence justifie qu’elles témoignent d’une réalité sensible faite de thèmes identitaires forts.
La Thiérache s’identifie avant tout à un paysage qui en dessine les limites,
limites à la fois mouvantes et fixées par l’histoire. Les esprits de cette région périphérique sont marqués par la frontière qui écartèle ce territoire et rappelle que
l’on a plus affaire à de petites Thiéraches qu’à une grande. L’unité se retrouve
dans l’organisation socio-économique fondée sur une double activité industrielle
1. Demangeon A., La plaine picarde, Paris, Colin, 1905, 496 p.
2. Sorre M., Aperçu économique de la région de Fourmies (introduction géographique), Fourmies,
Typographie et lithographie Bachy, 1925, p. 9-32.
3. Vaudois J., « La Thiérache : économie et territoires », in Comptes-rendus de l’Académie d’Agriculture française, vol. 78, n°5, 1992, p. 13-22.
4. Bonerandi E., Devenir des espaces ruraux en crise et élus locaux - l’exemple de la Thiérache,
thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris I – Panthéon Sorbonne, 1999, 588 p.
5. Guérin J. P., « Géographie et représentation », in André Y. et alii, Représenter l’espace, Paris,
Anthropos – Economica, 1989.
208
Emmanuelle Bonérandi
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
209
et agricole bien ambiguë, elle transparaît également dans une situation de crise
partagée. C’est à un voyage entre unités, limites et fractures que nous convient les
élus de Thiérache.
« On est de la Thiérache car c’est de l’herbage »
Les maires enquêtés associent le nom de Thiérache à un paysage, celui du
bocage. Cette identification est perceptible à deux niveaux, comme facteur de
cohérence interne (« La Thiérache est une région de bocage », La Flamengrie) et
comme marqueur de limites spatiales (« Ici, ce n’est plus la Thiérache profonde,
la Thiérache herbagère, les petits pays », Sains-Richaumont). Il s’agit de limites
visibles entre le vert des pâtures embocagées et le jaune ou le brun des champs
ouverts (« À gauche, c’est la Thiérache, en venant de Cambrai. À droite, c’est le
désert », Iron). Cette perception des limites paysagères est le plus souvent
évoquée par les maires des communes situées à la marge de la région agricole
Thiérache, comme à Chaumont-Porcien dans les Ardennes : « En Champagne, ce
sont des champs, il n’y a plus de bêtes. La Thiérache, ce sont de petits villages,
de petites fermes et du vert », ou à Bernot (canton de Guise) : « La Thiérache,
c’est après Guise. La Thiérache, c’est le pays pauvre. […] Il y a de petits villages isolés. C’est dommage, c’est joli. Ici, l’agriculture est plus riche. Ils ne
veulent pas de bêtes. Ça prend trop de temps ». Parfois des territoires de l’entredeux se créent à la faveur de ces espaces de marge (« Ici, ce n’est pas la Thiérache. Ce n’est pas le Saint-Quentinois. Le Saint-Quentinois, c’est le Santerre, ce
qu’il y a de mieux en terres agricoles. Ici, l’esprit n’y est pas, la taille non plus.
C’est une micro-région très spécifique en raison de la proximité de la Thiérache
qui a influencé l’évolution de la région », Lesquielles-Saint-Germain, canton de
Guise).
Ce facteur identitaire fort, témoin d’une économie laitière dominante, est
aujourd’hui mis à mal par la progression des cultures et d’un paysage de champs
ouverts qui gagne aux marges mais aussi au cœur de la région. Les témoignages
sont nombreux à ce propos, tel celui du maire de Luzoir, commune de 300 habitants : « Sur 25 fermes il y a 10 ans, il en reste 8 […] Les fermes n’étaient pas
assez importantes. Elles étaient uniquement en herbages, maintenant elles se
transforment. Ça devient des terres. Ça enlève le cachet. Les cultures, c’est moins
beau que l’herbe », avec parfois une pointe de nostalgie : « On retourne de plus
en plus de prés. C’est dommage, c’est un pays de bocage qui perd son caractère »
(Aubenton).
Des coupures de l’histoire …
Même si l’unité paysagère est largement valorisée, la Thiérache est également vécue dans ses coupures. Si la Thiérache peut être facilement confondue
avec l’herbage, il en est bien autrement quand on évoque les blessures de l’his-
210
Emmanuelle Bonérandi
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
211
toire. On aborde alors les effets de la frontière. Deux élus évoquent clairement les
handicaps liés à une situation sur la route des invasions : « La Thiérache est une
terre qui a beaucoup souffert. Elle a été marquée par l’histoire. Un retour en
arrière est nécessaire pour comprendre le présent. Il s’agit d’une terre d’invasion
[…]. Elle tourne le dos à la frontière, et la frontière est encore présente dans les
consciences […]. Cette coupure a entraîné le développement d’une vie en autarcie. La mise en place cette année [1996] d’un festival musical et théâtral transfrontalier est tout un symbole » (Hirson) ; « C’est un pays que j’adore mais il m’a
toujours étonné. Tous les pays sont organisés autour de la France, à la périphérie. Il n’y a qu’à voir la carte du développement local. La Thiérache a toutes les
caractéristiques d’un pays mais ce n’est pas un pays. C’est le pays des invasions.
Les gens ont toujours connu la défense […]. En 1870, en 1914 et en 1940, il a
fallu renouveler le troupeau » (Sorbais). Quelques élus en évoquant les temps de
guerre ont estimé que les destructions avaient gelé toute volonté d’initiative
locale, les populations se souvenant de l’exode refuseraient de s’y investir ; à quoi
bon ? Le marqueur historique est cependant assez rarement évoqué directement
par les élus, même s’il peut l’être de façon très véhémente (« La Thiérache ne se
développera que si elle est capable de se développer culturellement, de reconnaître son histoire », Sorbais).
…aux effets de barrière
Beaucoup plus souvent, les élus perçoivent les frontières de l’espace vécu
et font éclater le mythe d’une seule et même Thiérache. Il faut dire que les coupures administratives, départementales et régionales, n’aident pas à la reconnaissance d’un seul et même territoire. Les élus peuvent ainsi renvoyer la Thiérache
au voisin. C’est le cas du maire de Cernion lequel estime que sa commune fait
partie des crêtes préardennaises, entre la Thiérache et les Ardennes (« La Thiérache, c’est plus sur Liart »), ce à quoi le maire concerné répond que « La Thiérache, pour nous, c’est l’Aisne. La Thiérache, c’est plus sur Vervins. »
C’est sans doute à propos de la différenciation entre l’Avesnois et la Thiérache que les élus sont les plus prolixes. On retrouve alors le thème paysager.
« Ici on est en herbage. Ce n’est pas comme dans l’Aisne » (Semousies, canton
d’Avesnes-Nord). C’est sans doute à ce sujet que l’analyse des représentations
est la plus éloquente. Ainsi le maire d’Anor déclare qu’il est fier d’être anorien
et nordiste. Il précise qu’il est également fier d’être de l’Avesnois. Pour lui, la
Thiérache n’est pas le mot qui convient : « Il y a une maudite frontière entre le
Nord et l’Aisne qu’on a du mal à bousculer. La mentalité a peu évolué ». Il
explique qu’Anor est enfermé par la forêt et qu’on fait plus facilement le déplacement d’Anor à Fourmies (« forêt chaude ») que d’Anor à Hirson (« forêt
froide »). On retrouve régulièrement ce rôle de la forêt frontière, y compris pour
des espaces boisés de faible ampleur comme la haie d’Aubenton « Ici, on est mal
situé. On habite de l’autre côté de la forêt. On est blackboulé », Coingt). La forêt
délimite des cellules de vie pour lesquelles on évoque parfois le maintien jusqu’à
212
Emmanuelle Bonérandi
aujourd’hui d’une vie en autarcie, c’est-à-dire avec des déplacements limités au
strict minimum : « À l’origine, Glageon était une clairière. La forêt était
présente jusqu’à Trélon. La vie se limitait à l’intérieur de la clairière. Cela
permettait, et nécessitait d’avoir tout sur place […]. La population a longtemps
vécu en autarcie à Glageon […]. Les Glageonnais habitent Glageon. Ils restent
au pays car ils aiment leur village. C’est une mentalité et non une nécessité
économique ».
Entre la partie axonaise et la partie nordiste, on irait même jusqu’à se
croire aux temps des guerres picrocholines et à faire ressurgir les antagonistes
enterrés depuis longtemps. À Étroeungt, on estime qu’« il y a une barrière
complète avec l’Aisne. Lors de la manifestation contre la fermeture du Poulet du
Nord, certains maires du canton sont allés à La Flamengrie et le maire ne nous
connaissait pas », propos confirmés et renforcés par le maire de La Flamengrie :
« La frontière du Nord est très imperméable et vice-versa. Ce sont deux régions
totalement différentes. […] Ce sont des régions administratives totalement différentes avec des structures et des subventions différentes. On ne peut pas monter
d’actions communes. Lille et Amiens, c’est deux choses totalement incompatibles.
Dans la région Thiérache Nord, ils ont beaucoup plus d’aides que nous. Ça a
toujours été comme ça. Ils avaient le Smic à Fourmies alors qu’ils ne l’avaient
pas à La Capelle dans une même société. C’était la même chose pendant la
guerre pour toucher le chocolat ou les chaussures. C’est resté comme ça. ». Dans
le même temps, le maire de la commune voisine de Rocquigny s’insurge : « Une
frontière entre le Nord et l’Aisne ?... C’est complètement débile. Il n’y a pas de
frontière. Pourquoi pas une ligne de démarcation ! ».
Les rappels historiques affleurent pour justifier des différenciations
morphologiques et sociologiques entre un Avesnois plus urbain et chaleureux, et
une Thiérache plus rurale, agricole et fermée. Le maire de Féron est partagé entre
Avesnois et Thiérache. Pour lui, la Thiérache est à la limite de l’Aisne et du Nord.
« L’Avesnois, c’est plus clocher, c’est plus la ville. La Thiérache englobe l’Avesnois. Ici, on était Espagnol et La Capelle appartenait à la France, alors vous
savez [...]. La commune entretient de bons rapports avec la Belgique. Mais dans
les Ardennes, la mentalité est plus froide. » Puis il conclut : « Il n’y a pas de différence de mentalité entre l’Aisne et le Nord, l’esprit reste rural. » La Thiérache se
présenterait alors comme un savant jeu d’emboîtement à échelles variables. Mais
laissons la conclusion au maire d’Ohain pour qui, tout simplement, « La Thiérache n’est pas une notion vécue ».
« C’est la crise économique au plan mondial qui est ressentie ici »
Revenons aux facteurs d’unité. Le choc de la crise industrielle vécue dans
l’enchaînement des fermetures d’usines revient dans nombre de conversations.
Les élus partagent un destin commun dans la crise socio-économique. Ce que le
député-maire de Vervins analyse comme le passage « d’une région hyperindustrialisée à une désindustrialisation massive avec la formation d’un lumpenpro-
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
213
letariat », est rapporté avec émotion par de nombreux élus. Si les rares communes urbaines sont les premières touchées par la fin de l’activité industrielle, telle
Hirson où « en 1988, lors de la fermeture des aciéries, c’est une véritable chape
de plomb qui s’abat sur la commune. […] Tout restait en place. Les gens étaient
partis sans dégradation. Il n’y a pas eu d’actes de vandalisme. L’impression
était qu’on allait revenir, que tout allait repartir et que l’on était dans un
mauvais rêve », les communes rurales se posent également comme victimes
d’une organisation socio-économique aujourd’hui disparue. À Flavigny-leGrand, dans le canton de Guise, « avant 1914, il y avait une industrie qui appartenait au groupe Deutz. La société n’a pas touché de dommages de guerre pour
reconstruire l’usine. Ils sont partis après 1914-18 en arrêtant la reconstruction
de l’usine en cours. Il y avait 2 000 ouvriers dans la filature. Maintenant il n’y
a plus que 467 habitants. Il y en a eu plus de 1 000 à une époque donnée. Tout
ça a disparu ».
Les témoignages confinent parfois au désespoir. « On a connu les derniers
escaliers du déclin. Actuellement, la situation démographique et économique est
plutôt stable […] un jour ou l’autre, ça repartira. On a touché le fond, on ne peut
pas aller plus loin mais ce sera long » (Glageon). Cette vision de la Thiérache est
bien loin de celle de la « petite Normandie » bocagère et souriante.
Le déclin industriel renvoie à des aspects bien sévères d’une société thiérachienne marquée par nombre de handicaps. Le manque de formation confine à
l’inertie spatiale. On ne compte plus les lamentations sur le manque de formation
de la population locale : « Depuis des années on perd une élite, ceux qui restent
sont le moins aptes à travailler » (Buire) ; « Ceux qui sont restés sont les moins
mobiles dans leur tête. Il existe un problème de formation. Beaucoup espéraient
retrouver un petit boulot sur place » (Trélon), les difficultés scolaires des enfants,
l’absentéisme, le chômage comme seule issue envisagée (« Les parents sont
chômeurs. En hiver, on reste au lit. Le seul qui se lève, c’est celui qui prend le car.
La seule façon de vivre, c’est de faire des gosses »), la misère plus ou moins
cachée.
Il est intéressant de noter que si l’économie agricole a elle aussi fait les
frais d’une profonde restructuration, avec une diminution très importante du salariat, elle est beaucoup plus rarement associée aux difficultés ambiantes. On parle
d’agrandissement de surfaces, de réduction des quotas laitiers, de réorientation
dans l’élevage pour la viande au détriment de l’élevage laitier, on évoque l’ancienne économie agricole comme on commenterait une vieille carte postale (« À
une époque les agriculteurs transformaient eux-mêmes les produits sur place. Les
laiteries avaient moins d’activité qu’aujourd’hui Ils utilisaient les sous-produits
du lait pour les porcs. Ils travaillaient en circuit fermé. Le fumier des cochons et
l’urine étaient épandus dans les pâtures. Ils fabriquaient leur beurre, leur crème
et leur fromage »), mais le discours ne fait pas ressortir de difficultés sociales
aussi intenses qu’à propos de l’industrie. On peut considérer que les élus sont
d’autant plus sincères que la majorité d’entre eux sont encore issus de la sphère
agricole. On peut sans doute soupçonner là une nouvelle coupure plus sociologique, entre monde agricole et monde ouvrier.
214
Emmanuelle Bonérandi
Une société duale
La société thiérachienne offre deux visages qui sont liés à son histoire
économique. Certains élus ne s’y trompent pas qui distinguent une Thiérache
agricole d’une Thiérache industrielle. « En Thiérache, il y a une tradition forte
autour des secteurs industriels et agricoles qui tournaient à plein régime sans
aucun lien entre eux. Cela a marqué les esprits et cette période idyllique est
encore considérée par certains comme un rêve. L’industrie et l’agriculture sont
deux mondes totalement différents. Il n’y a eu aucun investissement du capital
d’origine agricole dans l’industrie » (Effry). Cette opposition vaut aussi bien
dans la partie nordiste que dans la partie axonaise, comme le signale le maire de
Glageon dans l’Avesnois : « Il existe un réel clivage entre l’herbage et l’industrie ».
Les relations complexes et concurrentes entretenues entre une sphère agricole et indépendante, d’une part, et une sphère industrielle, ouvrière et dominée,
d’autre part, font de la Thiérache un espace emblématique. Lors d’un entretien
avec le député-maire de l’arrondissement de Vervins, celui-ci essaye d’y apporter
une réponse. Il constate que les nouvelles industries qui se sont installées dans les
années 1950, spécialisées dans l’électricité et les télécommunications, ont choisi
le quart nord-est de la Thiérache de l’Aisne (Barelec à Étreux, Legrand à Guise)
et qu’il n’y a eu aucune implantation de ce genre dans le canton industriel d’Hirson. En outre, aucune industrie agro-alimentaire ne s’est implantée dans ce même
canton alors qu’il y en a eu ailleurs en Thiérache par de grands groupes français
ou européens (Nestlé à Boué, Bongrain au Nouvion-en-Thiérache, Heudebert à
Vervins). D’après le député-maire, les dirigeants agricoles issus du monde rural
ont pesé sur les décisions pour rejeter l’industrie traditionnelle avec une certaine
méfiance face aux dirigeants syndicaux ouvriers forts. Ils ont favorisé l’installation et le développement de l’agro-alimentaire, renforçant ainsi la dualité spatiale.
La situation est assez semblable dans l’Avesnois. L’élu va même jusqu’à émettre
l’hypothèse d’un partage (tacite ?) de l’espace entre les dirigeants des milieux
industriel et agricole dans les années 1950. Chacun cherchant à avoir un monopole de recrutement, ils ont misé sur la mono-industrie pour ne pas avoir de
concurrence, notamment de salaires. Il cite l’exemple de sa propre commune où
les établissements Pelletier (aujourd’hui devenus Heudebert) ont alors pesé sur le
pouvoir politique local pour être en situation de monopole, empêchant ainsi l’installation de deux autres usines à Vervins, Café Grand-Mère et Volkswagen.
Cette opposition se retrouve dans le discours des élus, notamment ceux des
communes industrielles et urbaines. Ils peuvent exprimer de vives critiques à
l’égard du monde agricole, jugé de façon caricaturale comme conservateur. Les
propos du maire de Wignehies en sont un exemple : « Les agriculteurs vivent sous
perfusion d’aides européennes. Ils ne veulent pas évoluer. Le remembrement est
difficile à faire admettre car ils ne veulent pas échanger leurs terres. C’est un
monde très cloisonné qui ne s’implique pas dans la vie communale [...]. Ils se
côtoient mais ne se rencontrent pas. […] Il y a une dichotomie entre le monde
rural et le monde ouvrier. Il s’agit d’un conflit latent qui remonte aux générations
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
215
anciennes, notamment à la période d’Occupation, en liaison avec le marché
noir ». Rapidement, on passe d’agricole à rural et d’industriel à urbain, pour
présenter un tableau bien éclaté de la société thiérachienne. « Le milieu rural est
à la remorque du milieu urbain. Il est conservateur, peu formé, pas dirigé. Il n’y
comprend rien à la décentralisation. C’est dramatique » (Wignehies).
Cette coupure entre deux groupes sociaux doit pourtant être relativisée au
niveau individuel. En effet, les deux secteurs d’activité sont longtemps restés liés,
comme le prouve le maintien durable, jusque dans les années 1960, du statut de
l’ouvrier d’usine possédant encore quelques vaches et quelques hectares en
complément de revenus, comme en témoigne, parmi d’autres, le maire d’Orignyen-Thiérache : « En 1956, il y avait au moins trois fois plus d’exploitations agricoles [actuellement 6 exploitations importantes et 2 ou 3 petites, taille moyenne
80 ha, 1 600 habitants]. Le mari travaillait dans l’usine du coin et la femme
élevait un cochon, deux ou trois vaches et de la volaille. Les exploitations concernaient souvent de toutes petites superficies en herbage de 2 ou 3 hectares mais
cela suffisait pour vendre le lait et bénéficier d’un supplément de revenu. »
« Un pays d’assistés et de notables »
Les marqueurs identitaires liés à l’histoire économique sont forts. Les élus
les évoquent très souvent, qu’il s’agisse de regretter un système qui offrait le plein
emploi ou d’en analyser les effets sur une population en grande difficulté.
Histoire économique, instruction et culture d’entreprise sont associées pour
montrer les handicaps imposés à tout développement futur de la région. « La
formation des employés était assurée de façon interne par la SNCF, ce qui a là
aussi créé une culture d’entreprise particulière plus valorisante que l’instruction
publique. Le système d’éducation à l’école n’en sortait pas forcément valorisé
[…]. Les aciéries qui se sont ensuite développées ont donné naissance à un sousprolétariat entretenu, favorable au patron. Le père et le grand-père entraient aux
aciéries et c’était l’usine qui formait. Il n’y avait donc pas besoin d’aller à
l’école. Ainsi s’est mise en place une certaine forme de culture qui se perpétuait
de père en fils, soit on devenait cheminot, soit on entrait aux aciéries » (Hirson) ;
« Il n’y avait pas de structure syndicale dans le textile car il y avait un paternalisme fort. Encore aujourd’hui, on fête la Saint-Louis, qui est le patron de l’industrie textile, les ouvriers vont à la messe et, après, le patron offre l’apéritif dans
l’usine » (Wignehies). Les élus déplorent qu’il existe encore aujourd’hui des
conditions de travail dignes du XIXe siècle. Zola et Germinal sont régulièrement
convoqués pour décrire la situation dans certaines usines textiles ou métallurgiques. Mais c’est essentiellement sur les conséquences en termes de manque de
formation et d’esprit d’initiatives que les élus se lamentent ou s’indignent.
L’usine a largement marqué les esprits, et les élus n’y ont pas échappé.
Certains tentent d’analyser la situation avec recul (« On rencontre ici la même
tradition familiale que dans le pays minier […]. Ici on dit L’Usine. On y
travaillait de père en fils et on y entrait dès quatorze ans à la sortie de l’école.
216
Emmanuelle Bonérandi
Des gens passaient toute leur carrière à L’usine. C’était une tradition. Presque
toutes les familles étaient impliquées. Une activité secondaire était confiée à
l’épouse. Par exemple, elle s’occupait de quelques bêtes pour arrondir les fins de
mois. Ce système a complètement disparu », Effry), là où d’autres éprouvent
nostalgie et regret. Chez certains, on évoque même « les heures de gloire », « les
grandes heures », un système révolu (« il n’y a plus d’ouvrier agricole. Les gens
dans les industries à Guise, il n’y en a presque plus. Avant ils allaient travailler
à Guise à pied en chantant »). Le système de représentations est largement
marqué par une organisation socio-économique aujourd’hui en crise. La
fréquence de ce thème évoqué par les élus en fait un élément d’identification de
la Thiérache, en tant qu’espace à dominante rural emblématique de la crise des
vieilles régions industrielles.
Les effets de ce système industriel marqué par l’omniprésence de l’usine
et d’un paternalisme fort se ressentent dans les mentalités. Nombreux sont les
maires qui mettent en avant une société désorientée. Ils y sont d’autant plus sensibles qu’ils sont souvent en première ligne pour répondre à la souffrance quotidienne. Les inerties mentales et spatiales sont soulignées. On se croit parfois
devant l’évocation d’une société qui se serait figée. Pour certains élus, l’imprégnation de l’usine est tellement forte qu’elle empêche tout développement culturel : « La fibre textile s’est transmise sur plusieurs générations. On pouvait très
facilement travailler sur place. La mentalité des parents étaient de pousser les
jeunes à rester sur place. Il s’agissait d’un monde ouvrier fermé, un monde
ouvrier où le culturel est secondaire et ne s’adresse pas à la majorité »
(Glageon). Sans aller jusqu’à parler d’inculture pour la Thiérache, on note cependant que le système usinier a invalidé toute forme d’autopromotion et de projection dans le futur, ce qui fait le sel du développement, qu’il s’agisse des
générations passées (« Au club du troisième âge, les anciens vanniers se rassemblent par groupe de cinq ou six, toujours les mêmes, pour jouer aux cartes et
uniquement aux cartes. Ils ne veulent participer à aucune autre activité. En fait,
cela s’explique par le fait que, dans leur ancienne activité, ils se retrouvaient
toujours ensemble et tournaient chez l’un et chez l’autre suivant les jours pour ne
faire fonctionner qu’un seul four à la fois. Ils ont gardé cet esprit. Les vieux ont
gardé ce genre de vie communautaire. Cependant, ils n’ont jamais retouché à la
vannerie, ni pour eux, ni pour transmettre le savoir-faire à leurs enfants et ils
refusent de le faire », Origny-en-Thiérache) ou des populations actuelles (« J’ai
défendu l’idée d’une identité communautaire de développement mais il y a des
différences de classes et le choix se fait. Le milieu culturel est fragile. Au niveau
des enfants, il n’y a pas de développement culturel », Sorbais). Parfois le portrait
du Thiérachien brossé par un élu prête à sourire : « Le rythme d’un Sorbaisien est
le suivant, les femmes on n’en parle pas. L’homme va à la chasse à l’automne
puis il fait son bois. Au printemps, son jardin, en juillet-août, c’est la fête. Le
premier jour des congés, il organise une fête avec ses copains, une bouffe. En
septembre c’est la rentrée scolaire et les fruits. C’est le système du Thiérachien
heureux ». Ces difficultés font également partie de l’identité thiérachienne, d’une
terre en souffrance.
La Thiérache vue par ses élus : géographie des représentations
217
« Ici, c’est le bout du monde ! »
Si la plupart des élus reconnaissent des atouts à la région (« Si on arrive à
retrouver une activité économique correcte, on est mieux qu’à Lille-RoubaixTourcoing », Guise), et notamment la qualité et le cadre de vie (on retrouve ici
l’identité paysagère), ils sont également nombreux à définir la région par un
handicap structurel majeur : l’enclavement, ou l’éloignement des aires urbaines
régionales. Des expressions reviennent régulièrement dans les entretiens : « Une
région à l’extrémité du Nord-Pas-de-Calais, de la Picardie, de la Champagne et
de la Belgique » (Mondrepuis) ; « On est trop éloigné des grandes villes... »
(Leuze) ; « On est trop loin d’un grand centre » (Boué) ; « On est trop loin des
grands axes » (Signy-le-Petit), etc.
Et pourtant, la localisation pourrait être favorable (« c’est vraiment
dommage car Glageon se trouve située sur un épicentre très intéressant. Dans un
rayon de 200 kilomètres, on trouve la région parisienne, la Belgique, l’Angleterre
et l’Allemagne »), s’il ne manquait les infrastructures pour desservir cette
maudite périphérie (« De Lille à Valenciennes, c’est OK. Ça va aller bien jusqu’à
Maubeuge. Après c’est la catastrophe », Avesnes), et ce depuis bien trop longtemps (« on met plus de temps actuellement pour aller à Paris qu’en 1914 ! »,
Neuve-Maison), comme si la Thiérache était oubliée des services publics et des
collectivités régionales (« Il faut espérer une amélioration dans les dix ans,
notamment de la N43, qui n’a pas été transformée alors que c’est une voie très
chargée », Le Nouvion-en-Thiérache).
La Thiérache, une région touristique ?
Pour finir, il faut interroger la validité d’un autre thème identitaire largement développé à l’extérieur. Les Comités départementaux du Nord et de l’Aisne
font régulièrement la promotion, respectivement, de l’Avesnois et de la Thiérache. Les dépliants ne manquent pas de valoriser le cadre naturel et la possibilité
de se livrer à des loisirs de plein air. La Thiérache correspondrait à une destination idéale pour un congé de fin de semaine. Qu’en est-il vu de l’intérieur ?
Certains élus croient dans le possible développement du tourisme, mais ils
sont rares et reconnaissent le caractère aléatoire de l’activité (« par un beau temps
comme cela, le tourisme, oui », Felleries). Plus généralement, les entretiens ont
permis de constater que la motivation des élus pour le tourisme était largement
minorée par des priorités qu’ils jugeaient plus vitales, à commencer par le retour
de l’emploi (« Plutôt que de chercher à développer le tourisme, ce serait mieux
de créer des emplois dans des petites unités ou de favoriser l’artisanat, de donner
de l’argent aux jeunes agriculteurs pour qu’ils s’installent », Baives) ou le maintien des services publics existants (« Le tourisme peut se développer. Il suffit de
travailler dessus. La Maison de la Thiérache s’en occupe bien. Il y avait un
camping qui devrait fermer. Un autre camping se monte mais la mairie n’est pas
intéressée par le rachat de l’ancien camping car cela fait beaucoup de frais de
218
Emmanuelle Bonérandi
gestion et, en outre, il faut le mettre aux normes. On préfère travailler sur les
écoles. On construit un nouveau bâtiment », Marly-Gomont, dans la vallée de
l’Oise où a été aménagé un axe vert pour les promenades). Enfin, plusieurs élus
avouent s’orienter vers le tourisme, mais pour des raisons bien peu encourageantes : « Je suis un peu pessimiste. On fait tous les efforts. On s’oriente vers le
tourisme par désespoir de cause. On sait bien que le climat n’est pas des plus
porteurs mais il y a une chance de développement. Ce n’est pas la panacée, ça ne
remplacera pas le développement industriel et économique » (Signy-le-Petit). Il
y a encore du chemin avant de considérer la Thiérache au même titre que la
Normandie ou la Provence, malgré un patrimoine naturel indéniable. Une question de révolution culturelle peut-être ?
Ainsi se présente la Thiérache vue par ses maires, une Thiérache unique et
plurielle, au riche passé industriel, aujourd’hui si lourd à porter. Tous aiment à
reconnaître qu’ils vivent dans une région agréable à laquelle ils sont nombreux à
s’identifier. Si ce n’est l’accord quasi unanime sur le caractère fédérateur et identitaire du paysage bocager, les représentations font largement la place à l’histoire,
qu’il s’agisse des frontières internes qu’elle a dessinées ou des usines en friche
qu’elle laisse aujourd’hui battre en plein vent.
Emmanuelle BONÉRANDI
219
Journée de la Fédération
des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne
Dimanche 20 octobre 2002
Villers-Cotterêts
Un heureux hasard a voulu que revînt en 2002 à la Société historique
régionale de Villers-Cotterêts l’honneur d’organiser la Journée annuelle de notre
Fédération, l’année même où cette ville – et avec elle, tout le département – célébrait le deux centième anniversaire de la naissance du plus illustre des Cotteréziens, Alexandre Dumas.
Le thème de notre réunion était donc fixé d’avance : une réflexion autour
de la place actuelle de notre concitoyen, non seulement dans notre patrimoine
littéraire, mais aussi dans la mémoire globale de l’Aisne et de ses habitants :
jusqu’à quel point Dumas est-il aujourd’hui connu et aimé chez nous ? et le transfert de ses cendres au Panthéon, prévu pour fin novembre, va-t-il modifier ou
améliorer cette relation ?
Quelque deux cents membres de nos sept sociétés, visiblement motivés par
ce thème « Dumas et l’Aisne », s’étaient inscrits et ont donc pris place dans la
vaste salle Marie-Louise Labouret : un premier clin d’œil, puisque c’est là le nom
de l’épouse cotterézienne du général et mère d’Alexandre…
Après quelques mots de M. Denis Rolland, président de la Fédération des
sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, M. Jacques Krabal, vice-président
du Conseil général chargé de la Culture souligna la détermination et la satisfaction du département d’être associé, aux côtés de la ville de Villers-Cotterêts, à
l’hommage national qui sera rendu à Dumas fin novembre à Paris. Si l’on excepte
Condorcet, dont le tombeau du Panthéon est vide, il se dit fier que Dumas soit le
premier Axonais à être physiquement élevé au rang des « grands hommes ».
Puis, revenant à notre réunion, M. Krabal exprima la satisfaction du
Conseil général devant le renouveau des recherches historiques et le dynamisme
de nos sept sociétés historiques.
C’est donc en pleine actualité nationale que la réflexion sur Dumas et
l’Aisne, préparée depuis plusieurs mois par la Société historique régionale de
Villers-Cotterêts, put être introduite par son président Roger Allégret, rappelant
en particulier que c’est de la célébration en 1902 du premier centenaire de la naissance de Dumas que devait venir la fondation de cette société deux ans plus tard.
Il revenait alors à Alain Arnaud, vice-président responsable du programme,
d’exposer l’approche particulière de cette réflexion : si Dumas est un homme de
chez nous, qui revendique fièrement et avec émotion ses racines cotteréziennes et
220
axonaises, il est également, comme initiateur et maître du « roman historique »,
inséparable d’une certaine re-découverte de l’Histoire. Il a su, avec les moyens de
son temps et grâce à sa fréquentation de Chateaubriand, Augustin Thierry, Mérimée, Tocqueville, avoir le souci des sources, fouiller les archives et donner aux
événements passés un habillage solide et souvent rempli de panache, mais certes
au prix de quelques entorses à la méthode critique et à la rigueur de l’étude !
Mérimée, son contemporain, référence en la matière, ne lui écrivit-il pas : « M.
Dumas, vous avez appris aux Français à aimer l’Histoire, leur histoire ? ». Un
compliment que nos Sociétés elles-mêmes aimeraient parfois recevoir de leurs
membres…
Nous sommes aujourd’hui son héritier, ce qui nous confère, à notre niveau,
le devoir de le faire mieux connaître et apprécier de tous, particulièrement des
scolaires.
Pour « photographier » l’image de Dumas dans son département natal, une
méthode originale a été suivie par la Société historique de Villers-Cotterêts, sous
la forme d’une « enquête de notoriété », lancée auprès des membres de la Fédération et d’un large public : enseignants, étudiants, libraires, bibliothécaires, soit
environ cinq cents personnes du département. Cinq brèves questions portaient sur
les lieux de l’Aisne cités dans ses œuvres, sur le niveau de lecture personnelle,
sur les lieux qui rappellent son souvenir aujourd’hui, sur l’appréciation de son
anniversaire 2002, enfin sur l’image de Dumas historien.
Parmi les résultats, qu’il serait trop long d’analyser ici, il ressort déjà que
Dumas Père, auteur de quelques 650 titres, n’est guère connu spontanément que
pour un petit nombre d’œuvres : Les Trois Mousquetaires, Monte-Cristo, Le
dictionnaire de Cuisine… Mais ni récit de voyage, ni pièce de théâtre ! Les
œuvres télévisées apparaissent d’ailleurs nettement comme un support plus large
et plus contemporain de cette connaissance, même si la richesse littéraire en est
malheureusement exclue au profit de l’action. Le metteur en scène prime ici le
maître incontesté de notre langue !
Quant à sa mémoire, elle n’est guère portée, hormis dans la région de
Villers-Cotterêts, que par quelques noms de rues ! Et il est un peu triste de constater qu’aucune ville du département, sa ville natale mise à part, ne semble avoir
saisi cette opportunité exceptionnelle de mieux le faire découvrir.
Rejeté de la plupart des manuels scolaires, Dumas est donc ignoré de la
plupart des collégiens et lycéens, de sorte que l’on peut aujourd’hui devenir
bachelier en France sans avoir jamais rencontré son nom ! Un vaste domaine à
défricher, la chose est d’autant plus surprenante que la profonde connaissance de
notre auteur semble tout à fait naturelle… à l’extérieur de nos frontières : au
Canada, en Géorgie, en Roumanie, en Chine même, notre concitoyen est présent
dans les écoles comme dans la culture générale… Ne serait-il donc pas « prophète
en son pays » ?
En résumé, Dumas apparaît nettement chez nous comme un « mal-aimé ».
Maintenant qu’il est reconnu l’égal de Hugo et des plus grands, à nous, Sociétés
221
historiques, de le faire nôtre, de le « réhabiliter » avec l’aide du Conseil général
et des enseignants, de le réintégrer dans notre patrimoine départemental aux côtés
de Racine, La Fontaine ou Claudel !
Dumas toujours vivant, c’est d’ailleurs sur ce thème que s’ensuivit pour les
congressistes un beau montage audiovisuel autour des lieux où il vécut, dans
l’Aisne comme à l’extérieur.
En deuxième partie, Yves-Marie Lucot, journaliste et écrivain, évoqua
longuement et avec force un Dumas passionné de tout, profondément attaché à sa
terre natale, superbe ambassadeur de la langue française, mais victime d’une
image caricaturale dont il était d’ailleurs peu soucieux. Glissant de nombreux
détails et allusions autobiographiques dans ses drames comme dans ses romans,
il reste un personnage complexe, à qui il convient de rendre justice. C’est aujourd’hui le devoir de tous ses amis.
Très réceptive à ces interventions « mobilisatrices », que compléta un toast
vibrant de Renaud Bellière, maire de Villers-Cotterêts, l’assistance manifesta par
ses questions une motivation déterminée à faire en sorte que la prochaine cérémonie du Panthéon ne soit pas un point final, mais le départ d’une nouvelle vitalité de Dumas dans l’esprit et le cœur de ses compatriotes de l’Aisne.
Après le déjeuner, tous les participants furent invités à découvrir, au choix,
les hauts lieux cotteréziens liés à Dumas (maison natale, musée rénové, cimetière,
école, etc.) ou les châteaux environnants qui furent témoins de son enfance :
Haramont (château des Fossés), Montgobert (où il rendit visite à Pauline Leclerc,
sœur de Bonaparte), Villers-Hélon (propriété de son tuteur Jacques Collard).
223
Présidents de la Fédération
des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne
1952-1960
Maxime de Sars
1960-1972
André Moreau-Néret
1972-1980
Henri de Buttet
1980-1986
Jacques Ducastelle
1986-1989
Pierrette Bègue
1989-1995
Alain Brunet
1995-2001
Roger Allégret
2001-
Denis Rolland
225
FÉDÉRATION DES SOCIÉTÉS D’HISTOIRE
ET D’ARCHÉOLOGIE DE L’AISNE
Archives départementales de l’Aisne
28, rue Fernand-Christ - 02000 Laon
Bureau de la Fédération pour l’année 2003
Président
..............................................................
Denis ROLLAND
président de la Société historique,
archéologique et scientifique de Soissons
Vice-président ................................................. Arlette SART
présidente de la Société académique
de Saint-Quentin
Autres membres :
Tony LEGENDRE, président de la Société historique et archéologique de
Château-Thierry
Marie-Françoise WATTIAUX, présidente de la Société académique de Chauny
Claude CARÊME, président de la Société historique de Haute-Picardie
Frédéric STÉVENOT, président de la Société historique et archéologique de
Vervins et de la Thiérache
Alain ARNAUD, président de la Société historique régionale de Villers-Cotterêts
Secrétaire général :
Fabienne BLIAUX, membre de la Société historique de Haute-Picardie
Trésoriers :
Éric THIERRY, membre de la Société archéologique et historique de Vervins et
de la Thiérache
Robert LEFÉBURE, membre de la Société historique régionale de VillersCotterêts
Comité de lecture :
Jean-Charles CAPPRONNIER, Suzanne FIETTE, Marc LE PAPE, Maurice
PERDEREAU, Frédérique PILLEBOUE, Martine PLOUVIER, Éric THIERRY,
Emmanuel VÉZIAT, Bernard VINOT
Comité technique d’édition :
Fabienne BLIAUX, Marc LE PAPE, Frédéric STÉVENOT (coordinateur), Éric
THIERRY, Yvette TRABUT, Emmanuel VÉZIAT, Claudine VIDAL
226
Les publications de la Fédération sont subventionnées par le Conseil général de
l’Aisne et le ministère de la Culture (direction régionale des affaires culturelles
de Picardie).
227
SOCIÉTÉ HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE
DE CHÂTEAU-THIERRY
Bureau de la Société en 2003
Président ................................................................ M. Tony LEGENDRE
Vice-présidents ............................................. M. Robert LEROUX
M. Xavier DE MASSARY
Secrétaire ............................................................ M. Raymond PLANSON
Secrétaire adjoint ....................................... M. Georges ROBINETTE
Trésorière ............................................................ Mme Bernadette MOYAT
Conservateur des collections ........ M. François BLARY
Bibliothécaire ................................................. Mlle Florence COULOMBS
Membres .............................................................. Mme Catherine DELVAILLE
Mme Anne-Marie HIGEL
Mme Bernadette GROCAUX
Mlle Bernadette PICHARD
M. Jean-Claude BLANDIN
M. Jean-Pierre CHAMPENOIS
Activités de l’année 2002
2 FÉVRIER : Assemblée générale annuelle.
L’inventaire du patrimoine en France du XVIIIe au XXe siècle, conférence illustrée
de nombreuses diapositives, par Xavier de Massary.
Dans son exposé, l’orateur a expliqué comment la notion de ce que nous appelons
patrimoine a évolué entre ces deux périodes. Il montra comment apparut rapidement l’idée ambitieuse de faire un relevé complet des richesses de la France. Cela
fut, en partie, mené à bien ; mais le travail fut partiel car les critères retenus furent
très variables et les circonstances plus ou moins difficiles. A ce jour, l’enregistrement de tout notre patrimoine reste à faire.
2 MARS : Une ténébreuse affaire : le meurtre de Guillaume de Flavy à Nesles-enTardenois, par Geneviève Grossel.
Cette communication retraçait la vie de Guillaume de Flavy, capitaine de
Compiègne au XVe siècle, assassiné en 1449 au château de Nesles-en-Dôle.
Nesles était un château-fort du Tardenois, appartenant d’abord à la famille des
seigneurs de Braine. Louis VII avait donné la dame de Braine pour épouse à son
frère Robert de Dreux. Il fallait caser ce seigneur turbulent et placer un point
228
avancé dans le Comté de Champagne dont il redoutait le comte. Les Dreux furent
continuellement des rebelles. En 1226, Robert II construisit Nesles-en-Tardenois.
Guillaume de Flavy épousa Blanche d’Overbreuc, héritière des vicomtes d’Acy,
nouveaux propriétaires. Issu de la noble et ancienne famille de Flavy-le-Martel,
Guillaume avait embrassé le parti Armagnac et tenait plus du chef de bande, ne
reculant devant rien pour assurer son profit. Il a fait toutes les campagnes de
Charles VII, a rencontré Jeanne d’Arc, qu’il ne semblait pas apprécier. Il a remis
au roi la ville de Compiègne dont il fut nommé capitaine. Après la reprise des
hostilités, il a défendu sa ville et Jeanne d’Arc accourut mais il s’est replié, la laissant à l’extérieur ; elle est capturée. Après son mariage avec Blanche, il a évincé
ses rivaux et s’est débarrassé de ses beaux-parents. Mais en grandissant, Blanche
l’a haï à cause de sa cruauté. Pierre de Louvain l’assassina un soir de mars au
château. Les deux meurtriers se tirèrent du procès mais Pierre de Louvain subit la
vendetta des frères de Guillaume.
6 AVRIL : La vie quotidienne des Augustines à l’hôtel-Dieu de Château-Thierry,
par Micheline Rapine.
La charte de fondation de la reine Jeanne, titre vieux de 700 ans, nous donne de
précieuses informations sur la constitution et le fonctionnement d’une communauté de clercs laïques et de religieuses au Prieuré royal de Saint-Jean-Baptiste
de Château-Thierry. C’est seulement au XVIIe siècle qu’apparaît dans les documents officiels l’Ordre de saint Augustin. Cet ordre imposait les vœux de charité,
chasteté, pauvreté et respect de la clôture.
La durée du noviciat est d’un an, la novice sera jugée par l’évêque et les professes les plus âgées. Puis ce sera la prise de voile et l’engagement de renoncer à la
vie du siècle. L’emploi du temps est chargé : 5 h 30 à la chapelle, 3 h de messe et
exercices religieux. Puis travaux de restauration, lavage, soins et accompagnement des médecins lors des visites aux malades. Au XVIIe siècle, la prieure est un
véritable seigneur ecclésiastique. Vers 10 h, c’est le déjeuner des pauvres : ceuxci sont propriétaires de l’institution. En 1304, la reine leur a donné l’hôtel-Dieu
pour qu’ils recouvrent la santé. Ensuite, c’est le déjeuner des religieuses : 2 services au réfectoire, avec une nourriture insipide, et la lecture de l’Écriture sainte
pendant le repas. Après les vêpres, elles se livrent au « travail des mains » :
couture, broderie ; une demi-heure de récréation suit (contrôlée par la prieure)
puis à nouveau soins aux malades. Après l’Angélus, ce sont Laudes et Matines.
La journée s’achève, sauf pour la semainière (garde de nuit). La discipline est
rigoureuse et chaque vendredi, au chapitre des coulpes, chacune doit s’accuser en
public de fautes plus ou moins graves.
11 MAI : Un bombardier anglais s’écrase à Bassevelle, par Bernard Langou.
Pour commémorer le cinquantième anniversaire de l’événement, Pierre Paumier,
de Trilport, travaillant à l’époque près de l’église, fait appel à M. et Mme Langou
qui partent à la recherche de l’Odyssée du Lancaster J.B. 318 (ils eurent plus de
30 h d’enregistrement de témoignages). Bassevelle, environ 300 h. se trouve entre
229
la vallée de la Marne et celle du Petit Morin (canton de La Ferté-sous-Jouarre,
Seine-et-Marne).
Le 18 juillet 1944, le J.B. 318 quittait East-Kirby, près de Lincoln (150 km au
nord de Londres) avec pour objectif le nœud ferroviaire de Revigny-sur-Ornain,
près de Bar-le-Duc. Un tir de canon de 20 mm par Herbert Altner sur Junker 88,
toucha l’aile gauche et embrasa le réservoir. Quatre membres de l’équipage ne
purent se sauver, ils sont enterrés au cimetière de Bassevelle. Les trois autres
eurent chacun leur histoire. Len Manning fut caché à la Trétoire chez Louisette
Beaujard ; Fred Taylor à Bussières chez les Ernould et Harold Ruston arrêté au
pont de Nanteuil, déporté sur la Baltique, libéré par les Russes. A Bassevelle, on
a gardé (ou retrouvé) le contact avec les familles ou les membres d’équipage.
Régulièrement, des échanges ont lieu, en particulier lors de cérémonies officielles. Le 12 juin, Len Manning, le mitrailleur arrière, sera présent accompagné de
sa fille.
1er JUIN : L’Aisne et la zone interdite : 1940-1944, par Guy Marival.
Au mépris de la convention d’Armistice signée à Compiègne le 22 juin 1940, les
Allemands délimitent à partir du 1er juillet 1940, au Nord de la zone occupée, une
zone interdite (Sperrgebiet : Somme, Aisne, Ardennes). Dans l’Aisne, la ligne
verte va de Chauny à Neufchâtel-sur-Aisne. Les populations de retour d’exode
qui veulent rentrer sont refoulées, certaines mises dans des camps (Soissons,
Flavy-le-Martel, Château-Thierry).
A partir du 2 septembre 1940, le commandement allemand confie ce territoire à
l’Ostland pour mettre en valeur dix fermes soi-disant abandonnées. Certaines
terres sont confisquées, elles seraient « mal gérées ». Au total, l’Ostland a géré
pendant l’occupation 170 000 ha dans la zone interdite, dont 110 000 dans les
Ardennes, et seulement 17 500 dans l’Aisne. On ne peut conclure absolument que
l’on préparait l’annexion de ces territoires, envisagée depuis la fin du XIXe siècle
dans certains milieux pangermanistes. L’occupant n’a jamais cherché à interdire
complètement aux habitants de rentrer, ni à expulser ceux qui y étaient revenus
clandestinement. La zone interdite fut supprimée officiellement au printemps
1943. L’exploitation des terres de la zone interdite était plus sûrement liée à une
économie de guerre.
5 OCTOBRE : Victor Hugo et le Second Empire, par Agnès Spiquel.
Après une jeunesse royaliste, Hugo opère sous la Seconde République, un
passage à gauche, qui fait de lui un des chefs de l’opposition au coup d’État de
Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. L’insurrection, réprimée dans le
sang, ayant échoué, Hugo menacé de mort, quitte Paris pour Bruxelles.
De là, il veut rendre compte et accumule une masse de témoignages. Il ne peut
mener ce travail à bien, cela deviendra en 1877 Histoire d’un crime. Il passe au
pamphlet avec Napoléon le Petit, en 1852. Vif succès ! Il s’installe dans les îles
anglo-normandes. Il se dresse sur son rocher comme l’adversaire personnel de
l’Empereur, l’incarnation de la liberté, chargé de châtier le tyran ; c’est le sens de
230
Châtiments, en 1853. Pendant tout le Second Empire, Hugo qui a conservé de
nombreux liens en France, plaide pour la République avec plus d’intransigeance
que les républicains de l’intérieur. Il craint aussi une révolution violente qui
s’achèverait comme celle de 1848. Il plaide pour la liberté, la laïcité, la réalisation de la devise de la République. Il dénonce les guerres impériales, soutient les
mouvements de libération et les États-Unis d’Europe. Il rentre à Paris le lendemain de la chute de l’Empire.
9 NOVEMBRE : L’Intendance de Soissons, par Martine Plouvier.
7 DÉCEMBRE : 1926-1936, Château-Thierry, nos années folles, un film réalisé et
présenté par Bernard Huriez.
Cette vidéocassette, comme la précédente 1944-1954 : Les années baume au
cœur, évoque quelques événements marquants de notre ville. Elle est réalisée à
partir de films ou de morceaux de films tournés à l’époque par des amateurs, avec
la participation orale de quelques témoins. C’est ainsi que revivent les fêtes de
Centreville, avec leurs personnages costumés, les défilés, les animations diverses.
Quelques moments précis sont évoqués : les obsèques de M. Bétancourt ou l’arrivée du train à la gare des Chesneaux. Enfin, la course de côte de l’avenue de
Soissons et son terrible accident de 1935 rappellent des souvenirs à bon nombre
de spectateurs, témoins ou non, ainsi qu’à tous ceux qui l’ont si souvent entendu
évoquer par leurs aînés.
231
SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE D’HISTOIRE,
D’ARCHÉOLOGIE, DES ARTS ET DES LETTRES
DE CHAUNY ET DE SA RÉGION
Bureau
(élu suite à l’assemblée générale du 22 mars 2002)
Présidente ............................................................. Mme Marie-Françoise WATTIAUX
Vice-présidents ............................................. M. René GÉRARD
M. Jean SÉNÉCHAL
Secrétaire ............................................................ Mme Henriette TONDEUR
Secrétaire adjoint ....................................... M. Jean-Louis MOUTON
Trésorière ............................................................ Mme Jacqueline FRÉNOT
Activités de l’année 2002
JANVIER : Sur la route de Samarkand. Causerie de Mme Wattiaux avec projection
de diapositives.
Située en plein cœur de l’Asie centrale, la république d’Ouzbékistan, indépendante depuis 1991, est une invitation au rêve. Traversée par la mythique route de
la soie, elle a toujours été un lieu d’échanges pour les produits précieux et un
creuset d’idées philosophiques et religieuses, ce qui a permis la rencontre de
l’Orient et de l’Occident. En suivant le parcours des caravanes, à Khiva, villemusée depuis 1968, à Boukhara la sainte, avec ses trois cents mosquées, à Tachkent, la capitale, tout nous invite à lever les yeux vers le ciel où brillent dômes et
minarets turquoise.
FÉVRIER : La monnaie, conférence de M. Andrieu à l’occasion du passage du
franc à l’euro.
De l’invention du troc en Égypte, jusqu’à la dynastie des Lagides (305 av.
Jésus-Christ), date à laquelle une monnaie nommée le shat apparaît ; celle-ci
reposait sur une valeur étalon, probablement l’argent. La première pièce de
monnaie connue est née en Lydie (actuellement en Turquie) ; elle a été créée
par Crésus (560-546 av. Jésus-Christ), c’est une pièce d’or de onze grammes.
Cette invention sera reprise par les Phrygiens avant de se répandre en Méditerranée puis en Gaule. Pour conclure, M. Andrieu présente l’euro et le système
monétaire.
MARS : La loi de 1901 sur les associations. Conférence de M. Quenesson.
Suivie de l’assemblée générale annuelle.
232
13 ET 14 AVRIL : Portes ouvertes dans les locaux de la Société académique de
Chauny à l’occasion des journées de Flâneries printanières organisées par l’association de la Chaussée à Chauny (C.Q.F.D.). A cette occasion, la vie des Chaunois, avant et après le Grande Guerre, a été retracée à la fois par des panneaux et
par des projections de diapositives commentées par MM. Gérard et Sénéchal.
AVRIL : Séance à la nouvelle salle Victor-Leducq, Mme Wattiaux a retracé brièvement la vie de Victor Leducq.
Le peintre Pierre Patel a ensuite été présenté par Mme Nathalie Coural, conservateur au centre de recherches et de restauration des musées de Versailles. Celleci a dressé le portrait de ce paysagiste d’origine chaunoise (1605-1676) et a
présenté, par le biais de diapositives, ses nombreuses œuvres.
MAI : La vie des Amigny-Rouysiens au siècle dernier, conférence illustrée de
projection de diapositives présentées par M. Pugin.
JUIN : Voyage à Paris. Visites du Musée de l’Assistance publique et des hôpitaux
de Paris puis de la Conciergerie.
SEPTEMBRE : Compte-rendu du voyage à Paris.
OCTOBRE : La langue picarde, animation de M. Jean-Pierre Semblat. Ce « diseux
ed’picard » a bien diverti l’assemblée.
NOVEMBRE : Victor Hugo, conférence de M. Jean Sénéchal accompagnée d’une
projection de documents prêtés par MM. Gérard et Andrieu. Le conférencier a
retracé la vie de cet écrivain, né il y a deux cents ans, de ses origines jusqu’au
transfert de ses cendres au Panthéon.
233
SOCIÉTÉ HISTORIQUE DE HAUTE-PICARDIE
Bureau de la Société en 2003
Président d’honneur .................................
Président ..............................................................
Vice-président ................................................
Trésorière ............................................................
Secrétaire ............................................................
Trésorier-adjoint .........................................
Secrétaire-adjoint .......................................
M. Henri de BUTTET
M. Claude CARÊME
M. Jean-Louis BAUDOT
Mme Claudine LEFÈVRE
M. Robert LEFÈVRE
M. Jean MAUCORPS
Mme Dominique HUART
Conférences et sorties
18 JANVIER : Guérir au Moyen Âge : la pharmacie des plantes dans nos abbayes
médiévales, conférence du Père René Courtois.
En matière de médecine, le Moyen Âge occidental n’innove pas : dans les manuscrits de cette époque, on retrouve, sans cesse recopiés et commentés, quelques
grandes figures de l’Antiquité : Hippocrate, Dioscoride et Gallien. De très
nombreuses plantes sont déjà abondamment décrites, leurs applications classées
selon des catégories intégrant les quatre éléments (feu, air, terre, eau) dont on
veille à préserver l’équilibre. Ainsi, pendant l’hiver froid et humide, le corps doit
compenser par du chaud et du sec, manger des viandes et des légumes bouillis...
Le principal mérite des praticiens et érudits médiévaux fut de préserver et transmettre ces théories, en particulier grâce aux abbayes, telles le « Vivarium » de
Cassiodore ou le Mont Cassin, dès les Ve-VIe siècles. Ce legs antique est encore
approfondi et développé au XIIe siècle par les médecins arabes (Avicenne notamment) ainsi que par de grands intellectuels occidentaux : Hildegarde de Bingen,
Albert le Grand... Cette culture médicale du « sommet » coexiste longtemps avec
une pratique populaire qui puise ses racines dans le vieux fonds druidique. Des
centaines de plantes sont ainsi connues, utilisées, mais aussi décrites et répertoriées selon leurs multiples usages pour guérir... ou occire !
De la fleur à la fiole jusqu’à la gélule, les pratiques de la civilisation industrielle,
les pollutions diverses, ont presque partout sonné le glas de cette phytothérapie
populaire, rendant plus opaque et sans conteste moins poétique, le compagnonnage de la plante et de l’homme.
Le retour des beaux jours permettra à ceux qui le désirent d’approfondir le sujet,
en visitant le jardin de plantes médicinales reconstitué par notre conférencier sur
le site de l’abbaye de Vauclair.
234
23 FÉVRIER : La mosaïque gallo-romaine d’Orphée (conservée à la Maison des
Associations de Laon), visite-conférence par M. Hervé-Paul Delhaye.
C’est en 1858 que l’emplacement de cette mosaïque fut découvert à Blanzy-lesFismes, lors de fouilles menées sur le site d’une villa gallo-romaine exceptionnellement raffinée. Depuis ce petit village de l’Aisne, la remarquable découverte
fit grand bruit dans la région. La Société académique de Laon, alors toute jeune
institution, et son président Édouard Fleury, archéologue amateur distingué, firent
des efforts méritoires pour acquérir cette mosaïque. Cependant, le pavement ne
fut pas déposé au Musée de Laon dans l’état fragmentaire où il avait été trouvé :
une restauration fut exécutée et l’œuvre exposée à la Bibliothèque de Laon
(actuelle Maison des Associations).
Orphée est le musicien et le poète par excellence dans la mythologie grecque : la
perte de sa femme Eurydice constitue le thème du plus célèbre des mythes romantiques. Fils ou élève d’Apollon (ou d’Onagre, roi de Thrace), sa mère était la
muse Calliope. Sa figure inspira les cultes mythiques orphiques. La tradition
artistique nous présente Orphée comme un musicien merveilleux, enchanteur :
quand il chante et joue de la harpe, la nature entière est sous le charme, toutes les
créatures le suivent, les arbres, les pierres et même les cours d’eau viennent
l’écouter...
C’est ce tableau que nous présente la mosaïque de Blanzy, l’une des plus importantes connues sur ce thème pour le monde gréco-romain.
Après avoir rappelé les techniques de réalisation des mosaïques antiques, dont
l’apogée se situe au Bas-Empire romain, Hervé-Paul Delhaye a analysé très finement la composition de l’œuvre, le jeu subtil unissant le personnage central à la
faune familière ou plus exotique qui l’entoure, charmée par le son de sa « lyre ».
Les arbres joignent leurs branches en un écrin de verdure autour de cette vision
idéale d’une nature apaisée, domptée, où règne l’harmonie. Le contexte historique, les comparaisons avec les autres mosaïques orphiques découvertes à travers
tout l’ancien empire romain, permettent d’interpréter cette scène comme une allégorie de la « paix romaine », « civilisatrice » face aux ardeurs et à la « sauvagerie » des peuples « barbares » venus du nord et de l’est de l’Europe.
13 MARS : Les prospections archéologiques aériennes dans le nord de l’Aisne,
conférence de M. Gilles Naze.
Ces prospections aériennes sont engagées depuis 1990 dans le cadre de la participation à l’opération de Prospection et d’Inventaire archéologique, financée par
le ministère de la Culture. Le secteur géographique concerné comprend le bassin
de la Serre, la haute vallée de l’Oise et la partie nord du bassin de l’Aisne. À ce
jour, près de 500 signalements couvrant les six derniers millénaires ont été réalisés. Les survols sont effectués à partir de l’aérodrome de Laon avec des avions de
type Robin ou Cessna.
Les vestiges les plus anciens observés par voie aérienne sont datés du Néolithique
moyen, soit vers la fin du cinquième millénaire. Il s’agit de retranchements établis
en rebord de plateau (Épagny, Crécy-sur-Serre) ou en plaine (Chambry). Un fossé
235
périphérique, plus ou moins interrompu, est parfois doublé intérieurement d’une
tranchée de fondation pour une palissade qui était consolidée par les matériaux
extraits du fossé.
Les âges du Bronze et du Fer sont bien documentés, notamment par les aménagements funéraires réservés aux personnages occupant le sommet de la pyramide
sociale. De nombreux enclos funéraires circulaires puis carrés vers la fin du
deuxième âge du Fer, ont ainsi été localisés aux abords des vallées de l’Oise et de
la Serre. L’habitat rural de l’époque gauloise est représenté sur l’ensemble des
secteurs prospectés. Il apparaît sous la forme de systèmes de fossés montrant
parfois une structuration très élaborée (Chambry, Chalandry, La Malmaison...).
Un parallèle chronologique peut être établi entre l’apparition d’établissements
désignés comme des « fermes indigènes », à la fin du IIe siècle av. J.-C., et celle
des oppida.
Des constructions sur fondations d’époque gallo-romaine ont également été
photographiées en différents lieux. Certaines correspondent aux bâtiments résidentiels de vastes établissements agricoles, communément désignés comme des
villas (Parfondru, Vouël, Vauxaillon, Nizy-le-Comte...). D’autres signalent la
présence d’agglomérations secondaires (Crépy, Mesbrescourt-Richecourt...) ou
encore celle de sanctuaires. Dans ces derniers, on observe des temples d’inspiration celtique ou gréco-romaine, parfois associés à un édifice thermal, un théâtre
ou des aménagements cultuels plus anciens (Châtillon-sur-Oise, Nizy-leComte...).
Les survols ont aussi révélé des gisements de l’époque médiévale, en particulier
de probables mottes féodales aujourd’hui arasées, des fermes fortifiées et les
vestiges de l’abbaye cistercienne du Sauvoir à Laon, démantelée après la Révolution.
(N.B : un article de G. Naze consacré aux vestiges sur fondations de l’époque
gallo-romaine paraîtra prochainement dans un numéro spécial de la Revue
archéologique de Picardie sur les vestiges antiques).
20 AVRIL : A travers le patrimoine de Bruyères-et-Montbérault, visite-conférence
par Gérard Dorel et Francis Szychowski.
Les membres présents de la Société historique de Haute-Picardie ont eu le plaisir
d’être accueillis très chaleureusement par Monsieur Dorel et Monsieur
Szychowski. Prenant appui sur le plus vieux plan connu de sa commune (1584),
Monsieur le Maire nous en retraça l’histoire, du Moyen âge à nos jours, des
heures glorieuses de la « commune » médiévale de Bruyères, dotée d’un riche
terroir viticole au « tassement » relatif de la mi-XIXe siècle aux années 1960, et les
efforts entrepris depuis pour redynamiser le bourg.
Le patrimoine bruyérois, important et diversifié, source de fierté mais aussi de
préoccupations matérielles pour la municipalité, témoigne encore de ce passé. Un
chaud soleil de printemps était au rendez-vous de cette promenade instructive au
cœur de la cité d’Arsène Houssaye. La remarquable église romano-gothique fut
décrite par Monsieur Secq de l’association des « Amis de l’Église » : en dépit de la
236
perte de la plupart de ses archives, il est possible de retracer dans ses grandes lignes
la construction de l’édifice, commencée au XIe siècle et achevée au XVIe siècle La
magnificence de son chevet et de ses absides, ses remarquables sculptures intérieures et extérieures, ses peintures murales du XIIIe siècle, dont certaines découvertes
récemment, en font l’un des monuments les plus remarquables du Laonnois.
Au-delà, la visite nous mena jusqu’à la fontaine minérale du XIXe siècle, bien mise
en valeur par l’aménagement d’un petit square : comme le rappela Monsieur
Maucorps, elle doit son existence à des sources d’eau sulfureuse et ferrugineuse
captées par des conduites dès le Moyen Âge, auxquelles on prêtait naguère des
vertus extraordinaires... Chemin faisant, les participants purent découvrir l’emplacement d’une des entrées de la ville médiévale (porte Est) et l’imposante école
édifiée sous la IIIe République.
La découverte des vestiges de l’ancien hôtel-Dieu (fin XIIe siècle) dans le chantier
de rénovation d’une maison particulière (cheminées monumentales et quelques
remarquables éléments sculptés), la description de l’actuel hôtel de ville et le
verre de l’amitié offert par la municipalité devant une exposition de cartes postales anciennes, complétèrent cette belle visite.
24 MAI : L’oppidum du Vieux-Laon à Saint-Thomas : le bibrax de la Guerre des
Gaules, conférence de Monsieur Bernard Lambot.
Monsieur Lambot a rendu un bel hommage posthume à Gilbert Lobjois qui mena
les fouilles sur le site de l’oppidum de Saint-Thomas il y a une quarantaine d’années. C’est en reprenant ses travaux qu’il a rassemblé de nouvelles preuves pour
justifier l’hypothèse de cet instituteur laonnois, féru d’archéologie, décédé
prématurément en 1977. Les photos aériennes et 250 monnaies nouvellement
trouvées sur le site attestent bien que l’oppidum n’était plus occupé à la fin de la
Guerre des Gaules. Elles confirment encore les relevés, coupes et croquis, qui
viennent à l’appui de la description de César sur la bataille de l’Aisne en 57 av.
J.-C., l’oppidum gaulois de Bibrax et le camp romain de Mauchamp près de
Berry-au-Bac. L’oppidum est encore bien lisible sur l’éperon qui domine SaintThomas. La seule interrogation qui subsiste encore concerne le nombre de guerriers gaulois. César avait en effet tout intérêt à en exagérer le nombre pour
valoriser d’autant sa victoire.
8 JUIN : À travers l’histoire militaire de Laon, visite commentée des sites militaires de Laon par le colonel Tyran.
27 SEPTEMBRE : Le cimetière mérovingien de la Ville-Haute à Laon, conférence de
Monsieur Jean-Pierre Jorrand.
Les fouilles de la rue Saint-Martin, en 1998, et de la rue du 13-octobre-1918, en
2001, ont fait apparaître, par des sépultures en fosse similaires, un cimetière
mérovingien qui malgré son importance n’a laissé aucune trace historique, toponymique…
237
La zone funéraire couvre une surface probable de 6 300 à 12 500 m2 dont le
noyau originel pourrait être la place Saint-Julien ou ses environs, sur un secteur
probablement occupé à l’époque romaine, puis déserté au Ve siècle. Il contenait
sans doute entre 1 200 et 2 800 sépultures, disposées selon des rangées en éventail, et concernant la population de la Cité (Castrum) d’après la reconnaissance
des squelettes et en partie du mobilier. Les plus anciennes tombes remontent aux
années 480 à 550 ap. J.-C. et révèlent une création ex-nihilo du cimetière, au
moment de l’érection de Laon en évêché. Une stèle chrétienne de cette période
permet de le considérer comme cimetière chrétien.
Or la tradition, formulée par Dom Wyard au XVIIe siècle, a attaché à l’abbaye SaintVincent le premier cimetière chrétien à Laon. Pourtant aucune source sérieuse ne
la fonde. La plus ancienne mention d’une église à Saint-Vincent date de 866, celle
de l’abbaye en 961 quand les chanoines sont remplacés par des moines. Le cimetière de Saint-Vincent serait donc de l’époque carolingienne, et non mérovingien,
d’abord comme lieu obligatoire de sépulture pour les évêques et les clercs.
Donc ce cimetière mérovingien des rues Saint-Martin et du 13-octobre aurait été
abandonné lors de l’expansion urbaine parce qu’il l’entravait, et il aurait été transféré à Saint-Vincent vers le VIIIe siècle.
18 OCTOBRE : La contrebande du sel dans le ressort du grenier à sel de Guise au
siècle, conférence de Mademoiselle Sonia Maillet.
XVIIIe
La gabelle, impôt sur le sel généralisé au XIVe siècle par Philippe VI, est, jusqu’en
1789, l’un des principaux impôts du royaume, impôt devenu mythique. La
perception est affermée par la Ferme générale qui est adjudicataire de 11 généralités, dont celle de Soissons. Dans la France d’Ancien Régime, la diversité des
régimes fiscaux, en particulier pour le sel, est très grande. Le ressort du grenier à
sel de Guise est en frontière fiscale. Il se situe dans le pays de grande gabelle (le
Bassin parisien) à côté du Hainaut-Cambrésis, en pays exempté (le Nord) et d’une
zone franche (Le Nouvion, Barzy, Boué, Le Sart). D’où la contrebande puisque
le sel, gris, de Saint-Valery-sur-Somme, est huit fois plus cher en Picardie (12 sols
la livre) qu’en Hainaut (un sol et demi). Le sel, blanc, acheté en fraude en Hainaut
(le faux-sel) est ramené par les contrebandiers (faux-sauniers) dans la région de
Guise, en empruntant forêts (d’Andigny, du Nouvion, de La queue de Boué),
rivières, haies, chemins…
Les contrebandiers ne sont pas des marginaux ; ce sont des pauvres surtout
paysans. Et il y a beaucoup de pauvres dans la région de Guise marquée par la
misère ! La contrebande pour eux est une nécessité, un gain sur le sel consommé
et un travail d’appoint pour le sel revendu. Elle est une pratique courante, banalisée. S’il y a une diversité de contrebandiers - de 8 à 86 ans - le contrebandier type
est… une fille, non mariée, de moins de 30 ans, pratiquant le « porte à col », soit
le transport du sel à pied, dans des sacs ou des mouchoirs. Si le cheval, la charrette sont aussi utilisés, le chien l’est largement. Le risque est certain même si le
contrebandier peut compter sur le mutisme de la communauté villageoise. S’il est
arrêté, il est enfermé dans la prison au château de Guise, puis condamné à une
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amende très élevée (100 à 300 livres) ; la peine corporelle est appliquée en cas
d’insolvabilité ou de récidive.
Le siège local de cette fiscalité indirecte est le grenier à sel qui a trois caractères.
Il est tout d’abord le centre d’une circonscription ou ressort ; celui de Guise
s’étend sur 32 km nord-sud et 30 km est-ouest et compte 8 692 feux, près de
35 000 habitants. Le grenier est aussi le magasin où chacun doit s’approvisionner
en sel ; celui de Guise vend 126 tonnes par an, mais la consommation s’élève à
245 tonnes ; ainsi la contrebande représente la moitié de la consommation : considérable ! Enfin le grenier à sel est aussi le siège d’une justice qui a compétence
contre la contrebande ; les officiers du grenier à sel sont des notables, cumulant
les offices. Mais pour lutter contre le faux-saunage, le ressort de Guise manque
de personnel, 28 hommes seulement sur les 23 000 du royaume. Les gabelous,
mal armés – un fusil – mal payés, font un travail long, difficile et même risqué,
de traque, de perquisition et de vérification des rôles chez le collecteur (un habitant nommé pour vérifier si tous les habitants ont acheté le sel d’impôt ; sinon il
subit une amende de 10 livres par personne omise).
9 NOVEMBRE : Vorges : village gaulois… village franc…, visite commentée de son
exposition par Monsieur Michel Ballan.
En avril 1861, près de 10 sépultures antiques sont découvertes lors de travaux de
jardinage au lieu-dit « la Croix de Mathras », au-dessus du chemin de Bruyères.
Il reste les dessins et descriptions de Édouard Fleury et Charles Hidé. En octobre
1883, Jean-Baptiste Le Lorrain met au jour 90 sépultures sur le même site. En
janvier 1972, des travaux de terrassement permettent de découvrir un cimetière de
50 sépultures avec des stèles décorées de signes géométriques et chrétiens que
l’église de Vorges abrite actuellement.
C’est pourquoi Monsieur Ballan a entrepris de réaliser une présentation de l’histoire de ces fouilles. Il montre ainsi que Vorges connaît une occupation humaine
constante depuis l’époque gauloise. La découverte de monnaies gauloises (Suessiones et Rèmes) et romaines (César) ainsi qu’une stèle-maison à incinération
l’attestent pour le Ier siècle avant et le Ier siècle après Jésus-Christ. Des tessons de
poteries rouges sigillées gallo-romaines et des monnaies d’empereurs romains
montrent un habitat pour les II-IVe siècles, habitat perpétué à l’époque mérovingienne comme l’affirment les stèles, squelettes et poteries.
15 NOVEMBRE : L’ordre du Temple à Laon et dans le Laonnois, conférence de
Maître Jean-Luc Doyez.
Lors de la première croisade, en 1118, le champenois Hugues de Payns, cousin
de Bernard de Clervaux, fonde l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ, bientôt
appelés les Chevaliers du Temple. Son but est d’assurer la sécurité des pèlerins.
« Une nouvelle chevalerie est apparue dans la terre de l’Incarnation » (saint
Bernard). Très rapidement, elle quadrille l’Europe. En 1134, l’évêque de Laon,
Barthélemy de Jur, favorise l’installation d’une commanderie templière à Laon,
rue Sainte-Geneviève. En subsiste la chapelle où furent enterrés de nombreux
239
frères, tel « Grégoire, mort en 1268 ». Elle rayonne sur le Laonnois : Royaucourt,
Catillon-le-Temple…
Le commandement de l’ordre reste à Jérusalem jusqu’en 1187 ; il migre à cette
date à Saint-Jean-d’Acre jusqu’en 1291, puis s’établit à Chypre jusqu’en 1312
date de suppression de l’ordre. En octobre 1307, Philippe le Bel attire le Grand
Maître Jacques de Molay en France, sous prétexte d’un décès royal, en fait pour
l’arrêter et décapiter l’ordre. Les minutes du procès où le Laonnois Raoul de Presles, garde des sceaux, joue un grand rôle, permettent d’en connaître les circonstances. C’est alors qu’une vaste rafle de tous les Templiers de France est
organisée. Une trentaine sont arrêtés à Laon.
Par cet acte, Philippe le Bel rompt avec le droit traditionnel chrétien et impose le
pouvoir judiciaire royal qui codifie même la torture sous laquelle les Templiers
ont dû avouer ce que l’on voulait qu’ils avouent : leur richesse, leurs relations
pacifiques avec les musulmans, une règle secrète… Ces aveux ont permis de
discréditer en France l’ordre des Templiers, au contraire d’autres pays comme le
Portugal. La cause profonde de cette élimination en France est la volonté de
Philippe le Bel d’accroître son autorité, d’unifier davantage le royaume en affaiblissant l’Église chrétienne, soumise au pape et donc par trop universaliste. Mais,
aussitôt, l’Église compense cette perte en développant les universités et leur
enseignement fondé sur le christianisme.
11 DÉCEMBRE : La vie dans un village du Laonnois occupé pendant la Première
Guerre. Le journal d’Alexis Dessaint, habitant de Chaillevois, conférence de
Monsieur Éric Thierry.
En 2001, 83 ans après la fin de la Première Guerre, Monsieur Deprez, maire de
Chaillevois, retrouvait le journal tenu par son grand-oncle, Alexis Dessaint,
pendant cette longue guerre. Ce journal est un petit carnet noir dont la couverture
cartonnée a été gondolée et des pages moisies par l’humidité. Mais c’est un ravissement pour l’historien. Éric Thierry, a dépouillé les notes prises par Alexis
Dessaint dans Chaillevois occupé de 1914 à 1917.
Alexis Dessaint, né le 24 juin 1834 à Chailvet d’un père maçon, fervent catholique, séminariste, professeur de lettres à l’Institut Saint-Charles à Chauny, a pris
sa retraite à Paris. Fin juillet 1914, à 75 ans, veuf, sans enfant, il se trouve chez
une amie à Mennecy près d’Évry. La guerre déclarée, il décide d’aller à Paris
embrasser le petit-fils de cette amie, partant pour Épinal. De Paris, Alexis
Dessaint se rend chez son beau-frère, Ernest Oppilliart à Chaillevois : il espère
échapper aux privations d’un siège qui serait aussi dur que celui de 1870-1871 et
manger du bon pain !
Mais il subit l’occupation. Après avoir assisté à une mobilisation faite dans la
bonne humeur, il ressent une atmosphère plus tendue, lourde, lors de la défaite de
Charleroi (23 août) et du passage des premiers trains de blessés et du convoi interminable de réfugiés venant de Belgique ou du nord de la France. Des habitants de
Chaillevois prennent aussi le chemin de l’exode. Les Allemands atteignent le
village le 2 septembre. Le canon tonne à partir du 13, après la bataille de la Marne
240
et le repli allemand sur le Chemin des Dames. Les occupants sont nerveux, exécutent facilement des civils, tels Henri Thillois et les Dhuez, père et fils, qui durent
creuser leurs tombes. Ils saisissent des provisions, du linge chez certains habitants
(chez Madame Hermant, Eugène Thiévard). La vie est rapidement difficile,
puisque dès mars 1915, le pain manque et le ravitaillement du village est assuré
par le Comité de secours à la Belgique. Bientôt les Allemands abattent des noyers
pour faire des crosses de fusil, réquisitionnent le cuivre dans les maisons, les
cordes et ficelles, les cloches de l’église. Les hommes valides sont déportés ou
contraints aux travaux forcés (entretien des routes, travaux des champs…). Les
habitants qui restent doivent loger les soldats allemands et payer un sauf-conduit
pour aller dans les villages voisins.
En mars 1917, les Allemands, en prévision de l’offensive Nivelle au Chemin des
Dames, ordonne l’évacuation de la population du sud Laonnois : direction Laon,
Liart, Charleville, Namur, Gembloux où 1 300 réfugiés sont rassemblés jusqu’au
5 juillet. À cette date, ils rejoignent Évian par la Suisse, il mange bien enfin ! Puis
Alexis Dessaint retrouve son appartement à Paris.
241
SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE SAINT-QUENTIN
fondée en 1825
Reconnue par ordonnance royale du 13 août 1831
en son Hôtel de Saint-Quentin
9, rue Villebois-Mareuil
Bureau de la société pour 2003
Présidente ........................................................... Mme Arlette SART
Vice-présidents ............................................. Mme Monique SEVERIN
M. André TRIOU
Secrétaire général ...................................... M. André VACHERAND
Secrétaire adjointe .................................... Mme Geneviève BOURDIER
Archiviste ........................................................... Mme Monique SEVERIN
Bibliothécaire ................................................. Mme Arlette SART
Trésorier ............................................................... M. Jean-Paul ROUZE
Conservateur du musée ...................... M. Dominique MORION
Conservateur adjoint .............................. Mme Josiane POURRIER
Membres de droit ...................................... M. Jean-René CAVEL
M. Francis CREPIN
M. Bernard DELAIRE
Autres membres du
Conseil d’Administration ................. M. Christian CHOAIN
M. Thierry COMBLE
Mme Annie ELSNER
M. Jacques LANDOUZY
M. Jacques LEROY
M. Alain PECQUET
M. Jean-Louis TETART
Activités de l’année 2002
JANVIER
: Assemblée générale
Présence romane à Saint-Quentin, conférence de Jean-Louis Tétart.
L’art roman est peu présent dans notre ville. L’histoire mouvementée de notre cité
n’a laissé que peu de monuments de cette période.
La tour-porche de la collégiale est l’élément le plus visible de cet art. On peut
estimer au troisième tiers du XIIe siècle sa construction. André Fiette écrit de ce
monument : « La tour-porche semble s’apparenter aux Westwerke des églises
242
ottoniennes. Lors de son édification, elle dénotait vraisemblablement un attachement archaïque aux pratiques conservatrices d’un pèlerinage codifié à l’époque
carolingienne. Adaptée à la liturgie pascale, elle aurait proposé les trois niveaux
d’un symbolisme vertical : la mort au niveau du sol, la promesse de résurrection
à l’étage où se serait célébré le mystère pascal, l’éternité promise à l’étage supérieur, demeure paradisiaque des anges ». À l’étage, une chapelle dédiée à l’archange Michel, chef des légions célestes, complète cette ressemblance avec les
Westwerke ottoniennes.
Autre monument roman, le portail de l’ancienne église de Douchy. Maintenant
dans le parc des Champs-Élysées, ce portail fut heureusement conservé par la
Société académique. D’abord installé dans les jardins de l’abbaye de Fervaques,
il fut à la démolition de celle-ci transféré dans ce parc public. Le temps ayant fait
son œuvre, les feuillages qui ornent ce portail sont maintenant peu visibles et la
cuve baptismale installée tout près a beaucoup souffert.
Il n’en est pas de même des fonts baptismaux de l’église de Vermand. Incluse
dans cet inventaire parce qu’elle fut saint-quentinoise pendant les quelques mois
de l’après première guerre mondiale où il fallut reconstruire l’église de ce village.
De la première moitié du XIIe siècle, ces fonts en pierre bleue sont très probablement l’œuvre d’un atelier de la région de Tournai. Ils furent installés dans l’église
abbatiale de Vermand probablement en 1144, à l’initiative de l’abbé Iribert. Une
frise sculptée entoure la cuve baptismale. Oiseaux affrontés, monstres ailés, lions
ailés à face de loup ou de félin, Hommes s’affrontant avec un bâton sont représentés pour rappeler que les hommes deviennent vite la proie du démon et que
leur discorde est la conséquence de la faute originelle. Les colonnes de ces fonts
reposent sur un socle décoré d’animaux fantastiques.
Enfin, le manuscrit dit de l’Authentique raconte, à l’aide des vues de ses riches
planches, la vie de Quintinus. Du début du XIIe siècle, ce manuscrit, offert par un
certain Raimbertus, regroupe plusieurs textes. Ce sont ces cinquante premières
pages qui racontent en détail la martyre du saint et sont illustrées de peintures à
la gouache dont le style s’inspire de l’art carolingien. Les pages 16, 29, 30, 32 et
42 représentant respectivement la flagellation, le supplice des poulies, le supplice
des râteaux, Quentin soumis au feu, Quentin transpercé sont particulièrement
édifiantes. Longtemps conservé dans la collégiale et lu à l’occasion de différentes cérémonies liturgiques, le manuscrit est aujourd’hui conservé à la bibliothèque municipale de Saint-Quentin.
22 FÉVRIER : Petite histoire du carillon de Saint-Quentin et de son maître Gustave
Cantelon. 1924-1930, par Francis Crépin
En plus de ses autres activités, Francis Crépin est depuis quelques années
carillonneur officiel de la ville de Saint-Quentin. Il fut l’élève de Ranfaing le
précédent carillonneur qui avait lui-même succédé à Gustave Cantelon, carillonneur pendant cinquante ans de 1880 à sa mort en 1930.
Il possède un document personnel exceptionnel de Gustave Cantelon : un cahier
grand format, manuscrit, comportant toutes les notes de Cantelon, qui, jour après
243
jour inscrivait son travail, notait tous les morceaux interprétés les jours ordinaires
mais aussi les programmes particuliers exécutés pour les cérémonies, fêtes et
célébrations. Il y ajoutait commentaires et aussi de savoureuses et souvent
malicieuses notes. C’est ce document qui couvre les années 1924 à 1930 que
Francis Crépin nous détaille, y ajoutant les commentaires de qui connaît bien la
musique, les morceaux dont il est question, l’œuvre de Cantelon mais également
l’instrument, si particulier à pratiquer qu’est notre carillon.
Il est à noter que Francis Crépin ravit nombre de saint-quentinois en donnant
un concert de carillon chaque mois avec un programme au thème toujours
différent.
15-17 MARS : Participation à l’exposition Art, nature et traditions à l’espace SaintJacques sur le thème de la Pierre et l’eau
Sortie de nos trésors et archives de nombreuses pièces en rapport avec le thème,
avec panneaux explicatifs et photos couleur de grand format.
29 MARS : La grande Famille des Hugues, par André Vacherand
En présence de Madame Robert-Hugues, membre de la Société Académique.
On peut commencer l’histoire de la famille Hugues avec François, le notaire, né
en 1779 à Moÿ. Maire du village pendant vingt ans, il a deux fils. Un de ses fils,
Frédéric, né en 1817, épouse une demoiselle Cauvin et prend le nom de HuguesCauvin. Avocat au barreau de Saint-Quentin, il crée un établissement industriel :
avec 770 métiers à tisser, son usine est la première dans la ville. Il est le fondateur de l’industrie cotonnière mécanique de la région. Il est aidé dans sa gestion
par ses fils.
Emile, l’aîné, né en 1844, en assure le succès. Président de la Société industrielle
créée par son père, il développe l’enseignement technique. Son fils Louis hérite
d’un cousin, fortune, manoir et château à Chiry-Ourscamp.
François, le deuxième, né en 1848, gère avec son père et ses frères, deux usines,
qui fabriquent mousselines, piqué, puis guipure. Devenu maire de Saint-Quentin
de 1884 à 1896, il est député de 1893 à sa mort en 1907. Il construit le palais de
Fervaques, les halles et la caserne, crée un collège de filles, refait la grand place,
les rues, les trottoirs et embellit la ville jusqu’aux faubourgs.
Frédéric, dernier des fils de Hugues-Cauvin habite le château de Fayet. Après
avoir dirigé avec son frère Émile, l’usine de la chaussée romaine, il succède à son
père. Écologiste et poète, il fait un jour un si long discours à l’assemblée pour la
défense des oiseaux, qu’il a été surnommé, à la Chambre et dans la ville « le
député aux oiseaux ».
Louise Hugues, née en 1858, est la veuve de François. Présidente des Femmes de
France, elle se dévoue sans compter dès l’invasion de 1914, installe une ambulance et un service hospitalier dans l’école Thellier Desjardins où elle soigne
indifféremment Français et Allemands. Au retour de l’exode elle organise des
repas populaires (600 sont servis chaque jour) et aide les réfugiés à leur retour.
Pour le monument de 1557, François sert de modèle à Theunissen pour le coura-
244
geux mayeur Varlet de Gibercourt et Louise, pour Catherine Lallier, l’épouse du
mayeur, soignant les blessés sur les remparts.
26 AVRIL : Nicolas-François de Blondel, ingénieur et architecte du Roi, né à Ribemont par Pierre Beirnaert
Pierre Beirnaert à fondé à Ribemont l’association Condorcet dont le siège est
dans la maison natale du Révolutionnaire. Il défend ce jour la mémoire d’un autre
enfant du pays Blondel
Nicolas-François, est né, en 1618 à Ribemont dans l’Hôtel du Gouverneur, situé
à l’emplacement de l’actuel hôtel de ville. Fils de Guillaume Blondel, avocat et
plusieurs fois maïeur de Ribemont. Son père veille à sa solide instruction. Outre
le latin et le grec il apprend l’italien, l’espagnol, le portugais et l’allemand.
A 17 ans, il entre comme cadet dans l’infanterie et participe à la guerre de 30 ans
où il est blessé. Utilisant sa connaissance de l’espagnol pour interroger les prisonniers, il est signalé à Richelieu qui le fait venir à Paris. Après les succès des
missions souvent secrètes qui lui sont confiées, il est admis dans le corps des
ingénieurs ordinaires du Roi. Il est nommé par Richelieu sous-lieutenant de « La
cardinale » ce qui le conduit à une série d’exploits maritimes. Pour Mazarin,
successeur de Richelieu, il guerroie en Italie. A partir de 1651, nommé inspecteur
des places maritimes, il montre ses compétences d’ingénieur.
Le comte de Brienne lui confie son fils pour un long voyage éducatif qui dure
trois ans qui va de l’Allemagne à l’Italie en passant par la Suède et la Laponie.
Chargé de l’enseignement des mathématiques et de l’art des fortifications, il n’en
continue pas moins ses voyages, des pays nordiques à Constantinople.
Colbert succède à Mazarin et Blondel dirige alors les travaux de renforcement de
fortifications de nombreux ports ainsi que la construction du nouveau port de
Rochefort. Le ministre envoie alors Blondel aux Antilles ou il procède au renforcement des défenses des îles françaises.
En 1666, Colbert créée l’Académie des Sciences, Blondel y entre en 1669 avec
le titre de géomètre. Il y fait de nombreuses communications sur les sujets les plus
divers.
La même année, Colbert décide d’ériger un arc de triomphe en mémoire des
victoires royales. Voilà donc Blondel, architecte, qui transforme et embellit à
Paris plusieurs portes disparues aujourd’hui et réalise ce qui était à l’époque la
plus grande porte jamais construite (seul l’Arc de Triomphe la supplantera) la
porte Saint-Denis que l’on peut encore admirer de nos jours.
En 1671, Colbert crée une Académie royale d’architecture dont Blondel est le
premier directeur. Colbert lui confie alors son fils pour un voyage en Italie destiné
à lui donner le goût des beaux-arts.
Puis Blondel est nommé professeur de mathématiques du Grand Dauphin, fils de
Louis XIV âgé alors de quatorze ans. Ensuite on lui confie la construction de la
nouvelle porte Saint-Martin puis la reconstruction de la porte Saint-Louis.
Devenu Contrôleur général des travaux de Paris il trace les grands boulevards
appelés alors « le nouveau cours ». Comme architecte il collabore soit par les
245
plans soit par ses conseils à de nombreuses constructions notamment à Laon pour
plusieurs églises : Saint-Martin, Saint-Jean, Saint-Vincent, Saint-Rémy, divers
couvents, l’hôpital général, la citadelle, les fortifications. Il dessine aussi la
façade de l’Arsenal royal de Berlin.
Il possédait notamment des immeubles, de nombreuses oeuvres d’art, des collections d’armes, de camées, des livres rares que son épouse et son fils dilapideront
rapidement après sa mort en 1686 à l’age de 68 ans.
31 MAI : Hansi, dessinateur et patriote alsacien, par André Triou avec projections
commentées
Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, nos « provinces perdues »,
Bismarck a pratiqué à leur égard une politique d’assimilation qui a duré 20
ans pendant lesquels l’Alsace a subi une contrainte politique et culturelle
continue.
Le règne de Guillaume II a été marqué par une tendance à l’autonomie. L’opinion
alsacienne a été sensible à cette évolution. Au début du XXe siècle, marqué par le
pangermanisme, on constate une agitation nouvelle de ceux qui réclamaient le
retour de l’Alsace à la France.
Parmi eux il y a le dessinateur Hansi. Jean-Jacques Waltz né en 1873 à Colmar
d’un père, autodidacte et passionné d’histoire régionale, qui était aussi directeur
de la bibliothèque et du musée.
Après des études médiocres, sauf en dessin, il gagne sa vie comme dessinateur
pour les impressions sur étoffe. Il devient un peintre de renom et un dessinateur
engagé. Dans ses dessins, il s’attaque directement à la présence allemande en
Alsace, à ses agents, les gendarmes, les instituteurs, les touristes. Il présente les
Allemands comme des barbares aux idées courtes, bornés, brutaux, pédants et
ridicules. Les Alsaciens apparaissent patients mais non résignés, fidèles à leurs
traditions, leur religion, leur folklore et attendant le jour de leur libération. Le tout
servi par des dessins fins et expressifs et des textes au vitriol, sans nuances. Il
collectionne procès et amendes.
Ses ouvrages ont connu un immense succès ; entre autres, Histoire d’Alsace, Mon
village, puis en 1919 l’Alsace heureuse.
Hansi devenu conservateur du musée de Colmar, se consacrera à la peinture sous
tous ses aspects : esquisses touristiques, gravures, enseignes, publicités, etc.
toujours au service de sa petite patrie. Il est mort en 1951.
7 JUIN : Le picard, une langue à fables, par Jean-Pierre Semblat
Séance publique organisée en partenariat avec l’Agence régionale du Patrimoine
de la Langue et de la Culture de Picardie
Le picard est une langue, ni un patois, ni un parler, ni un dialecte.
Affable, parce que le picard est, jusqu’à un certain point, d’un naturel arrangeant ;
à fable(s) parce que le picard, à l’instar des autres cultures régionales, aime parler
par rébus, devinettes, dictons, charades et autres morales, donc par fables. Tout
d’abord il évoque les fabliaux, mot et genre littéraire de la Picardie linguistique
246
du Moyen Âge Puis Jean-Pierre Semblat en vient à La Fontaine, écrivain de
Picardie, mais aussi écrivain picard et un peu en picard, à preuve : mots, tournures, construction en rendent aisée la traduction.
La fable a toujours été la base de traduction privilégiée pour les Picards qui s’essaient à l’écriture. Une occasion de citer d’autres « fabulistes » picards :
Rabouille, Denisse, Patrick Richard, Braillon... puis les conteurs comme Georges
Gry ainsi que les travaux de René Debrie sur le parler du Vermandois. A l’exemple de son propre parcours, il dit l’importance de la fable dans le quotidien culturel d’un conteur picard.
Diseux, conteux, Jean-Pierre Semblat et aussi théatreux, une sorte d’homme
orchestre sans autre instrument que lui-même, sa voix modulable à l’envi de la
douceur au cri il émaille son propos d’exemples. Avec lui le picard a du goût, de
la couleur, de la tonicité, un vrai spectacle, qui réhabilite et nous réconcilie une
fois encore avec ce « mal parler » que l’on nous interdisait parfois jadis.
27 ÂOUT : Le chemin des trois fontaines, sortie préparée par Dominique Morion
Maintenant perdues dans la végétation au détour d’un vieux chemin et parfois
bien délaissées, les fontaines étaient nombreuses autrefois dans la région. Les
érudits du XIXe siècle : Coliette, Gomart, Charles Poette, s’y sont beaucoup intéressés.
Parmi celles qui subsistent, Dominique Morion en a choisi trois, accessibles : la
fontaine Saint-Amand de Neuville-Saint-Amand, « dont on sait peu de choses »
(Gomart), la fontaine Sainte-Camione de Mesnil-Saint-Laurent, doublée d’une
chapelle où l’on amenait autrefois, pour les guérir, les jeunes enfants atteints de
langueur, la fontaine de la Vierge de Sissy vouée au culte marial, encore présent
aujourd’hui. Une voyette y mène, elle est ornée d’une petite construction rustique
comportant une niche avec la statue de la vierge, l’eau claire y coule en abondance et s’écoule par le canal d’un lavoir à charpente de bois ouvragée. La promenade se termine dans l’église de Sissy où, dans la chapelle des endormis on peut
admirer une remarquable mise au tombeau connue sous le nom de « Groupe des
Dormants de Sissy » dont Christine Debrie a fait une étude brillante dans le tome
XXVII des Mémoires de la Fédération.
21-22 SEPTEMBRE : Participation aux journées du patrimoine.
Visite guidée de notre musée archéologique, exposition de documents anciens sur
l’histoire de notre ville Projections avec commentaires de Monique Séverin.
Notre fleuve : la Somme dans l’Aisne
La légende de Saint Quentin, d’après les bas reliefs de la basilique
27 SEPTEMBRE : Romain Tricoteaux, le maire de la reconstruction, par Monique
Séverin.
Ceci est une partie de l’important travail de l’auteur sur les maires de Saint-Quentin, de la Révolution à 1939.
247
Romain Tricoteaux est élu maire en 1919 et le reste jusqu’à sa mort en 1933, il
est élu député depuis 1928. En charge en 1919 d’une ville dévastée à 80 %, la
tâche est immense : reconstruire ou remettre en état l’hôtel de ville, la basilique,
le théâtre, Fervaques, le musée, les écoles, l’hôtel-Dieu, les églises, les halles ;
renouveler la voirie ; construire le pont du canal, le passage supérieur, les hospices, la maternité, l’école de plein air, la cité Billon, les habitations ouvrières, le
conservatoire, la bourse de commerce, la criée, les bains-douches, la plage, les
stades, le monument aux morts ; créer de nouvelles écoles, des crèches, des services sociaux, grâce à l’aide puissante de la ville de Lyon.
La mairie est agrandie des deux cotés par l’architecte Guindez, le carillon est
remplacé grâce au dynamisme de Gustave Cantelon. Prévost repeint le plafond du
théâtre, la basilique est déblayée en 1919. Son environnement est profondément
remanié, il en est de même pour le quartier de la gare. On crée la plage, le monument aux morts, le passage supérieur. La Somme est recouverte pour construire
la gare, la bourse de commerce est installée dans l’église Saint-Jacques, l’hospice
Cordier est reconstruit en 1928, les bains-douches sont installés place Campion.
1929 voit l’inauguration de l’école de musique, fleuron de l’Art déco construit
par Charavel avec le legs Cailleret.
Réélu maire en 1924, élu député en 1928 il présente en 1929 son bilan : 33
maisons Billon, 800 logements « loi Loucheur », 1 000 chômeurs secourus, 1 500
membres des jardins ouvriers, les écoles et les lycées tous reconstruits, 92 rues
nouvelles, hôtel de ville, bains-douches et plage s’achèvent. Réélu, il poursuit son
action : le monument de 1557 est replacé en 1932, le nouveau musée Antoine
Lécuyer est inauguré, le kiosque à musique est construit.
Le 31 août 1933, Romain Tricoteaux s’éteint dans sa maison du 12, rue du Wé.
OCTOBRE
: Ils ont bâti les pyramides, par Joseph Davidovits
Séance publique à l’INSSET dans le cadre de la Semaine de la science.
Joseph Davidovits, docteur ès sciences, spécialiste des géopolymères et membre
de l’association des égyptologues, faisait déjà voilà 30 ans la une du Parisien avec
sa thèse audacieuse sur la construction des pyramides, qui a, dans les milieux
scientifiques internationaux, des convaincus mais aussi de nombreux détracteurs.
Avec pour supports la géologie, l’histoire et la connaissance des langues anciennes
il maintient que les pierres des pyramides n’ont pas été transportées, hissées, comme
de nombreux spécialistes ont tenté de nous le démontrer de toutes sortes de façons,
mais fabriquées sur place avec apport par les hommes des seuls matériaux nécessaires à leur fabrication, en coffrage, sur le site. Démontrant, arguments à l’appui,
pourquoi sa thèse ne peut être que la bonne, il déchiffre, avec nous, des inscriptions
qui expliquent avec vraisemblance le procédé qu’il a reconstitué en vraie grandeur.
A Saint-Quentin même, dans l’enceinte de sa société et avec tout le sérieux requis
pour une démonstration scientifique, matériaux spécifiques, dosages précis, ordre
des interventions, une réalisation a été mise en oeuvre, il y a peu, en présence de
la presse nationale et scientifique alors que son livre Ils ont bâti les pyramides
sort en librairie.
248
OCTOBRE
: Réception d’un ensemble de descendants de la famille Crommelin
C’est grâce aux contacts de Maryse Trannois, membre de la Société académique,
passionnée d’histoire locale et grande utilisatrice d’Internet, qu’a pu avoir lieu
cette grande première : organiser la visite à Saint-Quentin, où ils sont restés deux
jours, de membres de la famille Crommelin en provenance de France, des Pays
Bas, de Grande Bretagne et aussi des États-Unis.
Pilotés par la Société académique ils sont reçus à la mairie, puis à la bibliothèque
municipale, au temple, puis guidés sur les traces de leur famille Crommelin qui
sont encore nombreuses à Saint-Quentin : à la basilique, à l’espace Saint-Jacques,
aux archives et à la Société académique où un dossier contenant copies de documents et photos leur a été remis accompagné de documentation sur la ville et sa
région.
Ils sont repartis ravis et leurs rapports amicaux avec Maryse Trannois se poursuivent.
22 NOVEMBRE : De l’opportunité d’ouvrir à Saint-Quentin un Institut universitaire
tous âges
Séance publique à l’INSSET. Conférence-débat animée par André Lebrun,
professeur et ancien directeur de l’INSSET maintenant délégué à l’éducation
permanente de l’université de Picardie-Jules-Verne.
Amiens possède depuis plusieurs années un IUTA qui a plus de mille deux cents
inscrits, Beauvais en a ouvert un il y a quelques années dont le succès va grandissant, dernière en date, l’antenne de Laon a été créée en 2001. Pourquoi pas
Saint-Quentin ? C’est la question posée aujourd’hui.
Mais qu’est-ce qu’un IUTA : Institut universitaire tous âges ? Il peut accueillir des
jeunes ou moins jeunes, en attente d’un emploi ou souhaitant entretenir leurs
acquis, des adultes de toutes professions, des inactifs, des retraités.
Après une vraie inscription à l’université, payante, en auditeur libre, pour des
conférences régulières par des universitaires, des ateliers en petits groupes, des
activités complémentaires avec l’association de soutien, conférences, sorties,
visites etc.
Gérée par une équipe de bénévoles, avec le soutien logistique de l’université de
Picardie cette structure a des avantages importants On peut y suggérer des thèmes
pour les conférences ultérieures, apprendre ce que l’on veut dans un atelier piloté
par un spécialiste du sujet et créé à la demande, pour autant que le nombre d’inscrits soit suffisant pour en justifier l’ouverture et qu’il ait l’aval de la faculté,
garante de la qualité des enseignements.
Pour un certain nombres de personnes intéressées, d’autres réunions sont
programmées qui aboutirons peut-être ultérieurement à l’ouverture de l’antenne
saint-quentinoise de l’IUTA.
13 DÉCEMBRE : Ombres et lumières dans l’histoire de notre ville, par André Triou
Séance publique avec projections à la CCIA.
Sa parfaite connaissance de l’histoire de notre ville, permet à André Triou cette
249
chose extravagante en apparence : brosser en une séance deux mille ans d’histoire
de notre ville avec plans à l’appui. Découpée en plusieurs cycles qui, vus à cette
échelle, oscillent entre dépression et reprise l’histoire de notre ville est éclairée
par ce recul.
André Triou insiste sur la situation du lieu, qui a joué et joue encore un rôle essentiel dans son destin. Dès sa fondation par les Romains au sud du seuil du Vermandois, elle est une étape sur la voie classique du commerce, mais aussi des
invasions. Elle fait aussi partie de la frontière qui associe les villes de la Somme
à la défense du royaume, du Moyen Âge à Louis XIV.
Ceci posé, nous progressons dans le temps avec notre guide : depuis le
quadrillage des rues encore perceptible semble-t-il, et seul témoignage des temps
les plus reculés.
Nous voici au XIe siècle. La bourgeoisie saint-quentinoise fonde sa commune en
1080 avec l’accord de son seigneur et obtient une charte. Le roi Philippe-Auguste
devient seigneur en 1214. Cette année-là les milices communales combattent à
Bouvines L’alliance de la ville et du roi est conclue pour 600 ans.
La plus au sud des villes drapantes du nord bénéficie du commerce qui relie la
Champagne à la Flandre et l’Angleterre. La foire de la Saint-Denis témoigne de
son essor économique. Les celliers regorgent de marchandises. La population
compte plus de 12 000 âmes. Au-delà des remparts se développent les grands
domaines agricoles, comme celui de Fervaques. Une période de prospérité qui
permet la construction de la collégiale, immense église vouée au pèlerinage de
Saint-Quentin. Cette période dure plus de 200 ans.
Après la Guerre de cent ans et la fin des chevauchées anglaises, la route de
Champagne et celle des Flandres ouvrent à nouveau sur le grand commerce. La
ville reprend son essor avec la production de toiles de lin. L’hôtel de ville est
construit en style flamboyant, les travaux de la collégiale se terminent. Lorsque
les troupes du roi d’Espagne pillent la ville en 1557, on peut estimer leur butin à
plus de deux tonnes d’or, preuve de la richesse des négociants
Puis, de 1715 à 1789, c’est l’âge d’or de la mulquinerie. Les protestants y jouent
un rôle prépondérant. Saint-Quentin dispose du marché des étoffes fines pour la
mode et la cour, exportées partout en Europe et jusqu’en Amérique espagnole. La
bourgeoisie marchande dispose de privilèges judiciaires et fiscaux. Elle domine
la société urbaine de l’époque des lumières: des plaisirs, des artistes, des sociétés
de musique. Son maîeur est chef militaire et porte l’épée et la croix. On construit
à grands frais le théâtre en 1774.
L’Église, qui dispose de richesses, maisons, terres et rentes, est présente partout.
Le quartier de la collégiale, les treize paroisses, les couvents, les maisons de
refuge, elle exerce l’assistance et l’enseignement. La vie de chacun est rythmée
par le son des cloches.
De 1815 à 1914, la ville connaît un essor industriel sans précédent. Très vite les
cheminée des usines, installées dans les bâtiments des couvents, remplacent les
clochers des églises, le canal achemine le charbon du Nord et le chemin de fer
relie notre ville à la capitale en 1850. Le coton supplante le lin, le textile occupe
les trois quarts de la main d’œuvre. La ville bourgeoise est de plus en plus
250
ouvrière et marquée après 1900 par des conflits sociaux. Le commerce et les
banques se développent en centre ville. La population passe de 10 000 habitants
en 1 800 à 55 000 en 1914. La guerre de 70 n’a pas laissé de traces durables. Le
XIXe est un siècle de paix, rompue brutalement par le drame de la Grande Guerre.
Il faut une génération pour la reconstruction qui a suit la guerre de 1914. SaintQuentin évacuée totalement en 1917, détruite en 1917-1918, est noyée sous les
décombres.
La basilique éventrée est déblayée en 1919, les usines détruites sont refaites et
rénovées en 1920 et 1921. Les maisons sont remises dans leur état antérieur ou
reconstruites avec matériaux nouveaux et dans le style Art Déco. L’État, la sollicitude de ses dirigeants, la rénovation de l’industrie, les travaux et la peine de la
population, une sorte de patriotisme de la misère ont permis cette résurrection.
Aujourd’hui, nouvelle donne : aucun conflit depuis 50 ans, dans l’Europe avec la
suppression des frontières et de leur poids historique, les nouvelles relations et
communications, Saint-Quentin est une ville moyenne au cœur des mutations
économiques, et au carrefour de deux autoroutes l’A 29 et l’A 26 qui a repris le
tracé de la desserte nord-sud choisie dès l’Antiquité.
251
SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE HISTORIQUE
& SCIENTIFIQUE DE SOISSONS
Bureau élu pour l’année 2003
Président .............................................................. M. Denis ROLLAND
Vice-présidents ............................................. M. Robert ATTAL
M. Maurice PERDEREAU
M. René VERQUIN
Trésorière ............................................................ Mme Madeleine DAMAS
Trésorier-adjoint ......................................... M. Lucien LEVIEL
Secrétaire ............................................................ M. Georges CALAIS
Bibliothécaire ................................................. M. Pierre MEYSSIREL
Archiviste ........................................................... M. Maurice PERDEREAU
Membres .............................................................. Mme Jeanne DUFOUR
Mme Jeannine VERCOLLIER
Activités de l’année 2002
Communications
20 JANVIER : assemblée générale annuelle suivie d’une biographie d’Agnès Sorel
présentée par notre sociétaire M. Louis Patois. Dans l’analyse du parcours de la
fille de Jean Soreau et de Catherine de Maignelais, le conférencier fit essentiellement ressortir la conséquence la plus remarquable de la présence d’Agnès auprès
du roi, c’est-à-dire la transformation de la personnalité et du comportement de
Charles VII ; elle lui a donné confiance en lui, l’a rendu courageux et lui a montré
qu’il était capable d’exercer son métier de roi. La favorite sut amener le roi à faire
ce qu’il n’avait pas la volonté de faire ; c’est peut-être là le secret du pouvoir des
femmes sur les hommes de pouvoir.
17 FÉVRIER : projection, commentée par M. Denis Rolland, des dessins inédits de
M. Bernard Ancien qui, pendant près de 50 ans, fut membre de notre Société, puis
secrétaire et enfin président de 1962 à sa mort en 1987. L’assistance connaissait
les talents de dessinateur de notre ancien président mais en ignorait la qualité et
la variété tant dans les premières copies à la plume de dessins anciens que dans
les illustrations de ses carnets de voyages, des dessins humoristiques réalisés à
l’occasion d’une fête, d’une cérémonie ou d’un programme précis. Ces derniers
étaient alors plus élaborés car destinés à être vus par un public nombreux. Ils
étaient dessinés à la plume et souvent en couleur ; il s’agissait de véritables scènes
historiques et de compositions très artistiques.
252
17 MARS : conférence de M. Alloune Lahlou, sur « les Vergnol, père et fils », qui
ont animé un commerce de photographie à Soissons de 1881 à 1967. Durant ces
86 années d’activité, les Vergnol ont laissé un fonds de photographies très important (environ 4 000 clichés) dont les reproductions sont régulièrement employées
quand il s’agit d’évoquer l’histoire de la ville et de ses environs, particulièrement
autour de la première guerre mondiale. En effet, la mention « Vergnol » apparaît
régulièrement sur les légendes des cartes postales du Soissonnais du début du
XXe siècle ; ils sont associés à l’entité géographique que sont Soissons et le Soissonnais.
21 AVRIL : conférence de M. Pierre-Henri Giscard sur les fouilles archéologiques
de la nécropole de Gol mod en Mongolie menées pendant six ans par la mission
française. Cette mission, installée en étroite collaboration avec ses homologues
mongols, vient de mettre au jour les vestiges de nombreuses sépultures datant des
alentours de notre ère. Ce chantier gigantesque a nécessité une infrastructure
importante du fait de son éloignement géographique mais l’ensemble archéologique exhumé sur le site, vaste nécropole réservée aux souverains Xiongnu, va
permettre de mieux connaître cet empire nomade qui fit trembler la Chine au
début de notre ère et lever le voile sur l’une des plus mystérieuses civilisations
d’Asie centrale.
6 OCTOBRE : conférence de Mme Annette Becker, sur les soldats de la guerre
14-18, leurs faits d’armes et leurs souffrances.
17 NOVEMBRE : évocation de la vie de Marie-Antoinette par Mme Michèle Lorin,
membre fondateur de l’association éponyme. Ses propos illustrés par des diapositives ont été entrecoupés d’interprétations musicales assurées par Mme Cécile
Coutin, soprano, et Annick Périllon, pianiste. Maîtrisant parfaitement l’histoire de
Marie-Antoinette, Michèle Lorin a su en condenser les principales étapes et faits
marquants, ce qui n’était pas une tâche aisée s’agissant de rappeler une destinée
sur laquelle il a coulé tant d’encre. Au programme musical étaient des chants
composés autour ou par une reine dont on oublie souvent qu’elle était musicienne. Tandis que s’élevaient une dernière fois les notes de cette conférenceconcert, les conférencières se sont plues à terminer l’évocation de la reine en
rappelant le souvenir de la femme qui, lors de son procès à l’annonce du verdict,
laissa courir ses doigts sur l’accoudoir de son siège comme sur les touches d’un
piano.
13 DÉCEMBRE : conférence-dîner au cours de laquelle M. Christian Corvisier a
expliqué et montré par des diapositives tous les aspects de l’architecture
médiévale que l’on découvre encore sur l’île de Chypre. Le contexte historique
local de l’époque n’était pas absent, depuis la conquête de l’île par Richard
Cœur de Lion en 1191 lors de la deuxième croisade, sa remise du trône de
Chypre à Guy de Lusignan dont la famille, d’origine poitevine, régna sur l’île
jusqu’en 1489.
253
Sorties
12 MAI : déplacement à Braine pour différentes visites : 1) l’église Saint-Yved
qui, bien que mutilée, reste un témoignage original de l’architecture gothique de
la fin du XIIe siècle, 2) la maison à colombages édifiée au XVe siècle dont l’emplacement devant la place des halles de l’époque laisse penser qu’elle fut auberge
et relais de poste, 3) la maison de retraite, ancien prieuré des bénédictines vendu
à l’encan en 1793 qui abrita successivement les sociétés révolutionnaires, la
gendarmerie et un haras national sous l’Empire, 4) les ruines du château de la
Folie édifié au XIIIe siècle par Pierre de Dreux.
9 JUIN : journée pique-nique en forêt de Retz pour voir, à Haramont, l’ancienne
abbaye de Longpré datant du XIIe siècle, le château des trois fossés et l’église,
puis, à Bourfontaine, la chartreuse du XIVe siècle transformée en ferme après la
Révolution.
26 OCTOBRE : avec la Société historique moderne et contemporaine de Compiègne, visite du musée des collections historiques de la Préfecture de police de
Paris, depuis l’Ancien régime jusqu’à nos jours, et du musée de la Conciergerie.
Divers
Collaboration à la publication des Mémoires 2002 de la Fédération des Sociétés
d’histoire de l’Aisne par la remise de deux textes, l’un de M. Denis Rolland sur
« la construction et la reconstruction de l’église d’Ambleny » ; le second, de M.
Julien Sapori, pour une biographie de « Nicolas-Marie Quinette, révolutionnaire
soissonnais devenu assez célèbre en des heures peu glorieuses ».
255
SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE ET HISTORIQUE DE
VERVINS ET DE LA THIÉRACHE
(reconnue d’utilité publique)
Bureau de la Société en 2002
Président ................................................................ M. Frédéric STÉVENOT
Vice-présidents ............................................. M. Alain BRUNET
M. Pierre LAMBERT
Mme Claudine VIDAL
Secrétaire administrative ................... Mme Jacqueline VASSEUR
Secrétaire archiviste ............................... M. Marc LE PAPE
Trésorier ............................................................... M. Bernard CHOQUET
Administrateurs ........................................... M. Guy DELABRE
M. Yves DREUX
Mme Jeannine HOUDEZ
M. Éric THIERRY
M. Bernard VASSEUR
Membres de droit ...................................... M. le député-maire et conseiller général
de Vervins
M. le sous-préfet de Vervins
Commissaire aux comptes .............. M. Marc VANNÈS
Activités de la société en 2002
Conférences
2 MARS : Les châteaux de la Thiérache au Moyen Âge, par Bénédicte Doyen.
Les travaux de Pierre Dausse, dès les années 1970, avaient commencé à défricher ce thème. La conférencière, archéologue, chargée de mission pour Thiérache Développement, qui travaille depuis 1998 sur l’occupation des sols, a fait
part de ses recherches. Elle a différencié les mottes castrales et les maisons
fortes et projeté des photographies prises en prospection aérienne (2000 et
2001). Elle a présenté une première synthèse permettant de replacer l’histoire
des châteaux de Thiérache dans un contexte plus large et d’en déterminer les
singularités.
27 AVRIL : La contrebande du sel dans le ressort du grenier à sel de Guise, 17461789, par Sonia Maillet.
La gabelle, l’impôt du sel généralisé au XIVe siècle, suscite bien des contestations
au sein des populations du royaume de France durant tout l’Ancien Régime.
256
L’étude des archives du grenier à sel de Guise, région de grande gabelle, faite par
Sonia Maillet pour la période 1746-1789, montre qu’il n’y a pas de révoltes
contre la gabelle. En effet, les populations détournent la loi d’une manière plus
pacifique, par la contrebande. La proximité d’une région de franc salé, le
Hainaut-Cambrésis, favorise cette activité qui ne représente pas seulement une
opposition mais aussi une façon de vivre et un fait quotidien.
Mais qui sont ces contrebandiers ? Et comment agissent-ils ? Au détour des
chemins, des forêts et des villages, ils distribuent le sel pour le bonheur des uns
et le malheur des autres. Car l’État, soucieux de préserver un impôt qui constitue un important revenu pour le royaume, met en place un système policier et
judiciaire qui, au regard de l’abolition de la gabelle en 1790, ne semble pas si
efficace.
28 SEPTEMBRE : Les fermes WOL dans l’Aisne (1940-1944), une tentative de colonisation agricole ?, par Guy Marival.
À partir du mois de septembre 1940, l’occupant allemand met en place dans la
zone interdite une organisation agricole connue sous le nom de WOL (Wirtschaftsoberleitung : direction de l’agriculture).
Principalement implantée dans les Ardennes où elle gère 110 000 hectares et où
elle a fait l’objet de plusieurs études historiques, la WOL est aussi présente dans
l’Aisne, où plus de 140 exploitations (représentant plus de 17 500 hectares),
surtout dans le Laonnois et en Thiérache, passent sous contrôle allemand en
1940-1941.
16 NOVEMBRE : Sur un siècle, l’âge d’or des fonderies saint-michelloises associées aux noms : Nanquette, Rambour, Anceaux, Hourlier, Dupriet, par Bernard
Vasseur.
Au début du XIXe siècle, de nombreuses petites fonderies existent en Thiérache.
Sous forme d’articles destinés en particulier à l’équipement de l’habitat, d’articles ménagers, les objets en fonte moulée sont omniprésents dans la vie courante.
A Guise, à partir de 1846, déposant de multiples brevets pour protéger ses
procédés de fabrication, Godin donne une dimension industrielle à cette activité,
en particulier la production d’articles de fumisterie. A Saint-Michel, c’est
l’époque où les Forges de Sougland développent également une activité de
fonderie. Trois nouveaux sites industriels de fonderie vont alors successivement
voir le jour. Avec Sougland, leur initiatrice, elles apporteront à la cité, sur
plusieurs générations, une richesse, des traditions. Elles détermineront et imprégneront le mode de vie et la mentalité d’un monde ouvrier fier de son savoirfaire, faisant valoir, dans la dure compétition industrielle, les qualités des
hommes au travail.
A partir de documents et de témoignages relevés sur place, Bernard Vasseur a
proposé d’évoquer une chronique de ce monde industriel qui s’est éteint en 1961,
pour les trois usines concernées, avec la fermeture de la Société Générale de
Fonderie.
257
Publications
Le livre de notre sociétaire Éric Thierry, Marc Lescarbot, un homme de plume au
service de la Nouvelle-France, a reçu le prix Mgr Marcel de l’Académie française,
prix destiné à couronner des ouvrages d’histoire culturelle, littéraire et artistique
de la Renaissance.
Articles parus dans les Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, tome XLVII, 2002 :
Sonia Maillet, « La contrebande du sel à Guise (1746-1789) »
Grégory Longatte, « La Résistance et le pouvoir politique dans l’Aisne de
l’après-Libération (1944-1945). L’échec politique de la Résistance : mythe ou
réalité ? ».
259
SOCIÉTÉ HISTORIQUE RÉGIONALE
DE VILLERS-COTTERETS
Bureau de la Société en 2003
Président ................................................................
Vice-président ................................................
Secrétaire ............................................................
Secrétaire adjointe ....................................
Trésorier ...............................................................
Trésorière adjointe ...................................
Membres du Conseil ..............................
M. Alain ARNAUD
M. Christian FRANQUELIN
M. Pierre-Rémi LIEFOOGHE
Mme Madeleine LEYSSENE
M. Serge ODEN
Mme Christiane TOUPET
M. Roger ALLEGRET, président d’honneur
M. Maurice DELAVEAU
M. Robert LEFEBURE
M. Louis PATOIS
M. Claude ROYER
M. François VALADON
Activités de l’année 2002
Rappelons ici, en préambule, que cette année 2002 a vu de larges célébrations, à
Villers-Cotterêts, en France et même dans le monde entier, autour du bicentenaire
de la naissance d’Alexandre Dumas, l’une des gloires littéraires de l’Aisne.
Évocations, commémorations, restauration du Musée Dumas, réjouissances
populaires, rééditions, expositions, organisées par sa ville natale, ont manifesté
publiquement la vitalité de cet auteur et l’attachement de ses innombrables
lecteurs. Elles ont culminé le 30 novembre avec le transfert solennel de ses
cendres au Panthéon, sur la décision personnelle du Président de la République.
Aussi la Société historique régionale de Villers-Cotterêts s’est-elle naturellement
et profondément investie dans cet anniversaire, bousculant quelque peu son calendrier traditionnel d’activités, pour y faire place, en particulier, à une enquête
départementale d’un nouveau genre, à un colloque littéraire de niveau national,
ainsi qu’à une Journée de la Fédération entièrement tournée vers Dumas Père.
15 JANVIER : Irlande, côté jardins et parcs, par Roger Allégret.
Quel meilleur remède à la morosité hivernale que de s’évader, par la photo, vers
les prairies, pâturages et « lochs » de la verte Érin ? Le climat marin comme le
savoir-faire ancestral des habitants y font éclore de superbes massifs fleuris, qui
égaient de nombreux parcs de châteaux parfois sévères et des paysages proches
de notre Bretagne. Photographe expérimenté, le conférencier sait capter tout à la
fois l’angle, l’éclairage, la tache de couleur… et l’attention de ses auditeurs !
260
16 FÉVRIER : Assemblée générale.
L’importance d’une assemblée générale annuelle tient certes au contenu des trois
comptes-rendus (moral, activité et financier) que doivent présenter le président et
le trésorier, mais aussi à l’attention du public et à son plaisir de se retrouver pour
évoquer sujets, présentateurs et sorties de l’année écoulée. Il a fallu constater
cette fois un tassement perceptible des adhésions ainsi qu’une difficulté à recruter un nouveau public, face aux mille sollicitations de la vie sociale d’aujourd’hui. Un problème qui n’est d’ailleurs pas propre à notre Société. Un nouvel
administrateur, Pierre-Rémi Liefooghe, a été élu lors du vote statutaire.
En complément, le vice-président Alain Arnaud a invité l’assistance à revivre, par
l’image, la riche journée vécue à Noyon en juin 2001, à l’invitation de notre
consœur de la cité de saint Médard.
16 MARS : Le sauvetage de l’Hôtel-Dieu de Château-Thierry, par Michel Bergé et
Micheline Rapine.
L’ancien directeur de l’hôpital castel et la tenace chercheuse du « trésor » n’ont
plus besoin d’être présentés. En un duo finement construit et mené tambour
battant, ils ont entraîné tout leur auditoire à travers les greniers et les réserves de
cette institution, en évoquant les tribulations et les succès de leur action, ainsi
que la progressive mise en place du plus beau musée hospitalier et religieux de
l’Aisne.
A travers cet échange, c’est à la fois la puissance d’une passion et la densité d’un
patrimoine ressuscité qui resteront dans le souvenir des membres présents !
20 AVRIL : La formation de la carte de France aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Cécile
Souchon.
Aujourd’hui conservatrice à la section des Cartes et Plans aux Archives nationales, l’ancienne directrice des Archives départementales de l’Aisne réunit toutes
les compétences géographiques et cartographiques pour parvenir à séduire un
auditoire par des considérations techniques sur les échelles, les levés, les outils et
les règlements d’une science rarement abordée. De la carte approximative du bon
roi Henri aux brillantes représentations des ingénieurs de la couronne jusqu’à la
Révolution, que de progrès, et aussi que d’aide aux campagnes militaires de
Louis XIV et Louis XV !
Anecdote significative de l’importance politique de la tâche des cartographes du
Roi-Soleil : lorsqu’ils présentèrent au monarque une France plus précise, mais
aussi plus réduite en latitude, ils furent remerciés d’une apostrophe vexée : « Ces
messieurs de l’Académie veulent donc me voler une partie de mes états ! ». La
dynastie des Cassini et la création de l’Observatoire de Paris restent attachés à ces
travaux de référence, que Mlle Souchon a également illustrés par des cartes du
Valois et de toute la région.
25 MAI : Dumas et Hugo, amis et rivaux, par Alain Arnaud.
Nés la même année (« Ce siècle avait deux ans… »), ces deux titans de notre litté-
261
rature ont bien des points communs, par leurs pères tous deux généraux, par leur
aura parisienne dans la jeune école romantique (Henri III et sa cour précède d’un
an Hernani), par leurs romans-fleuve, par leur engagement en faveur de la République et leur exil en Belgique, etc. Mais bien d’autres aspects biographiques les
ont également séparés : une âpre rivalité aux yeux de leur public, un rejet de
l’Académie française pour Dumas, une triste mort en exil pour lui, mais des
obsèques nationales et triomphales pour Hugo…
Dernier rapprochement, posthume et symbolique de leur fraternité littéraire, ils
reposent désormais dans la même crypte du Panthéon pour l’éternité.
Ainsi, la semaine même où la ville natale de Dumas Père inaugurait les manifestations de son bicentenaire, c’est par ce regard croisé et original qu’Alain Arnaud
a ouvert pour la Société historique l’année Dumas devant une salle comble,
accompagné par une comédienne professionnelle qui a lu avec émotion de nombreux textes choisis de nos deux auteurs.
5 et 6 OCTOBRE : Colloque « la jeunesse de Dumas », organisé à Villers-Cotterêts
par la Société historique régionale et la Société des amis d’Alexandre Dumas (de
Port-Marly).
Les colloques littéraires sont rares en France, ils sont même exceptionnels dans
l’Aisne. Aussi celui-ci, pleinement lié au pays cotterézien et à l’actualité dumasienne, représentait-il une démarche audacieuse et pleinement réussie.
Devant un public subjugué, les intervenants, chercheurs spécialisés et exégètes de
notre compatriote, présentèrent – dans le cadre du collège Max Dussuchal – bien
des aspects méconnus sur ses origines familiales (sa grand-mère n’était-elle pas
une esclave de Saint-Domingue ?), sur la personnalité du général (un dragon de
la Reine, distingué, puis renié par Bonaparte), sur les pièces de jeunesse, sur la
présence du pays natal à travers l’œuvre littéraire…
Seul intervenant axonais, le vice-président Alain Arnaud se chargeait d’apporter
l’éclairage local, à travers un panorama de la vie de Villers-Cotterêts pendant
l’enfance et la jeunesse d’Alexandre : l’activité des auberges et la déchéance du
château, les relations familiales et personnages en place, souvent cités dans les
Mémoires, les déboires scolaires et les échappées en forêt du jeune garçon, les
guerres de l’Empire dans la région, la campagne de France et le passage des
Cosaques en 1813-14, etc.
Au total, une somme de connaissances qui fera prochainement l’objet d’une
publication particulière sous la forme d’actes.
23 NOVEMBRE : Les trois vies de William Waddington, par Michel Mopin.
Né en 1826, Waddington fut d’abord un brillant archéologue et numismate que
ses recherches firent élire à l’Institut dès 1865. Passé à la politique après la guerre
franco-prussienne, il fut successivement député, puis sénateur de l’Aisne, ministre à plusieurs reprises, enfin en 1879, président du Conseil. De 1883 à 1893, il
occupa le premier poste diplomatique de l’époque, l’ambassade de Londres, tout
en restant sénateur et président du Conseil général de l’Aisne. Mais plus souvent
262
outre-Manche que dans son département, il fut battu aux sénatoriales de 1894 et
mourut peu après.
Particularité : son château de Bourneville, proche de la Ferté-Milon, appartient au
département de l’Oise.
14 DÉCEMBRE : Haramont et la forêt de Retz chez Alexandre Dumas, par Xavier
Blutel et Yves Tardieu.
Pour clore une année festive autour du père des « Trois Mousquetaires », deux
interventions complémentaires ont évoqué, avec précision et en images, certains
aspects de son enfance aux lisières de la forêt de Retz.
Propriétaire du château des Fossés, à Haramont, où la famille Dumas résida en
1804-1805, peu avant la mort du général, Xavier Blutel retraça l’histoire de la
demeure et les épisodes qu’y vécut le jeune Alexandre, en citant plusieurs passages des Mémoires.
Yves Tardieu, président des Amis de la forêt de Retz et ancien vice-président de
la Société Historique, analysa ensuite la formidable source d’inspiration que
Dumas trouva dans les futaies de Retz, cadre de bien des anecdotes de son
enfance, mais aussi de plusieurs romans aux personnages marquants : le Meneur
de Loups, Catherine Blum, Ange Pitou. On peut même légitimement penser que
ce dernier, membre de la Garde nationale à Haramont et fin connaisseur de la
forêt, n’est qu’un prête-nom de Dumas lui-même !
263
Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de l’Aisne
Mémoires, tome XLVII (2002)
Erratum : « La renaissance de Chauny après la Grande Guerre »
Française Vinot, p. 209-251
Des erreurs, non imputables à l’auteur, imposent les rectifications suivantes :
Texte :
P. 209, titre, au lieu de grande guerre, lire Grande Guerre.
Idem, l. 1, au lieu de Chaunois, lire chaunois.
P. 211, l. 2, au lieu de reconnance, lire reconnaissance.
P. 212, entre l. 21 et l. 22, insérer la phrase : « l’attente de secours financiers
apporte aussi son lot de désillusions ».
P. 213, note 21, l. 3, au lieu de Lucien Accambray, lire Léon Accambray.
P. 218, l. 19, p. 222, l. 6, p. 224, l. 21, p. 225, l. 5, p. 226, l. 17, p. 228, l. 3, p. 245,
l. 19, P. 249, l. 6 et l. 27, au lieu de Lucien Rey, lire L. Rey (ou Louis Rey).
P. 223, l. 13 et l. 25, au lieu de Emile Descambres, lire E. Descambres (ou Eugène
Descambres).
P. 241, note 106, l. 2, au lieu de Louis Lefèvre, lire Luc Lefèvre.
P. 249, l. 27, au lieu de Louis Prat, lire Loys Prat.
Illustrations :
P. 219, fig. 5, Plan de la ville de Chauny, préciser du 17 février 1925.
P. 220, fig. 6, faire pivoter à 90° de gauche à droite cette reproduction agrandie du
plan précédent de 1925 et non de 1928, localisant les principaux édifices publics.
P. 229, fig. 9 et p. 230, fig. 10, lire projet Rey de construction de la gare de
Chauny.
P. 232, fig. 11 et p. 233, fig. 12, au lieu de Cl. Françoise Vinot, 2002, lire avant
transformations dans les années soixante, coll. part.
p. 236, fig. 14, au lieu de coupole du cœur... 1919, lire coupole du chœur...
1929.
P. 248, fig. 18, au lieu de : vitrail représentant un perroquet, lire : vitrail de
Raphaël Lardeur, prop. privée.
Plan :
L’altération de la police des titres nécessite de reconstituer ainsi le plan :
I - Renaître dans la douleur
A - Comment oublier la guerre ?
1 - Tant de morts
2 - Tant de ruines
264
B - L’attente de reconnaissance et de secours
1 - Un légitime espoir de reconnaissance
2 - L’attente de secours financiers apporte aussi son lot de désillusions
C - Le sursaut
II- La revanche d’une ville brisée
A - Le cadre de la renaissance : un plan d’aménagement ambitieux
B - Reconstruction des infrastructures
C - Les nouveaux édifices publics : la revanche de la vie
1 - Tout pour la jeunesse
2 - Tout pour la vie
3 - Tout pour une belle ville
4 - La renaissance n’est pas l’oubli du passé
III- Les Chaunois, acteurs du renouveau
A - La renaissance de l’espace économique
1 - La relance de l’activité industrielle
2 - Le commerce : une reprise échelonnée et sélective
a) Au nord-ouest, le Brouage
b) Le Centre-ville
c) Au sud, la Chaussée
B - Les habitations : cellules vivantes de la cité
1 - Pour un droit à la ville
2 - Les demeures bourgeoises : Chauny ou Biarritz ?
265
Contacts
FÉDÉRATION DES SOCIÉTÉS D’HISTOIRE ET D’ARCHÉOLOGIE DE L’AISNE
Archives départementales de l’Aisne
28, rue Fernand-Christ – 02000 Laon
Tél. : 03.23.24.61.47
Télécopie : 03.23.24.61.26
Mél : [email protected]
SOCIÉTÉ HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE DE CHÂTEAU-THIERRY
Musée Jean de La Fontaine
Rue Jean de La Fontaine – 02400 Château-Thierry
Tél. : 03.23.69.05.60
Permanence : samedi de 14 h à 17 h
Informations sur www.la-fontaine-ch-thierry.net
Mél : [email protected]
SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE D’HISTOIRE, D’ARCHÉOLOGIE,
DES ARTS ET DES LETTRES DE CHAUNY
Maison des associations
Quai Crozat - 02300 Chauny
SOCIÉTÉ HISTORIQUE DE HAUTE-PICARDIE
Archives départementales de l’Aisne
28, rue Fernand-Christ – 02000 Laon.
Tél. : 03.23.24.61.47
Télécopie : 03.23.24.61.26
SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE SAINT-QUENTIN
En son hôtel à Saint-Quentin
9, rue Villebois-Mareuil – 02100 Saint-Quentin
Tél. : 03.23.64.26.36
Permanence : mercredi de 14 h à 17 h
SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE, HISTORIQUE ET SCIENTIFIQUE DE SOISSONS
4, rue de la Congrégation – 02200 Soissons
Téléphone/télécopie : 03.23.59.32.36
Permanence : mercredi et samedi de 16 h à 18 h (sauf juillet et août)
Informations sur http://perso.wanadoo.fr\sahs.soissons.net
SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE ET HISTORIQUE DE VERVINS ET DE LA THIÉRACHE
Musée de la Thiérache
3 et 5, rue du Traité-de-Paix – B.P. 19 – 02140 Vervins
SOCIÉTÉ HISTORIQUE RÉGIONALE DE VILLERS-COTTERÊTS
24, rue Demoustier – 02600 Villers-Cotterêts
Tél. : 03.23.96.33.26.
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Note à l’attention des auteurs
Les auteurs désirant publier dans les Mémoires de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie doivent proposer leur article au président de la
société dont ils sont membres qui, après avis éventuel de son bureau ou d’un
comité de lecture, l’adresse au secrétariat général pour examen par le comité de
lecture de la Fédération. Après avis de ce comité, le conseil d’administration de
la Fédération arrête la liste des articles publiés. Les articles doivent parvenir sous
la forme d’une disquette informatique accompagnée d’un tirage sur papier.
D’une manière générale, on veillera à indiquer de manière très précise les
sources et la bibliographie utilisées en notes infrapaginales ou en fin d’article. Les
cotes d’archives seront indiquées de manière exhaustive, précédées du lieu de
conservation : Arch. dép. Aisne, C 306 ; Arch. nat., JJ 10 ; Arch. com. SaintQuentin, BB 3 ; Bibl. nat., ms. fr. 1601. Les appels de notes se font par un chiffre suscrit, sans parenthèse, dans le corps du texte, par un chiffre sur la ligne, suivi
d’un point, dans le corps de la note. Les collections de presse consultées sont
également indiquées de manière précise et exhaustive. Les références bibliographiques sont données selon le modèle suivant :
Suzanne Martinet, Laon promontoire sacré des druides au IXe siècle. Laon, 1994, 217 p.
Georges Dumas, « L’état démographique et économique en 1698 de la partie de la généralité-intendance de Soissons qui a formé le département de l’Aisne », Mémoires de la Fédération des sociétés
d’histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. IX, 1963, p. 56-70.
Les noms d’auteur sont en bas de casse, sauf dans le cas où la bibliographie est rassemblée en une annexe en fin d’article, cas où l’on adopte la présentation DUMAS (Georges). Le prénom est développé lorsque l’auteur est cité pour
la première fois ; il est abrégé dès la seconde citation. On ne redouble pas les
lettres pour marquer la pluralité (p. 56-70 et non pp. 56-70). Les mentions
« voir » ou cf sont le plus souvent inutiles ; de même, « dans » ou in (sauf dans le
cas de tomaisons très complexes).
Les normes de publications de la revue sont, en tout point, conformes aux
usages typographiques de l’Imprimerie nationale. Les ponctuations simples
(point et virgule) suivent directement le mot qui précède et sont suivies d’un
espace. Les ponctuations doubles (deux points, point virgule, point d’interrogation, point d’exclamation) sont précédées et suivies d’un espace. On mettra un
espace à l’extérieur des parenthèses et crochets, mais pas à l’intérieur.
Dans le corps du texte, les auteurs veilleront à ne pas faire un emploi abusif
des majuscules : les noms des mois, des jours, des points cardinaux sont en
minuscules. Les noms de lieux et de personnes demeurent en bas de casse. Les
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adjectifs ne prennent jamais de majuscules : l’Assemblée nationale, l’Académie
française, la Société générale. On évitera l’usage des abréviations : saint est
toujours écrit en toutes lettres ; on écrit saint Jean lorsqu’il s’agit du saint luimême, et Saint-Jean lorsqu’il s’agit d’une église. Les titres d’œuvres et journaux
cités dans le texte sont en italiques bas de casse. Un nom propre lorsqu’il est
employé en nom de lieu (rue, place …) s’écrit avec un tiret : place Victor-Hugo.
Les siècles s’indiquent de la manière suivante : XVe siècle, XVIIIe–XIXe siècles. Les
intervalles de dates sont présentés comme suit : 1789-1812 (avec un tiret, sans
espace).
On évitera la multiplicité des paragraphes : les titres des parties éventuelles sont en bas de casse gras centrés ; les titres des paragraphes en bas de casse
gras ou italique eu fer à gauche.
Le style est évidemment libre. En revanche, on veillera au respect de
quelques règles particulièrement importantes pour un article d’histoire. Le futur
est à bannir dans presque tous les cas. Afin d’éviter les difficultés de la concordance des temps, le présent est souvent à conseiller. L’emploi des parenthèses
dans le corps du texte doit être limité. On prendra garde à ne pas faire commencer une partie par une tournure grammaticale mise pour son titre. On évitera
l’abus des points de suspension.
Si cela est nécessaire, les auteurs font une proposition d’iconographie.
L’iconographie doit être étroitement liée au texte, sous la forme de références
dans ce dernier. Les légendes proposées doivent être précises : type de support
(photographie, carte postale, lithographie, aquarelle sur papier, huile sur toile,
etc.) titre, date, lieu de conservation, cote éventuelle, crédit photographique. Les
auteurs sont invités à fournir des photographies de bonne qualité, à l’exclusion de
photocopies.
1998, une revue trimestrielle entièrement consacrée à l’histoire du déparD epuis
tement, en vente dans les librairies et maisons de la presse, ou par abonnement.
Dans chaque numéro :
• des articles illustrés rédigés aussi bien par des chercheurs universitaires que
par des passionnés d’histoire locale
• des documents inédits provenant d’archives publiques ou privées
• l’actualité de l’histoire dans l’Aisne (publications, conférences, expositions…)
Au sommaire des derniers numéros
N°18 (avril 2003)
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Des Russes sur le Chemin des Dames
Dossier : Dans les prisons de l’Aisne aux XIXe et XXe siècles
Jean-Baptiste Molin : un itinéraire hors du commun
Lavisse contre la République
Document : L’héroïque défense de Marle en 1940
(le récit du commandant Houdry)
N°19 (juillet 2003) :
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Le souvenir du général de Gaulle dans l’Aisne à travers les plaques de rues
Marie Capelle, femme Lafarge, présumée empoisonneuse
De l’eau pour Paris depuis 1865 : l’aqueduc de la Dhuys
La base américaine de Couvron (1952-1967)
Document : Algérie 1961-1962, les carnets d’un soldat du contingent
N°20 (octobre 2003) :
■ Guibert de Nogent, un chroniqueur du XIIe siècle contre les reliques
■ La ligne de chemin de fer de Laon à Liart (1888-1969)
■ Pascal Ceccaldi et le Démocrate de l’Aisne : les débuts du doyen
de la presse de l’Aisne
■ «Gloire à la Grande Armée» : l’histoire d’un monument jamais réalisé
■ Document : Prisonnier en Prusse en 1871 ! Les souvenirs d’un soldat
du Soissonnais
Prix au numéro : 7,50 € • Abonnement (4 numéros) : 27 €
Abonnement et commande de numéros anciens :
pour tout renseignement, s’adresser à
L’Aisne Nouvelle (promotion Graines d’Histoire)
10, Boulevard Henri-Martin 02100 SAINT-QUENTIN - Tél. 03 23 06 36 36
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Dépôt légal : 4e trimestre 2003

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