Corsaires, pirates et flibustier - Université du Littoral Côte d`Opale
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Corsaires, pirates et flibustier - Université du Littoral Côte d`Opale
Corsaires, pirates et flibustier Ce texte a été composé à partir d'extraits de l'introduction du Professeur Patrick Villiers au journal de bord de Raveneau de Lussan, flibustier, publié sous le titre "Les flibustiers de la mer du Sud" aux éditions France-Empire (ISBN 2-7048-0696-9). Paris 1992 Patrick Villiers est Directeur du Centre de Recherche en Histoire Atlantique et Littorale de l'Université du Littoral Côte d'Opale. Les aventures des pirates, corsaires, flibustiers, boucaniers et autres forbans ont entraîné tout au long de l'histoire une littérature florissante, à l'égal de la part de rêve et d'évasion qu'ils surent susciter dans l'inconscient collectif. Faits réels et véritables légendes devaient dès lors s'y entremêler. Les hommes à la marge de la légalité ne léguant que très rarement leurs archives à la postérité, les documents de première main sont de fait exceptionnels. De sorte que l'historien, aux prises avec des sources contradictoires, parvient difficilement à reconstituer une réalité aux multiples facettes. La première piraterie Tout et souvent n'importe quoi a été dit sur la piraterie, la course et la flibuste, parfois, de bonne foi. Comment, en effet, distinguer la guerre de course, cette activité financée au grand jour par les armateurs d'un État contre le commerce naval d'un pavillon ennemi, de la piraterie pure et simple, autrement dit du brigandage maritime ? Il n'y a pas de « bons corsaires » et de « méchants pirates ». La signification de ces deux termes, très relative, a souvent évolué dans le temps et dans l'espace. Et la césure fut souvent très mince. « Ô mes hôtes qui êtes-vous ? D'où venez-vous en sillonnant les humides chemins ? « Naviguez-vous pour quelque négoce ou à l'aventure tels les pirates qui errent en exposant leur vie et portent le malheur chez les étrangers ?…» Extraite de l'œuvre d'Homère, cette interpellation aux navigateurs inconnus abordant dans une île ou un port souligne l'aspect immémorial de la piraterie. Nulle réprobation chez Homère alors que Ménélas, époux malheureux de la belle Hélène, mais aussi Achille, vivent de la piraterie. Cette période, qui fut baptisée de « piraterie naturelle » par certains historiens, ne semble pas avoir usurpé cette qualification. La distinction entre le marchand, le guerrier sur mer et le pirate était alors très ambiguë et très mouvante. Sachant qu'il serait attaqué au cours de son périple, tout marchand s'armait pour se défendre. Dès lors, la tentation d'attaquer devenait presque naturelle. A l'inverse, le navire spécifiquement construit pour la guerre, le plus souvent la galère, était rarement confiné dans ce rôle. Il transportait à l'occasion des trésors ou de riches marchandises pour le compte d'un État ou d'un prince. Même sous les régimes les plus organisés, le navire de guerre resta mixte et l'équipage eut toujours le droit de pacotille, c'est-à-dire d'emporter quelques marchandises qu'il négociera pour son propre compte. Le pirate était guerrier pour s'emparer du navire et de sa cargaison, mais, et on l'oublie trop souvent, tout pirate avait besoin d'une base pour réparer son navire, se réapprovisionner, vendre sa cargaison illicite et éventuellement acquérir des informations pour une prochaine attaque. Il se faisait donc marchand et l'acheteur devenait ipso facto son complice, qu'il fût luimême prince ou marchand. Souvent appelé à la rescousse par un prince ou un État, le pirate devenait alors un guerrier régulier et son action recouvrait temporairement une légalité. L'interpénétration était donc souvent presque complète. Comment définir alors la piraterie au regard du droit international ? Après le choc des invasions vikings, le commerce maritime de l'arc atlantique connut une spectaculaire récession. Cependant, l'assimilation progressive des Vikings aux Normands et la poussée du christianisme dans l'Europe du nord-ouest relancèrent la pêche et le petit cabotage. Au XIIIe siècle, un « boom » économique stimula l'activité maritime autour de deux grands axes, l'un vers Novgorod par Bruges et Lübeck, l'autre des Pays-Bas et de la Hanse vers l'Angleterre et le golfe de Gascogne. Le sel, le vin, la laine, les poissons salés et le bois constituaient le fondement de ce trafic qui se faisait sur des bâtiments minuscules. Habitants des petits ports ou des îles pauvres, de nombreux marins pratiquèrent indifféremment la piraterie et le brigandage quand ils ne se transformaient en naufrageurs les jours de mauvais temps, attirant sur les récifs les capitaines naïfs ou incompétents. La violence constituait alors le quotidien des gens de mer. La solidarité nationale n'existait pas. Marins et pêcheurs tiraient prétexte d'injures ou de provocations échangées sur les quais ou dans les tavernes pour s'affronter et se dépouiller les uns les autres. La Manche et l'Atlantique fourmillaient de baleiniers prêts à abandonner la chasse aux cétacés pour celle d'un caboteur en ignorant délibérément les trêves, les traités et autres sauf-conduits, sachant qu'il se trouverait toujours un petit seigneur pillard qui, moyennant une part des prises, leur accorderait légitimité et protection. Rappelonsle, il n’y a pas de voleur sans un receleur, pas de pirate sans un port où ravitailler et vendre les prises. Cependant, tout brigandage, dès lors qu'il tend à se systématiser devient insupportable à la collectivité qui se doit de réagir. La violence maritime n'échappa pas à cette règle. La Hanse, association regroupant les marchands de certaines villes d'Europe septentrionale, s'efforça de réprimer les pirates les plus entreprenants. Elle lutta avec un réel succès contre les Vitalienbrüder, organisation pirate née au XIIIe siècle dans le Mecklembourg, passée ensuite dans l'île de Gotland, avant de se réfugier au XIVe siècle dans les îles de la Frise. Il fallut dans cette perspective définir juridiquement le corsaire. Les premiers corsaires Une vieille chanson populaire française dit à tort : « - Qu'est-ce qu'un corsaire ? - Un corsaire est toujours un pendu ! » Un corsaire était en effet, du point de vue même de ses ennemis, un marin auxiliaire d'une marine légale. Il ne pouvait donc être pendu, les coutumes de la guerre, puis les lois internationales interdisant progressivement de condamner à mort un soldat ennemi vaincu. Il en découla des conditions « objectives » pour bénéficier des prérogatives corsaires : - que les princes, villes-États ou les nations respectifs fussent en état de guerre ouverte. Si le corsaire continuait son activité après la cessation des hostilités, il devenait pirate. S'il attaquait un navire neutre, le problème devenait rapidement très complexe et se réglait par voie diplomatique, et/ou judiciaire. - que le corsaire fût reconnu par son prince ou son État comme tel. Il devait avoir alors une lettre de marque ou une commission en guerre. La guerre de course naquit, au début du Moyen Âge, de la pratique féodale des représailles : un armateur dont le bâtiment était saisi se retournait contre un armateur ou un marchand de la même famille ou du même port que celui qui avait capturé son navire. Dans le contexte de guerre permanente de l'Europe du XVe siècle, cette vendetta maritime se codifia et se légalisa peu à peu. Les différents États (royautés, principautés et villes) créèrent des cours de justice qui accordaient aux capitaines lésés (dont le bon droit était reconnu) une lettre de marque les autorisant à exercer des représailles. Par extension, les lettres de marque couvraient en temps de guerre les prises effectuées par les ressortissants d'un État contre la flotte marchande d'une ou de plusieurs nations adverses. Le corsaire était donc un marchand conduisant une guerre sur mer que son suzerain était le plus souvent incapable d'entreprendre. Le navire corsaire était construit, équipé et approvisionné par des marchands qui créèrent parfois des sociétés par actions pour réunir le capital nécessaire. Les hommes d'équipage étaient pour la plupart des civils, souvent des terriens, de même que les officiers. On comptait également de nombreux déserteurs et invalides de la marine. L'armateur corsaire vendait les prises une fois en possession d'un titre judiciaire l'y autorisant, émanant du tribunal d'une juridiction équivalente. Le produit de la vente, déduction faite des frais de l'armement et des taxes seigneuriales ou nationales, était partagé entre les actionnaires, les officiers et l'équipage selon un barème fixé avant le départ de la campagne. A petite échelle, on utilisait des bâtiments de six à cinquante tonneaux. Il s'agissait de barques ou de chaloupes non pontées, dérivées de navires de pêche ou de cabotage. L'armement était dérisoire, quelques pierriers, pistolets, mousquets ou tromblons et surtout des armes blanches. Ces petits corsaires comptaient essentiellement sur l'effet de surprise - attaque de nuit ou par temps de brume - de navires aux cargaisons souvent modestes. Quelquefois, la chance : un grand caboteur ou un navire colonial isolé, plus ou moins désemparé par la tempête. Sa capture fera rêver dans les tavernes pendant des générations, mais le combat demeurait le plus souvent exceptionnel. Le financement était peu élevé, armateur, capitaine et équipage se connaissaient bien. Une course presque familiale en quelque sorte... A plus grande échelle, l'économie corsaire nécessitait un bâtiment plus puissant, au minimum une centaine de tonneaux, baptisé frégate au XVIIe siècle, brigantin, goélette ou corvette au XVIIIe siècle. Ce navire, souvent neuf, était construit spécialement pour la course, ou même était utilisé un bâtiment marchand pour ses qualités de vitesse. L'investissement important nécessitait des capitaux souvent étrangers à la région auxquels s'ajoutaient les avances de parts de prises à un équipage de cent à deux cents hommes. Il fallait chercher des prises rentables, donc attaquer les convois, aller loin dans l'Atlantique, la mer du Nord ou près des grands ports ennemis. Un tel navire restait éloigné de sa base un mois, quelquefois plus. L'équipage, souvent international, entassé dans un espace exigu, était indiscipliné. Les mutineries étaient fréquentes, comme paradoxalement les refus de se battre. Le capitaine accordait souvent, au mépris des ordonnances, le pillage pendant une ou deux heures suivant une victoire, pour calmer l'équipage. Les campagnes n'étaient néanmoins pas toujours fructueuses. Contrairement à une idée reçue, les corsaires revenaient souvent bredouilles. Quelle que fût sa taille, le principe corsaire était cependant que le navire soit armé par des civils. Là réside la raison d'être de la course et en grande partie de la flibuste. Elle permit à des princes, des villesÉtats, voire des nations pauvres ou sans tradition maritime, de se constituer une flotte menant une action de guerre contre l'ennemi sans avoir à en apporter le capital. Se doter d'une marine de guerre coûte et coûtait déjà fort cher, plus encore à partir des XVIe et XVIIe siècles. Encore fallait-il trouver équipages et armateurs prêts à risquer une telle aventure. Il était donc logique de trouver les corsaires là où le trafic maritime se révélait le plus intense et où les guerres éclataient le plus fréquemment. La guerre de Cent Ans érigea la course en un véritable système, les finances publiques des belligérants étant réduites à néant. Localement au contraire, en Méditerranée, en Flandres, en Bretagne comme sur les côtes anglaises, l'armement privé restait puissant. Les marines royales incarnaient la faiblesse, les corsaires la puissance. Du traité de Tordesillas à la conquête de l'île de la Tortue La lettre de marque ne suffisait pas à confirmer la personnalité du corsaire, des États, notamment l'Espagne et le Portugal se refusant même, aux XVIe et XVIIe siècles, à leur reconnaître une existence légale, les considérant comme des pirates, c'est-à-dire des criminels et gibiers de potence. A l'origine de cette attitude intransigeante, il y avait le fameux traité de Tordesillas. Le 4 mai 1493, quelques semaines après le retour de Christophe Colomb, le pape Alexandre VI partagea le monde en deux par le méridien situé à cent lieues à l'ouest de l'île Flores des Açores (Il s'agit de la lieue marine de 5 556 mètres). Toutes les terres à l'ouest seraient à l'Espagne et celles à l'est (Afrique et Asie) au Portugal. Par un accord mutuel du 7 mai 1494, Espagnols et Portugais reportèrent le méridien à trois cent soixante-dix lieues vers l'ouest, ce qui donna six ans plus tard le Brésil aux Portugais. Pour faire respecter ce traité, les nations ibériques se dotèrent d'une puissante marine. Elles en avaient les moyens : les épices, des îles Moluques, l'or africain et américain et surtout l'argent du Mexique et du Pérou dotèrent ces deux États d'un budget incomparablement supérieur à celui dont pouvaient disposer les autres États européens. Même jalousement protégés, les immenses trésors des « Indes » suscitèrent en Europe maintes convoitises. Et les corsaires du XVIe siècle furent irrésistiblement attirés par le fabuleux pactole américain. La France de François Ier fut la première à battre en brèche le monopole ibérique. François Ier ne disposait pas des moyens financiers de créer une marine de guerre. Il confia donc l'Atlantique aux corsaires basques et normands. L'enjeu était double : d'une part forcer les Espagnols à reconnaître la présence française en Atlantique, des Antilles aux Terres Neuves ; d'autre part, capturer les riches galions espagnols afin d'enrichir les armateurs et un roi de France toujours à court d'argent. Les guerres de Religion suscitèrent l'émergence d'un autre clivage. Les protestants français s'unirent à ceux de Hollande et d'Angleterre, leur apprenant le secret de la navigation hauturière en Atlantique. En 1566, lors de la guerre qui devait conduire à l'indépendance des Provinces Unies contre l'Espagne, les Anglais, par haine des papistes, encouragèrent les corsaires hollandais à traquer les navires espagnols qui ravitaillaient en argent les troupes du duc d'Albe. A partir de 1568, le trafic des métaux précieux entre l'Espagne et les PaysBas espagnols fut interrompu. Seules les flottes imposantes purent passer jusqu'à Dunkerque. La piraterie anglaise et hollandaise fut délibérément encouragée par Elisabeth 1re qui, à son tour, alimenta la contestation du monopole dans l'Atlantique ibérique. Contrairement à la France, les côtes anglaises connaissaient une piraterie endémique, menée par les seigneurs côtiers et les villages pêcheurs qui poursuivaient sur mer leur tradition terrestre de naufrageurs. Les dirigeants anglais profitèrent d'ailleurs de leurs conflits politiques et religieux avec l'Espagne et la France Pour transformer cette piraterie en une course organisée, puis en une arme capable d'ébranler la puissance maritime espagnole. Il s'agissait à l'origine d'une piraterie de misère. Les bâtiments étaient minuscules, quelques tonneaux ; les équipages ne dépassaient pas vingt à trente hommes ; les proies étaient les petits navires étrangers de pêche et de cabotage. Leurs bases : les côtes sud et ouest de l'Angleterre, le pays de Galles, les côtes sud et est de l'Irlande. Au cours des guerres avec l'Espagne, les équipages allaient se transformer, les marins occasionnels devenant, avec l'aide des protestants français, des professionnels de la mer, naviguant de plus en plus loin sur des navires de plus en plus gros. A long terme, la course anglaise devait se révéler rentable : les pirates se convertirent en corsaires ou furent chassés vers les Antilles par Jacques Ier en 1604. Elle permit de former un corps de navigateurs et de marins expérimentés qui servirent de base à la Royal Navy et à la marine marchande. Cependant, la rentabilité n'a pas toujours été au rendez-vous. Malgré le désastre de l'Invincible Armada (1588), l'Espagne restait la première puissance maritime et ses propres corsaires causaient de lourdes pertes au cabotage anglais. On ne saurait cependant limiter le seul rôle des pirates et des corsaires français ou anglais à celui du brigandage maritime. Dans l'Atlantique, ces pirates, au sens ibérique du terme, jouèrent un rôle incontestable d'explorateurs, qu'il s'agisse des routes maritimes de la découverte ou de la vulgarisation de nouvelles denrées. Ils ne recherchaient pas seulement l'or et l'argent mais aussi de nouvelles plantes tinctoriales telles que le bois de rocou ou de Campêche, le cacao et le sucre ou des cauris, ce coquillage qui servait de monnaie d'échange sur la côte africaine. A la fin du XVIe siècle, le monopole des Ibériques était de plus en plus battu en brèche en dépit de l'arrivée en Amérique de l'Inquisition à partir de 1550. Le relatif apaisement des guerres de Religion et des conflits européens dans la première décade du XVIIe siècle amena un renforcement des États centraux et la volonté de développer le commerce maritime sur les côtes européennes. Il en résulta une chasse aux anciens corsaires qui refusaient de se reconvertir en de paisibles pêcheurs ou caboteurs. Les Antilles et le commerce colonial apparurent à ces dissidents français, anglais ou hollandais comme un espace de liberté. Cette piraterie européenne, en descendant vers les côtes africaines et l'océan Atlantique, prit dès lors une dimension nouvelle car elle s'installa de manière permanente dans les petites îles des Antilles. Cette course en voie de marginalisation, en devenant antillaise, donna naissance aux boucaniers, flibustiers et autres Frères de la Côte. Engagés et flibustiers : la naissance de la grande flibuste à l'île de la Tortue et à la Jamaïque (1620-1660) La colonisation par les Espagnols des îles des Antilles avait été partielle. Après avoir éliminé la plupart des Indiens caraïbes, soit en les massacrant soit en les usant au travail forcé dans les mines de Cuba ou d'Hispaniola, les Espagnols concentrèrent leurs efforts sur la terre ferme, laissant à l'abandon les petites îles antillaises, la Jamaïque et une grande partie de Saint-Domingue. A partir des années 1550, esclaves marrons, déserteurs espagnols, pirates, corsaires ou contrebandiers français, espagnols ou anglais prirent pied dans ces lieux abandonnés. Ils apprirent des indiens survivants l'art du « boucan », c'est-à-dire de faire sécher la viande afin de la conserver et formèrent de petites communautés qui se donnèrent quelquefois le nom de Frères de la Côte. Les Espagnols n'étaient donc plus les seuls occupants des Antilles. Cette situation ne pouvait laisser indifférents les gouvernements rivaux de l'Espagne. Vers 1625-1626, Richelieu rédigea plusieurs mémoires préconisant le développement maritime de la France et la création de compagnies de commerce. En 1627, trois navires avec à leur bord Rosset, un autre chef corsaire nommé Pierre Belain d'Esnambuc et cinq cents Normands débarquaient à Saint-Christophe. Ils y trouvèrent un groupe d'Anglais commandé par un capitaine nommé Warner. Les deux groupes s'allièrent pour se défendre contre les Espagnols. Au même moment, mille sept cents Anglais occupaient la Barbade tandis que les Hollandais s'emparaient de Tobago, de Curaçao, de Saba et de Saint-Martin et que le Français Cahuzac s'installait à Saint-Eustache. Les Espagnols comprirent le danger et envoyèrent une « flota » de seize navires. Après avoir repris l'île de Nevis, ils s'emparèrent de Saint-Christophe. Appliquant scrupuleusement les lois de la guerre, ils offrirent aux Français et aux Anglais d'être rapatriés en Europe. Beaucoup acceptèrent mais quatre-vingts Français, sous le commandement de Belain d'Esnambuc et de Pierre Vadrosque, s'échappèrent et firent voile vers Saint-Domingue. Ils réussirent à s'emparer d'une île nommée Tortuga, défendue par vingt cinq Espagnols seulement. Cette île allait acquérir la célébrité sous le nom de l'île de la Tortue, capitale des flibustiers. L'intervention des États aux Antilles resta néanmoins marginale. En France comme en Angleterre, la colonisation fut laissée à l'initiative privée par le biais du système des engagés avec pour corollaire le développement de la flibuste. De nombreux engagés devinrent en effet des flibustiers, notamment Exquemelin1, Morgan ou Raveneau de Lussan. Dès les années 1630 se posait le problème du financement du prix élevé du transport du colon aux Antilles et de son établissement les premières années. En autorisant les colons établis les premiers à payer le voyage des nouveaux arrivants moyennant l'engagement de ces derniers à travailler sans salaire pendant trente-six mois, le pouvoir créa un système original de peuplement et de mise en valeur. A l'origine, il ne s'agissait pas d'un esclavage blanc mais d'un moyen de compenser l'absence de capital dans ces colonies et dans les ports métropolitains. Par ses cours élevés, le tabac cultivé permit de financer le premier défrichement. 1 Patrick Villiers prépare avec le professeur Real Ouellet de l’université Laval à Quèbec une édition critique, d’Exquemeilin, chirurgien de la flibuste, à paraître Presses de l’université Laval, 2003. A l'issue de cette période de trente-six mois, l'engagé recevait une prime de cent livres pesant en tabac et une concession à défricher. Il devenait alors un « habitant », et ultérieurement pouvait à son tour embaucher des engagés. En dépit d'une très forte mortalité due au climat et à la brutalité des premiers colons, la mise en valeur commença avec un certain succès. En 1640, on estime qu'il y avait six à huit mille Français à Saint-Christophe, mille à la Martinique, cinq cents à la Guadeloupe. On estimait à mille le nombre des esclaves pour les trois îles. Ce système des engagés fonctionna surtout parce que la traite des Noirs par les Français était inexistante et parce que le tabac nécessitait relativement peu de main-d'œuvre et peu de surfaces cultivables. On peut ainsi mettre en évidence pour chacune de ces îles les étapes suivantes : tabac + vivres, tabac + sucre brut et un premier déclin des cultures vivrières, et enfin sucre, indigo et coton. Certes, la France connaissait dans différentes régions un certain surpeuplement mais ni Richelieu ni Colbert ne voulurent coloniser les Antilles en organisant la déportation systématique des pauvres ou des délinquants des grandes villes françaises. Une telle solution était envisageable mais elle aurait laissé sans réponse le problème crucial de la défense de ces îles : dès que les conditions d'existence des engagés devenaient trop rudes, ils désertaient pour devenir flibustiers. Dès 1630, Saint-Domingue, avec l'île à Vache et l'île de la Tortue, offrit un asile et une tentation pour les engagés. Or, la défense des colonies françaises reposa sur les habitants et surtout sur les engagés, de loin les plus nombreux. Par bien des aspects, il en fut de même dans les Antilles anglaises mais avec un régime des engagés beaucoup plus dur. Dans les colonies anglaises, le contrat d'engagement était de sept ans. De plus, Cromwell fit déporter aux Antilles les contestataires et les dissidents religieux par milliers. Beaucoup s'enfuirent pour devenir flibustiers à la Tortue, à Providence ou à la Barbade. De 1630 à 1640, les Anglais et les Français cohabitèrent à la Tortue mais les querelles religieuses entre les deux nations s'exacerbèrent. En 1640, Le Vasseur, ancien compagnon de Belain d'Esnambuc, fut envoyé par Philippe de Poincy, alors gouverneur de Saint-Christophe, au secours des flibustiers français de la Tortue. Avec quarante compagnons, ils chassèrent trois cents Anglais qui se retirèrent à Providence et à la Jamaïque. L'île de la Tortue méritait bien son nom. Longue de près de vingt-cinq kilomètres, la Tortue développe sur sa côte nord des montagnes si inaccessibles que l'on appelle cette côte la côte de Fer. Au sud, le port offrait un excellent refuge. Instruit par l'expérience, Le Vasseur fit édifier une forteresse inexpugnable sur le piton rocheux qui dominait le port de la Tortue. Il fit faire des terrasses et construire des casernes capables d'accueillir trois cents hommes. Il fit creuser des magasins à poudre et installer des batteries de canons. En 1643, les Espagnols vinrent avec cinq vaisseaux portant six cents hommes d'armes mais ils furent aisément repoussés. Dès lors, Le Vasseur transforma l'île en une République flibustière huguenote, distribuant des commissions en guerre contre les Espagnols (les hostilités durèrent jusqu'en 1648), moyennant dix pour cent sur le produit des prises et dix pour cent sur les marchandises importées. Il chassa les prêtres et fit fermer les chapelles. Il se proclama justicier souverain, faisant construire une prison qu'il nomma le Purgatoire où il avait placé des cages de fer qu'il appelait l'Enfer. Ses excès entraînèrent son assassinat en 1652 par ses deux lieutenants, Thibault et Martin. Poincy et le chevalier de Fontenay se partagèrent son héritage. En 1654, les Espagnols survenus à l'improviste réussirent à s'emparer de la Tortue après un long siège. Fontenay obtint pour lui et les flibustiers les honneurs de la guerre. Ils quittèrent l'île et se réfugièrent au Petit-Goave sur la « grande terre » c'est-à-dire la côte ouest de Saint-Domingue où ils recréèrent leur République flibustière avec tripots, entrepôts et chantiers de réparation. Un ancien boucanier revenu en France, Jérémie Deschamps du Rausset, petit gentilhomme périgourdin, ayant appris la prise de la Tortue demanda à Mazarin de le nommer gouverneur de la Tortue. Le ministre finit par y consentir et lui donna son brevet en 1656. Après de vains efforts pour réunir des capitaux et lever une troupe, il arriva seul au Petit-Goave. Il fut probablement convaincant car il leva cinq cents hommes pour le suivre. Il débarqua sur la côte nord, jugée pourtant inabordable. Les flibustiers escaladèrent de nuit la falaise et s'emparèrent du fort. Maître de la Tortue, Rausset reçut serment de ses nouveaux sujets. La paix ayant été signée, il essaya avec un certain succès de reconvertir ses anciens compagnons en planteurs. Rausset revint en Europe où il tenta de revendre aux Anglais l'île pour six mille livres sterling mais les Anglais, qui avaient conclu une trêve avec les Espagnols, refusèrent. De retour en France, Rausset fut jeté à la Bastille par ordre de Louis XIV qui avait entendu parler de son aventure anglaise. Finalement, en novembre 1664, la Tortue était acquise par la Compagnie des Indes occidentales moyennant dix mille livres. La tradition dit que Rausset, ayant tout perdu, revint finir ses jours à la Tortue où il fut bien accueilli par son successeur Bertrand d'Ogeron. L'âge d'or de la flibuste : 1666-1678 L'épopée de la flibuste au cours des années 1630-1660 marqua la fin de la période baroque de l'histoire des corsaires dans les Caraïbes. Avec d'Ogeron commença une autre phase, caractérisée par l'intervention croissante des États dans les opérations de guerres de course dans les colonies car le développement des empires coloniaux français et anglais nécessitait un contrôle plus étroit de la flibuste. D'Ogeron fut chargé, entre autres missions, de canaliser la violence des aventuriers. Cette période constitua cependant l'âge d'or de la flibuste grâce à la guerre de Dévolution (1666-1678). La France et l'Angleterre eurent à lutter contre les Espagnols et les Hollandais, qui, en Amérique, représentaient les proies les plus tentantes. Un vaste marché s'offrit alors à la flibuste. Aux îles du Vent, les Hollandais et les Français s'associèrent en 1666 pour exclure les colons anglais de Saint-Christophe, Montserrat et Antigua. Les Anglais ripostèrent en attaquant Cayenne en 1667. Cependant, le nationalisme des flibustiers doit être fortement relativisé car ces derniers recherchaient le profit individuel et non la conquête d'une île pour un pouvoir métropolitain fort éloigné et souvent fort contesté. Ainsi les Hollandais furent flibustiers aux côtés des Anglais et des Français et réciproquement. A la Jamaïque, l'attrait pour la course fut tel que, de 1668 à 1671, près de deux mille six cents engagés désertèrent pour se rallier aux Français dans les raids contre Curaçao, Tobago, Porto Belo et Panama. En 1670, éclata une révolte des flibustiers français contre Bertrand d'Ogeron, gouverneur de la Tortue. Ce mouvement fut général et bénéficia de complicités hollandaises. En 1676, la présence d'une escadre hollandaise de cinq navires commandés par Pieter Constant déclencha une nouvelle révolte des colons de Saint-Domingue en faveur des Hollandais avec lesquels la France était en guerre. En revanche, aux îles du Vent, le loyalisme des colons fut très supérieur. Cette fidélité à la métropole s'explique probablement par une présence très importante des marines de guerre dans les îles du Vent et par une meilleure intégration dans les profits du commerce colonial. L'arrivée des flottes de guerre aux îles du Vent entraîna un renforcement de la protection des convois hollandais et espagnols. Les aventuriers connurent des moments difficiles. Dans une lettre à Colbert datée du 4 mai 1677, M. de Pouancey souligna le déclin de la flibuste avec son corollaire, le développement des plantations dans les établissements français de Saint-Domingue. Il regrettait surtout les hostilités avec la Hollande dont les navires achetaient souvent les marchandises de prise. La signature de la paix de Nimègue fut une catastrophe pour les flibustiers. En théorie, la paix était signée entre la France, les Provinces-Unies et l'Espagne. Colbert, au nom du roi, ordonna aux flibustiers de se reconvertir en paisibles colons. Cependant les Espagnols n'avaient pas reconnu officiellement ce qui allait s'appeler « la partie française de Saint-Domingue ». Profitant de ce vide juridique, M. de Pouancey continua à délivrer des lettres de marque contre l'Espagne. Pouancey, qui avait deviné toute l'importance de la mer du Sud, revint en France pour plaider auprès de Seignelay la cause des flibustiers découvreurs d'un nouveau monde. A la cour de Louis XIV un véritable « lobby » était en cours de constitution. Ce lobby était beaucoup plus favorable à l'économie de plantation, voire à la contrebande avec l'Espagne, qu'à la flibuste et Pouancey revint mourir à Saint-Domingue sans avoir eu gain de cause. Les historiens anglais ont souligné récemment que la société flibustière était « un monde à l'envers », une contre-société. Indiscutablement, la société flibustière fut révolutionnaire. Elle contesta constamment les lois espagnoles, portugaises puis hollandaises en matière de libertés des mers et d'échanges commerciaux. La lecture de Raveneau de Lussan confirme ce qu'Exquemelin écrivit en matière de chasse-partie2 et de partage égalitaire du butin. L'élection d'un capitaine pour diriger une campagne de course, mais aussi sa démission en cas d'incompétence étaient des notions incompatibles avec la « société d'états » qu'était la société d'Ancien Régime en Europe. Les analogies avec l'idéologie des « Niveleurs » sont indiscutables. Nobles ruinés, cadets rejetés par leur famille, dissidents religieux ou déportés politiques, tous sont venus aux Antilles avec leurs rêves d'une nouvelle société. Ce phénomène ne fut pas général. Il concerna certainement plus les aventuriers anglais que les français. Nombreux furent chez les Français ceux qui, fortune faite, cherchèrent à s'intégrer. On ne saurait nier que la flibuste fut une étonnante tour de Babel. Ce fut probablement sa faiblesse. C'est ce que Voltaire notait avec beaucoup de finesse dans son Essai sur les mœurs : « Jamais les Romains ne firent des actions aussi étonnantes. S'ils avaient eu une politique égale à leur indomptable courage, les flibustiers auraient fondé un grand empire en Amérique... » BIBLIOGRAPHIE ARCHENHOLZ (J.W. d') : Histoire des Flibustiers, Paris, 1804. BESSON (M.) : Les Frères de la Côte, Paris, 1928. BRETON (Père R.) : Relations de l'Île de la Guadeloupe, Basse-Terre, 1978. BROMLEY (J.) : Corsairs and Navies, Londres, 1990. BUTEL (Paul) : Les Caraïbes au temps des flibustiers, Paris, 1982. CHARLEVOIX RP: Histoire de l’île espagnole ou de Saint Domingue, Amsterdam,1733 DEBIEN (Gabriel) : Les Engagés pour les Antilles, (1634-1715), Paris, 1951. DEFOE (D.) - captain JOHNSON : A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pirates, introduction de M. Schonhorn, Londres, 1972. 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L’or était très rare. Cette convention était inspirée des conventions corsaires entre l’armateur et l’équipage.