1 Une relecture des travaux de Jean Bodin sur la fiscalité à partir
Transcription
1 Une relecture des travaux de Jean Bodin sur la fiscalité à partir
Une relecture des travaux de Jean Bodin sur la fiscalité à partir des comptes-rendus des Etats généraux de 1560 à 1588 Laure Chantrel, MCF en Economie, Université Paul Valéry, Montpellier III Comme vous le savez, Jean Bodin participe aux Etats généraux réunis à Blois en 1576 comme député du Vermandois, représentant du tiers état. Il va y jouer un rôle actif et défendre le parti de la paix. Pendant toute la durée des Etats, Bodin, que l'on a à ce propos rattaché au courant des Politiques, s’oppose aux demandes de créations de nouveaux impôts ou aliénations du domaine émanant de la Royauté. Ces impôts nouveaux devaient permettre de poursuivre la guerre, et l’opposition de Bodin, bientôt suivi par l’ensemble du tiers état, est motivée par ses convictions pacifistes. L’opposition du tiers état aux demandes du roi va s’appuyer sur l’affirmation de principes fiscaux que l’on retrouve dans les six livres de la République . Cela n’est pas nouveau. Les thèmes qui traversent les cahiers des Etats généraux de 1484 sont identiques à ceux que l’on trouve dans les cahiers de 1576. On y trouve dénoncé l'iniquité de la taille, le trop grand nombre d'officiers, le poids trop lourd des impositions sur les biens. Dans tous les cas, est affirmée l'idée que l'Etat doit vivre des revenus de son domaine, que l'imposition doit être exceptionnelle et que le roi ne peut prélever l’impôt sans le consentement des Etats. Ces idées sont reprises sans discontinuer dans les comptes-rendus des Etats généraux. L'espoir d'un Etat sans impôt permanent, espoir, toujours déçu, souligne la difficulté à 1 penser un Etat fiscal en gestation (et la difficulté également à ce que celui-ci soit accepté1). Cet Etat sans impôt permanent est conforme à la conception de l'impôt compris comme un don. Seul le caractère exceptionnel de l’impôt permet de considérer celui-ci comme un don. D’autre part, le rêve d’un Etat sans impôt permet de faire l'économie d'une réforme du système fiscal, réforme qui ne peut que se heurter à des difficultés insurmontables, tant au niveau des principes que dans la pratique. Toutes les propositions visant à améliorer le fonctionnement du système fisco-financier de la Monarchie vont aussi dans ce sens. En proposant de diminuer le nombre des officiers, de ligoter les mains gluantes des financiers, de diminuer les dépenses ostentatoires, les députés des Etats généraux essayent de rendre réaliste le rêve d'un Etat sans impôt. On verra que, si en première lecture le projet de Bodin paraît conforme aux prises de position des Etats, en deuxième lecture cette analyse doit être nuancée. Bodin, dans les éditions de la République postérieures à 1576, se démarque des prises de position des premiers Etats généraux de Blois. Les finances sont les nerfs de l'Etat, à ce titre elles doivent être préservées. La prospérité matérielle apparaît déjà chez Bodin comme une condition de l'unité nationale. Or c'est sur cette base que va se construire l'Etat fiscal qui justifiera ses prélèvements par son intervention économique. De plus, Bodin ébauche un projet de réforme du système fiscal qui laisse la place à un impôt permanent. Enfin, la défense du consentement à l'impôt doit être comprise chez Bodin à partir de sa théorie de la souveraineté, alors que dans les cahiers des Etats généraux, elle apparaît le plus souvent comme liée à la coutume. 1 Les révoltes anti-fiscales montrent que nous sommes en plein euphémisme. Sur les révoltes antifiscales, la bibliographie est importante. On pourra consulter: BERCE Y. M., Croquants et Nu-pieds, les soulèvements paysans en France du XVI° au XIX° siècle, Gallimard, Julliard, 1974, PILLORGET R., Les mouvements insurrectionnels en Provence entre 1596 et 1715, Paris 1975, PORCHNEV B.E., Les soulèvements populaires en France au XVII° siècle, Paris 1972. 2 I Les principes fondamentaux de l'impôt, don des Etats au roi ou les difficultés à penser l'Etat fiscal Aux Etats généraux de 1484, deux principes fondamentaux étaient réaffirmés: 1. l'impôt ne peut être prélevé qu'exceptionnellement sur les revenus des habitants du royaume 2. il ne peut l'être sans le consentement des Etats Généraux réunissant périodiquement les trois ordres du royaume. 1. L'impôt, don des Etat au roi Comme l'a montré Alain Guéry2, c'est parce que l'impôt est un don des Etats généraux au roi qu'il ne peut être prélevé qu'exceptionnellement et jamais bien entendu sans le consentement des Etats. Les députés des Etats de 1484 accordent la somme de 1 million deux cent mille livres "par manière de don et ottroy, et non autrement, et sans qu'on l'appelle dorenavant tailles, mais don et ottroy"3 De 1560 à 1588, lors de la réunion des Etats, les propos sont moins rudes, mais la volonté de ne pas reconnaître le caractère obligatoire de l'impôt persiste. Les membres des trois Etats réaffirment chaque fois qu'ils en ont l'occasion le caractère exceptionnel de l'imposition. Le caractère exceptionnel de l'imposition doit être compris dans le cadre plus large du consentement des Etats. Seule sera librement consentie, une imposition 2 3 GUERY A.., Le roi-dépensier, du don à l’impôt, Bulletin du MAUSS, n°5, 1° trimestre 1983. MASSELIN J., Journal des Etats Généraux de France tenus à Tours en 1484 sous le règne de Charles VIII, rédigé en latin par Jehan Masselin, député du baillage de Rouen publié pour la première fois et traduit par A. Bernier avocat à la cour royale de Paris, 1835, p.417, THOMAS Y., Essai sur le consentement à l'impôt aux derniers siècles de l'Ancien Régime (XV° - XVIII° siècle), thèse pour le doctorat en Droit, Paris II. Le terme de taille doit être banni car il est avilissant. La taille elle même est avilissante car il s'agit d'un impôt sur les personnes, aux origines serviles. 3 accordée pour des tâches particulières discutées par les Etats4. Aux Etats de Blois en 1588, le tiers état va jusqu'à réclamer le droit à la procédure d'opposition: "où il sera fait aucune levée, pour quelque cause que ce soit, sans le consentement des Etats, soit permis aux communautés de s'opposer; et jusqu'à ce que l'opposition soit levée aux Etats généraux, soit ladite levée sursise."5 Les Etats généraux s'arrogent donc le droit de discuter la forme de l'impôt, les motifs de son existence. A cet égard, l'attitude du clergé aux premiers Etats de Blois est tout à fait exemplaire. L'assemblée propose au roi, qui acceptera, d'entretenir pendant six mois 4000 hommes de pied et 1000 chevaux6. Il s'agit explicitement d'empêcher le roi de dissiper l'argent "en découvrant les autels pour couvrir les dames de cour."7 Les membres des Etats réclament périodiquement la suppression des impôts permanents. En 1576, les membres du tiers-état "remontrent à votre majesté que les tailles ne vous sont point dues de droit ordinaire, et ne vous ont été accordées que pour les nécessités qui étoient lors: à cette cause, ils vous supplient humblement, vu le long-tems que lesdites tailles se lèvent, vouloir icelles ôter et abolir du tout, sans les pouvoir plus remettre, sinon quand et lorsqu'il sera avisé par vos états."8 Immédiatement après, le tiers état demande que les nouvelles tailles, aides, subsides et impositions mises sus depuis le temps du roi Louis XII soient abolis9. 4 Etats d'Orléans, cahier de la noblesse de Paris, art. 33, Etats de Pontoise, cahier de la noblesse, art. 126, cahier du tiers, art. 4, premiers Etats de Blois, cahier du clergé, article 240, Etats de Blois de 1588, cahier du clergé, art. 28 et cahier de la noblesse, art. 233. 5 cahier du tiers , 1588, art. 223 et 224, cité par THOMAS Y., op. cit., p.285. 6 pièce n°41, Procès verbal contenant les comparutions, propositions, délibérations, conclusions, ordonnances et autres actes faits par les députés du clergé de France assemblés à Blois, pour la tenue générale des Etats, convoqués audit lieu par lettre patente de sa majesté, publié dans LALOURCE et DUVAL, Recueil des pièces originales et authentiques concernant la tenue des Etats Généraux, Paris 1789, T.2, pp. 169 -170. 7 ibid, p.167. Le Roi reconnaît lui même l'autorité des Etats en matière de prélèvements puisqu'il demande de l'argent aux Etats "par dégagement du Domaine ou autrement.", ibid, p.67. 8 Remontrances du tiers -Etat aux premiers Etats de Blois, 1576, publié dans LALOURCE ET DUVAL, R ecueil des cahiers généraux des trois ordres aux Etats Généraux, Paris, Barrois, 1789, TII pp. 310 - 311. On peut aussi se reporter à l’ouvrage de PICOT G., Histoire des Etats généraux considérés du point de vue de leur influence sur le gouvernement de la France de 1355 à 1614, 4 volumes, Paris Hachette 1872. 9 Remontrances..., op. cit., p.311. 4 La suppression des tailles se justifie par la disparition des nécessités qui les avaient suscitées. A partir du moment où l'impôt doit respecter la règle de l'exception, les dépenses qu'il finance doivent elles aussi être exceptionnelles. Ce sont les guerres qui obéissent le mieux à cette exigence. Le caractère épisodique de la guerre (le but de la guerre, c'est la paix) autorise le financement de type fiscal. Il suffit simplement qu'après les guerres, les impositions créées disparaissent10. Nous ne voulons pas dire ici que la guerre ait été la seule fonction ou même la fonction première des monarques aux XV° et XVI° siècles. Il semble même que ce soit l'inverse qui soit vrai: si l'on en croit J. Strayer, les premières institutions permanentes d'Europe occidentale concernaient les affaires intérieures et non les affaires extérieures11. Mais l'opinion couramment répandue à la fin du XV° et durant le XVI° siècle était que le Domaine devait subvenir aux dépenses concernant l'administration de la justice, les routes et canaux et l'entretien de la maison du roi. L'hypothèse de rachat du domaine royal par l'Etat permet de concilier l'affectation des impôts aux dépenses courantes avec l'idée d'une suppression des impositions permanentes: une fois reconstitué, le domaine devrait suffire à financer les dépenses courantes. 2 Légitimité du domaine Cette légitimité ne fait pas de doute. Comme le signale Jean Bodin, parmi les sept manières de faire fonds aux finances, le domaine de la République est le moyen qui "semble estre le plus honneste & le plus seur de tous"12. Quels sont les fondements de la légitimité des revenus du domaine de la Couronne? Deux critères justifient la prééminence des revenus du domaine dans les finances de la monarchie. Premièrement la tradition: on s'aperçoit qu'antérieurement les revenus du domaine corporel étaient les principaux 10 cf par exemple le Journal des Etats Généraux de France tenus à Tours en 1484 sous le règne de Charles VIII, rédigé en latin par Jehan MASSELIN, député du baillage de Rouen publié et traduit pour la première fois par A. Bernier avocat à la cour royale de Paris, 1835, p.331, 417, 447. 11 STRAYER J.R., Les origines médiévales de l'Etat moderne, Payot, 1979, p.45. 12 Les six livres..., op. cit., p.596. 5 revenus des rois, et ce simple fait suffirait presque à justifier l'importance du domaine! Deuxièmement le critère de la justice, de l'honnêteté: c'est par rapport à la nécessité de décharger le peuple d'impositions que l'existence du domaine se justifie le plus aisément. Et Bodin de mentionner le prophète Ezechiel qui souhaitait un domaine suffisant pour entretenir la maison du roi et subvenir aux dépenses publiques: "à fin, dit-il que les Princes ne grèvent plus mon peuple d'exactions et d'impôts."13 Tous les monarques ont eu conscience de cette nécessité. Malheureusement certains esprits flatteurs "ont induit le roi à vendre le domaine public."14 C'est une grave erreur qui ne peut qu'appauvrir le roi et ses sujets, car elle entraîne une augmentation de la pression fiscale et une diminution des revenus du roi. En vivant des revenus de son domaine, le roi évite les inconvénients de l'inégalité fiscale15. Cette attitude permet d'éviter les séditions, puisque la fiscalité est la plus grande cause des émotions populaires. Elle permet aussi de ne pas violer la propriété privée. On peut à ce propos souligner que lors des Etats de Tours, Jehan Masselin au nom des Etats avait déclaré aux messagers du roi que "Le peuple sous la monarchie est souverain propriétaire des biens qu'il possède, et il n'est pas permis de les lui enlever lorsque tout entier il s'y oppose."16 Cette position des Etats est assez exceptionnelle. On ne la retrouve pas dans les comptesrendus des Etats dans la seconde moitié du XVI° siècle. Les Etats réclament toutefois la suppression du servage qui correspond au droit de propriété de soi même, préalable à la propriété des biens. Pour Bodin, le droit de chacun à l’appropriation de sa vie individuelle et de ses biens est un droit fondamental, inaliénable17. La monarchie royale est celle où 13 14 15 ibid, p.597. ibid, p.599. C'est une idée intéressante et que l'on retrouvera, mieux développée il est vrai, dans l'oeuvre de Walras, WALRAS L., Le problème fiscal, publié dans les Etudes d'Economie sociale, 1897. 16 MASSELIN J., op. cit., p.439. 6 "les subjets obéissent aux lois du Monarque et le Monarque aux lois de nature, demeurant la liberté naturelle et propriété des biens aux subjets"18 La liberté naturelle s’oppose à l’esclavage et au servage et la propriété privée relève du droit naturel. D'autre part, il apparaît que le roi (monarque royal) est le père de ses sujets (ses enfants). Le modèle de l'Etat que nous propose Bodin prend comme métaphore le modèle de la famille. Le père est l'image du "Dieu souverain". Bodin lui accorde même le droit de vie et de mort sur ses enfants19! A priori on est loin de la liberté naturelle évoquée dans le paragraphe précédant. Dans un premier temps, l'évocation de la famille fait apparaître une puissance souveraine illimitée. En effet, c'est par rapport à l’image de l'autorité du chef de ménage qu'est définie par extrapolation la majesté du souverain20. Le chef de famille est souverain en sa maison, c'est-à-dire sur sa propriété, de même que le roi est souverain sur son territoire 21. Mais on ne saurait s'en tenir là. En effet, l'analogie entre le chef de famille et le détenteur de la souveraineté est poussée plus avant: de même que le père de famille perd ses pouvoirs au seuil de son foyer22, le souverain n'a véritablement de puissance absolue que sur son territoire, territoire qui va être bien sûr défini théoriquement. De plus, de même que le pouvoir du chef de famille est conforme à la loi de la nature et à la loi de Dieu, les décisions du souverain doivent aussi obéir à ces lois. 17 Sur cette question, on se reportera à l’ouvrage de Blandine Barret-Kriegel, L’Etat et les esclaves, Calmann-Lévy 1979, pp.53 et suivantes. On peut également consulter CHANTEUR J., « L’idée de loi naturelle dans la République », publié dans les Actes du colloque international J. Bodin à Munich, 1973 et INGBER Léon, « Jean Bodin et le droit naturel », publié dans Jean Bodin, actes du colloque interdisciplinaire d'Angers (24-27 mai 1984), Presses de l'Université d'Angers, 1985, pp. 279 - 302, KOUSKOFF Georges, « Justice arithmétique, Justice géométrique, Justice harmonique, publié dans Jean Bodin, actes du colloque interdisciplinaire d'Angers (24-27 mai 1984), Presses de l'Université d'Angers, 1985, pp. 327 - 336, BARRET-KRIEGEL Blandine, « Jean Bodin: de l’empire à la souveraineté; de l’Etat de justice à l’Etat administratif », publié dans Jean Bodin, actes du colloque interdisciplinaire d'Angers (24-27 mai 1984), Presses de l'Université d'Angers, 1985, pp. 345 - 356, Goyard-Fabre Simone, Qu’est-ce que la politique. Bodin, Rousseau et Aron, éditions J. Vrin, 1992 et GOYARD-FABRE Simone, Les fondements de l’ordre juridique, Puf 1992. 18 BODIN J., op. cit., p. 190. 19 ibid, p.20. 20 Mesnard P., L'essor de la philosophie politique au XVI° siècle, Paris 1936. 21BODIN J., op. cit., p.85. 22 ibid, p.47. 7 Reprenons le premier point. Comment Bodin définit-il l'espace public? Le domaine de l'Etat se présente d'abord comme le négatif du domaine de la famille. Si "ce n'est pas la République s'il n'y a rien de public"23, il ne peut se faire que tous les biens soient communs. Ce seraient contraire à la loi de Dieu et aux droits de la famille24. La propriété privée étant un des droits fondamentaux de la famille, l'Etat doit la défendre, non l'amputer. D'où la difficulté de justifier l'imposition obligatoire. Lorsque l'Etat impose les citoyens, il empiète sur le domaine de la famille, porte atteinte au droit de propriété du chef de famille. C'est pour cette raison que l'impôt ne peut être prélevé sans le consentement de ceux qui le payent. Les Etats généraux ne contrôlent pas l'autorité souveraine, ils sont un moyen pour celle-ci d'exercer le pouvoir dans le respect de la loi naturelle. Contrairement à ce que pense Fournol, il n'y a pas de contradiction entre la théorie de la souveraineté et l'intervention des Etats Généraux en matière fiscale. Les lois naturelles sont les lois de l'Etat, mais il n'existe aucune instance temporelle pour contrôler l'action de l'Etat. Le souverain ne connaît que des obligations morales et la convocation pour voter l'impôt en est une. C'est le seul instrument permettant au Roi de respecter les avis de son peuple. Il est donc bien clair que Bodin se distingue des Monarchomaques protestants et catholiques qui voulaient donner un rôle actif aux Etats Généraux25. Encore convient-il que les Etats eux-mêmes respectent la loi naturelle. En effet, l'aliénation du domaine de la Couronne va à l'encontre des lois fondamentales du royaume de France. Aussi, lorsque les Etats autorisent ces aliénations, elles ne deviennent pas pour autant légitimes comme le plaide Bodin, député du tiers: 23 24 25 ibid, p.10. ibid, p.11. cf CHANTEUR J., L'idée de loi naturelle dans la République, Actes du colloque international J. Bodin à Munich, 1973. Cette explication permet de concilier la définition de la souveraineté avec l'idée de consentement à l'impôt. En effet, il semble difficile d'exclure la proposition de consentement des Etats Généraux à propos de l'impôt de la théorie de Jean Bodin sous prétexte qu'elle ne serait qu'une réminiscence du passé. C'est ce que fait Fournol dans Bodin, prédécesseur de Montesquieu, Paris 1896. 8 "Et neantmoins, quand les provinces le voudroient bien, si est-ce que cela ne se doit pas faire pour le bien du peuple: car par ce moyen le peuple s'obligeroit, & toute la postérité à nourir, & entretenir le Roy, & le royaume & faisoit une ouverture inevitable, & m le (sic) impositions."26 3. Lorsque la nécessité intervient... En ce qui concerne le consentement, contrairement à Commynes dont il s'est largement inspiré, Bodin admettra une exception à la règle. En cas de nécessité urgente, "le Prince ne doit pas attendre l'assemblée des estats, ny le consentement du peuple, duquel le salut dépend de la prevoyance et diligence d'un sage Prince."27 C'était un moyen habile de s'assurer la bonne grâce des Princes. Les six livres de la République suscitèrent de nombreuses discussions et polémiques dans différents milieux, mais la question fiscale n'en fut pas l'enjeu. En se mettant partiellement à l'abri des critiques, on peut considérer que Bodin ouvrait quelque peu la porte aux régalistes et les autorisait à se référer à son oeuvre en matière fiscale. Il ne pensait pourtant pas beaucoup de bien de ses gens là. Il critique les publicistes qui affirment la toute puissance du Roi en matière financière et appelle le roi qui prélève l'impôt sans urgente nécessité et évidente utilité, un tyran. 28 D’autre part, il s'élève avec vigueur contre "Les lacédémoniens qui n'avaient d'autre justice que l'utilité publique... pour laquelle il n'y avait serment, ni raison, ni justice, ni loi naturelle qui tint en leur endroit quand il y allait du public."29 Comment expliquer alors le droit d’exception en matière fiscale? S'agit-il de la part de Bodin simplement de prudence politique? Il invoque souvent la nécessité en matière de fiscalité. Il faut rappeler que "Le septième moyen (de faire fonds aux finances) est sur les subjets, auquel il ne faut jamais venir, si tous les autres moyens ne defaillent, & que la nécessité presse de pourvoir à la Republique, auquel cas puisque la tuition et depense des 26 Recueil journalier de tout ce qui s'est négocié en la compagnie du tiers estat de France, en l'assemblée generalle des trois estats assignez par le Roy en la ville de Blois au 15° novembre 1576, Paris, p.38r. 27 Les six livres de la République, op. cit., p.97. Sur le rapprochement entre Bodin et Commynes, on pourra consulter MARONGIU A., Bodin et le consentement à l'impôt, publié dans Jean Bodin, actes du colloque interdisciplinaire d'Angers (24-27 mai 1984), Presses de l'Université d'Angers, 1985, pp. 365 374, ou encore Commynes, Mémoires sur Louis XI, 1° édition 1524, éditions folio Gallimard, 1979, pp. 429 - 430 28 Bodin Jean, Les six livres..., op. cit., pp. 613 - 614. GRAVELLE F. de, Politiques royalles, Lyon 1596 est un de ces publicistes qui défendent la toute puissance du Roi en matière fiscale. 29 Les six livres de la République, op. cit.. 9 particuliers depend de la conservation du public, c'est bien la raison que chacun s'y employe: alors les charges et impositions sont tres justes: car il n'y a rien de plus juste que ce qui est necessaire, comme disoit un ancien sénateur romain."30 L'intérêt public apparaît ici comme un intérêt supérieur dans la mesure où les intérêts privés en dépendent. On peut dire que la première pierre est posé en direction de l'impôt compris comme une obligation. Bossuet fera écho à Bodin un siècle plus tard en écrivant "Dans tous les Etats, le peuple contribue aux charges publiques, c'est-à-dire à sa propre conservation: et cette partie qu'il donne de ses biens, lui en assure le reste, avec sa liberté et son repos."31 Dans le même esprit, Vauban écrira "Qu'un Etat ne peut se soutenir si les sujets ne le soûtiennent. Or, ce soutien comprend tous les besoins de l'Etat, ausquels par conséquent tous les Sujets sont obligés de contribuer."32 Mais Bodin n'en était pas encore là puisqu'il proposait que l'impôt finance les dépenses exceptionnelles (la guerre). Ce qui lui permettait d'enchaîner: "Et neantmoins, à fin que la charge extraordinaire imposee pendant la guerre, ne soit continuee en temps de paix, il est expedient d'y proceder par forme d'emprunt: iont que l'argent se trouve plus aisement, quand celuy qui preste espere recevoir, & l'argent, & la grace du prest gratuit."33 Ce qui d'ailleurs peut justifier le refus du tiers en 1576 de fournir des ressources supplémentaires au roi sans rentrer dans des considérations sur la manière d'établir une seule religion dans tout le royaume. La place de l'imposition dans la République de Bodin reste donc malgré tout restreinte. Toutefois, il faut, je crois, rappeler le caractère relativement abstrait du débat, dans la mesure où la monarchie se moque des Etats, et ceux-ci n'auront de cesse de le rappeler. Pendant les Etats de 1576, le roi prélève de nouveaux impôts au moment même où les députés du tiers lui refusent de nouveaux subsides34. Bodin est au courant de ces pratiques de la Monarchie, mais ne propose aucun contre-pouvoir pouvant empêcher ces 30 31 Les six livres, op. cit., p. 611 BOSSUET J.B., Politique tirée des paroles de l'écriture sainte, le premier manuscrit de cet ouvrage date de 1679, la première édition de 1709, édition citée, Droz 1967, p.385. 32 VAUBAN S, Projet d'une Dixme Royale, première édition 1707, édition citée, Coornaert, Félix Alcan 1933, p.23. 33 ibid. 34 Recueil des pièces originales..., op. cit., TII. 10 agissements. Au contraire, il critique à deux reprises au moins l'attitude des Etats dont il dénonce les prises de positions irréalistes. Il dénonce la proposition du tiers état aux Etats de 1576 concernant la diminution des impôts: réduire les impositions au niveau où elles étaient au temps de LOUIS XII revient quasiment à les supprimer. En effet, l'inflation du XVI° siècle réduit considérablement la valeur de la Livre Tournois35: "L'estimation de toutes choses a haussé: & par conséquent les gages des officiers, la paye des soldats, la pension des capitaines, les journées & vacations d'un chacun: & par mesme suite les fermes ont augmenté: celuy qui n'avoit que cent livres de rente, maintenant en a mille des mesmes fruits."36 D'autre part, "il ne faut pas aussi courir d'une extremité à l'autre, & abolir tous les imposts, aides & tailles, comme plusieurs se sont efforces de faire, n'ayant ny fonds, ny dommaine pour soutenir l'estat de la Republique."37 Vu que le domaine est tout aliéné, ainsi que la meilleure partie des aides et gabelles38, abolir les impositions "... à dire vray, c'est oster les fondements principaux sur lesquels elle est appuyee"39. Il s'agit là d'une tentative non pas de redresser, ni de rétablir, mais de ruiner l'Etat! On peut donc pour conclure souligner que le pragmatisme de Bodin le conduit à se démarquer des positions des Etats généraux (pas pendant les Etats toutefois où le grand rêve d'un Etat sans impôt servait son projet politique) et à adopter un point de vue qui le rapproche de l'Etat fiscal. 35 36 37 38 Les six livres de la République, Lyon 1579, p. 615. Les six livres..., op. cit., p.615. ibid, p.614. ibid. On peut souligner au passage une difficulté de vocabulaire que l'on rencontre fréquement dans les textes du XVI° siècle. Tantôt le terme d'impôt englobe la gabelle tantôt non. 39 ibid. 11 II Afin de supprimer l'impôt, diminution des dépenses et politique protectionniste 1. Contre les officiers: diminution du nombre d'office et suppression des offices de finance La diminution du nombre des officiers est une solution à l'insuffisance des revenus du domaine de la couronne40. Les officiers coûtent chers à l'Etat. Ils sont trop nombreux et malhonnêtes. Nombreux sont ceux qui dénoncent les officiers, ces "voleurs de l'Etat" mais beaucoup plus rares sont ceux qui appellent de leurs voeux la suppression de la vénalité des offices. Il faut dire que la diminution du nombre des offices peut être défendue par les officiers eux-mêmes (bien représentés dans les rangs du tiers état aux Etats généraux) dans la mesure où elle permet un maintien du prix des offices. Par contre les trois ordres se prononcent unanimement aux Etats de Blois de 1576 en faveur de la suppression des officiers de finance. Ce sont eux qui sont le mieux placés (avec les financiers aux mains gluantes) pour détourner l'argent du roi et il est préférable de les remplacer. Bodin reprend ces propos contre les officiers et leurs larcins, rappelle qu'aux Etats d'Orléans, on avait fort à propos suggéré d'en diminuer le nombre au niveau où il était au temps de LOUIS XII, que les Etats du Languedoc en l'an 1556 avaient proposé de se charger eux-mêmes des levées des deniers en échange de la suppression des officiers de finance41. Mais qui doit remplacer les officiers? Nulle part on ne trouve de propositions visant à structurer une administration conséquente permettant une intervention plus rationnelle de la monarchie. Là encore l'Etat fiscal montre ses faiblesses. Son rayon d'action s'étend, on lui demande notamment d'adopter une politique douanière efficace mais on ne lui 40 41 cf cahiers du tiers 1560, op. cit., p.407, cahiers du clergé, 1576, op. cit., p.112. Les six livres..., op. cit., p.634-635. 12 donne pas les moyens de l'appliquer. Au contraire même! On demande au roi plus d'esprit d'économie, en particulier à la cour, afin de pouvoir diminuer les impôts. Les députés des Etats et Bodin cherchent les moyens de diminuer les dépenses de l’Etat. Ils cherchent aussi les moyens d’augmenter les recettes sans augmenter l’impôt. Cela est possible si le roi rachète le domaine, supprime les officiers de finance, mais aussi met en place une politique protectionniste. Le système protectionniste a, dans la seconde moitié du XVI° siècle, largement un objectif financier. 3. Apparition de la politique protectionniste Comme l'a fort bien montré Heckscher, l'idée de la protection est assez récente, c'est une invention de la période moderne. Les douanes médiévales reposent sur des droits de douane à l'exportation, il n’y a pas de droits à l'importation42. Il n'y avait donc pas de protection du marché intérieur face aux produits manufacturés étrangers. Par contre, la prohibition de l'exportation de certaines denrées telle que le blé était déjà pratiquée. La construction du protectionnisme constitue une remarquable émancipation de la police municipale, ce sont les intérêts de l'Etat qui sont pris en considération et la politique protectionniste est pensée dans le cadre de la nation. Deux choses frappent le lecteur face aux cahiers des ordres entre 1560 et 1588. Tout d’abord, le discours protectionniste, tel que nous le connaissons à travers les travaux de Bodin et plus tard de Montchrestien, est parfaitement bien développé aux Etats de 1576 dans les cahiers de l’ordre de la noblesse et dans ceux du tiers état. Au contraire, aux Etats généraux de 1560, le tiers état demande que les Princes étrangers donnent "pareille liberté pour le fait et trafic de leur marchandise hors ce royaume comme les estrangers l'ont en celui-ci."43 . 42 43 Heckscher, Mercantilism, TII, p.80 et suivantes. cahier du tiers, art 318, op. cit., p.429. 13 Certes la participation de Bodin pourrait expliquer ce changement. Mais à supposer qu’il en soit à l’origine, cela n’expliquerait pas l’adhésion massive de la noblesse et du tiers état à ces thèses. La composition du tiers état aux Etats d'Orléans est un élément favorable à l’apparition de thèses protectionnistes. En effet, les marchands ont toujours été favorables à la libre circulation des marchandises comme l'a fort bien montré Lionel Rothkrug44. Mais au moins depuis les Etats de 1484, la présence des membres de la noblesse d’office dans les rangs du tiers est massive45. Ceux-ci peuvent être plus sensibles à l’intérêt financier d’une politique protectionniste. D’autre part, ils peuvent avoir une conception de l’intérêt national qui n’est pas conforme aux intérêts des marchands. La nécessité urgente d’échapper à l’impôt nouveau sert certainement le protectionnisme. On rencontre sans cesse, à travers la lecture des cahiers ou des six livres de la République46, la question du financement de l'Etat par ce que Bodin peut appeler le domaine forain. On peut souligner d’ailleurs, en passant, que l'utilisation du mot domaine n'est pas neutre! Elle ne peut que renforcer la légitimité des revenus provenant des droits de douane. Les préoccupations fiscales sous-tendues par la politique protectionniste sont omniprésentes et jouent probablement un rôle très important dans son succès soudain. 44 ROTHKRUG L., Opposition to Louis XIV, the Political and social Origins of the French Enlightenment, Princeton university Press 1965, pp.182 et suivantes. 45 cf les articles publiés dans Représentation et vouloir politique autour des Etats généraux de 1614, sous la direction de R. CHARTIER et D. RICHET, Ecoles des hautes études en Sciences sociales, Paris 1980. 46 Contrairement à ce que prétend Bodin de Saint Laurent, même si Bodin souhaite les échanges commerciaux entre les peuples, , il propose tant dans la Réponse à Malestroict que dans la République un système de protection des frontières. Bodin de Saint Laurent, Les idées monétaires et commerciales de Jean Bodin, Thèse Bordeaux 1907, Bodin J., La Response de Jean Bodin au sieur de Malestroict, 1568, éditions Henri Hauser 1932, Les six livres de la République, Lyon 1579, pp. 619 et 610. Sur cette question on peut lire le chapitre que Pierre Dockès a consacré à Bodin dans L’espace dans la pensée économique du XVI° au XVIII° siècle, Flammarion 1969. On peut consulter aussi les ouvrages de Cole: Cole C.W., French Mercantilism Doctrine before Colbert, New-York 1931 et Colbert and a Century of French Mercantilism, 2 tomes, New-York 1939, TI. 14 Il n'est pas la peine d'insister plus. Il s'agit bien de financer les dépenses royales en prélevant de l'argent sur les étrangers (et cela par l'impôt et par une balance commerciale excédentaire). Toutefois, cette conception des droits de douane va disparaître progressivement au XVII° siècle. En effet, l’envolée des revenus de l’Etat au XVII° siècle s’accompagne d’un recul du poids des droits de douane et des revenus du domaine dans les finances de la Monarchie. Il faut souligner que dès la fin du XV° siècle, ces revenus ne représentaient plus qu’une part extrêmement petite du revenu de l’Epargne47. Il semblait donc difficile de borner les propositions de financement au rachat du domaine. C’est dans ce cadre que la question de la réforme de l’impôt va être posée. Ses objectifs sont nombreux; il s’agit de soulager les souffrances du pauvre peuple, de répartir la charge entre les provinces et entre les sujets du roi plus équitablement, d’améliorer le rendement de l’impôt afin que l’Etat puisse subvenir à ses besoins sans avoir recours aux décimes ou subsides extraordinaires48. III Les chances de l'Etat fiscal: la réforme de l'impôt Aux Etats Généraux de 1576, Jouillet de Chatillon, le Chevalier Poncet et un nommé la Borde soumettent aux membres des Etats un projet de réforme de la fiscalité, on ne peut plus audacieux. Ils proposent la suppression de tous les subsides, aides et gabelles et la mise en leur place d'un octroi qui se payerait par feux, le plus haut ne portant que cinquante livres et le plus petit 12 deniers49. Ils estiment le nombre de feux en France à 1 million huit cent mille et le rapport de l'impôt aux environs de 15 millions de livres tournois. Les députés refuseront ce projet, mais malheureusement, on ne trouve pas les 47 Cf BOYER-XAMBEU M.T., DELEPLACE G., GILLARD L., Monnaie privée et pouvoir des princes, CNRS 1986, p.365, CLAMAGERAN J.J., Histoire de l’impôt en France, 3 tomes, Paris 18671876, , TII pp. 97 - 98. 48 cf Les six livres..., op. Cit., p.617. 49BODIN J., Recueil journalier de tout ce qui s'est négocié en la compagnie du tiers estat de France, en l'assemblée generalle des trois estats assignez par le Roy en la ville de Blois au 15° novembre 1576, Paris 1614, p. 20v. 15 explications de leur refus dans les comptes-rendus des Etats. On devine entre les lignes qu'ils craignent que cet impôt ne s'ajoute aux autres et ne permette à la Monarchie de doubler son revenu. Bodin va exposer ce projet dans les éditions des six livres de la République postérieures à 1576 . Il est assez circonspect face au principe de l'universalité fiscale et reproche aux auteurs du projet de vouloir tailler les gens d’Eglise et les nobles aussi bien que les membres du tiers état50. On a pu s'étonner de l'indignation de Bodin. N'écrit-il pas ailleurs que "Les Romains se montraient plus justes que nous. Il n'y avait à Rome que les riches nobles et roturiers qui portassent les tailles, et le menu peuple en fut déchargé."51 Mais, la taille, que portent les anciens, est une taille réelle; qu'ils le veulent ou non, constate Bodin en évoquant la fable d'Esope, clergé et noblesse sont obligés de participer pécuniairement à l'effort de guerre52. C'est pourquoi ils ont tout intérêt à accepter une imposition juste. La mauvaise compréhension de leur intérêt ne peut qu'entraîner la ruine du peuple et leur propre affaiblissement. Mais une imposition juste, c'est une imposition sur les terres, non sur les personnes. Ce que Bodin reproche officiellement au Chevalier Poncet et à ses pairs, c'est de vouloir établir un impôt sur les personnes au mépris des différences de qualité entre les individus53. Au XVI° siècle, et même plus tard, les hommes ont en mémoire les origines de la taille. Impôt perçu par les seigneurs sur les serfs, elle est signe de roture, de dépendance, de 50 "En quoy il appert une évidente imposture de ce qu'il donnoit à entendre: ...En second lieu il met autant de bon païs que de païs infertile, combien qu'il n'y a païs si fertile où les deux tiers pour le moins soyent vagues. Et tailloit le noble & l'Eglise aussi bien que les autres." Les six livres, op. cit., p.620. 51 Les six livres de la République,, Lyon 1599, p.286. 52 Les six livres..., op. cit., p.617. 53 Innocent GENTILLET a parfaitement situé la question lorsqu'il a demandé que les "cotisations fussent duement faictes sans support ni respect des personnes... il faudrait imiter les anciens romains qui n'exceptoient personne des tributs patrimoniaux... car il n'y avoit ni sénateur, ni Pontife qui ne les payant aussi bien que les autres du tiers Estat." GENTILLET I. Discours sur les moyens de bien gouverner un Etat, 1576, éditions 1578, p.745. 16 servitude, de soumission54. La taille réelle échappe à ses caractéristiques honteuses. D'une part parce que ce n'est pas un impôt universel. S'il peut frapper indirectement les nobles, propriétaires de terres roturières, il respecte le droit féodal. Il ne va pas à l'encontre de la coutume. Les terres nobles ne payent pas de taille. D'autre part parce que c'est un impôt qui frappe les terres, pas les personnes. Il a donc l'avantage de respecter la dignité de l'ensemble des sujets qui composent la nation, riches comme pauvres. Plus personne n'est rabaissé au rang de serf. Dans le même esprit, le Président de Lalouette, maître de requête écrira: "Mais la France qui est de nature libre et franche a toujours rejeté et détesté la Taille personnelle qui est une vraie capitation de servile imposition."55 Ce caractère infamant de la taille explique probablement qu'il s'agisse du premier impôt dont les Etats demandent la disparition56. D'autre part bien sûr la pression de la taille est plus sensible puisqu'il s'agit d'un impôt direct et on lui impute traditionnellement toute la misère du royaume57. Deux faits plaident en faveur des tailles réelles: premièrement, elles sont beaucoup mieux acceptées des populations, on en déduit qu'elles sont plus justes. Deuxièmement, elles sont établies à partir du cadastre. Par conséquent, elles ne sont pas totalement arbitraires, même si elles souffrent de graves défauts comme l'a démontré Marcel Marion58. A défaut 54 CHAUSSINAND NOGARET G., Le fisc et les privilégiés sous l'Ancien Régime, publié dans La fiscalité et ses implications sociales en France et en Italie aux XVII° et XVIII° siècles, Ecole française de Rome, 1980 (colloque de Florence, 5/6 décembre 1978), p.194. 55 LALOUETTE Président de, Des affaires d'Estat. Des finances du Prince et de la noblesse, seconde édition Mets 1597, p.37. 56 Remontrances du tiers -Etat aux Etats d'Orléans, 1560, publié dans LALOURCE ET DUVAL, R ecueil des cahiers généraux des trois ordres aux Etats Généraux, Paris, Barrois, 1789, TI, p.409, Remontrances du tiers-état aux premiers Etats de Blois, 1576, publié dans LALOURCE ET DUVAL, R ecueil des cahiers généraux des trois ordres aux Etats Généraux, Paris, Barrois, 1789, TII pp. 310 - 311. 57 ibid. Sur les causes de la misère du royaume, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux, CHANTREL Laure, Genèse de l’Economie Politique et constitution de l’Etat moderne: la pensée fiscale en France de la fin du XVI° au début du XVIII° siècle, Thèse pour le doctorat es Sciences Economiques, Aix-en-Provence, décembre 1987, Représentations sociales et croissance économique: riches et pauvres dans les écrits des publicistes financiers au XVII° siècle, Revue d’Economie Politique, n°2 1988, marsavril 1988, PP. 189-208 et Dépopulation et réforme de la fiscalité en France aux XVI° - XVII° siècles, Population , n)2, 1994, pp. 457 - 480. 58 Sur ces inconvénients (problème de la fertilité des sols, changement dans la répartition des propriétés etc.) cf MARION M., Dictionnaire des institutions de la France aux XVII° et XVIII° siècles, 1° édition, 17 d'un dénombrement des hommes et de leurs revenus, on dispose d'un dénombrement des terres. On peut estimer même grossièrement la richesse des taillables; on est loin toutefois des sophistications de l'imposition du Produit net des Physiocrates! Et le cadastre est public. La taille réelle n’obéit peut être pas à la proportion harmonique dont Bodin admire les vertus, mais la volonté de proportionner l'impôt à la richesse des individus voire à la richesse nationale est bien là: « Or pour remédier à cest inconvénient (l’écrasement des pauvres sous les tailles), les anciens avoyent sagement ordonné, & bien executé l’ordonnance: àsçavoir que les charges seroient reelles, & non personnelles, comme il s’est faict au païs de Languedoc: & depuis quelques annees aussi en Provence par provision suyvant la disposition de la loy, à fin que le riche & le povre, le noble & le roturier, le prestre & le laboureur payent les charges des terres taillables 59: la loi n’excepte ny Pontife, ny Noble. »60 La loi n’excepte ni pontife, ni noble à condition que ceux-ci possèdent des terres roturières! On est quand même encore loin du principe d’universalité fiscale tel qu’il peut être affirmé avec force par un Vauban par exemple à la fin du XVII° siècle. Le sujet du roi, s’il est libre (propriétaire de lui même et de ses biens) n’est pas encore inséré dans un système d’égalité. Le droit repose encore sur un système de privilèges. Et dans le cas des impôts, il est préférable que les privilèges soient attachés à la terre afin que les nobles propriétaires de terres roturières payent l’impôt. Il faut comprendre que la croissance du nombre de nobles, liée entre autres à l’apparition d’une noblesse d’office, bouleverse le paysage social et surtout réduit l’assiette de la taille. Transformer la taille en taille réelle, c’est rendre beaucoup plus stable l’assiette fiscale et par là instaurer une certaine harmonie entre les différents ordres. D’autre part, il ne faut pas que la noblesse s’enrichisse au détriment des autres ordres. Cela aussi détruirait l’harmonie. Si la noblesse s’approprie une part de la noblesse des roturiers en leurs achetant des terres, elle modifie les rapports entre les ordres et bouleverse la coutume. Il est donc légitime, si l’on veut maintenir un Paris, 1923, édition citée, Paris, Picard, 1968, articles cadastre, Provence, Taille, MARION M., L'impôt sur le revenu au XVIII° siècle, Paris 1903, MARION M., Les impôts directs sous l'Ancien Régime, Paris 1910. 59 (c’est nous qui soulignons). 60 Les six livres..., op. cit., p.618. 18 équilibre entre les ordres, de bien distinguer les terres roturières des terres nobles indépendamment des mains dans lesquelles elles sont. Les tailles réelles ont un autre avantage, c'est qu'on connaît leur rendement. Bodin conteste le réalisme du projet présenté aux Etats de Blois qui lui semble fondé sur une méconnaissance profonde des surfaces cultivées du nombre des feux etc. A ce propos, il est curieux que le projet décrit dans Les six livres de la République soit fort différent de celui décrit dans le compte rendu des Etats rédigé par Bodin. On se demande même s'il s'agit bien du même projet! Pour conclure, on peut dire que la pensée fiscale de Bodin reste largement prisonnière des grands mythes qui soutiendront l’opposition à l’impôt au XVI° siècle: rachat du domaine, suppression des impôts ordinaires, consentement des Etats généraux à l’impôt sont le fonds commun des six livres de la République et des comptes-rendus des Etats. En matière de réforme de l’impôt, c’est aussi un homme de son temps; la taille réelle est respectueuse du système des privilèges et hiérarchies qui caractérise la pensée sociale du XVI° siècle61. Mais ce système hiérarchique est porteur d’idées nouvelles dans la mesure où la nécessité de préserver l’harmonie sociale conduit à envisager la participation des nobles au financement de l’Etat. D’autre part, la conscience que les finances sont les nerfs de la Monarchie conduit Bodin à avancer avec prudence lorsqu’il s’agit de la suppression des impôts. Enfin, le consentement à l’impôt, même s’il s’inscrit dans la coutume, est aussi compris dans le cadre moderne du respect de la liberté naturelle des sujets du roi qui ne sont pas encore tout à fait des individus dotés de droits politiques mais qui ne sont plus des serfs. 61 sur cette question, cf JOUANNA Arlette, L’idée de race en France au XVI° siècle et au début du XVII° siècle (1498-1614), 3 vol., Thèse Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier, 1981. 19