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1ère parution : Édition Gallimard 1995, (Série Noire)
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Quand on lui demandait comment il allait,
il répondait toujours :
Je mange bien, je dors bien. Que demander
d'autre ?
Anita Brookner
(La Porte de Brandebourg)
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__________ UN __________
Joséphine découvrit Sponge du sommet de la côte.
Certes, elle était de parti pris, mais la ville, tapie entre les
flancs d'une vallée étriquée, semblait tendre un guet-apens.
Joséphine coupa le moteur de la Honda, comme si elle
voulait se donner l'illusion d'un choix. Malgré la chaleur et
le vêtement de cuir, elle se sentait frigorifiée. Elle observa
la route qui plongeait droit sur la ville ou plutôt sur l'usine,
repérable à la fumée. Elle s'échappait en torsade sombre et
s'enfonçait en coin dans l'air blanc d'un début de septembre estival. Joséphine remarqua des toits d'églises, le
scintillement des hangars couverts de plaques de tôle puis
le long bâtiment bleuté rayant le rouge terne des tuiles. La
maison de retraite, un endroit pâle et répugnant comme
les vieux qu'on y enferme, avait écrit Martial. Du fond de
la vallée montait une rumeur sourde. Peut-être était-ce
l'écho des presses de l'usine, quand les portes s'ouvraient,
ou le télescopage des wagons au moment du chargement.
Martial citait aussi un terrain de moto-cross, à proximité,
sur lequel s'excitaient quelques jeunes sans travail.
– Si tu faisais demi-tour ? tricha Joséphine à voix
haute.
La visière du casque intégral cabra les mots. Joséphine
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désirait les entendre distinctement, comme si quelqu'un
d'autre les prononçait. Elle releva la visière, puis désigna
la ville de l'index et récita sur des tons variés je peux, tu
peux, elle peut, nous pouvons, vous pouvez ENCORE faire
demi-tour : Le « encore », pompeux, provoqua une grimace. Béa avait raison : elle théâtralisait trop. Elle mit le
contact, enclencha le moteur de la Honda. Il ronronnait à
la perfection. Quand elle rabaissa la visière, il y eut un
éclair biseauté de soleil accompagné du grondement d'un
train et du hululement d'une sirène.
– Changement de poste à l'usine, traduisit Joséphine.
Elle donna des gaz. La Honda bascula dans la descente
et fila vers la ville avec une sorte d'empressement joyeux.
Joséphine retenait ses larmes. Elle conduisait au jugé,
changeait les vitesses par réflexe. La distance était réduite
mais malgré sa volonté, Joséphine entra dans la ville en
pleurant. Elle ralentit, roula en seconde, le temps d'évacuer
le premier choc auquel elle s'attendait.
Elle n'eut pas besoin de s'orienter ou de demander son
chemin. Ni de se rappeler les descriptions de Martial tant il
était évident qu'il fallait suivre l'axe principal. Dans ce
genre de petite ville, on bâtissait toujours la mairie au
même endroit, au milieu de la Grande Rue. Elle longea
des vitrines étroites, des maisons aux volets tirés. Il y avait
peu d'animation.
– Tu es trop conne de t'entêter, murmura Joséphine, à la
fin de ses pleurs.
Elle reprenait là les avertissements insistants de Béatrice, sans doute pour se persuader du contraire. Elle
s'aperçut de son hypocrisie à l'excitation qui la gagnait.
Elle diminua encore sa vitesse, observa avec plus d'atten6
tion l'enfilade des magasins et les passants. À l'abri du
casque intégral, elle pouvait afficher son dégoût. La ville
était coupable et elle paierait. Elle s'asséna mentalement
cette certitude à plusieurs reprises, se laissant aller à hocher la tête. Joséphine sourit parce qu'elle se mettait
encore en scène.
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Saloperie de matériel japonais de merde, crie intérieurement Sitting Bull en grimpant pour la cinquième fois les
escaliers. Le pied vidéo télescopique, tête fluide trois mouvements niveau à bulle et tout le bazar, se prend dans la
rampe, putain de merde, et toute la bouffe à trimballer en
plus du reste, cassettes vierges, le coca en litres et le
chiotte chimique si je ne veux pas pisser dans le grenier. Et
si elle vient pas, et si elle vient pas, hein, si elle vient pas ?
s'étouffe de rage Sitting Bull, en comptant les marches.
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Joséphine béquilla la Honda devant le monument aux
morts. Un cône de béton griffé de noms dorés, muni d'une
gerbe de fleurs artificielles dont le ruban tricolore pendait.
Il était encore tôt. Des gens entraient et sortaient de la boulangerie à l'angle de la place. Ils ralentissaient le pas,
dévisageaient Joséphine puis la 250 rouge et s'enfonçaient
dans une des rues adjacentes. Elle s'attendait à ces réactions et prenait tout son temps. Elle adressa des sourires
aux promeneurs, mais n'obtint en retour que des regards
fermés.
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Joséphine accrocha le casque à la fourche télescopique
de la moto puis fixa le câble antivol à la grille du monument. Quant elle dégrafa le coûteux Perfecto, cadeau de
son père après sa réussite au concours (si tu te tues avec
cet engin, je serai près de toi malgré tout, avait-il dit avec
un sourire à la sévérité misérable), elle eut la conviction
qu'elle tournait définitivement le dos au passé et que disparaissait même l'illusion d'un retour en arrière. Elle ne
portait sous le blouson qu'un débardeur de coton rouge, si
décolleté qu'il libérait entièrement les seins, nus. Le rouge
se mariait idéalement au noir de la peau. Il en révélait la
texture lisse, privée de son grain naturel. Joséphine agita la
tête. Le geste suffit à remettre en ordre une chevelure coupée court, au dégradé plus accentué sur la nuque que sur
les tempes. Le pantalon de cuir l'embarrassait. Elle ne s'aimait pas ainsi harnachée, se trouvait trop petite pour
s'engoncer dans ce vêtement concédé aux peurs familiales.
Dessous, Joséphine n'avait qu'un minuscule short de jean's
bleu. Elle décida donc de garder le cuir. Elle ne devait pas
faire preuve d'impatience. Elle se persuada une fois de
plus, malgré la trivialité agaçante de la comparaison,
qu'elle se conduirait d'abord en chasseur appâtant le gibier.
Elle s'apprêta à traverser la place mais se rappela la petite mallette sanglée au porte-bagages de la Honda. Elle
faillit la prendre, puis haussa les épaules. On ne volerait
pas une étrangère en plein jour à Sponge. Trop banlieue.
Joséphine imagina les commentaires indignés, dans la
boulangerie d'à côté, lieu de tous les commérages affirmait
Martial. La mallette ne contenait d'ailleurs que quelques
vêtements légers, les malles arrivant dans la soirée par la
Sernam.
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Une modeste maison milieu de siècle servait de mairie.
La mention « Hôtel de ville » s'inscrivait en lettres jaunes,
mais sous le crépi, un peu plus bas, on devinait l'ancienne
appellation « Quincaillerie André ». Joséphine poussa la
porte. Un grelot de sonnette d'épicerie d'autrefois ébranla
le silence de la pièce dans laquelle elle pénétrait. Il recommença quand elle ferma la porte. Trois secrétaires pliées
sur des ordinateurs pianotaient à l'abri d'une sorte de
comptoir. Elles continuèrent leur travail, sans regarder vers
l'entrée, mais celle qui était la plus près cria :
– C'est ton tour, Roselyne !
Comme rien ne se produisait, Joséphine frappa le bois
du comptoir et dit :
– Je ne vous dérange pas, j'espère.
Les trois têtes se déployèrent au-dessus des claviers.
– Bonjour, fit Joséphine.
Les femmes se taisaient. Elles considéraient Joséphine
accoudée au comptoir. Ses seins magnifiques reposaient au
bord du mince débardeur dont le bâillement dévoilait les
aréoles sombres. La mine défaite des secrétaires avouait
qu'elles n'avaient jamais rencontré de beauté si parfaite.
Joséphine s'appliqua à être cette déesse de catalogue que
ces femmes feuilletaient dans les magazines. Elle leur laissa le temps de l'admirer, tout en les détestant déjà. Elle
avait l'habitude de telles réactions même si c'étaient surtout les hommes qui se conduisaient ainsi. Depuis son
enfance, elle haïssait le regard du désir. Pourtant, elle ferait tout pour que la ville la lèche des yeux, jusqu'à la
nausée. Une des employées s'approcha. Joséphine se composa un sourire poli alors qu'elle bouillait d'envie de parler
petit-nègre.
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– Je suis Joséphine Dutoit. Monsieur le maire
m'attend… à moins qu'il n'ait laissé des instructions et un
trousseau de clés ...
La femme ferma la bouche et lâcha à son tour un sourire.
Elle semblait soulagée de constater que Joséphine ne venait pas dans sa mairie par erreur. En même temps, on
voyait qu'elle réfléchissait et se demandait pourquoi son
patron avait donné rendez-vous à une si belle négresse.
– Monsieur Michaille... monsieur Michaille... quelqu'un
pour vous !
Une porte s'ouvrit au fond de la pièce. Joséphine identifia aussitôt l'homme qui entrait, à reculons, en poursuivant
sa conversation avec une personne invisible. Alban Michaille, maire de Sponge. Grand, cheveux déjà blancs,
attitude nonchalante mais voix incisive. Il figurait sur la
photo du bal de fin d'année qu'avait envoyée Martial et
qu'il commentait de ces mots: un beau portrait de salaud.
– Monsieur Michaille ! appela l'employée, dont les
yeux éperdus sondaient le débardeur de Joséphine.
– Cessez de brailler Roselyne, je suis derrière vous !
Retournez plutôt à votre travail.
L'homme franchit la barrière de saloon qui partageait le
comptoir en son milieu. Il tendit la main à Joséphine. Elle
avait décidé de la retenir, imperceptiblement, mais la sécheresse du salut l'en dissuada.
– Alban Michaille, maire de Sponge. Sortons, nous parlerons plus tranquillement à l'extérieur.
Il prit sans façon le bras de Joséphine et la conduisit jusqu'à la porte. Elle se laissa faire, acceptant cette familiarité
proposée d'emblée. Il n'y avait rien d'ambigu dans les
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gestes, seulement une politesse excessive mais indifférente. Joséphine en fut irritée. Elle s'attendait à un rustre
qui l'aurait déshabillée du premier regard. Le débardeur,
rouge l'y encourageait. Il la mena vers un banc, à l'ombre
d'un marronnier.
– Joséphine Dutoit, je suppose ? lança-t-il avec une ironie presque craintive. Asseyez-vous, vous devez être
fatiguée si vous arrivez de Montpellier sur ça.
Il montrait la moto. Joséphine s'installa sur le banc mais
Michaille resta debout.
– Je vous ai aperçue par la fenêtre de mon bureau. Au
téléphone, vous m'aviez dit que vous veniez à moto.
– Ah bon, fit Joséphine.
Elle voulut prononcer quelques banalités mais ne trouva
rien. Elle regretta de s'être assise, comme si elle se soumettait à un interrogatoire.
– Je crois que madame Mondrian vous a confié des clés
ainsi que ses instructions, déclara-t-elle, trop vite. J'ignore
où est la maison...
Alban Michaille plaça sa main en écran devant lui.
– Nous verrons cela tout à l'heure. Accordez au maire
quelques minutes pour faire connaissance avec sa nouvelle
administrée. D'abord bienvenue à Sponge où j'espère que
vous vous plairez.
Des souhaits mécaniques qu'Alban Michaille débitait, le
visage tourné vers la Honda. Joséphine en profita pour attaquer.
– Cela m'étonnerait. D'ailleurs, je n'en ai aucune envie.
Le Ministère me nomme ici pour accomplir un travail, je
viens ici pour accomplir ce travail, voilà tout.
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Elle attendit avec avidité la réaction du maire. Elle crut
d'abord que sa provocation faisait un flop. Michaille hocha
la tête, paraissant approuver sa conduite. Soudain, il éclata
de rire et dévisagea Joséphine. Elle ne détourna pas les
yeux même quand il détailla son corps, s'arrêtant sur ses
seins. Il le faisait avec une franchise qui disait qu'elle était
belle, la plus belle femme qu'il ait rencontrée.
C'était bien un regard d'homme évaluant son physique
mais comme il n'en jaillissait aucun désir, Joséphine ne
pouvait pas le haïr. Elle en fut déroutée au point de ressentir du dépit puisque dès le premier jour elle ne respectait
pas le plan qu'elle s'était fixé. Alban Michaille serait plus
difficile à atteindre qu'elle ne l'imaginait. Les lettres de
Martial, dictées par trop d'amertume, avaient peut-être
faussé son propre jugement.
L'homme répondit à sa provocation par une autre provocation. Il contempla Joséphine d'une façon insistante,
sans un mot, et quand elle parla, elle comprit qu'elle se
comportait exactement comme il l'espérait.
– Vos conclusions ? Suis-je une administrée acceptable
ou dois-je retourner d'où je viens ?
La lourdeur de son ironie l'épouvanta. Alban Michaille
haussa les épaules et son rire se déclencha à nouveau. Un
rire léger de vainqueur proposant à l'adversaire d'en rester
là. Il s'installa sur le banc près de Joséphine. Pendant qu'il
se penchait vers l'avant, cherchant une position confortable, elle se décala vers la gauche marquant ainsi qu'elle
n'acceptait pas la trêve. Pour s'encourager, elle pensa à
Béatrice, à la façon dont elle se serait tirée de ce mauvais
pas en se traitant de conne perdant ses moyens devant un
connard de macho.
– Bon, allons-y gaiement, dit Michaille, après tout, il
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s'agit de mon travail. Mademoiselle Dutoit, vous avez l'exquise politesse de ne pas me demander ce qui provoque
mon amusement, pourtant je vais vous le dire. Vous débarquez à Sponge en moto, gainée de cuir du haut en bas et,
malgré tout... plutôt légèrement vêtue. Vous êtes africaine,
martiniquaise ou je ne, sais quoi …
– C'éole, monsieur lemai'e, native de Fo't-de-F'ance
pou' vous se'vi'.
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– Et si elle vient pas, si elle vient pas ? hurle Sitting
Bull du haut du marronnier d'où il surveille l'horizon.
▼▼▼
L'affolement envahit Joséphine. Pourquoi utilisait-elle
l'arme enfantine conseillée par son père si on te casse les
pieds dans la cour de l'école. Elle était grotesque.
– Très drôle et surtout très original, constata froidement
Alban Michaille. Donc martiniquaise et, je termine, nouvelle professeur au collège ... de lettres, si je me souviens bien ?
– Oui, prof de français, s'empressa Joséphine. Mon premier poste.
Elle s'exprimait avec trop de soumission. Son incapacité
à conserver son calme la surprit. Au mois d'août, la réalisation de son projet lui avait paru d'une grande simplicité
puisqu'il suffirait d'attiser les désirs. Elle cambra le dos
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contre le banc puis décida d'enlever le Perfecto qui la corsetait. Le rouge du débardeur éclata en coquelicot.
Joséphine chercha encore des mots provocants mais elle
buta sur des banalités et se tut. Elle évita même le regard
fureteur et ironique de Michaille.
– Eh bien, croyez-moi, Sponge aura beaucoup de mal à
s'y faire ! conclut le maire. Apparemment, vous ne semblez pas disposée à arrondir les angles...
La perspective l'amusait. Il avait décroisé les jambes et
se frappait les cuisses de petites tapes joyeuses. L'homme
déconcertait Joséphine. Elle avait l'habitude des désirs
masculins qui la suffoquaient. Qui ne s'embarrassaient
d'aucun préliminaire ni même des convenances. Elle les
détestait instantanément. Depuis l'école primaire. Très
exactement depuis le cours élémentaire où les garçons se
pressaient à son pupitre, sous prétexte du livre de lecture
partagé, et mettaient leur main sous sa jupe. Alban Michaille s'excitait, lui, en pensant aux réactions de ses
administrés.
– Mademoiselle Dutoit, autant que vous appreniez
quelques petites choses. Sponge est un trou.
L'appellation le divertissait. Il secoua la tête et ses yeux
jubilèrent.
– Oui, un trou posé au fond d'une splendide vallée de
carte postale, mais un trou et je ne suis pas certain que
vous sachiez ce que cela signifie. Les deux mille habitants
vivent d'une usine d'appareils ménagers. Il y a vingt ans,
on ne trouvait dans le coin que des paysans. Aujourd'hui,
ils sont ouvriers ou plutôt chômeurs puisque la Société
d'Emboutissement Mécanique licencie à tout va. Des gens
paisibles, claquemurés chez eux dès dix-neuf heures et,
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j'en parierais ma chemise, pas très enthousiasmés par la
perspective de confier leurs gosses à une prof noire se baladant à moto dans des tenues aussi osées.
L'amusement disparut du visage de Michaille. Il se mordillait la lèvre, guettant la réaction de Joséphine, comme
s'il craignait d'être allé trop loin. Elle n'avait pourtant
guère envie de parler. Elle connaissait la situation de la
ville, longuement décrite par Martial. Elle n' entrerait pas
dans son jeu en manifestant l' ordinaire compassion de
l'enseignant pour ses ouailles.
– Je me fiche des humeurs locales. Aucun règlement de
l'Éducation nationale n'oblige ses membres à s'intéresser
aux habitants du trou dans lequel on les expédie.
Michaille tressaillit. « Tiens, se dit Joséphine, il déteste
qu'un autre que lui qualifie Sponge de trou. » Elle le vit
croiser et décroiser les jambes, puis se résoudre à les
étendre après s'être calé les épaules au dossier du banc. Il
adoptait une position d'abandon un peu vulgaire, signifiant
ainsi qu'il refusait ces rôles alternés du chat et de la souris
et que, dorénavant, il ne s'embarrasserait plus de politesse.
– Oui, oui, énonça-t-i1 d'un ton plein de lassitude, je
connais la musique. Vous les profs avez tendance à
prendre vos semblables pour des imbéciles. Le malheur...
– Le malheur ? s'impatienta Joséphine.
Alban Michaille se leva. Il le fit avec une lenteur étudiée
puis posa son pied droit sur le banc, très près de la hanche
de Joséphine. Elle avait l'impression d'être emprisonnée
par cette jambe en équerre et ce buste penché vers elle.
Les yeux bruns, assombris, vibraient d'une violence à
peine dominée.
– Le malheur est que les conneries de profs parachutés
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chez les bouseux ne m'amusent plus, reprit Michaille
d'une, voix sarcastique. Vous remplacez un professeur qui
a causé de gros ennuis aux Spongeois. Ils ne désirent sûrement pas une nouvelle période de turbulence.
Joséphine, feignit de remettre en place une frange de
cheveux. Elle souffla vers le haut, plusieurs fois, attendant
que son cœur se calme. Elle s'était préparée à entendre ce
qui allait suivre et s'efforça de ne plus penser qu'à la dernière lettre de Martial.
– Quels ennuis ? fit-elle d'un air distrait.
Elle s'arc-boutait au banc, saisie d'un début de nausée.
J'ai fait preuve de tant de naïveté, écrivait Martial,
comme si j'avais été sevré de sourires pendant toutes ces
années d'études. J'ai tout pris au comptant.
Michaille l'observait en tapotant ses lèvres de l'index. Il
se demandait si Joséphine méritait ses confidences et s'arrangeait pour qu'elle s'en rende compte. Il décida
finalement que non et s'en tira par une pirouette.
– Vous l'apprendrez au collège. Je parierais que vos collègues s'empresseront de vous informer. De toute façon,
colporter les histoires de ma commune n'entre pas dans
mes attributions et j'avoue en avoir plus qu'assez de ce
feuilleton.
Un long silence s'établit. De_ces demi-confidences naissaient des menaces troubles qui les embarrassaient.
– Je voudrais m'installer vite, suggéra Joséphine. Madame Mondrian...
Alban Michaille retira son pied du banc. II interrompit
Joséphine.
– Par une étrange coïncidence, vous emménagez dans
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la maison que louait monsieur Curtil. J'espère que vous n'y
verrez pas un mauvais présage.
– Monsieur Curtil ?
– Votre prédécesseur, justement. La comtesse ne vous a
rien dit ?
– La comtesse ?
Ils rirent en même temps. Le rire de Joséphine avait la
minceur d'une politesse.
– Tout le monde ici appelle Irène Mondrian là comtesse. Vous comprendrez en découvrant la propriété. Qui
vous a communiqué-l'adresse ? .
– Le Principal du collège, au téléphone. J'imagine que
les' meublés sont plutôt rares ?
– Pourquoi un meublé ? Je vous aurais proposé deux ou
trois splendides appartements, libres pour une bouchée de
pain.
Joséphine réprima un sourire de satisfaction. Elle allait
pouvoir se venger de toute cette infamante soumission qui
la clouait au banc, comme un enfant à qui on fait la leçon.
– Je ne m'établirai pas à Sponge. Je ne suis que de passage, un passage aussi bref que possible. Un meublé me
convenait tout à fait. Je ne l'ai d'ailleurs pas visité et l'ai retenu par téléphone. Madame Mondrian m'a dit qu'elle
déposerait les clés. à la mairie.
Les mots chaviraient à mesure que Joséphine parlait.
Pourquoi s'enferrait-elle en donnant des précisions qu'on
ne lui demandait pas ? Toute sa détermination disparut et
elle dut repousser les larmes. Elle feignit d'être éblouie par
le soleil qui s'insinuait sous l'arbre. Michaille se méprit.
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– Ah, le soleil et la mer vous manquent déjà et je vous
comprends. Échanger Montpellier contre cette vallée prise
dans le brouillard six mois sur douze... Moi aussi, à votre
place, je ne songerais qu'à redescendre vers le sud.
Joséphine fit le vide dans sa tête. Elle s'appliqua à prononcer une réplique de théâtre.
– Pas du tout! J'ai la conviction que je ne vieillirai pas
dans l'Éducation nationale !
Elle dévisagea brutalement Michaille, surprise au fond
de pouvoir si facilement se dédoubler. Le maire avait pâli.
II se détourna, son regard erra le long des rues qui délimitaient la place puis il revint sur la Honda, maintenant en
plein soleil. L'abdomen métallisé dispersait des éclats de
lumière.
– Très bien. Je prends les clés de votre maison au bureau et je vous explique le chemin, concéda Michaille. La
comtesse est une amie mais je m'excuserai auprès d'elle
car j'avoue ne plus avoir le temps de vous accompagner
comme je l'avais promis.
Puis, parce qu'il voulait atténuer la grossièreté de son attitude, il ajouta:
– J'ai toujours plus ou moins rêvé moi aussi de m'acheter une moto. Oui, je crois que j'aimerais faire une balade
sur cet engin.
– Vous la ferez, murmura Joséphine, je vous le promets.
Et je conduirai très vite.
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__________ DEUX __________
Si elle vient pas, je la tue, dit Sitting Bull à ses chiens. Je
la coupe en morceaux et vous la donne à bouffer.
Sitting Bull sait très bien de qui il parle. Il s'éloigne des
chiens aux crocs découverts.
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__________ TROIS __________
Joséphine se rendit au collège sans se décider à en franchir le portail. Elle reviendrait après déjeuner. Elle tourna
un moment sur le parking, devant le bloc de béton gris.
Des stores déchirés flottaient au vent.
– Ma salle domine la rivière, avait écrit Martial. Parfois, un héron se pose et je le regarde pêcher.
Joséphine ne vit pas la rivière, située derrière le bâtiment
posé à l'écart de la ville. Des champs venaient jusque sous
les murs. L'ensemble donnait une impression de tranquillité, presque d'abandon.
Joséphine s'en allait quand un homme cria depuis une
des fenêtres de l'étage :
– T'es pas au Bol d'Or! Tire-toi !
Elle se fit indiquer la direction de la Brasserie Bourguignonne, que les habitués appelaient B.B., avait précisé
Martial. Le seul endroit potable, écrivait-il et son stylo
avait lacéré la page de caractères hâtifs, à peine lisibles
(des néons, de la musique et parfois des rires. Une surcharge corrigeait : des néons répugnants, de la musique
merdique et parfois des rires gorgés de pastis).
La Honda traversa encore Sponge. Elle roulait au pas.
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Joséphine agissait comme un malfaiteur maladroit repérant
les lieux. Plusieurs magasins portaient des écriteaux « à
vendre » avec la mention d'un notaire, toujours le même.
La plupart des volets étaient tirés et les maisons étaient silencieuses. Les trottoirs s'animaient un peu. Dans la
Grande Rue, Joséphine constata que des haut-parleurs, fichés contre les façades, débitaient de la musique ou des
slogans publicitaires. Le soleil frappait dru, l'ombre
s'éclaircissait et peut-être était-ce pour cela que les passants marchaient vite, sans se parler.
Martial notait dans plusieurs de ses lettres que Sponge
était une ville en déclin. Les actionnaires de l'usine licencient sans états d'âme. Des Anglais, propriétaires de la
marque, transfèrent l'essentiel de la fabrication des appareils ménagers en Écosse. Chacun ici courbe l'échine dans
l'espoir, probablement vain, de ne pas appartenir à là prochaine charrette. Au début, Martial s'était indigné de tels
procédés. Plus tard, à une remarque de Joséphine au téléphone, il avait répondu qu'ils crèvent. La Honda passait au
ralenti près des trottoirs. Joséphine voulait voir les gens
sans être vue. Elle longea la pharmacie. Un bâtiment de
verre au modernisme vaniteux dans l'enfilade des maisons
anciennes. Elle aperçut la silhouette blanche d'une femme
dans une vitrine et se persuada qu'il s'agissait de la pharmacienne. Constance Bellot. Joséphine interpréta la
rencontre comme un signe. Elle décida que Constance Bellot serait sa première proie et sa résolution lui redonna un
peu de courage. Un fruit mûr, prêt à être cueilli, selon
Martial.
Elle gara la Honda devant la Brasserie Bourguignonne.
Par la porte ouverte, s'échappait une musique - les Gypsy
King ? évalua Joséphine - ainsi que des bruits de vaisselle.
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Elle contempla la façade de la brasserie et fut prise d'un
fou rire nerveux à l'idée qu'elle y déjeunerait chaque jour.
– Splendide et rare ! s 'exclama-t-elle, sans réfléchir ni
se rendre compte qu'elle reprenait une expression favorite
de Béa.
Deux demi-barriques de plastique servaient de devanture. La lumière pénétrait par deux vitraux circulaires,
patchworks de fragments de verre colorés. On avait peint
partout des grappes de raisin.
– Ils ignorent peut-être le sens du mot brasserie, pensa
Joséphine, avec méchanceté.
Elle ôta le Perfecto puis, après une courte hésitation, le
pantalon de cuir. Elle plia le tout par-dessus la mallette, le
fixa à l'aide d'un tendeur, une nouvelle fois certaine que
personne ne toucherait à son bagage. Le short de jean's
moulait ses fesses et ses cuisses. Joséphine ressemblait à
une pute de luxe. Il lui avait fallu du temps pour s'habituer.
Les derniers jours à Montpellier, elle s'était entraînée à
marcher ainsi vêtue. À ne pas regarder son reflet dans les
vitrines. À ne penser à rien. Elle rentrait à la maison, décomposée, se faufilait dans sa chambre avant que son père
revienne du café où il préparait son tiercé. Ces répétitions
avaient convaincu Joséphine que sa tenue déclenchait les
désirs brutaux des hommes. C'est cette brutalité qu'elle recherchait, autant peut-être que la rapidité. Elle disposait de
peu de temps pour accomplir forfaits. Martial n'était resté
que quatre mois et elle ne ferait pas cadeau d'un jour supplémentaire à la ville.
Joséphine entra dans la brasserie et se dirigea vers le bar.
Un endroit banal, avec son lot habituel de lumière clinquante, de flippers et de musique. Une cloison vitrée
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munie d'une porte battante basse séparait la pièce en deux
parties. La salle à manger, à l'arrière, était vide. Trois personnes buvaient des pastis au comptoir. Elles posèrent leur
verre et suivirent l'entrée de Joséphine.
– Wouououf, fit un des consommateurs, le visage altéré.
Joséphine lui décocha un grand sourire. L'homme rougit
et se précipita sur son verre. Il avala le pastis d'un trait.
Les autres dévisageaient Joséphine, appuyée au comptoir.
Ils attendaient qu'elle explique sa présence. La femme,
derrière le bar, délaissa la vaisselle et s'approcha.
– J'aimerais déjeuner, indiqua Joséphine.
– On ne sert qu'à partir de midi et demi, après la sortie
des bureaux à l'usine.
Elle semblait épuisée et, en même temps, incapable de
demeurer immobile. Elle prenait un verre, le déplaçait,
rangeait une bouteille, tout cela sans s'éloigner de Joséphine. Elle avait le teint gris, des cernes jaunâtres et un air
résigné. L'allure de sa nouvelle cliente ne l'intéressait pas.
Par contre, elle s'agaçait d'une mèche de cheveux rebelle,
la plaquait contre sa tempe, pendant que son autre main
travaillait. Joséphine saisit l'occasion d'un de ces gestes
pour attirer son attention.
– Oui, je comprends... Je suis une nouvelle professeur
nommée au collège et j'ignorais ... Je prendrai la plupart de
mes déjeuners ici et... Il se trouve que je suis très pressée...
Les phrases non terminées ne servirent à rien. La femme
n'en profita pas. Elle respira plus fort en soulevant un
magnum de Martini qu'elle culbuta au-dessus d'un bec doseur. Joséphine s'apprêtait à dire c'est oui ou c'est non
quand la femme capitula.
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– Installez-vous à une table dans la salle de restaurant.
Pas la peine de demander la carte, il n'y a qu'un menu.
Elle disparut par une porte. Joséphine se tourna vers les
buveurs de pastis. Ils la considéraient maintenant sans se
gêner, comme si elle était la première merveille du monde.
Elle s'affubla d'un sourire et se coula le long du bar. Au
passage, elle frôla l'homme timide, assez pour qu'il se
colle au comptoir et qu'elle sente l'odeur d'anis de sa respiration.
Joséphine sélectionna une table du restaurant lui permettant d'apercevoir l'ensemble de la B. B. Malgré la musique
- Patricia Kaas - elle entendit les conversations reprendre,
puis, dans le silence entre deux chansons, une voix qui disait « les gamins s'emmerderont pas au collège cette
année ».
Elle fouilla dans le sac indien, offert par Martial à son
retour du Mexique. Elle en tira son agenda, un cahier volumineux des éditions du Masque, choisi pour l'ironie du
logo noir à la plume. Il s'ouvrit de lui-même à la date du
4 septembre car la reliure était cassée à cet endroit. Sa
main manqua de fermeté quand elle retira le capuchon du
crayon mine, autre cadeau de Martial.
J'y suis.
Arrivée à 10 h 30 après une nuit d'hôtel et 700 km de
Honda. Épuisée.
Rencontre 1 : la ville (plutôt belle, malgré tout).
Rencontre 2 : le maire (plutôt bel homme, malgré tout).
Rencontre 3 : Mon chef, dans l'après-midi (plutôt
moche, je le sais).
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J'ai mes règles.
Pourquoi suis-je ici ?
Joséphine ferma l'agenda quand -la femme poussa la
porte battante. Elle tirait un chariot sur lequel elle avait
empilé une quantité impressionnante de choses. Elle en
dispersa une partie sur les autres tables puis s'occupa de
Joséphine en parlant d'un ton monocorde.
– Je suis la patronne de la B.B., je m'appelle Berthe
Morizot...
– Comme le peintre ! s'étonna Joséphine.
– Comme qui ? Si vous prenez vos repas ici, je vous ferai un prix de pension. Mais n'arrivez qu'à midi et demi,
avant je sers les apéritifs et je n'ai pas dix bras.
Elle intercepta le regard de Joséphine, vers la partie bar.
– Aujourd'hui, c'est creux, les gars à l'usine sont en
chômage technique.
Elle posa la carafe de rouge que Joséphine n'avait pas
commandée, puis une énorme assiette de crudités.
– Ensuite, vous aurez une bavette-frites, le fromage et
une tarte aux pommes. Ça vous ira ?
Joséphine éclata de rire. Berthe Morizot cessa de remuer
la vaisselle. Elle s'aperçut qu'elle s'adressait à quelqu'un de
vivant et se recula un peu afin d'observer sa cliente. Elle
pouffa d'un rire très gai qui semblait impossible chez cette
femme usée jusqu'à la corde.
– Vous êtes si menue ... Je me demande où vous mettrez tout ça...
26
– Oui, encouragea Joséphine, je mange très peu. J'aimerais des plats moins copieux et si vous...
– J'ai beaucoup de routiers, coupa la patronne, des artisans et surtout mes petits gars de l'usine. Faut pas leur en
promettre à tous ces gens-là, ce sont des bosseurs.Tandis
qu'un professeur...
Elle se mordit la lèvre, consciente d'avoir lâché une sottise. Son front se plissa pendant qu'elle puisait dans une
mémoire submergée de fatigue.
– Vous ne remplaceriez pas monsieur Curtil, par hasard,
le professeur de l'année dernière ? Il déjeunait ici, lui aussi, du moins au début.
– C'est possible, dit Joséphine.
Elle découpa une rondelle de tomate en minuscules morceaux avec lesquels elle joua de la pointe du couteau.
– Il ne se plaisait pas à Sponge ?
Berthe Morizot déplaça des couverts. Bougea des
chaises. Joséphine attendit sans impatience. Les gestes ordinaires du métier reprenaient le dessus.
– Un beau jeune homme, confia-t-elle enfin, ça oui, un
beau jeune homme, bien sympathique, poli et pas fier.
Pourtant, il en savait des choses, à lire des piles de journaux et des bouquins sans arrêt.
Son regard erra autour de la salle du restaurant. Elle
haussa les épaules, prise d'une colère évidente, déclenchée
peut-être par son image que lui renvoyaient les glaces.
– Se plaire à Sponge ? On voit que vous n'êtes pas d'ici.
Dans deux mois, vous connaîtrez tout le monde et tout le
monde vous connaîtra. On en reparlera.
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Elle était furieuse. Elle jeta la corbeille à pain vers Joséphine.
– Du décongelé ! Faudra vous en contenter, mon boulanger a eu des ennuis de fournée !
Elle hésita puis mit les points sur les i.
– Les étrangers, vous êtes tous les mêmes. Je parierais
que vous arrivez de la ville. Des idées toutes faites sur la
campagne, la nature et tout le tremblement. Attendez voir
un peu d'être en janvier et vous la regretterez la ville.
Joséphine était sidérée. Berthe Morizot, plantée devant
elle, l'apostrophait le doigt tendu. Une voix venue du bar
la délivra.
– Berthe, remets-nous ça !
Elle s'en alla en haussant encore les épaules.
Joséphine se servit un peu de salade. Elle éprouvait une
terrifiante sensation d'abandon. Elle regardait sa main porter la nourriture à la bouche ou prendre son verre et ces
gestes lui paraissaient absurdes. Elle ne devrait s'attacher à
personne durant son séjour à Sponge, pas même à une serveuse de bar. Elle s'imagina, jour après jour, assise à cette
place. Des frissons la parcoururent et elle ne put se résoudre à avaler les filaments de céleri enroulés à sa
fourchette. Elle se rappela soudain ses parents qui riaient
au moment de son départ. Elle partait loin d'eux et ils
riaient, les yeux humides d'une reconnaissance animale.
Joséphine avait bouclé son cuir jusque sous le cou, mais
oui j'irai doucement, attendant que son père cesse de l'embrasser, allez encore une fois, bon Dieu te voilà prof j'en
reviens pas. Le casque, puis trois pas, démarrer la Honda,
le repousser suffisamment, grimper, tu te rends compte
maman notre gosse y est arrivée, tu crois pas qu'on peut
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crever tranquilles maintenant. Quel beau mélo, se dit Joséphine, oui, quel beau mélo. Ils s'étaient échinés, même
après le chômage du père, pour l'installer derrière une assiette de crudités à la Brasserie Bourguignonne.
Joséphine repoussa son assiette et prit dans son sac un
bloc de papier à lettres.
Ma chère Béa,
Tu me manques ma douce.
Un mois déjà depuis ton départ de Montpellier et ton
installation en Bretagne. Pourquoi accepter un poste si
loin ?
Je t'écrirai tout. Nous nous sommes toujours tout confié
n'est-ce pas ? Ne me téléphone pas, jamais. Je ne supporterais pas le son de ta voix. Je plaquerais cette ville et
irais te rejoindre. Et, tu le sais, je n'en ai pas le droit.
Obtenir Sponge a été facile. Un trou perdu dans une vallée bourguignonne perdue. J'ai solidifié mes chances en
obtenant une entrevue auprès du député. Après dix minutes d'entretien, j'étais invitée au restaurant et ce salaud
me déshabillait du regard. Ma nomination me parvenait
moins d'une semaine plus tard.
Comment te décrire la sinistre impression d'être chez
moi. Martial m'a écrit tant de lettres. Je crois reconnaître
les magasins, les rues, même les gens. Jusqu'à la vaisselle,
devant moi, à la Brasserie Bourguignonne où je suis.
Quand un habitué entrera, je n'aurai qu'à feuilleter ma
mémoire.
Le plus difficile sera de feindre, mais tu sais mon goût
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de la mise en scène.
Le maire m'a cependant déroutée. Un homme d'une quarantaine d'années, au physique intéressant, avec de
superbes yeux bruns à la franchise troublante (ne t'imagine rien : il s'agit d'une description loyale). Peut-être
joue-t-il la comédie ? J'ai craint longtemps qu'il ne résiste
à mes... charmes. Au débardeur rouge (tu t'en souviens ?
Nous avons mis tant de temps à le choisir ensemble !).
Mais à la fin, il n'a pas pu se retenir de m'inviter à dîner « un de ces soirs ». Quel « ouf ». Bref, il rêve
probablement de coucher avec moi, comme les autres.
Pour me venger de son indifférence du début, j'ai décidé
qu'il serait ma dernière.victime.
Ma Béa, quand ils m'écraseront de leurs corps triomphants, je penserai à ton corps, à toi. À Martial aussi bien
sûr, même si tu me conjures de l'oublier. Je considère que
tu es jalouse. Pourquoi ? Les désirs masculins me dégoûtent définitivement et je sais, avec trop de certitude,
qu'il n'existera jamais d'autre Martial.
Je ne suis pas encore allée chez ma logeuse. La peur me
tenaille à l'idée de pénétrer dans « ma maison ». La propriétaire (appelée la comtesse !) doit être impatiente. Je
ne t'ai pas dit qu'elle loue pour une bouchée de pain, toujours à des profs. Elle compte qu'ils joueront les nounous
auprès de son fils... de bonnes fréquentations à domicile,
en somme. Elle était si empressée, au téléphone, qu'elle
n'a pas émis la moindre réserve lorsque j'ai accepté de signer le bail sans visiter les lieux.
Voilà ma douce où j'en suis. Je t'écris en déjeunant, si30
non je n'avalerais pas une bouchée et pleurerais dans mon
assiette. Ne me crois pas faible. J'accomplirai ce que j'ai
voulu et t'écrirai tout.
Des bises de papier et pour si longtemps.
P. S. : Ils feront le tour de la ville, en groupe sur la Honda. Toute la ville saura qu'ils ont baisé la négresse et la
prof de leurs gosses.
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__________ QUATRE __________
– Musique de merde ! hurle Sitting Bull, en courant
dans le parc, la gorge sûrement bouffée par un cancer galopant tellement il crève de toute cette douleur qui
l'étouffe. Le saxo de Coltrane braille Kulu Se Mama par la
fenêtre du château grande ouverte, celle opposée à la
chambre de l'Autre qui ne supporte pas Coltrane, qui ne
supporte rien de mon papa surtout pas sa musique de
nègre. Une négresse justement et elle vient aujourd'hui j'ai
vu la photo épinglée au bail. Qu'est-ce qu'elle fout la pétasse noire et si elle vient pas ? Plutôt bon signe une
négresse mais quand même mon papa n'écoutait que de la
musique de merde.
Dix-huit minutes dix-neuf de saxo, le temps de grimper
l'escalier, d'entrer dans la chambre de mon papa, de pousser la sono à bousiller les enceintes et de toute façon
l'Autre s'est tirée et ne rentrera pas de la journée. C'est moi
qui me taperai la négresse, lui montrer les piaules et tout le
bazar mais je m'en fous une négresse elle aurait plu à mon
papa qui aimait les musiques de son pays.
Après Kulu Se Mama, neuf minutes trente de Vigil et
cinq minutes dix-sept de Welcome, mais là j'arrêterai, Coltrane commence à me casser les couilles, je mettrai Big
Bill Bronzy, on dirait qu'il chiale avec sa guitare comme le
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vent dans les marronniers.
Je m'emmerde et il est à peine deux heures se lamente
Sitting Bull. Il dévale l'escalier à vis du quinzième siècle
récupéré dans un vrai château prévenait mon papa.
Si la négresse en entendant gueuler Coltrane ou Bronzy
fait demi-tour, elle vaut pas mieux que l'Autre. Mais je
crois pas parce qu'une négresse c'est un signe du destin.
Incroyable ce parc, j'exigerai un cheval de l'Autre tellement j'en ai marre de courir à l'entrée et nib de nib sur la
route qui se pointe alors que dans la lettre avec le chèque
la pétasse noire écrit le quatre septembre dans l'après-midi.
Au moins une paire de Nike j'use par mois, des kilomètres de chien perdu, si au moins il pleuvait je
dégueulasserais partout mais rien pas une goutte de tout
l'été et quand c'était mon papa qui courait le footing alors
là elle braillait et la femme de ménage aussi braillait.
Merde, Bronzy qui se tait, il faut que je retourne et la négresse qui vient pas.
Deux heures et demie, si tu savais combien je m'emmerde mon papa, même avec ta musique. Je rentre au
château mais j'ai la trouille parce qu'elle va plus tarder
maintenant.
▼▼▼
Joséphine patientait dans le bureau de la secrétaire. La
femme s'appliquait, penchée sur la photocopieuse. Elle lorgnait les cuisses de Joséphine. Elle s'arrangea aussi pour
venir derrière elle et contempler avec stupeur la ligne profonde des fesses dessinée par le jean's. Joséphine se prêtait
au jeu. Elle était détendue. Les atouts étaient de son côté.
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La secrétaire passait une partie de son temps à dire du mal
du personnel et l'autre partie à jouer au Nintendo qu'elle
dissimulait sous son bureau. Deux « contrats emploi et solidarité » trimaient à sa place. Quant au Principal du
collège Malraux, ce n'était qu'un salaud s'abritant derrière
les paperasses officielles. Elle l'entendait au téléphone, de
l'autre côté de la cloison. De temps en temps, sa voix crachotait dans l'interphone.
– Madame Bilaveau, collez-moi Angélique Binet en
sixième deux plutôt qu'en un. C'est mieux pour mes effectifs.
– Une classe faible...
– Parfait! Le dossier scolaire du primaire annonce une
gourde, elle ne sera pas dépaysée !
Il téléphonait encore. L'assurance de Joséphine grandissait. Faire attendre la petite nouvelle pour l'impressionner
répondait au portrait dressé par Martial. Joséphine humecta ses lèvres et tira le débardeur rouge vers le bas. Cacher
son nombril était ennuyeux mais une poitrine découverte
mettrait plus sûrement en ébullition ce type d'homme. Elle
remarqua l'index suspendu de madame Bilaveau au-dessus
de la commande de la photocopieuse et la ride inquiète
barrant son front.
« Combien de parents d'élèves apprendraient le soir
même qu'une pute avait été nommée au collège Malraux ? » songea Joséphine en se dirigeant vers la porte
marquée « bureau de M. le Principal. S'adresser au secrétariat ».
– Où allez-vous ? s'affola madame Bilaveau.
Elle s'avança, tentant de se mettre en écran. Des hanches
pleines et des cuisses larges éclataient son pantalon. José35
phine eut la conviction que le Principal égarait ses mains
sur ses chairs généreuses. Martial se trompait encore
quand il écrivait le patron ne pense qu'au travail et vit
comme un moine. La certitude d'une nouvelle erreur de jugement la déprima. Elle ouvrit la porte et entra. Le
Principal était assis à son bureau, le menton posé sur ses
deux pouces assemblés. Il propulsa son siège roulant vers
l'arrière, s'en éjecta et se précipita main tendue vers Joséphine.
– Bonjour chère madame. Vous êtes la maman de …
L'interphone nasilla.
– Mademoiselle Dutoit, monsieur le Principal. Je suis
désolée, je n'avais pas autorisé mademoiselle Dutoit...
L' homme pivota, l'air furieux. Il coupa sèchement l'interphone et retourna s'asseoir à l'abri de son bureau.
– Mademoiselle Dutoit, donc... Bonjour. Ravi de faire
votre connaissance. Je n'étais pas exactement prêt à vous
recevoir, mais enfin puisque vous êtes ici... Voyons votre
dossier.
La voix vacillait légèrement. Moins que Joséphine ne
l'espérait. L'homme s'affairait, furetait dans ses papiers en
émettant des « quel foutoir » rageurs. Il s'efforçait de ne
pas regarder Joséphine, les cuisses de Joséphine croisées
sur une chaise, si près. Il était grand, beaucoup plus maigre
qu'elle ne l'imaginait, avec des cavités à la place des pommettes. Un costume à rayures grises, démodé, le
vieillissait. La cravate, ligotée sous la pomme d'Adam
saillante, voulait compenser par ses coloris agressifs l'austérité du vêtement. Le tout provenait visiblement d'un
magasin à bon marché.
– Je me nomme Fabrice De Maddé, jeta-t-il soudain, en
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levant la tête. De Maddé en deux mots, bien sûr.
– Joséphine Dutoit, en un seul mot, bien sûr, répliqua
Joséphine du tac au tac.
Des plaques pâles pigmentèrent le front de De Maddé.
Ses bras bougeaient sans cesse sur la plaque de verre du
bureau. II palpa les feuillets épars, puis marmonna des
« oui, oui » qu'il accompagna de sourires flottants. Joséphine observait son embarras avec cruauté. Elle en
jouissait et le montrait, tout comme il avait joui du désarroi de Martial.
– Ah, voici, s'exclama-t-il en saisissant une chemise de
papier-bulle. Il l'ouvrit, lut ce qui s'y trouvait. Ses lèvres
continuèrent à clapoter l'une contre l'autre après qu'il eut
fini et ses sourcils se froncèrent. Il commençait à réaliser
que sa nouvelle recrue ne correspondait pas aux normes
habituelles et la minceur de ses informations l'inquiétait. Il
les résuma.
– Mademoiselle Dutoit, née à Fort-de-France en Martinique, le 7 juillet 1969, le bac au lycée Clemenceau de
Montpellier, mention bien, puis l'université, à Montpellier
toujours, et le Capes, en 1992. Des études brillantes.
Son regard alla du dossier à la fenêtre puis bifurqua vers
Joséphine où il fit une pose rapide sur le liseré de peau
tendu, en haut du short, là où les cuisses se croisaient.
Joséphine n'écoutait pas. Son dos était parcouru de courbatures douloureuses. À quoi bon cet entretien grotesque,
songeait-elle, puisque les dés étaient lancés. Elle ne ressentirait jamais cette peur excitante du nouveau professeur
prenant ses fonctions. Elle n'avait pensé qu'à ça, après son
Capes. De Maddé enchaînait ses réflexions sur les
concours d'enseignement et leur difficulté. Il parsemait son
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discours de sourires mécaniques.
– Je t'en prie, dépêche-toi, supplia Joséphine.
Elle craignait de ne pas tenir. De se lever, de balayer l'inutile dossier et peut-être de frapper De Maddé. Elle
s'imposa le rythme respiratoire du yoga et parvint à ne plus
voir les mains jointes du Principal ni son air d'évêque
quand il parla de la pédagogie. À un moment, il évoqua
l'orgueil de la réussite et il ne s'aperçut pas que Joséphine
pâlissait. Elle ne parvenait pas à se débarrasser du souvenir. Le père martelant les touches du minitel, se trompant,
bon Dieu de saloperie d'appareil, bégayant tu l'as pas, tu
l'as pas, les salauds, mais si papa, là, cinquième ligne et on
doigt tremblait aussi, la joie l'irradiait, Joséphine Dutoit
cinquantième sur deux mille, Joséphine Dutoit cinquantième, regarde bon Dieu ton nom est marqué, nom de Dieu
de nom de Dieu. Et le père ne l'avait même pas embrassée,
s'était retourné, comme fou, s'empêtrant dans le fil du minitel renversé, ainsi que le téléphone, une facture énorme,
dévalant l'escalier du jardin puisque la mère n'osait plus
rentrer tant que les résultats n'étaient pas connus, maman,
maman, la petiote est reçue nom de Dieu, cinquantième je
te dis, pas croyable, du premier coup. Et les voisins qui entendaient crier, que se passe-t-il monsieur Dutoit, ils
s'affolaient les voisins et ils avaient raison au fond, la mère
raide dans l'allée du jardin, une syncope de trop grand
bonheur selon le médecin...
– ... Votre premier poste, au collège Malraux. Je
constate que vous avez demandé Sponge, ce qui nous honore. J'avoue cependant que j'attendais votre visite plus
tôt. La rentrée est dans quarante-huit heures.
Joséphine repoussa la mémoire. Elle n'avait pas droit à
l'attendrissement. Elle savait comment procéder. Un cer38
tain nombre de gestes à accomplir et des phrases toutes
prêtes à débiter. Elle s'appuya au dossier de la chaise, décroisa les jambes et prit dans son sac le paquet de Craven.
Elle désigna le cendrier rempli de mégots.
– Je ne vous demande pas l'autorisation de fumer... Je
suppose que Sponge est tout, sauf une ville folichonne ?
Vous comprendrez que j'aie retardé au maximum le jour de
mon installation.
Joséphine alluma la Craven. Sa main moite humecta la
surface laquée du briquet. Elle recroisa ses jambes. Pendant ce temps, De Maddé avait refermé le dossier et fait le
ménage sur son bureau. II paraissait soudain très calme. Il
s'empara d'une règle plate, la tordit devant lui comme si il
en testait la solidité. Il dévisageait Joséphine avec froideur
lui signifiant qu'il la traiterait dorénavant en ennemie. Ses
mains étaient longues, soignées. L'une s'ornait d'une chevalière d'or, le poignet de l'autre d'une gourmette qui
cognait le bureau. De Maddé plissa les paupières, peut-être
même les ferma-t-il complètement. Des veinules apparentes couraient sur les doigts pâles dont Joséphine,
emportée par une incontrôlable répulsion physique, suivait
les mouvements irrités. Elle exhala plusieurs bouffées de
fumée, sans concevoir qu'elle adoptait des poses de pute
s'adressant à un client.
– Exact mademoiselle Dutoit, Sponge est un trou.
Personne ne désire échouer ici, ce qui donne d'autant
plus de prix à votre choix, choix que je m'explique assez
mal d'ailleurs...
De Maddé éternua. Il prit son temps pour se moucher
dans un kleenex qu'il jeta dans la poubelle. Lorsqu'il se remit à parler, sa voix avait perdu toute conviction.
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– Je vous attribue deux classes de quatrième et trois
autres de troisième, Je vous promets que l'enseignante débutante que vous êtes aura peu de soirées libres à se
demander si Sponge est ou n'est pas une ville folichonne.
Le bon déroulement d'une carrière s'apprécie au travail
fourni dès la première année.
La menace était précise. De Maddé reposa la règle et attendit. Joséphine écrasa la Craven dans le cendrier. De
Maddé regarda ses seins quand elle se pencha et elle eut
un bref accès de révolte. Elle avait trop promis à Martial.
– Une carrière ne m'intéresse pas. J'accomplirai le travail pour lequel on me verse un salaire mais je ne me
considère nullement mariée à l'Éducation nationale et
moins encore au collège Malraux.
De Maddé se dessina un sourire glacé. Il fit craquer ses
doigts.
– Libre à vous. Je ne peux en effet pas exiger davantage
qu'un service correctement assuré.
Il se tut et considéra les cuisses de Joséphine. Son regard
grimpa vers la poitrine, revint vers les jambes. Le manège
se répéta, avec une précision violente. Joséphine pensait à
Martial, à Martial qui courait sur la plage de Tichy, en Algérie, à Martial qui l'entraînait vers la mer en criant viens,
je t'apprendrai à nager et il lui avait appris malgré sa terreur de l'eau. Et elle avait senti sa main soutenant son
ventre et ses seins, puis son sexe contre sa cuisse. De Maddé tendit l'index.
– Je croix comprendre, à votre tenue et à votre langage,
que vous considérez Sponge et son collège comme un ramassis de demeurés qu'il faut choquer. Pourquoi pas...
Il s'interrompit, rassembla des dossiers, les empila. Il
40
avait décidé que la conduite de Joséphine était un enfantillage, certes agaçant, mais somme toute convenu de la
part d'une jeune diplômée issue d'une ville universitaire.
...Mais si rien ne vous oblige à faire du zèle, rien ne
m'oblige à aller au-devant des ennuis. Le collège a eu sa
part l'année dernière, je vous mets donc en garde. Puisque
vous logerez au château, chez madame Mondrian, cela me
facilitera les explications. Vous remplacez monsieur Curtil,
professeur lui aussi débutant quand il est arrivé parmi
nous. Vous avez récupéré son logement au château, a
croire que notre chère comtesse...
– Donnez-moi les renseignements concernant mon travail, coupa Joséphine. Le reste ne me concerne pas...
Sa voix n'était pas agressive. Il lui semblait que c'était ce
qu'elle devait dire, à cet instant. Elle espérait que, De
Maddé ne lui obéirait pas. Elle s'abandonna sur son siège,
montrant ainsi sa bonne volonté. De Maddé le comprit et
esquissa un signe apaisant de la main.
– J'y viens, mademoiselle Dutoit. Pourtant, ce que je
dis vous concerne aussi, croyez-moi. Votre prédécesseur a
déclenché une sorte de séisme à Sponge.
– De quel genre ? interrogea Joséphine.
La peur asséchait sa gorge. Elle pensa que De Maddé
n'avait pas entendu mais elle se sentait incapable de répéter. Elle fut prise de vertige, revivant ses terreurs d'enfant
quand elle se tenait devant le père assis. à la table de cuisine, le doigt pointé sur une rare mauvaise note du carnet
scolaire. Joséphine bougea les lèvres, mais De Maddé enchaîna.
– Le pire pour un enseignant. Problème avec une de ses
élèves, une gamine de troisième. Je pense que vous me
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comprenez à demi-mot ?
Le regard de De Maddé fuyait. Toute son attitude indiquait son refus d'admettre la possibilité d'une affaire de
mœurs dans son établissement. Il leva les bras, se massa la
nuque. Les manches de la veste glissèrent sur les bras
musclés et bronzés et Joséphine se souvint de la lettre où
Martial racontait que De Maddé occupait ses dimanches à
bâtir sa maison. Elle profita du répit pour allumer une nouvelle Craven. Sa main trembla quand elle utilisa le briquet
et elle crut discerner un sourire cruel sur le visage de De
Maddé.
– Au risque de divertir la non-conformiste que vous
êtes, je dois vous prévenir que Sponge est une ville au
conservatisme frileux. Personne ici ne plaisante avec la
morale et encore moins avec... le sexe. Je vous conseille
d'entrer à l'église ce prochain dimanche : vous y constaterez que la désaffection religieuse n'existe pas chez nous.
Votre façon de vous habiller déplaira à mes parents
d'élèves et c'est pourquoi elle me déplaira aussi : Votre
prédécesseur a fait la cruelle expérience d'une conception
trop intellectuelle de sa liberté.
– Il était coupable ou la ville l'a jugé coupable ? insista
Joséphine. Elle posa la main droite, armée de la Craven,
sur son genou et verrouilla l'autre entre ses cuisses.
– Oh, coupable, tout à fait coupable, je vous le garantis
même si les habituels clichés veulent que les provinciaux,
évidemment archaïques, se livrent évidemment à la chasse
aux sorcières. En tant que Principal, j'entérine les décisions de mon Conseil d'administration et je puis vous
assurer qu'il n'a pas manqué une voix pour condamner l'inadmissible conduite de votre prédécesseur et exiger sa
révocation.
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– Sauf celle de la comtesse, corrigea mentalement Joséphine. La seule représentante des parents d'élèves à l'avoir
défendu, avait dit Martial. Oui, les autres, tous les autres,
le maire, la pharmacienne, le directeur de la maison de retraite, le patron de la scierie, les deux ingénieurs de l'usine,
les profs, ils s'étaient tous acharnés, crocs dégainés.
– Je vous l'ai dit, une forte tradition catholique explique
nos scrupules moraux, poursuivit De Maddé. Il y a ici trois
églises pour deux mille habitants. Encore que, attirer une
fille d'une classe de troisième dans son lit, indignerait le
plus libertin des parents. Quoi qu'il en soit, je ne veux pas
revivre de tels drames.
Joséphine imagina qu'elle se levait. Qu'elle déversait sur
le bureau de De Maddé les lettres de Martial qu'elle
conservait toujours dans son sac. Qu'elle lui lisait celle où
éclataient ses mensonges. Martial écrivait son enthousiasme d'avoir enfin découvert une élève passionnante à
qui il faisait découvrir la littérature, la musique, le cinéma.
Joséphine traitait De Maddé de salaud, lui crachait à la figure et s'en allait. Mais elle se domina, certaine que De
Maddé serait trop content de se débarrasser d'elle.
– Je vous assure, monsieur le Principal, que vous n'avez
pas à craindre ce genre de chose, dit-elle avec une ironie
glacée. Je me contenterai de faire des cours d'un classicisme absolu comme on me l'a montré pendant les stages.
– Parfait, conclut De Maddé en se levant. Dans ce cas,
je ne vois pas pourquoi nous ne parviendrions pas à nous
entendre.
– Nous nous entendrons, murmura Joséphine. Vous
pouvez compter sur moi.
Elle s'était levée et sa voix s'était adoucie. Elle tira sur
43
son short, décollant le tissu de la peau. Un peu de transpiration mouillait ses cuisses, là où elles s'étaient croisées
trop longtemps. De Maddé suivait chacun de ses gestes.
Elle lui adressa un sourire caressant, presque une invite à
la toucher, s'il osait. Il était près d'elle maintenant et devait
sentir son parfum. Elle identifia le désir dans ses yeux,
cette étincelle qui faisait perdre la raison à la plupart des
hommes qu'elle rencontrait.
– D'ailleurs, enchaîna-t-elle aussitôt, peut-être auronsnous l'occasion de nous rencontrer dans des endroits plus
intimes que ce bureau officiel.
Elle accompagna ses paroles d'un sourire indécent. De
Maddé se détourna et ouvrit la porte de sortie .
– Vous serez confortablement installée chez la comtesse. Une femme étrange certes, mais qui possède une
luxueuse propriété. Savez-vous qu'elle a un fils au collège ?
– Non, mentit Joséphine.
Elle se glissa jusqu'à la porte, passant devant De Maddé.
Elle atteignait à peine son épaule.
– Benjamin Mondrian est la gloire de l'établissement.Ce qu'on appelle un surdoué : il entre en troisième à
l'âge de douze ans. Il obtient une moyenne de dix-huit
dans toutes les matières, sauf en gymnastique. Vous ne
1'aurez pas en classe, je l'ai donné à un de vos collègues
sachant que vous logiez au château.
De Maddé tendit la main.
– À lundi, mademoiselle Dutoit.
Les doigts étaient brûlants.
44
__________ CINQ __________
Sitting Bull surveille l'allée cavalière depuis la terrasse
du château. Sous ses pieds, Ray Charles râle des sons
atroces, Hard Times deux minutes cinquante-sept méconnaissables et trois minutes cinquante-quatre de Rock
House comme un putain de T.G.V. lancé à fond et qui
freine. Le caméscope Sony Pal Secam quatre cent
soixante-dix mille pixels son stéréo micro multidirectionnel position grand angle, merderie japonaise fait chier tous
ces boutons, pivote sur son axe à la moindre pression du
doigt de Sitting Bull.
– Elle fout quoi cette conne ? Vers seize heures elle a
écrit à l'Autre Salope. Quand on fait des promesses on les
tient, je bousille une cassette à filmer que des riens et c'est
pas elle qui prend le soleil en pleine gueule malgré le chapeau de mon papa quand il jardinait, en paille, un peu
grand, je l'ôterai quand elle arrivera elle me prendrait pour
un larbin. Merde, qu'est-ce qu'elle fout, le nègre aveugle
va commencer I Wonder who et après il n'y a plus que
douze minutes trente-deux.
Sitting Bull entend les hurlements des chiens quand Ray
Charles se tait. Ils proviennent du chenil, isolé au fond du
parc, derrière un bouquet de hêtres. Huit chiens sans nom,
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sans race, recueillis le long des routes ou à la S.P.A. Ou
volés. Sitting Bull sourit énigmatiquement. Tout n'est donc
pas terminé ? Il s'étonne d'autant de patience de la part des
chiens affamés. Il se retient de courir au chenil malgré
l'envie qui le saisit. Joséphine la Noire ne tardera plus. De
toute façon, le spectacle est toujours le même. Il a filmé
dix fois les chiens dévorant les deux chats que Sitting Bull
lance par-dessus l'enclos. Des chats volés. Aujourd'hui, les
chiens manquent d'appétit et Sitting Bull décrète qu'ils
n'auront rien à bouffer durant quatre jours. Sitting Bull
consulte sa montre. Un chrono merderie jap, résistant à
trois cents mètres de pression d'eau bip horaire microlampe thermomètre exigé de l'Autre particulièrement
quand elle avait hurlé qu'il ne mettait jamais les pieds à la
piscine.
– Cinq minutes encore et je boucle le portail à la négresse. Elle ira à l'hôtel de la Gare un bordel pas possible
comme si les trains de l'usine traversaient les chambres, ça
lui apprendra la politesse. Elle se croit le nombril du
monde peut-être parce qu'elle est nègre, mais j'en ai rien à
foutre je suis pas comme mon papa qui tournait frappadingue à la vue d'une peau noire. Rien à foutre.
Sitting Bull réfléchit. Il veut rencontrer la locataire le
premier. Demain, l'Autre sera sans doute au château, elle
tirera toute la couverture à elle et les miettes à Sitting Bull.
Elle l'enfermera peut-être dans la cuisine ou ailleurs, deux
jours entiers une fois pour qu'il se calme. La filmer, oui,
surtout filmer Joséphine la Noire, il y a si longtemps qu'il
n'a pas filmé de femmes. À part l'Autre Salope qu'il
connaît sous toutes les coutures jusqu'à la profondeur de
son nombril. Filmer avec la merderie jap quand elle viendra et Sitting Bull sent une moiteur lui prendre les couilles
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et ça il ne le désire pas et il serre les cuisses et heureusement ça s'en va.
Le silence est intenable. Sitting Bull entend à peine le
murmure des marronniers. Sitting Bull pense que les chats
sont morts. Il se demande si les chiens ont laissé les
oreilles et les queues. Sitting Bull a remarqué que les
chiens affamés ne mangent pas les oreilles et les queues.
Sitting Bull se dit qu'il devra se réapprovisionner en chats.
Il n'en reste plus que trois ou quatre enfermés dans une remise et ça ne suffira pas pour éteindre le silence. Sitting
Bull sent qu'il n'en peut plus de tout ce silence, que s'il
s'éternise il hurlera comme un loup.
– Pas le temps de mettre un compact mon papa, tu vois
pas que pendant que je serais dans ta chambre la négresse
se pointe ?
Il sait qu'il ne tiendra pas au-delà d'un quart d'heure. Il
ne veut pas utiliser aujourd'hui le baladeur Aiwa dix-huit
présélections tellement il a déjà flingué ses tympans. Sitting Bull est désespéré. Sitting Bull consulte encore sa
montre. Il regarde la trotteuse foncer autour du cadran et
songe qu'elle a une chance inouïe.
– Dans deux minutes, je m'appelle commandant Cousteau, décide soudain Sitting Bull. Sitting Bull commence à
me faire chier, pas foutu capable d'attirer une négresse.
Il est satisfait de son choix parce qu'il entend presque
aussitôt le bruit d'un moteur à l'entrée de l'allée cavalière.
▼▼▼
La Honda se faufilait le long de l'allée cavalière, bordée
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de chênes imposants. Cinq cents mètres de ligne droite, le
château fermant la perspective. L'allée se creusait de nidsde-poule, parfois comblés de cailloutis. Joséphine admirait, malgré sa décision de débarquer au château comme si
elle se garait devant une H.L.M. La propriété, majestueuse, l'impressionnait. Elle reconnut immédiatement sur
la droite le pavillon de briques roses, si souvent évoqué
par Martial. Sa future maison était celle des gardiens, au
temps de la splendeur. Joséphine accéléra légèrement.
L'angoisse la taraudait. Ce n'était pas seulement le silence
ou l'abandon de la propriété qui agissaient sur elle. Elle
approchait de Martial, de plus en plus près de Martial et la
joie et le désespoir se mêlaient. La maison de briques roses
était le but et la fin.
La Honda roulait en première depuis qu'elle avait franchi
les hauts murs de clôture. Joséphine voyait bien maintenant l'éclatante bâtisse appelée château. L'ombre
s'épaississait. Elle tombait de la cime des marronniers
comme un filet lâché du ciel. Il y avait aussi des battements d'ailes, des pigeons décréta Joséphine désireuse
d'oublier les milliers de corneilles nichées dans les arbres
où elles font un barouf insupportable que Martial citait
dans ses lettres.
Il écrivait encore: Le château ne mérite pas son nom.
Tout au plus une vaste demeure bourgeoise du dix-neuvième siècle, construite par un ténor de l'Opéra Garnier
en mal de campagne. Le mari de la comtesse richissime
industriel je ne sais où, a offert le tout à sa femme puis,
quand est venu le temps des amours mortes. il prit la clé
des champs en lui cédant le château qu'il n'aimait pas. On
m'a raconté ça dix fois. La propriété se déglingue, la comtesse préférant mener une vie de bâton de chaise plutôt
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que celle de propriétaire attentive. La description de Martial manquait d'enthousiasme. Il avait toujours connu le
luxe de beaux appartements que lui louait son avocate de
mère.
Joséphine arrêta la Honda au pied d'un escalier monumental jeté contre une façade imitation Renaissance. Elle
coupa le moteur, leva la tête vers le carré de ciel bleu
déposé au-dessus du château. Elle constata que la plupart
des fenêtres avaient leurs volets clos.
– Alors là, alors là ... le jackpot mon pote ulule dans sa
bouche Commandant Cousteau, une nana en moto non
mais je rêve et noire, entièrement noire sous le pull rouge.
Mon papa si tu voyais même pas un pagne enfoncé dans la
raie du cul, tout on voit, devant aussi, ça non mon papa tu
serais pas parti si tu voyais son cul que je filme en gros
plans on le regardera ce soir au magnétoscope...
– Il y a quelqu'un ? cria Joséphine.
Elle actionna encore le heurtoir, une patte de lion. Elle
l'avait fait dix fois, de plus en plus fort. Elle attendit, indécise. Le rendez-vous fixé par Irène Mondrian n'était
dépassé que de cinq minutes. Elle était donc au château,
quelque part dans la propriété. S'aventurer à sa recherche
ne tentait pas Joséphine. Elle se perdrait. Ferait des rencontres effrayantes.
– Vas-y ma belle, murmura-t-elle, rajoutes-en. Le loupgarou de ton enfance ou le jardinier bossu et violeur.
Elle se promit de raconter ses frayeurs à Béa, ce qui
amena un sourire sur ses lèvres au moment précis où la
porte s'ouvrait.
– Qu'elle est belle et qu'elle me plaît mon papa, une
créature de rêve comme ils écrivent dans Vogue. L'Autre
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Salope en crèvera de jalousie et la Noire lui piquera l'un
après l'autre tous 1es types avec lesquels elle se roule et
je1'aimerai encore plus si elle fait ça, je l'aimerai tellement
que je l'aimerai plus que toi mon papa.
Son nombril bouge devant mes yeux.
Je te jure que son nombril bouge, bordel comment elle
fait ? Un puits d'amour noir où je plongerai mon doigt,
oui, Commandant Cousteau le fera, il sait ce qui plaît aux
femmes mon papa pour qu'elles couinent comme l'Autre...
– Bonjour, fit Joséphine. Madame Mondrian m'attend,
je suis...
– Joséphine Dutoit, la nouvelle locataire, compléta
Commandant Cousteau.
– Benjamin, je parie. Le fils de madame Mondrian ?
– Laissez tomber s'il vous plaît. Aujourd'hui, je m'appelle Commandant Cousteau et demain on verra.
Joséphine rit. Un rire poli qui ne s'aventurait pas. L'accoutrement de l'enfant l'avait surprise - après tout, le jeu
d'un gamin de douze ans - mais les paroles étaient dites
avec gravité. Elle éprouvait aussi un réel soulagement Elle
avait redouté un garçon prétentieux, genre fils de famille
hautain louant les communs à l'enseignante prolétaire.
Benjamin lui parut plus proche du phénomène de foire.
– Accordez-moi une minute, j'aimerais jeter un coup
d'œil à votre moto.
Il descendit les escaliers et s'approcha de la Honda. Il se
mit à tourner autour de la moto, dans un sens puis dans
l'autre. Il avait abandonné Joséphine près de la porte d'entrée et faisait comme s'il était seul. Elle crut qu'il se
regardait clans les rétroviseurs alors qu'il l'observait après
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les avoir inclinés à sa guise.
– Pourquoi Martial m'a-t-il si rarement parlé de Benjamin ? regrettait Joséphine. Elle était de plus en plus
détendue, satisfaite d'aussi peu de cérémonial. Plus rien ne
pressait, pas même l'entrée dans son futur logement. Elle
avait préparé tant de mots, s'était préparée à tant d'attitudes
convenues et tout se résolvait dans le silence d'un enfant
admirant une moto. Benjamin était un garçon dodu, de
taille moyenne. Son visage surtout était rond, avec des
pommettes hautes et épaisses dessinant des coussinets de
chair molle sous les yeux. Des cheveux d'un blond pur,
bouclés, cultivaient une apparence efféminée. Benjamin
était plutôt laid et cela semblait lui plaire.
– On s'habille toujours ainsi au château ? plaisanta Joséphine. Elle désignait l'accoutrement de Benjamin - une
pantalon-golfe à la Tintin surmonté d'un gilet rayé maître
d'hôtel à même la peau et, aux pieds, des Nike sans
lacets - mais l'enfant ne leva pas la tête vers le haut de l'escalier.
-Si les déguisements vous intéressent, il y en a plein les
armoires, dit Commandant Cousteau.
Il cessa de polir le ventre de la Honda. Joséphine s'aperçut qu'il l'observait dans les rétroviseurs.
– Je peux vous transformer en n'importe quoi, ni vu ni
connu.
Il se remit à caresser la moto. En fait, il ne la touchait
pas. Ses doigts frôlaient l'acier rouge, esquissaient des
gestes compliqués. Il les recommençait quand il les jugeait
imparfaits.
– Benjamin !
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– Commandant Cousteau ! Ce n'est pas sorcier à retenir
pourtant ! hurla Commandant Cousteau. D'ailleurs, descendez, vous ne logez pas au château !
Joséphine obéit, un peu sidérée. Elle s'approcha de Benjamin, hésitant sur la conduite à adopter. Les narines de
l'enfant palpitaient, son visage se crispait de colère.
– A la rigueur, dites Sitting Bull, mon nom d'avant
votre arrivée. Je change tous les jours, il faudra vous habituer.
Joséphine accepta le jeu de l'enfant.
– Je préfère Commandant Cousteau. J'essaierai de
m'appliquer à l'avenir mais comment devinerai-je le nom
en cours ?
Commandant Cousteau réfléchit. Il pinçait son ventre replet sous le gilet.
– Un problème gênant, vous avez raison. Je ne vois que
le badge, mais c'est un peu répugnant de s'afficher une
pancarte sur la poitrine, vous ne trouvez pas ? En plus, les
autres sauront...
– Comment fait votre mère ? suggéra Joséphine. Peutêtre pourrais-je agir comme elle ?
Le sérieux de l'enfant l'effarait. Il n'avait pas souri une
seule fois ni montré d'une manière ou d'une autre qu'il
jouait. Il se contentait de froncer les sourcils. Ses yeux
étaient d'un vert étrangement terne.
– On verra... On verra, murmura-t-il.
Il se tenait entre Joséphine et la Honda, si bien qu'elle ne
savait pas si elle devait écarter l'enfant ou le contourner. Il
lui parut qu'il n'apprécierait aucune des deux solutions. Il
l'observait maintenant, avec audace, s'attardant sur son
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short ou sur son débardeur. Joséphine se sentit rougir sous
le regard de l'enfant. Il avait toujours ce froncement des
sourcils, comme si sa tenue était pour lui un agaçant rébus.
Soudain, il tourna le dos et se pencha vers l'avant, offrant
ses fesses tendues. Puis, il se redressa en pivotant, jaillissant devant Joséphine qui ne put retenir un mouvement de
recul. Commandant Cousteau brandissait une perruque
blonde, comme un scalp, et apparaissait le crâne rasé,
d'une blancheur d'œuf pâle. Il ressemblait à un pitoyable
petit skinhead raté essayant de rassembler sur son visage
toute la hargne vue sur les images de télévision. Joséphine
réalisa qu'elle ne devait surtout rien ajouter à la maladresse
de sa première réaction sinon Commandant Cousteau
pleurerait. Elle était assez bonne comédienne pour s'en tirer.
– Il y a même des perruques au château ?
L'enfant avait trop d'intelligence pour répondre à une
question stupide. Mais le frémissement des lèvres disparut
et il enfouit la perruque sous la ceinture de son pantalon. Il
libéra aussi le passage à Joséphine, en se mettant de biais,
de telle manière que si elle avançait, elle ne pourrait éviter
de le toucher.
– Vous ne me demandez pas pourquoi je change de
nom chaque jour ? Tout le monde demande ça et j'apprécie
qu'on me le demande.
Joséphine soupira. Si l'enfant l'amusait, elle n'avait pourtant aucune envie de demeurer le reste de l'après-midi au
pied de l'escalier.
– Il faut que je m'emménage. Je dispose de peu de
temps d'ici la rentrée scolaire et votre mère devait me faire
visiter la maison.
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– Ma mère est absente. Je la remplace. Vous ne vous intéressez jamais au nom des gens ? J'ai une théorie sur les
noms, quelque chose d'imparable. Votre maison pouvait attendre une ou deux minutes supplémentaires. Vous ne
connaîtrez jamais ma théorie parce que maintenant si vous
me posez des questions là-dessus je ne vous répondrai pas.
Votre logement est loin, je peux monter sur la moto ?
– Évidemment, dit Joséphine. Elle regrettait d'avoir déçu l'enfant au point de provoquer cette colère têtue qui
ramenait à lever la tête d'une façon arrogante. Elle se rassura quand elle le vit se précipiter vers la Honda et
s'installer à l'arrière, très impatient, alors que la moto était
sur sa béquille. Il dut redescendre, laisser Joséphine s'asseoir, démarrer. Le moteur, parfaitement entretenu,
émettait un clapotement doux, régulier, que Commandant
Cousteau couvrit en criant dans le dos de Joséphine :
– Ma mère m'appelle Benjamin Mondrian. Je lui interdis d'utiliser mes autres noms, mais vous, vous
n'emploierez qu'eux parce que je vous interdis de m'appeler Benjamin Mondrian.
Commandant Cousteau n'en revient pas d'autant de délices. Quatre cents mètres les séparent du pavillon de
briques rouges, presque rien, des secondes qui filent, saloperie de vie mal foutue. Proposer un tour complet du parc,
impossible, la Noire prendrait peur, mes projets à l'eau,
surtout la domestiquer, oui, doucement, bordel j'ai envie
j'ai envie j'ai envie. Entre les cuisses de Commandant
Cousteau, le siège de cuir noir, il le serre, serre encore, des
larmes viennent, plus que deux cents mètres pour poser la
main et pourquoi pas les deux, hein, pourquoi pas les
deux ? Il ferme les yeux, le bonheur douloureux l'emporte
là où il ne va jamais, il ne sait même pas que ça existe,
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non, même pas, il meurt, sûrement il meurt, c'est donc ça
la mort vive la mort. Puis la terreur engourdit son bras,
l'absurdité de sa folie atteint Commandant Cousteau, il
bousille tout avec son impatience, elle hurlera « non », jettera la moto sur le bas-côté, le giflera et ce sera pire que le
jour où mon papa a visionné les cassettes et a fait sa valise.
Commandant Cousteau bouge les lèvres, il essaie de mordiller le coton du débardeur rouge ou peut-être il parle.
Mes deux bras autour de la taille, une bouée sinon je me
noie mon papa, je sens la chaleur, toute la chaleur de sa
peau qui roulerait sous mes doigts si je voulais, l'index là
où je t'ai dit, au fond du puits d'amour.
Non.
Elle sent bon mon papa, si tu sentais comme elle sent
bon je vais la mordre, comparée à l'Autre acide et révoltante.
– Côté fringues, vous ne faites pas dans la dentelle !
hurla Commandant Cousteau quand la Honda s'arrêta.
Il ne descendit pas tout de suite et corrigea :
– Vos vêtements surprennent pour un professeur.
– C'est possible, concéda gentiment Joséphine. Il me
semble que voici la maison...
Elle restait assise, satisfaite que Benjamin s'attarde lui
aussi. Elle éprouvait un trouble étrange à partager cette
sorte de vague complicité avec l'enfant, dans la paix du
parc et près de l'endroit qu'avait habité Martial. « Pourquoi
ne s'est-il pas accroché à ma taille » regrettait Joséphine.
Quand ils se retrouvèrent côte à côte, devant la Honda, elle
regarda les mains potelées et en évalua la douceur.
Elle demeura un instant à épier la maison. Commandant
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Cousteau respecta son silence. Il ne la suivit pas quand elle
contourna le bâtiment. Il paraissait tolérer son désir de
prendre la mesure d'un lieu où elle vivrait si longtemps. La
maison était petite, un seul étage coiffé d'un toit pointu,
aux tuiles vernissées rouge et or. Un balcon de bois courait
sur une des façades. Il était bancal. Des nichoirs à hirondelles s'y accrochaient mais ils disparaissaient sous la
lèpre verdâtre d'une mousse qui exhalait des odeurs de forêt. Devant la bâtisse, une cour étroite ou plutôt un passage
de voiture, serpentait à travers un capharnaüm végétal
dans lequel on reconnaissait des rosiers. Le haut mur de
clôture, proche, étouffait les rares bruits de circulation. Le
château était à l'écart de la ville. Le soleil dispersait les réverbérations colorées des tuiles autour de la maison.
Pourtant, l'ensemble était mélancolique. On imaginait difficilement que des fêtes aient pu autrefois animer les lieux.
II y avait eu de la musique, des rires, l'ébauche de liaisons
amoureuses dans l'ombre du parc et il ne restait rien de
tout cela.
Joséphine retardait l'instant où elle entrerait dans la maison. Leur maison.
Martial avait peu décrit les extérieurs. Par contre, ses
premières lettres déliraient sur l'intérieur de son petit château, un logement de gardien métamorphosé en bijou,
probable garçonnière d'un précédent propriétaire ou annexe pour des invités de marque. Son soulagement éclatait.
Le snobisme de Martial, agaçant, redoutait un logement en
H.L.M. Je n'espère rien de mieux d'une bourgade industrielle avait-il confié à Joséphine. Dès qu'elle pousserait la
porte, elle se heurterait au harcèlement des phrases de
Martial.
Quand elle rejoignit Commandant Cousteau, assis sur la
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Honda et surpris en train d'émettre des « vroum vroum »,
Joséphine chercha à se faire pardonner son absence. Elle
demanda des nouvelles de madame Mondrian.
– Votre maman sera longtemps absente ? Je la verrai ce
soir ?
– Ne me parlez pas comme à un môme de quatre ans !
jeta Commandant Cousteau.
II s'éjecta de la moto mais garda une main sur la poignée
des gaz. Il la tournait dans tous les sens, avec brutalité.
– Attention ! protesta Joséphine.
Le mouvement de la main ralentit puis s'arrêta. Commandant Cousteau s'écarta de la Honda autant que la
longueur de son bras le lui permettait.
– Ma mère n'est pratiquement jamais au château.
Presque toujours, je suppose, dans le lit d'un de ses nombreux amants. Elle loue cette maison depuis trois ans parce
qu'elle attend du locataire qu'il soit ma baby-sitter au cas
où il se produirait quelque chose de grave. Je hais ma
mère.
Joséphine se contracta. Elle se sentit pâlir, puis des
ondes glacées gagnèrent son dos, jusqu'aux épaules. L'enfant la dévisageait de ses yeux complètement délavés. Son
visage était tout d'un bloc, mort. Pourtant, Joséphine pressentit que si elle se trompait de réponse, elle n'aurait plus
qu'à s'en aller. Elle détacha la mallette du porte-bagages,
remit les sangles en place. Quand elle parla, elle préféra se
pencher vers l'arrière de la moto, comme si elle vérifiait
quelque chose. Sa voix n'était pas sûre.
– J'adorerai être votre baby-sitter, du moins je l'espère.
Peut-être serons-nous même amis ?
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Commandant Cousteau reprit vie. Tout son corps s'anima. Il parcourait ses lèvres de coups de langue rapides et
plissait les paupières à toute vitesse. Il se précipita sur la
mallette, la cala difficilement sous son bras trop court.
– On verra, on verra, dit-il précipitamment.
Il fit la moue, mécontent de s'être montré si peu chaleureux.
– Nous serons souvent seuls au château alors il vaut
mieux qu'on s'entende. Je vous préviens, ma mère détestera ça. Elle déteste tout ce qui me fait plaisir. On la visite
cette maison ?
La proposition de Commandant Cousteau délivra Joséphine. Elle était pressée maintenant de quitter l'enfant
alors qu'une minute plus tôt, elle repoussait le moment où
elle pénétrerait dans l'appartement de Martial. Elle allait
enfin se retrouver seule. En tout cas, loin de la curiosité
énigmatique de Commandant Cousteau, de ses crudités de
langage et de la façon qu'il avait de l'épier avec ce mélange déroutant d'intérêt et de déception.
– Je préfère entrer seule, dit Joséphine.
– Vous ne connaissez pas la maison. Je dois vous expliquer plusieurs choses.
– Elles attendront demain. Je désire vraiment être seule.
Vous voulez bien me donner les clés ?
– Comme vous voudrez, concéda Commandant Cousteau.
Il posa la mallette, tendit le trousseau, fit demi-tour et
détala. Joséphine eut la certitude qu'il était soulagé de ne
pas entrer dans la maison.
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__________ SIX __________
Joséphine ouvrit l'agenda à la page du jeudi vingt-sept
septembre. Le crayon-mine offert par Martial dégorgea
une boue noire sur le feuillet d'or pâle. Joséphine en
éprouva une tristesse aiguë, disproportionnée à l'événement. Elle redressa la tête, hésitante, comme si elle ne
désirait plus écrire. Le bureau s'obscurcissait sous l'effet
d'une lumière mauve due à l'orage proche. La pièce était
très belle, avec des lignes pures. Des poutres apparentes
- présentes partout dans la maison - équarries à la hache.
Une armoire campagnarde en noyer face à une étagère de
même bois. Un parquet à damiers, un secrétaire Louis XV
sur lequel travaillait Joséphine et sur les murs un tissu à
peine bleuté, veiné de filets dorés.
Joséphine alluma la lampe Gallé. Le cône de lumière se
déversa sur ses mains qui tremblaient un peu puis s'éteignit, se ralluma. Le tonnerre gronda, encore loin, et le ciel
devint noir. Le bruit avait suffi à réveiller les chiens au
fond du parc. Ils se mirent à hurler, puis il y eut des éclairs
rougeoyants suivis d'un craquement violent du tonnerre.
Les chiens se turent. Le vent brassait les branches des mar59
ronniers. Joséphine écrasa le dos de 1'agenda qui se refermait. Elle prit le stylo à encre rouge de Prisunic réservé à
la correction des copies.
Il pleut. Hier aussi. Sponge est une ombre chinoise.
Lettre de Béa. Réponse.
Réunion de parents d'élèves demain. Je mettrai ma minijupe bleue.
Je traîne en pyjama.
Alban Michaille a téléphoné.
Constance Bellot m'invite à dîner avec une autre prof
célibataire.
Entraperçu la silhouette de la comtesse mais pas vu
Benjamin de la journée.
Je meurs d'ennui,
Joséphine parqua l'agenda sous une pile de romans, en
bout de secrétaire. Les malles en étaient bourrées mais
cela ne suffirait pas. Le week-end était interminable. Le
dimanche surtout. À la fin de la messe, Sponge se vidait et
la ville ressemblait à une cité de science-fiction. Il n'existait évidemment aucune librairie, une maison de la presse
tenant lieu de temple de la culture. Un feu brûlait dans la
cheminée de la pièce d'à côté. il tempérait la maison. En se
penchant, Joséphine apercevait les flammes hautes. Elle
entendait aussi les crépitements rassurants. Elle avait l'impression réconfortante d'une présence dans l'autre pièce. Si
elle parlait, on lui répondrait. Dès que le bruit s'atténuait,
elle alimentait le feu d'une abondance de charbonnettes.
Elle restait une minute ou deux devant les flammes, ravagée d'un désespoir qui l'approchait des larmes. Elle se
forçait alors à retourner derrière le secrétaire, à manier des
objets. À faire; La cheminée fonctionnait depuis le début
60
de la semaine. Le temps était à la pluie, la bise vinaigrée
balayait le parc de glapissements rageurs. Benjamin apportait les paniers de bois. Il veillait sur le feu quand
Joséphine travaillait au collège. L'assiduité scolaire de
l'enfant semblait aléatoire. Lorsqu'elle s'en était inquiétée,
Fabrice De Maddé avait répliqué que même s'il ne mettait
jamais les pieds dans une salle de classe, le gosse les enterrait tous. Y compris une bonne partie des professeurs
envoyés régulièrement dans les cordes. Elle avait compris
que l'absence de Benjamin soulageait tout le monde. Joséphine fouilla le tiroir du secrétaire. Elle y puisa la lettre de
Béa, la relut pour la énième fois. Des rides de contrariété
apparaissaient ou disparaissaient selon les passages. À la
fin pourtant, un sourire effleura ses lèvres. Elle y porta les
feuillets, les laissant contre son visage, cherchant peut-être
à capter le parfum de cardamome, presque disparu, ou
l'image même de Béa qui s'estompait aussi. Joséphine embrassa la lettre et la posa sûr la pile de romans. Elle avisa
un crayon de papier puis des feuilles blanches et commença sa réponse.
Ici, le jeudi 27 septembre, bientôt six heures du soir.
Elle s'interrompit, ne sachant pas comment débuter. Elle
avait tant à dire. Elle ne terminerait pas la lettre ce soir,
elle écrivait rarement en une seule fois, ajoutant et rajoutant des paragraphes. Elle l'abandonnerait sur le secrétaire
jusqu'à ce que l'empilement des feuillets la décide à se
rendre à la poste.
Quand Joséphine écrivit ma chère Béa, un paquet de
pluie fracassa les vitres du bureau, une bourrasque de vent
hurla au-dehors. Ma douce, tu exagères. En fac, tu étais
aussi l'amie de Martial. Est-ce une raison, parce qu'il ne
t'a jamais accompagnée à la plage, pour douter de son
61
amour pour moi ? Tu oublies à quel point tu affichais ton
goût des filles et surtout, ton dégoût des hommes. Pourquoi écris-tu que j'idéalise les sentiments de Martial pour
moi ? Souhaitait-il. oui ou non, que je trouve un poste à
Sponge ou dans les environs ? Pour que nous jouions aux
échecs ensemble ?
Laissons ces chamailleries de côté. Tu es si loin de moi.
Essaie de comprendre que tes lettres sont mon cordon ombilical. Qu'elles m'empêchent de couler.
Un mois bientôt. La ville crève d'ennui. Et du chômage.
Une seule usine appartenant à des Anglais qui s'apprêtent
à mettre la clé sous le paillasson tout en affirmant le
contraire. Ils suppriment des emplois, augmentent la rentabilité du personnel en survie et chacun est donc prêt à
travailler vingt-quatre heures par jour ou à écrabouiller
son voisin afin de conserver son poste. Les jeunes s'asseyent sur le garde-fou d'un pont, attendant un miracle de
la grille de loto remplie au tabac d'à côté. Ils sifflent
quand je passe à moto. Je me suis arrêtée, j'ai dit tu
viens ? à l 'un d 'entre eux et ils sont tous partis. Depuis,
j'ai la paix. Ils me rappellent les jeunes chômeurs d'Algérie, appuyés aux murs des maisons, que nous rencontrions
Martial et moi dans toutes les villes, au cours de notre
voyage de fin de maîtrise. (Il m'a accompagnée là-bas,
que je sache. Cela ne signifierait rien ?)
Je m'attache pourtant à Sponge. Ce qui m'ennuie
puisque je partirai bientôt. J'aime les rues minuscules et
tordues, les maisons bourgeoises du dix-neuvième quand
la ville resplendissait de la fortune des maîtres de forge
qui s'étaient installés dans la vallée. Elles ont des toits
ventrus, des assises confortables avec des murs épais posés sur le sol comme des cuisses de matrones et des
62
pigeonniers rajoutés à la diable. J'aime la brume des matins quand je pars au collège.
Je me répète que je dois entretenir ma haine. Ne lui accorder aucun répit. Ne jamais éprouver de compassion
pour quiconque, même si en prenant mon petit déjeuner à
la Brasserie Bourguignonne je découvre le visage défait
de la patronne dont les deux fils sont chômeurs. Elle s'installe en face de moi, les yeux ravagés d'insomnie et me
commente les événements ou plutôt l'absence d'événements. Je m'en fous et pourtant je fais semblant d'écouter.
Quand je sors, je m'en veux et me sermonne. La ville entière est coupable. Je n 'y aimerai personne. Aujourd'hui,
il me suffit d'évoquer Martial ou de relire ses lettres, le
soir; derrière son bureau, dans son lit, mais qu'en sera-t-il
dans un ou deux mois ? Je suis perdue si je ne mène pas
mes projets à terme.
Je ne peux m'empêcher de trouver les gens sympathiques, même ceux qui me détestent visiblement, puisque
j'organise ce rejet. Tu te souviens des répétitions théâtrales avec Gantier, à la fac, ne pas hésiter à en faire un
maximum pour attirer le public dans la nasse. Ses leçons
minables me sont très utiles. Il n 'y a que mon crétin de
Principal qui me dégoûte. Il se prend pour le P.D.G. d'une
multinationale sous prétexte qu'il dirige une cinquantaine
de personnes (tristounettes). Son bureau, tapissé d'ordinateurs clignotants, de fax et téléphones, est censé plonger le
visiteur dans un abîme de respect.
J'ai dîné avec le maire. Du calme: une pizza, dans
l'unique pizzeria de la ville où j'étais entrée par curiosité
et où il est entré à son tour. La pizzeria est tenue par un
Turc qui jette les morceaux de jambon sur la pâte et se renifle aussitôt les doigts, d'un air coupable, ce qui coupe
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l'appétit. Bref, j'avoue avoir apprécié la compagnie du
maire. Une conversation honorable (le théâtre actuel), un
intérêt constant pour mes propos et surtout, aucune de ces
œillades de mâle sur le sentier de la guerre. Il admirait
franchement les courbes de mon corps collées à la robe de
satin rouge que tu connais (ce bal... oh, ce bal où tu me
serrais si fort contre toi quand Martial ne nous regardait
pas) et son sourire montrait qu'il n'était pas dupe de ma
mise en scène. Finalement, je me suis mise à rougir
comme une petite fille prise à voler dans le porte-monnaie
maternel et à attendre avec impatience que le Turc apporte l'addition.
Alban Michaille m'a prévenue que ma réputation se dégradait. On n'apprécie pas ma moto (que les élèves
adorent), ni ma façon de rouler au ralenti, sans casque,
tôt le matin ou tard le soir, dans la ville désertée. Elle espionne. Elle drague. Une fille des îles n'enthousiasme pas
les parents non plus. Elle prononce mal, les enfants comprennent difficilement. Pou'quoi on rec'ute des Af'icaines
alo's que nos étudiants f'ançais 'estent sur la paille ? m'a
sorti Michaille, sans un soupçon de rire. On déteste mes
vêtements. Pourtant, je n'exagère pas. Pas encore, sauf
quelques timides ballons d'essai, style pizzeria turque.
Mon goût du noir... sur noir rebute. Je me contente de
longues robes, accompagnées de gilets la plupart du
temps. J'ai mis quatre ou cinq fois un Levis noir, une veste
d'homme du même ton et un feutre à la Sinatra. Je suppose que c'est ce vêtement androgyne qui a effrayé (à
moins qu'on ait reconnu la tenue habituelle de Martial
mais cela m'étonnerait car la ville semble frappée d'amnésie).
Cela me contrarie de ne pas parvenir à haïr sans efforts.
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J'imaginais à Montpellier que je me promènerais en retenant mes injures et matant ma violence. Je me consacrerai
donc à dresser la ville contre moi.
Le seul moment de haine pure se produit quand j'entre
dans notre maison, au retour du collège. Martial est là.
Physiquement là. Sauf la voix que j'oublie, qui m'échappe
peu à peu comme le bruit d'une mer qui s'en va à marée
basse. Quelle chose terrifiante que perdre le son de la voix
d'un être aimé... Après, il ne reste plus rien qu'une écorce.
Je refuse de penser au jour du silence complet.
Je te quitte un instant, ma chérie. Benjamin (ou commandant Cousteau, John Kennedy... Je te dirai le nom du
jour) furète au sous-sol. Une de ses nombreuses visites
journalières. L'enfant me tourne autour. Il est seul, la plupart du temps, délaissé par une mère feu follet que je n'ai
toujours pas rencontrée. Pendant que je corrige mes
copies, il se love sur le voltaire, face au bureau. Il suit le
mouvement de ma main et n'ouvre pas la bouche si je ne
l'interroge pas. Il ressemble à un chat prêt à bondir. Il me
fait souvent peur. Parfois, au contraire, pendant que mon
stylo annote, ma tête échafaude des fulgurances stupides
de maternité possible.
Il s'impatiente. À bientôt, ma douce.
SeriaI Killer tournoie dans la buanderie. Il n'ose pas
grimper l'escalier sans une invitation. Elle s'effarouchera,
lui claquera la porte au nez. SeriaI Killer doit encore et encore apprivoiser Joséphine la Noire, long, trop long,
toujours cet air de souris piégée quand il ouvre la porte
merde calme-toi je ne suis qu'un gosse tu le vois pas
merde. Et ce soir pas question qu'elle dise tu sais je suis
fatiguée viens demain. puisque l'Autre Salope toujours pas
rentrée n'a rien prévu à bouffer, ce qui s'appelle rien de
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rien pas une boîte de sardines table rase exprès pour le
faire chier. SeriaI Killer sait que le frigidaire de Joséphine
contient une tarte aux pommes du pâtissier Ladoit riche
comme Crésus à fourguer ses gâteaux aux vieilles de l'hôpital, du jambon du boucher Muriate qui colle la nuit ses
affiches demain la France sera un pays musulman et des
fromages tout secs de l'Intermarché. Elle ne mange pas
grand-chose la Noire, souvent rien tellement elle pleure à
tremper l'agenda pourtant si intéressant. Un bon feu, le dos
calé contre le fauteuil noyau de pêche et Poison de Christian Dior si elle bouge à peine la tête mais elle n'accepte
pas que je me mette si près, je tiendrais des heures à la respirer. Il y a toujours un moment où elle s'aperçoit qu'il est
tard même le jour où SeriaI Killer a cassé sa montre en
douce et elle en possède une dans le cerveau puisqu'elle a
dit il est temps de te coucher, ta mère t'attend sûrement il
est neuf heures et quart et i1 était réellement neuf heures et
quart. SeriaI Killer déteste ce prétexte idiot, qu'elle le
prenne pour un gosse. Il se met en rage, explose à l'intérieur, une bouillie infecte à péter sa mécanique interne
tellement il fait attention qu'elle ne s'aperçoive de rien, une
fois ses sphincters ont lâché, vite il est parti ça coulait déjà
le long 'dé la jambe et c' était entièrement de sa faute à la
Noire quand elle avait dit ta mère doit s'inquiéter, De toute
façon, après, il grimpe au grenier, sauf quand l'Autre téléphone pour qu'il rentre, n'empêche que ce n'est pas pareil
surtout pour le parfum et souvent elle se couche aussitôt
après son départ.
– Pourquoi vous vous cachez dans le noir ? dit Joséphine. Quand vous venez, allumez et montez au lieu de
m'obliger à venir vous chercher. Votre mère n'est pas encore rentrée ? Avez-vous dîné au moins ?
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Joséphine s'étourdissait de mots. Chaque fois, elle se
surprenait à parler pour ne rien dire. Elle ne s'habituait pas
à la présence de l'enfant. Elle déchiffra le badge et fronça
les sourcils.
– SeriaI Killer ? Pourquoi ? Je n'aime pas du tout.
– Moi non plus, reconnaît SeriaI Killer dont le cœur
tape de façon insensée. Son corps laminé part en charpie,
la peau passée au gant de crin cuit à l'intérieur, à l'extérieur
aussi, c'est comme si on le découpait en morceaux avec un
couteau usé. SeriaI Killer a envie de pleurer même ça il ne
peut pas tellement il désire toucher, non même pas, effleurer oui seulement effleurer Joséphine, la beauté fastueuse
de la fille noire, se fondre, se confondre en elle, disparaître
comme une pastille d'Alka Selzer, mourir, n'importe quoi
plutôt que le ridicule au pied des escaliers bonjour je passais près de la maison alors, pendant qu'elle se tient en
pyjama bordel mon papa en pyjama sur la première
marche et moi en dessous. J'aimerais tant lécher ton parfum dit SeriaI Killer dans sa tête et
– J'ai lu dans Libération qu'il y a de plus en plus de Serial Killer un peu partout dans le monde, dit Serial Killer.
Je préfère me préparer, on ne sait jamais ce que la vie réserve ?
– Vous pensez que vous pourriez devenir un Serial
Killer ou être la victime de ce genre d'individu ?
– Les deux. Mais la première partie de votre proposition me plaît beaucoup.
Joséphine chercha un sourire approximatif que l'enfant
ignora de toute façon. Il était impatient qu'elle libère l'escalier et le montrait en répondant d'une voix distraite.
Joséphine réprima un frisson. Elle dit « montez » et pen67
dant qu'il grimpait les marches en courant, elle alla verrouiller la porte extérieure.
Ils s'installèrent à leur place habituelle après que SeriaI
Killer eut rechargé la cheminée. Joséphine tenta sans succès de renouer les confidences à Béa. Elle feignait de
réfléchir mais observait Serial Killer. Il avait ôté ses
chaussures et replié ses jambes sous ses fesses, dans le
voltaire. Sa tête reposait sur les mains en hamac, occultant
ainsi le peu de cou qu'il avait. Elle ressemblait à un nénuphar bouffi émergeant d'on ne sait où et jouissant d'une vie
autonome. Serial Killer était repoussant. Il ne jouait pas la
comédie ni même ne se donnait une attitude d'enfant respectant le travail d'un adulte mais sombrait dans une
fascination évidente et incompréhensible. Il regardait posément Joséphine. L'immobilité de Joséphine. Il resterait
aussi rigide qu'une matriochka, jusqu'à l'aube, si elle n'intervenait pas. L'iris des yeux, d'un vert aigu, à la pureté
transparente, se tranchait net vers le blanc, donnant l'impression désagréable de deux coloris dosés, moulés dans
des compartiments étanches et d'une matière indéfinissable.
– Si vous avez faim, servez-vous, proposa Joséphine.
L'invitation la délivrerait du regard de Serial Killer. Il se
rendit à la cuisine et revint avec une assiette débordant de
nourriture. Il se réinstalla dans le voltaire et commença
son repas. Il mangeait lentement, après avoir choisi chaque
bouchée. Au début, le cérémonial avait amusé Joséphine.
Il éventrait l'amoncellement de nourriture comme s'il dissimulait une charge explosive, puis mâchait par petits
hoquets de la mâchoire, sans cesser de surveiller l'assiette.
Comment se débrouillait-il pour ne pas mettre de miettes
sur le parquet, ni tacher ses vêtements ? Joséphine profita
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du répit pour poursuivre sa lettre à Béatrice.
...Il est là, très près. Impossible d'écrire son nom, il le
verrait et serait furieux que je confie ses secrets à une
inconnue.
Tu ne m'écris rien sur ton travail en Bretagne. Il est vrai
que tu n'as que les classes de sixième. Je t'imagine jouant
la douce mère de remplacement, ta main errant sur les
épaules, distribuant tes sourires sucrés et tes notes généreuses. Avant trois mois, ils te préféreront à leurs mères
nourricières et celles-ci iront chez un psy pour qu'il leur
explique pourquoi elles sont de mauvaises mères.
Mes grands à moi sont neutres. Ils viennent à mes cours
comme ils iraient ailleurs. Certains, comme s'ils pointaient à l'usine où d'ailleurs ils rêvent de pointer. Ils sont
gentils. Je devrais écrire « elles » puisque j'ai surtout des
filles (où sont les garçons ? Un chromosome en voie de
disparition dans la vallée ?). Ils m'écoutent parler de Baudelaire, de Maupassant, du complément d'objet, du temps,
du journal télévisé, de leurs copies, avec la même attention polie. Seuls la Honda et le fait qu'une prof fasse
de la moto les captivent. Cinq ou six manifestent le désir
d'en apprendre davantage. Comment vaincre leur abattement quand ils découvrent l'épaisseur des ouvrages
proposés à leur lecture ? Je comprends maintenant pourquoi Martial a couru le risque d'entraîner cette fille ici.
Une réaction d'apôtre. Il a pensé qu'enfin une âme se laissait évangéliser. Personne ne nous prévient pendant nos
stages que parfois les cannibales bouffent les missionnaires. Et tu sais comme moi combien Martial manquait
de défense devant le moindre aléa de la vie. (Je me demande si sa mère n'est pas aussi coupable que Sponge. La
ville paiera. Qui punira Éléonore Curtil ?)
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La ville. Constance Bellot, la pharmacienne, vient dîner
chez moi prochainement. Je te raconterai quand ce sera
fait. Deux ou trois profs sont prêts à entrer dans la nasse.
Pas sorcier. Si tu voyais les regards quand je passe dans
un couloir. Une même quantité de Spongeois me tournent
autour. Quant aux victimes désignées, elles déjeunent
presque toutes à la Brasserie Bourguignonne, ce qui me
facilitera la tâche. Ce sera facile. Baiser une prof... et une
Noire doit être un tel fantasme qu'ils n'en peuvent plus
d'impatience. C'est moi qui atermoie. La pharmacienne...
tu sais que je ne la redoute pas, peut-être même éprouverai-je du plaisir. Les autres sont des hommes.
SeriaI Killer avait terminé son repas. Joséphine se sentait à nouveau surveillée et son crayon érafla les mots. Elle
s'interrompit, alluma le lampadaire halogène afin de faire
reculer l'ombre. Les narines de Serial Killer palpitaient
comme celles d'une tortue marine hors de l'eau. L'assiette
était vide, nickel. Les joues de l'enfant s'arrondissaient encore, même son corps paraissait un ballon trop gonflé. On
aurait dit que la nourriture s'était transformée illico en
graisse.
– Vous n'avez plus faim ? demanda Joséphine, avec un
zeste d'ironie méchante.
– Non. Vous écrivez à Béatrice ?
Joséphine hocha la tête. Elle crut qu'elle avait livré le
nom de Béatrice dans une précédente conversation.
– Vous parlez de moi dans vos lettres ?
– Non... Non. Béatrice ne vous connaît pas.
L'hésitation la fit rougir. SeriaI Killer tendit le menton
vers les feuilles de papier.
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– Vous ne parlez pas de moi ? Je me demande ce que
vous mettez dans toutes ces pages.
Le ton était dubitatif, presque accusateur. Joséphine rassembla les feuillets et les dissimula sous la pile de romans.
Elle jeta aussi le crayon devant elle en soupirant. II roula
sur le bureau, tomba au pied de Serial Killer. Il se leva,
voulut le ramasser mais marcha sur le bois qui craqua et
cassa.
– Merde ! fit Serial Killer.
Il jeta les morceaux dans la poubelle et retourna se rasseoir. Joséphine fut certaine qu'il l'avait fait exprès. Elle
croisa ses bras, se pencha vers l'avant, presque couchée et
si près du visage de SeriaI Killer qu'elle sentait l'odeur citronnée de son corps (il s'aspergeait d'une lotion ?).
– Racontez-moi Martial, dit-elle soudain.
L'enfant se raidit. Joséphine précisa.
– Martial Curtil, le professeur que je remplace et qui
habitait aussi cette maison. Vous veniez chez lui le soir ?
– Non ! affirma sèchement SeriaI Killer, je ne lui adressais jamais la parole et je ne le voyais jamais.
Joséphine relâcha l'air qu'elle emprisonnait. Il y eut un
petit sifflement disgracieux suivi d'une inspiration profonde, tout cela manquant parfaitement de dignité. Elle
aurait détesté que Serial Killer parle de Martial. Personne
ne pouvait prétendre connaître Martial mieux qu'elle et
elle n'avait en tout cas nulle envie qu'un gosse retouche
peut-être sa mémoire.
SeriaI Killer quitta le voltaire. Il le contourna, comme
s'il reportait son assiette à la cuisine mais s'arrêta devant la
chaise de Joséphine. Il se composa un sourire, du moins
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cela y ressemblait même s'il n'en dissimulait pas l'hypocrisie. Il resta ainsi, silencieux, essayant de stabiliser son jeu
de physionomie. Ses mains palpaient l'assiette. Joséphine
n'était guère rassurée. SeriaI Killer, vêtu d'un bleu d'ouvrier coupé à sa taille, avait des sournoiseries d'employé
de maison préparant un mauvais coup.
– Je vous invite à dîner samedi soir, annonça-t-il d'un
ton traînant, comme s'il décortiquait la portée de chaque
mot.
Le sourire disparut.
– Vous remercierez votre mère, mais...
– C'est moi qui vous invite, pas elle ! Le samedi, elle
est encore plus absente que les autres jours. Ne vous tracassez pas, je cuisine très bien.
Joséphine fit pivoter sa chaise. Elle put ainsi croiser les
jambes, se donnant davantage d'assurance. L'enfant observa le mouvement... le pyjama qui bouchonnait, découvrant
les genoux mais se tendait au contraire entre les cuisses.
Elle les décroisa. Elle prit conscience de sa peur au mouvement désordonné de ses mains appliquées à ranger un
bureau parfaitement en ordre. Elle s'affolait, incapable de
soutenir l'attente soupçonneuse de Serial Killer. Il semblait
considérer qu'il n'y avait rien de plus naturel qu'une invitation à dîner de la part d'un enfant de douze ans mais que
les réactions d'un adulte étaient toujours imprévisibles. Il
frappa soudain le bord de l'assiette du tranchant du couteau. Joséphine tressaillit. Elle capta un regard qui se
faisait narquois.
– Alors, vous acceptez ?
– Une autrefois peut-être, parvint à dire Joséphine.
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Elle se leva à son tour, préférant dominer l'enfant. Il
s'avança, barrant délibérément le passage. Joséphine ne
voulait pas le repousser. Le toucher. Elle devinait que
c'était ce qu'il désirait sans comprendre pourtant pourquoi
elle refusait de lui accorder une satisfaction aussi bénigne.
Sa répugnance était ridicule.
– Samedi soir, j'ai moi-même une invitée à la maison.
Constance Bellot, la pharmacienne. Vous la connaissez ?
Serial Killer s'effaça sur le côté. Joséphine se déplaça
jusqu'à l'armoire où elle empilait ses dossiers. Elle croyait
être libre mais SeriaI Killer l'avait suivie. Sa présence devenait obsédante. Elle fourragea sur les étagères,
marmonnant des mots affairés. SeriaI Killer était dans son
dos, si près qu'elle entendait sa respiration un peu essoufflée. Elle ne le vit pas tendre la main, l'approcher de son
épaule puis se raviser avec une grimace craintive. Quand
elle fut obligée de se retourner, elle découvrit un visage
empreint d'une grande sévérité, proche de la colère, avec
des lèvres en cul de poule et un menton agité de soubresauts. Elle attribua la réaction à son refus de dîner le
samedi mais il la détrompa.
– Oui, je la connais. L'année dernière, elle venait souvent chez ma mère. Vous voulez que je vous explique ce
qu'elles manigançaient ensemble ?
Joséphine rougit violemment. Ce fut à son tour d'être en
colère, contre elle-même, parce que c'était la seconde fois
qu'elle piquait un fard et qu'elle devenait ridicule à se laisser bluffer par un enfant.
– J'en ai plus qu'assez, Benjamin, de vos sous-entendus,
murmura-t-elle, d'une voix ferme.
Elle avait réagi trop tard. Serial Killer s'en allait vers la
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cuisine. II parlait en marchant et les mots parvenaient à Joséphine, étrangement tremblés, comme secoués par les
pas.
– Dommage que vous n'acceptiez pas mon invitation.
Je vous aurais projeté des cassettes vidéo après le dîner et
je suis certain qu'elles vous intéresseraient. Vous les verrez
un autre jour, de toute façon.
... L'Autre Salope répandue sur tous les lits j'en suis sûr,
et même ici, oui exactement à dix pas là sur le tien ton matelas Épéda multispires pour qu'elle se fasse
confortablement baiser à cause de son mal de dos chronique, qu'est-ce que tu crois, hein, qu'est-ce que tu crois,
mes sous-entendus pour qui tu te prends ? Hein, pour qui
tu te prends, hurle Serial Killer, tu ne sais rien de rien d'ici,
pour qui tu te prends hein ? Je te la montrerai en couleurs
écran quatre-vingt-cinq centimètres pureté du son japonais
effet spatial et Boomer merde pour qui tu te prends...
SeriaI Killer ressent l'élancement dans la poitrine. Il jette
la vaisselle dans l'évier de faïence et enfourne rapidement
un Valium 50 de sa boîte à pilules. Le téléphone sonne. Il
entend Joséphine parler, depuis l'autre pièce. Serial Killer
éteint la lumière de la cuisine et se blottit dans le noir, derrière le frigidaire. La conversation dure un instant puis
Joséphine crie :
– C'est votre mère, elle veut vous parler.
SeriaI Killer reste immobile. Il ne respire même plus.
Soudain, la lumière se rallume et Joséphine apparaît à côté
de lui.
– Mais enfin, qu'est-ce que vous fabriquez dans le
noir ? Venez, votre mère s'impatiente.
SeriaI Killer suivit Joséphine sans résistance. Il accepta
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de prendre le téléphone qu'elle lui tendait mais il s'arrangea pour tirer le fil au maximum afin qu'elle soit obligée
d'attendre qu'il ait fini pour s'en aller.
– Bonsoir ma mère, cracha-t-il dans l'appareil, et la
Noire bon Dieu reste là près de moi que je sente ton parfum, que j'en prenne plein les poumons plein le ventre et
partout, je t'en supplie ne t'en va pas, effleure-moi, touchemoi...
Serial Killer parlait à sa mère. Soudain, il hurla :
– Combien de fois faudra-t-il vous répéter de m'appeler
Benjamin Mondrian et pas Benjamin ? Vous êtes sourde
ou quoi ?
Il raccrocha le téléphone avec brutalité. Dit :
– Je rentre.
Il parcourut le corps de Joséphine de ses yeux fouineurs.
– Votre pyjama est très laid.
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76
__________ SEPT __________
La chambre de Yasser Arafat occupe une partie du grenier. Trente mètres carrés, sous le toit du château,
délimités par des cloisons montées à la va vite. Sur trois
d'entre elles court une bibliothèque remplie de romans de
la Série Noire. Ils sont scrupuleusement classés du numéro
39 (Adieu la vie, adieu l'amour de Horace Mac Coy) au
numéro 1419 (Fais-moi mourir de Hillary Waugh), à partir
duquel Yasser Arafat considère que la Série Noire devient
minable. Les dos brillent. Deux jours plus tôt, SeriaI Killer
les a passés à la cire et frottés. La dernière cloison, équipée d'étagères ventrues, présente une véritable exposition
d'appareils vidéo. Trois écrans de télévision, trois magnétoscopes, un empilement de cassettes cellophanées, d'autres
alignées et répertoriées d'appellations obscures, deux caméscopes mais un troisième trône sur son pied. Il règne dans
la pièce une pénombre douce distillée par deux ouvertures
vitrées serties dans le toit du château. Si Yasser Arafat le
désire, il peut convoquer dans sa chambre une clarté de
jour en fusion. Il suffit d'appuyer sur un des dix interrupteurs qui déclenchent les projecteurs de théâtre fixés sur
des praticables, au-dessus de sa tête.
Yasser Arafat fixe l'écran d'un des postes de télévision. Il
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est assis en tailleur sur son lit, un matelas posé à même le
sol sur lequel la literie roulée en boule répand une fadeur
rance. L'immobilité totale, surtout celle de la tête, comme
un guetteur indien, prouve qu'il ne suit pas le défilement
des images de télévision. Peut-être écoute-t-il la rumeur
sourde de la musique qui grimpe de la chambre de mon
papa, deux étages en dessous, Emmett Berry broutant sa
trompette à s'en faire éclater la carotide et Jo Jones cognant sa batterie comme un cinglé, mais ça ne suffit pas à
déranger l'Autre réfugiée le plus loin possible, dans la cuisine d'été, à sucer sur ses lèvres aigres les empreintes des
baisers de la veille. Toutes ces marques de dents
imprimées. Il exigera qu'elle installe des enceintes dans les
couloirs, même dans les chiottes, partout sinon il hurlera
se roulera bavera cassera il sait comment s'y prendre.
Malgré le grondement -de la musique de nègre de mon
papa - et il doit s'avouer encore une fois qu'il n'en raffole
pas - Yasser Arafat entend le bruit des gouttes de pluie sur
le toit. Un instant, il songe à mettre le son à la télévision.
Puissance maximum, se coller les oreillettes du casque au
fond des tympans plus Emmett Berry et la pluie, si les milliards de décibels étouffaient les claquements de son
cœur,hein si ? Il Y renonce puisque ça ne servira à rien. Il
se met toujours dans des états pareils quand elle est absente du château et son cœur coule ses bielles et ce soir
elle rentrera encore plus tard à cause d'une réunion de parents d'élèves. L'Autre a raflé le Valium avant de se tirer,
même les comprimés planqués dans une paire de Nike
pourrie de mon papa elle connaît sacrément les coins la salope.
– Bordel mon papa je crèverai si-je ne trouve pas une
solution murmure Yasser Arafat, j'en peux plus moi, j'en
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peux plus. Il sent les larmes s'amasser dans la poche à eau
sous les yeux tellement la douleur immense l'éparpille en
shrapnell, j'en peux plus moi j'en peux plus moi incante-til en tailleur sur son lit, vers les dieux, les cieux et aussitôt
la prière est exaucée, le tonnerre explose plusieurs fois,
des éclairs magnifiques incendient le château et des grêlons frappent les tuiles, généreux impacts de balles
perforant la toiture. Yasser Arafat sourit. Un sourire de
professionnel du sourire, travaillé, corrigé grâce à la télévision, juste ce qu'il faut, à vous glacer les sangs de
perfection. Il lui vient à l'idée que peut-être, si l'orage se
poursuit longtemps, il bousillera la bâche abritant le pan
ouest du toit du château que l'Autre Salope s'est enfin décidée à faire réparer et tout le toit foutra le camp. La douleur
s'estompe.
Sur l'écran, l'image se brouille et disparaît. En dessous,
Emmett Berry et Jo Jones se taisent. Yasser Arafat coupe
sa respiration. Attentif. Il écoute. Les chances sont minimes mais elles existent. Il a calculé avec des formules
mathématiques, plus qu'un miracle à Lourdes, plus que
tous ces cons qui jouent au loto, plus même que le toit
foute le camp dans l'orage oui la possibilité existe que la
musique reprenne toute seule parce que mon papa est enfin
revenu à la maison et s'est précipité aussitôt sur sa collection de musiques de nègres qu'il doit regretter là où il est
mon papa. Une fois, l'Autre a essayé de le blouser. Il ignorait qu'elle était présente au château et elle s'était glissée en
catimini jusqu'à la chambre de mon papa où elle ne doit jamais entrer sous peine de mort et où elle était entrée
jusqu'au pied du lit jusqu'à la platine laser Yamaha garantie quatre ans commandes digitales, choisissant avec une
méchanceté de sorcière le morceau préféré de mon papa,
Love you Madly d'Oscar Peterson, Quand le piano de Pe79
terson avait gémi doucement, Benjamin avait couru, puis
le piano s'était mis à hurler et jamais mon papa ne ferait
hurler Oscar Peterson jamais alors il avait compris couru
plus vite quand même, le temps d'arriver à temps pour
croiser le sourire pourri de l'Autre et le lui faire rentrer
dans la gorge à coups de pompes jusqu'à la fin de sa vie si
j'avais eu des godasses au lieu de ces conneries de Nike a
dit le toubib mais je mets rien que des Nike alors forcément.
La musique ne reprend pas. Seule la grêle insiste. Yasser
Arafat se lève. Il titube un peu. Son torse nu luit de transpiration. Il caresse sa poitrine d'eunuque d'une main
experte. L'ampleur molle des seins le ravit puis le dégoûte.
Les radiateurs entretiennent une chaleur de bouilloire.
Avec le drap ceint autour des hanches, Yasser Arafat paraît
sortir du hammam. Il choisit un Série Noire, Razzia sur la
chnouf, l'ouvre au début, lit la première phrase. Il hausse
les épaules, jette le bouquin sur le lit avec écœurement
mais continue de mémoire le texte à voix haute.
– ... Merde ! Comment qu'il s'était.saboulé, le lascar !
Comme dans les films ricains.
– Connerie, grommelle Yasser Arafat.
Il dit pourtant la suite de la page; après un instant
d'hésitation. Parfois, Auguste Le Breton le calme.
– La mère Radis, d'un torchon crasseux, essuyait son
comptoir. Elle était vioque, ridée, tassée. Ses yeux larmoyaient.
– Quelle merde, abandonne Yasser Arafat.
La Série Noire est de moins en moins efficace et il
consulte sa montre et constate qu'il n'est que dix-sept
80
heures. Joséphine ne rentrera pas avant vingt-deux heures,
il ne sert à rien de tourner autour de la maison vide, d'y pénétrer, il n'a fait que ça la matinée entière, entrer, sortir,
s'installer sur le voltaire, lui parler mais il faut pas me
prendre pour un idiot elle me répondra pas. Il a mis de son
rouge à lèvre et de son fard à paupières. II s'est lavé les
dents avec sa brosse. Yasser Arafat s'avance vers le magnétoscope qui fonctionne. Ses traits se fripent de
contrariété. Il émet une sorte de rire aigrelet, un peu forcé
il en convient, parce qu'il fait comme s'il préparait une
farce. Il s'était promis de ne pas revisionner la cassette,
trois fois aujourd'hui non mais tu t'imagines trois fois, la
dernière en tout cas jure Yasser Arafat. Il retire la cassette
en cours de projection, en insère une nouvelle et fonce
vers le lit, glisse, tombe, peau arrachée à l'épaule, se relève
vite pour ne pas manquer une image. Roulé-boulé sur le
matelas, où est la télécommande, la trouve quelque part et
monte le son puis se débarrasse du pagne qui lui a fait se
casser la gueule et s'allonge nu, la tête relevée par
l'oreiller, l'oreiller de Joséphine elle ne s'en apercevra
même pas et qui sent sa peau noire.
Yasser Arafat, petit Bouddha blanc inquiet, tend son
corps vers l'écran dont les premières images tressautantes
crachouillent des sons encore indolores. La télécommande
affichage à cristaux liquides repose sur le nombril bombé,
prête à l'emploi car la cassette haute densité toujours merderie jap a servi à d'autres enregistrements et je ne
supporterai pas l'ombre furtive de l'Autre, dans le parc ou
ailleurs ou encore pire, songe Yasser Arafat pendant que sa
main repousse légèrement la.télécommande afin que son
index creuse.l'emplacement du nombril.
Bruit de la moto et du vent. Yasser Arafat se raidit. Il ne
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s'habitue toujours pas à la première image. Joséphine la
Noire en débardeur rouge et les seins somptueux de Joséphine, quand je pense mon papa que tu ne les verras peutêtre jamais quelle injustice. Et les fesses de Joséphine en
gros plan dans le short serré comme une peau d'anguille.
– Il y a quelqu'un ? crie Joséphine.
Elle tourne la tête partout, longtemps, énervée, inquiète,
le temps que Yasser Arafat détermine la position idéale du
caméscope sur son pied, l'angle favorable, quelques pas en
arrière, indécise, elle revient près de la porte,
– Bonjour. Madame Mondrian m'attend, je suis ...
– Joséphine Dutoit, la nouvelle locataire ...
L'étonnement et ce geste qu'elle a de relever ses cheveux
sur la nuque, dégageant le cou long né des seins en apothéose.
Brouillage, zapping, zapping, vite, pas assez vite merdique japonaiserie lente. L'Autre me paiera le nouveau
modèle Akai système IHQ optimisant les réglages sinon la
crise grand modèle chaque jour et elle bouclée ici à bouffer une pharmacie et se décommander partout non
impossible, je ne peux pas, quand il ira mieux quand est-ce
que tu vas t'arrêter, hein, tu le fais exprès j'en suis certaine
mais je veux sortir, je ne céderai pas, ça non, pas question.
Trois jours le record de ses cuisses fermées.
Retour de l'image. Joséphine se promène dans le parc.
Elle découvre le chenil, la meute bavant contre le grillage.
Yasser Arafat est consterné de cette mauvaise image du
château, de son propriétaire. De la frayeur qui apparaît sur
le visage de Joséphine parce qu'il a oublié de nourrir les
chiens depuis plusieurs jours.
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Silence. Joséphine, assise à la table de jardin, corrigeant
des copies dans un soleil roux d'automne. Gros plan sur les
lèvres qui bougent, répètent les âneries insensées écrites
par les crétins de son école, mon papa elle est trop belle je
ne le supporte pas, regarde-la, bon Dieu fais l'effort de la
regarder au moins une fois tout ce rose pâle qui fend son
visage, une égratignure on dirait je voudrais la lécher,
mettre mon doigt entre, et zapping, zapping, zapping, zapping, qu'est-ce que l'épicier qui livre vient foutre là,
zapping ... Stop. Pause-image, bouge plus.
Elle est chez elle. Sous moi. Elle inspecte les lieux. Juste
eu le temps mon papa de grimper l'escalier extérieur, le
grenier à toute pompe, le caméscope préparé, les ouvertures dégagées entre les poutres, trois petites ouvertures
bénies donnant sur trois lieux bénis.
Qu'est-ce qu'ils attendent les Japs pour inventer un procédé qui éliminerait mon souffle dans le micro
multidirectionnel, je te jure mon papa que c'est la peur,
uniquement la peur qui me fait haleter. Peut-être pas que la
peur, d'accord, mais mon papa la trouille je l'avais quand
même.
Joséphine la Noire, plus tard, assise à son bureau. Je
m'en souviens, pense Yasser Arafat, avec une grimace
triste. Ce jour-là, je m'appelais Sicav Monétaire.
– Un nom ridicule, vous ne croyez pas ? avait suggéré
Joséphine.
– Plus que Benjamin Mondrian ? il avait rétorqué, lui
bouclant le bec à la Noire, parce que personne jamais ne
choisira la signification de son nom à sa place, pas même
elle.
Même pas elle.
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Yasser Arafat apparaît sur l'écran. Il fouille le secrétaire,
ouvre les livres, les dossiers. L'agenda. II lit la lettre à Béa
ou la réponse de Béatrice, t'es gonflé ricane Yasser Arafat
avec un frisson rétrospectif qui diminue un peu la moiteur
de ses mains dont il perçoit la brûlure sur le ventre humide, mais fier cependant d'avoir osé. Qui était cette
Béatrice à qui elle écrivait tout, elle avait fait l'amour avec
elle, il accepte Béa, la Bretagne est loin, qu'elle ne débarque surtout jamais au château, jamais, il lâcherait les
chiens, une fois il les avait lâchés pour voir mais il ne
s'était échappé que de justesse, s'enfilant par un soupirail
et les tuer avec la carabine 22 long rifle de mon papa avait
été fatigant les enterrer surtout. Yasser Arafat revient en arrière d'un toucher impatient de la télécommande. II aime
se regarder fouiner dans la maison de Joséphine. II ressent
toujours l'impression d'une surveillance, délicieuse sensation qui le maintient d'une façon insistante sous l'œil du
caméscope, au-dessus de sa tête. Des fourmillements de
plaisir grimpent le long de ses cuisses quand il lit la correspondance de la Noire sous l'orifice ménagé entre les
poutres. Il hausse le son.
– Ma chère Béa, hurle Sicav Monétaire ou peut-être
Émir Abdelkader comment savoir, ma chère Béa ils paieront tous leur infinie lâcheté. Martial était trop tendre, trop
facile à démolir, La ville s'est ruée à l'assaut, sans preuve,
mais ravie de se rassembler pour une fois et d'oublier le
sauve-qui-peut égoïste qui règne ici. Je suppose que l'hallali gommait l'ennui, la peur du présent et encore plus de
l'avenir, tout cela empaqueté sous l'appellation « défense
de la morale ». Martial était le bouc émissaire idéal. Je
l'aime, je l'aimerai toujours, il m'aimait (quoi que tu en
dises) quand nous finissions nos études à Montpellier et il
m'aimait encore quand il est parti pour Sponge et encore
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quand il m'écrivait, et encore ...
zapping, zapping,
– Je m'en fous, hurle Yasser Arafat sur son lit où il
arque son corps par-dessus une boule de literie ramenée
sous les fesses et trempée bordel de zapping trop lent, des
amours de négresse même pas vrais à s'inventer n'importe
quoi à force de lire des conneries de bonne femme dans les
magazines, merde même pas vrai même pas vrai.
Yasser Arafat lance la télécommande. Elle ricoche sur
l'écran. L'image réapparaît. Joséphine est nue. Elle entre
sous la douche. Yasser Arafat se calme. Il se lève récupérer
la télécommande, appuie sur pause. Joséphine s'immobilise, sa main répand du gel-douche sur ses seins et sa tête
est levée vers le plafond comme si elle y cherchait l'emplacement de la caméra.
▼▼▼
À midi, après son cours (mon père souhaite un rendezvous, avait dit un garçon de troisième et la classe avait
ricané. Pour mon travail, avait-il précisé, mais à qui
s'adressait le clin d'œil ?), Joséphine fit un détour par le
château. Elle s'était assurée de la présence d'Irène Mondrian, tôt le matin, au téléphone, sous prétexte de donner
le chèque du loyer.
– Possible de se voir ? Mais avec grand plaisir, avait dit
la comtesse, d'une voix très chaleureuse. Voyons ...
Elle s'était tue. Joséphine avait entendu un bruit de porte
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claquée. Irène Mondrian se promenait avec son téléphone
portable et elle hésitait comme quelqu'un qui choisit entre
plusieurs possibilités. Finalement; elle avait soupiré.
– Quel abominable emploi du temps... Depuis des jours
et des jours je me promets de faire un saut jusque chez
vous, mais vous savez ce que c'est.. Demain mercredi, cela
irait ?
– Je préférerais aujourd'hui, avait dit vivement Joséphine.
– Oui, vous avez raison, ne remettons pas à demain.
Que diriez-vous de midi trente, juste après vos cours de
la matinée ? Nous parlerons un peu et vous me remettrez
votre loyer d'octobre puisque vous semblez si impatiente
de régler vos dettes.
Elle avait ri. Un rire bref, éraillé, frangé d'assez d'agacement pour que la locataire comprenne que la propriétaire
avait d'autres chats à fouetter que les questions
d'argent ou les entretiens matinaux par téléphone.
Au moment où la Honda franchit le portail du château,
la Golf cabriolet d'Irène Mondrian jaillit à l'autre bout de
l'allée cavalière. Joséphine écarquilla les yeux mais n'eut
que le temps de serrer la moto sur le bas côté. La Golf passa en crissant des pneus. Joséphine aperçut la silhouette de
la comtesse, une femme plutôt grande, aux contours flous
desquels se détacha un vague signe de la main. Joséphine
en eut le souffle coupé. Le culot d'Irène Mondrian était impressionnant. Depuis son installation au château, les deux
femmes ne s'étaient encore jamais rencontrées. Joséphine
ne connaissait de la comtesse qu'une voix au téléphone,
des profils fugitifs sous les arbres ou derrière les vitres de
la Golf qu'elle conduisait à vive allure. Une fois seulement
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elle l'avait vue en entier, postée sur la terrasse arrière du
château. Joséphine se promenait dans le parc. Elle avait
hélé la forme lointaine - madame Mondrian ? madame
Mondrian s'il vous plaît ! - puis elle s'était tue, ayant
conscience du ridicule, Elle avait accéléré le pas, s'approchant au point de constater que la femme fumait une
cigarette. Soudain, elle l'avait projetée d'une pichenette
par-dessus la rambarde de la terrasse et était rentrée. Joséphine avait secoué le heurtoir une dizaine de fois. La patte
de lion rendait un son sourd, lointain, aussi lugubre que les
bruitages des films d'épouvante. Personne ne vint ouvrir.
En reprenant l'allée cavalière en sens inverse, Joséphine
songea à Hitchcock. La mère de Benjamin devenait la réplique de la momie du film Psychose. Même si elle se
trouvait affreusement romanesque d'établir une telle comparaison, elle admit que le regard de l'enfant était aussi
trouble que celui d'Anthony Perkins.
Puisqu'on la traitait si mal, elle décida qu'elle agirait elle
aussi avec grossièreté. Elle placerait le chèque dans une
enveloppe, sans un mot d'explication. Elle le donnerait à
Benjamin, qu'elle avait croisé dans les couloirs du collège,
le matin. Il ne l'avait ni regardée, ni saluée. Les rares fois
où il fréquentait l'établissement, il se conduisait toujours
avec la plus complète indifférence. Lors de leur première
rencontre, Joséphine s'était avancée, souriante et
main tendue. Faute de mieux, elle avait proposé le nom de
la veille.
– Bonjour Émir Abdelkader.
Il ne s'était pas arrêté et elle l'avait entendu rire quand un
des garçons du groupe avait dit, assez fort, « Elle est
cinglée ».
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Joséphine gara la Honda devant la Brasserie Bourguignonne. Elle vérifia que son jean's n'était pas sali de boue
ou de cambouis. Elle briquait la Honda chaque soir mais
vivait dans la hantise d'une souillure qui rendrait la moto
moins belle ou abîmerait ses vêtements. La beauté pure de
la mécanique immaculée était son réconfort le matin,
quand elle quittait la maison. Elle se rendait compte que
son souci de la propreté devenait pathologique. Elle tenait
probablement ça de l'enfance, de son dégoût à ne voir son
père qu'habillé de vêtements sales, même le dimanche.
Elle consacrait de plus en plus de temps à sa toilette. Une
fois, découvrant une tache d'encre sur son gilet, elle avait
abandonné sa classe, en plein cours, sous un prétexte quelconque, et était rentrée se changer.
Quand elle poussa la porte de la brasserie, des odeurs de
salle comble l'assaillirent. La fumée de cigarettes formait
un brouillard échappé de la partie restaurant. Il était habituellement interdit d'y fumer. Joséphine gagna sa place
sans qu'on la dévisage ou qu'elle entende les commentaires
traditionnels. Cela allait du sifflotement au compliment direct. Depuis peu, elle était accueillie par l'exclamation,
« tiens, voilà la prof noire », toujours prononcée dans son
dos. Bientôt, on murmurerait « la pute noire ». Joséphine
ferait le nécessaire pour qu'il en soit ainsi. Les tables
étaient toutes occupées. Des groupes de trois ou quatre.
Des hommes surtout. On parlait à voix basse ce qui
contrastait aussi avec le brouhaha ordinaire. Joséphine ne
demanda rien. On ne lui dirait rien. Elle connaissait pourtant la plupart des clients, mais il s'était établi une sorte de
frontière instinctive entre sa table et les autres. On ne lui
parlait pas. Elle ne leur parlait pas. Elle avait essayé, par
curiosité plus que par véritable intérêt. Ils avaient dû ricaner quand Martial prenait ses repas et Joséphine voulait
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savoir ce qui se cachait derrière ces visages ordinaires. On
lui avait répondu avec méfiance. La Prof Noire. Elle forcerait le chemin quand le moment viendrait. Ce serait plus
facile si l'idée se répandait que la Prof Noire était une
femme facile. Déjà, ses sourires insistants auprès du directeur de la maison de retraite et du patron de la scierie
donnaient des résultats. Ils avaient offert l'apéritif et
s'étaient laissés aller à quelques familiarités.
Décembre viendrait vite. Joséphine se disait qu'elle ne
pouvait plus guère reculer.
Elle ôta son élégant blouson de cuir, dévoilant un pull
angora décolleté, à même la peau (cadeau d'un admirateur,
floué de ses espoirs). Elle n'eut pas droit à ce minimum
d'attention qu'elle escomptait de ses gestes à la sensualité
calculée. Elle leva la tête, parcourut la salle d'un regard
provocateur, de table en table, comme si elle se trouvait
parfaitement à l'aise dans ce milieu masculin. Ses mains
fébriles la trahissaient. Elle les enfouit dans la douceur de
sa nuque, repoussant sa chevelure vers le haut par une caresse lente, devenue familière et qui cambrait son buste.
Elle avait ainsi plusieurs poses ambiguës, si souvent
jouées devant les hommes qu'elle n'en percevait plus la volupté. Ses voisins les plus proches cessèrent de parler.
Joséphine identifia des représentants de passage et comme
ils étaient innocents, elle s'en désintéressa. Elle se demanda pourtant comment elle réagirait quand un de ces
hommes viendrait à sa table, s'y assiérait puis l'inviterait à
l'hôtel ou proposerait d'aller au château. Cela se produirait,
elle le savait et sa peur ne faisait que retarder la date.
Berthe Morizot la ramena à la réalité en posant devant elle
une assiette de charcuterie. Joséphine n'y toucherait pas.
C'était toujours pareil : on la servait, puis un peu plus tard
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on lui proposait une salade et l'assiette repartait au frigidaire. Mais cette fois, la patronne tira la chaise en face de
Joséphine et s'y laissa tomber comme un paquet. Elle avait
le teint encore plus gris que d'habitude. Elle mit ses mains
à plat sur la table puis l'une sur l'autre avant de parler.
– Autant servir des morts aujourd'hui. Je peux discuter
une minute, ils ne sont pas pressés de manger.
– Que se passe-t-il ? dit poliment Joséphine.
Elle grignotait un morceau de pain, pressée d'ingurgiter
son repas et de partir. Les états d'âme des Spongeois
étaient sans intérêt. Mais elle avait pris l'habitude d'échanger quelques mots avec Berthe Morizot. La patronne
méprisait la plupart de ses clients qui buvaient beaucoup,
parlaient fort et ne lui adressaient la parole que pour des
ordres ou des reproches. Elle l'avait confessé à Joséphine
et comme elle avait cru discerner de la compassion dans sa
façon de hocher la tête, elle usait avec elle d'une sorte de
complicité féminine.
– De nouveaux licenciements se préparent à l'usine. Un
désastre pour la ville. Beaucoup de ceux qui sont ici ont
été convoqués à la Direction générale, un par un. On leur a
annoncé la suppression d'une quinzaine d'emplois d'ici la
fin de l'année. Leur sort dépendra de leurs performances
personnelles, à leur poste. Un procédé dégueulasse et c'est
la seconde fois que les Angliches font le coup !
Un éclair de frayeur raya les pupilles de Berthe Morizot.
– Elle songe à ses fils, se dit Joséphine, mais elle
n'éprouva aucune pitié. Elle ne relança pas non plus la
conversation.
La patronne jetait des coups d' œil de côté. Elle lissa le
dos de sa main gauche, avec rudesse, comme si elle vou90
lait faire disparaître les rides puis dit « une catastrophe,
une catastrophe ». Elle arrêta soudain de repasser sa main,
dévisagea Joséphine.
– Une petite prof comme vous a bien de la chance.Vous
rie risquez pas ce genre de tuile.
Elle réalisa soudain que la place d'une patronne de restaurant n'était pas auprès d'une fonctionnaire. Elle se leva
très vite et plaqua un sourire dépourvu de toute sincérité
sur son visage à nouveau affairé.
– Que ça ne vous coupe surtout pas l'appétit, va. Autant
que vous en profitiez.
Elle s'en alla en criant « oui,oui, voilà j'arrive », alors
que personne ne la réclamait. Son chignon brimbala audessus de la porte battante, puis plus rien. Berthe Morizot
ne remplaça pas la charcuterie par une salade.
Joséphine se servit du vin. Elle n'en buvait jamais. Elle
pensa que l'alcool l'aiderait à subir l'insupportable ambiance de la salle de restaurant. Les conversations
tombaient. Il n'y avait aucun de ces appels bruyants, de
table en table, cette familiarité du travail qui agaçait tant
Joséphine parce qu'elle en était exclue. Il lui parut qu'on
évitait même de se regarder. Elle exagérait, évidemment,
quand elle interpréta cette gêne par des complots qui s'organisaient entre les employés calculant comment il
évinceraient leurs rivaux à l'usine.
La fourchette de Joséphine tomba. Le bruit se répercuta
longtemps, bien au-delà de sa durée réelle. Joséphine comprit qu'elle n'avait plus sa place au restaurant. Mais cette
peur. qui la cernait .sur son îlot d'indifférence lui était
agréable. Elle en jouissait même tant qu'elle tarda à se lever, prise d'un désir enfantin de provoquer la salle en
91
criant le nom de Martial La fermeture éclaire de son blouson zippa dans un crissement glacé. Berthe Morizot ne fit
aucun commentaire quand Joséphine longea le bar ni
même ne la salua du rituel « bon après-midi, mademoiselle
Dutoit ».
II était trop tôt pour la reprise des cours. Joséphine, tendue, ne savait où aller. Elle n'entrait dans la salle des
professeurs que dans le but d'y jouer un rôle et cette surveillance continuelle de ses gestes et de ses paroles était
aujourd'hui au-dessus de ses forces. Elle se résigna à une
promenade à pied, ce qu'elle se refusait toujours par peur
d'un contact intime avec la ville. Elle se dirigea vers le
complexe sportif parce qu'elle aimait la rivière qui l'entourait Ses pas étaient lents comme si elle hésitait encore à
entreprendre la balade. La ville était vide. Un ciel
bouché fermait la vallée, avec ici ou là quelques taches
plus claires vite escamotées par les nuages aux mamelles
sombres. La température était pourtant douce. Joséphine
s'étonnait d'ailleurs de la persistance de ces températures
levées: malgré la saison. Berthe Morizot avait expliqué le
microclimat dû à l'exposition et elle avait ajouté, en haussant les épaules « c'est mieux que rien ».
Elle remarqua deux vitrines barrées de la mention « à céder », puis contourna un grand bâtiment noir, assez
sinistre, sur lequel voletait un calicot délavé :
Transfert des entrepôts Bardier
au
8, rue des Tonneliers
Dijon
Il n'y avait presque aucun bruit. Trois voitures et une
mobylette croisèrent Joséphine. Elle allongea la prome92
nade en faisant un détour par la mairie. Elle n'aurait pu
dire pourquoi elle agissait ainsi puisqu'elle fut soulagée de
découvrir les portes closes. Souvent, en allant au collège,
elle passait près de l'hôtel de Ville alors que rien ne l'y
obligeait. Si elle apercevait Alban Michaille traversant la
place, elle accélérait et ne répondait pas au salut de la
main. Il téléphonait de temps en temps, y trouvant des prétextes, et avait invité Joséphine au restaurant mais elle
refusait. « Après tout, je n'aime pas tant que ça les pizzas
turques » se disait-elle, quand elle raccrochait le téléphone, à la fois soulagée et mécontente de ce refus. Depuis
peu, Alban Michaille prenait un café à la B. B. à l'heure ou
Joséphine déjeunait. Elle essayait de se convaincre que ces
approches sournoises, de sa part ou de la sienne, entraient
dans ses plans.Elle arriva près de la rivière, sous l'allée de
marronniers qui la bordait. Les terrains de sport étaient déserts. Les filets des courts de tennis pendaient, gorgés
d'eau. II ne restait qu'une caravane, fermée, sur le terrain
de camping. La rivière roulait des eaux claires, abondantes. Joséphine frissonna en suivant la nage sinueuse
d'une truite, à contre-courant. Elle était dans un état d'esprit de pleine révolte contre elle-même. Une journée ratée.
Elle dressait la liste de ses échecs : des cours du matin ratés, un rendez-vous avec la comtesse raté, un repas raté et
cette stupide promenade, sans but autre que tuer le temps.
Elle jugeait sévèrement les raisons d'un romanesque délirant qui l'avaient amenée dans une ville d'un ennui mortel.
Au fond, Béa la jugeait bien en affirmant qu'elle exagérait
tout, faisait un drame de tout. Jouait tout. Joséphine sentait
la dépression la gagner et elle ne se rendait même pas
compte qu'elle s'était arrêtée, qu'elle fixait le clapotis de
l'eau. La pression d'une main sur son épaule la fit sursauter.
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– Te bile pas ma belle, c'est que le Diable, mâchonna la
voix de Josué.
– Bonjour Josué. Vous m'avez fait peur.
– Je fais plus peur à grand monde, croyez pas ?
Josué parlait le menton enfoncé dans sa poitrine maigre.
Il puait le vin. Il passait le plus clair de son temps à la
Brasserie Bourguignonne, de chopine en chopine, et avait
probablement suivi Joséphine à sa sortie du restaurant.
– Vous marchez un peu avec moi ? proposa Joséphine.
Josué éclata d'un rire rauque. Un rire dangereux pour sa
carcasse sans chair. Il l'étouffa en pinçant ses lèvres entre
deux doigts.
– Je peux pas rester longtemps éloigné de mon port
d'attache si je veux pas crever avant l'heure et je suis déjà
trop au large. D'abord j'ai pas envie de me balader avec toi
et je vous ai pas suivie pour de la causette.
– Alors pourquoi ?
– Je vous observais tout à l'heure, à la B. B., au milieu
des autres. Je me disais que t'as l'air de rien ici. Je saurais
pas te dire pourquoi mais vous me gênez quand je bois ma
chopine de blanc. Tu devrais remonter sur ta moto et
retourner d'où tu viens.
Joséphine pâlit. Josué s'en allait. Elle ne trouva aucun
mot. Éloigné d'une cinquantaine de mètres, il cria en levant l'index haut devant lui :
– Te fais pas d'illusions ma belle, ça n'a rien à voir avec
le fait que t'es une négresse noire. Je m'en fous que tu sois
noire, n'oubliez jamais ça.
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__________ HUIT __________
Yasser Arafat transpire énormément, où il prend toute
cette eau il est un sac à eau elle s'écoule pendant qu'il visionne les coucheries de l'Autre Salope, un fleuve d'eau et
après peut-être plus qu'une peau vide. Il a l'habitude.
Elle se démène.
Elle se démène ça oui, sous l'œil hagard de la caméra,
tout en cul agité de soubresauts, pas possible elle s'entraîne
agile comme une danseuse de grand écart. Fendue partout.
Yasser Arafat se frappe les cuisses, le ventre, là où il existe
encore des endroits vierges de douleur.
– Regarde mon papa, regarde c'est trop facile autrement, tu as beaucoup à apprendre la ville entière est venue
sur elle mon papa la ville entière et tu le sais et la ville le
sait et je le sais et où tu crois qu'elle va se faire lécher
maintenant hein où tu crois ?
Yasser Arafat coupe l'image. S'isole dans une mer de silence et réfléchit. Près du lit, le caméscope fiché sur le
pied alu tête fluide trois mouvements se penche sur le
corps en nage. Yasser Arafat tourne la tête vers l'œil et
l'objectif s'empare de ses lèvres qui parlent haut et clair.
– Quand je lui ai montré la cassette mon papa elle a ri
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une coulée de rire dégoûtante, elle a dit qu'elle irait
ailleurs qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher que j'étais
doué pour le cinéma.
Yasser Arafat appuie sur la télécommande. L'Autre Salope réapparaît et il zappe, zappe encore, des minutes de
zapping coupées de flashes d'hommes et de femmes surtout des hommes et Yasser Arafat les connaît tous par leur
nom.
Quand l'Autre Salope exagère ses couinements grotesques ou accepte ferme les yeux mon papa t'as raison
non ouvre les j'ai peur tout seul, quand elle accepte ces
choses ou même les exige Yasser Arafat décide de renverser le soir la soupière brûlante sur ses cuisses de putain si
elle dîne au château. Elle téléphonera au docteur Michalon
pas pour les brûlures Yasser Arafat admet sa forte résistance à la douleur, pour lui parce que je n'en peux plus
docteur je suis à bout complètement à bout un calvaire
parfois je préférerais mourir mais elle ne meurt pas. Yasser
Arafat fixe la caméra, arrondit les lèvres, crache les mots
comme des bonbons sucés, la méchanceté à ras bord des
paupières et dit :
– Ma chère Irène, il n'y a pas d'autre alternative que
l'hospitalisation, je vous le répète à chacune de mes visites.
– Vous êtes fou ! Je ne me séparerai jamais de mon fils,
Michalon, vous le savez bien.
– Elle a la trouille docteur, elle croit que je raconterai
comment vous la baisez, comment la ville la baise, je raconterai tout elle a raison et...
Le jeu n'intéresse plus Yasser Arafat. Il se, tait. Il revient
à l'image de télévision, revient en arrière, revient sur les
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gros plans du corps nu de l'Autre, jusqu'à ce que la nuit
tombe, que la nuit l'engloutisse, qu'il perde la notion du
temps, que ses larmes coulent sur ses cuisses abîmées de
coups, violettes de coups, se mélangent au liquide gluant
mais ça il ne le veut pas, il souhaite que ça ne se produise
pas mais il jaillit malgré sa volonté et Yasser Arafat s'endort désespéré.
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__________ NEUF __________
Novembre étirait ses brouillards sur la vallée. Ils
cachaient la ville. Ils ne la dévoilaient qu'en fin de
matinée, pour quelques heures, avant que la nuit ne
l'efface à nouveau. Joséphine aimait l'humidité froide des
matins, les vapeurs qui entouraient la maison et
occultaient le château. Elle aimait surtout cette façon
qu'avait la Honda d'enfoncer la muraille blanche du
brouillard, d'y disparaître. Elle était comme Alice
franchissant le miroir. Plus rien ne paraissait totalement
réel jusqu'au moment où elle arrivait au collège. Plusieurs
fois, parce qu'elle était partie trop tôt, elle suivit la route
jusqu'à ce qu'elle sorte des nuées. Elle imaginait que la
balade dangereuse se poursuivrait indéfiniment mais dès
que la départementale escaladait le flanc de la vallée, la
moto atteignait la clarté du jour, parfois le soleil.
Joséphine s'enfermait dans le lourd cuir de motard réservé à l'hiver. Il lui donnait une stature de camionneur, du
moins était-ce ce qu'elle découvrait dans son miroir. Elle
éprouvait toujours un grand ravissement à se dépiauter, à
apparaître vêtue de couleurs vives et réduite à rien quand
tombait la cuirasse. L'impression de métamorphose était
fugace mais la surprise durait plus longtemps sur les vi99
sages des personnes témoins de la mue.
Joséphine boucla son casque. Le téléphone sonna.
– Allô ? fit Joséphine derrière le hublot de plastique.
Elle dut se déharnacher. Le casque tomba puis son cartable
se renversa. Elle était contrariée car elle serait en retard au
collège. De Maddé comptabilisait ses faux pas avec une
précision de notaire et la convoquait dans son bureau pour
un oui ou pour un non.
– Pourriez-vous me prendre deux baguettes à la boulangerie Marcaud ? suggéra la voix suave de la comtesse. Ce
serait gentil de votre part, je dois m'absenter toute la journée. Benjamin Mondrian le prendra chez vous ce soir et
par la même occasion vous lui donnerez le loyer de novembre, ce qui vous évitera un dérangement. Rien
d'urgent, cela va de soi.
Irène Mondrian dit « merci » et raccrocha.
– Merde ! cria Joséphine. Tu peux toujours courir !
Elle ramassa le casque, le cartable, renversa le téléphone,
dit encore « merde » et éclata d'un rire nerveux. Elle ramènerait évidemment les baguettes de la comtesse, sinon
Benjamin s'en passerait.
Constance Bellot patientait près de la Honda. Son visage
portait les marques d'une nuit sans sommeil. Le maquillage bégayait autour des lèvres, des ailes du nez, le
rimmel bavait au coin de l'œil droit. Joséphine fut chagrinée de cet abandon qu'elle n'avait pas voulu. Leur liaison
durait depuis une quinzaine de jours mais la pharmacienne, s'était prise d'une passion de roman de gare au
point d'abdiquer la plupart des défenses qui sertissaient sa
position de notable. Elle avait passé la première nuit dans
le lit de Joséphine dès le jour de l'invitation à dîner. C'était
100
comme une digue qui cédait. Au matin, sans une once
d'hésitation, Constance Bellot s'était assise à l'arrière de la
Honda. Les deux femmes s'affichaient dans Sponge.
– Tu n'as pas peur des réactions ? avait demandé Joséphine.
La pharmacienne avait appuyé sa tête contre son épaule.
Ses mains s'étaient glissées sous la veste de cuir, remontant jusqu'aux seins.
– J'ai attendu tellement longtemps d'être amoureuse.
Jusque-là, je me suis surveillée, toujours surveillée, me
contentant de médiocres et rares aventures. Maintenant, je
les emmerde.
Pendant le petit déjeuner, ce matin-là, elles avaient parlé
de Martial. Au cours de la nuit, entre deux caresses, Joséphine avait préparé le terrain en évoquant l'homme qui
logeait avant elle dans la maison. Quand elle versa le café,
elle reprit négligemment la conversation là où leurs
étreintes l'avaient abandonnée.
– Les profs du collège affirment que la gamine de troisième était une mythomane. Qu'elle s'était vantée plusieurs
fois déjà d'avoir eu des relations sexuelles avec un adulte.
Joséphine mentait. On ne disait pas cela au collège.
Constance termina sa tasse de café sans répondre. Elle buvait de petites gorgées agaçantes, éloignées les unes des
autres. On ne savait pas si elle éprouvait un très grand
plaisir à ce café du matin ou si au contraire elle se forçait.
La pharmacienne accomplissait tout lentement, comme si
elle s'appliquait à rendre ses gestes parfaits. Seul l'amour
l'entraînait dans une tornade épuisante et incontrôlée.
C'était une grande femme, aux allures de fausse maigre.
Ses cheveux très blonds tombaient de chaque côté d'un vi101
sage effilé, aux lèvres étrangement pleines. Elle posa enfin
sa tasse, étira le buste en plaçant ses mains croisées sous la
nuque et bâilla.
– Je suis fatiguée, dit-elle. J'aurai encore une de ces
mines à la pharmacie aujourd'hui. Je devrais ne pas venir
ce soir et dormir, mais je n'aurai jamais assez de courage.
Elle dévisagea Joséphine en se mordant la lèvre. Elle se
soumettait, on voyait bien qu'elle se soumettait, avec une
infinie douceur et même de la reconnaissance, quelle que
soit la décision que prendrait son amie. Joséphine insista.
– II n'existe aucune preuve que Martial Curtil ait entraîné cette fille dans son lit. Elle a pu raconter n'importe
quoi, une fois de plus.
Joséphine émietta sa biscotte, intacte, au-dessus de sa
tasse de café, intacte.
– Tu le détestais, paraît-il. Tu fais partie des six personnes de Sponge qui ont voté le rapport du Conseil
d'administration approuvant la pétition des parents
d'élèves contre Martial Curtil et demandant son renvoi du
collège. Pourquoi le détestais-tu ?
Constance Bellot bâilla à nouveau. La conversation l'ennuyait. Son corps se défit. Les épaules tombaient.
Joséphine avait envie de lui dire de se surveiller, qu'elle
était belle quand elle était sur le qui-vive mais qu'elle cessait de l'être autrement. Elle répondit en hésitant, en
regardant à droite et à gauche. Finalement, elle se leva et
commença à débarrasser la table.
– Je ne le détestais pas davantage que ne le détestaient
les autres habitants de Sponge. Je suis pharmacienne et hélas cooptée au conseil d'administration de ton collège, en
tant que personnalité extérieure. J'ai eu tort d'accepter, tant
102
pis pour moi. Comment voulais-tu que je prenne la défense d'un professeur détournant une mineure alors que
tous mes clients sont des parents d'élèves? Autant fermer
boutique.
Constance posa sa tasse sur l'évier. Elle desservit celle
de Joséphine.
– Tu né bois pas ton café ?
Joséphine bougea la tête. Constance vida la tasse sur
l'évier et se retourna.
– D'ailleurs, j'étais convaincue et je le suis toujours que
Curtil s'est envoyé la gamine.
C'est la vulgarité de la phrase et le sourire qui l'accompagnait qui poussèrent Joséphine à la brutalité.
Constance Bellot prit place sur la Honda et noua ses bras
autour de la taille de la conductrice. Comme d'habitude,
ses mains se glissèrent bientôt sous le cuir, creusèrent les
couches de vêtements jusqu'à atteindre la peau, le ventre
puis le pubis. Joséphine roulait au maximum de la vitesse
possible. Sponge s'animait, la circulation était dense. Toute
la ville les reconnaissait. Devant la pharmacie Constance
Bellot descendit de la Honda. Elle se pencha vers le hublot
du casque, pour le rite exigé de Joséphine, le baiser qui les
séparait jusqu'au soir. Le hublot demeura clos. Constance
écarquilla les yeux et rencontra ceux de Joséphine derrière
la visière. Déjà, elle avait,compris, mais elle posa la question, par une sorte de réflexe suicidaire :
– À ce soir ?
– Ni ce soir, ni jamais, dit Joséphine. Elle démarra, certaine que Constance Bellot avait entendu, malgré l'écran
de plastique.
103
▼▼▼
Sans Nom sautille dans la chambre de Joséphine et panique bordel mon papa qui je suis rappelle-moi qui je suis
deuxième fois de la semaine que j'oublie mon nom et il
sautille encore de meuble en meuble et le boitillement
vient à son secours Toulouse-Lautrec bordel mon papa je
sais mon nom je l'ai retrouvé et Toulouse-Lautrec fourrage
dans la commode copie de la commode Régence véritable
achetée par mon papa et vendue par l'Autre toujours à
court de fric comme si on ne voyait pas la différence avec
sa merderie Conforama. Toulouse-Lautrec se dépêche qui
sait à quelle heure la Noire rentre ce soir et il répand les
vêtements les palpe s'y enfouit la tête à crever étouffé de
son odeur d'elle et Christian Dior et il ôte l'infâme vareuse
à col Mao réplique de celle du gardien du temps où il existait un gardien le temps de mon papa et il enlève aussi la
chemise et enfile le pull de cachemire de Joséphine la
Noire sent le col roulé effleurer son cou bouleverser ses
narines et Toulouse-Lautrec défaille s'assied sur le parquet
sinon son cœur se détraque il s'imagine étendu raide dans
la pièce les narines violettes et les soubresauts habituels et
elle entre dans la maison et elle le découvre et je la tuerai
mon papa si ça arrive je serai obligé de la tuer mais il n'est
pas question de défaillir longtemps tant qu'il n'a pas fouillé
l'armoire touché les vêtements pliés sur la chaise et ceux
qui traînent sur le sol abandonnés en se déshabillant pour
aller au lit surtout ceux-là mon papa qui ont du goût et
aussitôt Toulouse-Lautrec prend le jodhpur caramel au
pied du lit le retrousse comme une peau dé banane pro104
pulse son visage à l'intérieur et la vie jaillit vers ToulouseLautrec une odeur puissante de femme vivante à peine
émoussée et il désire vivre des milliers d'années alors que
tout à l'heure encore il enjambait le rebord de la terrasse
prêt à rejoindre mon papa parti sans prévenir ni dire où il
allait mais la terrasse est haute trop haute avec tout ce
froid et cette humidité et rester longtemps seul mort sur les
dalles glacées ne paraît pas un bon plan à Toulouse-Lautrec.
– Bordel de bordel mon papa geint Toulouse-Lautrec il
a du mal à enfiler le jodhpur et encore plus de difficulté à
clopiner jusqu'au lit empêtré dans le tissu trop long pas assez large comme la putain de vie songe Toulouse-Lautrec
et tu as manqué la plus belle femme du monde et je ne te
le pardonnerai jamais.
Jamais.
Toulouse-Lautrec place la télévision de Joséphine la
Noire dans l'axe du lit. Il installe la télécommande sur
l'oreiller. Il ouvre les couvertures. Il se couche en plein mitan du lit. Il rabat la literie. Les odeurs sont un linceul.
Il n'y a plus que la tête exorbitée de plaisir et de douleur
qui émerge des couvertures ou des vêtements de Joséphine
la Noire.
Toulouse-Lautrec prend la télécommande et s'abîme
dans les pleurs avant d'appuyer sut le bouton lecture. Son
corps est une bouillotte. Toulouse-Lautrec glisse vers un
bonheur inaccessible et un chagrin ineffable il ne faut pas
en perdre une miette mon papa parce que ça ne dure que
dix-sept minutes trente j'avais oublié de recharger le caméscope d'une cassette neuve ce mercredi-là et ToulouseLautrec appuie enfin sur lecture zappe un peu et il émet
une plainte vertigineuse quand Constance Bellot et José105
phine apparaissent nues sur le lit qu'il occupe une plainte
de protestation devant ce bonheur et ce malheur si chichement accordés.
▼▼▼
Alban Michaille prenait l'apéritif à la Brasserie Bourguignonne quand Joséphine entra. Elle en éprouva un plaisir
intense. Elle s'écarta du bar en inclinant la tête au passage.
Il n'essaya pas de la retenir. Joséphine s'agaçait de ce
trouble de jeune fille romantique. Elle cherchait des raisons qui la rassureraient. La solitude. La possibilité de
parler littérature avec Michaille alors que tous les autres
semblaient ignorer l'existence des librairies. Mais elle
convenait aussi que le maire ne possédait aucun de ces critères d'attirance physique dont elle avait délibérément
dressé l'inventaire, par jeu ou pour se persuader qu'à certaines conditions les hommes pourraient encore la séduire.
Joséphine prit sa place habituelle. Elle se servit une
cuillère de salade de carottes et repoussa le plat d'inox loin
d'elle. L'œuf cuit dur couché au centre avait des reflets de
nourriture de cantine. Joséphine mangea la tête plongée
dans son assiette. Le brouhaha lui donnait le vertige. Les
autres jours, elle essayait d'isoler une conversation qu'elle
s'appliquait à suivre jusqu'à la fin du repas, pour user le
temps. Elle ne fit rien de pareil. Elle se contenta de surveiller son assiette ou ses mains. Depuis quelque temps,
son attitude changeait. Joséphine s'isolait de plus en plus
au milieu de la clientèle attitrée de la B.B. Elle devenait
incapable d'affronter le mépris qui accueillait la Pute
Noire. Elle atteignait son but sans ressentir pourtant la sa106
tisfaction espérée ni même le moindre apaisement. Elle se
sentait coupable au contraire et cette culpabilité l'exaspérait. Jamais à Montpellier, pendant qu'elle comptabilisait
les conséquences de ses projets, elle n'avait imaginé que la
culpabilité de la ville se retournerait contre elle.
L'ankylose cervicale l'obligea à redresser la tête. Elle se
cogna aussitôt au regard d'Alban Michaille, au-dessus de
la porte battante. Ce fut un tel soulagement qu'elle en oublia de gommer son sourire. Michaille tendit son verre
devant lui et Joséphine, sans se compromettre, esquissa un
court signe de la main. Il vint vers sa table.
– Vous permettez ?
– Si je dis non ? risqua Joséphine.
– Je m'assiérai quand même. Je suis venu à la B.B. uniquement pour vous voir.
La conversation avec Michaille se déroulait toujours de
la même façon. Joséphine manifestait le désir infantile de
le contrarier. Elle restait sur l'impression du premier jour
où elle avait subi son ascendant et elle continuait malgré
elle à lui faire payer son assurance.
– Je peux déjeuner à votre table ?
– C'est ce que vous faites, non ? suggéra Joséphine pendant que Michaille prenait les couverts d'une place d'à
côté. Elle remarqua cependant le léger tremblement des
mains et il le vit aussi, et il se vit démasqué et toute sa
fausse assurance aboutit à la chute du verre brisé dans un
grand bruit. Ils furent l'objet d'une attention inquiète puis
réprobatrice.
– Recommencez pas ! marmonna Berthe Morizot
quand elle ramassa les débris. Sa remontrance se doublait
107
d'une grimace émincée qui n'avait rien d'amical .
– Mangez donc cet œuf, il attend un candidat au suicide
depuis des siècles, ironisa Joséphine.
Elle le servit d'autorité. Elle ajouta aussi la totalité des
carottes râpées. Elle se tourna pour poser le plat vide sur la
desserte roulante et aperçut Josué attablé au fond du restaurant. Il buvait sa chopine. Joséphine fut si
impressionnée qu'elle demeura un moment à le dévisager.
Il lui adressa un clin d' œil appuyé. Elle le lui retourna,
pensant qu'une égale vulgarité cacherait la peur qu'elle
avait maintenant de Josué.
Le repas se déroula de façon désastreuse. Joséphine se
conduisit comme un potache confronté à un jury. Elle était
incapable d'élaborer la moindre phrase spirituelle et accumulait les maladresses. Le plus souvent, elle faisait preuve
d'une ironie déplacée, insistante, qui la confondait d'embarras et qu'elle essayait vainement de rattraper.
Michaille avala les carottes en trois coups de fourchette.
Sans un mot sinon quelques « hon, hon » distribués en réponse aux banalités de Joséphine. Durant tout le temps que
Berthe Morizot mit à servir le lapin sauce moutarde, il se
tut complètement, avec ses sourcils rassemblés au milieu
du front comme s'il craignait qu'on lui renverse le plat sur
le pantalon. Finalement, Berthe Morizot consentit à s'en
aller en lâchant une rosserie qui s'adressait sans doute à Joséphine.
– Pas souvent que vous déjeunez ici monsieur le maire.
Votre dame fait la grève de la popote ?
Alban Michaille sourit. Il avala une gorgée de vin, suivit
le pas glissé de la patronne qui s'éloignait. Il garda le,
verre entre ses deux mains, à hauteur du visage.
108
– Vous êtes splendide dans cet ensemble jaune et noir.
Vous vous rendez compte que tout le monde vous regarde ?
– Ah ? fit sottement Joséphine. Je pensais qu'ils déjeunaient.
– Toute la ville vous regarde depuis le jour de votre arrivée et vous le savez fort bien. Vous vous appliquez
tellement à ce qu'il en soit ainsi...
Il laissa la phrase en suspens, attentif à la réplique. Joséphine se servit de pommes de terre, les nappa de sauce.
– Je n'ai pas faim, prenez mon morceau de lapin si vous
voulez.
Elle lui tendait le plat. Comme il ne le prenait pas et paraissait de plus en plus détendu alors qu'elle se tenait sur le
qui-vive, elle le brusqua.
– Il se passe si peu de chose à Sponge qu'une femme
noire déjeunant avec des hommes dans une brasserie suffit
à donner des frissons. Elle s'était retenue de reprendre la
formule de Josué, « une négresse noire ».
– Cessez donc de jouer la comédie, dit Michaille.
Il soutenait le plat de lapin, à peine, par l'oreillette, entre
deux doigts et souriait. Si Joséphine ôtait sa main, sous le
plat, le lapin à la moutarde s'écraserait sur la table. Les
yeux bruns s'allumèrent d'un défi ironique. Les visages
étaient face à face, séparés d'un plat, situation profondément bouffonne que Michaille imposait et que Joséphine
toléra jusqu'à ce qu'il se décide enfin à se servir.
– Les gens d'ici ne sont ni meilleurs ni pires qu'ailleurs,
affirma Michaille, avec un vague haussement des épaules.
De toute façon, qui s'intéresse à eux ?
109
Il reprit du vin. Il avait bu la carafe de Joséphine et entamait l'autre. Il observa la frontière oscillante du liquide
dans le verre.
– De la bibine à ulcère.
– Ça n'a pas l'air de vous retenir, objecta Joséphine en
désignant la carafe vide.
Elle était furieuse. À quoi bon tant d'agressivité. Pourquoi ne profitait-elle pas de ce repas alors qu'elle déjeunait
toujours seule ? Elle souhaita soudain que Michaille parte.
– Mais ma belle, tu es en train de le défendre contre
toi-même ! constata-t-elle, stupéfaite.
Sa découverte la consterna. Elle ne savait plus comment
relancer la conversation et la rendre anodine. Michaille
s'appliquait à découper son lapin. Joséphine écrasa ses
pommes de terre l'une après l'autre, retardant l'instant où
elle devrait porter à la bouche l'écœurante nourriture. Le
silence durait. On les observait. Malgré le brouhaha des
conversations, il était évident que leur table était le point
de mire du restaurant. Joséphine s'apprêta à dire que les
gens de l'usine se demandaient pourquoi leur maire déjeunait avec la Pute Noire mais elle réalisa qu'elle ne pourrait
jamais prononcer ces deux mots devant Michaille. Elle mit
ses couverts dans l'assiette et la repoussa.
– Je crois que vous êtes en train de perdre des voix en
déjeunant à ma table.
Alban Michaille cessa de manger. Il tapota le bord de
son assiette du bout de sa fourchette en scandant une sorte
de rythme. C'était comme s'il réclamait l'attention générale
et d'ailleurs leurs voisins de table écoutaient. Joséphine remarqua l'amorce des pattes d'oie vers les yeux. Elles se
creusèrent plus profondément quand il éclata de rire.
110
– Je me fous et contrefous de l'opinion de mes concitoyens. Aux prochaines élections, je serai blackboulé. Les
Spongeois s'imaginent que je ne bouge pas le petit doigt
pour empêcher les licenciements. J'ai même entendu de ragots selon lesquels la Mairie palpait du fric en échange de
son silence.
À la table à côté, la conversation reprit. La tête de Michaille décrivit une sorte de rotation qui embrassa presque
la totalité du restaurant.
– Mes électeurs...
Quand son regard revint vers Joséphine, ils furent pris
d'un fou rire parce que au même instant leur voisin le plus
proche sortait son portefeuille et se tournait vers eux.
Berthe Morizot apportait le dessert - un flan au caramel,
encore un flan au caramel, s'insurgea Joséphine et son rire
redoubla en découvrant le monticule maladif affaissé dans
l'assiette. Par contre, le rire d'Alban Michaille s'arrêta net.
– Dînons ensemble samedi soir, proposa-t-il avec brutalité.
– Et votre femme ? Elle fera encore la grève de la popote ?
– Vous vous intéressez à ma vie conjugale ? Je suis ravi
d'obtenir enfin une marque d'intérêt mais rassurez-vous, il
y longtemps que ma femme vit de son côté et moi du
mien. Berthe est d'ailleurs au courant. Alors, samedi ?
Il avait écrabouillé le flan à coups de petite cuillère. Il
croisait les bras. Joséphine, au lieu de refuser l'invitation
comme elle avait fait pour toutes les autres au téléphone,
accepta en imposant une condition inacceptable.
– D'accord mais pas à la pizzeria turque ! J'aimerais al111
ler au « Bois des Grottes ».
– Entendu !
Joséphine fut stupéfaite. Le dancing était connu de toute
la ville. C'était un lieu de rendez-vous où les couples illégitimes se retrouvaient dans les chambres d'une annexe.
On parlait aussi de drogue, de prostitution. Dans les
conversations, la seule mention du « Bois des Grottes »
faisait passer un vertigineux frisson de canaillerie. Joséphine était prise au piège de sa provocation. L'affolement
la gagnait. Il n'était pas question d'aller là-bas et pourquoi
pas, de monter elle aussi dans une des chambres et de faire
l'amour avec Michaille ! Elle était certaine que c'était son
plan. Michaille s'amusait de la situation qu'elle avait créée
et la fausse innocence avec laquelle il demanda l'addition
exaspéra Joséphine. Le restaurant se vidait. Berthe Morizot débarrassait, aidée par une longue fille d'une pâleur
étourdissante. Joséphine sucra son café en orientant la
conversation vers un autre sujet.
– Vous retournez à la mairie ? Ce n'est pas un peu barbant d'être enfermé dans un bureau toute la journée ?
Michaille fourragea à pleines mains dans sa chevelure.
– Sponge est une petite ville et un maire ne l'est pas à
temps plein dans les petites communes. Je suis architecte
mais je ne vous apprendrai rien en vous disant que compte
tenu de la conjoncture, je ne croule pas sous le travail.
II se leva. Posa ses poings fermés sur la table. Se pencha
légèrement vers Joséphine.
– Pourquoi ne me demandez-vous pas ce que je manigance à la B.B. depuis des jours au lieu de poser des
questions stupides ?
112
L'attaque prit Joséphine au dépourvu. Elle essaya un
sourire mais il avorta. Elle s'en tira grâce à la recette paternelle.
– Je vous en p'ie monsieu'le mai'e n'engui'landez pas
le p'ofesseu'noi'du collège.
– Allez-y, vous avez tous les droits. Chargez la barque
au maximum, vous ne risquez rien. Je pense à vous, je ne
pense qu'à vous depuis votre arrivée, voilà pourquoi je
viens ici presque chaque jour. Je ne vaux pas mieux que la
plupart des types de Sponge que vous rendez dingues, allez-y, riez, vous en avez le droit, vous avez tous les droits
ne l'oubliez pas. La belle Noire razziant le cœur des
ploucs ! Et ce n'est pas parce que vous vous êtes affichée
avec la pharmacienne que cela changera quoi que ce soit.
Ni que vous ayez des aventures à droite ou à gauche
comme toute la ville le murmure. J'ignore ce qui vous a attirée à Sponge mais je pense que l'enseignement était la
dernière raison. Quels étaient vos liens avec Martial Curtil ?
Il avait débité son discours sans reprendre haleine ni
quitter Joséphine des yeux. Il ne lui laissait aucune possibilité de fuite. Elle réussit à conserver un visage
impassible alors qu'elle était glacée à l'intérieur. Elle but le
reste de sa tasse de café.
– Seul ce crétin de De Maddé ne se rend compte de
rien, poursuivit Michaille. Vous venez de Montpellier
comme Curtil, vous occupez son logement et vous parlez
de lui à toutes les personnes qui ont pu le connaître. Pourquoi êtes-vous là ?
Sa voix avait peu d'inflexions. Il semblait dire quelque
chose de préparé. Joséphine fut très près de l'aveu, avec
113
l'envie irrésistible de dire « asseyez-vous et écoutez moi ».
Elle se leva à son tour, enfila.son blouson de cuir et
contourna la table. Michaille était encore debout de l'autre
côté.
– Si votre invitation de samedi tient toujours, venez me
chercher au château vers vingt heures.
114
__________ DIX __________
Joséphine referma les pages de novembre de l'agenda.
Elle avait encore en tête l'inscription portée au crayon de
papier, à la date du samedi 24. Couché avec le patron de
la scierie. Les mots n'avaient aucun impact sur elle et
même plus de réalité. Elle avait couché avec le patron de
la scierie ? Elle se souvenait d'un homme petit, terrorisé.
Elle avait embrassé ses lèvres glacées à la Brasserie Bourguignonne. Mais, pas plus que le directeur de la maison de
retraite ou les ingénieurs de l'usine, il n'avait pu résister.
Tous avaient fait le tour de la ville sur la Honda. Tous
avaient accepté les démonstrations publiques de leur liaison.
Joséphine n'avait ressenti de jouissance avec aucun
d'entre eux.
Le téléphone sonna. Joséphine compta les sonneries.Elles cessèrent à la vingtième. Joséphine écrivit sur un
bloc où elle notait ses courses : me mettre sur la liste
rouge. On lui téléphonait pour la traiter de pute. Pour lui
proposer de faire l'amour, moyennant finances ou non. La
ville se précipitait dans son lit. Deux pères d'élèves avaient
donné leur nom et supplié. Elle commençait aussi à rece115
voir des lettres anonymes. Le but était maintenant proche
et Joséphine en éprouvait un désespoir sans limite.
▼▼▼
A.N.P.E. flanque son pied dans la porte des caves du
château. Elle s'ouvre en grand. Il tire le sac marin bourré
des vêtements et autres merderies achetés par l'Autre ces
derniers temps, bordel de sac dégueulant du fric perdu et il
n'a rien demandé de tout ça, rien et deux étages à porter le
sac et se déglinguer l'épaule.
Il n'a rien demandé.
Quand même le blouson Oxbow est magnifique. Les
corneilles du parc se précipitent sur les épaules de l'épouvantail bricolé par mon papa pour lui faire plaisir parce
que n'importe quel crétin sait que les corneilles n'ont pas
peur d'un épouvantail et elles chient en criant de plaisir sur
le blouson Oxbow.
A.N.P.E. n'entend pas le silence des couloirs. Cannonball
Adderley colle son saxo contre ses tympans, walkman à
fond tant pis pour ses oreilles mitées à force, gueulant
I Got It Bad and That Ain 't Good putain de bordel de musique de nègres et putain d'obscurité de nègres j'en ai
marre de me cogner partout parce que l'Autre refuse de
faire réparer l'installation électrique.
Surtout ce sac à tirer.
A.N.P.E. déverrouille le cadenas de la caverne d'Ali
Baba : il pousse la porte vigoureusement mais ne réussit
116
qu'à se frayer un étroit passage entre les monstruosités
éboulées. Trois années d'achats ou de cadeaux de l'Autre,
bordel de putain de patins à roulettes crie A.N.P.E. en tombant et il se relève les genoux entamés et il déverse le
contenu du sac et il disperse le tout de coups de pieds et la
dégoulinure rejoint le tas hétéroclite et A.N.P.E. jette jusqu'au dernier slip jusqu'à la dernière paire de chaussette
jusqu'au dernier roman jusqu'au dernier disque dernier dernier dernier dernier bordel mon papa elle croit encore que
j'accepterai quelque chose d'Elle que je n'ai pas réclamé,
bordel mon papa elle le croit mais je te jure que non jamais.
▼▼▼
Joséphine quitta son cours du milieu de l'après-midi
épuisée et déprimée. Elle attendit que la classe se vide
avant de ranger ses affaires. Durant une minute ou deux ne
subsistaient que l'odeur particulière d'une salle de cours et
le bruit agaçant des néons. Elle aimait cet instant de vacuité mentale, avant de remonter sur le ring. Pourtant, elle
n'éprouva cette fois qu'une sorte de lassitude tempérée par
le soulagement d'une heure de relâche avant le cours suivant. Joséphine fourra ses feuilles et ses stylo dans son
sac, pêle-mêle. Elle prit en dernier Madame Bovary dont
l'édition de poche montrait le visage de l'actrice qui interprétait le rôle au cinéma. Elle laissa les pages couler entre
ses doigts puis rangea le livre en chuchotant :
– Tu auras du mal à remonter la pente ma vieille.
Joséphine revit Antoine devant son bureau, à la fin du
cours, Un immense garçon, bien bâti, toujours au premier
117
rang. Il avait brandi son volume, neuf, probablement jamais ouvert.
– Madame, vous ne pensez pas que Flaubert est dépassé à notre époque ? La Bovary s'est plantée de mec, bon
d'accord, mais trois cents pages pour l'expliquer ça prend
la tête.
Joséphine descendit dans la salle des professeurs. Elle
écrirait à Béa pendant son heure de liberté. Tout au long
des escaliers d'un sinistre béton pauvre, elle garda en tête
le sourire effronté d'Antoine quand il avait dit que « la Bovary s'était plantée de mec ». Un culot qu'elle ajoutait aux
autres audaces des dernières semaines; surtout de la part
des garçons. Sa réputation de Pute Noire atteignait maintenant la cour de recréation. Joséphine ralentit le pas. Elle
n'était guère pressée de s'enfermer dans la salle des profs
même si elle devait absolument terminer la lettre à Béa qui
traînait depuis des jours. Il régnait une demi-obscurité
dans les escaliers où parvenait le grondement des
enfants jouant au-dehors. Les pas de Joséphine claquaient
sur les marches. Elle s'adossa au mur sali de graffitis, alluma une Craven et écouta les tressaillements de la structure
métallique du bâtiment, secouée par un glacial vent du
nord. Elle se sentait protégée dans l'abri du puits d'ombres,
loin des regards, des décisions à prendre, loin de toute
cette accumulation de petits gestes dérisoires mis bout à
bout comme un fragile et inutile jeu de construction. Après
quelques bouffées, Joséphine écrasa la Craven. Elle abandonna le mégot sur le sol, parmi les emballages de
sucreries et aussi deux boîtes vides de Coca-Cola.
Trois collègues - jamais elle ne réussissait à prononcer le
mot - travaillaient dans la salle des professeurs. Trois
femmes. Joséphine dit « bonjour », on lui répondit « bon118
jour » et elle n'entendit plus que le froissement du papier.
Elle s'installa à une des tables hexagonales, loin des autres.
Son regard embrassa le quadrilatère de la pièce, toujours
avec ce même étonnement face à tant de tristesse. On ne
s'était pas embarrassé pour construire le collège. L'État
considérait que l'éducation d'enfants ne méritait pas mieux
qu'un bâtiment misérable et que dépenser de l'argent pour
le personnel était du gâchis. La salle des professeurs respirait l'avarice. La moquette, d'une minceur étonnante,
s'effilochait sur les côtés, les abat-jour de plastique pendaient de guingois, les chaises, elles-mêmes d'un plastique
couleur de vomissure, pliaient sous le poids. Parfois, elles
s'écartelaient, cassées net, et l'occupant tombait, provoquant des rires. Une note punaisée à une armoire, indiquait
« la cafetière ne fonctionne plus. Versez votre obole pour
l'achat d'une cafetière neuve ».
Joséphine fouilla dans son sac de classe et prit son agenda. Les coins étaient écornés. Elle l'ouvrit, lissa les pages.
Quand elle voulut écrire, elle découvrit devant elle la
nuque ployée de la prof de physique. Elle lui rappela celle
de Béa, un même long cou prolongé d'une courbe délicate
et le dégradé des cheveux effilés au rasoir. Joséphine profita de l'illusion aussi longtemps qu'elle put, mais la
femme bougea, sa main se posa sur sa nuque. Des bagues
d'argent nouaient les doigts et Béa ne portait jamais de bijou.
Joséphine nota sur l'agenda les faits des jours précédents. Elle avait pris du retard. C'était sans importance
puisqu'elle transcrivait les événements comme un greffier,
doté d'une mémoire infaillible, capable de les énumérer
dans un ordre parfait. Elle utilisait des mots crus, ne travestissait rien. Pourtant, elle oubliait parfois l'agenda dans
119
son casier de la salle des professeurs. Deux fois, elle l'avait
laissé sur une table, offert à l'indiscrétion. On pouvait y
lire son parcours amoureux des dernières semaines. Elle
était persuadée que personne ne s'aviserait de l'ouvrir tant
on avait peur d'elle.
Quand Joséphine écrivit « reçu une lettre de Béa », sa
main hésita et abîma le prénom. Elle le biffa, écrivit
« Béatrice Mortier ». Elle referma pensivement l'agenda,
son regard revint sur la nuque de la prof de physique. L'envie la prit de la toucher, de la caresser, puis de remonter la
main dans l'épaisseur de la chevelure qu'elle ébourifferait.
Béa détestait ça.
Quel culot de lui rappeler dans sa dernière lettre que
Martial n'avait jamais fait l'amour avec elle. Quelle
conclusion en tirait Béatrice ? Que Joséphine serait toujours incapable d'amour physique avec un homme ou que
Martial ne l'aimait pas ? Oui, les silences entre les phrases
disaient clairement que Béatrice envisageait la seconde
proposition. Elle y revenait dans chaque lettre. Elle écrivait je crois que tu te trompes et t'enlises dans un rôle qui
ne t'appartient pas.
Joséphine voulait oublier les affirmations de Béatrice.
Elle ne pensait qu'à ça depuis deux semaines au point de
redouter les lettres venues de Bretagne. Elle était trop
énervée pour écrire sans trembler et elle se leva, ne sachant trop que faire. Elle se dirigea vers son casier, y
fourragea un instant, remuant un ensemble de copies et de
paperasses administratives qu'elle ne lisait pas. Puis elle
contourna les tables occupées par « ses collègues », posa
une question sur la date du prochain conseil de classe. Il y
eut d'abord un silence durant lequel les stylos cessèrent de
gratter le papier. Une chaise bougea, une voix répondit
120
« mardi 2 décembre ». La main de Joséphine se ferma sur
le paquet de Craven, dans la poche de son pantalon. Elle
hésita. Finalement, elle accomplit les trois pas qui l'approchaient de la nuque de « Béatrice ».
– Tu as du feu ?
Joséphine tendait le paquet de Craven. Elle était pâle,
consciente de se conduire comme un enfant qui fait une
offrande à un adulte en échange de sa tendresse. La femme
leva à peine la tête, dessina une esquisse de sourire aussitôt gommé et dit « non » en reprenant son travail.
Joséphine rangea les Craven puis alluma sa cigarette à
l'aide de son propre briquet. Elle rejeta une bouffée de fumée avant de regagner sa place. Elle était certaine que la
prof de physique avait rougi. La tension devint extrême.
Les trois femmes s'isolaient de la Putain Noire en annotant
leurs copies. Mais Joséphine savait qu'elles rêvaient d'un
dialogue intime et secret avec cette Putain Noire dont
l'existence entre les murs d'un collège leur paraissait un
mirage.
Joséphine poursuivit la lettre à Béa. Elle ne trouvait pas
les mots. La tache jaune de son pull éclatait derrière la
table comme une fleur de Matisse. Elle se décida à écrire
une banalité en espérant qu'elle ouvrirait peut-être la vanne
des confidences.
Vivre à Sponge est devenu pour moi une bataille
constante. Je suis sans cesse en alerte...
Elle était incapable d'ajouter quoi que ce soit. Elle demeurait la main suspendue au-dessus du feuillet, vide de
pensée. Quand la porte de la salle des profs s'ouvrit, elle
fut d'abord soulagée. Mais elle se raidit aussitôt en découvrant le visage du prof de gym. Il cria, depuis
121
l'entrebâillement :
– Le patron demande Joséphine Dutoit dans son bureau. Illico a dit le chef ! Joséphine plia la lettre à Béa.
Elle attendit que le jeune homme disparaisse puis quitta la
salle. En traversant la cour, elle ne put s'empêcher de se remémorer la scène au cours de laquelle le prof de
gymnastique l'avait presque enfermée dans un vestiaire.
– Encore un ! avait songé Joséphine.
Il s'était collé à elle. Immense sourire punaisé au visage
bronzé.
– Ne tente rien avec moi, tu n'as aucune chance. Par
profession, j'aime les gens sains.
122
__________ ONZE __________
La secrétaire modula un cri de souris quand Joséphine
entra. Elle se réfugia derrière le clavier de l'ordinateur puis
se pencha sur l'interphone à qui elle fit sa confidence d'une
voix minuscule.
– Madame Dutoit est ici, monsieur le Principal.
Elle leva sur Joséphine des yeux éclairés d'une admiration sans borne. S'adressait-elle à sa beauté ou au courage
du professeur pénétrant dans l'arène ? N'était-ce pas plutôt
l'expression d'un désir inavouable ?
Le bureau de De Maddé empestait le tabac malgré la fenêtre grande ouverte. Il y régnait un froid glacial. De
Maddé était en chemise et se déplaçait devant le planning
des services du personnel. Il consultait les petits cartons de
couleur comme s'il était le grand manitou placé aux commandes d'une centrale nucléaire. À la vue de Joséphine, il
opta aussi pour un repli derrière le bureau.
– Vous permettez que je ferme la fenêtre ? proposa Joséphine.
Il accepta. Du moins, l'angle mince du visage se déforma
suffisamment pour que Joséphine aille à la fenêtre. Elle
découvrit le vert brutal des prairies gorgées d'eau étalées
123
jusqu'au pied du collège et, plus loin, la barrière mouvante
des peupliers au bord de la rivière. Elle eut subitement envie de liberté, d'une promenade dans le vent, sous les
arbres, à ne rien faire d'autre que d'observer les truites luttant contre le courant. En regagnant la chaise désignée par
De Maddé, elle pensa avec nostalgie à la campagne normande de sa petite enfance, près de sa grand-mère
paternelle. Elle avait aimé ces deux années d'insouciance,
éprouvant presque de la déception quand le père, qui ne
supportait pas la Martinique, avait trouvé du travail à
Montpellier.
De Maddé allongeait ses bras en travers du bureau. Ses
jambes occupaient une position identique en dessous. Il
manipulait un coupe-papier d'argent, jamais il ne m'a quitté au cours de mes pérégrinations de prof. Un cadeau de
ma femme, au début de ma carrière, en tapotait le sousmain. Joséphine défit son blouson et libéra la fleur jaune
du pull. Elle croisa aussi les jambes. De Maddé suivit chacun de ses mouvements sans chercher à dissimuler la
cupidité de son regard.
– Abordons franchement la raison qui me fait vous appeler dans mon bureau, dit-il en cessant de manier le
coupe-papier. Nous disposons de peu de temps puisque à
seize heures vous avez la 4ème2.
Joséphine attendit. Elle s'était composé un visage lisse,
presque somnolent. De Maddé posa le coup-papier et entreprit de faire tourner sa chevalière.
– Madame Dutoit, nous ne sommes qu'à la fin du premier trimestre et les plaintes de parents d'élèves pleuvent.
Je dirige un collège, soit cinquante-sept adultes et près de
cinq cents enfants. Autrement dit, une petite entreprise...
d'éducation et mon rôle consiste à ce que tout se passe
124
bien.
Il parlait calmement comme quelqu'un qui sait que discours sera inutile.
– Et pour que tout se passe bien, il suffit qu'il n'y ait pas
de problèmes avec les familles ? suggéra Joséphine.
– Exactement !
– Les familles de Sponge m'adressent des reproches pédagogiques ?
De Maddé virevolta sur son fauteuil. Il prit un dossier
dans une armoire, le posa devant lui en faisant « pouh
pouh pouh ». Il semblait très las. Joséphine n'avait jamais
vu chez lui un pareil découragement. Durant quelques secondes, elle oublia qu'il avait déclenché l'hallali contre
Martial.
– Ne le prenez pas de haut, madame Dutoit. Il y a là
cinquante lettres, pour le moment étouffées dans cette chemise, mais elles finiront bien par parvenir à l' Académie.
Alors, adieu à votre carrière.
Joséphine avait froid. Elle mit ses bras autour des
jambes et se pencha vers l'avant. Elle ne voulait pas que
ses frissons soient mal interprétés.
– Je vous l'ai dit : ma carrière m'indiffère. Je quitterai
l'Éducation nationale.
– Libre à vous ! s'emporta De Maddé. Ce n'est pas une
raison pour me créer des emmerdements ! Vous deviendrez
quoi avec un CAPES de français ? Chômeuse à Montpellier, chez vos parents ?
Salaud. Sinistre salaud, se révolta Joséphine, sans changer d'expression. Il n'avait pas le droit de dire ça. Quand
elle démissionnerait, son père... Elle chassa les images de
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mélodrame, celles qui avaient vu ses victoires scolaires et
la vie s'emballer dans la maison de la Paillade, celles de
l'échec programmé et de la vie effondrée du père. Elle fixa
De Maddé, l'obligeant à reprendre le jeu avec la chevalière.
– Que me reproche-t-on ?
– Vous le savez. Ne m'acculez pas à la vulgarité.
– Le mal est fait, il me semble. Non, j'ignore ce que
peuvent raconter ces lettres... J'attends que vous dressiez
un réquisitoire. À ce qu'on m'a dit, vous vous débrouillez
fort bien.
De Maddé s'immobilisa. Il aspira l'intérieur de ses joues,
y creusant de profondes cavités qu'il repoussa en parlant.
– Ce qui signifie ?
– Martial Curtil a pu apprécier vos qualités de procureur. Mais je ne suis pas Martial Curtil.
De Maddé se relâcha. Il manœuvra ses jambes sous la
table comme si elles étaient prises d'ankylose.
– Curtil...
Il haussa les épaules et retrouva son air de grande lassitude.
– Ah, vous pensiez à Curtil... Oui, je ne l'ai pas ménagé
mais il était indéfendable. En citant son nom, vous me tendez la perche. Lors de votre arrivée, je vous avais
prévenue que le collège sortait d'une période de graves ennuis et que la ville aspirait à la tranquillité. Or, vous nous
apportez tout le contraire.
Il poussa le dossier vers Joséphine. Quand elle voulut le
prendre, il garda la main sur la couverture.
126
– Laissez ! Ce n'est pas joli joli, je l'admets. Que voulez-vous, notre ville est à cheval. sur la morale, je n'y peux
rien. Vous ne semblez guère vous préoccuper de respecter
ce minimum de convenances... de moralité justement
qu'on attend d'un professeur.
Joséphine alluma une Craven. Elle se concentra sur la
flamme vacillante du briquet, puis sur la cigarette comme
si elle s'inquiétait de sa façon de se consumer. De Maddé
attendait qu'elle ait fini de jouer avec les objets. Elle vit
que, malgré son irritation, il la trouvait belle et qu'il se
désespérait de la savoir inaccessible. Peut-être une partie
de son accablement provenait-il de ce dépit.
Il bascula son corps vers l'arrière, éloignant un peu le
fauteuil du bureau. La chemise épousa le torse maigre.
Une chemise d'une taille insuffisante, nota Joséphine,
parce qu'il avait dû l'acheter en solde ou la commander par
correspondance. À chacune de ses visites à De Maddé elle
s'émerveillait de la médiocrité de ses vêtements. Il ne s'intéressait à rien d'autre qu'à son métier de patron. Et
maintenant, à moi, songea Joséphine, ce qui amena un bref
sourire sur son visage. De Maddé se méprit. Il retira le
dossier du bureau comme s'il craignait que Joséphine ne
s'en empare et dit :
– Okay, j'ai l'habitude de vos provocations. Je ne me
déroberai pas. Vous vous êtes affichée avec la pharmacienne dont toute la ville connaît l'homosexualité malgré
ses précautions. Libre à vous. Ensuite, vous fréquentez
deux cadres de l'usine que vous embrassez dans tous les
lieux publics. Pourquoi pas. D'autres encore, si j'en crois la
rumeur et ceci en un laps de temps n'excédant guère deux
mois. Enfin, un professeur du collège et là, je dis non !
De Maddé avait crié...
127
– Vous dites non ? En avez-vous les moyens ? demanda
tranquillement Joséphine. Vous comptez convoquer le
Conseil d'administration, comme pour Martial Curtil ?
Peut-être me faire juger par tous ces gens qui l'ont jugé,
lui ? Chiche !
Joséphine s'exprimait d'une voix précise. Elle était préparée à la confrontation. C'était facile car elle détestait
1'homme depuis la première lettre de Martial.
De Maddé s'expulsa de son siège et se précipita vers Joséphine. Il ne sut plus quelle attitude prendre quand le
ridicule l'atteignit. Joséphine levait la tête vers lui, semblant dire « et alors, que se passe-t-il maintenant ? ». Il
lança ses bras vers l'avant, vers l'arrière, comme si emporté par le vide il se retenait de faire le saut depuis le parapet
d'un pont. Joséphine pouffa et se leva. Le visage de De
Maddé était défait. Joséphine rangea les Craven dans la
poche de son pantalon. II s'ajustait si étroitement qu'elle
dut se déhancher pour introduire le paquet de cigarettes.
Le mouvement découvrit la peau sous le pull bouton d'or
et De Maddé regarda.
– Vous donnez mauvaise, réputation à mon établissement et il n'en a pas besoin. Après Curtil, vous. Bilan : des
parents m'avisent qu'ils retireront leur gosse au second trimestre et le colleront en internat privé. Je manque d'armes
contre vous, c'est vrai, mais méfiez- vous, les familles,
elles, sont très puissantes.
– Une pétition en ville, comme pour Martial Curtil ?
suggéra Joséphine.
– Pourquoi pas. Quant à moi, s'il le faut, j'adresserai un
rapport à l'Inspection académique.
– Vous savez bien que non. Nous ne sommes plus à
128
l'époque de Pétain et si la vie sexuelle d'un prof peut divertir les bureaux, elle vous ridiculisera à coup sûr.
De Maddé se remit à suçoter l'intérieur de ses joues. II
était dans les cordes. Il balaya l'air de la main, dans un
geste d'écœurement ou de capitulation. Il extirpa une gitane du paquet ouvert sur son bureau, l'alluma et alla
ouvrir la fenêtre. Il s'approcha très près de Joséphine.
– Je vous demande comme une faveur personnelle de
ne pas assister au bal de fin de trimestre, à la salle des
fêtes. Les parents n'apprécieraient pas et je redoute un
scandale public. Promettez-le-moi.
De Maddé considérait Joséphine avec des yeux de setter.
Il n'espérait plus rien. Pour la première fois, son métier lui
échappait, son univers s'effondrait.
– C'est maintenant ou jamais, se dit Joséphine. Pense à
Martial.
Elle essaya d'évoquer l'image de Martial et en fut incapable. Ses traits se brouillaient, se mélangeaient à ceux de
son père. Elle se sentait gagnée à la fois par le désespoir et
un fou rire nerveux. Elle avança la main et dans sa tête sa
voix disait t'es conne, mais qu'est-ce que t'es conne. Sa
main se posa sur le bras de De Maddé. Il baissa les yeux
vers la main de Joséphine puis son regard se déplaça vers
les lèvres, avec une peur d'enfant.
– Quand vous voudrez faire l'amour, demandez-le, je
dirai oui aussitôt, dit Joséphine.
Elle s'en alla. Avant même de passer la porte, elle avait
frotté sa main à la fleur du pull.
129
130
__________ DOUZE __________
Décembre louvoie entre hiver et été. La neige, tombée
drue les jours précédents, dégouline en flaques boueuses
sous le soleil flanqué à mi-hauteur, par-dessus les arbres
chauves.
– Bordel ça fait du bien, s'essouffle Maréchal Pétain
près de l'apoplexie, enfourné dans le jogging bleu déchiré
offert par mon papa, camisole collée de transpiration entre
les cuisses et même partout.
Un tour de parc et il en fera deux autres encore pas aujourd'hui demain sûrement pour plaire à Joséphine la
Noire mince comme un éclair de lune avec des fesses
comme des grains de muscat qu'il découvre chaque soir
depuis le grenier. Comment elle m'aimerait sinon moi le
bouffi moche, t'es moche comment ai-je pu faire un fils
aussi moche dit l'Autre Salope chaque jour et elle a raison
regarde mon papa les sucreries où ça mène ou les saloperies devant la télévision, tu tiens de lui, Elle dit, tu tiens de
lui je ne vois pas d'autre explication et je lui balance un
verre d'eau à la figure parce que je ne veux pas qu'Elle
parle de toi.
Hier. Elle a dit je ne comprends pas comment c'est possible que tu tiennes de lui, le plat de purée sorti du
131
micro-ondes en pleine gueule, la rigolade. Si elle le redit,
je la tue.
Maréchal Pétain n'en peut plus de fatigue et d'amour.
Surtout de fatigue dans ses Nike sans lacets l'Autre lui
pique ses lacets et tout ce qu'il aime, Nike qui tchafent
dans la boue jusqu'aux chevilles des sentiers jamais entretenus formidable je maigris à vue d'œil pense Maréchal
Pétain et lui plaire, oui lui plaire peut-être la toucher si je
fonds, mince comme un sportif véritable ahanant mes kilos sous la merderie du soleil de décembre alors elle
m'autorise à l'effleurer puisque je ne la dégoûte plus.
Je touche sa peau.
– Et merde mon papa j'arrête braille Maréchal Pétain
collé à la glu terreuse d'une fondrière le sport me casse les
couilles pour lui plaire je ne boufferai plus que de l'eau ou
du yaourt.
Maréchal Pétain ôte les écouteurs qui l'empêchent de
s'écouter, Miles Davis, Someday My Prince Will Come,
mon papa c'est sûr que la trompette de Miles Davis pousserait n'importe quel être humain à courir à jamais s'arrêter
mais j'en peux plus quel truc à chier le sport.
– Dis, tu vois dans quel état Elle met ton superbe survêtement Nike Just Do It Suit ? interroge Maréchal Pétain.
Il s'examine sous toutes les coutures examine toutes les
coutures, elles pètent de partout déjà mon papa l'a offert
juste à ma taille un peu trop petit même et l'Autre elle le
recoud jamais jamais elle le recoud flanquez-moi donc ça
à la poubelle Benjamin Mondrian et utilisez le bel Adidas
que je vous ai offert, Adidas c'est rien Adidas, moche et
laid et j'en veux pas et jamais elle le recoud le tien mon
papa au contraire, je ne la prends pas en flagrant délit
132
n'empêche je le sais elle le découd déchire défait exprès,
exprès elle abîme toutes les belles choses que Maréchal
Pétain aime.
Exprès.
Il n'existe que du soleil et du silence autour de Maréchal
Pétain. Trop de silence Miles Davis fait chier Miles Davis
trompettiste de jazz Noir américain créateur du be-bop il
invente aussi le style cool en 1948 et donne à la trompette
de jazz sa souplesse rythmique qui fait, à quoi sert le silence ? crie Maréchal Pétain et le silence crie à son tour à
quoi sert le silence.
Maréchal Pétain a trop chaud vraiment trop chaud il retire le blouson de jogging fondu à sa peau trempée soulève
ses seins, gros les seins de Maréchal Pétain plus gros que
la poitrine de sa cousine venue en visite une fois au château une seule fois au château et elle n'y remettra pas les
pieds de sitôt jubile Maréchal Pétain. Il constate que ses
seins dépassent l'ampleur de la poitrine de Faustine ou
Martine je ne sais plus le scandale des parents à ameuter la
police, elle s'en foutait la police réglez vos problèmes de
famille et il est inadmissible que ses seins soient plus gros
que les siens, l'inadmissible se paie pense Maréchal Pétain
et il se tord le téton droit l'essore de sa graisse, encore et
encore à se l'arracher jusqu'à ce que le sang apparaisse, et
Maréchal Pétain module le hurlement du loup, celui qu'il a
répété qu'il préfère dans le film qu'il préfère le loup affamé
la patte prise dans le piège d'acier et le chasseur se profile
à l'horizon et il hurle une dernière fois avant de prendre
une giclée à bout portant, le film était une merde convient
Maréchal Pétain plein de repentir.
Alors, il se souvient des chiens.
II jette le survêtement le pantalon aussi, pardonne-moi
133
mon papa j'ai grandi grossi et le corps de saindoux apparaît brillant de sueur et il file sous les arbres choisissant les
endroits où la neige fondue est moins épaisse. Les cheveux
de Maréchal Pétain ont repoussé filasse en débine dans
l'air acide à l'ombre des marronniers, Comanche blond sur
le sentier de la guerre enveloppé d'un pagne uni Hom ceinture latex en jersey cent pour cent coton taille et jambes
élastiquées emprunté à mon papa, trop grand, remonté audessus du nombril.
Maréchal Pétain mobilise le peu de respiration encore
disponible. Pas à cause de ses foulées de Comanche non
pas à cause mais parce qu'il s'entraîne en prévision du chenil vide. Elle a fait piquer les chiens. Jusqu'au dernier, Elle
l'a annoncé au souper de la veille munie de ce sourire attentif qu'elle réserve aux occasions exceptionnelles.
– Vous nourrissiez mal les chiens ces derniers temps et
plutôt que les bêtes ne meurent de faim j'ai préféré demander au vétérinaire de passer. Que pensez-vous de mon
initiative Benjamin Mondrian ?
Elle espérait la crise mon papa les pilules alignées près
de mon assiette le téléphone portable sous la main et rien,
rien de rien, pas un cri je te le jure pas un geste et quelle
récompense quand son sourire est tombé sur la nappe elle
n'a pas avalé deux bouchées pendant le repas pendant que
je goinfrais, je goinfrais à chacun de ses coups d'œil désespérés attendant que je casse tout hurle tout et je goinfrais
de plus en plus et j'ai tout vomi après mon papa dans ta
salle de bain à toi et elle ne l'a pas su.
Le chenil se trouve de l'autre côté d'une ligne d'arbres.
Maréchal Pétain marche lentement, le plus lentement possible, le temps de se préparer. Le soleil décline. On ne
l'aperçoit qu'à travers les branchages par éclairs intermit134
tents. Les griffures des taillis ont dessiné des filaments
rouges sur le blanc du torse de Maréchal Pétain mais comment séparer les blessures de la végétation de celles des
ongles. Il avance encore, découvre le coquet chalet suisse
miniature au fond de l'enclos, exigé pour les chiens, puis le
sol ravagé, les écuelles renversées, des restes de nourriture
ou des ossements de chats comment savoir sous le magma
boueux. L'endroit pue. Maréchal Pétain regarde l'endroit
qui pue. Il reste indifférent. Maréchal Pétain se demande
pourquoi il a enfermé des chiens dans l'enclos. Il n'aime
pas les chiens. Il ne s'intéresse pas aux chiens. Il se demande aussi pourquoi il est venu là alors qu'il a tant à
faire. À organiser.
Maréchal Pétain a froid. Il se rappelle soudain pourquoi
il court dans le parc.
– Mon papa balbutie Maréchal Pétain les doigts crochetés aux mailles du grillage mon papa l'Autre Salope s'en va
tout le week-end et Joséphine la Noire a accepté de me
garder.
Maréchal Pétain se tait. Il épie les environs. Parfois
Elle le suit, l'espionne et si Elle découvre son bonheur
elle changera ses projets.
– Joséphine la Noire m'invite deux jours chez elle murmure Maréchal Pétain et nous serons ensemble deux jours
entiers et j'aurai maigri et je lui plairai et elle viendra dîner
au château elle me l'a promis et la nuit je ne dormirai pas
au château et elle est belle elle est si merveilleusement
belle mon papa plus belle que tout le beau du monde plus
belle que plus belle que,
Maréchal Pétain oublie la prudence et hurle vers le soleil
finissant la beauté de Joséphine la Noire. L'écho bégaie à
135
l'autre bout du parc les mots qui ne décriront jamais la
beauté de Joséphine la Noire. Maréchal Pétain ne se rend
pas compte qu'il pleure pas plus qu'il ne se rend compte du
froid venu d'un coup et qui l'assoupit contre le grillage du
chenil. Maréchal Pétain est en train de mourir de bonheur
et de froid mais parmi les divagations heureuses qui traversent son cerveau se glisse l'évocation d'une lettre que
Joséphine la Noire a écrite à Béatrice et la haine envers
Martial réveille Maréchal Pétain et le sauve.
– Elle l'aime mon papa pourquoi elle aime ce type
pourquoi elle n'a pas le droit mais après ce week-end tout
changera mon papa tout changera.
Maréchal Pétain saute d'un pied sur l'autre. Le sang revient dans ses jambes provoquant une brûlure. Le château
est proche par un raccourci et il court court encore et il se
réchauffe et il accélère parce que la liste des préparatifs est
impressionnante. Maréchal Pétain se demande si il retrouvera les bougies pour le repas aux chandelles et si la cave
de mon papa contient encore du champagne ou si l'Autre
l'a bu malgré l'interdiction.
136
__________ TREIZE __________
Joséphine se réveilla tard, après une nuit sans sommeil.
Un triangle de lumière rose pâle s'effilochait entre les
lames des volets et rampait vers la couette. Joséphine s'étira en songeant qu'il était temps de se lever. Elle devait
déjeuner, s'habiller, puis ranger la maison et faire le ménage. La routine habituelle du week-end la décourageait.
Elle tapota l'oreiller et tourna le dos à la lumière. Soudain
elle se rappela qu'elle avait la garde de Benjamin, depuis
le samedi matin. Elle bascula dans le lit avec un sourire et
s'adossa à l'oreiller. Le week-end passerait plus vite. Elle
avait la hantise des fins de semaine. Une éternité à tourner
dans la maison, à ressasser des questions sans réponse.
Une ville morte dès seize heures le samedi au point que la
pétarade des moteurs, le dimanche après-midi, sur le terrain de moto-cross, devenait un soulagement. Au moins
quand elle était au collège, elle s'abrutissait dans le travail.
Du coup, elle abrutissait aussi les élèves sous un flot de
devoirs. Elle débitait des cours de plus en plus élaborés.
Quand elle décelait des éclairs d'attention, elle se surprenait à jouer comme un acteur et même à cabotiner.
Joséphine se leva. Il était dix heures. Elle ôta lé pyjama de
Martial et le lança sur le lit. Sa laideur la frappa comme si
137
elle le voyait pour la première fois. Pourtant, elle se promit
de noter d'une manière ou d'une autre, dans la prochaine
lettre à Béa, qu'elle dormait dans le pyjama de Martial. Ce
ne serait qu'un demi-mensonge. Elle ne préciserait pas
qu'elle n'avait jamais rendu à Martial le pyjama prêté pendant leur voyage en Algérie parce qu'elle s'était fait voler
sa valise.
Joséphine se plaça face à la glace de sa chambre. Elle
éprouvait aucune satisfaction devant la perfection dévoilée
de son corps. Elle la vérifiait. D'ailleurs, la beauté quelle
qu'elle soit, la laissait sans émotion. Seules, les lignes
pures de certaines motos pouvaient la troubler. Sa main
erra le long de la courbe à peine infléchie de son ventre et
descendit vers le sexe. Elle serra les cuisses puis haussa les
épaules. Elle tira la descente de lit vers le centre de la
chambre, s'y allongea pour sa séance de yoga. Elle était
raide, semblable à un tronc d'arbre brûlé. Elle respira lentement, chercha à se décontracter puis à se concentrer. Les
souvenirs de la soirée de la veille défilaient dans sa tète.
Le yoga devenait impossible. Alban Michaille et son sourire d'amoureux conquis se glissaient sous les paupières de
Joséphine à la place des visions d'un éden épuré, ainsi que
le conseillait le manuel de Maître Shiranghi. Elle ouvrit les
yeux, vaincue. Elle resta les bras ouverts, les jambes ouvertes, les yeux ouverts, posée sur la tiédeur du tapis
berbère. Quand la tension devint insupportable, elle cria :
– Merde, qu'est-ce que je fous là !
Elle entendit du bruit dans le grenier, juste au-dessus de
sa tête. L'idée que des rats couraient là-haut la fit se relever promptement. Elle se précipita sous la douche, soudain
déterminée à prendre le week-end à bras-le-corps. Benjamin viendrait la chercher vers midi. Il tenait à
138
l'accompagner jusqu'au château et elle avait ri en découvrant le sérieux avec lequel il accomplissait son rôle d'hôte
attentionné. Elle voulait une maison en ordre, sans tous
ces objets ou ces vêtements qu'elle abandonnait partout.
Benjamin proposait de ranger, pendant qu'elle corrigeait
ses copies ou préparait ses cours. Il aimait ce travail. L'avidité qu'il mettait à offrir son aide avait éveillé les soupçons
de Joséphine. Elle l'observait. Elle avait repéré ses gestes
ralentis, presque maniérés. La façon qu'il avait de conserver les menus objets dans les mains. Plusieurs fois, elle
l'avait surpris en train de caresser ses stylos ou son briquet.
Elle ne tenait pas à ce que cela se reproduise. L'enfant la
désorientait. Aucun de ses actes n'était prévisible. Joséphine se rendait compte qu'il était trop souvent fourré dans
ses, jupes. Qu'elle exerçait sur lui une attraction ambiguë.
Mais elle aimait la présence de l'enfant. Chaque fois
qu'elle entendait son pas, au sous-sol, elle se promettait de
le renvoyer au château. Quand il frappait, elle criait
« entre, je, suis au bureau » et elle luttait ensuite pour ne
pas s'attacher à l'enfant. Sa conduite était stupide. Elle partirait bientôt et elle désirait le faire sans regret, au moins
sans ce regret-là.
En s'habillant, Joséphine se remémora le coup de fil
d'Irène Mondrian. Le culot de la mère de Benjamin était
phénoménal. Joséphine avait failli raccrocher ou refuser la
proposition de garder l'enfant au cours du week-end. L'envie d'avoir Benjamin pour elle seule avait été la plus forte.
– Il n'est pas encombrant vous savez, plaidait Irène
Mondrian. Beaucoup moins qu'un chien en tout cas.
Elle avait ri.
– Il se tient correctement quand il est seul chez les
autres. Allô ... allô ... vous m'entendez ?
139
– Je vous entends mal ! avait menti sèchement Joséphine. Pourtant nous sommes à moins de trois cents mètres
l'une de l'autre !
Irène Mondrian avait encore, ri, un peu nerveusement
cette fois.
– Je craignais une coupure... L'installation téléphonique
est si vétuste... Je suis désolée de demander votre aide
mais je dois absolument m'absenter ce week-end.
– Si nous en parlions chez moi ? Ce serait l'occasion de
nous rencontrer... de nous rencontrer enfin.
Toujours ce rire agaçant mélange d'ironie et d'exaspération.
– Je suis tellement prise. La gestion des affaires laissées
par mon mari est un véritable casse-tête. J'ai honte de
manquer ainsi à tous mes devoirs...
Un, silence.
– Bien entendu, si vous acceptez j'en tiendrai compte
dans le loyer du mois prochain.
La bouffonnerie de la proposition avait découragé Joséphine. Irène Mondrian la traitait en employée. La remettre
à sa place exigeait une énergie dont Joséphine ne disposait
plus. Elle avait dit « Benjamin sera le bienvenu », puis
« de toute façon, j'ai trop de copies à corriger pour… » et
elle avait entendu le bip-bip du téléphone raccroché.
Joséphine choisit des vêtements aussi neutres que possible. Elle élimina tout ce qui était des cadeaux d'hommes.
Le choix était difficile. Elle s'aperçut qu'elle n'avait déménagé de Montpellier que des pulls aux tons vifs, des
chemisiers qui la déshabillaient, des jupes provocantes.
Elle se contenta d'un jean's noir et par-dessus, d'un pull de
140
même couleur. II était tricoté de larges mailles en laine
épaisse qui dissimulait sa féminité. Elle ébouriffa sa chevelure puis effaça un reste de fard oublié, malgré la
douche brûlante et la toilette précise de la veille, au retour
du restaurant.
Vers onze heures, Joséphine fut prise de découragement.
Elle avait refait le lit, rangé la vaisselle, lavé des sous-vêtements puis déplacé deux ou trois choses. Elle se résigna
devant le désordre accumulé au cours de la semaine. Tout
traînait. Jamais elle ne s'était conduite ainsi à Montpellier.
II y avait même des livres éparpillés sur le sol. Elle découvrit des peaux d'orange sur un tabouret, près de la douche.
Elle se dit qu'après tout elle était l'invitée de Benjamin au
déjeuner et qu'il ne s'installerait à la maison qu'en fin de
soirée. Elle aurait le temps de faire un peu de ménage dans
l'après-midi.
Joséphine se mit derrière le secrétaire où l'agenda était
ouvert depuis des jours. Elle l'attira vers elle, d'une pichenette irritée, comme si elle devait encore se débarrasser
d'une corvée. Ses conquêtes s'y effeuillaient au fil des
pages. Elle n'en conservait aucun souvenir. Les hommes
qui avaient pénétré dans la chambre n'avaient même plus
de silhouette. Une amnésie agréable. Les amants de
quelques jours lui facilitaient la tâche en la fuyant. Les balades en moto les brûlaient de honte.
Elle écrivit, à la date du 6 décembre :
Week-end complet avec Benjamin. Week-end sans me
faire baiser par quiconque. Week-end sans flairer les
traces de Martial. Un vrai week-end.
Sur la page de gauche, à la date du 5, Joséphine ne remplit pas la case prévue. Elle laissait un vide supplémentaire
dans l'agenda qui en comportait maintenant de nombreux.
141
Elle évitait d'ailleurs de le feuilleter. Elle le releva sans le
fermer et le plaça en paravent devant elle. La feuille
blanche tirée d'une ramette neuve lui parut si vaste qu'elle
calligraphia, pleine d'entrain pourtant, de grosses lettres
d'encre bleue.
Ma chère Béa,
Malgré ses résolutions, Joséphine ne trouvait rien à
écrire. Elle avait décidé une longue lettre de réconciliation.
Le contenu mijotait dans sa tête depuis deux jours.
1) Établir une liste des victimes, si possible assorties
chacune d'une note joyeuse. Un bilan qui serait son alibi.
2) Annoncer les prochaines et dernières dont elle bâclerait l'exécution parce que le temps s'accélérait.
3) Conserver, oui, surtout conserver le ton de la farce
afin que Béa s'imagine que tout ceci n'avait plus d'importance.
4) Faire la paix. Ni l'une ni l'autre ne citeraient le nom
de Martial, ni maintenant, ni dans l'avenir. Elle proposerait
une mémoire commune expurgée.
5) Afin de sceller la réconciliation, Joséphine annoncerait son prochain départ. Elle demanderait à Béatrice de lui
chercher un emploi, un appartement. Près d'elle. Elle terminerait sa lettre par une remarque dont Béatrice ferait ce
qu'elle voudrait « j'espère que j'aurai les moyens de payer
un loyer. J'ai bien peur d'être fauchée pendant un moment ».
Joséphine fixait le mur tendu d'un velours bleu. Ses
lèvres pâles suçotaient le capuchon du stylo. Elle ne se décidait pas à écrire les phrases si précisément prêtes. Le
silence était total. Joséphine évoqua Martial. Elle essaya
de l'imaginer à sa place, derrière ce même bureau, en train
142
de préparer ses cours. Sa mémoire dessina la silhouette
d'un corps mince. Elle vit les vêtements, les éternels Levis
de velours accompagnés de chemises Lacoste dont Martial
possédait une collection délirante.
Le visage échappait à Joséphine. Elle dut se concentrer
pour capter les traits. Elle parvint à une esquisse mais le
manque de fidélité l'effraya. Alors, elle pensa à la voix,
elle voulut l'entendre dans tout ce silence si propice et ce
fut un échec total. Elle réalisa qu'elle en avait oublié le
timbre et que Martial était peut-être définitivement silencieux. Joséphine était anéantie. Afin de se rassurer, elle
chercha la photo dans le tiroir, celle qu'elle préférait. Mourad, le serveur du bar de l'hôtel, les avait pris couchés sur
la plage, près d'Alger. Le soleil brutal embrasait un ciel
sans limite au-dessus d'une Méditerranée de carte postale.
Joséphine renversa le tiroir : le contenu s'éparpilla sur le
sol mais la photo n'y était pas. Elle se sentit prise de nausée. Ainsi, elle était incapable de reconstruire le visage de
Martial sans l'aide d'une photographie ? Elle s'aperçut en
même temps qu'il n'était plus aussi présent à l'intérieur de
la maison. Le désespoir s'empara de Joséphine et, pour ne
pas pleurer, elle bouleversa le secrétaire, à la recherche du
cliché. Elle ne le trouva pas. Quand le téléphone sonna, Joséphine était exaspérée. Elle fit une boulette de la lettre à
Béa et se leva, tremblante, persuadée de la méchanceté des
objets. Elle cria, près de la crise de nerfs.
– T'es où putain de photo ?
– Bousillée la putain de photo crache Maréchal Pétain
en plein dans le micro multidirectionnel haute fidélité sans
lâcher la caméra qui filme le secrétaire abandonné, la lettre
à Béa gros plan zoom maximum et bordel reviens dans le
champ j'en ai rien à foutre de la boule de papier.
143
Maréchal Pétain broie le caméscope plastique humide
d'énervement et il appuie sur le bouton du zoom à l'enfoncer et il serre les cuisses et il les serre encore de plus en
plus fort tellement sur la photo Joséphine la Noire en
maillot deux-pièces presque rien les deux-pièces mon papa
quand j'y pense je sens que je ne me retiendrai pas et je
mouillerai mon slip et ça non, non pas ça, tu' sais que je ne
le veux pas mon papa et Maréchal Pétain serre les cuisses
à se broyer les couilles. Bousillée, complètement bousillée
feule Maréchal Pétain à l'intérieur de lui, en minuscules
morceaux le Martial en maillot à côté d'elle avec ses yeux
d'obsédé sexuel posés sur les cuisses de Joséphine la
Noire. Mon papa pas lui pas lui il n'a pas le droit surtout
lui et elle non plus n'a pas le droit bientôt elle saura je lui
expliquerai tout et alors fini, terminé mon papa le cirque
plus que moi elle aimera et je l'aimerai et 1'Autre Salope
on la tuera ensemble.
Mon papa tu voudras bien qu'on la tue ?
La main de Joséphine rampa vers le téléphone. Elle était
certaine qu'il s'agissait d'Alban Michaille. II téléphonait
toujours le lendemain d'une soirée au restaurant. Joséphine
avait décidé que le dîner de la veille serait le dernier. Elle
n'accepterait plus ses invitations. Elle refuserait de lui parler. S'il le fallait, elle ne prendrait plus ses repas à la
Brasserie Bourguignonne. Michaille finirait dans son lit,
comme les autres mais Joséphine savait qu'elle ne supporterait ni la détresse de ses yeux bruns ni le désespoir de sa
naïveté blessée. Elle mit sa main sur le téléphone comme
si le contact pouvait arrêter la sonnerie. Elle continua. Joséphine se douta qu'elle capitulerait Elle s'imposa un seuil
de résistance, vingt sonneries au-delà desquelles elle répondrait. Elle compta à voix haute, le regard levé vers le
144
plafond. Il lui sembla que les sonneries étaient de plus en
plus espacées et elle craignit qu'elles cessent avant le
nombre fatidique. Elle se dit qu'elle avait trop joué avec le
feu, qu'elle ne pourrait peut-être plus revenir en arrière et
briser des liens qu'elle avait noués de façon hypocrite sous
prétexte d'appliquer un plan.
Elle décrocha à quinze.
– Allô ?
– Allô ?
Le silence qui suivit lui fit redouter une de ces déclarations solennelles, un peu ridicules, dont Michaille avait le
secret. Elle coupa court en murmurant :
– Allô ? Alban ?
– Bonjour ma chérie, dit une voix inconnue. Si tu savais comme j'ai envie de te baiser ma petite pute noire.
Joséphine ne raccrocha pas. Elle écouta les délires de
l'homme pendant cinq bonnes minutes. Depuis quelques
jours, elle écoutait tout. Elle s'était fait inscrire sur la liste
rouge et pourtant toute la ville paraissait connaître son numéro de téléphone. L'homme lui dit qu'il était marié et
parfaitement heureux mais qu'il n'avait jamais baisé une
salope de négresse prof.
▼▼▼
Maréchal Pétain vint vers midi. Quand Joséphine le vit,
elle essaya un rire complice mais il se renfrogna et dit :
– Je vous pardonne, pourtant je préférerais que vous
145
n'imitiez pas ma mère. Mes tenues déclenchent toujours
son rire stupide.
Joséphine se le tint pour dit Elle emboîta le pas à Maréchal Pétain, un peu en retrait, comme un enfant puni. Il
était vêtu d'un costume de gardien de musée, ajusté à
taille. Le tissu de grossière laine bleue avait d'impeccables
plis. La casquette plate, légèrement trop vaste, portait en
lettres dorées la mention « gardien du château ». Maréchal
Pétain empestait une eau de toilette masculine, quelque
chose de très coûteux dont il avait dû s'asperger. Joséphine
oublia brusquement la médiocrité de Sponge, cette vengeance à laquelle elle s'agrippait, probablement par
instinct de conservation, et Béatrice, la lettre à Béatrice
qu'elle ne réussissait pas à écrire.
– Pourquoi vous appelez-vous encore Maréchal Pétain
aujourd'hui ? cri a-t-elle. Vous manquez d'imagination ?
Benjamin marchait très vite. Ses courtes jambes semblaient lancées à la poursuite l'une de l'autre. De temps
en temps, il agitait la main, montrant qu'il fallait presser le
pas. Il se conduisait en véritable gardien de musée respectueux des horaires. Il ne ralentit donc pas pour répondre à
Joséphine mais se mit en biais, sautillant comme un chiot
maladroit.
– Ma réserve de noms intéressants s'épuise. Je dois me
montrer économe; surtout si je meurs très tard.
Il hurlait dans ses mains mises en porte-voix. Cette façon de se parler en criant alors qu'ils se suivaient était si
comique que les dernières angoisses de Joséphine disparurent. Elle était sereine, heureuse de ce long week-end en
tête à tête avec l'enfant. La propriété leur appartenait, ils
s'apprêtaient à y faire la dînette. Elle se plierait à tous les
146
caprices de Benjamin afin de profiter au maximum de sa
présence.
Ils pénétrèrent à l'intérieur du château par l'entrée principale. Maréchal Pétain retira sa casquette puis s'effaça à la
porte en inclinant la tête. Il entra derrière Joséphine, oublia
ses bonnes manières en rabattant le portail d'un coup de
pied et le ferma à clé.
– Je suis prisonnière ?
– À peu près oui, admit Maréchal Pétain sans sourire.
Avant de déjeuner, je vous propose une visite du château. Je tiens à réparer l'impolitesse de ma mère qui n'a pas
cru bon de vous inviter durant ces trois mois.
Joséphine réalisa qu'en effet elle pénétrait pour là première fois dans la maison. Elle en éprouva un certain
malaise, comme si elle commettait une effraction, parce
qu'elle était certaine que la comtesse détesterait l'initiative
de son fils.
– Je préférerais ne pas visiter. En l'absence de votre
mère ...
Maréchal Pétain fit encore trois pas. Il pivota sur sa
jambe droite, lançant l' autre dans une sorte d'arabesque
brutale qui faillit heurter Joséphine.
– N'oubliez pas que vous êtes mon invitée, ce qui implique de votre part un certain nombre de concessions.
Son menton frémissait. Joséphine ne savait pas s'il manifestait ainsi sa colère ou s'il retenait ses larmes. Sa
casquette enfoncée épousait l'arrondi du crâne. La visière
cachait le regard. L'enfant semblait accumuler les bouffonneries pour tester Joséphine. Elle refusa l'affrontement.
– Alors une visite rapide parce que j'ai très faim.
147
Elle émit un petit rire qui resta sans écho. Maréchal Pétain pivota encore et sa tête bascula vers l'arrière. Il
commença ses explications sur le ton du guide blasé débitant son laïus.
- La propriété a été édifiée par un célèbre caricaturiste à
la fin du 19e siècle. Monsieur Mondrian l'a achetée il y environ une dizaine d'années. Il l'a scrupuleusement
entretenue jusqu'à ce qu'il en soit dépossédé par madame
Mondrian.
Maréchal Pétain se tenait sur les marches de l'escalier
menant à l'étage. Joséphine l'écoutait, stupéfaite de ce talent de comédien. Le hall plongé dans l'obscurité laissait
deviner des murs plaqués de boiseries et un sol dallé d'un
médiocre comblanchien. Une verrière sous l'escalier distribuait la lumière mais un empilement de cartons la cachait
en partie. Maréchal Pétain balaya l'air d'un geste ample.
– Cette magnifique bâtisse n'appartient donc à madame
Mondrian qu'à l'issue d'un vol légal.
– Benjamin !
L'exclamation avait échappé à Joséphine.. Maréchal Pétain ne broncha pas. Il proposa de monter à l'étage
supérieur et entama l'ascension. Joséphine ne savait plus si
elle devait prendre la visite comme une farce ou indiquer à
l'enfant qu'il dépassait les bornes. Elle avait très peur de
gâcher le week-end, de s'enfermer deux jours seule dans la
maison vide. Elle était aussi subjuguée par la parodie de
visite et pleine d'avidité.
– Les portes donnent sur diverses pièces sans intérêt,
précisait Maréchal Pétain en avançant de plus en plus vite
dans un long couloir. Au fond, la chambre de monsieur
Mondrian que nous ne visitons pas et en face celle de ma148
dame Mondrian, la plus intéressante par son ameublement.
Nous y pénétrerons d'ici une ou deux minutes. Veuillez
m'excuser un court instant.
Avant que Joséphine n'ait réagi, l'enfant était entré dans
la chambre de son père. Il claqua la porte. Elle demeura
dans le couloir, choquée par la conduite cavalière de Benjamin. Elle s'était habituée à l'extrême correction de son
langage, à sa politesse attentive quand il passait près d'elle
ou qu'il lui indiquait une dalle bancale du pavage. Elle
examina le couloir nappé d'une lumière crue provenant de
points lumineux encastrés dans les murs. Benjamin les
avait déclenchés à l'aide d'une télécommande posée sur un
guéridon. Le sol était couvert en partie d'une moquette
rouge, très semblable à celle d'un hôtel bas de gamme et
Joséphine s'étonna de ce mauvais goût.
La musique explosa à l'instant précis ou Maréchal Pétain
sortait de la chambre.
– La sonorisation du château est indispensable à la
compréhension de la psychologie du véritable propriétaire,
affirma pompeusement Maréchal Pétain.
La musique hurlait. Maréchal Pétain passa devant Joséphine en lui décochant un sourire artificiel. Il cria :
– Vous aimez ? Évidemment, vous aimez...
Le ton était ambigu. Certitude ou reproche ? Joséphine
recula jusqu'à l'embrasure de la porte de chambre de madame Mondrian afin de protéger ses tympans. Maréchal
Pétain la suivit et, reprenant sa voix de guide agréé, il se
précipita dans une ribambelle de précisions.
– Lionel Hampton dans Stardust, accompagné du trompettiste Charles Shavers, de Tommy Todd au piano, de Lee
Young à la batterie, de Willie Smith...
149
Joséphine fut prise d'un fou rire nerveux.
– Pourquoi riez-vous ? demanda Maréchal Pétain en
ouvrant la porte de la chambre.
– Je ne ris pas... commença Joséphine.
L'absurdité de sa défense décupla son rire. Elle se
bâillonna la bouche pour le faire cesser quand elle vit que
l'enfant était blessé. Elle voulut réparer en montrant son
intérêt, dit « est-ce que la musique ne joue pas trop fort ? »
mais Maréchal Pétain haussa les épaules et lui ordonna sèchement d'entrer dans la pièce. Il laissa la porte ouverte,
alluma la lumière depuis l'entrée et claironna :
– Vous disposez d'autant de temps que vous le désirez
pour admirer la chambre de madame Mondrian.
Il resta en retrait pendant que Joséphine foulait la moquette haute, allait vers le centre de la pièce en
murmurant :
– Je ne crois pas que nous devrions entrer dans la
chambre de votre mère.
Quel endroit stupéfiant, pensait Joséphine qui marchait
presque sur la pointe des pieds, comme si le sol allait se
dérober sous elle. C'était un mélange de décors façon comédies hollywoodiennes des années trente et maisons
closes de la même époque. Tout était rose et d'une laideur
volontaire. Un lit rond, immense, trônait au centre de la
chambre. Des bibelots encombraient le moindre espace
libre des deux commodes tarabiscotées et des tables de
nuit. Benjamin surveillait les réactions de Joséphine.
Quand elle se retourna, elle capta un sourire de triomphe
sur le visage de Maréchal Pétain. Elle comprit qu'un des
buts de la journée était de la conduire dans cette pièce. Si
elle décidait maintenant de partir, Benjamin ne la retien150
drait probablement plus. Elle éprouvait un sentiment de
culpabilité parce qu'elle choisissait instinctivement le
camp de l'enfant, après la découverte de la chambre, et
c'était précisément ce qu'avait cherché Benjamin.
Là musique parvenait par bouffées puissantes quand
jouait la trompette puis succédaient les rythmes lointains
des solos de Lionel Hampton au xylophone, coupés parfois d'une note aigre, détachée. Joséphine revint vers
l'entrée en essayant de se composer une attitude d'indifférence. Elle se faufila entre Benjamin et le mur, dit
« pardon » et fut soulagée de se retrouver dans le couloir.
L'enfant ferma la porte et s'y appuya.
– Auparavant, madame Mondrian dormait dans la
chambre de monsieur Mondrian. Après le départ du propriétaire, une interdiction formelle lui ayant été adressée
d'occuper cette pièce, madame Mondrian a donc aménagé
sa propre chambre que nous venons de visiter.
– Qui a décidé cette interdiction ? murmura Joséphine.
– Le fils de monsieur Mondrian. Benjamin Mondrian.
Joséphine pensa prendre l'enfant dans ses bras. Elle fit
un pas dans sa direction mais il recula. Elle se résolut alors
à briser les apparences du jeu.
– Benjamin, pourquoi dites-vous « madame Mondrian » et « monsieur Mondrian » ? Pourquoi pas...
De quoi je me mêle bordel de Fille Noire ferme-la tu te
crois dans ta classe avec tes singes savants à faire ton numéro mon papa si tu voyais les petites lèvres roses
humides qui bougent près si près que j'ai envie de leur sauter dessus de les mordre ou plutôt qu'elles me sautent
dessus se posent sur les miennes et elle ferme les yeux et
elles s'entrouvrent et je sens quelque chose entre les
151
miennes bordel mon papa pourquoi elle ne se sert de ses
lèvres que pour parler dire des conneries.
– Comment voudriez-vous que le. gardien nomme les
propriétaires des lieux ?
L'enfant avait ôté la casquette. Il s'était lui-même approché de Joséphine et attendait sa réponse. Elle distingua la
bouche entrouverte, humide d'un peu de salive qui surgissait et la teinte polie des yeux revivifiée par un désir qui la
suppliait d'utiliser les mots. Joséphine eut peur de se tromper. Elle se rendit compte aussi qu'elle serait peut-être
incapable de prononcer « maman et papa » sans éclater de
rire.
– Vous constatez donc, conclut Maréchal Pétain, que
l'emploi d'un nom n'est pas une chose si simple qu'on le
croit généralement. Peu importe : La visite du château est
terminée et je vous invite à passer à table.
▼▼▼
Le repas fut très détendu. La table était dressée dans la
cuisine et non dans l'imposante salle à manger que Maréchal Pétain montra rapidement. Joséphine s'étonna de
1'absence de la femme de ménage. Elle l'apercevait parfois
depuis la fenêtre de la maison, quand elle arrivait par l'allée cavalière.
– Elle ne travaille pas en fin de semaine, répliqua l'enfant. D'ailleurs, si madame Mondrian l'avait appelée, je
l'aurais renvoyée chez elle.
152
Une porcelaine somptueuse était disposée sur la table.
Les verres étaient de cristal mais l'argenterie manquait
d'éclat. Maréchal Pétain refusa l'aide de Joséphine. Il l'installa en tirant sa chaise et se comporta en parfait maître de
maison. Son aisance était naturelle. Joséphine eut tout loisir de détailler le mobilier une cuisine moderne d'un bois
médiocre pendant que Maréchal Pétain s'affairait. Il servit
des plats délicieux provenant d'un traiteur et versa du
champagne. Un Perrier-Jouet 1981 dont le luxe de la bouteille peinte éblouit Joséphine. Comme elle s'émerveillait
qu'un tel repas soit composé par un enfant, il déclara avec
une gravité comique « qu'il serait mort de faim depuis
longtemps s'il n'avait pas appris à se débrouiller ».
Joséphine mangea de bon appétit. Elle but beaucoup
alors qu'elle croyait ne pas aimer le champagne. Maréchal
Pétain toucha à peine à la nourriture et se contenta d'eau. Il
parlait sans cesse, comme si le silence le terrorisait. Pendant les rares instants où il reprenait son souffle (cherchait
un sujet de conversation ?) ils entendaient le formidable
vide du château, avec l'impression que tous ces artifices
- le repas, les mots - allaient voler en éclat et les laisser
face à face. Il vint soudain à l'esprit de Joséphine qu'elle
n'avait vu nulle part de portraits d'Irène Mondrian. Elle en
fit la remarque.
– Je les ai fait enlever, précisa simplement Maréchal
Pétain.
– Pourquoi ?
Il tendait un plat d'argent sur lequel s'enroulaient de
fines lamelles de poissons marinés et l'invitait à se servir.
– Madame Mondrian rit sur les photographies.
Il s'en tint là de ses explications. La conversation dévia
153
vers la banalité de la vie à Sponge. Maréchal Pétain demanda quel était l'emploi du temps de Joséphine, hors du
château. Chaque fois qu'elle évoquait un habitant de la
ville, il apportait des précisions.
– Comment connaissez-vous toutes ces personnes ?
Vous sortez si rarement... à part quelques brèves visites au
collège :
Elle avait souri mais elle s'aperçut aussitôt à quel point il
était déplacé de citer le collège. Joséphine plissa les lèvres
en signe de mécontentement. Maréchal Pétain ne releva
pas la bassesse qu'il y avait à rappeler son statut de collégien.
– Une grande partie de cette ville a défilé au château,
expliqua-t-il tranquillement. J'ai filmé ces allées et venues... J'aime filmer les gens. Après le repas, je vous
montrerai un aperçu de mes talents de cinéaste.
Maréchal Pétain mordilla un filet de truite de mer puis
le reposa en grimaçant de dégoût. Il se contenta de manger
le minuscule toast grillé qui l'accompagnait. Joséphine entendit le craquement de la nourriture.
Elle se laissa aller contre le dossier de la chaise et but
entièrement son verre de champagne. Elle ressentait un
grand bonheur à être en compagnie de Maréchal Pétain. À
le regarder la servir. Bientôt, elle dut admettre qu'il lui faisait la cour. Elle n'en fut pas gênée. Au contraire, sa
béatitude augmenta. Elle se remémora les heures délicieuses de son enfance quand son père jouait à la dînette
avec elle. Il acceptait d'être son esclave « pour de rire » et
ils chassaient sa mère si elle s'avisait de vouloir entrer
dans le jeu.
154
__________ QUATORZE __________
Joséphine accepta de se rendre dans la chambre de Maréchal Pétain. La curiosité la poussait davantage que
l'intérêt pour les vidéos promises par l'enfant. Elle attribua
au champagne son manque de volonté. Elle suivit Benjamin en marchant aussi vite que possible mais il gravit les
escaliers des étages en courant. Elle fut distancée et se retrouva seule pendant quelques secondes. Elle s'arrêta, un
peu ivre, se pencha sur le trou noir des marches, jusqu'aux
caves. Elle pouffa d'un rire étonné. L'impression d'être un
enfant impliqué dans un jeu continuait. Maréchal Pétain
surgit brusquement à ses côtés. Malgré sa frayeur, elle remarqua son essoufflement.
– Que faites-vous ? cri a-t-il d'une voix faussée.
Son visage était rigide de colère. Il vit l'effroi de Joséphine et s'amadoua.
– J'avais très peur que vous ne soyez partie. Dépêchons,
j'ai tant de choses à montrer
Bordel mon papa elle a failli se tirer Joséphine la Noire
songe à foutre le camp mais pas question non pas question
après tout le tralala du repas un banquet mon papa où je
me suis cassé les couilles à la servir comme un loufiat non
155
mais qu'est-ce qu'elle croit la Noire hein mon papa qu'estce qu'elle croit, jure-moi qu'elle ne s'en ira pas jure-le-moi,
fais quelque chose bordel de merde tu ne fais jamais rien
pour moi.
La chambre de Maréchal Pétain irradiait d'une lumière
qui perforait la nuit du grenier. Joséphine découvrit
d'abord cette blancheur de métal en fusion. Elle s'échappait au-dessus de la pièce sans plafond, montait jusqu'aux
poutres du toit. La chambre paraissait suspendue à une
clarté céleste. Joséphine eut l'impression d'avancer vers
une île. Quand elle entra, elle fut éblouie par les projecteurs. Elle s'habitua. Elle ne savait pas si elle pouvait se
déplacer, regarder et faire des commentaires ou si elle devait attendre un ordre de Maréchal Pétain.
– J'ai une ou deux minutes de préparatifs, indiqua-t-il
en se débarrassant de sa veste de gardien.
Joséphine considéra sa remarque comme une invite à se
déplacer. Elle aurait aimé aussi se dévêtir car la chaleur
était insupportable. Elle fit le tour de la chambre lentement, du pas d'un amateur de musée. La quincaillerie
audio-visuelle ne l'impressionna pas. Par contre, elle demeura en admiration devant les rangées des volumes de la
Série Noire. Elle en toucha plusieurs, caressa les dos d'un
index hésitant. L'ordre était strict. L'alignement impeccable. Les reliures intactes. Joséphine s'aperçut que
Maréchal Pétain la surveillait.
– Je peux feuilleter ? dit-elle craintivement.
– Non ! décréta Maréchal Pétain. J'ai eu beaucoup de
mal à les ranger.
Joséphine retira son doigt. Elle s'adossa à la bibliothèque, lorgna Maréchal Pétain avec désinvolture.
156
– Vous lisez des Série Noire ?
– Je les ai toutes lues. Elles appartiennent à mon père.II
a commencé d'acheter les romans de la Série Noire au
numéro 39 et son dernier volume a été le numéro 1419,
Fais-moi mourir. Son préféré était Razzia sur la chnouf
d'Auguste Le Breton, numéro 193, couverture cartonnée,
229 pages et lexique à la fin. Je l'ai appris entièrement par
cœur.
Maréchal Pétain avait abandonné ses rangements. II
fixait à son tour Joséphine en copiant sa désinvolture et
même sa position contre la bibliothèque. Il la mettait au
défi de poser de nouvelles questions et, de fait, elle se
trouva acculée au silence.
– Venez, c'est prêt, conclut Maréchal Pétain.
Deux fauteuils de velours rouge étaient disposés devant
les écrans de télévision. II pria Joséphine de s'installer et
prit place dans l'autre. Elle avait des bouffées de chaleur,
comme si elle était prise en faute. Elle ne pouvait même
pas enlever le pull trop épais qu'elle avait enfilé directement sur la peau. Un des écrans s'alluma. Un carton
annonce écrit de lettre au feutre s'immobilisa. Vidéo numéro 1 : ma mère à l'époque de mon papa.
Joséphine se tourna vivement vers Maréchal Pétain. II
était recroquevillé dans son fauteuil, les jambes cassées
sous lui. Rien ne semblait vivre dans ce corps mannequin.
Joséphine aurait pu tendre la main, le toucher, mais elle
n'osait pas.
– Benjamin ?
Devant le silence, elle tenta le ridicule.
– Maréchal Pétain ?
157
Cela ne servit à rien. Le carton demeurait sur l'écran,
agité des soubresauts d'un cameraman maladroit. II resta si
longtemps, sans autre bruit que le bourdonnement d'un
projecteur déréglé que Joséphine espéra une banale plaisanterie d'enfant. Maréchal Pétain jouait à celui qui ne
broncherait pas le premier et son immobilité d'homme
mort faisait partie du jeu. Mais le son vint. D'abord des
mots brouillés sur un écran noir. Puis un dialogue plus
clair rejoint presque aussitôt par les images. Une femme
assise dans un voltaire prenait un café en compagnie d'un
homme. On distinguait mal les personnages, filmés en
plongée. Joséphine réalisa cependant qu'elle voyait Irène
Mondrian pour la première fois. Au début, elle ne comprit
pas que la scène se déroulait chez elle parce qu'elle prêtait
toute son attention à la mère de Benjamin. L' image défila
vite. L'enfant zappait. Quant elle reprit une vitesse normale, Joséphine découvrit enfin qu'elle regardait sa propre
chambre et son propre lit sur lequel Irène Mondrian faisait
l'amour avec l'homme. Elle fut d'abord davantage choquée
par cette appropriation des lieux que par les images. Puis
l'horreur la pétrifia. Elle entendit murmurer Maréchal Pétain mais elle avait trop de honte pour tourner la tête. Le
murmure grossit et l'enfant se mit à répéter la même
phrase, de plus en plus fort, jusqu'à couvrir les halètements
et les cris de plaisir de sa mère.
– Marc Boisserie, conseiller municipal, chef du service
exportation à l'usine.
L'enfant zappa. Irène Mondrian réapparut devant le château. Elle accueillait un autre homme, plus jeune.
Joséphine reconnut le garagiste parce qu'il sortait d'une
Traction Avant, modèle 1951.
– François Rindelu, concessionnaire Citroën, psalmodia
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Maréchal Pétain.
Joséphine se leva.
– Asseyez-vous ! hurla l'enfant. Bordel de merde mon
papa, dis-lui de s'asseoir ou ou ou...
Maréchal Pétain hurlait en regardant l'écran. Il était toujours parfaitement immobile sauf son index sautant d'une
touche à l'autre sur la télécommande. Joséphine n'avait
plus peur, ni même honte. Elle reprit sa place, avec une
sorte de soulagement, comme si au fond elle s'était attendue à ce qui arrivait. Elle était maintenant prête à boire le
calice jusqu'à la lie.
D'autres images défilèrent. D'autres hommes. Joséphine
identifia un professeur du collège, quelques habitués de la
Brasserie Bourguignonne, le percepteur dont la fille était
dans une de ses classes de troisième. Les images étaient
toujours les mêmes. Corps nus enlacés sur son lit. L'enfant
déclinait les noms. Passait à la séquence suivante et zappait les préliminaires. Joséphine se doutait qu'elle
assisterait au défilement complet de la vidéo et elle attendit la fin en essayant de regarder sans voir. Elle imaginait
ce qu'elle dirait à Benjamin ou ce qu'elle ferait. Elle ne
trouvait rien, ni paroles ni gestes décents. Elle décida,
quand ce serait terminé, de partir sans un mot.
Un deuxième écran s'alluma. Irène Mondrian y apparut
aussi et elle apparut encore sur le troisième écran quand
Maréchal Pétain en fit gicler l'image. Le maelstrom des
corps enlacés ahurissait Joséphine. Par contre, l'enfant
semblait se détendre. Il ne récitait plus les noms. Il s'installa même confortablement dans le fauteuil et Joséphine vit
qu'il ne regardait pas les écrans mais bien au dessus,
comme s'il fouillait le grenier, au-delà de la lumière des
159
projecteurs. Il arrêta simultanément les images. Des lignes
d'un rouge violent zébrèrent un des écrans. Maréchal Pétain dit « saloperie de Toshiba ». Quand il se tourna vers
Joséphine, son visage arbora une expression admirative
avec un début de sourire et elle se demanda à quoi elle devait cette estime. Elle fit ce qu'elle avait décidé : elle garda
le silence, s'étira puis se prépara à partir en montrant l'indifférence polie d'un invité ayant subi une banale séance
vidéo d'après repas.
– Je vous ai aussi filmée, annonça froidement Maréchal
Pétain.
Il guettait comment elle accuserait le choc. Joséphine interpréta alors le sourire admiratif. L'enfant était soufflé
qu'elle ait supporté les images sans un mot. Puisque son
indifférence était sa meilleure arme, elle continua d'en user
malgré l'envie qu'elle avait de le gifler.
– Vous aimeriez vous regarder ? proposa Maréchal Pétain.
Joséphine haussa les épaules. Elle consulta sa montre.
– Il est tard et l'après-midi est fichu. Pourquoi pas
après-tout.
Le sourire de Maréchal Pétain disparut. Une expression
inquiète le remplaça.
– Cela vous déplaira. J'ai tout filmé. Je filme depuis le
grenier, au-dessus de votre tête, par des ouvertures maquillées et invisibles d'en bas.
Joséphine avait les bras plaqués au corps. Ses mains surtout l'embarrassaient. Elle se composa un sourire hautain
dont elle protégea la fragilité en se tournant vers les écrans
de télévision.
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– La maison du gardien servait de maison de rendezvous à ma mère quand mon père habitait au château. Il m'a
fallu beaucoup de travail pour aménager le grenier.
Les ongles de Joséphine martelèrent les accoudoirs du
fauteuil. Comme le silence s'allongeait, elle lorgna l'enfant
et constata qu'il suivait le battement des doigts. Il parut gêné, se leva, plaça une nouvelle cassette dans un des
magnétoscopes puis disparut derrière les fauteuils. Elle
l'entendit s'étendre sur le lit. Elle resta assise, attendant
l'image.
Joséphine la Noire n'est pas partie mon papa jubile Maréchal Pétain elle a tout regardé tout vu de l'Autre Salope
aux cuisses grandes ouvertes quand ils la lèchent et qu'elle
les lèche, tout sans une plainte. Je n'ose pas appuyer sur la
télécommande mon papa quitte ou double je joue elle fout
le camp en se voyant ou alors elle regarde
jusqu'à la fin et je gagne mon papa et je gagne le gros lot
elle vit ici au château avec moi, avec toi, je tue l'Autre Salope mon papa et à nous la grande vie.
Joséphine vit Constance Bellot qui la caressait. Des
hommes qui lui faisaient l'amour. Elle ne se sentit pas
concernée. C'était ni plus ni moins qu'un de ces films de
fin de nuit à la télévision.
– Je sais pourquoi vous faites ça, dit la voix de l'enfant
dans son dos.
– Pourquoi je fais quoi ?
– J'ai lu les lettres à Béa. Je les ai même recopiées.J'ai
lu votre agenda. Vous aimiez Martial Curtil, le professeur
que vous remplacez et vous le vengez.
Magnifique Noire, vas-y, écrabouille tous ces salauds
qui baisent l'Autre Salope ne t'arrête pas surtout pas baise161
les baise-les baise la ville entière et abandonne-les avec
leur queue pourrie et inutile.
Maréchal Pétain avait mouillé ses cuisses. La tache ne se
voyait pas dans le bleu sombre du pantalon. Il parvint à articuler :
– Je ne vous en veux pas.
II ne put continuer à mentir. II lui en voulait d'aimer ce
type mais s'expliquer était trop dangereux. Il lui en voulait
aussi de livrer son corps aux hommes même si la vengeance était magnifique. II crevait de jalousie.
– Vous avez filmé Martial ? demanda Joséphine.
J'espère que vous avez filmé Martial parce que les photos ne me suffiront pas. Je suis prête à payer très cher cette
cassette. Je veux le voir bouger, l'entendre parler. Vous le
comprenez ?
Maréchal Pétain s'étrangla de terreur. Il toussa afin de
décoller sa langue asséchée. Joséphine regardait toujours
les images montrant une femme noire nouée aux corps
blêmes. Elle répéta :
– Si vous avez filmé Martial Curtil, je vous en supplie
donnez-moi la cassette.
– Non, dit Maréchal Pétain, non je ne l'ai jamais filmé.
C'est un homme et les hommes ne m'intéressent pas.
▼▼▼
Joséphine ne dormait pas. Il lui semblait qu'elle ne dormirait plus jamais. Elle avait bu une tisane, avalé un
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Témesta, mais elle se retournait dans son lit. Chaque fois
qu'elle allumait la lumière, elle scrutait le plafond. Elle ne
découvrait pas l'œil qui s'y camouflait, sans doute parce
que la hauteur était trop importante.
Elle écoutait la respiration de la maison. Une maison qui
lui faisait horreur. Elle écoutait la pièce d'à côté où dormait l'enfant. Il n'en provenait aucun bruit et c'était peutêtre ce silence qui maintenait Joséphine éveillée.
Elle somnola un peu, du moins elle le crut. Quand elle se
réveilla, elle s'aperçut qu'elle avait tiré la couverture sur sa
tête. Elle la repoussa et entendit aussitôt la respiration de
l'enfant à côté du lit. Elle tressaillit et pressa l'interrupteur
d'une des appliques. Un halo de lumière pâle éclaira Maréchal Pétain. Il était debout près de la tête du lit, grotesque
dans la veste du pyjama de Martial qui lui arrivait aux genoux. Il avait refusé de mettre le pantalon.
– Viens, dit Joséphine en écartant la couverture.
Elle était entièrement nue mais l'enfant parut ne pas remarquer cette nudité. Il entra pourtant dans le lit avec une
réticence craintive, comme s'il craignait d'être rabroué au
dernier moment. Il se serra contre Joséphine, enlaça sa
taille. Elle éteignit la lumière afin qu'il ne voie pas la grimace de dégoût que provoquait la moiteur de la main sur
son ventre. Elle laissa la main descendre vers ses cuisses,
chercher, puis se poser sur son sexe. L'enfant s'endormit
très vite et Joséphine fit de même. Plus tard dans la nuit,
elle se réveilla encore. Elle s'efforça de ne pas bouger. Maréchal Pétain était bouillant. Elle alluma l'applique et le
regarda dormir. Il souriait. Elle l'entendit rêver et se pencha doucement pour capter les mots sans le réveiller.
C'était impossible. Le sourire grandit sur le visage de l'enfant et il se mit à ronfler.
163
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__________ QUINZE __________
Il faisait un froid sec pour le bal de fin d'année. Plus
tard, Joséphine ne se rappellerait que cette impression
d'avoir été frigorifiée. Sa robe d'un jaune éblouissant livra
ses épaules nues à la convergence des regards quand elle
pénétra dans la salle des fêtes.
Joséphine était pratiquement la seule femme non accompagnée. Évidemment, ses filles de troisième ne l'étaient
pas davantage mais elle se voyait mal s'avançant vers le
groupe excité. Elle s'installa bravement à une table, commanda une boisson quelconque et aperçut Alban Michaille
se frayant un passage vers elle. Pendant qu'elle suivait sa
progression, Joséphine pensa aux cartons qu'elle avait préparés pendant la journée. Elle était épuisée. Il lui restait
peu de chose à emballer. Elle n'avait aucune envie d'être là
et même plus de réelles raisons. Elle affrontait l'hostilité
d'une ville rassemblée pour le rite du bal annuel alors
qu'elle en était déjà mentalement partie. Tous ces gens lui
étaient maintenant indifférents. La haine qui l'avait
conduite à Sponge était lointaine et dérisoire. Elle éprouvait de la difficulté à se remémorer le visage de Martial et
le son de sa voix était définitivement perdue. Ainsi, elle
n'agissait plus que par fidélité à ses propres promesses,
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comme un enfant têtu. Alban Michaille avait signé le texte
du Conseil d'administration condamnant Martial et demandant son renvoi. Il paierait. Joséphine s'ancrait dans cette
ultime fidélité. Elle n'était pas dupe. Elle agissait avec
l'acharnement du général propulsant ses dernières troupes
dans la débâcle alors qu'il est sûr d'un fiasco encore plus
grand.
– Vous dansez Joséphine ? dit Alban.
Elle refusa de le regarder. Si elle le faisait, elle se jetterait dans ses bras. Elle bougea la tête, murmura plusieurs
« non, non » et quitta vite la table. Elle se dirigea vers le
groupe de professeurs qui entourait De Maddé.
– Vous dansez monsieur De Maddé ?
Quand il accepta et qu'il l'enlaça, elle l'entendit dire lors
de leur première rencontre « De Maddé en deux mots, bien
sûr ». Elle fut prise d'une envie de pleurer qu'elle étouffa
en enfouissant sa tête dans le creux de l'épaule maigre. De
Maddé resserra son étreinte et elle sentit son sexe dur
contre son ventre.
Joséphine dansa toute la soirée avec De Maddé. Vers minuit, elle interrompit un tango, s'écarta légèrement de De
Maddé et lui dit :
– C'est maintenant ou jamais. Venez, allons chez moi.
Ils quittèrent le bal au moment ou la musique s'arrêtait Joséphine obligea De Maddé à traverser la salle dans toute sa
longueur, sous prétexte de récupérer un châle.
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__________ SEIZE __________
Bison Futé visionne la cassette vidéo consacrée à Martial. Il n'y jette qu'un coup d'œil de temps en temps,
zappant là où il faut. Entre les séquences, il lit la lettre de
Joséphine à Béa. Il a eu le temps, pendant le bal, d'ouvrir
l'enveloppe à la vapeur et de remplacer l'unique feuillet
par une page vierge.
Ma chère Béa,
Je prends le train demain. J'ignore encore ma destination, d'ailleurs je n'ai pas de destination. J'ai écrit ma
lettre de démission, fait mes valises et mis la Honda en
consigne à la gare. La seule ville interdite est Montpellier : mon père en mourrait. Il en mourra probablement de
toute façon et si tu ricanes en lisant ça, tu n'es qu'une
conne.
Sur l'écran, Martial fait l'amour avec Irène Mondrian. Il
y met une ardeur incroyable, prononce des mots d'amour
convaincus. Irène Mondrian fixe le plafond de la chambre.
Ne m'attends pas. J'ai changé mes projets. Je n'irai pas
non plus te retrouver en Bretagne. Martial m'aimait cette
certitude est à peu près tout ce qui me reste. Je ne possède
plus assez de force pour croiser jour après jour ton regard
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dubitatif.
Je pense à l'étranger. L'Algérie peut-être ou un autre
pays francophone qui accepterait mes diplômes sans se
soucier de mes antécédents « de carrière ».
Je ne t'écrirai plus. Je ne te donnerai pas mon adresse.
Oublie-moi.
Martial embrasse la fille de là classe de troisième. Caresse longuement son corps d'adolescente aux formes
encore floues. Elle se pend à son cou, guide sa main sous
le pull. Bison Futé replie la lettre à Béa. Il la range entre
les pages du Série Noire Les spaghettis par la racine qu'il
tente vainement d'apprendre par cœur. Quand Martial
déshabille la fille, il zappe. Le passage le dégoûte. La fille
rugit de plaisir ou éclate de rires niais.
Bison Futé a trop zappé. Zappe en arrière. II s'arrête à
l'endroit précis de la bande où Martial monte sur la chaise
et installe la corde. Bison Futé commande le visionnement
image par image. II a vu le film des dizaines de fois et il
sait que la peur s'installe quand Martial passe la corde à
travers le trou d'une des poutres. La peur qu'il réfléchisse
et ne le fasse pas. À partir du nombre 8300 inscrit au
compteur du magnétoscope, Bison Futé et mon papa encouragent toujours Martial à continuer, vas-y, n'aie pas la
trouille, serre bien le nœud que la corde ne pète pas, vérifie que tes pieds ne toucheront plus le sol quand tu
renverseras la chaise, ça serait trop con de rater pour une
question de centimètres, courage tu ne sentiras rien pense
à autre chose quand tu es dans les bras de l'Autre Salope
par exemple.
Martial se pend comme Bison Futé et mon papa lui
conseillent de le faire et c'est un grand soulagement, peutêtre même un court instant de bonheur absolu. Mais cette
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fois, Bison Futé arrête l'image avant la mort de Martial. Il
ne désire pas voir la suite. Il s'étonne un peu de ce manque
d'intérêt mais retire cependant la cassette et la range dans
son étui. Il le place à côté de celui qui contient Joséphine
la Noire. Il s'habille avec soin. Des habits ordinaires. Un
jean's, une chemise blanche, un pull à sa taille. Il enfile
une paire d'Adidas neuve que l'Autre a achetée et qu'il n'a
pas encore eu le temps de descendre à la cave. Bison Futé
veut peigner ses cheveux longs mais ils sont trop sales et
emmêlés pour qu'il y parvienne. Il abandonne, contrarié. Il
est tard, Joséphine a dit « viens à dix heures » et il doit se
dépêcher. Bison Futé enfile une parka noire, remontée de
la cave, et il se montre satisfait d'y découvrir deux grandes
poches dans lesquelles il enfouit les deux cassettes vidéo.
Quand il apparaît devant le château, la neige tombe à nouveau. Depuis longtemps sans doute car il découvre les
traces de pneus de la Golf de sa mère. Elle est rentrée à
l'aube. Elle a pris des somnifères et dormira longtemps :
Bison Futé marche lentement jusqu'à la maison du gardien. L'allée cavalière, le parc et les marronniers forment
un décor inattendu. Il lève la tête, surpris par la hauteur
des arbres et par les cris aigus des corneilles. Il ressent la
joie d'un propriétaire découvrant un domaine qu'il vient
d'acquérir. II s'arrête un instant afin de jouir de cette nouvelle sensation.
Il entend alors le ronflement du moteur du taxi. Un
violent désespoir· le submerge. Joséphine la Noire s'en va.
Son désespoir est délicieux. Dans dix minutes, elle sera
partie et il aura la maison du gardien pour lui seul. Il s'y
installera. Vivra indéfiniment avec Joséphine la Noire, le
souvenir de Joséphine la Noire et de cette merveilleuse
nuit. Peut-être que mon papa viendra les rejoindre.
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Quand Bison Futé aperçoit Joséphine près du taxi, il
émet un grognement satisfait. Elle n'a jamais été aussi
belle. Elle est vêtue d'habits coûteux, bien coupés. Elle est
l'image de la femme idéale. Bison Futé lui sait gré de cette
ultime vision d'une beauté parfaite.
– Adieu Benjamin, dit Joséphine.
– Adieu.
Joséphine ne se penche pas pour embrasser Benjamin et
Bison Futé ne bouge pas davantage.
– Je sais que tu as une cassette vidéo sur Martial, dit Joséphine. Tu as filmé tous les habitants de cette maison,
n'est-ce pas ? J'aurai beaucoup de mal à vivre sans ces
images.
– Vous l'aimiez tellement ? questionne Bison Futé.
Joséphine prend la mallette posée dans la neige. Son regard erre sur la maison puis revient sur Bison Futé.
– Oui, je l'aimais, mais ça n'a plus d'importance.
Elle ouvre la portière du taxi. Bison Futé crie « attendez ».
Il fouille ses poches. Prend la cassette du film, celle qui
montre Joséphine. Il vient de décider qu'il détruira l'autre.
Il tend le boîtier vidéo. Il s'en fiche, il a réalisé une dizaine
de copies de la cassette où il y a Joséphine.
– J'ai menti. Oui, j'ai filmé Martial Curtil. Voici la cassette.
Joséphine claque la portière, sans remercier. Elle baisse
la vitre. Quand le taxi démarre, Bison Futé entend sa voix
une dernière fois. Joséphine dit « adieu Benjamin ».
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Benjamin est dans la maison de Joséphine. Installé derrière le secrétaire. Il termine une lettre à Béa. Il la relit,
ajoute les accents oubliés sur « chère » et « Béa » et cachète l'enveloppe. Son bonheur est indescriptible. Il
n’imaginait pas qu'une vie puisse procurer une telle extase.
Il se lève, place la cassette dans le magnétoscope, appuie
sur le bouton lecture. Bruit de la moto et du vent. Joséphine la Noire apparaît en débardeur rouge devant le
château.
_______________ FIN _______________
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