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1 1ère parution : Édition Gallimard 1995, (Série Noire) 2 Quand on lui demandait comment il allait, il répondait toujours : Je mange bien, je dors bien. Que demander d'autre ? Anita Brookner (La Porte de Brandebourg) 3 4 __________ UN __________ Joséphine découvrit Sponge du sommet de la côte. Certes, elle était de parti pris, mais la ville, tapie entre les flancs d'une vallée étriquée, semblait tendre un guet-apens. Joséphine coupa le moteur de la Honda, comme si elle voulait se donner l'illusion d'un choix. Malgré la chaleur et le vêtement de cuir, elle se sentait frigorifiée. Elle observa la route qui plongeait droit sur la ville ou plutôt sur l'usine, repérable à la fumée. Elle s'échappait en torsade sombre et s'enfonçait en coin dans l'air blanc d'un début de septembre estival. Joséphine remarqua des toits d'églises, le scintillement des hangars couverts de plaques de tôle puis le long bâtiment bleuté rayant le rouge terne des tuiles. La maison de retraite, un endroit pâle et répugnant comme les vieux qu'on y enferme, avait écrit Martial. Du fond de la vallée montait une rumeur sourde. Peut-être était-ce l'écho des presses de l'usine, quand les portes s'ouvraient, ou le télescopage des wagons au moment du chargement. Martial citait aussi un terrain de moto-cross, à proximité, sur lequel s'excitaient quelques jeunes sans travail. – Si tu faisais demi-tour ? tricha Joséphine à voix haute. La visière du casque intégral cabra les mots. Joséphine 5 désirait les entendre distinctement, comme si quelqu'un d'autre les prononçait. Elle releva la visière, puis désigna la ville de l'index et récita sur des tons variés je peux, tu peux, elle peut, nous pouvons, vous pouvez ENCORE faire demi-tour : Le « encore », pompeux, provoqua une grimace. Béa avait raison : elle théâtralisait trop. Elle mit le contact, enclencha le moteur de la Honda. Il ronronnait à la perfection. Quand elle rabaissa la visière, il y eut un éclair biseauté de soleil accompagné du grondement d'un train et du hululement d'une sirène. – Changement de poste à l'usine, traduisit Joséphine. Elle donna des gaz. La Honda bascula dans la descente et fila vers la ville avec une sorte d'empressement joyeux. Joséphine retenait ses larmes. Elle conduisait au jugé, changeait les vitesses par réflexe. La distance était réduite mais malgré sa volonté, Joséphine entra dans la ville en pleurant. Elle ralentit, roula en seconde, le temps d'évacuer le premier choc auquel elle s'attendait. Elle n'eut pas besoin de s'orienter ou de demander son chemin. Ni de se rappeler les descriptions de Martial tant il était évident qu'il fallait suivre l'axe principal. Dans ce genre de petite ville, on bâtissait toujours la mairie au même endroit, au milieu de la Grande Rue. Elle longea des vitrines étroites, des maisons aux volets tirés. Il y avait peu d'animation. – Tu es trop conne de t'entêter, murmura Joséphine, à la fin de ses pleurs. Elle reprenait là les avertissements insistants de Béatrice, sans doute pour se persuader du contraire. Elle s'aperçut de son hypocrisie à l'excitation qui la gagnait. Elle diminua encore sa vitesse, observa avec plus d'atten6 tion l'enfilade des magasins et les passants. À l'abri du casque intégral, elle pouvait afficher son dégoût. La ville était coupable et elle paierait. Elle s'asséna mentalement cette certitude à plusieurs reprises, se laissant aller à hocher la tête. Joséphine sourit parce qu'elle se mettait encore en scène. ▼▼▼ Saloperie de matériel japonais de merde, crie intérieurement Sitting Bull en grimpant pour la cinquième fois les escaliers. Le pied vidéo télescopique, tête fluide trois mouvements niveau à bulle et tout le bazar, se prend dans la rampe, putain de merde, et toute la bouffe à trimballer en plus du reste, cassettes vierges, le coca en litres et le chiotte chimique si je ne veux pas pisser dans le grenier. Et si elle vient pas, et si elle vient pas, hein, si elle vient pas ? s'étouffe de rage Sitting Bull, en comptant les marches. ▼▼▼ Joséphine béquilla la Honda devant le monument aux morts. Un cône de béton griffé de noms dorés, muni d'une gerbe de fleurs artificielles dont le ruban tricolore pendait. Il était encore tôt. Des gens entraient et sortaient de la boulangerie à l'angle de la place. Ils ralentissaient le pas, dévisageaient Joséphine puis la 250 rouge et s'enfonçaient dans une des rues adjacentes. Elle s'attendait à ces réactions et prenait tout son temps. Elle adressa des sourires aux promeneurs, mais n'obtint en retour que des regards fermés. 7 Joséphine accrocha le casque à la fourche télescopique de la moto puis fixa le câble antivol à la grille du monument. Quant elle dégrafa le coûteux Perfecto, cadeau de son père après sa réussite au concours (si tu te tues avec cet engin, je serai près de toi malgré tout, avait-il dit avec un sourire à la sévérité misérable), elle eut la conviction qu'elle tournait définitivement le dos au passé et que disparaissait même l'illusion d'un retour en arrière. Elle ne portait sous le blouson qu'un débardeur de coton rouge, si décolleté qu'il libérait entièrement les seins, nus. Le rouge se mariait idéalement au noir de la peau. Il en révélait la texture lisse, privée de son grain naturel. Joséphine agita la tête. Le geste suffit à remettre en ordre une chevelure coupée court, au dégradé plus accentué sur la nuque que sur les tempes. Le pantalon de cuir l'embarrassait. Elle ne s'aimait pas ainsi harnachée, se trouvait trop petite pour s'engoncer dans ce vêtement concédé aux peurs familiales. Dessous, Joséphine n'avait qu'un minuscule short de jean's bleu. Elle décida donc de garder le cuir. Elle ne devait pas faire preuve d'impatience. Elle se persuada une fois de plus, malgré la trivialité agaçante de la comparaison, qu'elle se conduirait d'abord en chasseur appâtant le gibier. Elle s'apprêta à traverser la place mais se rappela la petite mallette sanglée au porte-bagages de la Honda. Elle faillit la prendre, puis haussa les épaules. On ne volerait pas une étrangère en plein jour à Sponge. Trop banlieue. Joséphine imagina les commentaires indignés, dans la boulangerie d'à côté, lieu de tous les commérages affirmait Martial. La mallette ne contenait d'ailleurs que quelques vêtements légers, les malles arrivant dans la soirée par la Sernam. 8 Une modeste maison milieu de siècle servait de mairie. La mention « Hôtel de ville » s'inscrivait en lettres jaunes, mais sous le crépi, un peu plus bas, on devinait l'ancienne appellation « Quincaillerie André ». Joséphine poussa la porte. Un grelot de sonnette d'épicerie d'autrefois ébranla le silence de la pièce dans laquelle elle pénétrait. Il recommença quand elle ferma la porte. Trois secrétaires pliées sur des ordinateurs pianotaient à l'abri d'une sorte de comptoir. Elles continuèrent leur travail, sans regarder vers l'entrée, mais celle qui était la plus près cria : – C'est ton tour, Roselyne ! Comme rien ne se produisait, Joséphine frappa le bois du comptoir et dit : – Je ne vous dérange pas, j'espère. Les trois têtes se déployèrent au-dessus des claviers. – Bonjour, fit Joséphine. Les femmes se taisaient. Elles considéraient Joséphine accoudée au comptoir. Ses seins magnifiques reposaient au bord du mince débardeur dont le bâillement dévoilait les aréoles sombres. La mine défaite des secrétaires avouait qu'elles n'avaient jamais rencontré de beauté si parfaite. Joséphine s'appliqua à être cette déesse de catalogue que ces femmes feuilletaient dans les magazines. Elle leur laissa le temps de l'admirer, tout en les détestant déjà. Elle avait l'habitude de telles réactions même si c'étaient surtout les hommes qui se conduisaient ainsi. Depuis son enfance, elle haïssait le regard du désir. Pourtant, elle ferait tout pour que la ville la lèche des yeux, jusqu'à la nausée. Une des employées s'approcha. Joséphine se composa un sourire poli alors qu'elle bouillait d'envie de parler petit-nègre. 9 – Je suis Joséphine Dutoit. Monsieur le maire m'attend… à moins qu'il n'ait laissé des instructions et un trousseau de clés ... La femme ferma la bouche et lâcha à son tour un sourire. Elle semblait soulagée de constater que Joséphine ne venait pas dans sa mairie par erreur. En même temps, on voyait qu'elle réfléchissait et se demandait pourquoi son patron avait donné rendez-vous à une si belle négresse. – Monsieur Michaille... monsieur Michaille... quelqu'un pour vous ! Une porte s'ouvrit au fond de la pièce. Joséphine identifia aussitôt l'homme qui entrait, à reculons, en poursuivant sa conversation avec une personne invisible. Alban Michaille, maire de Sponge. Grand, cheveux déjà blancs, attitude nonchalante mais voix incisive. Il figurait sur la photo du bal de fin d'année qu'avait envoyée Martial et qu'il commentait de ces mots: un beau portrait de salaud. – Monsieur Michaille ! appela l'employée, dont les yeux éperdus sondaient le débardeur de Joséphine. – Cessez de brailler Roselyne, je suis derrière vous ! Retournez plutôt à votre travail. L'homme franchit la barrière de saloon qui partageait le comptoir en son milieu. Il tendit la main à Joséphine. Elle avait décidé de la retenir, imperceptiblement, mais la sécheresse du salut l'en dissuada. – Alban Michaille, maire de Sponge. Sortons, nous parlerons plus tranquillement à l'extérieur. Il prit sans façon le bras de Joséphine et la conduisit jusqu'à la porte. Elle se laissa faire, acceptant cette familiarité proposée d'emblée. Il n'y avait rien d'ambigu dans les 10 gestes, seulement une politesse excessive mais indifférente. Joséphine en fut irritée. Elle s'attendait à un rustre qui l'aurait déshabillée du premier regard. Le débardeur, rouge l'y encourageait. Il la mena vers un banc, à l'ombre d'un marronnier. – Joséphine Dutoit, je suppose ? lança-t-il avec une ironie presque craintive. Asseyez-vous, vous devez être fatiguée si vous arrivez de Montpellier sur ça. Il montrait la moto. Joséphine s'installa sur le banc mais Michaille resta debout. – Je vous ai aperçue par la fenêtre de mon bureau. Au téléphone, vous m'aviez dit que vous veniez à moto. – Ah bon, fit Joséphine. Elle voulut prononcer quelques banalités mais ne trouva rien. Elle regretta de s'être assise, comme si elle se soumettait à un interrogatoire. – Je crois que madame Mondrian vous a confié des clés ainsi que ses instructions, déclara-t-elle, trop vite. J'ignore où est la maison... Alban Michaille plaça sa main en écran devant lui. – Nous verrons cela tout à l'heure. Accordez au maire quelques minutes pour faire connaissance avec sa nouvelle administrée. D'abord bienvenue à Sponge où j'espère que vous vous plairez. Des souhaits mécaniques qu'Alban Michaille débitait, le visage tourné vers la Honda. Joséphine en profita pour attaquer. – Cela m'étonnerait. D'ailleurs, je n'en ai aucune envie. Le Ministère me nomme ici pour accomplir un travail, je viens ici pour accomplir ce travail, voilà tout. 11 Elle attendit avec avidité la réaction du maire. Elle crut d'abord que sa provocation faisait un flop. Michaille hocha la tête, paraissant approuver sa conduite. Soudain, il éclata de rire et dévisagea Joséphine. Elle ne détourna pas les yeux même quand il détailla son corps, s'arrêtant sur ses seins. Il le faisait avec une franchise qui disait qu'elle était belle, la plus belle femme qu'il ait rencontrée. C'était bien un regard d'homme évaluant son physique mais comme il n'en jaillissait aucun désir, Joséphine ne pouvait pas le haïr. Elle en fut déroutée au point de ressentir du dépit puisque dès le premier jour elle ne respectait pas le plan qu'elle s'était fixé. Alban Michaille serait plus difficile à atteindre qu'elle ne l'imaginait. Les lettres de Martial, dictées par trop d'amertume, avaient peut-être faussé son propre jugement. L'homme répondit à sa provocation par une autre provocation. Il contempla Joséphine d'une façon insistante, sans un mot, et quand elle parla, elle comprit qu'elle se comportait exactement comme il l'espérait. – Vos conclusions ? Suis-je une administrée acceptable ou dois-je retourner d'où je viens ? La lourdeur de son ironie l'épouvanta. Alban Michaille haussa les épaules et son rire se déclencha à nouveau. Un rire léger de vainqueur proposant à l'adversaire d'en rester là. Il s'installa sur le banc près de Joséphine. Pendant qu'il se penchait vers l'avant, cherchant une position confortable, elle se décala vers la gauche marquant ainsi qu'elle n'acceptait pas la trêve. Pour s'encourager, elle pensa à Béatrice, à la façon dont elle se serait tirée de ce mauvais pas en se traitant de conne perdant ses moyens devant un connard de macho. – Bon, allons-y gaiement, dit Michaille, après tout, il 12 s'agit de mon travail. Mademoiselle Dutoit, vous avez l'exquise politesse de ne pas me demander ce qui provoque mon amusement, pourtant je vais vous le dire. Vous débarquez à Sponge en moto, gainée de cuir du haut en bas et, malgré tout... plutôt légèrement vêtue. Vous êtes africaine, martiniquaise ou je ne, sais quoi … – C'éole, monsieur lemai'e, native de Fo't-de-F'ance pou' vous se'vi'. ▼▼▼ – Et si elle vient pas, si elle vient pas ? hurle Sitting Bull du haut du marronnier d'où il surveille l'horizon. ▼▼▼ L'affolement envahit Joséphine. Pourquoi utilisait-elle l'arme enfantine conseillée par son père si on te casse les pieds dans la cour de l'école. Elle était grotesque. – Très drôle et surtout très original, constata froidement Alban Michaille. Donc martiniquaise et, je termine, nouvelle professeur au collège ... de lettres, si je me souviens bien ? – Oui, prof de français, s'empressa Joséphine. Mon premier poste. Elle s'exprimait avec trop de soumission. Son incapacité à conserver son calme la surprit. Au mois d'août, la réalisation de son projet lui avait paru d'une grande simplicité puisqu'il suffirait d'attiser les désirs. Elle cambra le dos 13 contre le banc puis décida d'enlever le Perfecto qui la corsetait. Le rouge du débardeur éclata en coquelicot. Joséphine chercha encore des mots provocants mais elle buta sur des banalités et se tut. Elle évita même le regard fureteur et ironique de Michaille. – Eh bien, croyez-moi, Sponge aura beaucoup de mal à s'y faire ! conclut le maire. Apparemment, vous ne semblez pas disposée à arrondir les angles... La perspective l'amusait. Il avait décroisé les jambes et se frappait les cuisses de petites tapes joyeuses. L'homme déconcertait Joséphine. Elle avait l'habitude des désirs masculins qui la suffoquaient. Qui ne s'embarrassaient d'aucun préliminaire ni même des convenances. Elle les détestait instantanément. Depuis l'école primaire. Très exactement depuis le cours élémentaire où les garçons se pressaient à son pupitre, sous prétexte du livre de lecture partagé, et mettaient leur main sous sa jupe. Alban Michaille s'excitait, lui, en pensant aux réactions de ses administrés. – Mademoiselle Dutoit, autant que vous appreniez quelques petites choses. Sponge est un trou. L'appellation le divertissait. Il secoua la tête et ses yeux jubilèrent. – Oui, un trou posé au fond d'une splendide vallée de carte postale, mais un trou et je ne suis pas certain que vous sachiez ce que cela signifie. Les deux mille habitants vivent d'une usine d'appareils ménagers. Il y a vingt ans, on ne trouvait dans le coin que des paysans. Aujourd'hui, ils sont ouvriers ou plutôt chômeurs puisque la Société d'Emboutissement Mécanique licencie à tout va. Des gens paisibles, claquemurés chez eux dès dix-neuf heures et, 14 j'en parierais ma chemise, pas très enthousiasmés par la perspective de confier leurs gosses à une prof noire se baladant à moto dans des tenues aussi osées. L'amusement disparut du visage de Michaille. Il se mordillait la lèvre, guettant la réaction de Joséphine, comme s'il craignait d'être allé trop loin. Elle n'avait pourtant guère envie de parler. Elle connaissait la situation de la ville, longuement décrite par Martial. Elle n' entrerait pas dans son jeu en manifestant l' ordinaire compassion de l'enseignant pour ses ouailles. – Je me fiche des humeurs locales. Aucun règlement de l'Éducation nationale n'oblige ses membres à s'intéresser aux habitants du trou dans lequel on les expédie. Michaille tressaillit. « Tiens, se dit Joséphine, il déteste qu'un autre que lui qualifie Sponge de trou. » Elle le vit croiser et décroiser les jambes, puis se résoudre à les étendre après s'être calé les épaules au dossier du banc. Il adoptait une position d'abandon un peu vulgaire, signifiant ainsi qu'il refusait ces rôles alternés du chat et de la souris et que, dorénavant, il ne s'embarrasserait plus de politesse. – Oui, oui, énonça-t-i1 d'un ton plein de lassitude, je connais la musique. Vous les profs avez tendance à prendre vos semblables pour des imbéciles. Le malheur... – Le malheur ? s'impatienta Joséphine. Alban Michaille se leva. Il le fit avec une lenteur étudiée puis posa son pied droit sur le banc, très près de la hanche de Joséphine. Elle avait l'impression d'être emprisonnée par cette jambe en équerre et ce buste penché vers elle. Les yeux bruns, assombris, vibraient d'une violence à peine dominée. – Le malheur est que les conneries de profs parachutés 15 chez les bouseux ne m'amusent plus, reprit Michaille d'une, voix sarcastique. Vous remplacez un professeur qui a causé de gros ennuis aux Spongeois. Ils ne désirent sûrement pas une nouvelle période de turbulence. Joséphine, feignit de remettre en place une frange de cheveux. Elle souffla vers le haut, plusieurs fois, attendant que son cœur se calme. Elle s'était préparée à entendre ce qui allait suivre et s'efforça de ne plus penser qu'à la dernière lettre de Martial. – Quels ennuis ? fit-elle d'un air distrait. Elle s'arc-boutait au banc, saisie d'un début de nausée. J'ai fait preuve de tant de naïveté, écrivait Martial, comme si j'avais été sevré de sourires pendant toutes ces années d'études. J'ai tout pris au comptant. Michaille l'observait en tapotant ses lèvres de l'index. Il se demandait si Joséphine méritait ses confidences et s'arrangeait pour qu'elle s'en rende compte. Il décida finalement que non et s'en tira par une pirouette. – Vous l'apprendrez au collège. Je parierais que vos collègues s'empresseront de vous informer. De toute façon, colporter les histoires de ma commune n'entre pas dans mes attributions et j'avoue en avoir plus qu'assez de ce feuilleton. Un long silence s'établit. De_ces demi-confidences naissaient des menaces troubles qui les embarrassaient. – Je voudrais m'installer vite, suggéra Joséphine. Madame Mondrian... Alban Michaille retira son pied du banc. II interrompit Joséphine. – Par une étrange coïncidence, vous emménagez dans 16 la maison que louait monsieur Curtil. J'espère que vous n'y verrez pas un mauvais présage. – Monsieur Curtil ? – Votre prédécesseur, justement. La comtesse ne vous a rien dit ? – La comtesse ? Ils rirent en même temps. Le rire de Joséphine avait la minceur d'une politesse. – Tout le monde ici appelle Irène Mondrian là comtesse. Vous comprendrez en découvrant la propriété. Qui vous a communiqué-l'adresse ? . – Le Principal du collège, au téléphone. J'imagine que les' meublés sont plutôt rares ? – Pourquoi un meublé ? Je vous aurais proposé deux ou trois splendides appartements, libres pour une bouchée de pain. Joséphine réprima un sourire de satisfaction. Elle allait pouvoir se venger de toute cette infamante soumission qui la clouait au banc, comme un enfant à qui on fait la leçon. – Je ne m'établirai pas à Sponge. Je ne suis que de passage, un passage aussi bref que possible. Un meublé me convenait tout à fait. Je ne l'ai d'ailleurs pas visité et l'ai retenu par téléphone. Madame Mondrian m'a dit qu'elle déposerait les clés. à la mairie. Les mots chaviraient à mesure que Joséphine parlait. Pourquoi s'enferrait-elle en donnant des précisions qu'on ne lui demandait pas ? Toute sa détermination disparut et elle dut repousser les larmes. Elle feignit d'être éblouie par le soleil qui s'insinuait sous l'arbre. Michaille se méprit. 17 – Ah, le soleil et la mer vous manquent déjà et je vous comprends. Échanger Montpellier contre cette vallée prise dans le brouillard six mois sur douze... Moi aussi, à votre place, je ne songerais qu'à redescendre vers le sud. Joséphine fit le vide dans sa tête. Elle s'appliqua à prononcer une réplique de théâtre. – Pas du tout! J'ai la conviction que je ne vieillirai pas dans l'Éducation nationale ! Elle dévisagea brutalement Michaille, surprise au fond de pouvoir si facilement se dédoubler. Le maire avait pâli. II se détourna, son regard erra le long des rues qui délimitaient la place puis il revint sur la Honda, maintenant en plein soleil. L'abdomen métallisé dispersait des éclats de lumière. – Très bien. Je prends les clés de votre maison au bureau et je vous explique le chemin, concéda Michaille. La comtesse est une amie mais je m'excuserai auprès d'elle car j'avoue ne plus avoir le temps de vous accompagner comme je l'avais promis. Puis, parce qu'il voulait atténuer la grossièreté de son attitude, il ajouta: – J'ai toujours plus ou moins rêvé moi aussi de m'acheter une moto. Oui, je crois que j'aimerais faire une balade sur cet engin. – Vous la ferez, murmura Joséphine, je vous le promets. Et je conduirai très vite. 18 __________ DEUX __________ Si elle vient pas, je la tue, dit Sitting Bull à ses chiens. Je la coupe en morceaux et vous la donne à bouffer. Sitting Bull sait très bien de qui il parle. Il s'éloigne des chiens aux crocs découverts. 19 20 __________ TROIS __________ Joséphine se rendit au collège sans se décider à en franchir le portail. Elle reviendrait après déjeuner. Elle tourna un moment sur le parking, devant le bloc de béton gris. Des stores déchirés flottaient au vent. – Ma salle domine la rivière, avait écrit Martial. Parfois, un héron se pose et je le regarde pêcher. Joséphine ne vit pas la rivière, située derrière le bâtiment posé à l'écart de la ville. Des champs venaient jusque sous les murs. L'ensemble donnait une impression de tranquillité, presque d'abandon. Joséphine s'en allait quand un homme cria depuis une des fenêtres de l'étage : – T'es pas au Bol d'Or! Tire-toi ! Elle se fit indiquer la direction de la Brasserie Bourguignonne, que les habitués appelaient B.B., avait précisé Martial. Le seul endroit potable, écrivait-il et son stylo avait lacéré la page de caractères hâtifs, à peine lisibles (des néons, de la musique et parfois des rires. Une surcharge corrigeait : des néons répugnants, de la musique merdique et parfois des rires gorgés de pastis). La Honda traversa encore Sponge. Elle roulait au pas. 21 Joséphine agissait comme un malfaiteur maladroit repérant les lieux. Plusieurs magasins portaient des écriteaux « à vendre » avec la mention d'un notaire, toujours le même. La plupart des volets étaient tirés et les maisons étaient silencieuses. Les trottoirs s'animaient un peu. Dans la Grande Rue, Joséphine constata que des haut-parleurs, fichés contre les façades, débitaient de la musique ou des slogans publicitaires. Le soleil frappait dru, l'ombre s'éclaircissait et peut-être était-ce pour cela que les passants marchaient vite, sans se parler. Martial notait dans plusieurs de ses lettres que Sponge était une ville en déclin. Les actionnaires de l'usine licencient sans états d'âme. Des Anglais, propriétaires de la marque, transfèrent l'essentiel de la fabrication des appareils ménagers en Écosse. Chacun ici courbe l'échine dans l'espoir, probablement vain, de ne pas appartenir à là prochaine charrette. Au début, Martial s'était indigné de tels procédés. Plus tard, à une remarque de Joséphine au téléphone, il avait répondu qu'ils crèvent. La Honda passait au ralenti près des trottoirs. Joséphine voulait voir les gens sans être vue. Elle longea la pharmacie. Un bâtiment de verre au modernisme vaniteux dans l'enfilade des maisons anciennes. Elle aperçut la silhouette blanche d'une femme dans une vitrine et se persuada qu'il s'agissait de la pharmacienne. Constance Bellot. Joséphine interpréta la rencontre comme un signe. Elle décida que Constance Bellot serait sa première proie et sa résolution lui redonna un peu de courage. Un fruit mûr, prêt à être cueilli, selon Martial. Elle gara la Honda devant la Brasserie Bourguignonne. Par la porte ouverte, s'échappait une musique - les Gypsy King ? évalua Joséphine - ainsi que des bruits de vaisselle. 22 Elle contempla la façade de la brasserie et fut prise d'un fou rire nerveux à l'idée qu'elle y déjeunerait chaque jour. – Splendide et rare ! s 'exclama-t-elle, sans réfléchir ni se rendre compte qu'elle reprenait une expression favorite de Béa. Deux demi-barriques de plastique servaient de devanture. La lumière pénétrait par deux vitraux circulaires, patchworks de fragments de verre colorés. On avait peint partout des grappes de raisin. – Ils ignorent peut-être le sens du mot brasserie, pensa Joséphine, avec méchanceté. Elle ôta le Perfecto puis, après une courte hésitation, le pantalon de cuir. Elle plia le tout par-dessus la mallette, le fixa à l'aide d'un tendeur, une nouvelle fois certaine que personne ne toucherait à son bagage. Le short de jean's moulait ses fesses et ses cuisses. Joséphine ressemblait à une pute de luxe. Il lui avait fallu du temps pour s'habituer. Les derniers jours à Montpellier, elle s'était entraînée à marcher ainsi vêtue. À ne pas regarder son reflet dans les vitrines. À ne penser à rien. Elle rentrait à la maison, décomposée, se faufilait dans sa chambre avant que son père revienne du café où il préparait son tiercé. Ces répétitions avaient convaincu Joséphine que sa tenue déclenchait les désirs brutaux des hommes. C'est cette brutalité qu'elle recherchait, autant peut-être que la rapidité. Elle disposait de peu de temps pour accomplir forfaits. Martial n'était resté que quatre mois et elle ne ferait pas cadeau d'un jour supplémentaire à la ville. Joséphine entra dans la brasserie et se dirigea vers le bar. Un endroit banal, avec son lot habituel de lumière clinquante, de flippers et de musique. Une cloison vitrée 23 munie d'une porte battante basse séparait la pièce en deux parties. La salle à manger, à l'arrière, était vide. Trois personnes buvaient des pastis au comptoir. Elles posèrent leur verre et suivirent l'entrée de Joséphine. – Wouououf, fit un des consommateurs, le visage altéré. Joséphine lui décocha un grand sourire. L'homme rougit et se précipita sur son verre. Il avala le pastis d'un trait. Les autres dévisageaient Joséphine, appuyée au comptoir. Ils attendaient qu'elle explique sa présence. La femme, derrière le bar, délaissa la vaisselle et s'approcha. – J'aimerais déjeuner, indiqua Joséphine. – On ne sert qu'à partir de midi et demi, après la sortie des bureaux à l'usine. Elle semblait épuisée et, en même temps, incapable de demeurer immobile. Elle prenait un verre, le déplaçait, rangeait une bouteille, tout cela sans s'éloigner de Joséphine. Elle avait le teint gris, des cernes jaunâtres et un air résigné. L'allure de sa nouvelle cliente ne l'intéressait pas. Par contre, elle s'agaçait d'une mèche de cheveux rebelle, la plaquait contre sa tempe, pendant que son autre main travaillait. Joséphine saisit l'occasion d'un de ces gestes pour attirer son attention. – Oui, je comprends... Je suis une nouvelle professeur nommée au collège et j'ignorais ... Je prendrai la plupart de mes déjeuners ici et... Il se trouve que je suis très pressée... Les phrases non terminées ne servirent à rien. La femme n'en profita pas. Elle respira plus fort en soulevant un magnum de Martini qu'elle culbuta au-dessus d'un bec doseur. Joséphine s'apprêtait à dire c'est oui ou c'est non quand la femme capitula. 24 – Installez-vous à une table dans la salle de restaurant. Pas la peine de demander la carte, il n'y a qu'un menu. Elle disparut par une porte. Joséphine se tourna vers les buveurs de pastis. Ils la considéraient maintenant sans se gêner, comme si elle était la première merveille du monde. Elle s'affubla d'un sourire et se coula le long du bar. Au passage, elle frôla l'homme timide, assez pour qu'il se colle au comptoir et qu'elle sente l'odeur d'anis de sa respiration. Joséphine sélectionna une table du restaurant lui permettant d'apercevoir l'ensemble de la B. B. Malgré la musique - Patricia Kaas - elle entendit les conversations reprendre, puis, dans le silence entre deux chansons, une voix qui disait « les gamins s'emmerderont pas au collège cette année ». Elle fouilla dans le sac indien, offert par Martial à son retour du Mexique. Elle en tira son agenda, un cahier volumineux des éditions du Masque, choisi pour l'ironie du logo noir à la plume. Il s'ouvrit de lui-même à la date du 4 septembre car la reliure était cassée à cet endroit. Sa main manqua de fermeté quand elle retira le capuchon du crayon mine, autre cadeau de Martial. J'y suis. Arrivée à 10 h 30 après une nuit d'hôtel et 700 km de Honda. Épuisée. Rencontre 1 : la ville (plutôt belle, malgré tout). Rencontre 2 : le maire (plutôt bel homme, malgré tout). Rencontre 3 : Mon chef, dans l'après-midi (plutôt moche, je le sais). 25 J'ai mes règles. Pourquoi suis-je ici ? Joséphine ferma l'agenda quand -la femme poussa la porte battante. Elle tirait un chariot sur lequel elle avait empilé une quantité impressionnante de choses. Elle en dispersa une partie sur les autres tables puis s'occupa de Joséphine en parlant d'un ton monocorde. – Je suis la patronne de la B.B., je m'appelle Berthe Morizot... – Comme le peintre ! s'étonna Joséphine. – Comme qui ? Si vous prenez vos repas ici, je vous ferai un prix de pension. Mais n'arrivez qu'à midi et demi, avant je sers les apéritifs et je n'ai pas dix bras. Elle intercepta le regard de Joséphine, vers la partie bar. – Aujourd'hui, c'est creux, les gars à l'usine sont en chômage technique. Elle posa la carafe de rouge que Joséphine n'avait pas commandée, puis une énorme assiette de crudités. – Ensuite, vous aurez une bavette-frites, le fromage et une tarte aux pommes. Ça vous ira ? Joséphine éclata de rire. Berthe Morizot cessa de remuer la vaisselle. Elle s'aperçut qu'elle s'adressait à quelqu'un de vivant et se recula un peu afin d'observer sa cliente. Elle pouffa d'un rire très gai qui semblait impossible chez cette femme usée jusqu'à la corde. – Vous êtes si menue ... Je me demande où vous mettrez tout ça... 26 – Oui, encouragea Joséphine, je mange très peu. J'aimerais des plats moins copieux et si vous... – J'ai beaucoup de routiers, coupa la patronne, des artisans et surtout mes petits gars de l'usine. Faut pas leur en promettre à tous ces gens-là, ce sont des bosseurs.Tandis qu'un professeur... Elle se mordit la lèvre, consciente d'avoir lâché une sottise. Son front se plissa pendant qu'elle puisait dans une mémoire submergée de fatigue. – Vous ne remplaceriez pas monsieur Curtil, par hasard, le professeur de l'année dernière ? Il déjeunait ici, lui aussi, du moins au début. – C'est possible, dit Joséphine. Elle découpa une rondelle de tomate en minuscules morceaux avec lesquels elle joua de la pointe du couteau. – Il ne se plaisait pas à Sponge ? Berthe Morizot déplaça des couverts. Bougea des chaises. Joséphine attendit sans impatience. Les gestes ordinaires du métier reprenaient le dessus. – Un beau jeune homme, confia-t-elle enfin, ça oui, un beau jeune homme, bien sympathique, poli et pas fier. Pourtant, il en savait des choses, à lire des piles de journaux et des bouquins sans arrêt. Son regard erra autour de la salle du restaurant. Elle haussa les épaules, prise d'une colère évidente, déclenchée peut-être par son image que lui renvoyaient les glaces. – Se plaire à Sponge ? On voit que vous n'êtes pas d'ici. Dans deux mois, vous connaîtrez tout le monde et tout le monde vous connaîtra. On en reparlera. 27 Elle était furieuse. Elle jeta la corbeille à pain vers Joséphine. – Du décongelé ! Faudra vous en contenter, mon boulanger a eu des ennuis de fournée ! Elle hésita puis mit les points sur les i. – Les étrangers, vous êtes tous les mêmes. Je parierais que vous arrivez de la ville. Des idées toutes faites sur la campagne, la nature et tout le tremblement. Attendez voir un peu d'être en janvier et vous la regretterez la ville. Joséphine était sidérée. Berthe Morizot, plantée devant elle, l'apostrophait le doigt tendu. Une voix venue du bar la délivra. – Berthe, remets-nous ça ! Elle s'en alla en haussant encore les épaules. Joséphine se servit un peu de salade. Elle éprouvait une terrifiante sensation d'abandon. Elle regardait sa main porter la nourriture à la bouche ou prendre son verre et ces gestes lui paraissaient absurdes. Elle ne devrait s'attacher à personne durant son séjour à Sponge, pas même à une serveuse de bar. Elle s'imagina, jour après jour, assise à cette place. Des frissons la parcoururent et elle ne put se résoudre à avaler les filaments de céleri enroulés à sa fourchette. Elle se rappela soudain ses parents qui riaient au moment de son départ. Elle partait loin d'eux et ils riaient, les yeux humides d'une reconnaissance animale. Joséphine avait bouclé son cuir jusque sous le cou, mais oui j'irai doucement, attendant que son père cesse de l'embrasser, allez encore une fois, bon Dieu te voilà prof j'en reviens pas. Le casque, puis trois pas, démarrer la Honda, le repousser suffisamment, grimper, tu te rends compte maman notre gosse y est arrivée, tu crois pas qu'on peut 28 crever tranquilles maintenant. Quel beau mélo, se dit Joséphine, oui, quel beau mélo. Ils s'étaient échinés, même après le chômage du père, pour l'installer derrière une assiette de crudités à la Brasserie Bourguignonne. Joséphine repoussa son assiette et prit dans son sac un bloc de papier à lettres. Ma chère Béa, Tu me manques ma douce. Un mois déjà depuis ton départ de Montpellier et ton installation en Bretagne. Pourquoi accepter un poste si loin ? Je t'écrirai tout. Nous nous sommes toujours tout confié n'est-ce pas ? Ne me téléphone pas, jamais. Je ne supporterais pas le son de ta voix. Je plaquerais cette ville et irais te rejoindre. Et, tu le sais, je n'en ai pas le droit. Obtenir Sponge a été facile. Un trou perdu dans une vallée bourguignonne perdue. J'ai solidifié mes chances en obtenant une entrevue auprès du député. Après dix minutes d'entretien, j'étais invitée au restaurant et ce salaud me déshabillait du regard. Ma nomination me parvenait moins d'une semaine plus tard. Comment te décrire la sinistre impression d'être chez moi. Martial m'a écrit tant de lettres. Je crois reconnaître les magasins, les rues, même les gens. Jusqu'à la vaisselle, devant moi, à la Brasserie Bourguignonne où je suis. Quand un habitué entrera, je n'aurai qu'à feuilleter ma mémoire. Le plus difficile sera de feindre, mais tu sais mon goût 29 de la mise en scène. Le maire m'a cependant déroutée. Un homme d'une quarantaine d'années, au physique intéressant, avec de superbes yeux bruns à la franchise troublante (ne t'imagine rien : il s'agit d'une description loyale). Peut-être joue-t-il la comédie ? J'ai craint longtemps qu'il ne résiste à mes... charmes. Au débardeur rouge (tu t'en souviens ? Nous avons mis tant de temps à le choisir ensemble !). Mais à la fin, il n'a pas pu se retenir de m'inviter à dîner « un de ces soirs ». Quel « ouf ». Bref, il rêve probablement de coucher avec moi, comme les autres. Pour me venger de son indifférence du début, j'ai décidé qu'il serait ma dernière.victime. Ma Béa, quand ils m'écraseront de leurs corps triomphants, je penserai à ton corps, à toi. À Martial aussi bien sûr, même si tu me conjures de l'oublier. Je considère que tu es jalouse. Pourquoi ? Les désirs masculins me dégoûtent définitivement et je sais, avec trop de certitude, qu'il n'existera jamais d'autre Martial. Je ne suis pas encore allée chez ma logeuse. La peur me tenaille à l'idée de pénétrer dans « ma maison ». La propriétaire (appelée la comtesse !) doit être impatiente. Je ne t'ai pas dit qu'elle loue pour une bouchée de pain, toujours à des profs. Elle compte qu'ils joueront les nounous auprès de son fils... de bonnes fréquentations à domicile, en somme. Elle était si empressée, au téléphone, qu'elle n'a pas émis la moindre réserve lorsque j'ai accepté de signer le bail sans visiter les lieux. Voilà ma douce où j'en suis. Je t'écris en déjeunant, si30 non je n'avalerais pas une bouchée et pleurerais dans mon assiette. Ne me crois pas faible. J'accomplirai ce que j'ai voulu et t'écrirai tout. Des bises de papier et pour si longtemps. P. S. : Ils feront le tour de la ville, en groupe sur la Honda. Toute la ville saura qu'ils ont baisé la négresse et la prof de leurs gosses. 31 32 __________ QUATRE __________ – Musique de merde ! hurle Sitting Bull, en courant dans le parc, la gorge sûrement bouffée par un cancer galopant tellement il crève de toute cette douleur qui l'étouffe. Le saxo de Coltrane braille Kulu Se Mama par la fenêtre du château grande ouverte, celle opposée à la chambre de l'Autre qui ne supporte pas Coltrane, qui ne supporte rien de mon papa surtout pas sa musique de nègre. Une négresse justement et elle vient aujourd'hui j'ai vu la photo épinglée au bail. Qu'est-ce qu'elle fout la pétasse noire et si elle vient pas ? Plutôt bon signe une négresse mais quand même mon papa n'écoutait que de la musique de merde. Dix-huit minutes dix-neuf de saxo, le temps de grimper l'escalier, d'entrer dans la chambre de mon papa, de pousser la sono à bousiller les enceintes et de toute façon l'Autre s'est tirée et ne rentrera pas de la journée. C'est moi qui me taperai la négresse, lui montrer les piaules et tout le bazar mais je m'en fous une négresse elle aurait plu à mon papa qui aimait les musiques de son pays. Après Kulu Se Mama, neuf minutes trente de Vigil et cinq minutes dix-sept de Welcome, mais là j'arrêterai, Coltrane commence à me casser les couilles, je mettrai Big Bill Bronzy, on dirait qu'il chiale avec sa guitare comme le 33 vent dans les marronniers. Je m'emmerde et il est à peine deux heures se lamente Sitting Bull. Il dévale l'escalier à vis du quinzième siècle récupéré dans un vrai château prévenait mon papa. Si la négresse en entendant gueuler Coltrane ou Bronzy fait demi-tour, elle vaut pas mieux que l'Autre. Mais je crois pas parce qu'une négresse c'est un signe du destin. Incroyable ce parc, j'exigerai un cheval de l'Autre tellement j'en ai marre de courir à l'entrée et nib de nib sur la route qui se pointe alors que dans la lettre avec le chèque la pétasse noire écrit le quatre septembre dans l'après-midi. Au moins une paire de Nike j'use par mois, des kilomètres de chien perdu, si au moins il pleuvait je dégueulasserais partout mais rien pas une goutte de tout l'été et quand c'était mon papa qui courait le footing alors là elle braillait et la femme de ménage aussi braillait. Merde, Bronzy qui se tait, il faut que je retourne et la négresse qui vient pas. Deux heures et demie, si tu savais combien je m'emmerde mon papa, même avec ta musique. Je rentre au château mais j'ai la trouille parce qu'elle va plus tarder maintenant. ▼▼▼ Joséphine patientait dans le bureau de la secrétaire. La femme s'appliquait, penchée sur la photocopieuse. Elle lorgnait les cuisses de Joséphine. Elle s'arrangea aussi pour venir derrière elle et contempler avec stupeur la ligne profonde des fesses dessinée par le jean's. Joséphine se prêtait au jeu. Elle était détendue. Les atouts étaient de son côté. 34 La secrétaire passait une partie de son temps à dire du mal du personnel et l'autre partie à jouer au Nintendo qu'elle dissimulait sous son bureau. Deux « contrats emploi et solidarité » trimaient à sa place. Quant au Principal du collège Malraux, ce n'était qu'un salaud s'abritant derrière les paperasses officielles. Elle l'entendait au téléphone, de l'autre côté de la cloison. De temps en temps, sa voix crachotait dans l'interphone. – Madame Bilaveau, collez-moi Angélique Binet en sixième deux plutôt qu'en un. C'est mieux pour mes effectifs. – Une classe faible... – Parfait! Le dossier scolaire du primaire annonce une gourde, elle ne sera pas dépaysée ! Il téléphonait encore. L'assurance de Joséphine grandissait. Faire attendre la petite nouvelle pour l'impressionner répondait au portrait dressé par Martial. Joséphine humecta ses lèvres et tira le débardeur rouge vers le bas. Cacher son nombril était ennuyeux mais une poitrine découverte mettrait plus sûrement en ébullition ce type d'homme. Elle remarqua l'index suspendu de madame Bilaveau au-dessus de la commande de la photocopieuse et la ride inquiète barrant son front. « Combien de parents d'élèves apprendraient le soir même qu'une pute avait été nommée au collège Malraux ? » songea Joséphine en se dirigeant vers la porte marquée « bureau de M. le Principal. S'adresser au secrétariat ». – Où allez-vous ? s'affola madame Bilaveau. Elle s'avança, tentant de se mettre en écran. Des hanches pleines et des cuisses larges éclataient son pantalon. José35 phine eut la conviction que le Principal égarait ses mains sur ses chairs généreuses. Martial se trompait encore quand il écrivait le patron ne pense qu'au travail et vit comme un moine. La certitude d'une nouvelle erreur de jugement la déprima. Elle ouvrit la porte et entra. Le Principal était assis à son bureau, le menton posé sur ses deux pouces assemblés. Il propulsa son siège roulant vers l'arrière, s'en éjecta et se précipita main tendue vers Joséphine. – Bonjour chère madame. Vous êtes la maman de … L'interphone nasilla. – Mademoiselle Dutoit, monsieur le Principal. Je suis désolée, je n'avais pas autorisé mademoiselle Dutoit... L' homme pivota, l'air furieux. Il coupa sèchement l'interphone et retourna s'asseoir à l'abri de son bureau. – Mademoiselle Dutoit, donc... Bonjour. Ravi de faire votre connaissance. Je n'étais pas exactement prêt à vous recevoir, mais enfin puisque vous êtes ici... Voyons votre dossier. La voix vacillait légèrement. Moins que Joséphine ne l'espérait. L'homme s'affairait, furetait dans ses papiers en émettant des « quel foutoir » rageurs. Il s'efforçait de ne pas regarder Joséphine, les cuisses de Joséphine croisées sur une chaise, si près. Il était grand, beaucoup plus maigre qu'elle ne l'imaginait, avec des cavités à la place des pommettes. Un costume à rayures grises, démodé, le vieillissait. La cravate, ligotée sous la pomme d'Adam saillante, voulait compenser par ses coloris agressifs l'austérité du vêtement. Le tout provenait visiblement d'un magasin à bon marché. – Je me nomme Fabrice De Maddé, jeta-t-il soudain, en 36 levant la tête. De Maddé en deux mots, bien sûr. – Joséphine Dutoit, en un seul mot, bien sûr, répliqua Joséphine du tac au tac. Des plaques pâles pigmentèrent le front de De Maddé. Ses bras bougeaient sans cesse sur la plaque de verre du bureau. II palpa les feuillets épars, puis marmonna des « oui, oui » qu'il accompagna de sourires flottants. Joséphine observait son embarras avec cruauté. Elle en jouissait et le montrait, tout comme il avait joui du désarroi de Martial. – Ah, voici, s'exclama-t-il en saisissant une chemise de papier-bulle. Il l'ouvrit, lut ce qui s'y trouvait. Ses lèvres continuèrent à clapoter l'une contre l'autre après qu'il eut fini et ses sourcils se froncèrent. Il commençait à réaliser que sa nouvelle recrue ne correspondait pas aux normes habituelles et la minceur de ses informations l'inquiétait. Il les résuma. – Mademoiselle Dutoit, née à Fort-de-France en Martinique, le 7 juillet 1969, le bac au lycée Clemenceau de Montpellier, mention bien, puis l'université, à Montpellier toujours, et le Capes, en 1992. Des études brillantes. Son regard alla du dossier à la fenêtre puis bifurqua vers Joséphine où il fit une pose rapide sur le liseré de peau tendu, en haut du short, là où les cuisses se croisaient. Joséphine n'écoutait pas. Son dos était parcouru de courbatures douloureuses. À quoi bon cet entretien grotesque, songeait-elle, puisque les dés étaient lancés. Elle ne ressentirait jamais cette peur excitante du nouveau professeur prenant ses fonctions. Elle n'avait pensé qu'à ça, après son Capes. De Maddé enchaînait ses réflexions sur les concours d'enseignement et leur difficulté. Il parsemait son 37 discours de sourires mécaniques. – Je t'en prie, dépêche-toi, supplia Joséphine. Elle craignait de ne pas tenir. De se lever, de balayer l'inutile dossier et peut-être de frapper De Maddé. Elle s'imposa le rythme respiratoire du yoga et parvint à ne plus voir les mains jointes du Principal ni son air d'évêque quand il parla de la pédagogie. À un moment, il évoqua l'orgueil de la réussite et il ne s'aperçut pas que Joséphine pâlissait. Elle ne parvenait pas à se débarrasser du souvenir. Le père martelant les touches du minitel, se trompant, bon Dieu de saloperie d'appareil, bégayant tu l'as pas, tu l'as pas, les salauds, mais si papa, là, cinquième ligne et on doigt tremblait aussi, la joie l'irradiait, Joséphine Dutoit cinquantième sur deux mille, Joséphine Dutoit cinquantième, regarde bon Dieu ton nom est marqué, nom de Dieu de nom de Dieu. Et le père ne l'avait même pas embrassée, s'était retourné, comme fou, s'empêtrant dans le fil du minitel renversé, ainsi que le téléphone, une facture énorme, dévalant l'escalier du jardin puisque la mère n'osait plus rentrer tant que les résultats n'étaient pas connus, maman, maman, la petiote est reçue nom de Dieu, cinquantième je te dis, pas croyable, du premier coup. Et les voisins qui entendaient crier, que se passe-t-il monsieur Dutoit, ils s'affolaient les voisins et ils avaient raison au fond, la mère raide dans l'allée du jardin, une syncope de trop grand bonheur selon le médecin... – ... Votre premier poste, au collège Malraux. Je constate que vous avez demandé Sponge, ce qui nous honore. J'avoue cependant que j'attendais votre visite plus tôt. La rentrée est dans quarante-huit heures. Joséphine repoussa la mémoire. Elle n'avait pas droit à l'attendrissement. Elle savait comment procéder. Un cer38 tain nombre de gestes à accomplir et des phrases toutes prêtes à débiter. Elle s'appuya au dossier de la chaise, décroisa les jambes et prit dans son sac le paquet de Craven. Elle désigna le cendrier rempli de mégots. – Je ne vous demande pas l'autorisation de fumer... Je suppose que Sponge est tout, sauf une ville folichonne ? Vous comprendrez que j'aie retardé au maximum le jour de mon installation. Joséphine alluma la Craven. Sa main moite humecta la surface laquée du briquet. Elle recroisa ses jambes. Pendant ce temps, De Maddé avait refermé le dossier et fait le ménage sur son bureau. II paraissait soudain très calme. Il s'empara d'une règle plate, la tordit devant lui comme si il en testait la solidité. Il dévisageait Joséphine avec froideur lui signifiant qu'il la traiterait dorénavant en ennemie. Ses mains étaient longues, soignées. L'une s'ornait d'une chevalière d'or, le poignet de l'autre d'une gourmette qui cognait le bureau. De Maddé plissa les paupières, peut-être même les ferma-t-il complètement. Des veinules apparentes couraient sur les doigts pâles dont Joséphine, emportée par une incontrôlable répulsion physique, suivait les mouvements irrités. Elle exhala plusieurs bouffées de fumée, sans concevoir qu'elle adoptait des poses de pute s'adressant à un client. – Exact mademoiselle Dutoit, Sponge est un trou. Personne ne désire échouer ici, ce qui donne d'autant plus de prix à votre choix, choix que je m'explique assez mal d'ailleurs... De Maddé éternua. Il prit son temps pour se moucher dans un kleenex qu'il jeta dans la poubelle. Lorsqu'il se remit à parler, sa voix avait perdu toute conviction. 39 – Je vous attribue deux classes de quatrième et trois autres de troisième, Je vous promets que l'enseignante débutante que vous êtes aura peu de soirées libres à se demander si Sponge est ou n'est pas une ville folichonne. Le bon déroulement d'une carrière s'apprécie au travail fourni dès la première année. La menace était précise. De Maddé reposa la règle et attendit. Joséphine écrasa la Craven dans le cendrier. De Maddé regarda ses seins quand elle se pencha et elle eut un bref accès de révolte. Elle avait trop promis à Martial. – Une carrière ne m'intéresse pas. J'accomplirai le travail pour lequel on me verse un salaire mais je ne me considère nullement mariée à l'Éducation nationale et moins encore au collège Malraux. De Maddé se dessina un sourire glacé. Il fit craquer ses doigts. – Libre à vous. Je ne peux en effet pas exiger davantage qu'un service correctement assuré. Il se tut et considéra les cuisses de Joséphine. Son regard grimpa vers la poitrine, revint vers les jambes. Le manège se répéta, avec une précision violente. Joséphine pensait à Martial, à Martial qui courait sur la plage de Tichy, en Algérie, à Martial qui l'entraînait vers la mer en criant viens, je t'apprendrai à nager et il lui avait appris malgré sa terreur de l'eau. Et elle avait senti sa main soutenant son ventre et ses seins, puis son sexe contre sa cuisse. De Maddé tendit l'index. – Je croix comprendre, à votre tenue et à votre langage, que vous considérez Sponge et son collège comme un ramassis de demeurés qu'il faut choquer. Pourquoi pas... Il s'interrompit, rassembla des dossiers, les empila. Il 40 avait décidé que la conduite de Joséphine était un enfantillage, certes agaçant, mais somme toute convenu de la part d'une jeune diplômée issue d'une ville universitaire. ...Mais si rien ne vous oblige à faire du zèle, rien ne m'oblige à aller au-devant des ennuis. Le collège a eu sa part l'année dernière, je vous mets donc en garde. Puisque vous logerez au château, chez madame Mondrian, cela me facilitera les explications. Vous remplacez monsieur Curtil, professeur lui aussi débutant quand il est arrivé parmi nous. Vous avez récupéré son logement au château, a croire que notre chère comtesse... – Donnez-moi les renseignements concernant mon travail, coupa Joséphine. Le reste ne me concerne pas... Sa voix n'était pas agressive. Il lui semblait que c'était ce qu'elle devait dire, à cet instant. Elle espérait que, De Maddé ne lui obéirait pas. Elle s'abandonna sur son siège, montrant ainsi sa bonne volonté. De Maddé le comprit et esquissa un signe apaisant de la main. – J'y viens, mademoiselle Dutoit. Pourtant, ce que je dis vous concerne aussi, croyez-moi. Votre prédécesseur a déclenché une sorte de séisme à Sponge. – De quel genre ? interrogea Joséphine. La peur asséchait sa gorge. Elle pensa que De Maddé n'avait pas entendu mais elle se sentait incapable de répéter. Elle fut prise de vertige, revivant ses terreurs d'enfant quand elle se tenait devant le père assis. à la table de cuisine, le doigt pointé sur une rare mauvaise note du carnet scolaire. Joséphine bougea les lèvres, mais De Maddé enchaîna. – Le pire pour un enseignant. Problème avec une de ses élèves, une gamine de troisième. Je pense que vous me 41 comprenez à demi-mot ? Le regard de De Maddé fuyait. Toute son attitude indiquait son refus d'admettre la possibilité d'une affaire de mœurs dans son établissement. Il leva les bras, se massa la nuque. Les manches de la veste glissèrent sur les bras musclés et bronzés et Joséphine se souvint de la lettre où Martial racontait que De Maddé occupait ses dimanches à bâtir sa maison. Elle profita du répit pour allumer une nouvelle Craven. Sa main trembla quand elle utilisa le briquet et elle crut discerner un sourire cruel sur le visage de De Maddé. – Au risque de divertir la non-conformiste que vous êtes, je dois vous prévenir que Sponge est une ville au conservatisme frileux. Personne ici ne plaisante avec la morale et encore moins avec... le sexe. Je vous conseille d'entrer à l'église ce prochain dimanche : vous y constaterez que la désaffection religieuse n'existe pas chez nous. Votre façon de vous habiller déplaira à mes parents d'élèves et c'est pourquoi elle me déplaira aussi : Votre prédécesseur a fait la cruelle expérience d'une conception trop intellectuelle de sa liberté. – Il était coupable ou la ville l'a jugé coupable ? insista Joséphine. Elle posa la main droite, armée de la Craven, sur son genou et verrouilla l'autre entre ses cuisses. – Oh, coupable, tout à fait coupable, je vous le garantis même si les habituels clichés veulent que les provinciaux, évidemment archaïques, se livrent évidemment à la chasse aux sorcières. En tant que Principal, j'entérine les décisions de mon Conseil d'administration et je puis vous assurer qu'il n'a pas manqué une voix pour condamner l'inadmissible conduite de votre prédécesseur et exiger sa révocation. 42 – Sauf celle de la comtesse, corrigea mentalement Joséphine. La seule représentante des parents d'élèves à l'avoir défendu, avait dit Martial. Oui, les autres, tous les autres, le maire, la pharmacienne, le directeur de la maison de retraite, le patron de la scierie, les deux ingénieurs de l'usine, les profs, ils s'étaient tous acharnés, crocs dégainés. – Je vous l'ai dit, une forte tradition catholique explique nos scrupules moraux, poursuivit De Maddé. Il y a ici trois églises pour deux mille habitants. Encore que, attirer une fille d'une classe de troisième dans son lit, indignerait le plus libertin des parents. Quoi qu'il en soit, je ne veux pas revivre de tels drames. Joséphine imagina qu'elle se levait. Qu'elle déversait sur le bureau de De Maddé les lettres de Martial qu'elle conservait toujours dans son sac. Qu'elle lui lisait celle où éclataient ses mensonges. Martial écrivait son enthousiasme d'avoir enfin découvert une élève passionnante à qui il faisait découvrir la littérature, la musique, le cinéma. Joséphine traitait De Maddé de salaud, lui crachait à la figure et s'en allait. Mais elle se domina, certaine que De Maddé serait trop content de se débarrasser d'elle. – Je vous assure, monsieur le Principal, que vous n'avez pas à craindre ce genre de chose, dit-elle avec une ironie glacée. Je me contenterai de faire des cours d'un classicisme absolu comme on me l'a montré pendant les stages. – Parfait, conclut De Maddé en se levant. Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi nous ne parviendrions pas à nous entendre. – Nous nous entendrons, murmura Joséphine. Vous pouvez compter sur moi. Elle s'était levée et sa voix s'était adoucie. Elle tira sur 43 son short, décollant le tissu de la peau. Un peu de transpiration mouillait ses cuisses, là où elles s'étaient croisées trop longtemps. De Maddé suivait chacun de ses gestes. Elle lui adressa un sourire caressant, presque une invite à la toucher, s'il osait. Il était près d'elle maintenant et devait sentir son parfum. Elle identifia le désir dans ses yeux, cette étincelle qui faisait perdre la raison à la plupart des hommes qu'elle rencontrait. – D'ailleurs, enchaîna-t-elle aussitôt, peut-être auronsnous l'occasion de nous rencontrer dans des endroits plus intimes que ce bureau officiel. Elle accompagna ses paroles d'un sourire indécent. De Maddé se détourna et ouvrit la porte de sortie . – Vous serez confortablement installée chez la comtesse. Une femme étrange certes, mais qui possède une luxueuse propriété. Savez-vous qu'elle a un fils au collège ? – Non, mentit Joséphine. Elle se glissa jusqu'à la porte, passant devant De Maddé. Elle atteignait à peine son épaule. – Benjamin Mondrian est la gloire de l'établissement.Ce qu'on appelle un surdoué : il entre en troisième à l'âge de douze ans. Il obtient une moyenne de dix-huit dans toutes les matières, sauf en gymnastique. Vous ne 1'aurez pas en classe, je l'ai donné à un de vos collègues sachant que vous logiez au château. De Maddé tendit la main. – À lundi, mademoiselle Dutoit. Les doigts étaient brûlants. 44 __________ CINQ __________ Sitting Bull surveille l'allée cavalière depuis la terrasse du château. Sous ses pieds, Ray Charles râle des sons atroces, Hard Times deux minutes cinquante-sept méconnaissables et trois minutes cinquante-quatre de Rock House comme un putain de T.G.V. lancé à fond et qui freine. Le caméscope Sony Pal Secam quatre cent soixante-dix mille pixels son stéréo micro multidirectionnel position grand angle, merderie japonaise fait chier tous ces boutons, pivote sur son axe à la moindre pression du doigt de Sitting Bull. – Elle fout quoi cette conne ? Vers seize heures elle a écrit à l'Autre Salope. Quand on fait des promesses on les tient, je bousille une cassette à filmer que des riens et c'est pas elle qui prend le soleil en pleine gueule malgré le chapeau de mon papa quand il jardinait, en paille, un peu grand, je l'ôterai quand elle arrivera elle me prendrait pour un larbin. Merde, qu'est-ce qu'elle fout, le nègre aveugle va commencer I Wonder who et après il n'y a plus que douze minutes trente-deux. Sitting Bull entend les hurlements des chiens quand Ray Charles se tait. Ils proviennent du chenil, isolé au fond du parc, derrière un bouquet de hêtres. Huit chiens sans nom, 45 sans race, recueillis le long des routes ou à la S.P.A. Ou volés. Sitting Bull sourit énigmatiquement. Tout n'est donc pas terminé ? Il s'étonne d'autant de patience de la part des chiens affamés. Il se retient de courir au chenil malgré l'envie qui le saisit. Joséphine la Noire ne tardera plus. De toute façon, le spectacle est toujours le même. Il a filmé dix fois les chiens dévorant les deux chats que Sitting Bull lance par-dessus l'enclos. Des chats volés. Aujourd'hui, les chiens manquent d'appétit et Sitting Bull décrète qu'ils n'auront rien à bouffer durant quatre jours. Sitting Bull consulte sa montre. Un chrono merderie jap, résistant à trois cents mètres de pression d'eau bip horaire microlampe thermomètre exigé de l'Autre particulièrement quand elle avait hurlé qu'il ne mettait jamais les pieds à la piscine. – Cinq minutes encore et je boucle le portail à la négresse. Elle ira à l'hôtel de la Gare un bordel pas possible comme si les trains de l'usine traversaient les chambres, ça lui apprendra la politesse. Elle se croit le nombril du monde peut-être parce qu'elle est nègre, mais j'en ai rien à foutre je suis pas comme mon papa qui tournait frappadingue à la vue d'une peau noire. Rien à foutre. Sitting Bull réfléchit. Il veut rencontrer la locataire le premier. Demain, l'Autre sera sans doute au château, elle tirera toute la couverture à elle et les miettes à Sitting Bull. Elle l'enfermera peut-être dans la cuisine ou ailleurs, deux jours entiers une fois pour qu'il se calme. La filmer, oui, surtout filmer Joséphine la Noire, il y a si longtemps qu'il n'a pas filmé de femmes. À part l'Autre Salope qu'il connaît sous toutes les coutures jusqu'à la profondeur de son nombril. Filmer avec la merderie jap quand elle viendra et Sitting Bull sent une moiteur lui prendre les couilles 46 et ça il ne le désire pas et il serre les cuisses et heureusement ça s'en va. Le silence est intenable. Sitting Bull entend à peine le murmure des marronniers. Sitting Bull pense que les chats sont morts. Il se demande si les chiens ont laissé les oreilles et les queues. Sitting Bull a remarqué que les chiens affamés ne mangent pas les oreilles et les queues. Sitting Bull se dit qu'il devra se réapprovisionner en chats. Il n'en reste plus que trois ou quatre enfermés dans une remise et ça ne suffira pas pour éteindre le silence. Sitting Bull sent qu'il n'en peut plus de tout ce silence, que s'il s'éternise il hurlera comme un loup. – Pas le temps de mettre un compact mon papa, tu vois pas que pendant que je serais dans ta chambre la négresse se pointe ? Il sait qu'il ne tiendra pas au-delà d'un quart d'heure. Il ne veut pas utiliser aujourd'hui le baladeur Aiwa dix-huit présélections tellement il a déjà flingué ses tympans. Sitting Bull est désespéré. Sitting Bull consulte encore sa montre. Il regarde la trotteuse foncer autour du cadran et songe qu'elle a une chance inouïe. – Dans deux minutes, je m'appelle commandant Cousteau, décide soudain Sitting Bull. Sitting Bull commence à me faire chier, pas foutu capable d'attirer une négresse. Il est satisfait de son choix parce qu'il entend presque aussitôt le bruit d'un moteur à l'entrée de l'allée cavalière. ▼▼▼ La Honda se faufilait le long de l'allée cavalière, bordée 47 de chênes imposants. Cinq cents mètres de ligne droite, le château fermant la perspective. L'allée se creusait de nidsde-poule, parfois comblés de cailloutis. Joséphine admirait, malgré sa décision de débarquer au château comme si elle se garait devant une H.L.M. La propriété, majestueuse, l'impressionnait. Elle reconnut immédiatement sur la droite le pavillon de briques roses, si souvent évoqué par Martial. Sa future maison était celle des gardiens, au temps de la splendeur. Joséphine accéléra légèrement. L'angoisse la taraudait. Ce n'était pas seulement le silence ou l'abandon de la propriété qui agissaient sur elle. Elle approchait de Martial, de plus en plus près de Martial et la joie et le désespoir se mêlaient. La maison de briques roses était le but et la fin. La Honda roulait en première depuis qu'elle avait franchi les hauts murs de clôture. Joséphine voyait bien maintenant l'éclatante bâtisse appelée château. L'ombre s'épaississait. Elle tombait de la cime des marronniers comme un filet lâché du ciel. Il y avait aussi des battements d'ailes, des pigeons décréta Joséphine désireuse d'oublier les milliers de corneilles nichées dans les arbres où elles font un barouf insupportable que Martial citait dans ses lettres. Il écrivait encore: Le château ne mérite pas son nom. Tout au plus une vaste demeure bourgeoise du dix-neuvième siècle, construite par un ténor de l'Opéra Garnier en mal de campagne. Le mari de la comtesse richissime industriel je ne sais où, a offert le tout à sa femme puis, quand est venu le temps des amours mortes. il prit la clé des champs en lui cédant le château qu'il n'aimait pas. On m'a raconté ça dix fois. La propriété se déglingue, la comtesse préférant mener une vie de bâton de chaise plutôt 48 que celle de propriétaire attentive. La description de Martial manquait d'enthousiasme. Il avait toujours connu le luxe de beaux appartements que lui louait son avocate de mère. Joséphine arrêta la Honda au pied d'un escalier monumental jeté contre une façade imitation Renaissance. Elle coupa le moteur, leva la tête vers le carré de ciel bleu déposé au-dessus du château. Elle constata que la plupart des fenêtres avaient leurs volets clos. – Alors là, alors là ... le jackpot mon pote ulule dans sa bouche Commandant Cousteau, une nana en moto non mais je rêve et noire, entièrement noire sous le pull rouge. Mon papa si tu voyais même pas un pagne enfoncé dans la raie du cul, tout on voit, devant aussi, ça non mon papa tu serais pas parti si tu voyais son cul que je filme en gros plans on le regardera ce soir au magnétoscope... – Il y a quelqu'un ? cria Joséphine. Elle actionna encore le heurtoir, une patte de lion. Elle l'avait fait dix fois, de plus en plus fort. Elle attendit, indécise. Le rendez-vous fixé par Irène Mondrian n'était dépassé que de cinq minutes. Elle était donc au château, quelque part dans la propriété. S'aventurer à sa recherche ne tentait pas Joséphine. Elle se perdrait. Ferait des rencontres effrayantes. – Vas-y ma belle, murmura-t-elle, rajoutes-en. Le loupgarou de ton enfance ou le jardinier bossu et violeur. Elle se promit de raconter ses frayeurs à Béa, ce qui amena un sourire sur ses lèvres au moment précis où la porte s'ouvrait. – Qu'elle est belle et qu'elle me plaît mon papa, une créature de rêve comme ils écrivent dans Vogue. L'Autre 49 Salope en crèvera de jalousie et la Noire lui piquera l'un après l'autre tous 1es types avec lesquels elle se roule et je1'aimerai encore plus si elle fait ça, je l'aimerai tellement que je l'aimerai plus que toi mon papa. Son nombril bouge devant mes yeux. Je te jure que son nombril bouge, bordel comment elle fait ? Un puits d'amour noir où je plongerai mon doigt, oui, Commandant Cousteau le fera, il sait ce qui plaît aux femmes mon papa pour qu'elles couinent comme l'Autre... – Bonjour, fit Joséphine. Madame Mondrian m'attend, je suis... – Joséphine Dutoit, la nouvelle locataire, compléta Commandant Cousteau. – Benjamin, je parie. Le fils de madame Mondrian ? – Laissez tomber s'il vous plaît. Aujourd'hui, je m'appelle Commandant Cousteau et demain on verra. Joséphine rit. Un rire poli qui ne s'aventurait pas. L'accoutrement de l'enfant l'avait surprise - après tout, le jeu d'un gamin de douze ans - mais les paroles étaient dites avec gravité. Elle éprouvait aussi un réel soulagement Elle avait redouté un garçon prétentieux, genre fils de famille hautain louant les communs à l'enseignante prolétaire. Benjamin lui parut plus proche du phénomène de foire. – Accordez-moi une minute, j'aimerais jeter un coup d'œil à votre moto. Il descendit les escaliers et s'approcha de la Honda. Il se mit à tourner autour de la moto, dans un sens puis dans l'autre. Il avait abandonné Joséphine près de la porte d'entrée et faisait comme s'il était seul. Elle crut qu'il se regardait clans les rétroviseurs alors qu'il l'observait après 50 les avoir inclinés à sa guise. – Pourquoi Martial m'a-t-il si rarement parlé de Benjamin ? regrettait Joséphine. Elle était de plus en plus détendue, satisfaite d'aussi peu de cérémonial. Plus rien ne pressait, pas même l'entrée dans son futur logement. Elle avait préparé tant de mots, s'était préparée à tant d'attitudes convenues et tout se résolvait dans le silence d'un enfant admirant une moto. Benjamin était un garçon dodu, de taille moyenne. Son visage surtout était rond, avec des pommettes hautes et épaisses dessinant des coussinets de chair molle sous les yeux. Des cheveux d'un blond pur, bouclés, cultivaient une apparence efféminée. Benjamin était plutôt laid et cela semblait lui plaire. – On s'habille toujours ainsi au château ? plaisanta Joséphine. Elle désignait l'accoutrement de Benjamin - une pantalon-golfe à la Tintin surmonté d'un gilet rayé maître d'hôtel à même la peau et, aux pieds, des Nike sans lacets - mais l'enfant ne leva pas la tête vers le haut de l'escalier. -Si les déguisements vous intéressent, il y en a plein les armoires, dit Commandant Cousteau. Il cessa de polir le ventre de la Honda. Joséphine s'aperçut qu'il l'observait dans les rétroviseurs. – Je peux vous transformer en n'importe quoi, ni vu ni connu. Il se remit à caresser la moto. En fait, il ne la touchait pas. Ses doigts frôlaient l'acier rouge, esquissaient des gestes compliqués. Il les recommençait quand il les jugeait imparfaits. – Benjamin ! 51 – Commandant Cousteau ! Ce n'est pas sorcier à retenir pourtant ! hurla Commandant Cousteau. D'ailleurs, descendez, vous ne logez pas au château ! Joséphine obéit, un peu sidérée. Elle s'approcha de Benjamin, hésitant sur la conduite à adopter. Les narines de l'enfant palpitaient, son visage se crispait de colère. – A la rigueur, dites Sitting Bull, mon nom d'avant votre arrivée. Je change tous les jours, il faudra vous habituer. Joséphine accepta le jeu de l'enfant. – Je préfère Commandant Cousteau. J'essaierai de m'appliquer à l'avenir mais comment devinerai-je le nom en cours ? Commandant Cousteau réfléchit. Il pinçait son ventre replet sous le gilet. – Un problème gênant, vous avez raison. Je ne vois que le badge, mais c'est un peu répugnant de s'afficher une pancarte sur la poitrine, vous ne trouvez pas ? En plus, les autres sauront... – Comment fait votre mère ? suggéra Joséphine. Peutêtre pourrais-je agir comme elle ? Le sérieux de l'enfant l'effarait. Il n'avait pas souri une seule fois ni montré d'une manière ou d'une autre qu'il jouait. Il se contentait de froncer les sourcils. Ses yeux étaient d'un vert étrangement terne. – On verra... On verra, murmura-t-il. Il se tenait entre Joséphine et la Honda, si bien qu'elle ne savait pas si elle devait écarter l'enfant ou le contourner. Il lui parut qu'il n'apprécierait aucune des deux solutions. Il l'observait maintenant, avec audace, s'attardant sur son 52 short ou sur son débardeur. Joséphine se sentit rougir sous le regard de l'enfant. Il avait toujours ce froncement des sourcils, comme si sa tenue était pour lui un agaçant rébus. Soudain, il tourna le dos et se pencha vers l'avant, offrant ses fesses tendues. Puis, il se redressa en pivotant, jaillissant devant Joséphine qui ne put retenir un mouvement de recul. Commandant Cousteau brandissait une perruque blonde, comme un scalp, et apparaissait le crâne rasé, d'une blancheur d'œuf pâle. Il ressemblait à un pitoyable petit skinhead raté essayant de rassembler sur son visage toute la hargne vue sur les images de télévision. Joséphine réalisa qu'elle ne devait surtout rien ajouter à la maladresse de sa première réaction sinon Commandant Cousteau pleurerait. Elle était assez bonne comédienne pour s'en tirer. – Il y a même des perruques au château ? L'enfant avait trop d'intelligence pour répondre à une question stupide. Mais le frémissement des lèvres disparut et il enfouit la perruque sous la ceinture de son pantalon. Il libéra aussi le passage à Joséphine, en se mettant de biais, de telle manière que si elle avançait, elle ne pourrait éviter de le toucher. – Vous ne me demandez pas pourquoi je change de nom chaque jour ? Tout le monde demande ça et j'apprécie qu'on me le demande. Joséphine soupira. Si l'enfant l'amusait, elle n'avait pourtant aucune envie de demeurer le reste de l'après-midi au pied de l'escalier. – Il faut que je m'emménage. Je dispose de peu de temps d'ici la rentrée scolaire et votre mère devait me faire visiter la maison. 53 – Ma mère est absente. Je la remplace. Vous ne vous intéressez jamais au nom des gens ? J'ai une théorie sur les noms, quelque chose d'imparable. Votre maison pouvait attendre une ou deux minutes supplémentaires. Vous ne connaîtrez jamais ma théorie parce que maintenant si vous me posez des questions là-dessus je ne vous répondrai pas. Votre logement est loin, je peux monter sur la moto ? – Évidemment, dit Joséphine. Elle regrettait d'avoir déçu l'enfant au point de provoquer cette colère têtue qui ramenait à lever la tête d'une façon arrogante. Elle se rassura quand elle le vit se précipiter vers la Honda et s'installer à l'arrière, très impatient, alors que la moto était sur sa béquille. Il dut redescendre, laisser Joséphine s'asseoir, démarrer. Le moteur, parfaitement entretenu, émettait un clapotement doux, régulier, que Commandant Cousteau couvrit en criant dans le dos de Joséphine : – Ma mère m'appelle Benjamin Mondrian. Je lui interdis d'utiliser mes autres noms, mais vous, vous n'emploierez qu'eux parce que je vous interdis de m'appeler Benjamin Mondrian. Commandant Cousteau n'en revient pas d'autant de délices. Quatre cents mètres les séparent du pavillon de briques rouges, presque rien, des secondes qui filent, saloperie de vie mal foutue. Proposer un tour complet du parc, impossible, la Noire prendrait peur, mes projets à l'eau, surtout la domestiquer, oui, doucement, bordel j'ai envie j'ai envie j'ai envie. Entre les cuisses de Commandant Cousteau, le siège de cuir noir, il le serre, serre encore, des larmes viennent, plus que deux cents mètres pour poser la main et pourquoi pas les deux, hein, pourquoi pas les deux ? Il ferme les yeux, le bonheur douloureux l'emporte là où il ne va jamais, il ne sait même pas que ça existe, 54 non, même pas, il meurt, sûrement il meurt, c'est donc ça la mort vive la mort. Puis la terreur engourdit son bras, l'absurdité de sa folie atteint Commandant Cousteau, il bousille tout avec son impatience, elle hurlera « non », jettera la moto sur le bas-côté, le giflera et ce sera pire que le jour où mon papa a visionné les cassettes et a fait sa valise. Commandant Cousteau bouge les lèvres, il essaie de mordiller le coton du débardeur rouge ou peut-être il parle. Mes deux bras autour de la taille, une bouée sinon je me noie mon papa, je sens la chaleur, toute la chaleur de sa peau qui roulerait sous mes doigts si je voulais, l'index là où je t'ai dit, au fond du puits d'amour. Non. Elle sent bon mon papa, si tu sentais comme elle sent bon je vais la mordre, comparée à l'Autre acide et révoltante. – Côté fringues, vous ne faites pas dans la dentelle ! hurla Commandant Cousteau quand la Honda s'arrêta. Il ne descendit pas tout de suite et corrigea : – Vos vêtements surprennent pour un professeur. – C'est possible, concéda gentiment Joséphine. Il me semble que voici la maison... Elle restait assise, satisfaite que Benjamin s'attarde lui aussi. Elle éprouvait un trouble étrange à partager cette sorte de vague complicité avec l'enfant, dans la paix du parc et près de l'endroit qu'avait habité Martial. « Pourquoi ne s'est-il pas accroché à ma taille » regrettait Joséphine. Quand ils se retrouvèrent côte à côte, devant la Honda, elle regarda les mains potelées et en évalua la douceur. Elle demeura un instant à épier la maison. Commandant 55 Cousteau respecta son silence. Il ne la suivit pas quand elle contourna le bâtiment. Il paraissait tolérer son désir de prendre la mesure d'un lieu où elle vivrait si longtemps. La maison était petite, un seul étage coiffé d'un toit pointu, aux tuiles vernissées rouge et or. Un balcon de bois courait sur une des façades. Il était bancal. Des nichoirs à hirondelles s'y accrochaient mais ils disparaissaient sous la lèpre verdâtre d'une mousse qui exhalait des odeurs de forêt. Devant la bâtisse, une cour étroite ou plutôt un passage de voiture, serpentait à travers un capharnaüm végétal dans lequel on reconnaissait des rosiers. Le haut mur de clôture, proche, étouffait les rares bruits de circulation. Le château était à l'écart de la ville. Le soleil dispersait les réverbérations colorées des tuiles autour de la maison. Pourtant, l'ensemble était mélancolique. On imaginait difficilement que des fêtes aient pu autrefois animer les lieux. II y avait eu de la musique, des rires, l'ébauche de liaisons amoureuses dans l'ombre du parc et il ne restait rien de tout cela. Joséphine retardait l'instant où elle entrerait dans la maison. Leur maison. Martial avait peu décrit les extérieurs. Par contre, ses premières lettres déliraient sur l'intérieur de son petit château, un logement de gardien métamorphosé en bijou, probable garçonnière d'un précédent propriétaire ou annexe pour des invités de marque. Son soulagement éclatait. Le snobisme de Martial, agaçant, redoutait un logement en H.L.M. Je n'espère rien de mieux d'une bourgade industrielle avait-il confié à Joséphine. Dès qu'elle pousserait la porte, elle se heurterait au harcèlement des phrases de Martial. Quand elle rejoignit Commandant Cousteau, assis sur la 56 Honda et surpris en train d'émettre des « vroum vroum », Joséphine chercha à se faire pardonner son absence. Elle demanda des nouvelles de madame Mondrian. – Votre maman sera longtemps absente ? Je la verrai ce soir ? – Ne me parlez pas comme à un môme de quatre ans ! jeta Commandant Cousteau. II s'éjecta de la moto mais garda une main sur la poignée des gaz. Il la tournait dans tous les sens, avec brutalité. – Attention ! protesta Joséphine. Le mouvement de la main ralentit puis s'arrêta. Commandant Cousteau s'écarta de la Honda autant que la longueur de son bras le lui permettait. – Ma mère n'est pratiquement jamais au château. Presque toujours, je suppose, dans le lit d'un de ses nombreux amants. Elle loue cette maison depuis trois ans parce qu'elle attend du locataire qu'il soit ma baby-sitter au cas où il se produirait quelque chose de grave. Je hais ma mère. Joséphine se contracta. Elle se sentit pâlir, puis des ondes glacées gagnèrent son dos, jusqu'aux épaules. L'enfant la dévisageait de ses yeux complètement délavés. Son visage était tout d'un bloc, mort. Pourtant, Joséphine pressentit que si elle se trompait de réponse, elle n'aurait plus qu'à s'en aller. Elle détacha la mallette du porte-bagages, remit les sangles en place. Quand elle parla, elle préféra se pencher vers l'arrière de la moto, comme si elle vérifiait quelque chose. Sa voix n'était pas sûre. – J'adorerai être votre baby-sitter, du moins je l'espère. Peut-être serons-nous même amis ? 57 Commandant Cousteau reprit vie. Tout son corps s'anima. Il parcourait ses lèvres de coups de langue rapides et plissait les paupières à toute vitesse. Il se précipita sur la mallette, la cala difficilement sous son bras trop court. – On verra, on verra, dit-il précipitamment. Il fit la moue, mécontent de s'être montré si peu chaleureux. – Nous serons souvent seuls au château alors il vaut mieux qu'on s'entende. Je vous préviens, ma mère détestera ça. Elle déteste tout ce qui me fait plaisir. On la visite cette maison ? La proposition de Commandant Cousteau délivra Joséphine. Elle était pressée maintenant de quitter l'enfant alors qu'une minute plus tôt, elle repoussait le moment où elle pénétrerait dans l'appartement de Martial. Elle allait enfin se retrouver seule. En tout cas, loin de la curiosité énigmatique de Commandant Cousteau, de ses crudités de langage et de la façon qu'il avait de l'épier avec ce mélange déroutant d'intérêt et de déception. – Je préfère entrer seule, dit Joséphine. – Vous ne connaissez pas la maison. Je dois vous expliquer plusieurs choses. – Elles attendront demain. Je désire vraiment être seule. Vous voulez bien me donner les clés ? – Comme vous voudrez, concéda Commandant Cousteau. Il posa la mallette, tendit le trousseau, fit demi-tour et détala. Joséphine eut la certitude qu'il était soulagé de ne pas entrer dans la maison. 58 __________ SIX __________ Joséphine ouvrit l'agenda à la page du jeudi vingt-sept septembre. Le crayon-mine offert par Martial dégorgea une boue noire sur le feuillet d'or pâle. Joséphine en éprouva une tristesse aiguë, disproportionnée à l'événement. Elle redressa la tête, hésitante, comme si elle ne désirait plus écrire. Le bureau s'obscurcissait sous l'effet d'une lumière mauve due à l'orage proche. La pièce était très belle, avec des lignes pures. Des poutres apparentes - présentes partout dans la maison - équarries à la hache. Une armoire campagnarde en noyer face à une étagère de même bois. Un parquet à damiers, un secrétaire Louis XV sur lequel travaillait Joséphine et sur les murs un tissu à peine bleuté, veiné de filets dorés. Joséphine alluma la lampe Gallé. Le cône de lumière se déversa sur ses mains qui tremblaient un peu puis s'éteignit, se ralluma. Le tonnerre gronda, encore loin, et le ciel devint noir. Le bruit avait suffi à réveiller les chiens au fond du parc. Ils se mirent à hurler, puis il y eut des éclairs rougeoyants suivis d'un craquement violent du tonnerre. Les chiens se turent. Le vent brassait les branches des mar59 ronniers. Joséphine écrasa le dos de 1'agenda qui se refermait. Elle prit le stylo à encre rouge de Prisunic réservé à la correction des copies. Il pleut. Hier aussi. Sponge est une ombre chinoise. Lettre de Béa. Réponse. Réunion de parents d'élèves demain. Je mettrai ma minijupe bleue. Je traîne en pyjama. Alban Michaille a téléphoné. Constance Bellot m'invite à dîner avec une autre prof célibataire. Entraperçu la silhouette de la comtesse mais pas vu Benjamin de la journée. Je meurs d'ennui, Joséphine parqua l'agenda sous une pile de romans, en bout de secrétaire. Les malles en étaient bourrées mais cela ne suffirait pas. Le week-end était interminable. Le dimanche surtout. À la fin de la messe, Sponge se vidait et la ville ressemblait à une cité de science-fiction. Il n'existait évidemment aucune librairie, une maison de la presse tenant lieu de temple de la culture. Un feu brûlait dans la cheminée de la pièce d'à côté. il tempérait la maison. En se penchant, Joséphine apercevait les flammes hautes. Elle entendait aussi les crépitements rassurants. Elle avait l'impression réconfortante d'une présence dans l'autre pièce. Si elle parlait, on lui répondrait. Dès que le bruit s'atténuait, elle alimentait le feu d'une abondance de charbonnettes. Elle restait une minute ou deux devant les flammes, ravagée d'un désespoir qui l'approchait des larmes. Elle se forçait alors à retourner derrière le secrétaire, à manier des objets. À faire; La cheminée fonctionnait depuis le début 60 de la semaine. Le temps était à la pluie, la bise vinaigrée balayait le parc de glapissements rageurs. Benjamin apportait les paniers de bois. Il veillait sur le feu quand Joséphine travaillait au collège. L'assiduité scolaire de l'enfant semblait aléatoire. Lorsqu'elle s'en était inquiétée, Fabrice De Maddé avait répliqué que même s'il ne mettait jamais les pieds dans une salle de classe, le gosse les enterrait tous. Y compris une bonne partie des professeurs envoyés régulièrement dans les cordes. Elle avait compris que l'absence de Benjamin soulageait tout le monde. Joséphine fouilla le tiroir du secrétaire. Elle y puisa la lettre de Béa, la relut pour la énième fois. Des rides de contrariété apparaissaient ou disparaissaient selon les passages. À la fin pourtant, un sourire effleura ses lèvres. Elle y porta les feuillets, les laissant contre son visage, cherchant peut-être à capter le parfum de cardamome, presque disparu, ou l'image même de Béa qui s'estompait aussi. Joséphine embrassa la lettre et la posa sûr la pile de romans. Elle avisa un crayon de papier puis des feuilles blanches et commença sa réponse. Ici, le jeudi 27 septembre, bientôt six heures du soir. Elle s'interrompit, ne sachant pas comment débuter. Elle avait tant à dire. Elle ne terminerait pas la lettre ce soir, elle écrivait rarement en une seule fois, ajoutant et rajoutant des paragraphes. Elle l'abandonnerait sur le secrétaire jusqu'à ce que l'empilement des feuillets la décide à se rendre à la poste. Quand Joséphine écrivit ma chère Béa, un paquet de pluie fracassa les vitres du bureau, une bourrasque de vent hurla au-dehors. Ma douce, tu exagères. En fac, tu étais aussi l'amie de Martial. Est-ce une raison, parce qu'il ne t'a jamais accompagnée à la plage, pour douter de son 61 amour pour moi ? Tu oublies à quel point tu affichais ton goût des filles et surtout, ton dégoût des hommes. Pourquoi écris-tu que j'idéalise les sentiments de Martial pour moi ? Souhaitait-il. oui ou non, que je trouve un poste à Sponge ou dans les environs ? Pour que nous jouions aux échecs ensemble ? Laissons ces chamailleries de côté. Tu es si loin de moi. Essaie de comprendre que tes lettres sont mon cordon ombilical. Qu'elles m'empêchent de couler. Un mois bientôt. La ville crève d'ennui. Et du chômage. Une seule usine appartenant à des Anglais qui s'apprêtent à mettre la clé sous le paillasson tout en affirmant le contraire. Ils suppriment des emplois, augmentent la rentabilité du personnel en survie et chacun est donc prêt à travailler vingt-quatre heures par jour ou à écrabouiller son voisin afin de conserver son poste. Les jeunes s'asseyent sur le garde-fou d'un pont, attendant un miracle de la grille de loto remplie au tabac d'à côté. Ils sifflent quand je passe à moto. Je me suis arrêtée, j'ai dit tu viens ? à l 'un d 'entre eux et ils sont tous partis. Depuis, j'ai la paix. Ils me rappellent les jeunes chômeurs d'Algérie, appuyés aux murs des maisons, que nous rencontrions Martial et moi dans toutes les villes, au cours de notre voyage de fin de maîtrise. (Il m'a accompagnée là-bas, que je sache. Cela ne signifierait rien ?) Je m'attache pourtant à Sponge. Ce qui m'ennuie puisque je partirai bientôt. J'aime les rues minuscules et tordues, les maisons bourgeoises du dix-neuvième quand la ville resplendissait de la fortune des maîtres de forge qui s'étaient installés dans la vallée. Elles ont des toits ventrus, des assises confortables avec des murs épais posés sur le sol comme des cuisses de matrones et des 62 pigeonniers rajoutés à la diable. J'aime la brume des matins quand je pars au collège. Je me répète que je dois entretenir ma haine. Ne lui accorder aucun répit. Ne jamais éprouver de compassion pour quiconque, même si en prenant mon petit déjeuner à la Brasserie Bourguignonne je découvre le visage défait de la patronne dont les deux fils sont chômeurs. Elle s'installe en face de moi, les yeux ravagés d'insomnie et me commente les événements ou plutôt l'absence d'événements. Je m'en fous et pourtant je fais semblant d'écouter. Quand je sors, je m'en veux et me sermonne. La ville entière est coupable. Je n 'y aimerai personne. Aujourd'hui, il me suffit d'évoquer Martial ou de relire ses lettres, le soir; derrière son bureau, dans son lit, mais qu'en sera-t-il dans un ou deux mois ? Je suis perdue si je ne mène pas mes projets à terme. Je ne peux m'empêcher de trouver les gens sympathiques, même ceux qui me détestent visiblement, puisque j'organise ce rejet. Tu te souviens des répétitions théâtrales avec Gantier, à la fac, ne pas hésiter à en faire un maximum pour attirer le public dans la nasse. Ses leçons minables me sont très utiles. Il n 'y a que mon crétin de Principal qui me dégoûte. Il se prend pour le P.D.G. d'une multinationale sous prétexte qu'il dirige une cinquantaine de personnes (tristounettes). Son bureau, tapissé d'ordinateurs clignotants, de fax et téléphones, est censé plonger le visiteur dans un abîme de respect. J'ai dîné avec le maire. Du calme: une pizza, dans l'unique pizzeria de la ville où j'étais entrée par curiosité et où il est entré à son tour. La pizzeria est tenue par un Turc qui jette les morceaux de jambon sur la pâte et se renifle aussitôt les doigts, d'un air coupable, ce qui coupe 63 l'appétit. Bref, j'avoue avoir apprécié la compagnie du maire. Une conversation honorable (le théâtre actuel), un intérêt constant pour mes propos et surtout, aucune de ces œillades de mâle sur le sentier de la guerre. Il admirait franchement les courbes de mon corps collées à la robe de satin rouge que tu connais (ce bal... oh, ce bal où tu me serrais si fort contre toi quand Martial ne nous regardait pas) et son sourire montrait qu'il n'était pas dupe de ma mise en scène. Finalement, je me suis mise à rougir comme une petite fille prise à voler dans le porte-monnaie maternel et à attendre avec impatience que le Turc apporte l'addition. Alban Michaille m'a prévenue que ma réputation se dégradait. On n'apprécie pas ma moto (que les élèves adorent), ni ma façon de rouler au ralenti, sans casque, tôt le matin ou tard le soir, dans la ville désertée. Elle espionne. Elle drague. Une fille des îles n'enthousiasme pas les parents non plus. Elle prononce mal, les enfants comprennent difficilement. Pou'quoi on rec'ute des Af'icaines alo's que nos étudiants f'ançais 'estent sur la paille ? m'a sorti Michaille, sans un soupçon de rire. On déteste mes vêtements. Pourtant, je n'exagère pas. Pas encore, sauf quelques timides ballons d'essai, style pizzeria turque. Mon goût du noir... sur noir rebute. Je me contente de longues robes, accompagnées de gilets la plupart du temps. J'ai mis quatre ou cinq fois un Levis noir, une veste d'homme du même ton et un feutre à la Sinatra. Je suppose que c'est ce vêtement androgyne qui a effrayé (à moins qu'on ait reconnu la tenue habituelle de Martial mais cela m'étonnerait car la ville semble frappée d'amnésie). Cela me contrarie de ne pas parvenir à haïr sans efforts. 64 J'imaginais à Montpellier que je me promènerais en retenant mes injures et matant ma violence. Je me consacrerai donc à dresser la ville contre moi. Le seul moment de haine pure se produit quand j'entre dans notre maison, au retour du collège. Martial est là. Physiquement là. Sauf la voix que j'oublie, qui m'échappe peu à peu comme le bruit d'une mer qui s'en va à marée basse. Quelle chose terrifiante que perdre le son de la voix d'un être aimé... Après, il ne reste plus rien qu'une écorce. Je refuse de penser au jour du silence complet. Je te quitte un instant, ma chérie. Benjamin (ou commandant Cousteau, John Kennedy... Je te dirai le nom du jour) furète au sous-sol. Une de ses nombreuses visites journalières. L'enfant me tourne autour. Il est seul, la plupart du temps, délaissé par une mère feu follet que je n'ai toujours pas rencontrée. Pendant que je corrige mes copies, il se love sur le voltaire, face au bureau. Il suit le mouvement de ma main et n'ouvre pas la bouche si je ne l'interroge pas. Il ressemble à un chat prêt à bondir. Il me fait souvent peur. Parfois, au contraire, pendant que mon stylo annote, ma tête échafaude des fulgurances stupides de maternité possible. Il s'impatiente. À bientôt, ma douce. SeriaI Killer tournoie dans la buanderie. Il n'ose pas grimper l'escalier sans une invitation. Elle s'effarouchera, lui claquera la porte au nez. SeriaI Killer doit encore et encore apprivoiser Joséphine la Noire, long, trop long, toujours cet air de souris piégée quand il ouvre la porte merde calme-toi je ne suis qu'un gosse tu le vois pas merde. Et ce soir pas question qu'elle dise tu sais je suis fatiguée viens demain. puisque l'Autre Salope toujours pas rentrée n'a rien prévu à bouffer, ce qui s'appelle rien de 65 rien pas une boîte de sardines table rase exprès pour le faire chier. SeriaI Killer sait que le frigidaire de Joséphine contient une tarte aux pommes du pâtissier Ladoit riche comme Crésus à fourguer ses gâteaux aux vieilles de l'hôpital, du jambon du boucher Muriate qui colle la nuit ses affiches demain la France sera un pays musulman et des fromages tout secs de l'Intermarché. Elle ne mange pas grand-chose la Noire, souvent rien tellement elle pleure à tremper l'agenda pourtant si intéressant. Un bon feu, le dos calé contre le fauteuil noyau de pêche et Poison de Christian Dior si elle bouge à peine la tête mais elle n'accepte pas que je me mette si près, je tiendrais des heures à la respirer. Il y a toujours un moment où elle s'aperçoit qu'il est tard même le jour où SeriaI Killer a cassé sa montre en douce et elle en possède une dans le cerveau puisqu'elle a dit il est temps de te coucher, ta mère t'attend sûrement il est neuf heures et quart et i1 était réellement neuf heures et quart. SeriaI Killer déteste ce prétexte idiot, qu'elle le prenne pour un gosse. Il se met en rage, explose à l'intérieur, une bouillie infecte à péter sa mécanique interne tellement il fait attention qu'elle ne s'aperçoive de rien, une fois ses sphincters ont lâché, vite il est parti ça coulait déjà le long 'dé la jambe et c' était entièrement de sa faute à la Noire quand elle avait dit ta mère doit s'inquiéter, De toute façon, après, il grimpe au grenier, sauf quand l'Autre téléphone pour qu'il rentre, n'empêche que ce n'est pas pareil surtout pour le parfum et souvent elle se couche aussitôt après son départ. – Pourquoi vous vous cachez dans le noir ? dit Joséphine. Quand vous venez, allumez et montez au lieu de m'obliger à venir vous chercher. Votre mère n'est pas encore rentrée ? Avez-vous dîné au moins ? 66 Joséphine s'étourdissait de mots. Chaque fois, elle se surprenait à parler pour ne rien dire. Elle ne s'habituait pas à la présence de l'enfant. Elle déchiffra le badge et fronça les sourcils. – SeriaI Killer ? Pourquoi ? Je n'aime pas du tout. – Moi non plus, reconnaît SeriaI Killer dont le cœur tape de façon insensée. Son corps laminé part en charpie, la peau passée au gant de crin cuit à l'intérieur, à l'extérieur aussi, c'est comme si on le découpait en morceaux avec un couteau usé. SeriaI Killer a envie de pleurer même ça il ne peut pas tellement il désire toucher, non même pas, effleurer oui seulement effleurer Joséphine, la beauté fastueuse de la fille noire, se fondre, se confondre en elle, disparaître comme une pastille d'Alka Selzer, mourir, n'importe quoi plutôt que le ridicule au pied des escaliers bonjour je passais près de la maison alors, pendant qu'elle se tient en pyjama bordel mon papa en pyjama sur la première marche et moi en dessous. J'aimerais tant lécher ton parfum dit SeriaI Killer dans sa tête et – J'ai lu dans Libération qu'il y a de plus en plus de Serial Killer un peu partout dans le monde, dit Serial Killer. Je préfère me préparer, on ne sait jamais ce que la vie réserve ? – Vous pensez que vous pourriez devenir un Serial Killer ou être la victime de ce genre d'individu ? – Les deux. Mais la première partie de votre proposition me plaît beaucoup. Joséphine chercha un sourire approximatif que l'enfant ignora de toute façon. Il était impatient qu'elle libère l'escalier et le montrait en répondant d'une voix distraite. Joséphine réprima un frisson. Elle dit « montez » et pen67 dant qu'il grimpait les marches en courant, elle alla verrouiller la porte extérieure. Ils s'installèrent à leur place habituelle après que SeriaI Killer eut rechargé la cheminée. Joséphine tenta sans succès de renouer les confidences à Béa. Elle feignait de réfléchir mais observait Serial Killer. Il avait ôté ses chaussures et replié ses jambes sous ses fesses, dans le voltaire. Sa tête reposait sur les mains en hamac, occultant ainsi le peu de cou qu'il avait. Elle ressemblait à un nénuphar bouffi émergeant d'on ne sait où et jouissant d'une vie autonome. Serial Killer était repoussant. Il ne jouait pas la comédie ni même ne se donnait une attitude d'enfant respectant le travail d'un adulte mais sombrait dans une fascination évidente et incompréhensible. Il regardait posément Joséphine. L'immobilité de Joséphine. Il resterait aussi rigide qu'une matriochka, jusqu'à l'aube, si elle n'intervenait pas. L'iris des yeux, d'un vert aigu, à la pureté transparente, se tranchait net vers le blanc, donnant l'impression désagréable de deux coloris dosés, moulés dans des compartiments étanches et d'une matière indéfinissable. – Si vous avez faim, servez-vous, proposa Joséphine. L'invitation la délivrerait du regard de Serial Killer. Il se rendit à la cuisine et revint avec une assiette débordant de nourriture. Il se réinstalla dans le voltaire et commença son repas. Il mangeait lentement, après avoir choisi chaque bouchée. Au début, le cérémonial avait amusé Joséphine. Il éventrait l'amoncellement de nourriture comme s'il dissimulait une charge explosive, puis mâchait par petits hoquets de la mâchoire, sans cesser de surveiller l'assiette. Comment se débrouillait-il pour ne pas mettre de miettes sur le parquet, ni tacher ses vêtements ? Joséphine profita 68 du répit pour poursuivre sa lettre à Béatrice. ...Il est là, très près. Impossible d'écrire son nom, il le verrait et serait furieux que je confie ses secrets à une inconnue. Tu ne m'écris rien sur ton travail en Bretagne. Il est vrai que tu n'as que les classes de sixième. Je t'imagine jouant la douce mère de remplacement, ta main errant sur les épaules, distribuant tes sourires sucrés et tes notes généreuses. Avant trois mois, ils te préféreront à leurs mères nourricières et celles-ci iront chez un psy pour qu'il leur explique pourquoi elles sont de mauvaises mères. Mes grands à moi sont neutres. Ils viennent à mes cours comme ils iraient ailleurs. Certains, comme s'ils pointaient à l'usine où d'ailleurs ils rêvent de pointer. Ils sont gentils. Je devrais écrire « elles » puisque j'ai surtout des filles (où sont les garçons ? Un chromosome en voie de disparition dans la vallée ?). Ils m'écoutent parler de Baudelaire, de Maupassant, du complément d'objet, du temps, du journal télévisé, de leurs copies, avec la même attention polie. Seuls la Honda et le fait qu'une prof fasse de la moto les captivent. Cinq ou six manifestent le désir d'en apprendre davantage. Comment vaincre leur abattement quand ils découvrent l'épaisseur des ouvrages proposés à leur lecture ? Je comprends maintenant pourquoi Martial a couru le risque d'entraîner cette fille ici. Une réaction d'apôtre. Il a pensé qu'enfin une âme se laissait évangéliser. Personne ne nous prévient pendant nos stages que parfois les cannibales bouffent les missionnaires. Et tu sais comme moi combien Martial manquait de défense devant le moindre aléa de la vie. (Je me demande si sa mère n'est pas aussi coupable que Sponge. La ville paiera. Qui punira Éléonore Curtil ?) 69 La ville. Constance Bellot, la pharmacienne, vient dîner chez moi prochainement. Je te raconterai quand ce sera fait. Deux ou trois profs sont prêts à entrer dans la nasse. Pas sorcier. Si tu voyais les regards quand je passe dans un couloir. Une même quantité de Spongeois me tournent autour. Quant aux victimes désignées, elles déjeunent presque toutes à la Brasserie Bourguignonne, ce qui me facilitera la tâche. Ce sera facile. Baiser une prof... et une Noire doit être un tel fantasme qu'ils n'en peuvent plus d'impatience. C'est moi qui atermoie. La pharmacienne... tu sais que je ne la redoute pas, peut-être même éprouverai-je du plaisir. Les autres sont des hommes. SeriaI Killer avait terminé son repas. Joséphine se sentait à nouveau surveillée et son crayon érafla les mots. Elle s'interrompit, alluma le lampadaire halogène afin de faire reculer l'ombre. Les narines de Serial Killer palpitaient comme celles d'une tortue marine hors de l'eau. L'assiette était vide, nickel. Les joues de l'enfant s'arrondissaient encore, même son corps paraissait un ballon trop gonflé. On aurait dit que la nourriture s'était transformée illico en graisse. – Vous n'avez plus faim ? demanda Joséphine, avec un zeste d'ironie méchante. – Non. Vous écrivez à Béatrice ? Joséphine hocha la tête. Elle crut qu'elle avait livré le nom de Béatrice dans une précédente conversation. – Vous parlez de moi dans vos lettres ? – Non... Non. Béatrice ne vous connaît pas. L'hésitation la fit rougir. SeriaI Killer tendit le menton vers les feuilles de papier. 70 – Vous ne parlez pas de moi ? Je me demande ce que vous mettez dans toutes ces pages. Le ton était dubitatif, presque accusateur. Joséphine rassembla les feuillets et les dissimula sous la pile de romans. Elle jeta aussi le crayon devant elle en soupirant. II roula sur le bureau, tomba au pied de Serial Killer. Il se leva, voulut le ramasser mais marcha sur le bois qui craqua et cassa. – Merde ! fit Serial Killer. Il jeta les morceaux dans la poubelle et retourna se rasseoir. Joséphine fut certaine qu'il l'avait fait exprès. Elle croisa ses bras, se pencha vers l'avant, presque couchée et si près du visage de SeriaI Killer qu'elle sentait l'odeur citronnée de son corps (il s'aspergeait d'une lotion ?). – Racontez-moi Martial, dit-elle soudain. L'enfant se raidit. Joséphine précisa. – Martial Curtil, le professeur que je remplace et qui habitait aussi cette maison. Vous veniez chez lui le soir ? – Non ! affirma sèchement SeriaI Killer, je ne lui adressais jamais la parole et je ne le voyais jamais. Joséphine relâcha l'air qu'elle emprisonnait. Il y eut un petit sifflement disgracieux suivi d'une inspiration profonde, tout cela manquant parfaitement de dignité. Elle aurait détesté que Serial Killer parle de Martial. Personne ne pouvait prétendre connaître Martial mieux qu'elle et elle n'avait en tout cas nulle envie qu'un gosse retouche peut-être sa mémoire. SeriaI Killer quitta le voltaire. Il le contourna, comme s'il reportait son assiette à la cuisine mais s'arrêta devant la chaise de Joséphine. Il se composa un sourire, du moins 71 cela y ressemblait même s'il n'en dissimulait pas l'hypocrisie. Il resta ainsi, silencieux, essayant de stabiliser son jeu de physionomie. Ses mains palpaient l'assiette. Joséphine n'était guère rassurée. SeriaI Killer, vêtu d'un bleu d'ouvrier coupé à sa taille, avait des sournoiseries d'employé de maison préparant un mauvais coup. – Je vous invite à dîner samedi soir, annonça-t-il d'un ton traînant, comme s'il décortiquait la portée de chaque mot. Le sourire disparut. – Vous remercierez votre mère, mais... – C'est moi qui vous invite, pas elle ! Le samedi, elle est encore plus absente que les autres jours. Ne vous tracassez pas, je cuisine très bien. Joséphine fit pivoter sa chaise. Elle put ainsi croiser les jambes, se donnant davantage d'assurance. L'enfant observa le mouvement... le pyjama qui bouchonnait, découvrant les genoux mais se tendait au contraire entre les cuisses. Elle les décroisa. Elle prit conscience de sa peur au mouvement désordonné de ses mains appliquées à ranger un bureau parfaitement en ordre. Elle s'affolait, incapable de soutenir l'attente soupçonneuse de Serial Killer. Il semblait considérer qu'il n'y avait rien de plus naturel qu'une invitation à dîner de la part d'un enfant de douze ans mais que les réactions d'un adulte étaient toujours imprévisibles. Il frappa soudain le bord de l'assiette du tranchant du couteau. Joséphine tressaillit. Elle capta un regard qui se faisait narquois. – Alors, vous acceptez ? – Une autrefois peut-être, parvint à dire Joséphine. 72 Elle se leva à son tour, préférant dominer l'enfant. Il s'avança, barrant délibérément le passage. Joséphine ne voulait pas le repousser. Le toucher. Elle devinait que c'était ce qu'il désirait sans comprendre pourtant pourquoi elle refusait de lui accorder une satisfaction aussi bénigne. Sa répugnance était ridicule. – Samedi soir, j'ai moi-même une invitée à la maison. Constance Bellot, la pharmacienne. Vous la connaissez ? Serial Killer s'effaça sur le côté. Joséphine se déplaça jusqu'à l'armoire où elle empilait ses dossiers. Elle croyait être libre mais SeriaI Killer l'avait suivie. Sa présence devenait obsédante. Elle fourragea sur les étagères, marmonnant des mots affairés. SeriaI Killer était dans son dos, si près qu'elle entendait sa respiration un peu essoufflée. Elle ne le vit pas tendre la main, l'approcher de son épaule puis se raviser avec une grimace craintive. Quand elle fut obligée de se retourner, elle découvrit un visage empreint d'une grande sévérité, proche de la colère, avec des lèvres en cul de poule et un menton agité de soubresauts. Elle attribua la réaction à son refus de dîner le samedi mais il la détrompa. – Oui, je la connais. L'année dernière, elle venait souvent chez ma mère. Vous voulez que je vous explique ce qu'elles manigançaient ensemble ? Joséphine rougit violemment. Ce fut à son tour d'être en colère, contre elle-même, parce que c'était la seconde fois qu'elle piquait un fard et qu'elle devenait ridicule à se laisser bluffer par un enfant. – J'en ai plus qu'assez, Benjamin, de vos sous-entendus, murmura-t-elle, d'une voix ferme. Elle avait réagi trop tard. Serial Killer s'en allait vers la 73 cuisine. II parlait en marchant et les mots parvenaient à Joséphine, étrangement tremblés, comme secoués par les pas. – Dommage que vous n'acceptiez pas mon invitation. Je vous aurais projeté des cassettes vidéo après le dîner et je suis certain qu'elles vous intéresseraient. Vous les verrez un autre jour, de toute façon. ... L'Autre Salope répandue sur tous les lits j'en suis sûr, et même ici, oui exactement à dix pas là sur le tien ton matelas Épéda multispires pour qu'elle se fasse confortablement baiser à cause de son mal de dos chronique, qu'est-ce que tu crois, hein, qu'est-ce que tu crois, mes sous-entendus pour qui tu te prends ? Hein, pour qui tu te prends, hurle Serial Killer, tu ne sais rien de rien d'ici, pour qui tu te prends hein ? Je te la montrerai en couleurs écran quatre-vingt-cinq centimètres pureté du son japonais effet spatial et Boomer merde pour qui tu te prends... SeriaI Killer ressent l'élancement dans la poitrine. Il jette la vaisselle dans l'évier de faïence et enfourne rapidement un Valium 50 de sa boîte à pilules. Le téléphone sonne. Il entend Joséphine parler, depuis l'autre pièce. Serial Killer éteint la lumière de la cuisine et se blottit dans le noir, derrière le frigidaire. La conversation dure un instant puis Joséphine crie : – C'est votre mère, elle veut vous parler. SeriaI Killer reste immobile. Il ne respire même plus. Soudain, la lumière se rallume et Joséphine apparaît à côté de lui. – Mais enfin, qu'est-ce que vous fabriquez dans le noir ? Venez, votre mère s'impatiente. SeriaI Killer suivit Joséphine sans résistance. Il accepta 74 de prendre le téléphone qu'elle lui tendait mais il s'arrangea pour tirer le fil au maximum afin qu'elle soit obligée d'attendre qu'il ait fini pour s'en aller. – Bonsoir ma mère, cracha-t-il dans l'appareil, et la Noire bon Dieu reste là près de moi que je sente ton parfum, que j'en prenne plein les poumons plein le ventre et partout, je t'en supplie ne t'en va pas, effleure-moi, touchemoi... Serial Killer parlait à sa mère. Soudain, il hurla : – Combien de fois faudra-t-il vous répéter de m'appeler Benjamin Mondrian et pas Benjamin ? Vous êtes sourde ou quoi ? Il raccrocha le téléphone avec brutalité. Dit : – Je rentre. Il parcourut le corps de Joséphine de ses yeux fouineurs. – Votre pyjama est très laid. 75 76 __________ SEPT __________ La chambre de Yasser Arafat occupe une partie du grenier. Trente mètres carrés, sous le toit du château, délimités par des cloisons montées à la va vite. Sur trois d'entre elles court une bibliothèque remplie de romans de la Série Noire. Ils sont scrupuleusement classés du numéro 39 (Adieu la vie, adieu l'amour de Horace Mac Coy) au numéro 1419 (Fais-moi mourir de Hillary Waugh), à partir duquel Yasser Arafat considère que la Série Noire devient minable. Les dos brillent. Deux jours plus tôt, SeriaI Killer les a passés à la cire et frottés. La dernière cloison, équipée d'étagères ventrues, présente une véritable exposition d'appareils vidéo. Trois écrans de télévision, trois magnétoscopes, un empilement de cassettes cellophanées, d'autres alignées et répertoriées d'appellations obscures, deux caméscopes mais un troisième trône sur son pied. Il règne dans la pièce une pénombre douce distillée par deux ouvertures vitrées serties dans le toit du château. Si Yasser Arafat le désire, il peut convoquer dans sa chambre une clarté de jour en fusion. Il suffit d'appuyer sur un des dix interrupteurs qui déclenchent les projecteurs de théâtre fixés sur des praticables, au-dessus de sa tête. Yasser Arafat fixe l'écran d'un des postes de télévision. Il 77 est assis en tailleur sur son lit, un matelas posé à même le sol sur lequel la literie roulée en boule répand une fadeur rance. L'immobilité totale, surtout celle de la tête, comme un guetteur indien, prouve qu'il ne suit pas le défilement des images de télévision. Peut-être écoute-t-il la rumeur sourde de la musique qui grimpe de la chambre de mon papa, deux étages en dessous, Emmett Berry broutant sa trompette à s'en faire éclater la carotide et Jo Jones cognant sa batterie comme un cinglé, mais ça ne suffit pas à déranger l'Autre réfugiée le plus loin possible, dans la cuisine d'été, à sucer sur ses lèvres aigres les empreintes des baisers de la veille. Toutes ces marques de dents imprimées. Il exigera qu'elle installe des enceintes dans les couloirs, même dans les chiottes, partout sinon il hurlera se roulera bavera cassera il sait comment s'y prendre. Malgré le grondement -de la musique de nègre de mon papa - et il doit s'avouer encore une fois qu'il n'en raffole pas - Yasser Arafat entend le bruit des gouttes de pluie sur le toit. Un instant, il songe à mettre le son à la télévision. Puissance maximum, se coller les oreillettes du casque au fond des tympans plus Emmett Berry et la pluie, si les milliards de décibels étouffaient les claquements de son cœur,hein si ? Il Y renonce puisque ça ne servira à rien. Il se met toujours dans des états pareils quand elle est absente du château et son cœur coule ses bielles et ce soir elle rentrera encore plus tard à cause d'une réunion de parents d'élèves. L'Autre a raflé le Valium avant de se tirer, même les comprimés planqués dans une paire de Nike pourrie de mon papa elle connaît sacrément les coins la salope. – Bordel mon papa je crèverai si-je ne trouve pas une solution murmure Yasser Arafat, j'en peux plus moi, j'en 78 peux plus. Il sent les larmes s'amasser dans la poche à eau sous les yeux tellement la douleur immense l'éparpille en shrapnell, j'en peux plus moi j'en peux plus moi incante-til en tailleur sur son lit, vers les dieux, les cieux et aussitôt la prière est exaucée, le tonnerre explose plusieurs fois, des éclairs magnifiques incendient le château et des grêlons frappent les tuiles, généreux impacts de balles perforant la toiture. Yasser Arafat sourit. Un sourire de professionnel du sourire, travaillé, corrigé grâce à la télévision, juste ce qu'il faut, à vous glacer les sangs de perfection. Il lui vient à l'idée que peut-être, si l'orage se poursuit longtemps, il bousillera la bâche abritant le pan ouest du toit du château que l'Autre Salope s'est enfin décidée à faire réparer et tout le toit foutra le camp. La douleur s'estompe. Sur l'écran, l'image se brouille et disparaît. En dessous, Emmett Berry et Jo Jones se taisent. Yasser Arafat coupe sa respiration. Attentif. Il écoute. Les chances sont minimes mais elles existent. Il a calculé avec des formules mathématiques, plus qu'un miracle à Lourdes, plus que tous ces cons qui jouent au loto, plus même que le toit foute le camp dans l'orage oui la possibilité existe que la musique reprenne toute seule parce que mon papa est enfin revenu à la maison et s'est précipité aussitôt sur sa collection de musiques de nègres qu'il doit regretter là où il est mon papa. Une fois, l'Autre a essayé de le blouser. Il ignorait qu'elle était présente au château et elle s'était glissée en catimini jusqu'à la chambre de mon papa où elle ne doit jamais entrer sous peine de mort et où elle était entrée jusqu'au pied du lit jusqu'à la platine laser Yamaha garantie quatre ans commandes digitales, choisissant avec une méchanceté de sorcière le morceau préféré de mon papa, Love you Madly d'Oscar Peterson, Quand le piano de Pe79 terson avait gémi doucement, Benjamin avait couru, puis le piano s'était mis à hurler et jamais mon papa ne ferait hurler Oscar Peterson jamais alors il avait compris couru plus vite quand même, le temps d'arriver à temps pour croiser le sourire pourri de l'Autre et le lui faire rentrer dans la gorge à coups de pompes jusqu'à la fin de sa vie si j'avais eu des godasses au lieu de ces conneries de Nike a dit le toubib mais je mets rien que des Nike alors forcément. La musique ne reprend pas. Seule la grêle insiste. Yasser Arafat se lève. Il titube un peu. Son torse nu luit de transpiration. Il caresse sa poitrine d'eunuque d'une main experte. L'ampleur molle des seins le ravit puis le dégoûte. Les radiateurs entretiennent une chaleur de bouilloire. Avec le drap ceint autour des hanches, Yasser Arafat paraît sortir du hammam. Il choisit un Série Noire, Razzia sur la chnouf, l'ouvre au début, lit la première phrase. Il hausse les épaules, jette le bouquin sur le lit avec écœurement mais continue de mémoire le texte à voix haute. – ... Merde ! Comment qu'il s'était.saboulé, le lascar ! Comme dans les films ricains. – Connerie, grommelle Yasser Arafat. Il dit pourtant la suite de la page; après un instant d'hésitation. Parfois, Auguste Le Breton le calme. – La mère Radis, d'un torchon crasseux, essuyait son comptoir. Elle était vioque, ridée, tassée. Ses yeux larmoyaient. – Quelle merde, abandonne Yasser Arafat. La Série Noire est de moins en moins efficace et il consulte sa montre et constate qu'il n'est que dix-sept 80 heures. Joséphine ne rentrera pas avant vingt-deux heures, il ne sert à rien de tourner autour de la maison vide, d'y pénétrer, il n'a fait que ça la matinée entière, entrer, sortir, s'installer sur le voltaire, lui parler mais il faut pas me prendre pour un idiot elle me répondra pas. Il a mis de son rouge à lèvre et de son fard à paupières. II s'est lavé les dents avec sa brosse. Yasser Arafat s'avance vers le magnétoscope qui fonctionne. Ses traits se fripent de contrariété. Il émet une sorte de rire aigrelet, un peu forcé il en convient, parce qu'il fait comme s'il préparait une farce. Il s'était promis de ne pas revisionner la cassette, trois fois aujourd'hui non mais tu t'imagines trois fois, la dernière en tout cas jure Yasser Arafat. Il retire la cassette en cours de projection, en insère une nouvelle et fonce vers le lit, glisse, tombe, peau arrachée à l'épaule, se relève vite pour ne pas manquer une image. Roulé-boulé sur le matelas, où est la télécommande, la trouve quelque part et monte le son puis se débarrasse du pagne qui lui a fait se casser la gueule et s'allonge nu, la tête relevée par l'oreiller, l'oreiller de Joséphine elle ne s'en apercevra même pas et qui sent sa peau noire. Yasser Arafat, petit Bouddha blanc inquiet, tend son corps vers l'écran dont les premières images tressautantes crachouillent des sons encore indolores. La télécommande affichage à cristaux liquides repose sur le nombril bombé, prête à l'emploi car la cassette haute densité toujours merderie jap a servi à d'autres enregistrements et je ne supporterai pas l'ombre furtive de l'Autre, dans le parc ou ailleurs ou encore pire, songe Yasser Arafat pendant que sa main repousse légèrement la.télécommande afin que son index creuse.l'emplacement du nombril. Bruit de la moto et du vent. Yasser Arafat se raidit. Il ne 81 s'habitue toujours pas à la première image. Joséphine la Noire en débardeur rouge et les seins somptueux de Joséphine, quand je pense mon papa que tu ne les verras peutêtre jamais quelle injustice. Et les fesses de Joséphine en gros plan dans le short serré comme une peau d'anguille. – Il y a quelqu'un ? crie Joséphine. Elle tourne la tête partout, longtemps, énervée, inquiète, le temps que Yasser Arafat détermine la position idéale du caméscope sur son pied, l'angle favorable, quelques pas en arrière, indécise, elle revient près de la porte, – Bonjour. Madame Mondrian m'attend, je suis ... – Joséphine Dutoit, la nouvelle locataire ... L'étonnement et ce geste qu'elle a de relever ses cheveux sur la nuque, dégageant le cou long né des seins en apothéose. Brouillage, zapping, zapping, vite, pas assez vite merdique japonaiserie lente. L'Autre me paiera le nouveau modèle Akai système IHQ optimisant les réglages sinon la crise grand modèle chaque jour et elle bouclée ici à bouffer une pharmacie et se décommander partout non impossible, je ne peux pas, quand il ira mieux quand est-ce que tu vas t'arrêter, hein, tu le fais exprès j'en suis certaine mais je veux sortir, je ne céderai pas, ça non, pas question. Trois jours le record de ses cuisses fermées. Retour de l'image. Joséphine se promène dans le parc. Elle découvre le chenil, la meute bavant contre le grillage. Yasser Arafat est consterné de cette mauvaise image du château, de son propriétaire. De la frayeur qui apparaît sur le visage de Joséphine parce qu'il a oublié de nourrir les chiens depuis plusieurs jours. 82 Silence. Joséphine, assise à la table de jardin, corrigeant des copies dans un soleil roux d'automne. Gros plan sur les lèvres qui bougent, répètent les âneries insensées écrites par les crétins de son école, mon papa elle est trop belle je ne le supporte pas, regarde-la, bon Dieu fais l'effort de la regarder au moins une fois tout ce rose pâle qui fend son visage, une égratignure on dirait je voudrais la lécher, mettre mon doigt entre, et zapping, zapping, zapping, zapping, qu'est-ce que l'épicier qui livre vient foutre là, zapping ... Stop. Pause-image, bouge plus. Elle est chez elle. Sous moi. Elle inspecte les lieux. Juste eu le temps mon papa de grimper l'escalier extérieur, le grenier à toute pompe, le caméscope préparé, les ouvertures dégagées entre les poutres, trois petites ouvertures bénies donnant sur trois lieux bénis. Qu'est-ce qu'ils attendent les Japs pour inventer un procédé qui éliminerait mon souffle dans le micro multidirectionnel, je te jure mon papa que c'est la peur, uniquement la peur qui me fait haleter. Peut-être pas que la peur, d'accord, mais mon papa la trouille je l'avais quand même. Joséphine la Noire, plus tard, assise à son bureau. Je m'en souviens, pense Yasser Arafat, avec une grimace triste. Ce jour-là, je m'appelais Sicav Monétaire. – Un nom ridicule, vous ne croyez pas ? avait suggéré Joséphine. – Plus que Benjamin Mondrian ? il avait rétorqué, lui bouclant le bec à la Noire, parce que personne jamais ne choisira la signification de son nom à sa place, pas même elle. Même pas elle. 83 Yasser Arafat apparaît sur l'écran. Il fouille le secrétaire, ouvre les livres, les dossiers. L'agenda. II lit la lettre à Béa ou la réponse de Béatrice, t'es gonflé ricane Yasser Arafat avec un frisson rétrospectif qui diminue un peu la moiteur de ses mains dont il perçoit la brûlure sur le ventre humide, mais fier cependant d'avoir osé. Qui était cette Béatrice à qui elle écrivait tout, elle avait fait l'amour avec elle, il accepte Béa, la Bretagne est loin, qu'elle ne débarque surtout jamais au château, jamais, il lâcherait les chiens, une fois il les avait lâchés pour voir mais il ne s'était échappé que de justesse, s'enfilant par un soupirail et les tuer avec la carabine 22 long rifle de mon papa avait été fatigant les enterrer surtout. Yasser Arafat revient en arrière d'un toucher impatient de la télécommande. II aime se regarder fouiner dans la maison de Joséphine. II ressent toujours l'impression d'une surveillance, délicieuse sensation qui le maintient d'une façon insistante sous l'œil du caméscope, au-dessus de sa tête. Des fourmillements de plaisir grimpent le long de ses cuisses quand il lit la correspondance de la Noire sous l'orifice ménagé entre les poutres. Il hausse le son. – Ma chère Béa, hurle Sicav Monétaire ou peut-être Émir Abdelkader comment savoir, ma chère Béa ils paieront tous leur infinie lâcheté. Martial était trop tendre, trop facile à démolir, La ville s'est ruée à l'assaut, sans preuve, mais ravie de se rassembler pour une fois et d'oublier le sauve-qui-peut égoïste qui règne ici. Je suppose que l'hallali gommait l'ennui, la peur du présent et encore plus de l'avenir, tout cela empaqueté sous l'appellation « défense de la morale ». Martial était le bouc émissaire idéal. Je l'aime, je l'aimerai toujours, il m'aimait (quoi que tu en dises) quand nous finissions nos études à Montpellier et il m'aimait encore quand il est parti pour Sponge et encore 84 quand il m'écrivait, et encore ... zapping, zapping, – Je m'en fous, hurle Yasser Arafat sur son lit où il arque son corps par-dessus une boule de literie ramenée sous les fesses et trempée bordel de zapping trop lent, des amours de négresse même pas vrais à s'inventer n'importe quoi à force de lire des conneries de bonne femme dans les magazines, merde même pas vrai même pas vrai. Yasser Arafat lance la télécommande. Elle ricoche sur l'écran. L'image réapparaît. Joséphine est nue. Elle entre sous la douche. Yasser Arafat se calme. Il se lève récupérer la télécommande, appuie sur pause. Joséphine s'immobilise, sa main répand du gel-douche sur ses seins et sa tête est levée vers le plafond comme si elle y cherchait l'emplacement de la caméra. ▼▼▼ À midi, après son cours (mon père souhaite un rendezvous, avait dit un garçon de troisième et la classe avait ricané. Pour mon travail, avait-il précisé, mais à qui s'adressait le clin d'œil ?), Joséphine fit un détour par le château. Elle s'était assurée de la présence d'Irène Mondrian, tôt le matin, au téléphone, sous prétexte de donner le chèque du loyer. – Possible de se voir ? Mais avec grand plaisir, avait dit la comtesse, d'une voix très chaleureuse. Voyons ... Elle s'était tue. Joséphine avait entendu un bruit de porte 85 claquée. Irène Mondrian se promenait avec son téléphone portable et elle hésitait comme quelqu'un qui choisit entre plusieurs possibilités. Finalement; elle avait soupiré. – Quel abominable emploi du temps... Depuis des jours et des jours je me promets de faire un saut jusque chez vous, mais vous savez ce que c'est.. Demain mercredi, cela irait ? – Je préférerais aujourd'hui, avait dit vivement Joséphine. – Oui, vous avez raison, ne remettons pas à demain. Que diriez-vous de midi trente, juste après vos cours de la matinée ? Nous parlerons un peu et vous me remettrez votre loyer d'octobre puisque vous semblez si impatiente de régler vos dettes. Elle avait ri. Un rire bref, éraillé, frangé d'assez d'agacement pour que la locataire comprenne que la propriétaire avait d'autres chats à fouetter que les questions d'argent ou les entretiens matinaux par téléphone. Au moment où la Honda franchit le portail du château, la Golf cabriolet d'Irène Mondrian jaillit à l'autre bout de l'allée cavalière. Joséphine écarquilla les yeux mais n'eut que le temps de serrer la moto sur le bas côté. La Golf passa en crissant des pneus. Joséphine aperçut la silhouette de la comtesse, une femme plutôt grande, aux contours flous desquels se détacha un vague signe de la main. Joséphine en eut le souffle coupé. Le culot d'Irène Mondrian était impressionnant. Depuis son installation au château, les deux femmes ne s'étaient encore jamais rencontrées. Joséphine ne connaissait de la comtesse qu'une voix au téléphone, des profils fugitifs sous les arbres ou derrière les vitres de la Golf qu'elle conduisait à vive allure. Une fois seulement 86 elle l'avait vue en entier, postée sur la terrasse arrière du château. Joséphine se promenait dans le parc. Elle avait hélé la forme lointaine - madame Mondrian ? madame Mondrian s'il vous plaît ! - puis elle s'était tue, ayant conscience du ridicule, Elle avait accéléré le pas, s'approchant au point de constater que la femme fumait une cigarette. Soudain, elle l'avait projetée d'une pichenette par-dessus la rambarde de la terrasse et était rentrée. Joséphine avait secoué le heurtoir une dizaine de fois. La patte de lion rendait un son sourd, lointain, aussi lugubre que les bruitages des films d'épouvante. Personne ne vint ouvrir. En reprenant l'allée cavalière en sens inverse, Joséphine songea à Hitchcock. La mère de Benjamin devenait la réplique de la momie du film Psychose. Même si elle se trouvait affreusement romanesque d'établir une telle comparaison, elle admit que le regard de l'enfant était aussi trouble que celui d'Anthony Perkins. Puisqu'on la traitait si mal, elle décida qu'elle agirait elle aussi avec grossièreté. Elle placerait le chèque dans une enveloppe, sans un mot d'explication. Elle le donnerait à Benjamin, qu'elle avait croisé dans les couloirs du collège, le matin. Il ne l'avait ni regardée, ni saluée. Les rares fois où il fréquentait l'établissement, il se conduisait toujours avec la plus complète indifférence. Lors de leur première rencontre, Joséphine s'était avancée, souriante et main tendue. Faute de mieux, elle avait proposé le nom de la veille. – Bonjour Émir Abdelkader. Il ne s'était pas arrêté et elle l'avait entendu rire quand un des garçons du groupe avait dit, assez fort, « Elle est cinglée ». 87 Joséphine gara la Honda devant la Brasserie Bourguignonne. Elle vérifia que son jean's n'était pas sali de boue ou de cambouis. Elle briquait la Honda chaque soir mais vivait dans la hantise d'une souillure qui rendrait la moto moins belle ou abîmerait ses vêtements. La beauté pure de la mécanique immaculée était son réconfort le matin, quand elle quittait la maison. Elle se rendait compte que son souci de la propreté devenait pathologique. Elle tenait probablement ça de l'enfance, de son dégoût à ne voir son père qu'habillé de vêtements sales, même le dimanche. Elle consacrait de plus en plus de temps à sa toilette. Une fois, découvrant une tache d'encre sur son gilet, elle avait abandonné sa classe, en plein cours, sous un prétexte quelconque, et était rentrée se changer. Quand elle poussa la porte de la brasserie, des odeurs de salle comble l'assaillirent. La fumée de cigarettes formait un brouillard échappé de la partie restaurant. Il était habituellement interdit d'y fumer. Joséphine gagna sa place sans qu'on la dévisage ou qu'elle entende les commentaires traditionnels. Cela allait du sifflotement au compliment direct. Depuis peu, elle était accueillie par l'exclamation, « tiens, voilà la prof noire », toujours prononcée dans son dos. Bientôt, on murmurerait « la pute noire ». Joséphine ferait le nécessaire pour qu'il en soit ainsi. Les tables étaient toutes occupées. Des groupes de trois ou quatre. Des hommes surtout. On parlait à voix basse ce qui contrastait aussi avec le brouhaha ordinaire. Joséphine ne demanda rien. On ne lui dirait rien. Elle connaissait pourtant la plupart des clients, mais il s'était établi une sorte de frontière instinctive entre sa table et les autres. On ne lui parlait pas. Elle ne leur parlait pas. Elle avait essayé, par curiosité plus que par véritable intérêt. Ils avaient dû ricaner quand Martial prenait ses repas et Joséphine voulait 88 savoir ce qui se cachait derrière ces visages ordinaires. On lui avait répondu avec méfiance. La Prof Noire. Elle forcerait le chemin quand le moment viendrait. Ce serait plus facile si l'idée se répandait que la Prof Noire était une femme facile. Déjà, ses sourires insistants auprès du directeur de la maison de retraite et du patron de la scierie donnaient des résultats. Ils avaient offert l'apéritif et s'étaient laissés aller à quelques familiarités. Décembre viendrait vite. Joséphine se disait qu'elle ne pouvait plus guère reculer. Elle ôta son élégant blouson de cuir, dévoilant un pull angora décolleté, à même la peau (cadeau d'un admirateur, floué de ses espoirs). Elle n'eut pas droit à ce minimum d'attention qu'elle escomptait de ses gestes à la sensualité calculée. Elle leva la tête, parcourut la salle d'un regard provocateur, de table en table, comme si elle se trouvait parfaitement à l'aise dans ce milieu masculin. Ses mains fébriles la trahissaient. Elle les enfouit dans la douceur de sa nuque, repoussant sa chevelure vers le haut par une caresse lente, devenue familière et qui cambrait son buste. Elle avait ainsi plusieurs poses ambiguës, si souvent jouées devant les hommes qu'elle n'en percevait plus la volupté. Ses voisins les plus proches cessèrent de parler. Joséphine identifia des représentants de passage et comme ils étaient innocents, elle s'en désintéressa. Elle se demanda pourtant comment elle réagirait quand un de ces hommes viendrait à sa table, s'y assiérait puis l'inviterait à l'hôtel ou proposerait d'aller au château. Cela se produirait, elle le savait et sa peur ne faisait que retarder la date. Berthe Morizot la ramena à la réalité en posant devant elle une assiette de charcuterie. Joséphine n'y toucherait pas. C'était toujours pareil : on la servait, puis un peu plus tard 89 on lui proposait une salade et l'assiette repartait au frigidaire. Mais cette fois, la patronne tira la chaise en face de Joséphine et s'y laissa tomber comme un paquet. Elle avait le teint encore plus gris que d'habitude. Elle mit ses mains à plat sur la table puis l'une sur l'autre avant de parler. – Autant servir des morts aujourd'hui. Je peux discuter une minute, ils ne sont pas pressés de manger. – Que se passe-t-il ? dit poliment Joséphine. Elle grignotait un morceau de pain, pressée d'ingurgiter son repas et de partir. Les états d'âme des Spongeois étaient sans intérêt. Mais elle avait pris l'habitude d'échanger quelques mots avec Berthe Morizot. La patronne méprisait la plupart de ses clients qui buvaient beaucoup, parlaient fort et ne lui adressaient la parole que pour des ordres ou des reproches. Elle l'avait confessé à Joséphine et comme elle avait cru discerner de la compassion dans sa façon de hocher la tête, elle usait avec elle d'une sorte de complicité féminine. – De nouveaux licenciements se préparent à l'usine. Un désastre pour la ville. Beaucoup de ceux qui sont ici ont été convoqués à la Direction générale, un par un. On leur a annoncé la suppression d'une quinzaine d'emplois d'ici la fin de l'année. Leur sort dépendra de leurs performances personnelles, à leur poste. Un procédé dégueulasse et c'est la seconde fois que les Angliches font le coup ! Un éclair de frayeur raya les pupilles de Berthe Morizot. – Elle songe à ses fils, se dit Joséphine, mais elle n'éprouva aucune pitié. Elle ne relança pas non plus la conversation. La patronne jetait des coups d' œil de côté. Elle lissa le dos de sa main gauche, avec rudesse, comme si elle vou90 lait faire disparaître les rides puis dit « une catastrophe, une catastrophe ». Elle arrêta soudain de repasser sa main, dévisagea Joséphine. – Une petite prof comme vous a bien de la chance.Vous rie risquez pas ce genre de tuile. Elle réalisa soudain que la place d'une patronne de restaurant n'était pas auprès d'une fonctionnaire. Elle se leva très vite et plaqua un sourire dépourvu de toute sincérité sur son visage à nouveau affairé. – Que ça ne vous coupe surtout pas l'appétit, va. Autant que vous en profitiez. Elle s'en alla en criant « oui,oui, voilà j'arrive », alors que personne ne la réclamait. Son chignon brimbala audessus de la porte battante, puis plus rien. Berthe Morizot ne remplaça pas la charcuterie par une salade. Joséphine se servit du vin. Elle n'en buvait jamais. Elle pensa que l'alcool l'aiderait à subir l'insupportable ambiance de la salle de restaurant. Les conversations tombaient. Il n'y avait aucun de ces appels bruyants, de table en table, cette familiarité du travail qui agaçait tant Joséphine parce qu'elle en était exclue. Il lui parut qu'on évitait même de se regarder. Elle exagérait, évidemment, quand elle interpréta cette gêne par des complots qui s'organisaient entre les employés calculant comment il évinceraient leurs rivaux à l'usine. La fourchette de Joséphine tomba. Le bruit se répercuta longtemps, bien au-delà de sa durée réelle. Joséphine comprit qu'elle n'avait plus sa place au restaurant. Mais cette peur. qui la cernait .sur son îlot d'indifférence lui était agréable. Elle en jouissait même tant qu'elle tarda à se lever, prise d'un désir enfantin de provoquer la salle en 91 criant le nom de Martial La fermeture éclaire de son blouson zippa dans un crissement glacé. Berthe Morizot ne fit aucun commentaire quand Joséphine longea le bar ni même ne la salua du rituel « bon après-midi, mademoiselle Dutoit ». II était trop tôt pour la reprise des cours. Joséphine, tendue, ne savait où aller. Elle n'entrait dans la salle des professeurs que dans le but d'y jouer un rôle et cette surveillance continuelle de ses gestes et de ses paroles était aujourd'hui au-dessus de ses forces. Elle se résigna à une promenade à pied, ce qu'elle se refusait toujours par peur d'un contact intime avec la ville. Elle se dirigea vers le complexe sportif parce qu'elle aimait la rivière qui l'entourait Ses pas étaient lents comme si elle hésitait encore à entreprendre la balade. La ville était vide. Un ciel bouché fermait la vallée, avec ici ou là quelques taches plus claires vite escamotées par les nuages aux mamelles sombres. La température était pourtant douce. Joséphine s'étonnait d'ailleurs de la persistance de ces températures levées: malgré la saison. Berthe Morizot avait expliqué le microclimat dû à l'exposition et elle avait ajouté, en haussant les épaules « c'est mieux que rien ». Elle remarqua deux vitrines barrées de la mention « à céder », puis contourna un grand bâtiment noir, assez sinistre, sur lequel voletait un calicot délavé : Transfert des entrepôts Bardier au 8, rue des Tonneliers Dijon Il n'y avait presque aucun bruit. Trois voitures et une mobylette croisèrent Joséphine. Elle allongea la prome92 nade en faisant un détour par la mairie. Elle n'aurait pu dire pourquoi elle agissait ainsi puisqu'elle fut soulagée de découvrir les portes closes. Souvent, en allant au collège, elle passait près de l'hôtel de Ville alors que rien ne l'y obligeait. Si elle apercevait Alban Michaille traversant la place, elle accélérait et ne répondait pas au salut de la main. Il téléphonait de temps en temps, y trouvant des prétextes, et avait invité Joséphine au restaurant mais elle refusait. « Après tout, je n'aime pas tant que ça les pizzas turques » se disait-elle, quand elle raccrochait le téléphone, à la fois soulagée et mécontente de ce refus. Depuis peu, Alban Michaille prenait un café à la B. B. à l'heure ou Joséphine déjeunait. Elle essayait de se convaincre que ces approches sournoises, de sa part ou de la sienne, entraient dans ses plans.Elle arriva près de la rivière, sous l'allée de marronniers qui la bordait. Les terrains de sport étaient déserts. Les filets des courts de tennis pendaient, gorgés d'eau. II ne restait qu'une caravane, fermée, sur le terrain de camping. La rivière roulait des eaux claires, abondantes. Joséphine frissonna en suivant la nage sinueuse d'une truite, à contre-courant. Elle était dans un état d'esprit de pleine révolte contre elle-même. Une journée ratée. Elle dressait la liste de ses échecs : des cours du matin ratés, un rendez-vous avec la comtesse raté, un repas raté et cette stupide promenade, sans but autre que tuer le temps. Elle jugeait sévèrement les raisons d'un romanesque délirant qui l'avaient amenée dans une ville d'un ennui mortel. Au fond, Béa la jugeait bien en affirmant qu'elle exagérait tout, faisait un drame de tout. Jouait tout. Joséphine sentait la dépression la gagner et elle ne se rendait même pas compte qu'elle s'était arrêtée, qu'elle fixait le clapotis de l'eau. La pression d'une main sur son épaule la fit sursauter. 93 – Te bile pas ma belle, c'est que le Diable, mâchonna la voix de Josué. – Bonjour Josué. Vous m'avez fait peur. – Je fais plus peur à grand monde, croyez pas ? Josué parlait le menton enfoncé dans sa poitrine maigre. Il puait le vin. Il passait le plus clair de son temps à la Brasserie Bourguignonne, de chopine en chopine, et avait probablement suivi Joséphine à sa sortie du restaurant. – Vous marchez un peu avec moi ? proposa Joséphine. Josué éclata d'un rire rauque. Un rire dangereux pour sa carcasse sans chair. Il l'étouffa en pinçant ses lèvres entre deux doigts. – Je peux pas rester longtemps éloigné de mon port d'attache si je veux pas crever avant l'heure et je suis déjà trop au large. D'abord j'ai pas envie de me balader avec toi et je vous ai pas suivie pour de la causette. – Alors pourquoi ? – Je vous observais tout à l'heure, à la B. B., au milieu des autres. Je me disais que t'as l'air de rien ici. Je saurais pas te dire pourquoi mais vous me gênez quand je bois ma chopine de blanc. Tu devrais remonter sur ta moto et retourner d'où tu viens. Joséphine pâlit. Josué s'en allait. Elle ne trouva aucun mot. Éloigné d'une cinquantaine de mètres, il cria en levant l'index haut devant lui : – Te fais pas d'illusions ma belle, ça n'a rien à voir avec le fait que t'es une négresse noire. Je m'en fous que tu sois noire, n'oubliez jamais ça. 94 __________ HUIT __________ Yasser Arafat transpire énormément, où il prend toute cette eau il est un sac à eau elle s'écoule pendant qu'il visionne les coucheries de l'Autre Salope, un fleuve d'eau et après peut-être plus qu'une peau vide. Il a l'habitude. Elle se démène. Elle se démène ça oui, sous l'œil hagard de la caméra, tout en cul agité de soubresauts, pas possible elle s'entraîne agile comme une danseuse de grand écart. Fendue partout. Yasser Arafat se frappe les cuisses, le ventre, là où il existe encore des endroits vierges de douleur. – Regarde mon papa, regarde c'est trop facile autrement, tu as beaucoup à apprendre la ville entière est venue sur elle mon papa la ville entière et tu le sais et la ville le sait et je le sais et où tu crois qu'elle va se faire lécher maintenant hein où tu crois ? Yasser Arafat coupe l'image. S'isole dans une mer de silence et réfléchit. Près du lit, le caméscope fiché sur le pied alu tête fluide trois mouvements se penche sur le corps en nage. Yasser Arafat tourne la tête vers l'œil et l'objectif s'empare de ses lèvres qui parlent haut et clair. – Quand je lui ai montré la cassette mon papa elle a ri 95 une coulée de rire dégoûtante, elle a dit qu'elle irait ailleurs qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher que j'étais doué pour le cinéma. Yasser Arafat appuie sur la télécommande. L'Autre Salope réapparaît et il zappe, zappe encore, des minutes de zapping coupées de flashes d'hommes et de femmes surtout des hommes et Yasser Arafat les connaît tous par leur nom. Quand l'Autre Salope exagère ses couinements grotesques ou accepte ferme les yeux mon papa t'as raison non ouvre les j'ai peur tout seul, quand elle accepte ces choses ou même les exige Yasser Arafat décide de renverser le soir la soupière brûlante sur ses cuisses de putain si elle dîne au château. Elle téléphonera au docteur Michalon pas pour les brûlures Yasser Arafat admet sa forte résistance à la douleur, pour lui parce que je n'en peux plus docteur je suis à bout complètement à bout un calvaire parfois je préférerais mourir mais elle ne meurt pas. Yasser Arafat fixe la caméra, arrondit les lèvres, crache les mots comme des bonbons sucés, la méchanceté à ras bord des paupières et dit : – Ma chère Irène, il n'y a pas d'autre alternative que l'hospitalisation, je vous le répète à chacune de mes visites. – Vous êtes fou ! Je ne me séparerai jamais de mon fils, Michalon, vous le savez bien. – Elle a la trouille docteur, elle croit que je raconterai comment vous la baisez, comment la ville la baise, je raconterai tout elle a raison et... Le jeu n'intéresse plus Yasser Arafat. Il se, tait. Il revient à l'image de télévision, revient en arrière, revient sur les 96 gros plans du corps nu de l'Autre, jusqu'à ce que la nuit tombe, que la nuit l'engloutisse, qu'il perde la notion du temps, que ses larmes coulent sur ses cuisses abîmées de coups, violettes de coups, se mélangent au liquide gluant mais ça il ne le veut pas, il souhaite que ça ne se produise pas mais il jaillit malgré sa volonté et Yasser Arafat s'endort désespéré. 97 98 __________ NEUF __________ Novembre étirait ses brouillards sur la vallée. Ils cachaient la ville. Ils ne la dévoilaient qu'en fin de matinée, pour quelques heures, avant que la nuit ne l'efface à nouveau. Joséphine aimait l'humidité froide des matins, les vapeurs qui entouraient la maison et occultaient le château. Elle aimait surtout cette façon qu'avait la Honda d'enfoncer la muraille blanche du brouillard, d'y disparaître. Elle était comme Alice franchissant le miroir. Plus rien ne paraissait totalement réel jusqu'au moment où elle arrivait au collège. Plusieurs fois, parce qu'elle était partie trop tôt, elle suivit la route jusqu'à ce qu'elle sorte des nuées. Elle imaginait que la balade dangereuse se poursuivrait indéfiniment mais dès que la départementale escaladait le flanc de la vallée, la moto atteignait la clarté du jour, parfois le soleil. Joséphine s'enfermait dans le lourd cuir de motard réservé à l'hiver. Il lui donnait une stature de camionneur, du moins était-ce ce qu'elle découvrait dans son miroir. Elle éprouvait toujours un grand ravissement à se dépiauter, à apparaître vêtue de couleurs vives et réduite à rien quand tombait la cuirasse. L'impression de métamorphose était fugace mais la surprise durait plus longtemps sur les vi99 sages des personnes témoins de la mue. Joséphine boucla son casque. Le téléphone sonna. – Allô ? fit Joséphine derrière le hublot de plastique. Elle dut se déharnacher. Le casque tomba puis son cartable se renversa. Elle était contrariée car elle serait en retard au collège. De Maddé comptabilisait ses faux pas avec une précision de notaire et la convoquait dans son bureau pour un oui ou pour un non. – Pourriez-vous me prendre deux baguettes à la boulangerie Marcaud ? suggéra la voix suave de la comtesse. Ce serait gentil de votre part, je dois m'absenter toute la journée. Benjamin Mondrian le prendra chez vous ce soir et par la même occasion vous lui donnerez le loyer de novembre, ce qui vous évitera un dérangement. Rien d'urgent, cela va de soi. Irène Mondrian dit « merci » et raccrocha. – Merde ! cria Joséphine. Tu peux toujours courir ! Elle ramassa le casque, le cartable, renversa le téléphone, dit encore « merde » et éclata d'un rire nerveux. Elle ramènerait évidemment les baguettes de la comtesse, sinon Benjamin s'en passerait. Constance Bellot patientait près de la Honda. Son visage portait les marques d'une nuit sans sommeil. Le maquillage bégayait autour des lèvres, des ailes du nez, le rimmel bavait au coin de l'œil droit. Joséphine fut chagrinée de cet abandon qu'elle n'avait pas voulu. Leur liaison durait depuis une quinzaine de jours mais la pharmacienne, s'était prise d'une passion de roman de gare au point d'abdiquer la plupart des défenses qui sertissaient sa position de notable. Elle avait passé la première nuit dans le lit de Joséphine dès le jour de l'invitation à dîner. C'était 100 comme une digue qui cédait. Au matin, sans une once d'hésitation, Constance Bellot s'était assise à l'arrière de la Honda. Les deux femmes s'affichaient dans Sponge. – Tu n'as pas peur des réactions ? avait demandé Joséphine. La pharmacienne avait appuyé sa tête contre son épaule. Ses mains s'étaient glissées sous la veste de cuir, remontant jusqu'aux seins. – J'ai attendu tellement longtemps d'être amoureuse. Jusque-là, je me suis surveillée, toujours surveillée, me contentant de médiocres et rares aventures. Maintenant, je les emmerde. Pendant le petit déjeuner, ce matin-là, elles avaient parlé de Martial. Au cours de la nuit, entre deux caresses, Joséphine avait préparé le terrain en évoquant l'homme qui logeait avant elle dans la maison. Quand elle versa le café, elle reprit négligemment la conversation là où leurs étreintes l'avaient abandonnée. – Les profs du collège affirment que la gamine de troisième était une mythomane. Qu'elle s'était vantée plusieurs fois déjà d'avoir eu des relations sexuelles avec un adulte. Joséphine mentait. On ne disait pas cela au collège. Constance termina sa tasse de café sans répondre. Elle buvait de petites gorgées agaçantes, éloignées les unes des autres. On ne savait pas si elle éprouvait un très grand plaisir à ce café du matin ou si au contraire elle se forçait. La pharmacienne accomplissait tout lentement, comme si elle s'appliquait à rendre ses gestes parfaits. Seul l'amour l'entraînait dans une tornade épuisante et incontrôlée. C'était une grande femme, aux allures de fausse maigre. Ses cheveux très blonds tombaient de chaque côté d'un vi101 sage effilé, aux lèvres étrangement pleines. Elle posa enfin sa tasse, étira le buste en plaçant ses mains croisées sous la nuque et bâilla. – Je suis fatiguée, dit-elle. J'aurai encore une de ces mines à la pharmacie aujourd'hui. Je devrais ne pas venir ce soir et dormir, mais je n'aurai jamais assez de courage. Elle dévisagea Joséphine en se mordant la lèvre. Elle se soumettait, on voyait bien qu'elle se soumettait, avec une infinie douceur et même de la reconnaissance, quelle que soit la décision que prendrait son amie. Joséphine insista. – II n'existe aucune preuve que Martial Curtil ait entraîné cette fille dans son lit. Elle a pu raconter n'importe quoi, une fois de plus. Joséphine émietta sa biscotte, intacte, au-dessus de sa tasse de café, intacte. – Tu le détestais, paraît-il. Tu fais partie des six personnes de Sponge qui ont voté le rapport du Conseil d'administration approuvant la pétition des parents d'élèves contre Martial Curtil et demandant son renvoi du collège. Pourquoi le détestais-tu ? Constance Bellot bâilla à nouveau. La conversation l'ennuyait. Son corps se défit. Les épaules tombaient. Joséphine avait envie de lui dire de se surveiller, qu'elle était belle quand elle était sur le qui-vive mais qu'elle cessait de l'être autrement. Elle répondit en hésitant, en regardant à droite et à gauche. Finalement, elle se leva et commença à débarrasser la table. – Je ne le détestais pas davantage que ne le détestaient les autres habitants de Sponge. Je suis pharmacienne et hélas cooptée au conseil d'administration de ton collège, en tant que personnalité extérieure. J'ai eu tort d'accepter, tant 102 pis pour moi. Comment voulais-tu que je prenne la défense d'un professeur détournant une mineure alors que tous mes clients sont des parents d'élèves? Autant fermer boutique. Constance posa sa tasse sur l'évier. Elle desservit celle de Joséphine. – Tu né bois pas ton café ? Joséphine bougea la tête. Constance vida la tasse sur l'évier et se retourna. – D'ailleurs, j'étais convaincue et je le suis toujours que Curtil s'est envoyé la gamine. C'est la vulgarité de la phrase et le sourire qui l'accompagnait qui poussèrent Joséphine à la brutalité. Constance Bellot prit place sur la Honda et noua ses bras autour de la taille de la conductrice. Comme d'habitude, ses mains se glissèrent bientôt sous le cuir, creusèrent les couches de vêtements jusqu'à atteindre la peau, le ventre puis le pubis. Joséphine roulait au maximum de la vitesse possible. Sponge s'animait, la circulation était dense. Toute la ville les reconnaissait. Devant la pharmacie Constance Bellot descendit de la Honda. Elle se pencha vers le hublot du casque, pour le rite exigé de Joséphine, le baiser qui les séparait jusqu'au soir. Le hublot demeura clos. Constance écarquilla les yeux et rencontra ceux de Joséphine derrière la visière. Déjà, elle avait,compris, mais elle posa la question, par une sorte de réflexe suicidaire : – À ce soir ? – Ni ce soir, ni jamais, dit Joséphine. Elle démarra, certaine que Constance Bellot avait entendu, malgré l'écran de plastique. 103 ▼▼▼ Sans Nom sautille dans la chambre de Joséphine et panique bordel mon papa qui je suis rappelle-moi qui je suis deuxième fois de la semaine que j'oublie mon nom et il sautille encore de meuble en meuble et le boitillement vient à son secours Toulouse-Lautrec bordel mon papa je sais mon nom je l'ai retrouvé et Toulouse-Lautrec fourrage dans la commode copie de la commode Régence véritable achetée par mon papa et vendue par l'Autre toujours à court de fric comme si on ne voyait pas la différence avec sa merderie Conforama. Toulouse-Lautrec se dépêche qui sait à quelle heure la Noire rentre ce soir et il répand les vêtements les palpe s'y enfouit la tête à crever étouffé de son odeur d'elle et Christian Dior et il ôte l'infâme vareuse à col Mao réplique de celle du gardien du temps où il existait un gardien le temps de mon papa et il enlève aussi la chemise et enfile le pull de cachemire de Joséphine la Noire sent le col roulé effleurer son cou bouleverser ses narines et Toulouse-Lautrec défaille s'assied sur le parquet sinon son cœur se détraque il s'imagine étendu raide dans la pièce les narines violettes et les soubresauts habituels et elle entre dans la maison et elle le découvre et je la tuerai mon papa si ça arrive je serai obligé de la tuer mais il n'est pas question de défaillir longtemps tant qu'il n'a pas fouillé l'armoire touché les vêtements pliés sur la chaise et ceux qui traînent sur le sol abandonnés en se déshabillant pour aller au lit surtout ceux-là mon papa qui ont du goût et aussitôt Toulouse-Lautrec prend le jodhpur caramel au pied du lit le retrousse comme une peau dé banane pro104 pulse son visage à l'intérieur et la vie jaillit vers ToulouseLautrec une odeur puissante de femme vivante à peine émoussée et il désire vivre des milliers d'années alors que tout à l'heure encore il enjambait le rebord de la terrasse prêt à rejoindre mon papa parti sans prévenir ni dire où il allait mais la terrasse est haute trop haute avec tout ce froid et cette humidité et rester longtemps seul mort sur les dalles glacées ne paraît pas un bon plan à Toulouse-Lautrec. – Bordel de bordel mon papa geint Toulouse-Lautrec il a du mal à enfiler le jodhpur et encore plus de difficulté à clopiner jusqu'au lit empêtré dans le tissu trop long pas assez large comme la putain de vie songe Toulouse-Lautrec et tu as manqué la plus belle femme du monde et je ne te le pardonnerai jamais. Jamais. Toulouse-Lautrec place la télévision de Joséphine la Noire dans l'axe du lit. Il installe la télécommande sur l'oreiller. Il ouvre les couvertures. Il se couche en plein mitan du lit. Il rabat la literie. Les odeurs sont un linceul. Il n'y a plus que la tête exorbitée de plaisir et de douleur qui émerge des couvertures ou des vêtements de Joséphine la Noire. Toulouse-Lautrec prend la télécommande et s'abîme dans les pleurs avant d'appuyer sut le bouton lecture. Son corps est une bouillotte. Toulouse-Lautrec glisse vers un bonheur inaccessible et un chagrin ineffable il ne faut pas en perdre une miette mon papa parce que ça ne dure que dix-sept minutes trente j'avais oublié de recharger le caméscope d'une cassette neuve ce mercredi-là et ToulouseLautrec appuie enfin sur lecture zappe un peu et il émet une plainte vertigineuse quand Constance Bellot et José105 phine apparaissent nues sur le lit qu'il occupe une plainte de protestation devant ce bonheur et ce malheur si chichement accordés. ▼▼▼ Alban Michaille prenait l'apéritif à la Brasserie Bourguignonne quand Joséphine entra. Elle en éprouva un plaisir intense. Elle s'écarta du bar en inclinant la tête au passage. Il n'essaya pas de la retenir. Joséphine s'agaçait de ce trouble de jeune fille romantique. Elle cherchait des raisons qui la rassureraient. La solitude. La possibilité de parler littérature avec Michaille alors que tous les autres semblaient ignorer l'existence des librairies. Mais elle convenait aussi que le maire ne possédait aucun de ces critères d'attirance physique dont elle avait délibérément dressé l'inventaire, par jeu ou pour se persuader qu'à certaines conditions les hommes pourraient encore la séduire. Joséphine prit sa place habituelle. Elle se servit une cuillère de salade de carottes et repoussa le plat d'inox loin d'elle. L'œuf cuit dur couché au centre avait des reflets de nourriture de cantine. Joséphine mangea la tête plongée dans son assiette. Le brouhaha lui donnait le vertige. Les autres jours, elle essayait d'isoler une conversation qu'elle s'appliquait à suivre jusqu'à la fin du repas, pour user le temps. Elle ne fit rien de pareil. Elle se contenta de surveiller son assiette ou ses mains. Depuis quelque temps, son attitude changeait. Joséphine s'isolait de plus en plus au milieu de la clientèle attitrée de la B.B. Elle devenait incapable d'affronter le mépris qui accueillait la Pute Noire. Elle atteignait son but sans ressentir pourtant la sa106 tisfaction espérée ni même le moindre apaisement. Elle se sentait coupable au contraire et cette culpabilité l'exaspérait. Jamais à Montpellier, pendant qu'elle comptabilisait les conséquences de ses projets, elle n'avait imaginé que la culpabilité de la ville se retournerait contre elle. L'ankylose cervicale l'obligea à redresser la tête. Elle se cogna aussitôt au regard d'Alban Michaille, au-dessus de la porte battante. Ce fut un tel soulagement qu'elle en oublia de gommer son sourire. Michaille tendit son verre devant lui et Joséphine, sans se compromettre, esquissa un court signe de la main. Il vint vers sa table. – Vous permettez ? – Si je dis non ? risqua Joséphine. – Je m'assiérai quand même. Je suis venu à la B.B. uniquement pour vous voir. La conversation avec Michaille se déroulait toujours de la même façon. Joséphine manifestait le désir infantile de le contrarier. Elle restait sur l'impression du premier jour où elle avait subi son ascendant et elle continuait malgré elle à lui faire payer son assurance. – Je peux déjeuner à votre table ? – C'est ce que vous faites, non ? suggéra Joséphine pendant que Michaille prenait les couverts d'une place d'à côté. Elle remarqua cependant le léger tremblement des mains et il le vit aussi, et il se vit démasqué et toute sa fausse assurance aboutit à la chute du verre brisé dans un grand bruit. Ils furent l'objet d'une attention inquiète puis réprobatrice. – Recommencez pas ! marmonna Berthe Morizot quand elle ramassa les débris. Sa remontrance se doublait 107 d'une grimace émincée qui n'avait rien d'amical . – Mangez donc cet œuf, il attend un candidat au suicide depuis des siècles, ironisa Joséphine. Elle le servit d'autorité. Elle ajouta aussi la totalité des carottes râpées. Elle se tourna pour poser le plat vide sur la desserte roulante et aperçut Josué attablé au fond du restaurant. Il buvait sa chopine. Joséphine fut si impressionnée qu'elle demeura un moment à le dévisager. Il lui adressa un clin d' œil appuyé. Elle le lui retourna, pensant qu'une égale vulgarité cacherait la peur qu'elle avait maintenant de Josué. Le repas se déroula de façon désastreuse. Joséphine se conduisit comme un potache confronté à un jury. Elle était incapable d'élaborer la moindre phrase spirituelle et accumulait les maladresses. Le plus souvent, elle faisait preuve d'une ironie déplacée, insistante, qui la confondait d'embarras et qu'elle essayait vainement de rattraper. Michaille avala les carottes en trois coups de fourchette. Sans un mot sinon quelques « hon, hon » distribués en réponse aux banalités de Joséphine. Durant tout le temps que Berthe Morizot mit à servir le lapin sauce moutarde, il se tut complètement, avec ses sourcils rassemblés au milieu du front comme s'il craignait qu'on lui renverse le plat sur le pantalon. Finalement, Berthe Morizot consentit à s'en aller en lâchant une rosserie qui s'adressait sans doute à Joséphine. – Pas souvent que vous déjeunez ici monsieur le maire. Votre dame fait la grève de la popote ? Alban Michaille sourit. Il avala une gorgée de vin, suivit le pas glissé de la patronne qui s'éloignait. Il garda le, verre entre ses deux mains, à hauteur du visage. 108 – Vous êtes splendide dans cet ensemble jaune et noir. Vous vous rendez compte que tout le monde vous regarde ? – Ah ? fit sottement Joséphine. Je pensais qu'ils déjeunaient. – Toute la ville vous regarde depuis le jour de votre arrivée et vous le savez fort bien. Vous vous appliquez tellement à ce qu'il en soit ainsi... Il laissa la phrase en suspens, attentif à la réplique. Joséphine se servit de pommes de terre, les nappa de sauce. – Je n'ai pas faim, prenez mon morceau de lapin si vous voulez. Elle lui tendait le plat. Comme il ne le prenait pas et paraissait de plus en plus détendu alors qu'elle se tenait sur le qui-vive, elle le brusqua. – Il se passe si peu de chose à Sponge qu'une femme noire déjeunant avec des hommes dans une brasserie suffit à donner des frissons. Elle s'était retenue de reprendre la formule de Josué, « une négresse noire ». – Cessez donc de jouer la comédie, dit Michaille. Il soutenait le plat de lapin, à peine, par l'oreillette, entre deux doigts et souriait. Si Joséphine ôtait sa main, sous le plat, le lapin à la moutarde s'écraserait sur la table. Les yeux bruns s'allumèrent d'un défi ironique. Les visages étaient face à face, séparés d'un plat, situation profondément bouffonne que Michaille imposait et que Joséphine toléra jusqu'à ce qu'il se décide enfin à se servir. – Les gens d'ici ne sont ni meilleurs ni pires qu'ailleurs, affirma Michaille, avec un vague haussement des épaules. De toute façon, qui s'intéresse à eux ? 109 Il reprit du vin. Il avait bu la carafe de Joséphine et entamait l'autre. Il observa la frontière oscillante du liquide dans le verre. – De la bibine à ulcère. – Ça n'a pas l'air de vous retenir, objecta Joséphine en désignant la carafe vide. Elle était furieuse. À quoi bon tant d'agressivité. Pourquoi ne profitait-elle pas de ce repas alors qu'elle déjeunait toujours seule ? Elle souhaita soudain que Michaille parte. – Mais ma belle, tu es en train de le défendre contre toi-même ! constata-t-elle, stupéfaite. Sa découverte la consterna. Elle ne savait plus comment relancer la conversation et la rendre anodine. Michaille s'appliquait à découper son lapin. Joséphine écrasa ses pommes de terre l'une après l'autre, retardant l'instant où elle devrait porter à la bouche l'écœurante nourriture. Le silence durait. On les observait. Malgré le brouhaha des conversations, il était évident que leur table était le point de mire du restaurant. Joséphine s'apprêta à dire que les gens de l'usine se demandaient pourquoi leur maire déjeunait avec la Pute Noire mais elle réalisa qu'elle ne pourrait jamais prononcer ces deux mots devant Michaille. Elle mit ses couverts dans l'assiette et la repoussa. – Je crois que vous êtes en train de perdre des voix en déjeunant à ma table. Alban Michaille cessa de manger. Il tapota le bord de son assiette du bout de sa fourchette en scandant une sorte de rythme. C'était comme s'il réclamait l'attention générale et d'ailleurs leurs voisins de table écoutaient. Joséphine remarqua l'amorce des pattes d'oie vers les yeux. Elles se creusèrent plus profondément quand il éclata de rire. 110 – Je me fous et contrefous de l'opinion de mes concitoyens. Aux prochaines élections, je serai blackboulé. Les Spongeois s'imaginent que je ne bouge pas le petit doigt pour empêcher les licenciements. J'ai même entendu de ragots selon lesquels la Mairie palpait du fric en échange de son silence. À la table à côté, la conversation reprit. La tête de Michaille décrivit une sorte de rotation qui embrassa presque la totalité du restaurant. – Mes électeurs... Quand son regard revint vers Joséphine, ils furent pris d'un fou rire parce que au même instant leur voisin le plus proche sortait son portefeuille et se tournait vers eux. Berthe Morizot apportait le dessert - un flan au caramel, encore un flan au caramel, s'insurgea Joséphine et son rire redoubla en découvrant le monticule maladif affaissé dans l'assiette. Par contre, le rire d'Alban Michaille s'arrêta net. – Dînons ensemble samedi soir, proposa-t-il avec brutalité. – Et votre femme ? Elle fera encore la grève de la popote ? – Vous vous intéressez à ma vie conjugale ? Je suis ravi d'obtenir enfin une marque d'intérêt mais rassurez-vous, il y longtemps que ma femme vit de son côté et moi du mien. Berthe est d'ailleurs au courant. Alors, samedi ? Il avait écrabouillé le flan à coups de petite cuillère. Il croisait les bras. Joséphine, au lieu de refuser l'invitation comme elle avait fait pour toutes les autres au téléphone, accepta en imposant une condition inacceptable. – D'accord mais pas à la pizzeria turque ! J'aimerais al111 ler au « Bois des Grottes ». – Entendu ! Joséphine fut stupéfaite. Le dancing était connu de toute la ville. C'était un lieu de rendez-vous où les couples illégitimes se retrouvaient dans les chambres d'une annexe. On parlait aussi de drogue, de prostitution. Dans les conversations, la seule mention du « Bois des Grottes » faisait passer un vertigineux frisson de canaillerie. Joséphine était prise au piège de sa provocation. L'affolement la gagnait. Il n'était pas question d'aller là-bas et pourquoi pas, de monter elle aussi dans une des chambres et de faire l'amour avec Michaille ! Elle était certaine que c'était son plan. Michaille s'amusait de la situation qu'elle avait créée et la fausse innocence avec laquelle il demanda l'addition exaspéra Joséphine. Le restaurant se vidait. Berthe Morizot débarrassait, aidée par une longue fille d'une pâleur étourdissante. Joséphine sucra son café en orientant la conversation vers un autre sujet. – Vous retournez à la mairie ? Ce n'est pas un peu barbant d'être enfermé dans un bureau toute la journée ? Michaille fourragea à pleines mains dans sa chevelure. – Sponge est une petite ville et un maire ne l'est pas à temps plein dans les petites communes. Je suis architecte mais je ne vous apprendrai rien en vous disant que compte tenu de la conjoncture, je ne croule pas sous le travail. II se leva. Posa ses poings fermés sur la table. Se pencha légèrement vers Joséphine. – Pourquoi ne me demandez-vous pas ce que je manigance à la B.B. depuis des jours au lieu de poser des questions stupides ? 112 L'attaque prit Joséphine au dépourvu. Elle essaya un sourire mais il avorta. Elle s'en tira grâce à la recette paternelle. – Je vous en p'ie monsieu'le mai'e n'engui'landez pas le p'ofesseu'noi'du collège. – Allez-y, vous avez tous les droits. Chargez la barque au maximum, vous ne risquez rien. Je pense à vous, je ne pense qu'à vous depuis votre arrivée, voilà pourquoi je viens ici presque chaque jour. Je ne vaux pas mieux que la plupart des types de Sponge que vous rendez dingues, allez-y, riez, vous en avez le droit, vous avez tous les droits ne l'oubliez pas. La belle Noire razziant le cœur des ploucs ! Et ce n'est pas parce que vous vous êtes affichée avec la pharmacienne que cela changera quoi que ce soit. Ni que vous ayez des aventures à droite ou à gauche comme toute la ville le murmure. J'ignore ce qui vous a attirée à Sponge mais je pense que l'enseignement était la dernière raison. Quels étaient vos liens avec Martial Curtil ? Il avait débité son discours sans reprendre haleine ni quitter Joséphine des yeux. Il ne lui laissait aucune possibilité de fuite. Elle réussit à conserver un visage impassible alors qu'elle était glacée à l'intérieur. Elle but le reste de sa tasse de café. – Seul ce crétin de De Maddé ne se rend compte de rien, poursuivit Michaille. Vous venez de Montpellier comme Curtil, vous occupez son logement et vous parlez de lui à toutes les personnes qui ont pu le connaître. Pourquoi êtes-vous là ? Sa voix avait peu d'inflexions. Il semblait dire quelque chose de préparé. Joséphine fut très près de l'aveu, avec 113 l'envie irrésistible de dire « asseyez-vous et écoutez moi ». Elle se leva à son tour, enfila.son blouson de cuir et contourna la table. Michaille était encore debout de l'autre côté. – Si votre invitation de samedi tient toujours, venez me chercher au château vers vingt heures. 114 __________ DIX __________ Joséphine referma les pages de novembre de l'agenda. Elle avait encore en tête l'inscription portée au crayon de papier, à la date du samedi 24. Couché avec le patron de la scierie. Les mots n'avaient aucun impact sur elle et même plus de réalité. Elle avait couché avec le patron de la scierie ? Elle se souvenait d'un homme petit, terrorisé. Elle avait embrassé ses lèvres glacées à la Brasserie Bourguignonne. Mais, pas plus que le directeur de la maison de retraite ou les ingénieurs de l'usine, il n'avait pu résister. Tous avaient fait le tour de la ville sur la Honda. Tous avaient accepté les démonstrations publiques de leur liaison. Joséphine n'avait ressenti de jouissance avec aucun d'entre eux. Le téléphone sonna. Joséphine compta les sonneries.Elles cessèrent à la vingtième. Joséphine écrivit sur un bloc où elle notait ses courses : me mettre sur la liste rouge. On lui téléphonait pour la traiter de pute. Pour lui proposer de faire l'amour, moyennant finances ou non. La ville se précipitait dans son lit. Deux pères d'élèves avaient donné leur nom et supplié. Elle commençait aussi à rece115 voir des lettres anonymes. Le but était maintenant proche et Joséphine en éprouvait un désespoir sans limite. ▼▼▼ A.N.P.E. flanque son pied dans la porte des caves du château. Elle s'ouvre en grand. Il tire le sac marin bourré des vêtements et autres merderies achetés par l'Autre ces derniers temps, bordel de sac dégueulant du fric perdu et il n'a rien demandé de tout ça, rien et deux étages à porter le sac et se déglinguer l'épaule. Il n'a rien demandé. Quand même le blouson Oxbow est magnifique. Les corneilles du parc se précipitent sur les épaules de l'épouvantail bricolé par mon papa pour lui faire plaisir parce que n'importe quel crétin sait que les corneilles n'ont pas peur d'un épouvantail et elles chient en criant de plaisir sur le blouson Oxbow. A.N.P.E. n'entend pas le silence des couloirs. Cannonball Adderley colle son saxo contre ses tympans, walkman à fond tant pis pour ses oreilles mitées à force, gueulant I Got It Bad and That Ain 't Good putain de bordel de musique de nègres et putain d'obscurité de nègres j'en ai marre de me cogner partout parce que l'Autre refuse de faire réparer l'installation électrique. Surtout ce sac à tirer. A.N.P.E. déverrouille le cadenas de la caverne d'Ali Baba : il pousse la porte vigoureusement mais ne réussit 116 qu'à se frayer un étroit passage entre les monstruosités éboulées. Trois années d'achats ou de cadeaux de l'Autre, bordel de putain de patins à roulettes crie A.N.P.E. en tombant et il se relève les genoux entamés et il déverse le contenu du sac et il disperse le tout de coups de pieds et la dégoulinure rejoint le tas hétéroclite et A.N.P.E. jette jusqu'au dernier slip jusqu'à la dernière paire de chaussette jusqu'au dernier roman jusqu'au dernier disque dernier dernier dernier dernier bordel mon papa elle croit encore que j'accepterai quelque chose d'Elle que je n'ai pas réclamé, bordel mon papa elle le croit mais je te jure que non jamais. ▼▼▼ Joséphine quitta son cours du milieu de l'après-midi épuisée et déprimée. Elle attendit que la classe se vide avant de ranger ses affaires. Durant une minute ou deux ne subsistaient que l'odeur particulière d'une salle de cours et le bruit agaçant des néons. Elle aimait cet instant de vacuité mentale, avant de remonter sur le ring. Pourtant, elle n'éprouva cette fois qu'une sorte de lassitude tempérée par le soulagement d'une heure de relâche avant le cours suivant. Joséphine fourra ses feuilles et ses stylo dans son sac, pêle-mêle. Elle prit en dernier Madame Bovary dont l'édition de poche montrait le visage de l'actrice qui interprétait le rôle au cinéma. Elle laissa les pages couler entre ses doigts puis rangea le livre en chuchotant : – Tu auras du mal à remonter la pente ma vieille. Joséphine revit Antoine devant son bureau, à la fin du cours, Un immense garçon, bien bâti, toujours au premier 117 rang. Il avait brandi son volume, neuf, probablement jamais ouvert. – Madame, vous ne pensez pas que Flaubert est dépassé à notre époque ? La Bovary s'est plantée de mec, bon d'accord, mais trois cents pages pour l'expliquer ça prend la tête. Joséphine descendit dans la salle des professeurs. Elle écrirait à Béa pendant son heure de liberté. Tout au long des escaliers d'un sinistre béton pauvre, elle garda en tête le sourire effronté d'Antoine quand il avait dit que « la Bovary s'était plantée de mec ». Un culot qu'elle ajoutait aux autres audaces des dernières semaines; surtout de la part des garçons. Sa réputation de Pute Noire atteignait maintenant la cour de recréation. Joséphine ralentit le pas. Elle n'était guère pressée de s'enfermer dans la salle des profs même si elle devait absolument terminer la lettre à Béa qui traînait depuis des jours. Il régnait une demi-obscurité dans les escaliers où parvenait le grondement des enfants jouant au-dehors. Les pas de Joséphine claquaient sur les marches. Elle s'adossa au mur sali de graffitis, alluma une Craven et écouta les tressaillements de la structure métallique du bâtiment, secouée par un glacial vent du nord. Elle se sentait protégée dans l'abri du puits d'ombres, loin des regards, des décisions à prendre, loin de toute cette accumulation de petits gestes dérisoires mis bout à bout comme un fragile et inutile jeu de construction. Après quelques bouffées, Joséphine écrasa la Craven. Elle abandonna le mégot sur le sol, parmi les emballages de sucreries et aussi deux boîtes vides de Coca-Cola. Trois collègues - jamais elle ne réussissait à prononcer le mot - travaillaient dans la salle des professeurs. Trois femmes. Joséphine dit « bonjour », on lui répondit « bon118 jour » et elle n'entendit plus que le froissement du papier. Elle s'installa à une des tables hexagonales, loin des autres. Son regard embrassa le quadrilatère de la pièce, toujours avec ce même étonnement face à tant de tristesse. On ne s'était pas embarrassé pour construire le collège. L'État considérait que l'éducation d'enfants ne méritait pas mieux qu'un bâtiment misérable et que dépenser de l'argent pour le personnel était du gâchis. La salle des professeurs respirait l'avarice. La moquette, d'une minceur étonnante, s'effilochait sur les côtés, les abat-jour de plastique pendaient de guingois, les chaises, elles-mêmes d'un plastique couleur de vomissure, pliaient sous le poids. Parfois, elles s'écartelaient, cassées net, et l'occupant tombait, provoquant des rires. Une note punaisée à une armoire, indiquait « la cafetière ne fonctionne plus. Versez votre obole pour l'achat d'une cafetière neuve ». Joséphine fouilla dans son sac de classe et prit son agenda. Les coins étaient écornés. Elle l'ouvrit, lissa les pages. Quand elle voulut écrire, elle découvrit devant elle la nuque ployée de la prof de physique. Elle lui rappela celle de Béa, un même long cou prolongé d'une courbe délicate et le dégradé des cheveux effilés au rasoir. Joséphine profita de l'illusion aussi longtemps qu'elle put, mais la femme bougea, sa main se posa sur sa nuque. Des bagues d'argent nouaient les doigts et Béa ne portait jamais de bijou. Joséphine nota sur l'agenda les faits des jours précédents. Elle avait pris du retard. C'était sans importance puisqu'elle transcrivait les événements comme un greffier, doté d'une mémoire infaillible, capable de les énumérer dans un ordre parfait. Elle utilisait des mots crus, ne travestissait rien. Pourtant, elle oubliait parfois l'agenda dans 119 son casier de la salle des professeurs. Deux fois, elle l'avait laissé sur une table, offert à l'indiscrétion. On pouvait y lire son parcours amoureux des dernières semaines. Elle était persuadée que personne ne s'aviserait de l'ouvrir tant on avait peur d'elle. Quand Joséphine écrivit « reçu une lettre de Béa », sa main hésita et abîma le prénom. Elle le biffa, écrivit « Béatrice Mortier ». Elle referma pensivement l'agenda, son regard revint sur la nuque de la prof de physique. L'envie la prit de la toucher, de la caresser, puis de remonter la main dans l'épaisseur de la chevelure qu'elle ébourifferait. Béa détestait ça. Quel culot de lui rappeler dans sa dernière lettre que Martial n'avait jamais fait l'amour avec elle. Quelle conclusion en tirait Béatrice ? Que Joséphine serait toujours incapable d'amour physique avec un homme ou que Martial ne l'aimait pas ? Oui, les silences entre les phrases disaient clairement que Béatrice envisageait la seconde proposition. Elle y revenait dans chaque lettre. Elle écrivait je crois que tu te trompes et t'enlises dans un rôle qui ne t'appartient pas. Joséphine voulait oublier les affirmations de Béatrice. Elle ne pensait qu'à ça depuis deux semaines au point de redouter les lettres venues de Bretagne. Elle était trop énervée pour écrire sans trembler et elle se leva, ne sachant trop que faire. Elle se dirigea vers son casier, y fourragea un instant, remuant un ensemble de copies et de paperasses administratives qu'elle ne lisait pas. Puis elle contourna les tables occupées par « ses collègues », posa une question sur la date du prochain conseil de classe. Il y eut d'abord un silence durant lequel les stylos cessèrent de gratter le papier. Une chaise bougea, une voix répondit 120 « mardi 2 décembre ». La main de Joséphine se ferma sur le paquet de Craven, dans la poche de son pantalon. Elle hésita. Finalement, elle accomplit les trois pas qui l'approchaient de la nuque de « Béatrice ». – Tu as du feu ? Joséphine tendait le paquet de Craven. Elle était pâle, consciente de se conduire comme un enfant qui fait une offrande à un adulte en échange de sa tendresse. La femme leva à peine la tête, dessina une esquisse de sourire aussitôt gommé et dit « non » en reprenant son travail. Joséphine rangea les Craven puis alluma sa cigarette à l'aide de son propre briquet. Elle rejeta une bouffée de fumée avant de regagner sa place. Elle était certaine que la prof de physique avait rougi. La tension devint extrême. Les trois femmes s'isolaient de la Putain Noire en annotant leurs copies. Mais Joséphine savait qu'elles rêvaient d'un dialogue intime et secret avec cette Putain Noire dont l'existence entre les murs d'un collège leur paraissait un mirage. Joséphine poursuivit la lettre à Béa. Elle ne trouvait pas les mots. La tache jaune de son pull éclatait derrière la table comme une fleur de Matisse. Elle se décida à écrire une banalité en espérant qu'elle ouvrirait peut-être la vanne des confidences. Vivre à Sponge est devenu pour moi une bataille constante. Je suis sans cesse en alerte... Elle était incapable d'ajouter quoi que ce soit. Elle demeurait la main suspendue au-dessus du feuillet, vide de pensée. Quand la porte de la salle des profs s'ouvrit, elle fut d'abord soulagée. Mais elle se raidit aussitôt en découvrant le visage du prof de gym. Il cria, depuis 121 l'entrebâillement : – Le patron demande Joséphine Dutoit dans son bureau. Illico a dit le chef ! Joséphine plia la lettre à Béa. Elle attendit que le jeune homme disparaisse puis quitta la salle. En traversant la cour, elle ne put s'empêcher de se remémorer la scène au cours de laquelle le prof de gymnastique l'avait presque enfermée dans un vestiaire. – Encore un ! avait songé Joséphine. Il s'était collé à elle. Immense sourire punaisé au visage bronzé. – Ne tente rien avec moi, tu n'as aucune chance. Par profession, j'aime les gens sains. 122 __________ ONZE __________ La secrétaire modula un cri de souris quand Joséphine entra. Elle se réfugia derrière le clavier de l'ordinateur puis se pencha sur l'interphone à qui elle fit sa confidence d'une voix minuscule. – Madame Dutoit est ici, monsieur le Principal. Elle leva sur Joséphine des yeux éclairés d'une admiration sans borne. S'adressait-elle à sa beauté ou au courage du professeur pénétrant dans l'arène ? N'était-ce pas plutôt l'expression d'un désir inavouable ? Le bureau de De Maddé empestait le tabac malgré la fenêtre grande ouverte. Il y régnait un froid glacial. De Maddé était en chemise et se déplaçait devant le planning des services du personnel. Il consultait les petits cartons de couleur comme s'il était le grand manitou placé aux commandes d'une centrale nucléaire. À la vue de Joséphine, il opta aussi pour un repli derrière le bureau. – Vous permettez que je ferme la fenêtre ? proposa Joséphine. Il accepta. Du moins, l'angle mince du visage se déforma suffisamment pour que Joséphine aille à la fenêtre. Elle découvrit le vert brutal des prairies gorgées d'eau étalées 123 jusqu'au pied du collège et, plus loin, la barrière mouvante des peupliers au bord de la rivière. Elle eut subitement envie de liberté, d'une promenade dans le vent, sous les arbres, à ne rien faire d'autre que d'observer les truites luttant contre le courant. En regagnant la chaise désignée par De Maddé, elle pensa avec nostalgie à la campagne normande de sa petite enfance, près de sa grand-mère paternelle. Elle avait aimé ces deux années d'insouciance, éprouvant presque de la déception quand le père, qui ne supportait pas la Martinique, avait trouvé du travail à Montpellier. De Maddé allongeait ses bras en travers du bureau. Ses jambes occupaient une position identique en dessous. Il manipulait un coupe-papier d'argent, jamais il ne m'a quitté au cours de mes pérégrinations de prof. Un cadeau de ma femme, au début de ma carrière, en tapotait le sousmain. Joséphine défit son blouson et libéra la fleur jaune du pull. Elle croisa aussi les jambes. De Maddé suivit chacun de ses mouvements sans chercher à dissimuler la cupidité de son regard. – Abordons franchement la raison qui me fait vous appeler dans mon bureau, dit-il en cessant de manier le coupe-papier. Nous disposons de peu de temps puisque à seize heures vous avez la 4ème2. Joséphine attendit. Elle s'était composé un visage lisse, presque somnolent. De Maddé posa le coup-papier et entreprit de faire tourner sa chevalière. – Madame Dutoit, nous ne sommes qu'à la fin du premier trimestre et les plaintes de parents d'élèves pleuvent. Je dirige un collège, soit cinquante-sept adultes et près de cinq cents enfants. Autrement dit, une petite entreprise... d'éducation et mon rôle consiste à ce que tout se passe 124 bien. Il parlait calmement comme quelqu'un qui sait que discours sera inutile. – Et pour que tout se passe bien, il suffit qu'il n'y ait pas de problèmes avec les familles ? suggéra Joséphine. – Exactement ! – Les familles de Sponge m'adressent des reproches pédagogiques ? De Maddé virevolta sur son fauteuil. Il prit un dossier dans une armoire, le posa devant lui en faisant « pouh pouh pouh ». Il semblait très las. Joséphine n'avait jamais vu chez lui un pareil découragement. Durant quelques secondes, elle oublia qu'il avait déclenché l'hallali contre Martial. – Ne le prenez pas de haut, madame Dutoit. Il y a là cinquante lettres, pour le moment étouffées dans cette chemise, mais elles finiront bien par parvenir à l' Académie. Alors, adieu à votre carrière. Joséphine avait froid. Elle mit ses bras autour des jambes et se pencha vers l'avant. Elle ne voulait pas que ses frissons soient mal interprétés. – Je vous l'ai dit : ma carrière m'indiffère. Je quitterai l'Éducation nationale. – Libre à vous ! s'emporta De Maddé. Ce n'est pas une raison pour me créer des emmerdements ! Vous deviendrez quoi avec un CAPES de français ? Chômeuse à Montpellier, chez vos parents ? Salaud. Sinistre salaud, se révolta Joséphine, sans changer d'expression. Il n'avait pas le droit de dire ça. Quand elle démissionnerait, son père... Elle chassa les images de 125 mélodrame, celles qui avaient vu ses victoires scolaires et la vie s'emballer dans la maison de la Paillade, celles de l'échec programmé et de la vie effondrée du père. Elle fixa De Maddé, l'obligeant à reprendre le jeu avec la chevalière. – Que me reproche-t-on ? – Vous le savez. Ne m'acculez pas à la vulgarité. – Le mal est fait, il me semble. Non, j'ignore ce que peuvent raconter ces lettres... J'attends que vous dressiez un réquisitoire. À ce qu'on m'a dit, vous vous débrouillez fort bien. De Maddé s'immobilisa. Il aspira l'intérieur de ses joues, y creusant de profondes cavités qu'il repoussa en parlant. – Ce qui signifie ? – Martial Curtil a pu apprécier vos qualités de procureur. Mais je ne suis pas Martial Curtil. De Maddé se relâcha. Il manœuvra ses jambes sous la table comme si elles étaient prises d'ankylose. – Curtil... Il haussa les épaules et retrouva son air de grande lassitude. – Ah, vous pensiez à Curtil... Oui, je ne l'ai pas ménagé mais il était indéfendable. En citant son nom, vous me tendez la perche. Lors de votre arrivée, je vous avais prévenue que le collège sortait d'une période de graves ennuis et que la ville aspirait à la tranquillité. Or, vous nous apportez tout le contraire. Il poussa le dossier vers Joséphine. Quand elle voulut le prendre, il garda la main sur la couverture. 126 – Laissez ! Ce n'est pas joli joli, je l'admets. Que voulez-vous, notre ville est à cheval. sur la morale, je n'y peux rien. Vous ne semblez guère vous préoccuper de respecter ce minimum de convenances... de moralité justement qu'on attend d'un professeur. Joséphine alluma une Craven. Elle se concentra sur la flamme vacillante du briquet, puis sur la cigarette comme si elle s'inquiétait de sa façon de se consumer. De Maddé attendait qu'elle ait fini de jouer avec les objets. Elle vit que, malgré son irritation, il la trouvait belle et qu'il se désespérait de la savoir inaccessible. Peut-être une partie de son accablement provenait-il de ce dépit. Il bascula son corps vers l'arrière, éloignant un peu le fauteuil du bureau. La chemise épousa le torse maigre. Une chemise d'une taille insuffisante, nota Joséphine, parce qu'il avait dû l'acheter en solde ou la commander par correspondance. À chacune de ses visites à De Maddé elle s'émerveillait de la médiocrité de ses vêtements. Il ne s'intéressait à rien d'autre qu'à son métier de patron. Et maintenant, à moi, songea Joséphine, ce qui amena un bref sourire sur son visage. De Maddé se méprit. Il retira le dossier du bureau comme s'il craignait que Joséphine ne s'en empare et dit : – Okay, j'ai l'habitude de vos provocations. Je ne me déroberai pas. Vous vous êtes affichée avec la pharmacienne dont toute la ville connaît l'homosexualité malgré ses précautions. Libre à vous. Ensuite, vous fréquentez deux cadres de l'usine que vous embrassez dans tous les lieux publics. Pourquoi pas. D'autres encore, si j'en crois la rumeur et ceci en un laps de temps n'excédant guère deux mois. Enfin, un professeur du collège et là, je dis non ! De Maddé avait crié... 127 – Vous dites non ? En avez-vous les moyens ? demanda tranquillement Joséphine. Vous comptez convoquer le Conseil d'administration, comme pour Martial Curtil ? Peut-être me faire juger par tous ces gens qui l'ont jugé, lui ? Chiche ! Joséphine s'exprimait d'une voix précise. Elle était préparée à la confrontation. C'était facile car elle détestait 1'homme depuis la première lettre de Martial. De Maddé s'expulsa de son siège et se précipita vers Joséphine. Il ne sut plus quelle attitude prendre quand le ridicule l'atteignit. Joséphine levait la tête vers lui, semblant dire « et alors, que se passe-t-il maintenant ? ». Il lança ses bras vers l'avant, vers l'arrière, comme si emporté par le vide il se retenait de faire le saut depuis le parapet d'un pont. Joséphine pouffa et se leva. Le visage de De Maddé était défait. Joséphine rangea les Craven dans la poche de son pantalon. II s'ajustait si étroitement qu'elle dut se déhancher pour introduire le paquet de cigarettes. Le mouvement découvrit la peau sous le pull bouton d'or et De Maddé regarda. – Vous donnez mauvaise, réputation à mon établissement et il n'en a pas besoin. Après Curtil, vous. Bilan : des parents m'avisent qu'ils retireront leur gosse au second trimestre et le colleront en internat privé. Je manque d'armes contre vous, c'est vrai, mais méfiez- vous, les familles, elles, sont très puissantes. – Une pétition en ville, comme pour Martial Curtil ? suggéra Joséphine. – Pourquoi pas. Quant à moi, s'il le faut, j'adresserai un rapport à l'Inspection académique. – Vous savez bien que non. Nous ne sommes plus à 128 l'époque de Pétain et si la vie sexuelle d'un prof peut divertir les bureaux, elle vous ridiculisera à coup sûr. De Maddé se remit à suçoter l'intérieur de ses joues. II était dans les cordes. Il balaya l'air de la main, dans un geste d'écœurement ou de capitulation. Il extirpa une gitane du paquet ouvert sur son bureau, l'alluma et alla ouvrir la fenêtre. Il s'approcha très près de Joséphine. – Je vous demande comme une faveur personnelle de ne pas assister au bal de fin de trimestre, à la salle des fêtes. Les parents n'apprécieraient pas et je redoute un scandale public. Promettez-le-moi. De Maddé considérait Joséphine avec des yeux de setter. Il n'espérait plus rien. Pour la première fois, son métier lui échappait, son univers s'effondrait. – C'est maintenant ou jamais, se dit Joséphine. Pense à Martial. Elle essaya d'évoquer l'image de Martial et en fut incapable. Ses traits se brouillaient, se mélangeaient à ceux de son père. Elle se sentait gagnée à la fois par le désespoir et un fou rire nerveux. Elle avança la main et dans sa tête sa voix disait t'es conne, mais qu'est-ce que t'es conne. Sa main se posa sur le bras de De Maddé. Il baissa les yeux vers la main de Joséphine puis son regard se déplaça vers les lèvres, avec une peur d'enfant. – Quand vous voudrez faire l'amour, demandez-le, je dirai oui aussitôt, dit Joséphine. Elle s'en alla. Avant même de passer la porte, elle avait frotté sa main à la fleur du pull. 129 130 __________ DOUZE __________ Décembre louvoie entre hiver et été. La neige, tombée drue les jours précédents, dégouline en flaques boueuses sous le soleil flanqué à mi-hauteur, par-dessus les arbres chauves. – Bordel ça fait du bien, s'essouffle Maréchal Pétain près de l'apoplexie, enfourné dans le jogging bleu déchiré offert par mon papa, camisole collée de transpiration entre les cuisses et même partout. Un tour de parc et il en fera deux autres encore pas aujourd'hui demain sûrement pour plaire à Joséphine la Noire mince comme un éclair de lune avec des fesses comme des grains de muscat qu'il découvre chaque soir depuis le grenier. Comment elle m'aimerait sinon moi le bouffi moche, t'es moche comment ai-je pu faire un fils aussi moche dit l'Autre Salope chaque jour et elle a raison regarde mon papa les sucreries où ça mène ou les saloperies devant la télévision, tu tiens de lui, Elle dit, tu tiens de lui je ne vois pas d'autre explication et je lui balance un verre d'eau à la figure parce que je ne veux pas qu'Elle parle de toi. Hier. Elle a dit je ne comprends pas comment c'est possible que tu tiennes de lui, le plat de purée sorti du 131 micro-ondes en pleine gueule, la rigolade. Si elle le redit, je la tue. Maréchal Pétain n'en peut plus de fatigue et d'amour. Surtout de fatigue dans ses Nike sans lacets l'Autre lui pique ses lacets et tout ce qu'il aime, Nike qui tchafent dans la boue jusqu'aux chevilles des sentiers jamais entretenus formidable je maigris à vue d'œil pense Maréchal Pétain et lui plaire, oui lui plaire peut-être la toucher si je fonds, mince comme un sportif véritable ahanant mes kilos sous la merderie du soleil de décembre alors elle m'autorise à l'effleurer puisque je ne la dégoûte plus. Je touche sa peau. – Et merde mon papa j'arrête braille Maréchal Pétain collé à la glu terreuse d'une fondrière le sport me casse les couilles pour lui plaire je ne boufferai plus que de l'eau ou du yaourt. Maréchal Pétain ôte les écouteurs qui l'empêchent de s'écouter, Miles Davis, Someday My Prince Will Come, mon papa c'est sûr que la trompette de Miles Davis pousserait n'importe quel être humain à courir à jamais s'arrêter mais j'en peux plus quel truc à chier le sport. – Dis, tu vois dans quel état Elle met ton superbe survêtement Nike Just Do It Suit ? interroge Maréchal Pétain. Il s'examine sous toutes les coutures examine toutes les coutures, elles pètent de partout déjà mon papa l'a offert juste à ma taille un peu trop petit même et l'Autre elle le recoud jamais jamais elle le recoud flanquez-moi donc ça à la poubelle Benjamin Mondrian et utilisez le bel Adidas que je vous ai offert, Adidas c'est rien Adidas, moche et laid et j'en veux pas et jamais elle le recoud le tien mon papa au contraire, je ne la prends pas en flagrant délit 132 n'empêche je le sais elle le découd déchire défait exprès, exprès elle abîme toutes les belles choses que Maréchal Pétain aime. Exprès. Il n'existe que du soleil et du silence autour de Maréchal Pétain. Trop de silence Miles Davis fait chier Miles Davis trompettiste de jazz Noir américain créateur du be-bop il invente aussi le style cool en 1948 et donne à la trompette de jazz sa souplesse rythmique qui fait, à quoi sert le silence ? crie Maréchal Pétain et le silence crie à son tour à quoi sert le silence. Maréchal Pétain a trop chaud vraiment trop chaud il retire le blouson de jogging fondu à sa peau trempée soulève ses seins, gros les seins de Maréchal Pétain plus gros que la poitrine de sa cousine venue en visite une fois au château une seule fois au château et elle n'y remettra pas les pieds de sitôt jubile Maréchal Pétain. Il constate que ses seins dépassent l'ampleur de la poitrine de Faustine ou Martine je ne sais plus le scandale des parents à ameuter la police, elle s'en foutait la police réglez vos problèmes de famille et il est inadmissible que ses seins soient plus gros que les siens, l'inadmissible se paie pense Maréchal Pétain et il se tord le téton droit l'essore de sa graisse, encore et encore à se l'arracher jusqu'à ce que le sang apparaisse, et Maréchal Pétain module le hurlement du loup, celui qu'il a répété qu'il préfère dans le film qu'il préfère le loup affamé la patte prise dans le piège d'acier et le chasseur se profile à l'horizon et il hurle une dernière fois avant de prendre une giclée à bout portant, le film était une merde convient Maréchal Pétain plein de repentir. Alors, il se souvient des chiens. II jette le survêtement le pantalon aussi, pardonne-moi 133 mon papa j'ai grandi grossi et le corps de saindoux apparaît brillant de sueur et il file sous les arbres choisissant les endroits où la neige fondue est moins épaisse. Les cheveux de Maréchal Pétain ont repoussé filasse en débine dans l'air acide à l'ombre des marronniers, Comanche blond sur le sentier de la guerre enveloppé d'un pagne uni Hom ceinture latex en jersey cent pour cent coton taille et jambes élastiquées emprunté à mon papa, trop grand, remonté audessus du nombril. Maréchal Pétain mobilise le peu de respiration encore disponible. Pas à cause de ses foulées de Comanche non pas à cause mais parce qu'il s'entraîne en prévision du chenil vide. Elle a fait piquer les chiens. Jusqu'au dernier, Elle l'a annoncé au souper de la veille munie de ce sourire attentif qu'elle réserve aux occasions exceptionnelles. – Vous nourrissiez mal les chiens ces derniers temps et plutôt que les bêtes ne meurent de faim j'ai préféré demander au vétérinaire de passer. Que pensez-vous de mon initiative Benjamin Mondrian ? Elle espérait la crise mon papa les pilules alignées près de mon assiette le téléphone portable sous la main et rien, rien de rien, pas un cri je te le jure pas un geste et quelle récompense quand son sourire est tombé sur la nappe elle n'a pas avalé deux bouchées pendant le repas pendant que je goinfrais, je goinfrais à chacun de ses coups d'œil désespérés attendant que je casse tout hurle tout et je goinfrais de plus en plus et j'ai tout vomi après mon papa dans ta salle de bain à toi et elle ne l'a pas su. Le chenil se trouve de l'autre côté d'une ligne d'arbres. Maréchal Pétain marche lentement, le plus lentement possible, le temps de se préparer. Le soleil décline. On ne l'aperçoit qu'à travers les branchages par éclairs intermit134 tents. Les griffures des taillis ont dessiné des filaments rouges sur le blanc du torse de Maréchal Pétain mais comment séparer les blessures de la végétation de celles des ongles. Il avance encore, découvre le coquet chalet suisse miniature au fond de l'enclos, exigé pour les chiens, puis le sol ravagé, les écuelles renversées, des restes de nourriture ou des ossements de chats comment savoir sous le magma boueux. L'endroit pue. Maréchal Pétain regarde l'endroit qui pue. Il reste indifférent. Maréchal Pétain se demande pourquoi il a enfermé des chiens dans l'enclos. Il n'aime pas les chiens. Il ne s'intéresse pas aux chiens. Il se demande aussi pourquoi il est venu là alors qu'il a tant à faire. À organiser. Maréchal Pétain a froid. Il se rappelle soudain pourquoi il court dans le parc. – Mon papa balbutie Maréchal Pétain les doigts crochetés aux mailles du grillage mon papa l'Autre Salope s'en va tout le week-end et Joséphine la Noire a accepté de me garder. Maréchal Pétain se tait. Il épie les environs. Parfois Elle le suit, l'espionne et si Elle découvre son bonheur elle changera ses projets. – Joséphine la Noire m'invite deux jours chez elle murmure Maréchal Pétain et nous serons ensemble deux jours entiers et j'aurai maigri et je lui plairai et elle viendra dîner au château elle me l'a promis et la nuit je ne dormirai pas au château et elle est belle elle est si merveilleusement belle mon papa plus belle que tout le beau du monde plus belle que plus belle que, Maréchal Pétain oublie la prudence et hurle vers le soleil finissant la beauté de Joséphine la Noire. L'écho bégaie à 135 l'autre bout du parc les mots qui ne décriront jamais la beauté de Joséphine la Noire. Maréchal Pétain ne se rend pas compte qu'il pleure pas plus qu'il ne se rend compte du froid venu d'un coup et qui l'assoupit contre le grillage du chenil. Maréchal Pétain est en train de mourir de bonheur et de froid mais parmi les divagations heureuses qui traversent son cerveau se glisse l'évocation d'une lettre que Joséphine la Noire a écrite à Béatrice et la haine envers Martial réveille Maréchal Pétain et le sauve. – Elle l'aime mon papa pourquoi elle aime ce type pourquoi elle n'a pas le droit mais après ce week-end tout changera mon papa tout changera. Maréchal Pétain saute d'un pied sur l'autre. Le sang revient dans ses jambes provoquant une brûlure. Le château est proche par un raccourci et il court court encore et il se réchauffe et il accélère parce que la liste des préparatifs est impressionnante. Maréchal Pétain se demande si il retrouvera les bougies pour le repas aux chandelles et si la cave de mon papa contient encore du champagne ou si l'Autre l'a bu malgré l'interdiction. 136 __________ TREIZE __________ Joséphine se réveilla tard, après une nuit sans sommeil. Un triangle de lumière rose pâle s'effilochait entre les lames des volets et rampait vers la couette. Joséphine s'étira en songeant qu'il était temps de se lever. Elle devait déjeuner, s'habiller, puis ranger la maison et faire le ménage. La routine habituelle du week-end la décourageait. Elle tapota l'oreiller et tourna le dos à la lumière. Soudain elle se rappela qu'elle avait la garde de Benjamin, depuis le samedi matin. Elle bascula dans le lit avec un sourire et s'adossa à l'oreiller. Le week-end passerait plus vite. Elle avait la hantise des fins de semaine. Une éternité à tourner dans la maison, à ressasser des questions sans réponse. Une ville morte dès seize heures le samedi au point que la pétarade des moteurs, le dimanche après-midi, sur le terrain de moto-cross, devenait un soulagement. Au moins quand elle était au collège, elle s'abrutissait dans le travail. Du coup, elle abrutissait aussi les élèves sous un flot de devoirs. Elle débitait des cours de plus en plus élaborés. Quand elle décelait des éclairs d'attention, elle se surprenait à jouer comme un acteur et même à cabotiner. Joséphine se leva. Il était dix heures. Elle ôta lé pyjama de Martial et le lança sur le lit. Sa laideur la frappa comme si 137 elle le voyait pour la première fois. Pourtant, elle se promit de noter d'une manière ou d'une autre, dans la prochaine lettre à Béa, qu'elle dormait dans le pyjama de Martial. Ce ne serait qu'un demi-mensonge. Elle ne préciserait pas qu'elle n'avait jamais rendu à Martial le pyjama prêté pendant leur voyage en Algérie parce qu'elle s'était fait voler sa valise. Joséphine se plaça face à la glace de sa chambre. Elle éprouvait aucune satisfaction devant la perfection dévoilée de son corps. Elle la vérifiait. D'ailleurs, la beauté quelle qu'elle soit, la laissait sans émotion. Seules, les lignes pures de certaines motos pouvaient la troubler. Sa main erra le long de la courbe à peine infléchie de son ventre et descendit vers le sexe. Elle serra les cuisses puis haussa les épaules. Elle tira la descente de lit vers le centre de la chambre, s'y allongea pour sa séance de yoga. Elle était raide, semblable à un tronc d'arbre brûlé. Elle respira lentement, chercha à se décontracter puis à se concentrer. Les souvenirs de la soirée de la veille défilaient dans sa tète. Le yoga devenait impossible. Alban Michaille et son sourire d'amoureux conquis se glissaient sous les paupières de Joséphine à la place des visions d'un éden épuré, ainsi que le conseillait le manuel de Maître Shiranghi. Elle ouvrit les yeux, vaincue. Elle resta les bras ouverts, les jambes ouvertes, les yeux ouverts, posée sur la tiédeur du tapis berbère. Quand la tension devint insupportable, elle cria : – Merde, qu'est-ce que je fous là ! Elle entendit du bruit dans le grenier, juste au-dessus de sa tête. L'idée que des rats couraient là-haut la fit se relever promptement. Elle se précipita sous la douche, soudain déterminée à prendre le week-end à bras-le-corps. Benjamin viendrait la chercher vers midi. Il tenait à 138 l'accompagner jusqu'au château et elle avait ri en découvrant le sérieux avec lequel il accomplissait son rôle d'hôte attentionné. Elle voulait une maison en ordre, sans tous ces objets ou ces vêtements qu'elle abandonnait partout. Benjamin proposait de ranger, pendant qu'elle corrigeait ses copies ou préparait ses cours. Il aimait ce travail. L'avidité qu'il mettait à offrir son aide avait éveillé les soupçons de Joséphine. Elle l'observait. Elle avait repéré ses gestes ralentis, presque maniérés. La façon qu'il avait de conserver les menus objets dans les mains. Plusieurs fois, elle l'avait surpris en train de caresser ses stylos ou son briquet. Elle ne tenait pas à ce que cela se reproduise. L'enfant la désorientait. Aucun de ses actes n'était prévisible. Joséphine se rendait compte qu'il était trop souvent fourré dans ses, jupes. Qu'elle exerçait sur lui une attraction ambiguë. Mais elle aimait la présence de l'enfant. Chaque fois qu'elle entendait son pas, au sous-sol, elle se promettait de le renvoyer au château. Quand il frappait, elle criait « entre, je, suis au bureau » et elle luttait ensuite pour ne pas s'attacher à l'enfant. Sa conduite était stupide. Elle partirait bientôt et elle désirait le faire sans regret, au moins sans ce regret-là. En s'habillant, Joséphine se remémora le coup de fil d'Irène Mondrian. Le culot de la mère de Benjamin était phénoménal. Joséphine avait failli raccrocher ou refuser la proposition de garder l'enfant au cours du week-end. L'envie d'avoir Benjamin pour elle seule avait été la plus forte. – Il n'est pas encombrant vous savez, plaidait Irène Mondrian. Beaucoup moins qu'un chien en tout cas. Elle avait ri. – Il se tient correctement quand il est seul chez les autres. Allô ... allô ... vous m'entendez ? 139 – Je vous entends mal ! avait menti sèchement Joséphine. Pourtant nous sommes à moins de trois cents mètres l'une de l'autre ! Irène Mondrian avait encore, ri, un peu nerveusement cette fois. – Je craignais une coupure... L'installation téléphonique est si vétuste... Je suis désolée de demander votre aide mais je dois absolument m'absenter ce week-end. – Si nous en parlions chez moi ? Ce serait l'occasion de nous rencontrer... de nous rencontrer enfin. Toujours ce rire agaçant mélange d'ironie et d'exaspération. – Je suis tellement prise. La gestion des affaires laissées par mon mari est un véritable casse-tête. J'ai honte de manquer ainsi à tous mes devoirs... Un, silence. – Bien entendu, si vous acceptez j'en tiendrai compte dans le loyer du mois prochain. La bouffonnerie de la proposition avait découragé Joséphine. Irène Mondrian la traitait en employée. La remettre à sa place exigeait une énergie dont Joséphine ne disposait plus. Elle avait dit « Benjamin sera le bienvenu », puis « de toute façon, j'ai trop de copies à corriger pour… » et elle avait entendu le bip-bip du téléphone raccroché. Joséphine choisit des vêtements aussi neutres que possible. Elle élimina tout ce qui était des cadeaux d'hommes. Le choix était difficile. Elle s'aperçut qu'elle n'avait déménagé de Montpellier que des pulls aux tons vifs, des chemisiers qui la déshabillaient, des jupes provocantes. Elle se contenta d'un jean's noir et par-dessus, d'un pull de 140 même couleur. II était tricoté de larges mailles en laine épaisse qui dissimulait sa féminité. Elle ébouriffa sa chevelure puis effaça un reste de fard oublié, malgré la douche brûlante et la toilette précise de la veille, au retour du restaurant. Vers onze heures, Joséphine fut prise de découragement. Elle avait refait le lit, rangé la vaisselle, lavé des sous-vêtements puis déplacé deux ou trois choses. Elle se résigna devant le désordre accumulé au cours de la semaine. Tout traînait. Jamais elle ne s'était conduite ainsi à Montpellier. II y avait même des livres éparpillés sur le sol. Elle découvrit des peaux d'orange sur un tabouret, près de la douche. Elle se dit qu'après tout elle était l'invitée de Benjamin au déjeuner et qu'il ne s'installerait à la maison qu'en fin de soirée. Elle aurait le temps de faire un peu de ménage dans l'après-midi. Joséphine se mit derrière le secrétaire où l'agenda était ouvert depuis des jours. Elle l'attira vers elle, d'une pichenette irritée, comme si elle devait encore se débarrasser d'une corvée. Ses conquêtes s'y effeuillaient au fil des pages. Elle n'en conservait aucun souvenir. Les hommes qui avaient pénétré dans la chambre n'avaient même plus de silhouette. Une amnésie agréable. Les amants de quelques jours lui facilitaient la tâche en la fuyant. Les balades en moto les brûlaient de honte. Elle écrivit, à la date du 6 décembre : Week-end complet avec Benjamin. Week-end sans me faire baiser par quiconque. Week-end sans flairer les traces de Martial. Un vrai week-end. Sur la page de gauche, à la date du 5, Joséphine ne remplit pas la case prévue. Elle laissait un vide supplémentaire dans l'agenda qui en comportait maintenant de nombreux. 141 Elle évitait d'ailleurs de le feuilleter. Elle le releva sans le fermer et le plaça en paravent devant elle. La feuille blanche tirée d'une ramette neuve lui parut si vaste qu'elle calligraphia, pleine d'entrain pourtant, de grosses lettres d'encre bleue. Ma chère Béa, Malgré ses résolutions, Joséphine ne trouvait rien à écrire. Elle avait décidé une longue lettre de réconciliation. Le contenu mijotait dans sa tête depuis deux jours. 1) Établir une liste des victimes, si possible assorties chacune d'une note joyeuse. Un bilan qui serait son alibi. 2) Annoncer les prochaines et dernières dont elle bâclerait l'exécution parce que le temps s'accélérait. 3) Conserver, oui, surtout conserver le ton de la farce afin que Béa s'imagine que tout ceci n'avait plus d'importance. 4) Faire la paix. Ni l'une ni l'autre ne citeraient le nom de Martial, ni maintenant, ni dans l'avenir. Elle proposerait une mémoire commune expurgée. 5) Afin de sceller la réconciliation, Joséphine annoncerait son prochain départ. Elle demanderait à Béatrice de lui chercher un emploi, un appartement. Près d'elle. Elle terminerait sa lettre par une remarque dont Béatrice ferait ce qu'elle voudrait « j'espère que j'aurai les moyens de payer un loyer. J'ai bien peur d'être fauchée pendant un moment ». Joséphine fixait le mur tendu d'un velours bleu. Ses lèvres pâles suçotaient le capuchon du stylo. Elle ne se décidait pas à écrire les phrases si précisément prêtes. Le silence était total. Joséphine évoqua Martial. Elle essaya de l'imaginer à sa place, derrière ce même bureau, en train 142 de préparer ses cours. Sa mémoire dessina la silhouette d'un corps mince. Elle vit les vêtements, les éternels Levis de velours accompagnés de chemises Lacoste dont Martial possédait une collection délirante. Le visage échappait à Joséphine. Elle dut se concentrer pour capter les traits. Elle parvint à une esquisse mais le manque de fidélité l'effraya. Alors, elle pensa à la voix, elle voulut l'entendre dans tout ce silence si propice et ce fut un échec total. Elle réalisa qu'elle en avait oublié le timbre et que Martial était peut-être définitivement silencieux. Joséphine était anéantie. Afin de se rassurer, elle chercha la photo dans le tiroir, celle qu'elle préférait. Mourad, le serveur du bar de l'hôtel, les avait pris couchés sur la plage, près d'Alger. Le soleil brutal embrasait un ciel sans limite au-dessus d'une Méditerranée de carte postale. Joséphine renversa le tiroir : le contenu s'éparpilla sur le sol mais la photo n'y était pas. Elle se sentit prise de nausée. Ainsi, elle était incapable de reconstruire le visage de Martial sans l'aide d'une photographie ? Elle s'aperçut en même temps qu'il n'était plus aussi présent à l'intérieur de la maison. Le désespoir s'empara de Joséphine et, pour ne pas pleurer, elle bouleversa le secrétaire, à la recherche du cliché. Elle ne le trouva pas. Quand le téléphone sonna, Joséphine était exaspérée. Elle fit une boulette de la lettre à Béa et se leva, tremblante, persuadée de la méchanceté des objets. Elle cria, près de la crise de nerfs. – T'es où putain de photo ? – Bousillée la putain de photo crache Maréchal Pétain en plein dans le micro multidirectionnel haute fidélité sans lâcher la caméra qui filme le secrétaire abandonné, la lettre à Béa gros plan zoom maximum et bordel reviens dans le champ j'en ai rien à foutre de la boule de papier. 143 Maréchal Pétain broie le caméscope plastique humide d'énervement et il appuie sur le bouton du zoom à l'enfoncer et il serre les cuisses et il les serre encore de plus en plus fort tellement sur la photo Joséphine la Noire en maillot deux-pièces presque rien les deux-pièces mon papa quand j'y pense je sens que je ne me retiendrai pas et je mouillerai mon slip et ça non, non pas ça, tu' sais que je ne le veux pas mon papa et Maréchal Pétain serre les cuisses à se broyer les couilles. Bousillée, complètement bousillée feule Maréchal Pétain à l'intérieur de lui, en minuscules morceaux le Martial en maillot à côté d'elle avec ses yeux d'obsédé sexuel posés sur les cuisses de Joséphine la Noire. Mon papa pas lui pas lui il n'a pas le droit surtout lui et elle non plus n'a pas le droit bientôt elle saura je lui expliquerai tout et alors fini, terminé mon papa le cirque plus que moi elle aimera et je l'aimerai et 1'Autre Salope on la tuera ensemble. Mon papa tu voudras bien qu'on la tue ? La main de Joséphine rampa vers le téléphone. Elle était certaine qu'il s'agissait d'Alban Michaille. II téléphonait toujours le lendemain d'une soirée au restaurant. Joséphine avait décidé que le dîner de la veille serait le dernier. Elle n'accepterait plus ses invitations. Elle refuserait de lui parler. S'il le fallait, elle ne prendrait plus ses repas à la Brasserie Bourguignonne. Michaille finirait dans son lit, comme les autres mais Joséphine savait qu'elle ne supporterait ni la détresse de ses yeux bruns ni le désespoir de sa naïveté blessée. Elle mit sa main sur le téléphone comme si le contact pouvait arrêter la sonnerie. Elle continua. Joséphine se douta qu'elle capitulerait Elle s'imposa un seuil de résistance, vingt sonneries au-delà desquelles elle répondrait. Elle compta à voix haute, le regard levé vers le 144 plafond. Il lui sembla que les sonneries étaient de plus en plus espacées et elle craignit qu'elles cessent avant le nombre fatidique. Elle se dit qu'elle avait trop joué avec le feu, qu'elle ne pourrait peut-être plus revenir en arrière et briser des liens qu'elle avait noués de façon hypocrite sous prétexte d'appliquer un plan. Elle décrocha à quinze. – Allô ? – Allô ? Le silence qui suivit lui fit redouter une de ces déclarations solennelles, un peu ridicules, dont Michaille avait le secret. Elle coupa court en murmurant : – Allô ? Alban ? – Bonjour ma chérie, dit une voix inconnue. Si tu savais comme j'ai envie de te baiser ma petite pute noire. Joséphine ne raccrocha pas. Elle écouta les délires de l'homme pendant cinq bonnes minutes. Depuis quelques jours, elle écoutait tout. Elle s'était fait inscrire sur la liste rouge et pourtant toute la ville paraissait connaître son numéro de téléphone. L'homme lui dit qu'il était marié et parfaitement heureux mais qu'il n'avait jamais baisé une salope de négresse prof. ▼▼▼ Maréchal Pétain vint vers midi. Quand Joséphine le vit, elle essaya un rire complice mais il se renfrogna et dit : – Je vous pardonne, pourtant je préférerais que vous 145 n'imitiez pas ma mère. Mes tenues déclenchent toujours son rire stupide. Joséphine se le tint pour dit Elle emboîta le pas à Maréchal Pétain, un peu en retrait, comme un enfant puni. Il était vêtu d'un costume de gardien de musée, ajusté à taille. Le tissu de grossière laine bleue avait d'impeccables plis. La casquette plate, légèrement trop vaste, portait en lettres dorées la mention « gardien du château ». Maréchal Pétain empestait une eau de toilette masculine, quelque chose de très coûteux dont il avait dû s'asperger. Joséphine oublia brusquement la médiocrité de Sponge, cette vengeance à laquelle elle s'agrippait, probablement par instinct de conservation, et Béatrice, la lettre à Béatrice qu'elle ne réussissait pas à écrire. – Pourquoi vous appelez-vous encore Maréchal Pétain aujourd'hui ? cri a-t-elle. Vous manquez d'imagination ? Benjamin marchait très vite. Ses courtes jambes semblaient lancées à la poursuite l'une de l'autre. De temps en temps, il agitait la main, montrant qu'il fallait presser le pas. Il se conduisait en véritable gardien de musée respectueux des horaires. Il ne ralentit donc pas pour répondre à Joséphine mais se mit en biais, sautillant comme un chiot maladroit. – Ma réserve de noms intéressants s'épuise. Je dois me montrer économe; surtout si je meurs très tard. Il hurlait dans ses mains mises en porte-voix. Cette façon de se parler en criant alors qu'ils se suivaient était si comique que les dernières angoisses de Joséphine disparurent. Elle était sereine, heureuse de ce long week-end en tête à tête avec l'enfant. La propriété leur appartenait, ils s'apprêtaient à y faire la dînette. Elle se plierait à tous les 146 caprices de Benjamin afin de profiter au maximum de sa présence. Ils pénétrèrent à l'intérieur du château par l'entrée principale. Maréchal Pétain retira sa casquette puis s'effaça à la porte en inclinant la tête. Il entra derrière Joséphine, oublia ses bonnes manières en rabattant le portail d'un coup de pied et le ferma à clé. – Je suis prisonnière ? – À peu près oui, admit Maréchal Pétain sans sourire. Avant de déjeuner, je vous propose une visite du château. Je tiens à réparer l'impolitesse de ma mère qui n'a pas cru bon de vous inviter durant ces trois mois. Joséphine réalisa qu'en effet elle pénétrait pour là première fois dans la maison. Elle en éprouva un certain malaise, comme si elle commettait une effraction, parce qu'elle était certaine que la comtesse détesterait l'initiative de son fils. – Je préférerais ne pas visiter. En l'absence de votre mère ... Maréchal Pétain fit encore trois pas. Il pivota sur sa jambe droite, lançant l' autre dans une sorte d'arabesque brutale qui faillit heurter Joséphine. – N'oubliez pas que vous êtes mon invitée, ce qui implique de votre part un certain nombre de concessions. Son menton frémissait. Joséphine ne savait pas s'il manifestait ainsi sa colère ou s'il retenait ses larmes. Sa casquette enfoncée épousait l'arrondi du crâne. La visière cachait le regard. L'enfant semblait accumuler les bouffonneries pour tester Joséphine. Elle refusa l'affrontement. – Alors une visite rapide parce que j'ai très faim. 147 Elle émit un petit rire qui resta sans écho. Maréchal Pétain pivota encore et sa tête bascula vers l'arrière. Il commença ses explications sur le ton du guide blasé débitant son laïus. - La propriété a été édifiée par un célèbre caricaturiste à la fin du 19e siècle. Monsieur Mondrian l'a achetée il y environ une dizaine d'années. Il l'a scrupuleusement entretenue jusqu'à ce qu'il en soit dépossédé par madame Mondrian. Maréchal Pétain se tenait sur les marches de l'escalier menant à l'étage. Joséphine l'écoutait, stupéfaite de ce talent de comédien. Le hall plongé dans l'obscurité laissait deviner des murs plaqués de boiseries et un sol dallé d'un médiocre comblanchien. Une verrière sous l'escalier distribuait la lumière mais un empilement de cartons la cachait en partie. Maréchal Pétain balaya l'air d'un geste ample. – Cette magnifique bâtisse n'appartient donc à madame Mondrian qu'à l'issue d'un vol légal. – Benjamin ! L'exclamation avait échappé à Joséphine.. Maréchal Pétain ne broncha pas. Il proposa de monter à l'étage supérieur et entama l'ascension. Joséphine ne savait plus si elle devait prendre la visite comme une farce ou indiquer à l'enfant qu'il dépassait les bornes. Elle avait très peur de gâcher le week-end, de s'enfermer deux jours seule dans la maison vide. Elle était aussi subjuguée par la parodie de visite et pleine d'avidité. – Les portes donnent sur diverses pièces sans intérêt, précisait Maréchal Pétain en avançant de plus en plus vite dans un long couloir. Au fond, la chambre de monsieur Mondrian que nous ne visitons pas et en face celle de ma148 dame Mondrian, la plus intéressante par son ameublement. Nous y pénétrerons d'ici une ou deux minutes. Veuillez m'excuser un court instant. Avant que Joséphine n'ait réagi, l'enfant était entré dans la chambre de son père. Il claqua la porte. Elle demeura dans le couloir, choquée par la conduite cavalière de Benjamin. Elle s'était habituée à l'extrême correction de son langage, à sa politesse attentive quand il passait près d'elle ou qu'il lui indiquait une dalle bancale du pavage. Elle examina le couloir nappé d'une lumière crue provenant de points lumineux encastrés dans les murs. Benjamin les avait déclenchés à l'aide d'une télécommande posée sur un guéridon. Le sol était couvert en partie d'une moquette rouge, très semblable à celle d'un hôtel bas de gamme et Joséphine s'étonna de ce mauvais goût. La musique explosa à l'instant précis ou Maréchal Pétain sortait de la chambre. – La sonorisation du château est indispensable à la compréhension de la psychologie du véritable propriétaire, affirma pompeusement Maréchal Pétain. La musique hurlait. Maréchal Pétain passa devant Joséphine en lui décochant un sourire artificiel. Il cria : – Vous aimez ? Évidemment, vous aimez... Le ton était ambigu. Certitude ou reproche ? Joséphine recula jusqu'à l'embrasure de la porte de chambre de madame Mondrian afin de protéger ses tympans. Maréchal Pétain la suivit et, reprenant sa voix de guide agréé, il se précipita dans une ribambelle de précisions. – Lionel Hampton dans Stardust, accompagné du trompettiste Charles Shavers, de Tommy Todd au piano, de Lee Young à la batterie, de Willie Smith... 149 Joséphine fut prise d'un fou rire nerveux. – Pourquoi riez-vous ? demanda Maréchal Pétain en ouvrant la porte de la chambre. – Je ne ris pas... commença Joséphine. L'absurdité de sa défense décupla son rire. Elle se bâillonna la bouche pour le faire cesser quand elle vit que l'enfant était blessé. Elle voulut réparer en montrant son intérêt, dit « est-ce que la musique ne joue pas trop fort ? » mais Maréchal Pétain haussa les épaules et lui ordonna sèchement d'entrer dans la pièce. Il laissa la porte ouverte, alluma la lumière depuis l'entrée et claironna : – Vous disposez d'autant de temps que vous le désirez pour admirer la chambre de madame Mondrian. Il resta en retrait pendant que Joséphine foulait la moquette haute, allait vers le centre de la pièce en murmurant : – Je ne crois pas que nous devrions entrer dans la chambre de votre mère. Quel endroit stupéfiant, pensait Joséphine qui marchait presque sur la pointe des pieds, comme si le sol allait se dérober sous elle. C'était un mélange de décors façon comédies hollywoodiennes des années trente et maisons closes de la même époque. Tout était rose et d'une laideur volontaire. Un lit rond, immense, trônait au centre de la chambre. Des bibelots encombraient le moindre espace libre des deux commodes tarabiscotées et des tables de nuit. Benjamin surveillait les réactions de Joséphine. Quand elle se retourna, elle capta un sourire de triomphe sur le visage de Maréchal Pétain. Elle comprit qu'un des buts de la journée était de la conduire dans cette pièce. Si elle décidait maintenant de partir, Benjamin ne la retien150 drait probablement plus. Elle éprouvait un sentiment de culpabilité parce qu'elle choisissait instinctivement le camp de l'enfant, après la découverte de la chambre, et c'était précisément ce qu'avait cherché Benjamin. Là musique parvenait par bouffées puissantes quand jouait la trompette puis succédaient les rythmes lointains des solos de Lionel Hampton au xylophone, coupés parfois d'une note aigre, détachée. Joséphine revint vers l'entrée en essayant de se composer une attitude d'indifférence. Elle se faufila entre Benjamin et le mur, dit « pardon » et fut soulagée de se retrouver dans le couloir. L'enfant ferma la porte et s'y appuya. – Auparavant, madame Mondrian dormait dans la chambre de monsieur Mondrian. Après le départ du propriétaire, une interdiction formelle lui ayant été adressée d'occuper cette pièce, madame Mondrian a donc aménagé sa propre chambre que nous venons de visiter. – Qui a décidé cette interdiction ? murmura Joséphine. – Le fils de monsieur Mondrian. Benjamin Mondrian. Joséphine pensa prendre l'enfant dans ses bras. Elle fit un pas dans sa direction mais il recula. Elle se résolut alors à briser les apparences du jeu. – Benjamin, pourquoi dites-vous « madame Mondrian » et « monsieur Mondrian » ? Pourquoi pas... De quoi je me mêle bordel de Fille Noire ferme-la tu te crois dans ta classe avec tes singes savants à faire ton numéro mon papa si tu voyais les petites lèvres roses humides qui bougent près si près que j'ai envie de leur sauter dessus de les mordre ou plutôt qu'elles me sautent dessus se posent sur les miennes et elle ferme les yeux et elles s'entrouvrent et je sens quelque chose entre les 151 miennes bordel mon papa pourquoi elle ne se sert de ses lèvres que pour parler dire des conneries. – Comment voudriez-vous que le. gardien nomme les propriétaires des lieux ? L'enfant avait ôté la casquette. Il s'était lui-même approché de Joséphine et attendait sa réponse. Elle distingua la bouche entrouverte, humide d'un peu de salive qui surgissait et la teinte polie des yeux revivifiée par un désir qui la suppliait d'utiliser les mots. Joséphine eut peur de se tromper. Elle se rendit compte aussi qu'elle serait peut-être incapable de prononcer « maman et papa » sans éclater de rire. – Vous constatez donc, conclut Maréchal Pétain, que l'emploi d'un nom n'est pas une chose si simple qu'on le croit généralement. Peu importe : La visite du château est terminée et je vous invite à passer à table. ▼▼▼ Le repas fut très détendu. La table était dressée dans la cuisine et non dans l'imposante salle à manger que Maréchal Pétain montra rapidement. Joséphine s'étonna de 1'absence de la femme de ménage. Elle l'apercevait parfois depuis la fenêtre de la maison, quand elle arrivait par l'allée cavalière. – Elle ne travaille pas en fin de semaine, répliqua l'enfant. D'ailleurs, si madame Mondrian l'avait appelée, je l'aurais renvoyée chez elle. 152 Une porcelaine somptueuse était disposée sur la table. Les verres étaient de cristal mais l'argenterie manquait d'éclat. Maréchal Pétain refusa l'aide de Joséphine. Il l'installa en tirant sa chaise et se comporta en parfait maître de maison. Son aisance était naturelle. Joséphine eut tout loisir de détailler le mobilier une cuisine moderne d'un bois médiocre pendant que Maréchal Pétain s'affairait. Il servit des plats délicieux provenant d'un traiteur et versa du champagne. Un Perrier-Jouet 1981 dont le luxe de la bouteille peinte éblouit Joséphine. Comme elle s'émerveillait qu'un tel repas soit composé par un enfant, il déclara avec une gravité comique « qu'il serait mort de faim depuis longtemps s'il n'avait pas appris à se débrouiller ». Joséphine mangea de bon appétit. Elle but beaucoup alors qu'elle croyait ne pas aimer le champagne. Maréchal Pétain toucha à peine à la nourriture et se contenta d'eau. Il parlait sans cesse, comme si le silence le terrorisait. Pendant les rares instants où il reprenait son souffle (cherchait un sujet de conversation ?) ils entendaient le formidable vide du château, avec l'impression que tous ces artifices - le repas, les mots - allaient voler en éclat et les laisser face à face. Il vint soudain à l'esprit de Joséphine qu'elle n'avait vu nulle part de portraits d'Irène Mondrian. Elle en fit la remarque. – Je les ai fait enlever, précisa simplement Maréchal Pétain. – Pourquoi ? Il tendait un plat d'argent sur lequel s'enroulaient de fines lamelles de poissons marinés et l'invitait à se servir. – Madame Mondrian rit sur les photographies. Il s'en tint là de ses explications. La conversation dévia 153 vers la banalité de la vie à Sponge. Maréchal Pétain demanda quel était l'emploi du temps de Joséphine, hors du château. Chaque fois qu'elle évoquait un habitant de la ville, il apportait des précisions. – Comment connaissez-vous toutes ces personnes ? Vous sortez si rarement... à part quelques brèves visites au collège : Elle avait souri mais elle s'aperçut aussitôt à quel point il était déplacé de citer le collège. Joséphine plissa les lèvres en signe de mécontentement. Maréchal Pétain ne releva pas la bassesse qu'il y avait à rappeler son statut de collégien. – Une grande partie de cette ville a défilé au château, expliqua-t-il tranquillement. J'ai filmé ces allées et venues... J'aime filmer les gens. Après le repas, je vous montrerai un aperçu de mes talents de cinéaste. Maréchal Pétain mordilla un filet de truite de mer puis le reposa en grimaçant de dégoût. Il se contenta de manger le minuscule toast grillé qui l'accompagnait. Joséphine entendit le craquement de la nourriture. Elle se laissa aller contre le dossier de la chaise et but entièrement son verre de champagne. Elle ressentait un grand bonheur à être en compagnie de Maréchal Pétain. À le regarder la servir. Bientôt, elle dut admettre qu'il lui faisait la cour. Elle n'en fut pas gênée. Au contraire, sa béatitude augmenta. Elle se remémora les heures délicieuses de son enfance quand son père jouait à la dînette avec elle. Il acceptait d'être son esclave « pour de rire » et ils chassaient sa mère si elle s'avisait de vouloir entrer dans le jeu. 154 __________ QUATORZE __________ Joséphine accepta de se rendre dans la chambre de Maréchal Pétain. La curiosité la poussait davantage que l'intérêt pour les vidéos promises par l'enfant. Elle attribua au champagne son manque de volonté. Elle suivit Benjamin en marchant aussi vite que possible mais il gravit les escaliers des étages en courant. Elle fut distancée et se retrouva seule pendant quelques secondes. Elle s'arrêta, un peu ivre, se pencha sur le trou noir des marches, jusqu'aux caves. Elle pouffa d'un rire étonné. L'impression d'être un enfant impliqué dans un jeu continuait. Maréchal Pétain surgit brusquement à ses côtés. Malgré sa frayeur, elle remarqua son essoufflement. – Que faites-vous ? cri a-t-il d'une voix faussée. Son visage était rigide de colère. Il vit l'effroi de Joséphine et s'amadoua. – J'avais très peur que vous ne soyez partie. Dépêchons, j'ai tant de choses à montrer Bordel mon papa elle a failli se tirer Joséphine la Noire songe à foutre le camp mais pas question non pas question après tout le tralala du repas un banquet mon papa où je me suis cassé les couilles à la servir comme un loufiat non 155 mais qu'est-ce qu'elle croit la Noire hein mon papa qu'estce qu'elle croit, jure-moi qu'elle ne s'en ira pas jure-le-moi, fais quelque chose bordel de merde tu ne fais jamais rien pour moi. La chambre de Maréchal Pétain irradiait d'une lumière qui perforait la nuit du grenier. Joséphine découvrit d'abord cette blancheur de métal en fusion. Elle s'échappait au-dessus de la pièce sans plafond, montait jusqu'aux poutres du toit. La chambre paraissait suspendue à une clarté céleste. Joséphine eut l'impression d'avancer vers une île. Quand elle entra, elle fut éblouie par les projecteurs. Elle s'habitua. Elle ne savait pas si elle pouvait se déplacer, regarder et faire des commentaires ou si elle devait attendre un ordre de Maréchal Pétain. – J'ai une ou deux minutes de préparatifs, indiqua-t-il en se débarrassant de sa veste de gardien. Joséphine considéra sa remarque comme une invite à se déplacer. Elle aurait aimé aussi se dévêtir car la chaleur était insupportable. Elle fit le tour de la chambre lentement, du pas d'un amateur de musée. La quincaillerie audio-visuelle ne l'impressionna pas. Par contre, elle demeura en admiration devant les rangées des volumes de la Série Noire. Elle en toucha plusieurs, caressa les dos d'un index hésitant. L'ordre était strict. L'alignement impeccable. Les reliures intactes. Joséphine s'aperçut que Maréchal Pétain la surveillait. – Je peux feuilleter ? dit-elle craintivement. – Non ! décréta Maréchal Pétain. J'ai eu beaucoup de mal à les ranger. Joséphine retira son doigt. Elle s'adossa à la bibliothèque, lorgna Maréchal Pétain avec désinvolture. 156 – Vous lisez des Série Noire ? – Je les ai toutes lues. Elles appartiennent à mon père.II a commencé d'acheter les romans de la Série Noire au numéro 39 et son dernier volume a été le numéro 1419, Fais-moi mourir. Son préféré était Razzia sur la chnouf d'Auguste Le Breton, numéro 193, couverture cartonnée, 229 pages et lexique à la fin. Je l'ai appris entièrement par cœur. Maréchal Pétain avait abandonné ses rangements. II fixait à son tour Joséphine en copiant sa désinvolture et même sa position contre la bibliothèque. Il la mettait au défi de poser de nouvelles questions et, de fait, elle se trouva acculée au silence. – Venez, c'est prêt, conclut Maréchal Pétain. Deux fauteuils de velours rouge étaient disposés devant les écrans de télévision. II pria Joséphine de s'installer et prit place dans l'autre. Elle avait des bouffées de chaleur, comme si elle était prise en faute. Elle ne pouvait même pas enlever le pull trop épais qu'elle avait enfilé directement sur la peau. Un des écrans s'alluma. Un carton annonce écrit de lettre au feutre s'immobilisa. Vidéo numéro 1 : ma mère à l'époque de mon papa. Joséphine se tourna vivement vers Maréchal Pétain. II était recroquevillé dans son fauteuil, les jambes cassées sous lui. Rien ne semblait vivre dans ce corps mannequin. Joséphine aurait pu tendre la main, le toucher, mais elle n'osait pas. – Benjamin ? Devant le silence, elle tenta le ridicule. – Maréchal Pétain ? 157 Cela ne servit à rien. Le carton demeurait sur l'écran, agité des soubresauts d'un cameraman maladroit. II resta si longtemps, sans autre bruit que le bourdonnement d'un projecteur déréglé que Joséphine espéra une banale plaisanterie d'enfant. Maréchal Pétain jouait à celui qui ne broncherait pas le premier et son immobilité d'homme mort faisait partie du jeu. Mais le son vint. D'abord des mots brouillés sur un écran noir. Puis un dialogue plus clair rejoint presque aussitôt par les images. Une femme assise dans un voltaire prenait un café en compagnie d'un homme. On distinguait mal les personnages, filmés en plongée. Joséphine réalisa cependant qu'elle voyait Irène Mondrian pour la première fois. Au début, elle ne comprit pas que la scène se déroulait chez elle parce qu'elle prêtait toute son attention à la mère de Benjamin. L' image défila vite. L'enfant zappait. Quant elle reprit une vitesse normale, Joséphine découvrit enfin qu'elle regardait sa propre chambre et son propre lit sur lequel Irène Mondrian faisait l'amour avec l'homme. Elle fut d'abord davantage choquée par cette appropriation des lieux que par les images. Puis l'horreur la pétrifia. Elle entendit murmurer Maréchal Pétain mais elle avait trop de honte pour tourner la tête. Le murmure grossit et l'enfant se mit à répéter la même phrase, de plus en plus fort, jusqu'à couvrir les halètements et les cris de plaisir de sa mère. – Marc Boisserie, conseiller municipal, chef du service exportation à l'usine. L'enfant zappa. Irène Mondrian réapparut devant le château. Elle accueillait un autre homme, plus jeune. Joséphine reconnut le garagiste parce qu'il sortait d'une Traction Avant, modèle 1951. – François Rindelu, concessionnaire Citroën, psalmodia 158 Maréchal Pétain. Joséphine se leva. – Asseyez-vous ! hurla l'enfant. Bordel de merde mon papa, dis-lui de s'asseoir ou ou ou... Maréchal Pétain hurlait en regardant l'écran. Il était toujours parfaitement immobile sauf son index sautant d'une touche à l'autre sur la télécommande. Joséphine n'avait plus peur, ni même honte. Elle reprit sa place, avec une sorte de soulagement, comme si au fond elle s'était attendue à ce qui arrivait. Elle était maintenant prête à boire le calice jusqu'à la lie. D'autres images défilèrent. D'autres hommes. Joséphine identifia un professeur du collège, quelques habitués de la Brasserie Bourguignonne, le percepteur dont la fille était dans une de ses classes de troisième. Les images étaient toujours les mêmes. Corps nus enlacés sur son lit. L'enfant déclinait les noms. Passait à la séquence suivante et zappait les préliminaires. Joséphine se doutait qu'elle assisterait au défilement complet de la vidéo et elle attendit la fin en essayant de regarder sans voir. Elle imaginait ce qu'elle dirait à Benjamin ou ce qu'elle ferait. Elle ne trouvait rien, ni paroles ni gestes décents. Elle décida, quand ce serait terminé, de partir sans un mot. Un deuxième écran s'alluma. Irène Mondrian y apparut aussi et elle apparut encore sur le troisième écran quand Maréchal Pétain en fit gicler l'image. Le maelstrom des corps enlacés ahurissait Joséphine. Par contre, l'enfant semblait se détendre. Il ne récitait plus les noms. Il s'installa même confortablement dans le fauteuil et Joséphine vit qu'il ne regardait pas les écrans mais bien au dessus, comme s'il fouillait le grenier, au-delà de la lumière des 159 projecteurs. Il arrêta simultanément les images. Des lignes d'un rouge violent zébrèrent un des écrans. Maréchal Pétain dit « saloperie de Toshiba ». Quand il se tourna vers Joséphine, son visage arbora une expression admirative avec un début de sourire et elle se demanda à quoi elle devait cette estime. Elle fit ce qu'elle avait décidé : elle garda le silence, s'étira puis se prépara à partir en montrant l'indifférence polie d'un invité ayant subi une banale séance vidéo d'après repas. – Je vous ai aussi filmée, annonça froidement Maréchal Pétain. Il guettait comment elle accuserait le choc. Joséphine interpréta alors le sourire admiratif. L'enfant était soufflé qu'elle ait supporté les images sans un mot. Puisque son indifférence était sa meilleure arme, elle continua d'en user malgré l'envie qu'elle avait de le gifler. – Vous aimeriez vous regarder ? proposa Maréchal Pétain. Joséphine haussa les épaules. Elle consulta sa montre. – Il est tard et l'après-midi est fichu. Pourquoi pas après-tout. Le sourire de Maréchal Pétain disparut. Une expression inquiète le remplaça. – Cela vous déplaira. J'ai tout filmé. Je filme depuis le grenier, au-dessus de votre tête, par des ouvertures maquillées et invisibles d'en bas. Joséphine avait les bras plaqués au corps. Ses mains surtout l'embarrassaient. Elle se composa un sourire hautain dont elle protégea la fragilité en se tournant vers les écrans de télévision. 160 – La maison du gardien servait de maison de rendezvous à ma mère quand mon père habitait au château. Il m'a fallu beaucoup de travail pour aménager le grenier. Les ongles de Joséphine martelèrent les accoudoirs du fauteuil. Comme le silence s'allongeait, elle lorgna l'enfant et constata qu'il suivait le battement des doigts. Il parut gêné, se leva, plaça une nouvelle cassette dans un des magnétoscopes puis disparut derrière les fauteuils. Elle l'entendit s'étendre sur le lit. Elle resta assise, attendant l'image. Joséphine la Noire n'est pas partie mon papa jubile Maréchal Pétain elle a tout regardé tout vu de l'Autre Salope aux cuisses grandes ouvertes quand ils la lèchent et qu'elle les lèche, tout sans une plainte. Je n'ose pas appuyer sur la télécommande mon papa quitte ou double je joue elle fout le camp en se voyant ou alors elle regarde jusqu'à la fin et je gagne mon papa et je gagne le gros lot elle vit ici au château avec moi, avec toi, je tue l'Autre Salope mon papa et à nous la grande vie. Joséphine vit Constance Bellot qui la caressait. Des hommes qui lui faisaient l'amour. Elle ne se sentit pas concernée. C'était ni plus ni moins qu'un de ces films de fin de nuit à la télévision. – Je sais pourquoi vous faites ça, dit la voix de l'enfant dans son dos. – Pourquoi je fais quoi ? – J'ai lu les lettres à Béa. Je les ai même recopiées.J'ai lu votre agenda. Vous aimiez Martial Curtil, le professeur que vous remplacez et vous le vengez. Magnifique Noire, vas-y, écrabouille tous ces salauds qui baisent l'Autre Salope ne t'arrête pas surtout pas baise161 les baise-les baise la ville entière et abandonne-les avec leur queue pourrie et inutile. Maréchal Pétain avait mouillé ses cuisses. La tache ne se voyait pas dans le bleu sombre du pantalon. Il parvint à articuler : – Je ne vous en veux pas. II ne put continuer à mentir. II lui en voulait d'aimer ce type mais s'expliquer était trop dangereux. Il lui en voulait aussi de livrer son corps aux hommes même si la vengeance était magnifique. II crevait de jalousie. – Vous avez filmé Martial ? demanda Joséphine. J'espère que vous avez filmé Martial parce que les photos ne me suffiront pas. Je suis prête à payer très cher cette cassette. Je veux le voir bouger, l'entendre parler. Vous le comprenez ? Maréchal Pétain s'étrangla de terreur. Il toussa afin de décoller sa langue asséchée. Joséphine regardait toujours les images montrant une femme noire nouée aux corps blêmes. Elle répéta : – Si vous avez filmé Martial Curtil, je vous en supplie donnez-moi la cassette. – Non, dit Maréchal Pétain, non je ne l'ai jamais filmé. C'est un homme et les hommes ne m'intéressent pas. ▼▼▼ Joséphine ne dormait pas. Il lui semblait qu'elle ne dormirait plus jamais. Elle avait bu une tisane, avalé un 162 Témesta, mais elle se retournait dans son lit. Chaque fois qu'elle allumait la lumière, elle scrutait le plafond. Elle ne découvrait pas l'œil qui s'y camouflait, sans doute parce que la hauteur était trop importante. Elle écoutait la respiration de la maison. Une maison qui lui faisait horreur. Elle écoutait la pièce d'à côté où dormait l'enfant. Il n'en provenait aucun bruit et c'était peutêtre ce silence qui maintenait Joséphine éveillée. Elle somnola un peu, du moins elle le crut. Quand elle se réveilla, elle s'aperçut qu'elle avait tiré la couverture sur sa tête. Elle la repoussa et entendit aussitôt la respiration de l'enfant à côté du lit. Elle tressaillit et pressa l'interrupteur d'une des appliques. Un halo de lumière pâle éclaira Maréchal Pétain. Il était debout près de la tête du lit, grotesque dans la veste du pyjama de Martial qui lui arrivait aux genoux. Il avait refusé de mettre le pantalon. – Viens, dit Joséphine en écartant la couverture. Elle était entièrement nue mais l'enfant parut ne pas remarquer cette nudité. Il entra pourtant dans le lit avec une réticence craintive, comme s'il craignait d'être rabroué au dernier moment. Il se serra contre Joséphine, enlaça sa taille. Elle éteignit la lumière afin qu'il ne voie pas la grimace de dégoût que provoquait la moiteur de la main sur son ventre. Elle laissa la main descendre vers ses cuisses, chercher, puis se poser sur son sexe. L'enfant s'endormit très vite et Joséphine fit de même. Plus tard dans la nuit, elle se réveilla encore. Elle s'efforça de ne pas bouger. Maréchal Pétain était bouillant. Elle alluma l'applique et le regarda dormir. Il souriait. Elle l'entendit rêver et se pencha doucement pour capter les mots sans le réveiller. C'était impossible. Le sourire grandit sur le visage de l'enfant et il se mit à ronfler. 163 164 __________ QUINZE __________ Il faisait un froid sec pour le bal de fin d'année. Plus tard, Joséphine ne se rappellerait que cette impression d'avoir été frigorifiée. Sa robe d'un jaune éblouissant livra ses épaules nues à la convergence des regards quand elle pénétra dans la salle des fêtes. Joséphine était pratiquement la seule femme non accompagnée. Évidemment, ses filles de troisième ne l'étaient pas davantage mais elle se voyait mal s'avançant vers le groupe excité. Elle s'installa bravement à une table, commanda une boisson quelconque et aperçut Alban Michaille se frayant un passage vers elle. Pendant qu'elle suivait sa progression, Joséphine pensa aux cartons qu'elle avait préparés pendant la journée. Elle était épuisée. Il lui restait peu de chose à emballer. Elle n'avait aucune envie d'être là et même plus de réelles raisons. Elle affrontait l'hostilité d'une ville rassemblée pour le rite du bal annuel alors qu'elle en était déjà mentalement partie. Tous ces gens lui étaient maintenant indifférents. La haine qui l'avait conduite à Sponge était lointaine et dérisoire. Elle éprouvait de la difficulté à se remémorer le visage de Martial et le son de sa voix était définitivement perdue. Ainsi, elle n'agissait plus que par fidélité à ses propres promesses, 165 comme un enfant têtu. Alban Michaille avait signé le texte du Conseil d'administration condamnant Martial et demandant son renvoi. Il paierait. Joséphine s'ancrait dans cette ultime fidélité. Elle n'était pas dupe. Elle agissait avec l'acharnement du général propulsant ses dernières troupes dans la débâcle alors qu'il est sûr d'un fiasco encore plus grand. – Vous dansez Joséphine ? dit Alban. Elle refusa de le regarder. Si elle le faisait, elle se jetterait dans ses bras. Elle bougea la tête, murmura plusieurs « non, non » et quitta vite la table. Elle se dirigea vers le groupe de professeurs qui entourait De Maddé. – Vous dansez monsieur De Maddé ? Quand il accepta et qu'il l'enlaça, elle l'entendit dire lors de leur première rencontre « De Maddé en deux mots, bien sûr ». Elle fut prise d'une envie de pleurer qu'elle étouffa en enfouissant sa tête dans le creux de l'épaule maigre. De Maddé resserra son étreinte et elle sentit son sexe dur contre son ventre. Joséphine dansa toute la soirée avec De Maddé. Vers minuit, elle interrompit un tango, s'écarta légèrement de De Maddé et lui dit : – C'est maintenant ou jamais. Venez, allons chez moi. Ils quittèrent le bal au moment ou la musique s'arrêtait Joséphine obligea De Maddé à traverser la salle dans toute sa longueur, sous prétexte de récupérer un châle. 166 __________ SEIZE __________ Bison Futé visionne la cassette vidéo consacrée à Martial. Il n'y jette qu'un coup d'œil de temps en temps, zappant là où il faut. Entre les séquences, il lit la lettre de Joséphine à Béa. Il a eu le temps, pendant le bal, d'ouvrir l'enveloppe à la vapeur et de remplacer l'unique feuillet par une page vierge. Ma chère Béa, Je prends le train demain. J'ignore encore ma destination, d'ailleurs je n'ai pas de destination. J'ai écrit ma lettre de démission, fait mes valises et mis la Honda en consigne à la gare. La seule ville interdite est Montpellier : mon père en mourrait. Il en mourra probablement de toute façon et si tu ricanes en lisant ça, tu n'es qu'une conne. Sur l'écran, Martial fait l'amour avec Irène Mondrian. Il y met une ardeur incroyable, prononce des mots d'amour convaincus. Irène Mondrian fixe le plafond de la chambre. Ne m'attends pas. J'ai changé mes projets. Je n'irai pas non plus te retrouver en Bretagne. Martial m'aimait cette certitude est à peu près tout ce qui me reste. Je ne possède plus assez de force pour croiser jour après jour ton regard 167 dubitatif. Je pense à l'étranger. L'Algérie peut-être ou un autre pays francophone qui accepterait mes diplômes sans se soucier de mes antécédents « de carrière ». Je ne t'écrirai plus. Je ne te donnerai pas mon adresse. Oublie-moi. Martial embrasse la fille de là classe de troisième. Caresse longuement son corps d'adolescente aux formes encore floues. Elle se pend à son cou, guide sa main sous le pull. Bison Futé replie la lettre à Béa. Il la range entre les pages du Série Noire Les spaghettis par la racine qu'il tente vainement d'apprendre par cœur. Quand Martial déshabille la fille, il zappe. Le passage le dégoûte. La fille rugit de plaisir ou éclate de rires niais. Bison Futé a trop zappé. Zappe en arrière. II s'arrête à l'endroit précis de la bande où Martial monte sur la chaise et installe la corde. Bison Futé commande le visionnement image par image. II a vu le film des dizaines de fois et il sait que la peur s'installe quand Martial passe la corde à travers le trou d'une des poutres. La peur qu'il réfléchisse et ne le fasse pas. À partir du nombre 8300 inscrit au compteur du magnétoscope, Bison Futé et mon papa encouragent toujours Martial à continuer, vas-y, n'aie pas la trouille, serre bien le nœud que la corde ne pète pas, vérifie que tes pieds ne toucheront plus le sol quand tu renverseras la chaise, ça serait trop con de rater pour une question de centimètres, courage tu ne sentiras rien pense à autre chose quand tu es dans les bras de l'Autre Salope par exemple. Martial se pend comme Bison Futé et mon papa lui conseillent de le faire et c'est un grand soulagement, peutêtre même un court instant de bonheur absolu. Mais cette 168 fois, Bison Futé arrête l'image avant la mort de Martial. Il ne désire pas voir la suite. Il s'étonne un peu de ce manque d'intérêt mais retire cependant la cassette et la range dans son étui. Il le place à côté de celui qui contient Joséphine la Noire. Il s'habille avec soin. Des habits ordinaires. Un jean's, une chemise blanche, un pull à sa taille. Il enfile une paire d'Adidas neuve que l'Autre a achetée et qu'il n'a pas encore eu le temps de descendre à la cave. Bison Futé veut peigner ses cheveux longs mais ils sont trop sales et emmêlés pour qu'il y parvienne. Il abandonne, contrarié. Il est tard, Joséphine a dit « viens à dix heures » et il doit se dépêcher. Bison Futé enfile une parka noire, remontée de la cave, et il se montre satisfait d'y découvrir deux grandes poches dans lesquelles il enfouit les deux cassettes vidéo. Quand il apparaît devant le château, la neige tombe à nouveau. Depuis longtemps sans doute car il découvre les traces de pneus de la Golf de sa mère. Elle est rentrée à l'aube. Elle a pris des somnifères et dormira longtemps : Bison Futé marche lentement jusqu'à la maison du gardien. L'allée cavalière, le parc et les marronniers forment un décor inattendu. Il lève la tête, surpris par la hauteur des arbres et par les cris aigus des corneilles. Il ressent la joie d'un propriétaire découvrant un domaine qu'il vient d'acquérir. II s'arrête un instant afin de jouir de cette nouvelle sensation. Il entend alors le ronflement du moteur du taxi. Un violent désespoir· le submerge. Joséphine la Noire s'en va. Son désespoir est délicieux. Dans dix minutes, elle sera partie et il aura la maison du gardien pour lui seul. Il s'y installera. Vivra indéfiniment avec Joséphine la Noire, le souvenir de Joséphine la Noire et de cette merveilleuse nuit. Peut-être que mon papa viendra les rejoindre. 169 Quand Bison Futé aperçoit Joséphine près du taxi, il émet un grognement satisfait. Elle n'a jamais été aussi belle. Elle est vêtue d'habits coûteux, bien coupés. Elle est l'image de la femme idéale. Bison Futé lui sait gré de cette ultime vision d'une beauté parfaite. – Adieu Benjamin, dit Joséphine. – Adieu. Joséphine ne se penche pas pour embrasser Benjamin et Bison Futé ne bouge pas davantage. – Je sais que tu as une cassette vidéo sur Martial, dit Joséphine. Tu as filmé tous les habitants de cette maison, n'est-ce pas ? J'aurai beaucoup de mal à vivre sans ces images. – Vous l'aimiez tellement ? questionne Bison Futé. Joséphine prend la mallette posée dans la neige. Son regard erre sur la maison puis revient sur Bison Futé. – Oui, je l'aimais, mais ça n'a plus d'importance. Elle ouvre la portière du taxi. Bison Futé crie « attendez ». Il fouille ses poches. Prend la cassette du film, celle qui montre Joséphine. Il vient de décider qu'il détruira l'autre. Il tend le boîtier vidéo. Il s'en fiche, il a réalisé une dizaine de copies de la cassette où il y a Joséphine. – J'ai menti. Oui, j'ai filmé Martial Curtil. Voici la cassette. Joséphine claque la portière, sans remercier. Elle baisse la vitre. Quand le taxi démarre, Bison Futé entend sa voix une dernière fois. Joséphine dit « adieu Benjamin ». ▼▼▼ 170 Benjamin est dans la maison de Joséphine. Installé derrière le secrétaire. Il termine une lettre à Béa. Il la relit, ajoute les accents oubliés sur « chère » et « Béa » et cachète l'enveloppe. Son bonheur est indescriptible. Il n’imaginait pas qu'une vie puisse procurer une telle extase. Il se lève, place la cassette dans le magnétoscope, appuie sur le bouton lecture. Bruit de la moto et du vent. Joséphine la Noire apparaît en débardeur rouge devant le château. _______________ FIN _______________ 171 172