Politique et Religion en Italie

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Politique et Religion en Italie
Social Compass, XXIII,
1976/2-3,
101-105
Politique et Religion en Italie :
hypothèses d’interprétation
L’unification politique de 1’Italie a ete r<alis<e
par 1’action et l’im,
du Royaume du Piemont, porteur des interets du capitalisme
dans le nord du pays. Entame aux environs de 1850, le processus
d’unification s’acheva en 1870, lors de 1’entree des troupes italiennes
dans la ville de Rome. Cet evenement marqua le point de depart d’un
retrait des catholiques italiens de la vie politique qui dura jusqu’A la
veille de la premiere guerre mondiale.
Le capitalisme industriel italien, relativement faible, ne parvint a ins
tégrer 1’ensemble du pays qu’en laissant subsister des secteurs de pyroduction de mode precapitaliste, notamment dans le sud du pays. La
coexistence qui en resulta s’exprima sur le plan politique par 1’alliance
entre industriels du nord et qrands propri6taires fonciers du sud. Cette
alliance aboutit a des formes de developpement separe entre les regions
du pays. L’articulation de ces modes de production differents et 1’alliance dont nous parlons dans la gestion du pays conduisit, par ses
contradictions, a transformer 1’Etat liberal en un Etat fasciste (voir
1’article d’A. Nesti). C’est encore ce caractere mixte de 1’economie italienne avec ses consequences sur la gestion du pouvoir, sur 1’organisa~
tion de 1’Etat et sur les comportements qui conduisent a caract6riser la
situation italienne par les termes de capitalisme dynastique (voir 1’article
de F. Ferrarotti).
L’integration de l’Italie au marche capitaliste europeen et mondial apr~s
la guerre de 1940-45 est a l’origine du « miracle italien » qui se manifesta surtout dans la production industrielle de biens de consommation
durables a des prix competitifs sur le marche mondial. Ces prix s’expliquent par des salaires relativement bas, un marche du travail duegrad6 (travail noir ou a domicile, travail de femmes et de mineurs).
Mais le « miracle italien » a provoque des changements sociaux radicaux (voir 1’article de F. Ferrarotti) : la structure sociale s’est modifiee
par 1’accroissement du nombre des travailleurs de l’industrie et des
services, par une forte mobilite sociale, une augmentation du niveau
de vie et la creation de besoins en rapport avec le developpement de
1’industrie (1’automobile, par exemple), une croissance de la scolarisation.
L’ensemble de ces changements ont etc plus ou moins mal gérés par
une coalition de partis politiques au sein de laquelle la Democratie
Chretienne garde la direction depuis une trentaine d’annees (voir 1’article de M.I. Macioti). Ce parti centriste et interclassiste au nom de
son id~ologie religieuse associe, autour de la bourgeoisie, des classes
pulsion
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sociales aux interets divergeants. Il rallie aussi le paysannat que laisse
subsister le capitalisme et dont 1’ethos correspondant a ses conditions
de vie rapproche de 1’ideologie sociale de 1’Eglise catholique et, par 1~,
de la Democratie Chretienne (voir l’analyse de la « civilisation paysanne » du nord de l’Italie dans 1’article de G. Guizzardi). Quant a
la petite bourgeoisie moderne, dont on connait la fluctuation des positions politiques, elle se stabilise autour des partis du centre. Elle manifeste certains signes de modification dont la sympathie pour le movement des « Chretiens pour le socialisme » temoigne (voir 1’article de
G. Milanesi).
La Democratie Chretienne a vu son emprise sur la vie politique pitalienne s’eroder progressivement. Se maintenant au pouvoir par le biais
de la reproduction de son emprise, elle a vu son ideologie de plus en
plus coupee du contexte social reel. Sans legitimation sociale reelle
(comme le referendum sur le divorce 1’a montre ) , mais aussi a la suite
de reformes ratees ou inappliquees ainsi que d’abus caracterises dans
la gestion, le pouvoir democrate chretien est apparu de plus en plus
arbitraire (voir 1’article de R. Carbonaro sur 1’evolution de 1’electorat) .
L’Italie est aujourd’hui confrontee a une crise economique et politique
considerable. Elle est surtout 1’expression de la crise de l’actuel bloc
au pouvoir. Une analyse approfondie des determinants de la crise morntrerait sans doute qu’il s’agit d’une crise d’un modele de developpe.ment capitaliste proche de celle que connaissent les pays du timersmonde et que 1’explication est a rechercher dans le mode d’integration
du capitalisme italien dans le capitalisme mondial.
Mais il faut parler aussi de crise de 1’ideologie religieuse. Celle-ci,
en raison de la complexite de la formation sociale italienne et du role
specifique qu’y joue 1’institution religieuse, a assure jusqu’ici une fonction essentielle dans le travail de cimentage des interets divergeants au
nom de la foi chretienne. Cette ideologie, qui 16gitime objectivement
le dc-veloppement capitaliste tout en y introduisant des revendications
sociales, est restee figee. Appropriee par un seul parti polarise sur les
probl~mes de la gestion et du controle du pouvoir, elle n’apporte plus
d’elements suffisant de legitimation a ceux qui s’y referent. D’ou un
abandon en faveur d’expressions laiques de la politique et les « fuites »
ideologiques vers la gauche qui se manifestent tant dans les regions
centre et du nord du pays que dans les regions rurales
les
articles de G. Milanesi et de R. Cipriani). Meme
(voir
1’ethos paysan ne semble plus pouvoir s’articuler sur la doctrine sociale
chretienne, en raison des changements que connait le paysannat a la
suite de l’introduction progressive des modes de production capitaliste
dans l’agriculture (voir l’article de G. Guizzardi). A ceci s’ajoute la
difficulte grandissante pour 1’Eglise a fonctionner comme courroie de
transmission de 1’ideologie democrate chretienne du a sa propre crise
ideologique et a l’affaiblissement de son syst~me d’emprise lie, entre
autres, au fort mouvement de populations (migrations) et aux changesments considerables de la structure sociale. Une tentative recente de
recuperation d’influence est illustree par le mouvement « Comunione e
industrielles du
du midi
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Liberazione » (voir l’article de R. Cavallaro). L’ideologie de ce mouvement rassemble des themes eclectiques ou convergent anticapitalisme
et anticommunisme au nom de la liberte, de 1’experience de la foi, du
« sujet populaire » chretien. du « dialogue » avec 1’autorite. Sur le plan
politique, ce mouvement aboutit a un appui ferme a la Democratie Chretienne.
Mais la crise de 1’actuel bloc au pouvoir est aussi a rechercher dans
1’existence d’une classe ouvriere unie et organisee ( malgre les tentatives de
rupture pratiquees dans le passe par les syndicats d’inspiration chretienne et
anti-communiste) qui, a la difference de ce qui s’est pass6 dans les pays
du nord de 1’Europe, a ete exclue ou n’a jamais accepte jusqu’A present
la participation a la gestion du pouvoir (sauf durant une courte periode
apres la guerre). 11 importe de souligner ici la strategie du Parti Com.muniste vis-awis de l’Eglise et des catholiques (voir 1’article de G. Riccamboni). La strat6gie du Parti Communiste Italien se fonde sur les analyses d’un de ses theoriciens les plus prestigieux, A. Gramsci et elle est
fondamentale pour comprendre la position actuelle de ce parti. Cette
strategic tient compte de 1’obedience catholique d’une partie des masses
populaires, ouvri~res et rurales, ainsi que du role de l’institution religieuse
dans la vie publique italienne. Son but est de preparer I’arriv6e au pouvoir
du Parti Communiste en tenant compte de ces elements. C’est ce qui
a ete exprime dans la formule du «
compromis historique », en partie
depasse aujourd’hui (voir 1’analyse qu’en fait 1’article de G. Riccamboni).
Ce qui precede nous permet a present de faire quelques hypotheses
sur les processus de changement a 1’oeuvre dans le champ religieux dans
la formation sociale italienne actuelle.
L’articulation du capitalisme sur les modes de production pre-capitalistes et la reproduction de formes transitoires expliquent la persistence
de rapports religieux a l’univers naturel et social tels qu’ils sont decrits
par R. Cipriani. Par ailleurs, les pratiques « festives » et leur modification, telles que les apprehende L. Mazzacane, sont symptomatiques
des effets de la penetration du capitalisme dans la structure de classe
propre au sud du pays.
En outre, 1’integration progressive de secteurs nouveaux dans 1’economie a pour effet le developpement numerique de la classe ouvriere,
la constitution rapide d’une classe intermédiaire de techniciens, 1’velargissement d’une classe moyenne travaillant dans les services et qui
perd de plus en plus son caractere d’independants et enfin un processus
de proletarisation de la classe rurale. Or, a part certaines differences
regionales dues a des phénomènes socio-poiltiques historiques, ce sont
ces deux derniers groupes qui formaient le gros de la base sociale de
la Democratie Chretienne (voir 1’article de R. Carbonaro), et le public
de I’Eglise comme institution. Sur le plan des comportements religieux,
cela se traduit par des changements qualitatifs importants, mais relativement lents. Cela se manifeste aussi par une perte de credibilite de
l’institution religieuse, qui n’a plus la meme efficacite dans 1’orientation
des comportements ethiques. Enfin sur le plan politique, c’est 1’erosion
lente de la D.C. qui en est la manifestation la plus evidente.
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On voit donc comment le changement apport6 dans les rapports de
a des effets politiques et culturels. Sans doute une serie
de facteurs interviennent qui rendent le processus plus complexe qu’il
ne pourrait apparaitre a premiere vue, mais ils s’expliquent par 1’auto.nomie relative du champ culturel : 1’ideologie, la religion, dans la mesure
ou ils possedent un degre important d’institutionnalisation, soit par 1’interiorisation forte des comportements, soit par le biais d’un appareil
production
organisationnel developpe.
De son cote l’appareil religieux
ses permanents surtout
cornconflit de tendance. Au « renouvellement conciliaire » a suck
cede apres 1968, dans certaines franges du clerge et certains elements
de 1’episcopat, une prise de position quant a l’impossibilite de la transmission de la foi en dehors d’une prise de position radicale sur les
terrains sociaux et politiques. Face a eux, conciliaristes et conservateurs
se trouvent incapables de circonscrire une figure sociale du chr6tien.
Dans la conjoncture actuelle, c’est cette derniere tendance, centriste
et interclassiste, qui prevaut et qui exprime des positions anticommu.nistes et favorables a la Democratie Chretienne. L’institution ecclesiale,
devant la possibilite d’une arrivee au pouvoir des communistes a
joue une derniere carte : au nom de la defense de la foi, elle
fonctionne comme un appareil ideologique d’Etat (et de son expression
politique : la Democratie Chretienne ) .
Une logique sous-jacente semble orienter une telle attitude, la conviction qu’il existe un lien necessaire entre la possibilite d’existence du
christianisme et le maintien d’un regime liberal. Le socialisme dans sa
formule communiste apparait comme incompatible avec le christianisme.
Mais ce qui reste dans la zone du silence ou qui n’est pas per~u, c’est
d’une part la liaison que cela implique avec le systeme capitaliste et
d’autre part que les arguments concernant l’atheisme marxiste pourraient etre retournes avec autant de vigueur contre I’ath6isme pratique
capitaliste, avec lequel la coexistence et meme une liaison fonctionnelle
n’est jamais remise en question.
L’hypothese d’une logique commandee par le maintien de 1’institution,
plus que par le contenu religieux chretien, semble bien s’imposer ici.
Ce qui est perqu de maniere tres claire, c’est 1’impossibilite de maintenir
l’institution religieuse dans sa forme actuelle dans un passage reel
d’un mode de production capitaliste a un mode de production socialiste.
D’une certaine faqon se repete ici 1’histoire de la reaction de l’Eglise
comme institution lors du passage du mode de production feodal au
mode de production capitaliste. L’analyse de la position de l’Eglise
durant la periode fasciste constitue a cet 6gard une illustration suffix
sante (voir l’article d’A. Nesti). I1 faut dire d’ailleurs que de normbreux traits culturels et ideologiques v<hicul<s
par l’institution religieuse
sont encore en correspondance avec 1’6tat des forces productives et du
mode de connaissance de 1’Ancien Regime.
Enfin, des couches importantes de chretiens
intellectuels, etudiants,
classe moyenne, ouvriers -, face a la stagnation de 1’ideologie religieuse et a son instrumentalisation par le capitalisme, rompent avec
naissent
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l’Eglise et recherchent une nouvelle liaison entre 1’experience chretienne
populaire et un projet politique socialiste (voir les articles de R. Cipriani
et G. Milanesi). I1 s’agit ici de 1’entree consciente de certaines couches
chr6tiennes dans le processus de la lutte des classes. Alors que 1’hegemonie de la classe bourgeoise (dans ses diverses composantes et selon des
modalites complexes) etait un fait accepte comme allant de soi et en
tout cas bien peu remis en question dans l’ideologie politique chretienne,
c’est~a-dire la Democratie Chretienne, les changements actuels amenent
chez des individus et des groupes qui desirent rester chretiens, une
critique assez radicale. Jusqu’alors il fallait pratiquement quitter les
rangs du christianisme pour effectuer cette critique dans la pratique
politique. Le fait nouveau, et accentue en Italie, a la fois parce que le
processus du developpement capitaliste est relativement recent et a la
fois parce que le fait religieux impr6gne la culture populaire, de meme
que certains milieux intellectuels, est de voir la liaison s’effectuer entre
appartenance chretienne et position politique socialiste qui s’exprime
dans le Parti Communiste ou dans d’autres partis de gauche. Ceci ne
manque pas de provoquer des tensions, et peut-etre des ruptures, au
niveau institutionnel.
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