L`Hebdo - Comment le gaz divise l`Europe

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L`Hebdo - Comment le gaz divise l`Europe
52∑RUssIE
FINLANDE
Les différents
itinéraires
pour transporter le gaz russe en Europe
SUÈDE
NORVÈGE
RUssIE∑53
ESTONIE
LETTONIE
BIÉLORUSSIE
GRANDEBRETAGNE
POLOGNE
ALLEMAGNE
RÉP. TCHÈQUE
Energie
Comment le gaz divise l’Europe
tasha rumley
C’
est un jeu de saute-mouton.
L’Union européenne aimerait
accéder au gaz de l’Asie centrale sans
passer par la Russie, dans une velléité
d’indépendance face au géant de l’Est
qui lui fournit 40% de sa consommation. De son côté, la Russie tente d’approvisionner l’Occident en contournant
les pays baltes, l’Ukraine, la Biélorussie
et la Pologne – qu’elle juge hostiles. A
la clé, deux gazoducs concurrents de
plusieurs milliers de kilomètres
– Nabucco et South Stream, prévus
pour 2015 –, qui puiseraient aux
mêmes sources du Turkménistan.
Dans cette partie qui se joue depuis la
fin de 2005 – lorsque la Russie a pour
la première fois coupé le gaz à l’Ukraine
– Moscou vient de prendre la main. Le
15 mai, les pays que traversera le gazoduc South Stream – Bulgarie, Grèce,
Serbie et Italie – (voir la carte) ont signé
un accord qui donne l’impulsion de
départ au projet.
Pour l’occasion, le premier ministre
italien, Silvio Berlusconi, a fait le déplacement à Sotchi, où son homologue
russe, Vladimir Poutine, l’a accueilli
comme un frère, ainsi que le raconte le
quotidien russe Kommersant. C’est
donc sous l’œil bienveillant des deux
dirigeants que les compagnies Gazprom (russe) et ENI (italienne) ont
scellé leur union.
dans ces duos qui se nouent au grand
dam de l’Union européenne. Du côté de
l’Italie, la bonne entente entre Berlusconi et Poutine a clairement préparé le
terrain à un tel rapprochement. Leurs
carrières parallèles depuis 2001 leur
ont permis de tisser des liens, que les
deux hommes revendiquent publiquement d’amicaux. A Sotchi, Poutine a
d’ailleurs souligné que «beaucoup de
choses se sont faites [entre la Russie et
l’Italie] grâce aux efforts personnels de
Berlusconi».
avec les pays de façon individuelle: elle
bénéficie d’un meilleur rapport de force
que face à l’Europe, constate André
Liebich, spécialiste de la Russie à l’Institut universitaire de hautes études
internationales (HEI) à Genève. De
plus, elle évite ainsi la haine viscérale
des nouveaux membres, comme la
Lituanie.»
Pour Pierre Verluise, auteur de 20 ans
après la chute du Mur, le ralliement de
l’Italie au projet russe ne sera pas sans
conséquences: «Elle a mis une balle
dans le pied de Nabucco!» Et elle n’est
pas la première. En septembre 2005,
l’Allemagne de Gerhard Schröder avait
fait de même, lorsqu’elle avait adhéré
au pendant nordique de South Stream,
le Nord Stream, gazoduc plongé dans
la mer Baltique prévu pour 2010.
«Regardez la suite de la carrière de
Schröder, ajoute Pierre Verluise. Après
avoir quitté la Chancellerie, il est
devenu président du Conseil d’administration de la compagnie Nord
Stream...»
Les liens historiques entre la Russie et
l’Allemagne, mais aussi les affinités
personnelles, pèsent de tout leur poids
Du gaz pour un seul tube. Comme pour
rendre les progrès de South Stream
plus éclatants encore, Nabucco a subi
un sérieux revers. Le 8 mai, ses initiateurs se sont réunis à Prague afin d’en
fixer les détails. Or, le Kazakhstan,
l’Ouzbékistan et le Turkménistan (qui
doit en être le principal fournisseur de
gaz) ont refusé de signer la déclaration
finale. La raison? En 2007, la Russie
avait verrouillé la région en établissant
un quasi-monopole, en échange d’une
augmentation de prix de 44 à 180 dollars les 1000 m3. «Elle a coupé le gaz
sous le pied de l’Europe communautaire!» observe Pierre Verluise.
Du coup, l’ampleur des réserves constitue l’axe central de ce grand jeu. Depuis
toujours, le Turkménistan maintient à
ce propos un secret total: impossible
de savoir si le pays pourrait alimenter
simultanément les deux gazoducs.
que membre (de plus fondateur) de
l’Union européenne, l’Italie était théoriquement rattachée au projet rival
Nabucco, censé véhiculer le gaz via le
Caucase et la Turquie. Mais les sirènes
russes ont séduit le gouvernement
Berlusconi. «La Russie préfère traiter
Un coût minimisé. Ainsi, il est très proria Novosti reuters
Mieux comprendre
L’Italie fait cavalier seul. Or, en tant
complices A Sotchi, Vladimir Poutine a tenu à emmener luimême Silvio Berlusconi de l’aéroport à l’hôtel. Une complicité
que les deux premiers ministres affichent de longue date.
bable que Nabucco ne sortira jamais de
terre s’il n’obtient pas le plein soutien
du Turkménistan. Pour l’instant, au
titre de fournisseur, il ne peut compter
que sur l’Azerbaïdjan. Bémol majeur,
ce pays connaît un litige sur la propriété des réserves enfouies sous la
L’Hebdo 4 juin 2009
FRANCE
UKRAINE
KAZAKHSTAN
HONGRIE
SUISSE
ROUMANIE
ITALIE
ITALIE
SERBIE
BULGARIE
TURKMÉNISTAN
TURQUIE
GRÈCE
Nord Stream
Brotherhood
MALTE
Nabucco
South Stream
OUZBÉKISTAN
GÉORGIE
CHYPRE
LIBAN
ISRAËL
SYRIE
IRAN
IRAK
transit Pour l’instant, le gaz russe destiné à l’Europe emprunte le gazoduc Brotherhood via l’Ukraine.
Au nord, celui-ci sera déchargé par Nord Stream, en construction, attendu pour l’année prochaine. Au sud,
l’affrontement des deux projets rivaux Nabucco (européen) et South Stream (russe) déterminera le levier de la Russie
sur l’Europe dans les décennies à venir. Il semble que South Stream soit bien parti pour débouter Nabucco.
mer Caspienne, avec... le Turkménistan.
Certes, à terme, l’UE espère prolonger
le gazoduc vers l’Iran et l’Irak, qui possèdent des réserves importantes. Mais
la situation politique des deux pays
rend cette option trop fragile pour justifier la construction d’un gazoduc à
plusieurs milliards. «C’est pourquoi,
sans le gaz turkmène, Nabucco ne
serait pas rentable», prévient Laure
Delcour, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et
stratégiques (IRIS) à Paris.
En réalité, les préoccupations économiques gangrènent les deux projets.
Nabucco est devisé à 12 milliards de
francs, alors que South Stream coûterait 9,5 milliards. Officiellement du
moins, tel qu’annoncé à Sotchi. Or, certains médias russes estiment ce chiffre
minimisé et articulent un montant de
27 milliards pour South Stream. Une
somme colossale, difficile à réunir dans
une Russie embourbée dans la crise
économique. Interpellé à ce sujet, le
CEO de Gazprom, Alexeï Miller, a
sèchement refusé de répondre. Ce qui,
pour la presse russe, semble confirmer
les soupçons de sous-évaluation du
budget.
Pour l’instant, il est hors de question
de revoir à la baisse les ambitions, avec
un gazoduc low-cost. Bien au contraire.
A Sotchi, South Stream a pris davantage d’essor: Gazprom et ENI ont
4 juin 2009 L’Hebdo
décidé d’en doubler la capacité, afin
d’atteindre 63 milliards de mètres
cubes par an, ce qui pourrait invalider
la nécessité d’un tube européen. Pierre
Verluise analyse: «La Russie dit ainsi à
l’Europe: “Pourquoi construire Nabucco
alors que nous comblerons vos besoins
avec South Stream?”»
Idéologie contre pragmatisme. L’idéo-
logie d’indépendance face à la Russie
ne pourra pas porter seule le gazoduc
européen. Surtout lorsque la crise économique repositionne les Etats dans
une logique pragmatique.
«les rapprochements
avec la russie vont créer
des problèmes: l’europe unie
éclate en miettes!»
André Liebich, spécialiste de la Russie à HEI
La Russie le sait et a appris à cerner les
besoins de ses interlocuteurs. «Les
pays de l’Ouest sont différemment
impliqués avec elle, détaille Laure Delcour. Gazprom est bien implanté en
Italie et en Allemagne, qui veulent
assurer leurs besoins en hydrocarbures. Alors que la France jouit d’une plus
grande indépendance énergétique
grâce au nucléaire.» Pour la chercheuse,
ce sont ces trois pays qui soutiennent
le plus la Russie au sein de l’UE. «De
toute façon, il n’y a jamais eu d’Europe
de l’énergie!» conclut-elle.
Le géant de l’Est ne se gêne pas d’exploiter cette faiblesse, comme le souligne Pierre Verluise. «La Russie use
avec habileté des discussions bilatérales pour faire exploser la tentative
communautaire de présenter un front
commun européen.»
Le risque, c’est que cette division ait un
impact sur des dossiers autres que celui
de l’énergie. En août, lors du conflit en
Ossétie du Sud, l’Italie, l’Allemagne et
la France avaient freiné des quatre fers
l’imposition de sanctions à la Russie.
Cette situation pourrait se répéter,
comme le craint André Liebich: «Il est
certain que ces rapprochements avec
la Russie vont créer des problèmes.
L’Europe unie éclate en miettes!»
L’Ukraine abandonnée. Si ces stratégies ébranlent l’unité européenne, le
grand perdant est à chercher ailleurs.
Spectatrice muette dans ces manœuvres, l’Ukraine voit s’envoler un de ses
seuls atouts pour tenir tête à son
ancienne métropole: le transit.
Pour l’instant, 80% du gaz russe à destination de l’Europe traverse son territoire. Or, si les Russes ont décidé de
doubler la capacité de South Stream,
c’est justement pour diminuer les flux
dans les tubes ukrainiens. Résultat,
l’Etat orange ne deviendrait qu’un pays
consommateur comme un autre. «La
Russie tente de démonétiser la position stratégique de l’Ukraine, explique
Pierre Verluise. Ainsi, elle cesse d’être
la perfusion en gaz de l’Europe.» Car, si
l’Europe s’est indignée à chaque crise
du gaz entre les deux Etats de l’Est,
c’est plus par souci de ses propres
réserves que du sort des Ukrainiens
privés de chauffage.
Seule et bientôt désarmée, l’Ukraine
doit faire vite. D’ici à la mise en service
de South Stream en 2015, elle doit
consolider une nouvelle union: soit par
un retour dans le giron russe, soit par
l’adhésion à l’Europe. Déjà proche de la
faillite économique et politique, l’Etat
orange signerait sa chute à hésiter
entre le marteau et l’enclume.√
Pierre Verluise, 20 ans après la chute du Mur. L’Europe
recomposée. Paris, Choiseul, 2009.
Mieux comprendre
Le projet russe de gazoduc a pris une longueur d’avance sur l’européen. La faute
à l’Italie, qui a torpillé une possible politique commune de l’Union européenne.
RUSSIE
LITUANIE