Vengeance et réparation dans une société sans état

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Vengeance et réparation dans une société sans état
VENGEANCE ET RÉPARATION DANS UNE SOCIÉTÉ SANS ÉTAT,
LE CAS DES WAYUU
GÉRARD COURTOIS
Professeur émérite à l’Université d’Artois
[email protected]
Les récents développements du droit et de la procédure pénale (médiation, composition
pénale, suspension de peine, « plaider coupable »), l’attention nouvelle accordée à la place des
victimes dans le procès pénal, l’affirmation de la justice restauratrice et un effritement certain
du prestige des solutions du droit pénal classique nous amènent à repenser l’articulation du
droit public et du droit privé dans le domaine pénal.
Nous proposons d’y réfléchir par un passage à la limite, en versant au dossier un examen
des solutions traditionnellement suivies par une société indienne d’Amérique du sud : les Wayuu
qui, pour les questions que nous appelons pénales, suivent encore la logique d’une société sans
État 1. On ne doit d’ailleurs pas opposer terme à terme leur entente du champ pénal avec la nôtre.
Une comparaison avec eux est justement fructueuse parce que nous pouvons comprendre leurs
solutions au regard de notre propre histoire et des tendances nouvelles du droit pénal.
Comme on le sait, dans l’Ancien Droit français, l’affirmation progressive d’un droit pénal
strictement étatisé n’a jamais totalement étouffé la logique qui confie aux parties en conflit le
soin et le souci de régler leurs différends même graves 2.
Jusqu’au XVIe siècle, en Flandres, des sources de droit positif laissent bien apparaître
l’alternative entre les deux voies du traitement judiciaire et des « pactes de paix », y compris
pour les homicides 3. Ailleurs, sous l’influence de l’idéologie monarchique, le refus des
transactions pénales a pu s’imposer plus tôt mais les romanistes eux-mêmes, jusqu’au
XIIIe siècle, admettaient la valeur des accords entre parties, s’ils étaient homologués par un
juge 4.
Délaissant le droit officiel, si l’on se tourne maintenant vers la pratique, la pertinence de la
formule « béarnaise » se manifeste au fil d’une chronologie beaucoup plus longue. Les
transactions pénales, devenues illicites, persistent en plein Paris au XVIIe siècle, en Auvergne ou
dans le Languedoc au XVIIIe siècle et même dans les premières décennies du XIXe siècle, en
Quercy ou dans les Pyrénées 5.
Par « sociétés sans État » j’entendrai de manière classique celles qui se reconnaissent à trois
caractéristiques : 1 – Elles ne possèdent pas d’organe spécialisé qui disposerait du monopole légitime de
l’usage de la force appliquée à l’ordre public ou aux relations sociales. 2 – Elles ne sont pas sans structure
mais s’organisent en groupes familiaux (généalogiques et/ou d’alliance) qui partagent une culture
commune symbolique, juridique et matérielle. 3 – Ces groupes, clans ou lignages échangent entre eux des
biens, des paroles et des jeunes gens épousables.
2 Sur cette question nous renvoyons à la belle mise au point de J.-M. CARBASSE, Histoire du droit pénal et
de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000.
3 Le phénomène est assez général en Europe du Nord, en particulier dans les anciens Pays-Bas ; au sud du
royaume, encore au XIVe siècle le for de Béarn admet qu’il y a deux manières de mettre fin à un
différend : aut mediante judicio, aut mediante pacis foedere. Cf. une glose citée par P. OURLIAC, « Cautions
et otages dans les fors de Béarn », Satura Roberto Feenstra, Fribourg, 1985.
4 Raphaël ECKERT, « La transaction en matière pénale (XIIe-XVe) », Actes du Colloque « La Résolution des
conflits, justice publique et justice privée une frontière mouvante », 2007.
5 J.-M. CARBASSE, op.cit., p. 161.
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Dans les sociétés sans État, l’arrangement entre parties jouit par contraste d’une pleine
légitimité. Il n’intervient pas en complémentarité avec des solutions judiciaires qui dans la
majorité des cas sont inexistantes. C’est un autre type d’alternative qui existe dans ces sociétés
pour régler les différends : la rétorsion violente ou la réparation négocié 6.
Ces questions de « procédure » sont elles-mêmes solidaires d’une divergence majeure
portant sur la finalité des peines.
Dans l’Ancien Droit, à mesure que s’impose officiellement un droit pénal public, les peines
visent l’exemplarité et la rétribution ; de son côté le droit canonique privilégie l’amendement du
criminel.
Au contraire, dans les sociétés sans État les sanctions sont avant tout réparatrices qu’il
s’agisse de la vengeance ou des compensations symboliques. On trouve ici un rapprochement
avec l’esprit d’un certain nombre de coutumes de l’ancienne France.
Les Wayuu que je prendrai comme exemple concret de société sans État occupent une
péninsule du nord-ouest de l’Amérique du sud, à cheval sur la Colombie et le Venezuela. Pour
comprendre la logique de leurs coutumes pénales je commencerai par présenter un modèle
général, transculturel ou de droit comparé, concernant le règlement des conflits habituellement
suivi dans ce type de société, puis j’analyserai la pratique propre des Wayuu.
I – ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
Les sociétés sans État sont généralement porteuses d’une idéologie très prégnante de la
réparation. La sanction d’une lésion n’est pas une peine mais une compensation due à la victime.
Celle-ci est créancière d’un droit à représailles ou d’une valeur que doit lui procurer l’auteur de
la lésion, en raison de la perte vitale qu’il a causée.
La notion de réparation est solidaire d’une conception de la réversibilité du temps. Ce qui
a été détruit ou endommagé peut être, avec une certaine marge d’à peu près, reconstitué. Cette
justice est animée par l’idée d’une restitutio in integrum 7.
La perte qu’il faut annuler comprend des éléments matériels et des éléments moraux. Les
éléments matériels sont les forces physiques qui ont été soustraites par les blessures ou le vol.
Les éléments moraux tournent autour de l’honneur ou de la considération du groupe agressé qui
semble avoir été méprisé par l’atteinte portée à un de ses membres. Des deux manières le
groupe a pu subir une dépression dans son « capital-vie » 8.
Les sujets de droit dans ce type de société sont toujours des groupes, qu’ils soient en
position de créanciers ou de débiteurs. Dans le face à face continuel qui les rend associés et
rivaux, ils veillent sur le maintien de leur capital-vie les uns par rapport aux autres.
Le groupe lésé peut obtenir une réparation de deux manières : en réclamant une
compensation symbolique composée de biens valorisés ou en recourant à des actes violents, ce
que l’on appelle la vengeance.
Le système que nous allons décrire est attesté dans de très grandes régions du globe. On le trouve en
Afrique, dans les tribus de l’Asie du Sud-Est et dans plusieurs tribus de Mélanésie (soit au total plusieurs
centaines de sociétés). Sans être absent de l’Amérique indienne (Achuar, Wayuu), il y est moins fréquent
que le pur système de la vengeance. On a pu s’interroger sur son existence en Australie mais les travaux
d’Alain TESTART ont montré que les aborigènes, sans connaître le système du « prix du sang »,
connaissent d’autres compensations : le transfert aux victimes d’une femme en mariage, la remise d’un
jeune garçon à initier, enfin le combat rituel jusqu’au premier sang de l’agresseur. Toutes ces formes,
conçues par les autochtones comme plus douces que la vengeance, supposent, comme le transfert d’un
wergeld, un accord entre les parties, cf. « Le droit aborigène australien » in Droit et Cultures n° 27, Paris
1994 ; Des dons et des dieux, 2° édition, Errance, Paris, 2006.
7 L. LUCIEN LEVY-BRÜHL, Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, Paris, Alcan/Puf, 1931.
8 Nous renvoyons sur cette notion à l’article classique de Raymond VERDIER, « Le système vindicatoire.
Esquisse théorique », La Vengeance T. 1, Paris, Cujas, 1980. Sur les conceptions des Indiens d’Amérique du
sud, on pourra lire : Catherine ALES, Yanomami, l’ire et le désir, Paris, Karthala, 2006, p. 286 sq. ; Philippe
DESCOLA, Les lances du crépuscule. Relations Jivaro, haute Amazonie, Paris, Plon, 1993.
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Au début du XXe siècle, l’école évolutionniste pensait que la vengeance constituait à elle
seule un stade archaïque précédant le stade des « compositions volontaires » 9. Ce point de vue
doit être abandonné : vengeance et réparation symbolique peuvent former un système
synchronique et complémentaire. Les groupes ont alors une option entre les deux voies, et
lorsque la deuxième est choisie les victimes peuvent toujours revenir à la première si leurs
débiteurs n’exécutent pas leur obligation. La menace de la vengeance agit comme une épée de
Damoclès qui assure le bon déroulement des remises de compensation.
Encore faut-il que les groupes concernés choisissent la voie du règlement pacifique. Ceci se
réalise dans cinq occurrences (éventuellement cumulables) :
1 – Si les groupes en conflit sur un point sont très liés par ailleurs
Ce cas très fréquent se rencontre quand les groupes sont solidarisés par des
intermariages, des alliances militaires, des liens de voisinage ou la participation à des rituels
communs et que, de ce fait, ils désirent conserver de bons rapports.
2 – Quand il existe des médiateurs
Un conflit se déroule rarement entre deux groupes sociaux complètement séparés. Des
tiers, proches par leur résidence ou liés aux deux parties ont intérêt à faciliter une issue négociée
pour rester loyaux et en paix avec tous leurs partenaires 10. Des anciens, des hommes de
« respect », ceux qui cherchent à étendre leur influence (comme les Big Men de Mélanésie)
trouvent aussi dans les entreprises de médiation l’occasion de confirmer ou d’accroître leur
autorité (c’est le cas chez les Wayuu).
Il peut exister encore des intermédiaires religieusement qualifiés. Une famille offensée
peut renoncer à la vengeance de sang, sans déshonneur, si elle cède seulement aux démarches
du représentant des valeurs religieuses. Ce cas est très bien documenté avec le « prêtre à peau
de léopard » chez les Nuer du Soudan et le « chérif de la baraka » chez certains berbères
(Iqar’iyens) du Rif marocain 11.
3 – Lorsque l’honneur n’est pas surévalué
Dans certaines sociétés les individus valorisent l’honneur plus que tout. Ils peuvent même
rechercher systématiquement les occasions de le capitaliser, à travers provocations et défis 12.
Ces sociétés se tourneront plutôt vers la vengeance, mais il faut ajouter qu’au bout d’un certain
temps, du fait de la lassitude, les deux groupes en conflit peuvent chercher à conclure un accord
Cf. R. GARRAUD, Traité théorique et pratique de droit pénal français, T.1, Paris, 1911 ; P.-F. GIRARD,
Manuel élémentaire de droit romain, Paris, 1929, p. 420 sq.
10 Dans une étude classique portant sur les Tonga de Zambie, E. COLSON a montré que l’enchevêtrement
des obligations (entanglement of claims) des tiers vis-à-vis des deux parties en conflit les amène à
multiplier leurs offres de médiation, « Social Control and Vengeance in Plateau Tonga Society », Africa 23,
3, 1953, p. 199-212.
Chez les Bédouins de Cyrénaïque, les allégeances croisées conduisent aux mêmes effets, E. L. PETERS,
« Some Structural aspects of the Feud among the Camel-Herding Bedouin of Cyrenaica », Africa 37, 3,
1967, p. 261-282. Dans une société comme celle des Yanomami du Venezuela qui ne connaît pas la
réparation mais la seule alternative rétorsion/armistice, C. ALES note que : « Généralement une personne
évite d’avoir à attaquer des parents ou des affins, elle tente aussi de les protéger des intentions
vindicatives de ses propres pairs. Ces personnes entretenant de proches relations avec les deux côtés du
conflit sont celles qui amèneront petit à petit à un retournement de la décision d’attaquer et qui réussiront
donc à calmer les hostilités », op. cit., p. 285-286.
11 E. E. EVANS-PRITCHARD, Les Nuer, Paris, Tel, 1994 ; R. JAMOUS, Honneur et Baraka. Les structures
sociales traditionnelles dans le Rif, Paris, MSH, 1977.
12 C.H. BRETEAU et N. ZAGNOLLI, « Le système de gestion de la violence dans deux communautés
méditerranéennes : la Calabre et le Nord-Est constantinois » in La Vengeance, op. cit., p. 43-73.
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de paix sur la base du calcul d’une réparation équitable. En Nouvelle Guinée, par exemple, on
finit par établir un compte des violences de part et d’autre et l’on compense le déséquilibre
éventuel dans les exactions par des réparations symboliques 13.
4 – Si l’homicide est manifestement accidentel
Contrairement à ce qu’affirment un certain nombre d’auteurs anciens, beaucoup de
sociétés traditionnelles distinguent l’accidentel et le volontaire dès lors que des valeurs
religieuses ne sont pas en cause. Les accidents de chasse par exemple ne sont pas compensés par
des vengeances mais par des réparations négociées 14.
5 – Si le groupe offensé est trop faible pour envisager une rétorsion violente
L’option possible entre les deux voies ne se conçoit que si les partenaires du conflit sont
des groupes solidaires suffisamment cohérents et étendus pour être capables de revendiquer,
par leur propre force, le droit à réparation qui leur est reconnu par la coutume.
II – LE CAS DES WAYUU
Les Wayuu, supposés plus de cent mille, forment la plus vaste des sociétés indiennes de
l’Amérique du Sud. Ils habitent une péninsule de seize mille km2 appelée la Guajira partagée
entre la Colombie et le Vénézuela qui n’en possède qu’un cinquième mais où vit la moitié de la
population. Leur terre semi-désertique, battue par les alizés de l’Atlantique, voit alterner neuf
mois de sécheresse et trois mois de saison des pluies. Ce sont des pasteurs semi-itinérents qui
vivent en habitat dispersé. Chaque groupe local rassemble de quelques dizaines à quelques
centaines de personnes éparpillées sur un large espace. Ces groupes qui partagent les mêmes
points d’eau s’unissent selon une logique matrilinéaire autour de frères, de sœurs et de leurs
descendants. Il s’agit d’une société « segmentaire », sans État qui depuis le seizième siècle (date
de nos premières archives) règle ses conflits sans recours aux tribunaux de l’État colombien15.
L’application de la constitution colombienne de 1991, saluée comme une des plus
favorables du continent à l’autonomie juridique des indiens, n’a pas encore modifié
sensiblement le système wayuu de règlement des conflits. Toutefois la péninsule de la Guajira
connaît depuis quelques décennies une évolution socio-politique beaucoup plus dangereuse
13 M. PANOFF, « Homicide et vengeance chez les Maenge de Nouvelle Bretagne », op. cit, T2, p.141161 ; D. DE COPPET. « Cycle de meurtres et cycle funéraires : Esquisse de deux structures d’échange » in
J. Pouillon et P. Maranda (éds.), Echanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, II,
Paris-La Haye, Mouton, p. 759-871.
14 G. COURTOIS, « L’involontaire dans les coutumes subsahariennes » in La vengeance. Le face à face
victime/agresseur, Paris, Autrement, 2004.
15 Dans une bibliographie déjà abondante nous renvoyons à : John M. ARMSTRONG et Alfred METRAUX,
« The Guajiros » in Handbook of South American Indians, Bureau of American Ethnology, Bulletin of
Smithsonian Institution, 143, 1948; Jean-Guy GOULET, El universo social y religioso guajiro, Maracaïbo,
Biblioteca Corpuzulia, 1977 ; Weidler GUERRA CURVELO, La disputa y la palabra. La ley en la sociedad
Wayuu, Ministerio de Cultura de Colombia, Bogota, 2002 ; Marcela GUTIERREZ QUEVEDO, Le règlement
des conflits chez les Wayuu, Thèse préparée à l’Université d’Artois, soutenue en 2010 ; Richard ARNOLD
MANSEN, Dispute Negociations among the Guajiro of Colombia and Venezuela : Dynamics of Compensation
and Status, Chicago, University of Illinois, 1988; Michel PERRIN, « La raison du plus fort est souvent la
meilleure…Justice et Vengeance chez les indiens guajiros » in La vengeance T. 2, R. Verdier (éd.), op. cit.,
1980; François-René PICON, Pasteurs du Nouveau monde, Paris, MSH, 1983 ; « From Blood Price to
Bridewealth. System of Compensation and Circulation of Goods among the Guajiro Indians”, in The
Anthropology of Tribal and Peasant Pastoral Society, U. Fabietti and P.C. Salzman (eds), Pavia, Collegio
Ghilieri, 1996 ; Benson SALER, « Wayuu » in Los aborigenes de Venezuela, Caracas, Fundacion La Salle,
1986 ; F. A. A. SIMONS, “An Exploration of the Goajira Peninsula, U.S. of Colombia”, in Proceedings of the
Royal Geographic Society, 7, 1885.
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pour l’ethos wayuu. La zone frontalière est désormais soumise à la violence des contrebandiers,
des trafiquants de drogue, des militaires, des paramilitaires, des jeunes indiens ou des métis
devenus délinquants. « Le centre de la péninsule se dépeuple progressivement… Chaque famille
a en quelque sorte un centre dans la péninsule et une antenne en ville. Les Wayuu deviennent
des « indiens à camion ». Ceux qui ont abandonné le pastoralisme vont fréquemment à
Maracaïbo – deuxième ville du Venezuela, située à une centaine de kilomètres – pour pratiquer
la contrebande, trouver des emplois provisoires ou visiter leur famille. Près d’un quart des
Guajiros y vit actuellement ou bien dans des localités de cette région pétrolifère. D’autres enfin,
surtout les hommes, partagent leur temps entre la péninsule et les haciendas où ils travaillent
comme ouvriers agricoles saisonniers » 16.
Malgré ces nouvelles tendances préoccupantes, la culture traditionnelle reste puissante.
Les éléments sur lesquels nous allons nous appuyer sont assez récents et restent proches de ce
que les autochtones appellent la sükuaitpa wayuu, la coutume wayuu. Nous allons voir comment
celle-ci assure le règlement des offenses les plus graves.
1 – Les incriminations ainjarrâ
Les Wayuu regroupent ces offenses sous le vocable ainjarrâ que l’on traduit par crime, les
plus courantes étant : l’assassinat, l’incendie, l’adultère, l’inceste, le viol, le vol de bétail, la
profanation des morts. Lorsqu’un fait de ce genre est constaté, la famille de la victime, une fois
son enquête effectuée, se réunit et évalue au vu de la coutume et des circonstances concrètes de
l’affaire la valeur réparatrice qu’elle s’estime en mesure d’exiger du coupable et de sa parenté 17.
2 – L’intervention d’un pütchipü’ü ou palabrero
Les victimes ne font jamais connaître par elles-mêmes leurs revendications. Elles
sollicitent un tiers qui les aide à mettre en forme leur requête et sera chargé de la présenter à
leurs adversaires. Le rôle de ce palabrero se situe entre celui du pur intermédiaire, simple porteparole et celui d’un authentique médiateur qui dans le courant des négociations peut avancer
des propositions de conciliation, mais qui en toute hypothèse reste étroitement contrôlé par les
parties.
Ces tiers sont des chefs de famille qui connaissent bien la coutume et manient avec une
grande sûreté la langue wayuu. L’office qui leur est imparti est périlleux. Si leur intervention se
termine par une paix reconnue, leur statut augmente, si elle n’empêche pas les rétorsions
violentes, il baisse.
Le palabrero porte la demande à la famille concernée qui est représentée par son chef. Il
peut faire de nombreux aller-retour entre les familles, pendant plusieurs semaines ou même
quelques mois. Au cas où il n’aboutit pas, la coutume autorise le recours à la violence, mais
même dans ce cas, après des exactions de part et d’autre, il faudra envoyer un tiers pour faire
une balance des méfaits et solder les comptes en usant de la logique réparatrice.
Le recours à des médiateurs n’est pas dû à une rationalisation récente des procédures
wayuu mais fait partie des fondements mythiques de leur coutume ; au sortir d’une époque de
violence le héros culturel Maleiwa, chargea l’oiseau Utta d’être le premier palabrero entre les
wayuu ; d’autres animaux lui succédèrent dans ce rôle. Les hommes d’aujourd’hui sont leurs
successeurs et leurs imitateurs. Cette question religieuse n’est pas un détail pittoresque, elle
signifie que l’obligation de suspendre la violence – s’il se peut – prend sa source dans ce que les
Wayuu respectent le plus 18.
16 Nous empruntons cette description à Michel PERRIN, un des meilleurs connaisseurs du chamanisme
wayuu, Les Praticiens du rêve, 2° édition, Paris, 2001, p.26.
17 Jean-Guy GOULET, op.cit., p. 201.
18 Weidler GUERRA CURVELO, op. cit., p. 127-134.
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3 – La nature et le montant des réparations
On doit distinguer quant à la nature des biens qui rentrent dans les compensations si l’on
se situe dans les cas graves ou non. Pour les premiers, trois types de biens sont sollicités : a) le
bétail valorisé : bovins, chèvres et moutons, chevaux, mules expérimentées ; b) les biens de
prestige : colliers de corail ou d’or et objets archéologiques, c’est-à-dire des trésors de famille
qui ne circulent que pour les compensations pour meurtre ou matrimoniales ; c) l’argent
colombien ou vénézuelien. Pour les cas peu graves on se contentera de biens sans
prestige : volailles, métrages de toile, ustensiles de cuisine.
La coutume ne reconnaît pas l’égalité juridique des Wayuu. Le prix du sang légitimement
exigible varie donc selon la « valeur » des individus et celle de leur famille utérine. Les groupes
wayuu sont hiérarchisés et le mythe fondateur légitime l’inégalité entre les clans. Néanmoins il
existe une certaine fluidité de la hiérarchie sociale qui n’est pas figée en statuts définitifs. Dans
les négociations le palabrero devra donc argumenter pour établir ou contester les éléments qui
peuvent valoriser un individu par rapport à un autre. Les éléments pris en considération dans
les discussions sont la richesse et le prestige passé ou présent de la victime et/ou de son groupe
d’appartenance 19.
Il nous manque encore des études portant sur des dénombrements importants de
compensations en vue d’établir une sorte de code de prix du sang où les différentes offenses
seraient évaluées comme dans un pactum legis salicae guajiro. Néanmoins nous connaissons
quelques dizaines de cas qui permettent déjà de se représenter l’importance des réparations
demandées et acceptées. On en trouvera ci-dessous quelques exemples.
Homicide :
Cas 1 – En 1880, au cours d’une beuverie, un homme est tué par un coup de fusil. Les deux
parties étant pauvres, de matrilignages distincts mais de même clan, la compensation acceptée
fut relativement basse : quatre bœufs, deux chevaux, quatre colliers de tuuma (une pierre rousse
précieuse) et quatre ceintures de perles noires, payées en deux fois à intervalle de six mois 20.
Cas 2 – En 1975 une compensation payée aux parents d’un mort appartenant à un
matrilignage moyen fut de cent bovins et cinquante mille bolivars vénézueliens (environ neuf
mille cinq cents euros) 21.
Cas 3 – A la même époque, on relève pour un cas semblable, un montant de cent bovins
plus, en pesos colombiens, une somme permettant d’acheter une voiture 22.
Dans les cas d’homicide par arme à feu, la première chose qui doit être donnée aux parents
de la victime est l’arme qui a tué. Ce geste signifie d’une part que l’on reconnaît sa dette et que
l’on est prêt à payer, mais plus profondément l’arme est liée désormais au défunt. Les victimes
estiment devoir la conserver parce qu’elle porte des traces du mort, une partie de sa vie, des
éléments de son âme qui continuent d’exister dans le canon. Cette pensée de la « participation »
au sens de L. Lévy-Bruhl n’est pas localement un archaïsme. Elle est d’introduction récente et se
rencontre désormais dans la majeure partie de la Guajira wayuu 23.
Viol de femme mariée :
Cas 4 – Dans une affaire qui remonte à trois décennies, un mari (et non son épouse) obtint
trois vaches, vingt chèvres et un collier d’or.
Benson SALER, « Principios de compensacion y el valor de las personas en la sociedad guajira »,
Montalban, 17, 1986.
20 F. A .A. SIMONS, op. cit., p. 791.
21 M. PERRIN, op. cit., p. 169-170.
22 Weidler GUERRA CURVELO, op. cit.
23 Op. cit., p.183.
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Blessures entre mari et femme :
Cas 5 – Un montant moyen peut être de : douze chèvres, un âne, vingt poulets, cinq litres
de rhum, un collier d’or et quinze bolivars vénézueliens (somme symbolique).
Accident de la route :
Cas 6 – Dans une affaire des années 90, un Wayuu eut une jambe cassée dans une collision
avec une automobile conduite par un Colombien. On réclama à celui-ci : trois vaches, six colliers
d’or et l’équivalent de deux euros.
4 – Le rassemblement et la distribution de la compensation
Il faut souvent plusieurs semaines pour réunir tous les biens inclus dans la compensation,
d’autant plus que l’individu directement responsable n’y concourt qu’en partie. C’est seulement
grâce à la solidarité familiale que l’on peut atteindre les montants très élevés qui sont demandés.
Seront sollicités principalement les parents maternels (apüshii) et à un moindre titre le père et
les parents utérins du père (oupayuu) voire quelques personnes extérieures comme des amis
prestigieux qui trouvent là l’occasion de se faire des obligés. Cette collecte suppose d’aller visiter
(quelquefois d’un bout à l’autre de la péninsule) et convaincre les personnes dont on attend le
soutien.
La distribution de la compensation obéit à plusieurs règles.
a) Le Père et les parents utérins du père de la victime reçoivent une faible part du montant
(appelée « prix des larmes ») mais elle symbolise le sang perdu par la victime. La théorie wayuu
de la procréation suppose en effet que le père donne le sang à l’enfant et la mère la chair. Le père
et sa parenté (maternelle seulement) recevront donc une part de la compensation qui
représente ce sang.
b) Les parents maternels de la victime (parents de la « chair ») reçoivent la majeure partie
du montant 24. L’examen d’un cas relevé en Haute Guajira dans les années soixante dix
(XXe siècle) nous permet de concrétiser ces pratiques de partage :
Cas 7 – Un paiement pour l’homicide d’une femme par son mari comprenait les biens
suivants : cinq vaches, un cheval, deux cents chèvres, dix colliers et mille bolivars vénézueliens
(de l’époque).
Du côté des oupayuu (père de la victime et parents maternels du père) : le père reçut une
part des colliers ; le fils de la fille de la sœur de la mère du père, une autre part, c’est lui aussi un
maternel du père (lié à la victime au sixième degré selon le droit civil). Du côté des parents
maternels (apüshii) de la victime, la sœur germaine reçut des colliers, puisque dans ce système
matrilinéaire (avec une inflexion patrilinéaire qui s’en tient au père biologique) elle fait partie
des parents maternels ; deux autres maternels reçurent la partie la plus importante : le fils de la
sœur de la mère de la mère de la victime (son parent au cinquième degré) obtint la moitié des
chèvres et mille bolivars ; le fils de la sœur de la mère de la victime (son cousin germain)
reçut : les cinq vaches, le cheval, la moitié du troupeau de chèvres et le reste des colliers 25.
c) La victime directe (quand elle survit) ne reçoit jamais de réparation. Toute la
compensation est distribuée entre les membres de sa famille. Son seul profit est la
reconnaissance de sa valeur mesurée par le soutien de sa famille. La victime ne doit même pas
voir les animaux de la compensation et encore moins les manger.
Pourquoi ces interdits qui ont la force d’un véritable tabou ? On peut faire deux
observations à ce sujet. Le sang ou la chair qu’elle a perdus ne lui appartiennent pas en propre
24 Ce système qui minorise la parenté paternelle se retrouve avec encore plus de relief lorsqu’aucun
accord ne peut avoir lieu. Dans ce cas les expéditions de vengeance qui sont entreprises n’attaquent jamais
le père de l’agresseur. Comme le dit une informatrice : « Si quelqu’un tue un Wayuu, son père n’est pas visé
dans la vengeance parce que sa chair est autre que celle de son fils et il n’est pas tenu non plus de le
défendre. Au contraire l’oncle maternel (de l’agresseur) est lui au premier plan dans les deux cas » cf. JeanGuy GOULET, op. cit., p. 220-221.
25 Op. cit., p. 232.
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mais à sa famille qui est la vraie créancière de l’obligation de réparer 26. D’autre part les animaux
qui ont été payés sont les représentants de son être et les consommer serait comme un acte de
cannibalisme 27.
5 – L’avenir de la coutume wayuu de règlement des conflits
Depuis le début du XIXe siècle les états de Colombie et du Vénézuela ont essayé d’assimiler
leurs groupes indiens dans le cadre juridique de l’État-nation. Cette politique a échoué en ce qui
concerne les Wayuu. De plus, depuis le début des années soixante un grand mouvement
indigéniste indien s’est affirmé dans toute l’Amérique latine. Cette lutte a abouti à ce que tant la
Colombie (en 1991) que le Vénézuela (en 1999) se dotent de constitutions qui se proposent de
respecter l’autonomie juridique de leurs différents peuples indiens. L’article 246 de la
Constitution colombienne dispose ainsi que : « Les autorités des peuples indigènes pourront
exercer des fonctions juridictionnelles à l’intérieur de leur territoire communautaire, en
conformité avec leurs propres normes et procédures, à condition qu’elles ne soient pas
contraires à la Constitution [et aux droits de l’homme] ». Une procédure, celle de « l’action de
tutelle » est chargée de décider cas par cas ce qui est admissible ou non au regard des droits de
l’homme, avec des recours possibles jusqu’à la Cour constitutionnelle.
Les problèmes ardus de la survie des coutumes sont donc transférés au judiciaire. A
l’heure actuelle on peut dire que la magistrature aborde ces questions avec le souci de rejeter le
moins possible de coutumes. Les décisions du tribunal suprême sont d’ailleurs prises avec des
assesseurs qualifiés en anthropologie.
Bien que rien de définitif en cette matière ne soit acquis, on peut faire les prévisions
suivantes. L’état colombien ne va pas chercher à éradiquer les pratiques wayuu, d’autant que
celles-ci fonctionnent le plus souvent silencieusement, à l’abri des regards des pouvoirs publics
et surtout parce qu’elles maintiennent une certaine pacification des conflits dans la Guajira.
Néanmoins, la pratique avérée en Colombie comme ailleurs du « forum shopping » pousse l’état
à intervenir, d’autant que les Wayuu se différencient lentement entre ceux qui sont tournés vers
la tradition et ceux qui se veulent modernes, ce qui entraîne une cacophonie de normes.
Le moment actuel me semble plutôt caractérisé par un recours aux paix privées négociées
à l’ancienne mais avec des palabreros qui, ou bien ont l’aval des autorités administratives
chargées des affaires indiennes (en l’espèce le Secrétariat des affaires indiennes du département
de la Guajira), ou bien font enregistrer administrativement les accords qu’ils ont pu mener à
bien.
Durant les années 1992-1994, le Secrétariat qui siège à Riohacha (Guajira) est intervenu
dans 223 affaires graves entre Wayuu : homicides, vols de bétail, contestations de propriété,
26 Dans le même sens on dit que celui qui se blesse lui-même doit verser une compensation à son père et à
la parenté maternelle de celui-ci (ses oupayuu). Cette règle est tombée un peu en désuétude mais elle
survit au moins comme marque de politesse. Autrefois elle était plus contraignante, comme le relève
M. PERRIN, op. cit., p. 169, citant l’auteur d’un court mais important article qui rapporte le cas d’un homme
riche qui s’était coupé : » Il donna six moutons et un petit baril de rhum aux parents de son père (ses
oupayuu) qui le burent en invitant les parents de la mère de la victime (ses apüshii), et des voisins et des
amis en signe de courtoisie » cf. Vincenzo PETRULLO, « Composition of torts in Guajiro society », in
Publications of the Philadelphia Anthropological Society, vol. 1, 25th Anniversary Studies, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 1937.
27 V. GUTIERREZ DE LA PINEDA a remarqué lui aussi l’association très forte faite par les wayuu entre une
perte de sang et les animaux reçus en compensation. Il mentionne à ce sujet le paiement qu’un homme fait
aux parents de son épouse quand naît leur premier enfant : » La mère ne peut manger la chair des
animaux donnés en raison de la peine qu’elle a endurée pendant qu’elle était enceinte, et du sang qu’elle a
perdu dans l’accouchement, parce que ces animaux représentent un paiement pour quelque chose d’ellemême. Si elle les mangeait se serait comme si elle consommait sa propre chair » in « Organisacion social
en la Guajira », Revista del Instituto Etnologico Nacional 3 (2), 1950, p. 113. Sur l’ensemble de ce problème
et des rapprochements avec l’attitude des Wayuu à l’égard des cadeaux en général, voir Jean-Guy GOULET,
op. cit., pp.202-204.
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G. COURTOIS
dettes, accidents de la circulation, agressions sexuelles, différents conjugaux, profanations de
cimetière… pour appuyer un palabrero traditionnel ou mandater un fonctionnaire comme
intermédiaire chargé de négocier une compensation matérielle traditionnelle 28.
CONCLUSION
Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle la coutume wayuu admettait une double voie de
règlement des conflits : la négociation d’une paix entre parties contre compensation matérielle
ou la vengeance en cas d’échec. Ce système n’était pas purement privé : le palabrero représentait
les valeurs collectives portées par la coutume et la totalité du processus appartenait au « monde
commun » wayuu légitimé par la religion.
Depuis 1991, la Guajira se rapproche de la logique que notre ancien droit a connue quand
les paix privées étaient confirmées par une instance judiciaire ou municipale. Dans ces deux
stades on assiste à des modes originaux de complémentarité entre des aspects privés et publics
de règlement des conflits.
28
Sur ce mouvement Weidler GUERRA CURVELO, op. cit., p. 200-202.
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