N°143 - Les Lettres Françaises

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N°143 - Les Lettres Françaises
Un inédit de la mexicaine Margo Glantz
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Jack London,
par Philippe Jaworski,
(entretien avec
Jérôme Skalski)
Carlo Ossola et Dante,
par René de Ceccatty
François Cheng,
par Silvia Baron Supervielle
Oscar Wilde,
DR
au Petit Palais à Paris
par Philippe Reliquet
Dante, par Sandro Botticelli, 1495, tempera.
Les Lettres françaises du 8 décembre 2016. Nouvelle série n°143
www.les-lettres-francaises.fr
Lettres
Jack London, l’aventure d’une écriture
s’est tôt engagé dans la voie du socialisme révolutionnaire – le
Parti socialiste américain de l’époque est celui dont la frange
la plus radicale fondera le Parti communiste quelques années
plus tard –, il est étonnant que cet homme, dont la sincérité de
l’engagement socialiste est peu discutable, n’ait pas vraiment
réussi, sauf peut-être dans le Talon de fer et Martin Eden, à
saisir l’individu social dans toute son épaisseur, affrontant
des forces destructrices, se lançant dans le combat. Il est bien
souvent schématique, voire simpliste. Il est intéressant, de ce
point de vue, de le comparer avec Maxime Gorki. Le début de la
carrière de Gorki, son enfance et son adolescence ont beaucoup
de points communs avec ceux de Jack London. Comme London,
c’est un autodidacte qui doit son salut aux livres. Jack London
Romans, récits et nouvelles,
de Jack London. édition établie par Philippe Jaworski. Gallimard,
« La Pléiade », deux volumes, Vol. I, 1536 pages, Vol. II, 1616 pages,
55 euros le volume.
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ne certaine atmosphère de fascination saisit le lecteur de
Jack London. Les histoires du Grand Nord emportent
le lecteur par exemple, avec une particulière force et
vivacité. Comment expliquer cette impression ?
Philippe Jaworski. Cette partie de l’œuvre illustre bien, en
effet, un certain nombre de caractéristiques fondamentales de
son imaginaire. En quoi cela peut-il nous toucher ? Peut-être pour
deux raisons. Il y en a sûrement d’autres mais j’en retiens deux.
L’un des grands thèmes de London, l’un de ceux où il donne
le meilleur de lui-même, ce sont les situations d’affrontement.
London est le romancier de l’affrontement. Une très grande
partie de sa production, tous genres confondus (romans, récits
et nouvelles), tourne autour de la mise en scène d’une relation
d’affrontement entre deux forces. C’est l’homme contre la nature. L’homme contre l’homme. C’est l’homme contre l’animal.
L’animal contre l’animal. C’est l’homme, enfin, se battant contre
lui-même. Il effectue des variations innombrables sur ce thème.
Il prend une situation où une force est contrariée par une autre
force : la force de vie qui rencontre, par exemple, la blancheur, le
froid des immensités du Klondike. La confrontation devient très
vite physique. Comme il est matérialiste, il met l’accent sur les
corps. Et même les forces les plus impalpables, certaines forces
de la nature, le vent – il y a des nouvelles extraordinaires où il
décrit le vent –, le froid, sont des corps. Il y a chez lui une sorte
de matérialité des éléments. Il pousse ensuite la situation de
confrontation jusqu’à un point de paroxysme. L’un des deux
doit l’emporter : il n’y aura qu’un vainqueur. Une nouvelle ou
un grand roman de London, c’est cela : le face-à-face de deux
forces antagonistes, des enjeux vitaux, de survie, de vie ou de
mort. C’est une vision qui peut toujours nous concerner parce
qu’elle touche à quelque chose qui relève de l’essence de la
condition humaine. La rencontre avec une force antagoniste
qui veut votre destruction, ou qui veut exercer un pouvoir de
domination absolue sur vous, ou vous asservir. Cela semble
être pour lui une donnée fondamentale de l’existence humaine.
La deuxième raison pour laquelle je trouve particulièrement puissant le cycle des nouvelles du Grand Nord – mais je
pourrais dire la même chose des nouvelles de la mer du Sud,
écrites plus tard –, c’est que cet homme (et cela fait partie de ses
contradictions), qui par ailleurs n’a jamais caché qu’il croyait
dur comme fer à la théorie de ce qu’il appelait « la domination
de l’inévitable homme blanc » (l’idéologie est de son époque),
raconte l’histoire des vaincus. L’écrivain, quand il prend la
plume, raconte l’histoire des communautés indigènes détruites.
Il raconte l’histoire de ces métis et métisses tragiques, métis
biologiques ou métis culturels, de ces Indiens qui ont cru se
sauver en se convertissant mais qu’on traite comme des chiens.
Il raconte des histoires de résistance à l’homme blanc qui arrive
avec son fusil et son whisky, accompagné du prêtre ou du pasteur.
Ce sont les dominés, les vaincus de l’Histoire qui l’intéressent
et dont il raconte la tragédie. Cela nous interpelle : pourquoi
l’écrivain London montre-t-il ainsi les victimes du Blanc, de ce
Blanc dont l’homme London ne cesse par ailleurs de proclamer
la supériorité ? C’est un phénomène sur lequel il faut s’interroger
parce que bien des contradictions que l’on trouve chez London
nous renvoient à quelque chose de très profond qui touche à
nos mythes de cohérence et de transparence.
Ne retrouve-t-on pas dans ce motif celui de la dialectique de
la conscience de soi telle qu’on la trouve développée dans la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, comme la lutte à mort
des consciences dans le mouvement de leur reconnaissance ?
Philippe Jaworski. Oui, c’est une lutte à mort. Vous citiez
Hegel. Je l’évoque à propos de l’une des nouvelles les plus
extraordinaires et les plus violentes de London, Bâtard. L’histoire se déroule dans le Grand Nord. On y voit un personnage
effroyablement méchant, le mal incarné, qui, un jour, adopte
un chiot qu’il va dresser à son image. Aucune explication,
psychologique ou autre, n’est donnée. Il dresse ce chien avec
toute la cruauté et tout le sadisme dont il est capable. Il apprend
au chien à répliquer par les mêmes moyens. C’est sans doute
cela qu’il a en tête : engager une lutte à mort. On pense à Hegel,
bien sûr : toute conscience veut la mort de l’autre. Mais où
est la « reconnaissance » ici ? Est-ce là le fond de la pensée de
London ? Y a-t-il un instinct chez l’homme qui échappe aux
déterminations sociales ? Il est étonnant que cet homme qui
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l’avait lu ; un de ses premiers articles est consacré au premier
roman de Gorki, qui s’appelle Foma Gordéïev, dont London
fait une critique enthousiaste. Or il est frappant de constater
combien Gorki a tout de suite un sens à la fois aigu et très fin
de l’être social, du milieu, de la manière dont l’origine sociale
détermine la psychologie, les comportements – des qualités
de peintre social qu’on ne trouve pas vraiment chez London,
ou qu’on ne trouve que très épisodiquement mises en œuvre.
Pourtant, une des forces de Jack London ne réside-t-elle pas
dans la vérité de ses personnages ? Dans le sentiment qu’il nous
donne de leur authenticité ?
Philippe Jaworski. Sans doute, mais je crois qu’il les crée et
les fait vivre avec des moyens qui sont complexes et reflètent
sa sensibilité, où coexistent des tropismes qui peuvent nous
paraître contradictoires. Par exemple, j’évoquais à l’instant
son engagement socialiste, sa solidarité avec les combats de
la classe ouvrière. Mais il est par ailleurs le chantre d’une idée
centrale dans la tradition de l’individualisme américain, celle de
self reliance : avoir confiance en soi, en ses ressources intimes,
en sa puissance ; chacun est sa seule autorité, il suffit d’écouter
sa voix intérieure. On trouve chez London cet héritage du protestantisme, qui est au cœur de la philosophie d’Emerson, par
exemple. De sorte que chaque thèse est inséparable de la thèse
contraire : on a besoin de l’autre, mais on ne peut compter que
sur soi. London, lui, je crois, ne choisit jamais. C’est peut-être
justement la raison pour laquelle il parvient à saisir certaines
complexités. L’élément social est là, mais London va bien au-delà.
Prenons par exemple l’histoire de Martin Eden. Jack London
a eu le sentiment d’un extraordinaire malentendu au sujet de son
roman. Il a dit et répété, à la sortie de son livre, constatant que
la critique trouvait son apprenti écrivain absolument fascinant,
pathétique, héroïque même, qu’il avait voulu faire le procès de
l’individualisme tel qu’il l’entendait, de l’exaltation de soi. Si
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Martin Eden avait choisi le peuple et s’il était devenu socialiste,
s’il avait choisi une cause autre que sa cause personnelle, explique
London, il ne serait pas mort. Aux yeux de London, ses premiers
lecteurs et ses critiques s’étaient complètement trompés sur le
sens du livre ; il avait voulu dire exactement le contraire de ce
qu’on y voyait. Ce malentendu est très intéressant, parce qu’il
montre bien cette dualité. Par qui London fait-il représenter
l’option socialiste dans le roman ? Par Russ Brissenden, un poète
décadent que Martin Eden rencontre un jour, qui a fait un poème
symboliste fin de siècle. Ce génie poétique est poitrinaire, il est
riche, se noie dans l’alcool, brûle la vie par les deux bouts. Il dit
à Martin Eden : tu devrais devenir socialiste. Est-ce vraiment crédible ? Il me semble que si London avait vraiment voulu montrer
à Martin Eden l’intérêt ou l’importance de cette cause,
il aurait imaginé un autre genre de personnage pour
essayer d’y convertir son héros. D’un autre côté, ce que
London montre d’une manière bouleversante, c’est – en
dépit de son rêve de devenir un géant de la littérature –
l’intraitable fidélité du personnage à sa classe d’origine,
à l’ethos de cette classe. Certaines des plus belles scènes
du roman sont les scènes où il se retrouve dans ce milieu
qu’il a déserté, et dont il a la nostalgie, mais vers lequel
sa trahison sociale lui interdit de revenir.
Votre travail d’édition de ses œuvres à la bibliothèque
de la Pléiade s’est attaché à faire ressurgir la langue
originale de Jack London. Pouvez-vous nous éclairer
sur ces nouvelles traductions ?
Philippe Jaworski. Nous avons tenté dans cette
édition de remettre London à sa place : le monde des
lettres. Quel que soit le statut qu’on lui accorde, il importe de traiter l’auteur de l’Appel sauvage, du Loup
des mers et de Martin Eden avec tout le respect éditorial
que l’on accorde aux écrivains qu’on juge avoir encore
quelque chose à nous dire. On commence, comme on
le fait pour tout auteur publié dans la Pléiade, par établir les textes, déterminer celui qui correspond le plus
exactement aux dernières intentions de l’auteur. Pour
ce qui est de la traduction, nous avons scrupuleusement
respecté l’intégrité et l’intégralité du texte, ce qui n’avait
pas toujours été le cas dans un certain nombre d’éditions antérieures. Son statut (d’ailleurs bien arbitraire)
d’écrivain « populaire » ne justifie pas que l’on traite
sa prose n’importe comment. Pour ce qui concerne nos
traductions, nous avons fait le choix de ne pas tirer la
langue de London vers un français bien tourné, joli,
classique, mais au contraire de garder à son expression
son relief souvent tourmenté, ses bizarreries, son côté parfois
« brut ». Jack London s’est forgé sa langue en autodidacte. Il
a appris à écrire tout seul (ce dont il était d’ailleurs très fier).
Ses méthodes de travail, essentielles à connaître, expliquent
que ses livres soient si souvent bâtis de guingois. Quand on
s’oblige à écrire 1 000 mots par jour, où qu’on soit, par tous
les temps, sans revenir en arrière, sans repentir, sans s’interrompre, l’écriture devient une aventure périlleuse. London
a vécu et écrit ainsi, pressé par le besoin d’argent, au début,
puis l’ivresse d’en gagner toujours plus. L’écriture est donc
menée à la diable, livrée à toutes les heureuses ou désastreuses
rencontres possibles. Notre édition tente de raconter aussi cela
– l’aventure d’une écriture – sans atténuer, ou pis, gommer, les
répétitions, les incohérences, les images baroques, les envolées
lyriques mal contrôlées, en restant aussi proche que possible de
l’original. On ne s’étonnera pas, je pense, que la plupart de ses
imperfections se trouvent surtout dans ses longs romans. Ses
nouvelles, par contraste, sont souvent vierges de ces défauts,
ce qui leur donne un surcroît de valeur. Je crois que London
est un extraordinaire nouvelliste. En moyenne, ses nouvelles
comptent entre 5 000 et 10 000 mots. Au rythme de 1 000 mots
par jour, une nouvelle est composée en une semaine, souvent
moins. Une semaine de travail, sa nouvelle est réalisée, avec le
meilleur des moyens mis en œuvre dans la méthode d’écriture
de London : concentration, concision, vitesse, tension rapide
et maximale du ressort de l’action. C’est par la prose courte
qu’il est venu à l’écriture, et, dans ce genre, il est vite devenu
un maître. C’est la raison pour laquelle nous avons donné une
ample sélection de nouvelles. Il en a écrit presque deux cents ;
nous en avons publié quarante-sept, soit presque le quart de sa
production. Elles sont magnifiques, et beaucoup constitueront
des découvertes pour le lecteur français.
’Humanité
Entretien réalisé par
Jérôme Skalski
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2016) .
Lettres
Carlo Ossola et l’œil vivant de Dante
Introduction à la Divine Comédie,
de Carlo Ossola. Traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin
et Pierre Misteli. éditions Le Félin, 148 pages, 20 euros.
Les Lettres
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E
n publiant un concentré de ses cours au Collège de
France sur Dante, le grand érudit Carlo Ossola décide
d’offrir au public français, certes, une introduction à
l’univers philosophique et théologique de Dante, avec une
abondance de pistes ouvertes et exploitées avec subtilité, mais
aussi un aperçu de ce que Dante représente dans l’imaginaire
poétique italien et plus largement mondial. De même que
Dante, durant la semaine sainte de 1300, est censé s’être
aventuré au royaume des morts avec pour guide un illustre
prédécesseur, Virgile, de même Carlo Ossola, qui est une
figure moderne de l’humanisme, avec la curiosité, la légèreté, la rigueur, l’approfondissement et la tolérance que cela
implique, prend des poètes pour guides : Mandelstam, Eliot,
Pound, Borges, Zanzotto. Et, de Dante, il retient une leçon
fondamentale : un souci de communication et d’élégance,
d’habile dosage de mystère et de clarté, de sérieux et d’humour,
de vivacité et de profondeur.
La plupart des commentaires de la Divine Comédie écrasent
le lecteur sous les références théologiques et historiques. C’est
entendu, on ne peut pas pleinement apprécier ce voyage chez
les morts, si on ne connaît pas bien l’histoire de Florence au
XIVe siècle, si on n’a qu’une notion vague des luttes des clans,
de l’histoire de la papauté et des ambitions du Saint-Empire
romain germanique. Dante décrit son temps, ce temps est bien
lointain, mais les enjeux idéologiques et politiques du pouvoir
n’ont guère changé. Il appartient à une culture médiévale,
imprégnée de débats théologiques sur la liberté et la grâce,
sur l’incarnation, sur la nature du mal et de la rédemption, et
nourrie de sagesse antique. Mais comment lire Dante à présent, se demande Carlo Ossola. Comment donner une image
vivante de ce texte poétique qui avait pour visée de raconter,
de faire voir, de faire dialoguer des morts et de trouver un
équivalent littéraire des visions, des angoisses, des extases ?
Dès la couverture, en choisissant une œuvre d’Anselm
Kiefer, représentant un livre ailé, il donne une idée de son
point de vue, de sa démarche. Non pas seulement que le
chef-d’œuvre de Dante va voler vers nous, mais qu’il sera
question d’un livre pesant qui se dégage de sa pesanteur pour
peu à peu atteindre les zones célestes de l’immatériel. C’est
le cheminement de Dante, de l’abîme cauchemardesque de
l’Enfer, qui a connu, auprès des poètes et des peintres de tous
les temps, la fortune que l’on sait, et plus généralement chez
les lecteurs médusés par les descriptions si crues et si violentes
du poète florentin, à cette réalité immatérielle (échappant au
temps et à l’espace) qu’est le Paradis.
Une des qualités premières de l’essai de Carlo Ossola est
d’avoir, naturellement, sans véritable intention délibérée, imité
le ton de Dante. La vitalité du poème vient de sa langue, merveilleusement flexible, changeant de registre à tout moment,
passant du dialogue le plus trivial aux débats scolastiques,
de la scène de terreur glaçante au spectacle chorégraphique
enchanteur des lumières du Paradis et aux concerts du Purgatoire, du blasphème ou de l’épigramme assassine lorsque
Dante part en guerre contre la papauté qui a dénaturé le
message évangélique, aux prières les plus angéliques, de la
topographie la plus précise aux cartes du ciel dénotant une
connaissance astronomique. Un commentateur se doit de
respecter, à sa manière, cette souplesse de la langue et de la
pensée. Comment le faire sans perdre de la rigueur ?
En plaçant dès la deuxième page « la pupille vivante » de
Dante en miroir de l’avant-garde des deux siècles qui précèdent le nôtre (de la lettre de Charles Baudelaire du 13 mars
1856 à Charles Asselineau sur son rêve du musée médical des
monstres installé dans un bordel, aux délires d’Artaud et aux
poèmes d’Andrea Zanzotto sur le langage enfantin), il définit
son propre essai comme une tentative nouvelle de trouver
un langage critique susceptible de suivre les mouvements du
texte commenté et de poursuivre son mouvement, sans pour
autant le sortir du contexte médiéval et préhumaniste de la
réflexion théologique.
Mais pour cela, il faut pouvoir décrire et analyser la façon
dont Dante a entrepris et mis en pratique son récit. C’est que
la Divine Comédie a plusieurs fonctions et plusieurs manières
de raconter le voyage de Dante. La réalité des morts n’est pas
la même dans les trois chants. En Enfer, ils ont leur pleine
identité, leur nom, leur corps visible, quoique, déformés par
la mort et la torture, mais ayant perdu leur nature de chair,
Paradis, par Gustave Doré.
ils soient sans poids et sans substance : les pieds ne marquent
pas le sol et le corps n’arrête pas la lumière quand elle vient de
derrière eux. C’est ainsi que Dante se fait du reste remarquer
par les morts, qui sont stupéfaits de voir qu’il laisse des traces
sur le sable ou qu’il fait bouger les pierres sous ses pas, et
bien sûr qu’il fait de l’ombre. Les ombres en effet ne font pas
d’ombre. On est donc, en Enfer, dans un récit réaliste, visuel,
qui obéit à des lois particulières et où la présence corporelle
du narrateur et son identité vivante (sa généalogie, ses liens
familiaux, sa fonction, son rapport à la vie politique de Florence), sont au premier plan. La circulation dans les lieux,
la lente descente sont décrites, de même, avec une précision
topographique admirable.
Le Purgatoire conserve une exigence de réalisme dans le
récit du voyage, qui est complexe, parce que l’ascension de
la montagne circulaire demande une connaissance précise
de la géographie. Mais les interlocuteurs de Virgile et de
Dante commencent à les entraîner dans des zones de débat
théologique (sur la grâce) très complexes.
Enfin au Paradis, la vision est d’un autre ordre. Les âmes
sauvées n’ont plus de corps, plus de visibilité sinon purement
lumineuse, ce sont des points de lumière, des éclats, des feux.
Et la description appartient alors à un autre ordre. Car l’espace
et le temps, sans tout à fait disparaître, n’obéissent plus aux
lois humaines de la perception. Béatrice, qui a remplacé Virgile
(Virgile n’ayant pas accès à cette zone interdite), entretient
avec le narrateur un rapport conflictuel. Elle supporte mal
la présence de ce vivant parmi les âmes élues et interdit tout
rapport intime avec elle. C’est une figure de l’interdit. Elle
cédera ensuite sa place et la parole à saint Bernard, ce sur quoi
va insister Carlo Ossola dans son commentaire.
S’il place la fin de son essai sous le signe de saint Bernard, il
place le début sous celui d’Adam, qui est un des interlocuteurs
essentiels de Dante, parce que le premier homme, porteur du
péché originel, permet de poser la question de la rédemption
de l’humanité par l’incarnation et le sacrifice du Christ, avec
toutes les apories que rencontrait la scolastique pour résoudre
ce problème d’une humanité à la fois fautive et rachetable,
mais au seul prix de l’incarnation de la transcendance divine.
Saint Bernard de Cîteaux devient l’intermédiaire capital
pour célébrer la Vierge, but de tout le chemin initiatique,
une Vierge, souligne Ossola, qui est « mère de son fils », en
rappelant toute l’iconographie byzantine (dont Dante avait
été témoin) représentant la dormition de la Vierge dans les
bras du Christ.
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En différenciant les degrés de réalité,
non seulement des figures qui traversent
le poème (ombres en Enfer, résonances
au Purgatoire, images au Paradis), mais
aussi du texte même qui, de visuel et
narratif, devient pur affect intérieur,
Ossola montre que le récit (toujours
écrit au présent, un présent narratif,
mais aussi un présent métaphysique, dû
à la fatalité du rapport de l’humanité
au temps) obéit à des lois modulables,
et que les trois chants ne peuvent pas
être racontés de la même manière. La
compassion de Dante pour les damnés,
sentiment qui, se mêlant à l’horreur,
a créé des visions inoubliables pour
la plupart des lecteurs, devient, au
Purgatoire, une réflexion théologique
d’une rare difficulté et au Paradis une
contemplation exaltée, fascinée, et le
plus souvent muette, car Dante avoue
son impuissance littéraire à décrire
ce qu’il voit. Il renonce. Dieu est, dit
Ossola, « hors de l’économie de l’humain ». On atteint les limites de ce que
peut la poésie. Et ce poème qui expose
ses propres limites réunit les préoccupations de la mystique et celles de la
littérature. On ne représente pas, par
les moyens discursifs de la raison, ce
qui échappe à la raison et appelle plutôt
l’affect.
L’un des passages les plus frappants
du commentaire d’Ossola concerne, au
Paradis, le passage du chant XXIII où
Dante décrit le mouvement des âmes
lumineuses vers la Vierge, en le comparant au bébé dans les
bras de sa mère :
« Comme un bébé vers sa maman
Tend les bras après la tétée,
Exprimant fort ses sentiments,
Chacun de ces lumignons va
Vers les hauteurs, manifestant
L’amour qu’il vouait à Marie. »
Il y a, dit Ossola, un écho du « Si vous ne devenez pas
comme des petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume de
Dieu », de l’Évangile selon saint Matthieu. Avant que Dante
ne sombre dans une réelle aphasie :
« Bernard souriant m’indiquait
De regarder en l’air. Moi-même
J’avais déjà levé les yeux.
Mon regard purifié entrait
De plus en plus dans le rayon
De la splendeur, source authentique.
Ce que je vis dépasse tant
Ce que j’écris et ma mémoire
Par cet excès s’avoue vaincue.
Comme un dormeur qui voit s’éveille
Et puis conserve un souvenir
De sensation, mais imprécis.
Ainsi, dès que ma vision cesse,
Elle instille encore en mon cœur
La douceur dont elle était née.
Comme la neige au soleil fond
L’oracle de la prophétesse
Se perd au vent parmi les feuilles. »
Le Paradis raconté ? Rien de plus que le souvenir évanescent d’un rêve, avec le seul souvenir d’une émotion,
mais insaisissable et donc ineffable, comme une prophétie
devenue bruissement, une congère réduite à une flaque
informe qui disparaît dans la terre, sans laisser de trace de
son apparition.
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René de Ceccatty
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2016). III
Lettres
Yourcenar, une jeune femme amoureuse
En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux,
de Marguerite Yourcenar Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte
(1938-1980). Gallimard, coll. « Blanche », 320 pages, 21 euros.
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u’on apprécie ou qu’on n’apprécie pas son œuvre qui
commence et s’achève par ses meilleurs livres : Alexis
(1929), le Coup de grâce (1939), d’une part ; de l’autre,
le Labyrinthe du monde (1974, 1977, 1988), la période intermédiaire, Mémoires d’Hadrien, l’Œuvre au noir, étant quelque
peu indigeste, Marguerite Yourcenar fait partie aujourd’hui
des écrivains les plus célèbres – à jamais la première académicienne ! – et les plus respectés de la seconde moitié du XXe siècle.
Emmanuel Boudot-Lamotte, en revanche, est nettement moins
connu. Il a pourtant joué, avant-guerre, un rôle important dans
la vie de l’auteur de Souvenirs pieux : il a été son éditeur chez
Gallimard, tandis qu’André Fraigneau, romancier raffiné, ami
de Cocteau, était son éditeur chez Grasset (car, comme Giono
à la même époque, elle publiait chez les deux grands éditeurs
parisiens – pas simultanément, cependant, au contraire de
l’emberlificoteur de génie qu’était l’auteur des Grands Chemins). Mais, entre ces trois-là, les liens ne se bornaient pas à
des rapports éditeur-auteur : Yourcenar aimait passionnément
Fraigneau (amour sans réciprocité), dont Boudot-Lamotte
était l’amant. Ce rapport triangulaire aurait inspiré le Coup de
grâce. Autant dire que les lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte,
même s’il y est beaucoup question d’édition, s’ancrent dans un
terreau personnel, un non-dit, qui fait leur spécificité, et leur vaut
d’être publiées séparément de la « Correspondance générale »
en cours d’édition chez Gallimard. Elles ont été retrouvées
récemment par le neveu d’Emmanuel Boudot-Lamotte, qui,
dans un avant-propos sous forme d’interview, donne sur son
oncle d’indispensables renseignements.
Les premières lettres datent d’avant la guerre, alors que
Yourcenar voyage en Grèce ou aux États-Unis, et s’adresse à
Boudot-Lamotte comme à son éditeur, non sans faire parfois
allusion à leur « ami » commun, Fraigneau, qu’elle ne voit plus.
On se rend compte de l’exigence stylistique de Yourcenar, outrée
de voir que son Coup de grâce a été quelque peu retouché par
un lecteur de Gallimard (à moins que ledit lecteur ne soit Gaston G. en personne, auquel cas elle en serait « flattée »). Elle en
éprouve une « stupeur indignée » et exige, explications à l’appui,
que son texte original soit restitué : « Dans un livre aussi court,
chaque mot importe. » On voit aussi la précision maniaque qui
est la sienne (et que les lecteurs de sa correspondance générale
connaissent bien) concernant la finition et la publication de ses
livres : du Connecticut, elle envoie à son éditeur des suggestions
pour une bande à placer sur les Nouvelles orientales, une liste
de critiques à qui envoyer le livre, et demande que le chef de
fabrication rapproche, à l’intérieur de certains mots, les lettres,
qu’elle estime trop écartées. Rien ne lui échappe, et elle ne
craint pas de parler crûment d’argent, et de demander que soit
« arrondi » l’à-valoir sur ses dix pour cent de droits d’auteur
sur un premier tirage de 2 000 exemplaires.
Puis, après un bref passage à Paris, c’est le départ, en octobre 1939, pour les États-Unis. Elle ignore que ce sera pour
elle un exil définitif. De New York, elle envoie des « Lettres
des États-Unis », pas forcément destinées à Boudot-Lamotte,
mais retrouvées dans ses archives, et publiées ici. C’est de l’une
d’elles qu’est tiré le titre du recueil, et elles sont un document
précieux sur l’ambiance qui régnait à Bordeaux, parmi la colonie
américaine réfugiée là, en attendant le départ de trois paquebots
pour New York. L’arrivée et les premiers temps à New York
donnent lieu aussi à un témoignage unique sur la façon dont
l’Amérique, deux ans avant Pearl Harbour, observait, de loin, les
débuts de la guerre en Europe, et l’arrivée des premiers réfugiés
outre-Atlantique. Pendant les années de guerre, la correspondance s’interrompt, pour reprendre en mars 1945. La France
est libérée, mais l’Allemagne n’a pas encore capitulé, l’heure
est aux restrictions, et l’on découvre une Yourcenar qu’on
connaissait mal, une ménagère attentive à ses amis et qui, depuis
son île des Monts Déserts, envoie des colis de ravitaillement à
ses compatriotes (ou, à défaut des souliers, momentanément
rationnés aux États-Unis, des semelles, dont elle demande les
mesures) et se préoccupe de savoir s’ils sont arrivés en bon
état. Elle, en revanche, coupée de la France depuis cinq ans,
demande des livres. C’est ainsi qu’elle découvre Sartre (dont
les Mouches l’intéressent, mais dont elle n’aime pas l’Âge de
raison) et Camus (qui ne l’impressionne pas).
À cette époque, Emmanuel Boudot-Lamotte a quitté Gallimard, et dirige les éditions Janin, une jeune maison en quête
d’auteurs. Il essaie d’appâter Yourcenar, de détourner au profit
de sa maison des contrats signés avant-guerre avec Gallimard,
notamment pour Dramatis Personae, un recueil de ses pièces
de théâtre. Yourcenar, elle, a perdu tout contact avec ses principaux éditeurs mais, rigoriste jusqu’au bout des ongles, estime
ne pas devoir traiter avec son vieil ami tant que Gallimard (en
la personne de Camus, nouveau lecteur de la maison) ne lui a
pas fermé ses portes (ce qui se produira, sous prétexte que le
théâtre se vend mal, mais trop tard pour que Dramatis Personae
paraisse chez Janin, qui entre-temps a déposé son bilan – et c’est
bien Gallimard qui publiera ces pièces, bien longtemps après,
quand Yourcenar sera devenue une valeur sûre de la maison).
Le mot du siècle
Persifler au siècle des Lumières,
d’Élisabeth Bourguinat (préface
d’Arlette Farge), CréaphisÉditions,
320 pages, 15 euros.
E
ncore de nos jours, la plupart
des dictionnaires font dériver le
verbe persifler de la racine siffler
(« se moquer de quelqu’un ») précédée
de la particule per, et ce malgré l’anomalie orthographique représentée par
un seul f. Or, ce mot-clé de la littérature
du XVIIIe siècle, désignant un comportement mondain singulier, proviendrait
également d’une petite pièce intitulée
Persiflés, tragédie en cinq actes, œuvre
d’un obscur musicien nommé Nicolas
Racot de Grandval (1676-1753). Ce
texte étrange exhumé par Élisabeth
Bourguinat au cours d’un recensement
systématique de tous les ouvrages de
l’époque dont le titre contient le mot
persiflage possède une intrigue inextricable mêlant la parodie, le burlesque
et l’amphigouri, cela correspondant
parfaitement aux premières définitions
du verbe persifler : « se livrer à un badinage d’idées et d’expressions qui laisse
du doute ou de l’embarras sur leur vé-
I V. L
e s
Lettres
ritable sens », « tenir un discours que
ni celui qui le fait ni ceux qui l’écoutent ne se piquent de comprendre ».
Ce néologisme qui apparaît vers 1734
restera à la mode jusqu’à la Révolution,
constituant un « marqueur » essentiel
de la haute société et de la littérature
de l’Ancien Régime.
Cette pratique langagière correspond d’abord au sabir des petits
maîtres frondeurs qui tournent en
ridicule la langue classique que se
sont efforcés d’imposer Louis XIV et
l’Académie. Être impertinent et pédant,
cultiver le coq-à-l’âne et le papillonnage
représente alors une forme de contrepouvoir face à l’absolutisme, mais cela
dénote également l’essoufflement d’une
classe oisive, improductive et consciente
de tourner à vide, inquiète de se singulariser afin d’oublier son asservissement.
Le persiflage devient ensuite l’arme
des roués et l’un des principaux ressorts de la littérature libertine. Chez
Crébillon fils ou Laclos, cessant de
contrevenir au pouvoir, il constitue,
pour le prédateur tacticien, un moyen
redoutable de soumettre les femmes.
Le langage est une arme subtile qui les
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
Quant à Grasset, frappé d’« indignité nationale », elle ne veut
plus avoir à faire avec lui. Boudon-Lamotte lui explique qu’il
n’est pas plus coupable de « collaboration » que Gaston Gallimard (ou que GG ne l’est pas moins que son collègue de la rue
des Saints-Pères), mais qu’il a moins su louvoyer et ménager
ses arrières. Cependant, Yourcenar, exilée en Amérique, et qui
ignore tout de la réalité avec la réalité de la France occupée (et,
d’une certaine façon, elle s’en veut), continue à porter des jugements à l’emporte-pièce (notamment à propos des positions de
Fraigneau pendant l’Occupation) à propos de comportements
que son exil américain lui a permis d’éviter.
La part la plus intéressante des lettres de l’immédiat aprèsguerre concerne les projets éditoriaux de Yourcenar, qui propose
à Boudot-Lamotte de faire un livre sur les « Trésors de l’art
français », ou de constituer un recueil de nouvelles américaines,
qu’elle traduirait elle-même. On découvre ainsi une facette peu
connue de l’écrivain, et sa curiosité pour la littérature américaine
contemporaine, dont elle se montre bon juge, recommandant,
notamment, des nouvelles d’Hemingway, de Caldwell, d’Eudora
Welty (alors totalement inconnue en France) ou les romans d’un
« nègre » qu’elle ne met pas loin de Dostoïevski : Richard Wright.
Ces projets ne se concrétiseront pas : les éditions Janin mettent
la clé sous la porte, Emmanuel Boudot-Lamotte se consacre
à la photographie, et Yourcenar, après le succès mondial des
Mémoires d’Hadrien (paru initialement chez Plon), ne sera
plus en quête d’éditeur, n’aura plus à chercher à jouer un rôle
de conseiller éditorial, et reviendra par la grande porte chez
Gallimard, qu’elle ne quittera plus. Les lettres, dès lors, s’espaceront, et les deux amis ne se reverront qu’une seule fois, lors
d’un passage de Yourcenar à Paris, en 1968.
Ces 90 lettres ne sont pas essentielles à la connaissance de
Yourcenar, mais elles sont passionnantes par ce qu’elles nous
apprennent d’une période peu connue de sa vie, par ce qu’elles
nous donnent à voir de son intimité, notamment lorsqu’elle
évoque pudiquement André Fraigneau (« Vous savez quelle a
été ma très longue et très profonde affection pour lui. » ). Elle
compare leurs rapports à ceux de deux arbres inclinés l’un
vers l’autre, « et des deux, j’admets sans hésitation que j’étais de
beaucoup l’arbre qui s’inclinait le plus ». Derrière son masque
d’intellectuelle marmoréenne et impitoyable, on voit trembler
l’image frêle d’une jeune femme amoureuse. Ces lettres humanisent Marguerite Yourcenar.
Christophe Mercier
Nouvelles orientales, de Marguerite Yourcenar,
illustrées par Georges Lemoine, Gallimard, 144 pages, 25 euros.
à lire
Le Musée intérieur d’Henry James,
de Jean Pavans (Seuil, 200 pages, 27 euros).
entortille dans un verbiage spécieux,
les obligeant à croire ce que leur dit le
libertin, et finalement à se rendre. Le
« grand art » consistant à dire à une
femme en public des choses flatteuses
d’une manière assez fine pour qu’elle
les croie sincères, et que les autres personnes qui les entendent comprennent
qu’elles ne sont que fables. Versac et
Valmont sont passés maîtres dans ce
type de viol verbal, qui peut parfois se
révéler funeste.
Et puis, bien sûr, le persiflage est
également pratiqué par les philosophes.
Par Voltaire, par exemple, qui souvent
mêle à ses réflexions les plus sérieuses
quelques « bouffonneries » afin de
plaire au public et de détourner l’attention des censeurs. Candide sera ainsi
qualifié de persiflage par Rousseau,
qui évidemment se refuse à manger de
ce pain-là. Diderot et nombre d’encyclopédistes persiflent volontiers afin
de mieux secouer les préjugés de leur
époque. « Les philosophes pratiquent
la mystification pour enseigner le doute,
qui est le commencement de toute entreprise philosophique. »
O
n sait qu’Henry James, non content d’avoir écrit plus de
vingt romans et des centaines de nouvelles, a laissé une œuvre
immense, et multiple : textes théoriques dans lesquels il s’interroge
sur son art, autobiographie, critique littéraire, récits de voyages.
Jean Pavans, son incontestable spécialiste, traducteur ou retraducteur de plusieurs romans (notamment la sublime Coupe
d’or, un de ses romans les plus fascinants), et surtout de l’intégrale
des nouvelles (aux éditions de La Différence, en quatre énormes
volumes qu’il faut préférer à la traduction de la Pléiade, moins
littéraire, et due à plusieurs traducteurs, et qui a donc moins d’unité), découvreur de plusieurs récits de voyages jusqu’alors inédits
en français, nous offre aujourd’hui une nouvelle facette de
James : le James qui, un temps, a voulu s’adonner à la peinture, et
qui a laissé des textes de critique d’art disséminés dans des journaux
enfouis sous la poussière du temps. L’essai de Pavans est brillant,
lumineux, savant, et donne un nouvel éclairage de certains de ses
grands textes (notamment Les Ambassadeurs). Il est suivi, ce qui
est précieux, d’une centaine de pages d’inédits de James critique
d’art, notamment un long essai sur Delacroix, et un autre sur son
ami John Singer Sargent, qui a fait son portrait, et dont l’univers
est comme un double pictural de celui de James.
Le musée intérieur d’Henry James est donc un livre indispensable
à tout amateur de James, complète sa bibliographie française, et
permet d’espérer que Jean Pavans, un jour prochain, publiera la
totalité des écrits sur l’art de James.
C. M.
Jean-Claude Hauc
2016 (
s u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
8
d é c e m b r e
2016) .
Lettres
La Source
De l’âme,
de François Cheng. Albin Michel, 162 pages, 14 euros.
DR
J
e me souviens que, lors de mon séjour dans le Maine chez
Marguerite Yourcenar, elle me raconta que, lorsque son
amie et traductrice Grace Frick mourut, elle se dirigea vers
la fenêtre de sa chambre et l’ouvrit en grand « afin que son âme
s’envole ». J’ai compris naturellement ce geste, encore que je
n’aurais pas eu l’idée de le faire.
Aujourd’hui, en lisant le livre admirable de François Cheng,
ces mots sont revenus à ma mémoire. Le geste de Marguerite
Yourcenar était libérateur et instinctif. L’idée chrétienne que
chaque âme est immortelle et qu’elle se détache du corps au
moment de la mort est revenue à sa mémoire et elle contribua
à ce que l’âme de son amie monte au ciel.
Je me suis demandé souvent ce que voulait dire l’âme. Je sens
à l’intérieur de mon corps un souffle qui est capable de voyager
en moi et autour de moi, de franchir de grandes distances et
de revenir à sa source et y séjourner longuement. Toute âme a
un chant, écrit François Cheng, et cela me paraît une évidence
chez les artistes et en particulier chez les écrivains. Au fil des
pages, en lisant son livre, j’ai perçu la musique de ce souffle
muet qui m’habite. Et qui s’élève dans la solitude, le travail, la
contemplation d’un paysage ou d’un tableau, les souvenirs y
étant plus clairs que les pensées. L’âme est une présence, notre
vrai cœur peut-être.
François Cheng écrit sept lettres à une amie de laquelle il a
reçu un message : « Sur le tard, je me découvre une âme. Acceptez-vous de me parler de l’âme ? » Il ne répond pas tout de
suite à sa requête mais, au bout d’un temps, il lui adresse sept
lettres magnifiques. On ressent le silence de la destinataire mais
il émane pareillement de celui qui lui écrit et de la personne qui
le lit. Conjonction des âmes. Car, à mesure que se déroule la
lecture, le lecteur découvre lui-même son âme avec ce qu’elle
contient de général et de personnel. La révélation lui procure
une grande joie. Il en prend conscience : son âme est son véritable pays. Pourtant, il l’oublie souvent, ne la nomme pas, a
des doutes sur son existence, la confond avec le rêve. Il ne l’a
jamais rapprochée de l’esprit ni de Dieu, malgré les religions qui
l’évoquent. Car elle joue un rôle important dans les croyances
puisqu’elle a le pouvoir d’atteindre l’au-delà, c’est-à-dire le
paradis ou l’enfer. Au commencement, elle a été insufflée par
Dieu dans les narines de l’homme, faisant de lui un être vivant.
J’arrive à me dire que l’âme est, sinon la source, du moins l’essence de la vie et, principalement parce qu’elle est liée au mystère
et, d’une certaine façon, illustre celui-ci. Dans la troisième lettre
de François Cheng à son amie, je lis cette phrase : « L’unicité de
l’être, cette vérité universelle, s’affirme de façon éclatante chez la
personne humaine, et c’est son âme qui en est l’incarnation. Non
un attribut, ni une faculté : unie à un corps et l’animant, elle est la
personne même. Elle est aussi le sang qui coule dans ses veines.
À mes yeux, de plus, elle est la langue qu’on utilise pour écrire.
C’est-à-dire son chant et son silence. Elle est l’émotion violente
qui nous assaille sans en connaître la raison lorsqu’on entend un
morceau de musique par exemple. Et on arrive à la conclusion
que ce qui ne vient pas de l’âme mais de l’intellect, du savoir ou
de la logique réelle du monde, ne compte pas. L’âme pour moi
est en premier le désir : le désir d’un être, le désir entre les pages
d’un livre, le désir de l’amour sous toutes ses formes. »
François Cheng cite Pierre Jean Jouve : « La poésie supérieure
est une fonction de l’âme, et non pas de l’esprit. C’est l’âme qui
fournit l’énergie spéciale capable de faire, de la masse agglutinée,
une chose de beauté. » Depuis que je me suis mise à explorer
attentivement l’âme qui m’habite, j’ai ressenti le lien invulnérable qui l’attache à la beauté et à l’amour : elle est leur miroir.
Et le mystère me conduit à transcrire cette phrase : « Oui, nous
devons être assez humbles pour reconnaître que tout, le visible et
l’invisible, est vu et su par Quelqu’un qui n’est pas en face, mais
à la source. Et ce Quelqu’un secret est notre âme qui nous guide
et qui attend pour s’envoler. »
François Cheng fait un tour d’horizon dans les traditions
léguées par les Anciens. Pour les Chinois, l’âme, c’est-à-dire
le hun, a une dimension céleste, la langue moderne l’appelant
ling-hun, qui peut être traduit par « essence de l’âme ». Pour
les hindous, une entité éternelle, âtman, préexiste à notre
naissance et subsiste après notre mort. Pour le bouddhisme,
l’anâtman est la doctrine du non-soi. Aristote, auteur d’un
ouvrage intitulé aussi De l’âme, divise l’âme en trois parties : l’âme nutritive, l’âme sensitive et l’âme pensante. La
mystique juive considère de même que l’homme possède
plusieurs âmes. Et François Cheng ajoute : « Oui, la triade
corps-âme-esprit est l’intuition peut-être la plus géniale des
premiers siècles du christianisme. » Et il constate que, « à
part le bouddhisme, dans la version la plus extrême de sa
doctrine, toutes les grandes traditions spirituelles ont pour
point commun d’affirmer une perspective de l’âme située
au-delà de la mort corporelle ».
Dans la cinquième lettre qu’il adresse à son amie, il s’ouvre
à sa mémoire : paysages, peintures, comme la Joconde de
Vinci, ou le Séjour à Wang-chuan, de Wang Wei. Et il décrit
une traversée du désert de Gobi dans un camion militaire,
sous l’emprise d’une soif dévorante, avec une vérité et une
beauté poignantes. Et on se pose la question, les souvenirs
viennent-ils de l’âme ? Je pense que la mémoire en fait partie
comme une enceinte en attente ; elle puise des images dans
la source et se nourrit des êtres les plus chers, en particulier
ceux qui nous ont quittés ou desquels nous sommes séparés.
Et plus je vois, à mesure que je lis François Cheng, plus le
ciel avec ses astres et ses couleurs, la terre avec ses déserts,
ses océans, ses arbres. Ses animaux animent le pays de mon
âme qu’il me donne à découvrir. Le temps a été aboli. La
mort n’existe plus.
L’âme effectivement serait moi et le monde entier. Elle
serait la source secrète qui permet de recevoir les reflets du
ciel et les images de la terre, et de les recréer infiniment. Elle
serait l’aube et le crépuscule sur la mer. Elle serait l’amour
qui franchit les fenêtres ouvertes ou fermées. Et absolument
le dessin qui s’envole à mesure que je trace ces lignes.
Silvia Baron Supervielle
La maladie de l’écrit
La Voix écrite,
de Patrick Autréaux. Verdier, 137 pages,
16 euros.
A
près un roman, les Irréguliers, et une
pièce de théâtre, Patrick Autréaux
revient à ce qui l’a fait connaître :
l’écriture autobiographique ancrée à son
expérience de la maladie. Un cancer qui, à
l’âge de 35 ans, fit entrer le psychanalyste
d’urgence en littérature. Prolongement de
Dans la vallée des larmes et de Se soigner,
la Voix écrite retrace son abandon de la médecine au profit de l’écriture. Débarrassé du
sentiment d’urgence qui motivait ses récits
antérieurs, l’auteur se livre à une réflexion
sur le lien entre ses deux pratiques successives. Des premiers échanges avec un éditeur
qu’il prénomme Max – en fait Jean-Bertrand
Les Lettres
Pontalis, qui a publié le premier livre de Patrick Autréaux dans sa collection « L’un et
l’autre » – à ses premiers pas dans l’écriture
romanesque, il s’attache avec rigueur et délicatesse à tous les ponts qui relient les mots
et la douleur. Sur les traces de Hölderlin, il
interroge ainsi de manière très personnelle
l’utilité des poètes en temps de souffrance
et l’origine de leur vocation.
La sienne a quelque chose de mystique.
Après une introduction consacrée à sa rencontre avec Max, Patrick Autréaux reconnaît son goût pour les Évangiles et les vies de
saints. L’écriture, pour lui, est un impératif.
Une réponse spontanée à un délitement. « Il
avait suffi de constater que ce qui m’entourait
pouvait s’écrouler, ma famille se décomposer
sans que je puisse rien faire contre (...), et
c’était sorti de mon corps : des phrases, des
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
2016 (s
poèmes, des mots », écrit-il par exemple. La
Voix écrite n’est pourtant pas une simple
actualisation d’un genre littéraire quasiment
disparu au XIXe siècle : le journal spirituel. Si
on retrouve dans son texte l’oscillement entre
effacement et affirmation du sujet propre
aux hagiographies et aux autobiographies de
mystiques, celui-ci sert une mise en abyme de
l’acte d’écriture dans un Occident largement
déchristianisé. Où le religieux sépare bien
plus souvent qu’il n’unit.
Dans ce contexte, l’écriture peut-elle encore avoir une quelconque utilité ? Peut-elle
soigner ou ne serait-ce qu’apaiser quelques
maux ? La question traverse le récit, nourrie
par des allers et retours constants entre le
concret médical et l’abstrait littéraire. En collectant les souvenirs des différentes preuves
des bienfaits de ses livres sur les lecteurs, Pa-
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
trick Autréaux tente de délimiter les contours
d’une littérature capable d’accompagner la
maladie. Et surtout la solitude qui lui succède.
L’acuité du psychanalyste préserve le récit de
toute forme de narcissisme : Patrick Autréaux
sonde son rapport à l’écrit sans arrogance ni
fausse modestie. Comme un homme revenu
de loin, qui jouit de la capacité de pouvoir
simplement penser et soumettre à examen
son existence d’avant la maladie.
Malgré son goût du référentiel et sa précision
quasi clinique dans l’exposé de ses méandres
littéraires, l’auteur déploie ainsi une écriture ludique et charnelle. Et ce malgré la mort de Max,
qui condamne Patrick Autréaux à une nouvelle
forme de solitude. Voire d’orphelinat. La Voix
écrite est un livre de relève, contre l’abattement
qui menace de toutes parts.
Anaïs Heluin
8
d é c e mb r e
2016). V
Lettres
Rembrandt sous la lumière de Genet
Rembrandt,
de Jean Genet. Gallimard, « l’Arbalète » non paginé, nombreuses
illustrations couleurs, 12 euros.
DR
À
le relire dans la belle réédition de l’Arbalète assurée
par Thomas Simonnet, le Rembrandt de Jean Genet
apparaît à vrai dire comme un inédit. Pour la première
fois réunis et illustrés, deux textes (ou même trois, puisque le
second est constitué, sur deux colonnes, de deux développements relativement indépendants qui ne se commentent que
conceptuellement, mais non dans le détail) ouvrent un nouveau
champ de réflexion sur cette œuvre immense, prolongeant,
certes, comme l’indique l’éditeur, le projet de l’Atelier d’Alberto Giacometti, mais faisant écho, d’une façon nouvelle, à
de grands textes denses et obscurs retrouvés récemment, la
Sentence suivi de J’étais et je n’étais pas. Pourquoi ? Parce
que toutes ces pages sont fragmentaires, fatalement fragmentaires, leur fragmentation n’étant liée ni à la volonté délibérée
de leur auteur, ni à sa négligence, mais à une tragédie pour
l’un d’entre eux (le suicide d’Abdellah, l’amant funambule
de Genet, en 1964, avait convaincu l’écrivain de détruire ses
livres en cours, et c’est par miracle que fut sauvé un extrait
de l’un d’eux) et à une circonstance très occasionnelle (la publication dans l’Express de notations sur le peintre flamand).
Mais l’ensemble, surtout présenté comme il l’est dans cette
édition, avec en regard des textes d’excellentes reproductions
de détails des œuvres commentées, finit par constituer ce qu’il
faut bien appeler un poème sur la création, sur l’identité, sur
la vieillesse, sur le désir.
En lisant les descriptions minutieuses moins des œuvres
elles-mêmes que des intentions que Genet prête au peintre,
par un processus d’identification troublante entre l’écriture
et la peinture, il est impossible de ne pas penser aux textes
théâtraux de Genet, contemporains ou les précédant de peu :
surtout Elle et les Paravents. Car ce que retient Genet, dans
l’article de l’Express, du geste de Rembrandt, c’est avant tout
une représentation de l’humanité vieillissante et dissimulant
ou niant sa décrépitude et la valorisation de la misère dans une
célébration contradictoire du faste et de la pauvreté. Comment
ne pas se souvenir, aussi, de Journal du voleur et d’innombrables passages de toute l’œuvre où la contemplation poétique
relève, pour lui, d’un double mouvement de fascination pour
l’abjection et de célébration glorieuse de sa transfiguration ?
Quand Genet tente de retrouver le regard de Rembrandt
sur les vieilles femmes, il décrit le travail du temps, inéluctable
ou, au contraire, nié. Admirables sont les quelques lignes où
Genet suppose à Rembrandt un regard « rajeunissant » sa mère
et au contraire dépersonnalisant Mme Trip. Mais il n’y a aucun
réalisme ni chez l’une ni chez l’autre. Et, dans le second cas,
une transfiguration qui n’est pas de l’ordre de la négation du
temps comme pour la mère de l’artiste, mais de l’ordre de son
inversion en éclat. Dans les deux cas, le peintre atteint le réel.
« Ce sont les deux portraits de Mme Trip (National Gallery),
Margaretha de Geer, par Rembrandt.
ces deux têtes de vieilles, qui se décomposent, qui pourrissent
sous nos yeux, qui sont peints avec le plus grand amour. (...)
Ici, la décrépitude n’est plus considérée et restituée comme
un pittoresque, mais comme une chose aussi aimable que
n’importe quoi. Qu’on débarbouille Sa mère lisant, sous les
rides on retrouvera la charmante jeune fille qu’elle continue
d’être. On ne débarbouillera pas de sa décrépitude Mme Trip,
elle n’est que cela, qui apparaît dans toute sa force. C’est
là. Éclatant. Évidemment d’une évidence qui crève le voile
du pittoresque. Agréable à l’œil ou non, la décrépitude est.
Donc belle. »
En suivant, par ailleurs, le destin d’un artiste « à la poursuite
d’une vérité qui le fuit », Genet esquisse son autoportrait.
Les silences de Rembrandt, la perte de son art, sa résurgence,
comment, là aussi, ne pas y voir une allusion à sa propre
situation ? La construction et la destruction du monde vont
de pair. La représentation du monde n’est envisageable qu’à
condition de le rendre « méconnaissable », « non identifiable »,
de même que l’autoportrait de Rembrandt vieux aboutit sinon
à sa négation métaphysique, du moins à sa négation sociale,
matérielle, juridique : « Légalement, il n’a plus rien. » Il a été
dépossédé par sa femme et son fils. Situation enviable, sans
doute, par Genet. En tous les cas, il connaît ça. Et malgré ses
succès, sa prospérité, il voudra, à son tour, retrouver, à la fin
de sa vie, lui-même, ce néant social, cette absence d’identité.
Le deuxième texte, moins esthétique, est plus connu. Il a
été publié sous le titre Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré
en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes. Il est donc
composé, sur deux colonnes, d’un récit portant sur la rencontre
dans un train d’un homme avec un inconnu et sur la rêverie
qui s’ensuit, à propos de l’idée d’individualité et d’universalité.
C’est là que l’on rejoint le texte J’étais et je n’étais pas, publié à
la fin de la Sentence. Peu à peu, le texte s’érotise, en abordant la
question de la chair, du corps, de la communication muette, du
désir. Genet glisse d’une réflexion, disons, morale sur l’humanité
et l’individualité pour aboutir à une conscience du désir. Qu’estce qui, de l’humanité universelle, demeure dans le désir qu’un
corps suscite en un regard, ou que deux regards provoquent ?
Parallèlement, Genet revient, dans l’autre colonne, sur les
tableaux de Rembrandt qu’il commente, cette fois-ci, de façon
assez précise, mais en répétant l’idée de la recherche de « l’éternité » dans le dépouillement du regard. « Sous une lumière
d’éternité », écrit Genet. On retrouve, curieusement, dans ce
texte somptueux certains raisonnements d’un autre écrivain lui
aussi mystique de la création à propos d’un peintre antérieur à
Rembrandt, mais auquel Genet ne pouvait qu’être sensible. Fra
Angelico. Il s’agit de quelques pages d’Elsa Morante consacrées
à ce peintre et traduites dans le recueil Pour ou contre la bombe
atomique. La démarche est au fond la même. Comment peindre
l’ineffable ? « Reconnu par aujourd’hui, par demain, par les
morts. Une œuvre offerte aux vivants d’aujourd’hui, de demain,
mais qui ne serait pas reconnue par les morts de tous les âges,
serait quoi ? » Genet avait fait, on le sait, des Paravents un vaste
cérémonial d’ombres, de fantômes, de morts. La pièce n’avait
de sens qu’à être perçue comme un rituel funéraire, non dans
un esprit morbide, mais parce que la mort, à ses yeux, était la
seule condition de rendre sacrée une représentation.
Le renoncement à un essai sur Rembrandt n’était pas un
hasard. Peut-être pas une volonté, disions-nous. Mais oui, certainement une fatalité. Genet ne souhaitait pas se transformer
en philosophe de la création artistique. Il ne tolérait pas l’usage
de l’intelligence rationnelle pour les matières essentielles de
ses réflexions, de ses obsessions. C’est pourquoi la plupart des
critiques de Genet commettent facilement des contresens, négligeant de prendre en compte les provocations, les antiphrases, les
ironies, les contradictions, les paradoxes de ses textes. Isolant
une phrase, on risque de lui faire dire, hors contexte, le contraire
de ce qu’elle dit. « D’une certaine façon, les œuvres d’art nous
rendraient cons, si leur fascination n’était la preuve – incontrôlable, pourtant indiscutable – que cette paralysie de l’intelligence
se confond avec la plus lumineuse certitude. Laquelle, je n’en
sais rien. » Et l’habituelle pirouette finale de Genet : « Et il va
de soi que toute l’œuvre de Rembrandt n’a de sens – au moins
pour moi – que si je sais que ce que je viens de dire était faux. »
René de Ceccatty
Un monument : le journal de Thoreau
Journal 1846-1850,
de H. D. Thoreau, traduit de l’anglais par
Thierry Gillybœuf, Éditions Finitude, 400 pages,
25 euros.
T
horeau, quatrième volume : les Éditions
Finitude poursuivent, imperturbables, la
publication du monumental journal de
Thoreau. Grâces soient rendues aux éditeurs qui,
contre vents et marées (car je suppose qu’il ne
s’agit pas d’un best-seller), mènent leurs projets
jusqu’au bout, aussi pharaoniques soient-ils.
Ce tome IV couvre quatre ans de la vie de
l’auteur de Walden, quatre années cruciales, au
cours desquelles l’expérience de la solitude au
bord de l’étang de Walden prend fin. Thoreau
s’installe alors à Concord, Massachusetts, où il
passera la fin de sa vie.
Hormis Sept jours sur le fleuve (A Week on
the Concord and Merrimack, 1849) et Walden
(1854), Thoreau ne publiera plus que des articles,
VI. Le
s
Lettres
et donnera des conférences. Son journal devient
le corps même de son œuvre et non plus un projet
parallèle à l’œuvre en cours, un commentaire.
On n’y trouve quasiment aucune notation
biographique : Thoreau ne parle pas de lui – ou
du moins, il ne parle pas de sa vie. Il ne note pas
les événements, mais analyse l’écho qu’ils suscitent en lui. Le Journal de Thoreau n’est pas une
exploration du moi, mais un recueil de réflexions
philosophiques (et notamment de philosophie
politique) et de descriptions de la nature qui
l’entoure.
Pour la partie politique, on notera plusieurs
passages qui sont comme un reflet de son célèbre
texte sur la Désobéissance civile : l’État est un
« bandit de grand chemin ». « Quand j’ai refusé
de payer la taxe qu’il réclamait pour cette protection dont je ne voulais pas, il m’a lui-même volé.
Quand j’ai réaffirmé la liberté qu’il proclamait,
il m’a lui-même emprisonné. Alors que la ville
garde sous clef les voleurs et les assassins pour
f r a n ç a i s e s
. Dé
c e m b r e
2016 (s
me protéger, elle se laisse elle-même circuler librement. » Des lignes qui pourraient être écrites
en 2016. Mais, comme il le note plus loin : « Avec
une certaine agilité d’esprit, on pourrait, je le crois
sérieusement, rédiger les articles douze mois, sinon douze ans à l’avance, sans qu’ils pêchent en
imprécision. »
Un voyage en pays indien, dans les forêts
du Maine, à l’automne 1846, donne lieu à des
pages magnifiques, qui sont comme les prémices
du « nature writing » d’aujourd’hui. Et quand
il s’intéresse aux Indiens, à leur mode de vie, à
leur artisanat, Thoreau est aussi anthropologue.
L’aventure chez les Indiens a le charme indolent
et contemplatif, mais aussi la précision dans la
caractérisation des personnages, l’authenticité
dans le détail de certains grands westerns : on
pense souvent à The Big Sky, de Hawks.
Thoreau est un admirable peintre de la nature : paysages d’automne, brume sur l’étang,
notations de neige sont autant de morceaux de
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
prose légère, diaphane, comme une estampe du
vieux Japon. Des passages qui frappent d’autant
plus que, dans le corps de l’œuvre, ils sont juxtaposés à des réflexions plus abstraites : le Journal
de Thoreau est un flux ininterrompu, le miroir
moins d’une âme que d’un esprit toujours en
réaction vis-à-vis de l’univers qui l’entoure, et
c’est cette « interactivité », ce reportage « en
direct » sur une intelligence en perpétuelle évolution qui en fait le prix.
Même si, parfois, la lecture en continu peut
sembler ardue, elle est nécessaire à la compréhension même du livre, du projet qui en est à
l’origine. Toute anthologie, qu’elle soit centrée
sur des passages descriptifs ou sur des passages
politiques, ne peut que fausser l’esprit même
du texte.
Merci, donc, à Finitude de permettre enfin
la lecture intégrale de cet océan, un monument
fondateur des États-Unis.
Christophe Mercier
d u
8
d é c e mb r e
2016) .
Lettres
Chronique Lettres d’Amérique latine
Marc Sagaert et Alba Marina Escalon
À la clinique je lis, je lis tout le temps, c’est un rituel.
Je continue à lire les nouvelles de Poe, en particulier celle qui
parle de Bérénice, enterrée vivante et dépouillée brutalement de
ses dents par Égée, le protagoniste de la nouvelle.
Je lis et relis avec peine et effroi le récit des terribles douleurs
aux molaires et autres opérations dentaires dont a souffert
Roberto Bolaño avant de mourir.
Et je dois confesser mon attraction
immodérée pour Dracula, en particulier pour la version élaborée par Bram
Stoker.
Dracula est, selon moi, la figure littéraire qui a le plus à voir avec les dents
et, bien sûr, avec mes rendez-vous chez le
dentiste : I’ve already had my teeth filed
into fangs though. That’s going to be a
nightmare to reverse.
Je traduis, de façon non littérale :
Mes dents se sont converties en canines
saillantes, revenir en arrière va être un
cauchemar.
(En anglais, fangs fait surtout référence aux canines des mammifères carnivores qui mordent et arrachent la chair
de leurs victimes. Les chauves-souris
herbivores en ont aussi, en sont aussi
équipées, tout comme les serpents qui
les utilisent pour injecter du venin).
(Même les araignées en ont).
Une fois, j’ai écrit ce qui suit, je le transcris. C’est une
manière de commencer à raconter : je vais raconter une histoire vraie, mais je vais la raconter sous forme de roman,
comme je suis seule à pouvoir la raconter. C’est pour moi la
seule manière de la raconter, vraiment. Oui, c’est cela, ce qui
se raconte ne vaut la peine d’être raconté que s’il s’agit de
quelque chose d’absolument personnel et par conséquent de
réel. On ne peut le raconter qu’ainsi ; comme je le raconte, il
n’y a pas d’alternative. Cela étant, toute coïncidence avec la
réalité n’est que cela, pure coïncidence. Je peux l’affirmer.
La réalité est toujours circonstancielle et cette vérification
me tranquillise : ce que je raconte est une histoire vraie, mais
seulement dans la fiction.
Je consulte mon journal, c’est là que mes histoires sont
ébauchées. Je rencontre une première difficulté : je me rends
compte que j’ai donné le pseudonyme d’Oreste à quelqu’un
qui m’est proche mais dont j’ai maintenant oublié l’identité.
J’ai également donné d’autres pseudonymes, Xerxès ou Caïn,
et je ne sais pas pourquoi je mets des noms aussi ridicules,
aussi pédants, ni pourquoi je cache de cette façon des gens
très proches de moi, ou qui l’étaient lorsque j’écrivais mon
journal. Cela me déconcerte et me pose problème pour continuer à raconter ; pire, cela me stoppe net dans mon élan.
Je me rends compte également que dans ma correspondance avec mon meilleur ami, qui est presque mon copain,
je parle d’un autre copain possible (étranger) dont je suis
amoureuse et en réalité je ne sais pas de qui je parle, je ne
sais pas qui est cet être si profondément aimé, si proche, je
ne sais pas. Qui est-ce ? J’en déduis que je ne devais pas être
si amoureuse que cela, sinon j’aurais tout de suite su de qui
il s’agissait. Était-ce d’Oreste ou d’un autre, de ceux qui
sont ici nommés, dont j’étais si éperdument amoureuse ?
Et pourquoi je l’écris à cet autre ami si cher, qui m’aime
Les Lettres
f r a n ç a i s e s
. Dé
tellement sans me le dire et dont je ne me rappelle pas non
plus ni le nom ni même le visage ?
Peut-être que je ne prends en compte que les obsessions et
la façon obsessionnelle qu’elles ont de se répéter : les mêmes
choses se répètent inlassablement, mais inlassablement aussi,
on oublie que l’on avait l’obsession de ces choses, dont on ne
se rappelle plus. Le cerveau semble soudain complètement
vide, les choses s’écrivent, se racontent et s’oublient à nouveau
ou, encore pire, elles réapparaissent, au fin fond du cerveau,
sous forme de fragments, de ruines désarticulées reconstruites
à moitié, comme les ruines conservées par les restaurateurs,
qui laissent en blanc tout ce dont il ne reste plus aucun vestige.
Je suis étonnée, lorsque je les lis, de la réitération de certaines
choses qui se racontent et se racontent sans cesse et que l’on
oublie complètement. On oublie complètement ce que l’on a
raconté et, le pire, c’est que ce qui a été oublié est une obsession toujours présente dans l’écriture, comme si l’on était là
sans bouger après avoir subi un lavage de cerveau ou même
une lobotomie, que le cerveau aurait cessé de fonctionner au
moment où se serait enclenché le mécanisme de l’écriture et
que la mémoire la plus profonde se serait mise en mouvement,
ou comme lorsque l’on se lève le matin après avoir rêvé d’un
souvenir, ce moment indélébile mais énigmatique de ce qui
a été rêvé la veille et dont on ne se souviendra jamais plus,
Ce roman s’appellerait Des canines aux prémolaires (le Chemin vers les prémolaires).
Ou, Ce que Francis Bacon et Edgar Allan Poe regardaient,
Ou encore, pourquoi pas : Freud a uriné dans la chambre de
ses parents lorsqu’il avait neuf ans ?
Cela fait déjà trois lustres que j’ai pensé à ces noms et que
je ne me décide toujours pas, voilà pourquoi – et parce qu’il est
tellement difficile de choisir une option parmi d’autres –, je préfère
utiliser les trois.
Il est possible qu’un jour je les change. Finalement, au cours des
seize années que j’ai passé à écrire ce livre, quelques changements
peuvent intervenir et le roman pourrait s’appeler l’Accouchement
des montagnes.
J’ai déjà la couverture :
Peut-être un tableau peu connu de Bacon (je suppose). Il
défigure la Maja nue de Goya, un peintre qui, Bacon lui-même
l’avouait, ne l’intéressait pas trop. J’ai placé mes ongles sur la
reproduction de la toile et avec mon portable, je l’ai prise en
photo, avec mes ongles imparfaitement vernis de rouge, de la
même couleur que mon rouge à lèvres, un rouge vif, vermillon
ou écarlate, qui me tache tout le temps les dents.
(Lydia Davis utilise du vernis à ongles noir, des lunettes rondes
comme celles de Quevedo et pas de maquillage sur le visage).
Je n’avais jamais révélé auparavant ni le titre – ou les titres
du livre (je ne sais toujours pas s’ils seront trois ou un seul) –, ni la composition
de la couverture, qui peut aussi varier
d’ailleurs. Walter Benjamin le disait déjà
dans Sens unique – ma lecture préférée
durant mes heures d’attente chez le dentiste, ou les dentistes –, cela porte malheur.
Quand je pense que j’ai retrouvé l’inspiration, une douleur effroyable m’attaque sur le côté gauche du dos et m’empêche d’écrire. Je ne peux pas prendre
d’aspirine pour la combattre, l’aspirine
évite les embolies, fluidifie le sang dans
les artères, mais dans mon cas, elle est
contre-indiquée : on va m’enlever une
molaire et il faut éviter une hémorragie.
(Il faut se prémunir contre le postulat
romantique qui parle de l’inspiration,
conseillait Walter Benjamin : que ta plume
lui soit réticente, plus tu feras attention au
moment de noter une idée, plus mûre et
permanente elle s’offrira à toi).
Je pourrais commencer le roman avec
une troisième option, dont le titre éventuel serait :
Un nuage rouge, couleur sang
Ou
Par blessure brève expire et se vide de son sang
Si tu veux décrire un cheval, disait plus ou moins le formaliste
russe Chklovski, fais-le comme si le cheval t’était complètement
étranger, comme si tu le voyais pour la première fois. Et cette
maxime est utile, elle peut m’aider à expliquer comment est né
en moi le désir d’écrire ce texte, qui n’était au début que source
d’amertume, de peine et de frustration, comme tous mes rendezvous chez le dentiste.
Et si je l’intitule :
À gueule ouverte ?
Avant de continuer mon récit, je dois faire remarquer que cela
fait des années que ma bouche est la protagoniste de nombreuses
opérations dentaires. Dans ce laps de temps, j’ai lu des centaines
de pages de publications diverses et j’ai écrit d’innombrables notes
qui serviraient peut-être, pensais-je, à continuer la rédaction de
mon roman.
Je ne baisse pas les bras, je continue.
(J’utilise trop l’adverbe beaucoup, je dois corriger cette déficience et chercher des synonymes pour alléger l’écriture).
Je corrige constamment, imitant en cela mon dentiste ; il ne
considère jamais qu’un travail soit fini s’il ne lui paraît pas parfait.
En vérité, je veux qu’il finisse d’arranger ma bouche avant
ma mort.
Je relis mon journal et je me rends compte que, dans ce jeu
incessant qui va de la bouche à la main, ou comme disaient les
chroniqueurs du XVIe siècle, de la langue à la main, sont passés
plus de trois lustres.
Est-ce celui-là – ou bien les autres –, le vrai début de mon
roman ?
DR
L
’écrivaine mexicaine Margo Glantz (née en 1930) est
l’auteure d’une cinquantaine d’ouvrages, romans, nouvelles et récits autobiographiques, parmi lesquels Las mil
y unas calorías, novela dietética ; La guerra de los hermanos ; De
la erótica inclinación a enredarse en cabellos. Elle est également
essayiste et traductrice. Elle a remporté le prix Xavier Villaurrutia, en 1984, pour Sindrome de naufragios, le prix national des
sciences et des lettres en 2002 pour El Rostro, ainsi que le prix
ibéro-américain de narration Manuel Rojas en 2015.
Dans son ouvrage les Généalogies, publié aux éditions Folies
d’encre en 2009, elle raconte l’histoire des Glantz, de leurs
origines ukrainiennes à leur installation au Mexique.
Ce texte inédit en français et traduit par nos soins est extrait
de Por breve herida (une brève blessure), « roman du corps,
des souvenirs et du désir, de la sueur, de la salive et du sang, de
l’horreur, de la beauté et du silence. Un roman total ».
Incisives
même si cela était parfaitement clair quelques minutes avant.
Cette mémoire dont on penserait qu’elle n’a laissé aucune
trace traduit pourtant les mêmes obsessions, dont on ne se
rappelle que lorsqu’on les compare à d’autres moments d’écriture où, de façon obsessionnelle, on passe et repasse en revue
les mêmes obsessions, oubliées dès que l’on referme le carnet
de notes, que l’on éteint l’ordinateur ou que l’on se réveille
d’un rêve.
Comme si l’on tournait en rond sans trouver le chemin et
sans se rappeler par quel chemin on est déjà passé. Une rotation
éternelle, une marche, qui conduit toujours au même point.
Voilà pourquoi j’ai commencé à écrire la nouvelle du chemin.
(Le chemin des heures a suivi le cours que j’ai dit. Le chemin
des heures a déroulé ce que j’ai tu. Il a marché, tu as marché,
dans l’infini tu as marché, vers l’avant et vers l’arrière, vers nulle
part, jusqu’à la parole, jusque-là : Paul Celan).
Je pense à cela ici, dans la salle d’attente du dentiste (le
roman du chemin conduisant au cabinet du dentiste), tandis
que j’attends que l’on me fasse passer dans la vraie salle où
l’on interviendra dans ma bouche et où commencera la session
durant laquelle on m’enlèvera et on me remettra un bridge
provisoire. Celui qui se teint en rouge dès que je mets du rouge
à lèvres parce qu’ils ont utilisé un matériel acrylique et non de
la porcelaine ?
Ce pourrait être le début du roman.
Mais j’ai une autre idée :
Je suis en train d’écrire un roman sur les dents dans lequel
j’exerce mon incroyable tendance à la procrastination, en écoutant la version légendaire du concert numéro 17 de Mozart,
interprété par Rudolf Serkin.
J’aimerais nommer la protagoniste en utilisant un nom,
l’anagramme, même imparfaite, de mon propre nom (mon
surmoi insiste, il n’y a pas d’anagrammes imparfaites).
c e m b r e
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
Margo Glantz
d u
8
d é c e mb r e
2016). VII
Lettres
Chronique poésie de Françoise Hàn
Identité du poète
«J
e est un autre. » Ce n’est pas vrai que pour les poètes.
Mais l’adolescent Rimbaud qui écrit ces mots se revendique poète, dans la même lettre et avec fougue.
Maxime N’Debeka, aujourd’hui âgé de 72 ans, dont une
grande part dans les combats révolutionnaires, écrit : « Sans
doute, je suis demeuré foncièrement poète. » C’est la dernière
ligne de sa postface à la réédition de l’Oseille/les Citrons. En
fait, ce poète possède un Je qui est les autres, les opprimés, les
survivants à demi, sans droit à la parole.
Publié pour la première fois en 1975 (chez Pierre-Jean
Oswald), l’Oseille/les Citrons est un carnet de prison. Il n’a
pas vieilli, ce qu’il dénonçait est plus que jamais d’actualité :
« C’est terrifiant le faciès sans maquillage / des fanatismes de
toutes les chapelles du tribalisme. »
Le sous-titre indique Édition du jubilé. En fait, c’est en 1960
que la petite République du Congo acquérait son indépendance.
Maxime N’Debeka est appelé en 1966 à la Direction de la culture
et des arts. Mais, en 1972, il est arrêté et condamné à mort, avec
plusieurs de ses collaborateurs. « L’espérance d’une société
meilleure est fracassée. » Il en réchappera, incarcéré vingt-deux
mois, puis transféré fin 1973 en résidence surveillée dans la
brousse. Le chef d’État Marien Ngouabi, qui s’était opposé aux
exécutions des militants de la jeunesse, sera assassiné en 1977.
Au gré des secousses de la République, N’Debeka deviendra
en 1996 ministre de la Culture, la guerre civile l’exilera. Il vit en
France depuis l’an 2000. Outre ses poèmes, il écrit des romans
et des pièces de théâtre diffusés en France, en Afrique, ailleurs
aussi dans le monde.
L’Oseille/les Citrons est daté de « prisons de Brazzaville &
Ouesso, 1972-1973 ». Il reprend aussi le poème 980 000 précédemment écrit. À l’époque, la République du Congo comptait
un million d’habitants : « 980 000 affamés / brisés / abrutis […]
980 000 / Ouvriers / chômeurs / et quelques étudiants / Qui n’ont
plus droit qu’à une / fraction de vie » et « 20 000 prophètes /
20 000 qui font des miracles / Mercédès dans leurs pieds ».
Ce poème annonçait ce qu’allait devenir en prison l’écriture
de N’Debeka. Même si l’action militante l’a un moment tenu
à l’écart de « son chemin dans le Je / Moi de l’homme N’Debeka », il n’en déclare pas moins, toujours dans la postface :
« Pourtant c’est bien la faute à la poésie si je suis entré dans
l’action militante. »
L’oseille du titre symbolise l’amertume, les citrons la révolte.
Un poème célèbre le courage des femmes. La révolte est soutenue
par l’amour, en témoignent sur un plan personnel une grande
Lettre à M. – Madé, épouse de Maxime – et onze Cartes postales à Corinne, leur fille. De la Lettre à M. : « l’étreinte de la
décrépitude se desserre / tout renaît et l’espoir fleurit / le point
culminant blanc du Kilimandjaro de mon cœur / foudroyé par
les éclairs de ton courage / de ton amour / de ta foi / sèche sur
mes chemins oubliés ».
Conservée dans la réédition, la préface de 1975 signée de
Sylvain Bemba alias Simon N’Tary insiste sur le sens de la
fraternité chez N’Debeka. Au-delà du Congo, au-delà du continent africain, c’est le sort de l’humanité en tous lieux, à toutes
époques, qui le préoccupe. En tête du livre, l’Antigone grecque
déclare : « Je ne suis pas venue sur terre pour partager la haine ; je
suis venue pour partager l’amour. » Dans le corps de l’ouvrage,
se font jour d’autres rapprochements : « février 1972 au Congo
/ Federico Garcia Lorca / de nouveau massacré ». Plusieurs
fois revient le Nuit et Brouillard chanté par Jean Ferrat, tandis
que « l’arbre du mur des Fédérés / fleurit sur la charogne / de
l’Arbre d’Adam et Ève ».
L’écriture est claire, qu’elle « invente / des oiseaux au vol
ample et doux comme le vent » ou qu’elle se brise en éclats de
rage. En de courts passages, le français fait place à la langue
natale de l’auteur, jaillie du Congo en souffrance. L’identité du
poète Maxime N’Debeka est une avec celle de l’homme en lutte
pour un autre monde.
Revues
Europe : la livraison septembre-octobre est consacrée largement à Paul Celan. Pour Danielle Cohen-Levinas, qui présente
le dossier, « l’œuvre de Paul Celan tourne autour d’une question
obsédante qui touche à notre appartenance à un monde en état
d’abandon et pour ainsi dire tombé en désuétude : l’identité du
poème dans son rapport à la survivance ». Dans cette optique,
sont développées de passionnantes contributions. Celan écrivait
en allemand, la langue des nazis, bourreaux de sa famille. Sa
poésie est une contre-parole porteuse de sens politique, dont
l’analyse dépasse le cadre purement littéraire, et c’est le cas de
tous les articles ici réunis.
Pour marquer les quatre-vingt-dix ans de Michel Butor, Europe lui avait confié la direction d’un cahier Longévité. Michel
Butor est décédé le 24 août, manquant de trois semaines son
anniversaire. Le cahier paraît à l’époque prévue, avec un préambule de Lucien Giraudo, un poème Longévité de Michel Butor
et des textes de J.M.G. Le Clézio, Bernard Noël, John Keats,
Giacomo Leopardi, Vahé Godel, Jean Roudaut, Frédéric-Yves
Jeannet, en final une prose de Michel Butor, et quelques photos.
La chronique d’Olivier Barbarant est consacrée à Ensemble
encore d’Yves Bonnefoy, autre disparu de l’été dernier.
Po&sie : un éditorial en deux parties, signé Michel Deguy
puis Claude Mouchard, dénonce l’apartheid qui divise de nos
jours l’humanité en déracinés et en partisans du chacun-chez-soi,
constructeurs de murs. Comment, dans ces conditions, changer
les mentalités pour soustraire l’avenir aux catastrophes, c’est à
quoi s’attachent les poèmes de cette livraison. Citons des titres
parlants tels que l’Invitation du port de Mohammed Bennis ou
Humanité du poème d’Auxeméry, sans exclure la vue cocasse
et désespérée de 2045 au Japon, qui est celle de Yôko Tawada,
ainsi que ses poèmes. Spasmes de Paul Celan est traduit et
commenté par Jean-Pierre Lefebvre. Guillaume Métayer présente et traduit un choix de poèmes hongrois autour de Béla
Bartók. Et pardon de ne pas parler des autres contributeurs,
Dann Anthuenis, Denis Thouard entre autres.
Rehauts s’ouvre sur l’automne avec Umberto Saba (18831957), l’un des plus grands poètes italiens, dans une traduction
de Thierry Gillybœuf. Accusé d’oisiveté, il répond : « Je cultive
d’étranges légumes, qu’on n’utilise pas. » Après un cahier de
dessins de Philippe Richard, Paul Louis Rossi fait une histoire
des voyages dans l’Empire des khans, du récit du moine Jean de
Plan Carpin en 1247 jusqu’aux Stèles de Victor Segalen. MarieHélène Archambeaud donne quelques aperçus de Sport extrême.
Daniel Cabanis détaille dans une prose pince-sans-rire six modes
de suicide hors du commun. De Vianney Lacombe, les courtes
proses en langage parlé sont imprimées en majuscules. Catherine
Benhamou est comédienne et dramaturge, cela se perçoit dans
le monologue d’une héroïne jetée à la poubelle par son auteur.
Ici est inséré un cahier de dessins de Philippe Compagnon. Puis
viennent des poèmes inédits de Robert Marteau (1925-2011).
Philippe Boutibonnes dédie à Hélène Durdilly Disegno dix-neuf
considérations sur le dessin. Et la livraison se termine sur les
notes de lecture de Jacques Lèbre.
La Vingtième Secousse, en ligne depuis début novembre,
a pour thème de sa section Carte blanche « L’ordinateur et la
littérature », qui commence par un entretien avec Jean-Pierre
Balpe et se poursuit avec toute une série de réflexions en vers et
en prose. La section Poèmes donne à lire Breyten Breytenbach,
Jean-Pierre Lemaire, Régis Nivelle, Guy Perrocheau, Valérie
Rouzeau, Jan Wagner. Les autres rubriques, Proses, Essais,
Guillotine et Notes de lecture, sont là comme de coutume, et
la sonothèque.
L’Oseille /les Citrons. Édition du Jubilé, de Maxime N’Debeka.
Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, 2016. 94 pages, 14 euros.
Diffusion Les Belles Lettres.
Europe n° 1049-1050, septembre-octobre 2016. 384 pages, 20 euros.
http://www.europe-revue.net/
Po&sie n° 155, 1er trimestre. 2016. 160 pages, 20 euros.
www.editions-belin.com
Rehauts n° 38, automne-hiver 2016. 112 pages, 13 euros.
105, rue Mouffetard, 75005 Paris. [email protected]
Secousse n° 20, revue en ligne, Obsidiane 2016.
http://www.revue-secousse.fr/Secousse-20/Sks20-Sommaire.html
Reverdy et Picasso
d’égal à égal
Le Chant des morts,
de Pierre Reverdy et Pablo Picasso. Gallimard,
coll. « Poésie », 117 pages, 9,90 euros.
A
près notamment un beau Cent phrases
pour éventails, de Claudel, Gallimard
poursuit son entreprise de mise à disposition du lecteur, à petits prix et format, des
expériences artistiques auxquelles se sont livrés,
au gré de leurs amitiés, les poètes de jadis. Cette
fois-ci, c’est Pierre Reverdy qu’on sort de l’oubli
relatif où l’avaient relégué des modes injustes.
Le manuscrit calligraphié du Chant des morts,
écrit avant 1945, est publié avec cent vingtcinq lithographies de Pablo Picasso en 1948.
Long poème en vers libres, mais traversé par
les grands mètres du vers français, l’octosyllabe, le décasyllabe, et singulièrement l’alexandrin, le Chant des morts déploie une écriture
VIII. Le
s
Lettres
luisante et noire, riche en images, mais jamais
« grasse » ou fausse, comme un condensé de
l’art de Reverdy. « Il va il vient il se retire /
Un rayon de miel dans la cire / Une larme
amère à ton cœur / Amour reviens dans le
silence / Le poids de la main sur ton front / Et
toujours la mort entêtée / La mort vorace ».
« Dans les parages de la nuit / De tout ce que
cache ton front / Il filtre un rayon de lumière /
Comme un trait de feu sous la porte / Par les
paroles de ta bouche ». « Trop tard il faut
toujours descendre marche à marche dans
l’infini / L’ouate du cauchemar bouche toutes
les portes / Et pèse plus lourd sur les toits /
Dans les rues de la ville morte ». Animateur
de la revue Nord-Sud, poète admiré de ses
contemporains, rénovateur du poème en prose,
auteur d’une théorie de l’image qui inspira les
surréalistes, Reverdy se montre ici tel qu’il est.
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
2016 (s
Le soleil qui se couche au bout de la vie d’un
homme, les ombres du siècle qui s’allongent,
la douleur de l’intimité n’ont jamais empêché
le poète de chercher toujours la « justesse »,
notion qui lui est chère. En témoigne cette
écriture, que la calligraphie révèle (« plumes
de verre taillées et retaillées, grain du papier et
encre de Chine à contrôler, évaluation d’une
hauteur constante des lettres, etc. »). La course
de l’écriture manuscrite s’emballe parfois, mais
ne cherche jamais à dissimuler ses ratures (assez rares) qu’occasionne un rythme litanique
et obsédant, risquant toujours d’envoûter
la main de « l’écrivain » (au sens littéral du
terme) et de l’entraîner à se répéter : « Plus rien
à conserver dans les mains qui se brouillent /
À retenir ou à glaner entre les doigts / Il n’y a
que des reflets qui glissent / De l’eau du vent
filtrés qui glissent limpides / Dans mes yeux ».
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
Les lithographies de Pablo Picasso ne
sont pas des illustrations. Abstraitement,
elles décorent à grands traits sanglants le
poème de Reverdy, à la façon d’un décor
d’opéra, des rideaux rouges qui se lèvent
sur le théâtre intérieur de l’homme. Elles
encadrent, cerclent le texte, épousant la sensation d’étouffement qui s’en dégage, en
même temps que les courbes ouvertes sont
autant de tentatives d’évasion, de couloirs de
circulation menant du centre vers l’extérieur
de la page. L’artiste, ami de longue date du
poète, a su pénétrer le poème en profondeur
pour le traduire en son langage. Ce sont deux
arts qui se donnent la main pour chanter ce
Chant des morts, et nul doute que ce requiem
bienvenu rappellera longtemps Reverdy dans
nos mémoires.
Victor Blanc
d u
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d é c e m b r e
2016) .
savoirs
Sauver Heidegger
de son nazisme ?
Heidegger et le golem du nazisme,
de Maurice Ulrich. Éditions Arcane 17, 2016, 14 euros.
L
es polémiques autour de Heidegger sont depuis plusieurs
années plus vives que jamais. Et elles ne semblent pas
près de s’arrêter si l’on en juge du contenu de ses lettres
à son frère publiées récemment en allemand. Le philosophe de
Fribourg s’y dévoile tel que ce que l’on présumait depuis au
moins la publication posthume de ses Cahiers noirs : en partisan
vigoureux du nazisme et de Hitler – il ne reprochait à Mein
Kampf que ses parties autobiographiques, plus « faibles » ! – et
en antisémite convaincu. Longtemps, on a cherché à défendre
l’adhésion de Heidegger au nazisme en l’expliquant par sa
naïveté et son dilettantisme en politique. Mais contrairement
à la posture de penseur spéculatif détaché des contingences
politiques immédiates que sembla adopter le philosophe, Heidegger apparaît en fait dans ces lettres comme un observateur
attentif de la vie politique allemande. Il remarque aussitôt en
1932 les manœuvres de von Papen pour ne pas associer les nazis
au pouvoir et les qualifie de « complot juif » ; quelques mois
plus tard, il s’enthousiasme pour l’arrivée de Hitler au gouvernement, un Hitler dont il loue le « grand dessein » au moins
depuis 1931. Son enthousiasme s’avère durable puisqu’en 1943,
alors que le contenu historique du nazisme est plus évident que
jamais, il s’inquiète toujours d’une germanité mise en danger par
l’« américanisme » et le « bolchevisme ». Après 1945, Heidegger
refusera toujours de renier explicitement son passé comme l’en
enjoignait pourtant Herbert Marcuse, et pour cause : il n’avait
sur le fond pas beaucoup changé de point de vue. Le diagnostic
d’un Alain Badiou par exemple sur le nazisme de Heidegger
semble donc avéré et la question pourrait sembler close.
La question du contenu de la pensée philosophique de Heidegger reste toujours posée et c’est à elle que s’intéresse Maurice
Ulrich dans Heidegger et le golem du nazisme. Dans un livre
fort instructif d’un « non-spécialiste de l’auteur » qui tient autant de l’essai que de la présentation de textes du philosophe,
Maurice Ulrich démontre bien que la pensée de Heidegger,
aussi abstraite, amphigourique et oraculaire qu’elle puisse être,
est parfaitement en osmose avec les obédiences politiques du
philosophe. Certes, il faut la décrypter, ne serait-ce que parce
qu’elle a recours à un langage codé, comme le soutenait déjà
le traducteur Georges-Arthur Goldschmidt. Ainsi, à première
lecture, on peut avoir l’impression que les mots de Heidegger
sont « des formes (…) vides, des concepts, au mieux des fétiches.
Destin, Décision, Résolution, Avenance, Nouveau commencement,
jamais définis mais répétés jusqu’à plus soif pour produire des
effets de sens et toujours dans le même sens ». Or, cet effet de
sens apparaît bien sombrement dans les textes de Heidegger de
la moitié des années 1930, puisque « ce qui pouvait apparaître
dans Être et Temps comme une ontologie se ramène (…) à une
affirmation sans autre fondement que celui que veut lui donner
Heidegger, celle du rôle central du peuple allemand dans le destin
de l’Occident ». C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le fameux
Dasein comme aventure « de la communauté, du peuple », qu’on
oppose à ceux qui sont en Allemagne, selon Heidegger, des sujets
« sans monde », hors sol, au Dasein impropre. Il ne faut pas une
grande imagination pour percevoir de qui le philosophe parle là.
Si les catégories du nazisme sont donc bien présentes dans la
pensée intime du philosophe de Fribourg, le biologisme semble
relativement absent toutefois. Certes. Mais remarquons à charge
qu’à l’image du nazisme, le peuple allemand de Heidegger est
un peuple mythifié, exempt de contradictions de classes mais
aussi de distinctions de genre : une masse monolithique appelée
à son « destin historial ». Citant Adorno, Maurice Ulrich fait
remarquer la platitude triviale de Heidegger quand il s’exprime
sur la paysannerie, dont il magnifie la simplicité rustique, gage
d’une profondeur en fait fantasmée. Mais plus généralement,
le peuple allemand de Heidegger apparaît en fait comme un
nouveau golem, cette créature sans volonté ni intelligence que
son créateur peut dominer dans la tradition de la mystique
juive. Ce golem a été mis en action durant douze années qui
furent les pires de l’Europe et qui créèrent une césure historique
tragique dans son histoire. À défaut d’en avoir été un acteur
d’importance – car jamais les nazis ne cherchèrent à utiliser un
philosophe trop obscur à leurs yeux –, Heidegger et sa pensée
personnelle restent marqués par son engagement assumé du
plus mauvais côté de l’histoire.
Baptiste Eychart
Petite pluie...
Figures pissantes, 1280-2014,
de Jean-Claude Lebensztejn, éditions Macula.
J
ean-Claude Lebensztejn nous avait donné
à lire les Couilles de Cézanne, en 1995,
aux éditions Séguier. Il nous donne aujourd’hui – aux éditions Macula – un essai
intitulé : Figures pissantes, 1280-2014. Dans
son essai sur Cézanne, il disait qu’en un sens il
n’y a pas de « période couillarde » de Cézanne,
car sa peinture l’est restée. Aujourd’hui, c’est
toute la peinture elle-même – ou presque – que
Jean-Claude Lebensztejn passe au crible de ses
figures pissantes… Mais quelles sont-elles ?
Tout simplement des cortèges d’enfants (anges
ou pas, mais pisseurs) qui inondent la sculpture et la peinture au fil des siècles – disons
de Cimabue à Andy Warhol et Jean-Michel
Basquiat, en passant par Titien, Lotto, Rubens,
Rembrandt, Klee, Picasso, Marlene Dumas
et bien d’autres… Marcel Duchamp disait :
« Ruiner, uriner », et croyait ainsi outrager l’art ;
« mais l’art métamorphose en art (et donc en
argent) son outrage », dit Lebensztejn. On se
souvient aussi de la scène dans Teorema, le film
que Pasolini tourna en 1968, où un apprenti
artiste pisse sur sa peinture : « C’est une parodie de Jackson Pollock », expliquait Warhol à
Mapplethorpe. Warhol lui-même avait pissé
sur des toiles blanches et posé devant chez lui
des toiles pour que les passants les piétinent,
raconte Jean-Claude Lebensztejn. Il les appelait
ses tableaux pissés. Jean-Claude Lebensztejn
avait publié aussi, il y a une vingtaine d’années,
un petit livre intitulé : De l’imitation dans les
beaux-arts, aux éditions Carré. C’est un texte
qui porte sur le livre de Quatremère de Quincy Essai sur la nature, le but et les moyens de
l’imitation dans les beaux-arts, qui avait paru
en 1823. Antoine-Chrysostome Quatremère
de Quincy était alors un puissant fossile, dit
Lebensztejn, défendant des valeurs fossiles,
enterrées par les romantiques de tous bords,
d’Ingres à Géricault, et par les classiques euxmêmes. Pour lui, l’imitation était l’essence de
l’homme : « On pourrait expliquer presque tout
l’homme naturel et social par l’imitation »,
disait Quatremère. L’art est l’essence de cette
essence, renchérissait Lebensztejn. Aujourd’hui,
cette essence de l’essence est une véritable inondation ; et l’imitation est celle – sans fin – de
tous ses pisseurs et pisseuses à travers les siècles.
Pour un peu, l’effet serait musical, comme dans
le Chant de l’aimable angelette, de Monteverdi,
dont Jean-Claude Lebensztejn avait montré la
sensualité qui frisait l’indécence, disait-il, dans
un essai qu’il avait dédié à Jacques Derrida, en
1987, aux éditions du Limon. On l’a compris,
Jean-Claude Lebensztejn est un érudit ; livre
après livre, c’est le même gai savoir qui revient ;
cette fois-ci, c’est même particulièrement impertinent. À la toute fin de son livre – de son
cabinet de curiosités –, il raconte que lorsqu’il
disait à ses amis et connaissances, ainsi qu’à
des inconnus, qu’il travaillait sur des images
de pisseurs, ils ont tenu, spontanément ou non
(dit-il), à lui faire parvenir des informations ou
des images. C’est en tout cas comme ça qu’il a
construit (déconstruit) son livre, pour ne pas
dire son roman – et peut-être moins le roman
des origines que celui de la source… Voyez
plutôt ce Bacchus enfant de Guido Reni, qui en
même temps boit le vin vermeil d’une carafe et
pisse à terre… C’est « le petit Bacchus nu qui
rend ce qu’il boit »…
Didier Pinaud
Retrouvez dans la collection
« Les Lettres françaises »
aux éditions Le Temps des cerises :
Ils,
de Franck Delorieux
(préface de Marie-Noël Rio) ;
Le Musée Grévin,
de Louis Aragon
(préface de Jean Ristat) ;
Une saison en enfer,
d’Arthur Rimbaud
Les Lettres
f r a n ç a i s e s
(préface inédite de Louis Aragon) ;
Larrons,
de François Esperet
(préface de Jean Ristat) ;
Paradis argousins,
de Victor Blanc (préface
de Franck Delorieux) ;
Vers et Proses, de Maïakovski
. D
é c e m b r e
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
(choix, présentation et traduction
d’Elsa Triolet) ;
Gagneuses, de François Esperet (préface
de Christophe Mercier).
Les Onze Mille Verges
d’Apollinaire (préface d’Aragon)
Le Corps écrit, de Franck Delorieux.
Vient de paraître.
’Humanité
d u
8
d é c e mb r e
2016). IX
arts
Oscar Wilde : de l’impertinence
considérée comme un des beaux-arts
L
a provocation d’Oscar Wilde lançant à son arrivée aux
États-Unis : « Je n’ai rien à déclarer d’autre que mon
génie » est célèbre. Et aussi cette autre, son corollaire : « Le
public fait preuve d’une tolérance étonnante. Il pardonne tout,
sauf le génie. » Ces propos font rire. Les aphorismes multiples de
Wilde aussi. Certains sont frivoles, d’autres paradoxaux, mais
sensés. La vie de Wilde a été ainsi construite sur ce goût de la
provocation poussé jusqu’à l’extrême, le faisant vivre comme un
dandy, adulé et détesté, génial et insupportable, toujours partagé
entre le charme d’une conversation éblouissante et l’agacement
de provocations incessantes, avec sans doute le souci que « sa vie
(soit) plus importante que ses œuvres », comme l’a écrit André
Gide. Et de cette vie transformée en œuvre d’art, il a fait une
transposition qui est un chef-d’œuvre, c’est son seul roman,
le Portrait de Dorian Gray. Un roman qui est une métaphore
de son existence : Dorian Gray vit une existence de débauché,
mais la beauté de ses traits demeure intacte, parce
qu’il a obtenu que les stigmates de sa débauche
(vice, méchanceté, mépris, cynisme, crime, etc.) se
concrétisent sur son portrait et non sur lui-même.
Confronté plus tard dans sa vie à ce portrait devenu portrait d’un monstre, il le poignarde et son
corps, son visage, traduisent alors ce qu’il est,
un monstre, tandis que le portrait – œuvre d’art
– retrouve les traits merveilleux de sa jeunesse.
Cette métaphore rejoint la vie même de Wilde.
Il a poussé son art de la provocation à l’extrême,
en attaquant le marquis de Queensberry, personnage grossier, conformiste, « paranoïaque
furieux » (Badinter), caricature de la société
victorienne que Wilde défiait en procès, le marquis l’ayant accusé de « sodomie » (non sans mal
orthographier le mot dans l’envoi fameux d’une
carte injurieuse déposée à son club). Wilde est
persuadé que son génie, confronté à l’imbécillité
de son adversaire, ne peut que triompher, tout en
négligeant de préparer une défense habile. Et le
prince de l’intelligence londonienne est condamné
au maximum de la peine, à l’infamie, à la prison
misérable de Reading, au matricule anonyme
(« C 33 »), aux travaux forcés même, à la perte
de ses revenus, de sa famille, de ses enfants, de ses
biens, de sa notoriété, au reflux des facéties qui
faisaient son charme. Me Badinter explique, avec
son habituelle éloquence et sa force de persuasion,
le caractère inique, tragique, aberrant aussi, si on
considère l’attitude de Wilde, de ce procès. Il finit
misérablement, ruiné, anéanti, dans un hôtel de la
rue des Beaux-Arts à Paris, son enterrement suivi
par quelques personnes seulement. Poignardé.
Mais son œuvre, son personnage lui survivent,
magnifiquement. Son monument funéraire au
Père-Lachaise (de Jacob Epstein) attire ses adeptes, ses admirateurs. Son œuvre se répand maintenant, le magnifie,
son théâtre est joué, son procès dénoncé, l’absurdité de ses
contradicteurs, de ses adversaires, d’une législation et d’un
système judiciaire archaïque ridiculisée, son Dorian Gray
devient un ouvrage de référence, sa personnalité, réhabilitée,
un objet d’admiration.
Et Paris, que Wilde aimait, lui rend justice, par une exposition, au Petit Palais, qui retrace le portrait du génie abattu
par la médiocrité de la société dans laquelle il vivait, et qui n’a
supporté ni ses insolences, ni ses provocations, ni son culte de
la beauté, de sa conception de la beauté, qu’elle jugeait être
une conception « décadente ».
Il n’était peut-être pas si difficile de représenter dans une
exposition cet Oscar Wilde dont la personnalité aux nombreuses
facettes présente tant d’occasions de briller. Bien entendu, il
faut des photographies, des lettres, des manuscrits, l’inscription
d’aphorismes bien choisis sur les murs, etc., tous emprunts
graphiques qui conduisent à une observation un peu minutieuse, qui mobilise l’attention des visiteurs. Mais ces artefacts
indispensables peuvent être mis en valeur par une iconographie
plus vaste, plus aisée à confronter à l’appréciation des mêmes
X. Le
s
Lettres
f r a n ç a i s e s
. D
visiteurs. D’une part, parce que la figure de Wilde a fait l’objet
d’une ample représentation, de l’autre, parce que Wilde était
un esthète, à l’occasion un critique d’art, et que les œuvres
qu’il a aimées, décrites, commentées peuvent apparaître dans
l’évocation de Wilde. Enfin, parce que son œuvre a pu être
mise en scène, au théâtre, au cinéma, à l’opéra même, ce qui
est par essence visuel.
L’exposition répond à cette triple exigence. On peut regretter,
vu l’affluence qu’elle attire, qu’elle ait été un peu confinée dans
des espaces élégants, mais étroits, que le public sature parfois
à l’excès, penché qu’il est sur des documents parfois difficiles
à déchiffrer ou des cartels faiblement éclairés, comme c’est la
coutume, surtout lorsqu’il s’agit de documents fragiles. (Même
observation pour les premières salles de l’exposition Bazille
au musée d’Orsay.) L’exposition voisine « l’Art de la paix »,
moins courue (signe des temps ?), confine un peu l’exposition
Wilde dans des espaces trop restreints.
Mais quel plaisir de retrouver en maints exemples la silhouette de dandy, assez vite empâtée, engoncée, d’ailleurs,
de Wilde, soit qu’il se prête avec narcissisme au regard du
de « décadents ». L’exposition s’ouvre ainsi par le très beau et
sensuel Saint Sébastien de Guido Reni, que Wilde a vu à Gênes
en 1877 et sur le souvenir duquel il est fréquemment revenu,
par exemple dans son poème sur Keats en 1881.
Les critiques de Wilde ont porté, à la fin des années 1870,
sur les expositions de la Grosvenor Gallery à Londres, avec
des peintres comme Watts, Hunt, Burne-Jones. Wilde va
mettre en valeur des scènes mythologiques très suggestives,
de Stanhope, de Richmond, émettre des réserves sur Tissot,
hésiter quand il est confronté à Whistler. On peut apprécier
son goût, ses aspirations, ses réticences, l’évolution de ses
goûts aussi, qui l’éloignent un peu de « l’art pour l’art » et le
rapprochent du symbolisme.
Wilde restera aussi comme un homme de théâtre, dont les
pièces, spirituelles, sont toujours à l’affiche. La plus célèbre
est sans doute sa Salomé, qu’il rêvait de voir jouer par Sarah
Bernhardt et qui eut, outre des démêlés avec la censure britannique, décidément archaïque, un grand retentissement, tant
Wilde renouvela le mythe de la femme fatale et castratrice,
jusqu’à s’approprier la bouche de Iokanaan décapité. (« Ah !
photographe ou du portraitiste, soit qu’il fasse l’objet de caricatures, souvent plaisantes, qu’on suppose qu’il appréciait
lui-même. Au titre des séances de portraits photographiques
au cours desquelles il prend la pose, on remarque évidemment la série réalisée aux États-Unis par Napoléon Sarony
en 1882 (27 poses). Au titre des caricatures, les États-Unis se
distinguent encore, le phénomène étant amplifié par l’usage
publicitaire. L’engouement se poursuit à Londres, à Paris. Le
moins intéressant n’est pas la vision que Toulouse-Lautrec se
fait de ce personnage, qu’il croque, de dos, Wilde admirant la
Goulue à la Foire du Trône et côtoyant Fénéon (1895). Et le
plus triste, les photos que l’on doit parfois décrypter, tant elles
sont petites et pâles, prises en Italie en 1900, lorsque le dandy
déchu ne semble plus être qu’un vieux monsieur anonyme,
peu avant sa mort à Paris (d’une méningite).
À Londres et Dublin, Wilde se livre, avec l’écriture d’essais
paradoxaux et de pièces brillantes et spirituelles, à la critique
d’art. Cela permet de définir ses goûts, hantés par la recherche
de la beauté, jusqu’à l’afféterie parfois, à la collection de fleurs
sophistiquées, à l’évocation d’Arcadie rêvées, mais aussi à la
mise en valeur de peintures très modernes et révélatrices de
goûts exigeants que l’on a pu qualifier, selon le mot du temps,
J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. Il y avait
une âcre saveur sur tes lèvres. Était-ce la saveur du sang ?… mais
peut-être est-ce la saveur de l’amour. On dit que l’amour a une
âcre saveur. ») Sa Salomé inspira aussi bien Aubrey Beardsley
(dont les dessins sont représentés) que Richard Strauss, lequel
utilise le texte, traduit du français à l’allemand et élagué, tout
en conservant sa fureur provocatrice, pour son célèbre opéra.
L’exposition évoque naturellement la provocante Danse des
sept voiles (invention de Wilde), dans plusieurs versions (dont
un film de 1923, de Charles Bryant, et celui de William Dieterle,
avec Rita Hayworth en 1953), mais il faut la regarder… par
terre, au risque de l’écraser – faute de place ?
La fin mélodramatique de Dorian Gray est aussi illustrée, mais
sur un petit écran en angle, par extraits de films, dont celui, le
plus célèbre, d’Albert Lewin (1945). Dans une dernière salle, une
intéressante interview de Merlin Holland, le petit-fils de Wilde
(son nom a été changé après la condamnation de son grand-père,
alors honni par la « bonne société ») dit sobrement la sensibilité,
l’audace, les raisons de la postérité d’un homme qui croyait (trop ?)
en son génie, ce qui ne lui a pas été pardonné. « Pourtant chaque
homme tue l’être qu’il aime. » Et Wilde s’aimait.
DR
« L’Impertinent absolu »
Exposition Oscar Wilde, Petit Palais, 28 septembre 2016-15 janvier 2017, commissariat de Dominique Morel et Merlin Holland.
é c e m b r e
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
Philippe Reliquet
d u
8
d é c e m b r e
2016) .
arts
La danse comme l’œuvre d’art totale
« Oskar Schlemmer, l’Homme qui danse »,
Centre Pompidou Metz, jusqu’au 16 janvier 2017
DR
I
l était temps. Pour toute personne qui veut mieux comprendre la modernité et ses principes, qui veut mieux
connaître l’art allemand, mais surtout pour toute personne qui aime l’art, l’exposition d’Oskar Schlemmer (18881943) est indispensable. Peintre, bien évidemment, avec
comme particularité un penchant pour la peinture murale,
mais également sculpteur, metteur en scène, chorégraphe
et pédagogue, il est chargé des ateliers de sculpture et de
peinture murale, puis de l’atelier de théâtre du Bauhaus.
Et justement, ce sont ces costumes-sculptures inventés
par l’artiste que la manifestation propose au spectateur.
Associé à Hannes Winkler, Schlemmer crée le Ballet triadique sur une musique de Paul Hindemith en 1922. Mais,
plus que d’un ballet, il s’agit pratiquement d’une œuvre
d’art totale, car : « Si nous allons jusqu’à briser les étroites
limites de la scène et élargissons le drame pour qu’il inclue
le bâtiment lui-même, non seulement l’intérieur, mais le
bâtiment également en tant qu’entité architecturale, nous
pourrons alors démontrer, comme jamais auparavant, la
validité de la scène-espace en tant que productrice d’idée »,
écrit l’artiste.
On y trouve des « personnages » ou plutôt leur traduction en figures, tant la géométrisation accentue les formes
purement plastiques dérivant de l’étude du corps humain
et de ses rapports avec l’espace. Par son interprétation
très personnelle de la vision cézanienne, l’approche de
Schlemmer préconise la réduction du corps à des éléments
simples : cercle, sphère, cylindre, cône. Pour lui, en effet,
ces formes géométriques sont : « des formes spatiales de
la danse et les éléments de mouvement et de rotation par
excellence ».
Vue sous cet angle, la figure humaine est appréhendée
« non comme une valeur sentimentale mais uniquement
comme une valeur plastique, en la soumettant à l’ordre
géométrique qui régit les machines et l’environnement
urbain ». Cette phrase fut prononcée par Léger dont
l’art, à l’instar de Schlemmer, par la précision de ses
formes qui excluent toute émotion, renonce à toute vision
psychologisante. L’un et l’autre, les deux créateurs, semblent
être à l’opposé de toute vision humaniste admise. Mais, c’est
oublier un peu vite que, pour eux, il ne s’agit pas de l’expression de l’aliénation, de la dépersonnalisation caractéristique
au XXe siècle. C’est plutôt, dans un art sans concession et qui
rejette toute séduction, une volonté, peut-être utopique, d’une
synthèse de l’humanisme engagé socialement et de l’esthétique
industrielle. De fait, nombreux sont les artistes qui s’investis-
Dessins de costumes de théâtre d’Oskar Schlemmer.
sent totalement dans la vie moderne, cherchent à démontrer
par leur production plastique les racines communes entre les
changements techniques et les transformations artistiques. Le
but affirmé de Schlemmer, celui de donner forme à l’Homme
nouveau, symbole de stabilité et d’équilibre. Les gestes de danseurs, clairement articulés, parfois mécaniques et répétitifs, font
penser immédiatement aux performances, cette forme artistique
qui se situe entre danse et théâtre, et qui verra son apparition
un demi-siècle plus tard. La projection de la reconstitution du
Ballet triadique est accompagnée à Metz par un carnet de croquis
où Schlemmer a assemblé des dessins, esquisses et annotations
réalisés probablement entre 1912 et 1922, qui permet de mieux
comprendre l’évolution de sa pensée esthétique. Cerise sur le
gâteau : la présence de Giorgio de Chirico, Constantin Brancusi,
Alexandra Exter ou d’artistes rencontrés au Bauhaus – Vassily
Kandinsky, Laszlo Moholy-Nagy ou Paul Klee, avec lesquels
Schlemmer partage les principes de la création.
Itzhak Goldberg
Une nouvelle histoire de l’œil...
Cy Twombly. Sous le signe d’Apollon
et de Dionysos,
de Dominique Baqué. Éditions du Regard,
260 pages, 46 euros.
D
ominique Baqué a publié ces dernières années plusieurs livres sur l’art
au XXe siècle, l’art contemporain et
« l’effroi du présent », la catastrophe, la guerre,
la violence. Mais il fallait se déprendre, se dessaisir, partir, explorer l’ailleurs, comme elle le
dit au tout début de son nouveau livre, qu’elle
consacre entièrement à l’œuvre de Cy Twombly,
à l’honneur en ce moment au Centre Pompidou, pour une rétrospective de cent quarante
peintures, sculptures, dessins et photographies.
La photographie accompagne tout le parcours de Twombly, qui se résume sans doute à un
voyage dans le Sud, à la foi dans le Sud, l’Italie,
le Maroc, l’Italie pour toujours, où il s’était fixé,
après avoir divorcé de l’Amérique, alors que les
conditions semblaient requises pour faire de
lui un peintre « américain ». Mais la rupture
arriva vite, en effet, dès 1968 quand il exposa
ses Blackboards, peintures grises ou gris-noir
Les Lettres
recouvertes de « tourbillons ». Aussitôt, la critique se déchaîna, n’y voyant que vide et dérision,
sans même parler des prix scandaleux d’œuvres
« qu’un enfant pourrait tout aussi bien faire »…
On connaît le cliché, il a la vie dure, et pourtant
c’est très exactement l’inverse que fait Twombly :
« C’est après l’apprentissage du langage et de
l’écriture, et celui d’une immense culture, qu’il
tente de revenir à l’origine, à la genèse même de
l’écriture », nous explique ici (magistralement)
Dominique Baqué… « Sagesse de l’art », nous
avait déjà dit Roland Barthes, qui admirait cet
artiste chez qui, « avant toute chose, il se passe…
du crayon, de l’huile, du papier, de la toile »,
écrivait-il, et de nous expliquer encore que l’art
de Twombly consiste à faire voir les choses, non
celles qu’il représente, mais celles qu’il manipule :
« ce peu de crayon, ce papier quadrillé, cette
parcelle de rose, cette tache brune ».
Tout a commencé à Augusta, en Géorgie,
là où Twombly faisait son service militaire,
dans le département cryptographique, en dessinant/écrivant la nuit, sans nul éclairage. C’était
presque de l’automatisme et – de fait – Twombly s’inscrit dans ce que revendiquait Breton
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
2016 (s
lorsque celui-ci définissait le surréalisme comme
un « automatisme psychique pur », un « cliché de
la pensée, en absence de tout contrôle exercé par
la raison ». Cy Twombly est en effet cet artiste
qui a trouvé l’or du temps, quelque chose de très
ancien, non pas effroyablement ancien mais, au
contraire, joyeusement, sereinement, calmement
ancien ; il faudrait dire : éternellement ancien,
et parler de l’éternel retour de la vie…
Cy Twombly doit beaucoup aux Anciens : il
inscrit « Virgil » au milieu de sa toile ; il inscrit
« Apollo », « Venus », « Aphrodite », « Dionysos » : c’est l’avenir promis et sanctifié dans
le passé, comme le disait Nietzsche. On pense
au philosophe allemand en regardant les toiles
de Twombly ; on pense à la danse de Nietzsche,
qui fut le premier à prendre au sérieux ce merveilleux phénomène qui porte le nom de Dionysos. Cy Twombly y ajoute le derviche tourneur
et poète mystique Djalal ad-Din Rumi. Oui,
c’est ainsi qu’il faut regarder les tourbillons
de Twombly : comme la poésie de la poésie.
Dominique Baqué propose aussi d’appeler ça la
dialogique, qui, mieux que la dialectique, vient
croiser le blanc et le noir, l’écriture et le dessin,
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
l’expressionnisme et le classicisme, le mythe
et la culture, Apollon et Dionysos… Encore
une fois, nous sommes à l’école d’Athènes,
comme dans le célèbre tableau de Raphaël,
cette glorification de la culture antique dont
Cy Twombly serait à son tour le continuateur.
La peinture de Twombly est une immense
fresque, une allégorie de la vie culturelle, mais
où il n’y aurait plus rien de tragique. Twombly est en effet profondément hédoniste : « Il
aime la vie, l’existence, la chair. » C’est l’ivresse
de Twombly. Son érotique du regard. « Qu’il
soit implicite ou explicite, l’érotisme imprègne
l’œuvre de Twombly », dit Dominique Baqué. C’est même ce que les Américains puritains n’ont pas supporté chez lui. Mais fuck
l’Amérique, fuck la critique, et seul Dionysos
à l’œuvre, encore et toujours… Dominique
Baqué dit de l’œuvre de Twombly qu’elle est
même bisexuée : « Elle dit la jouissance des deux
sexes. » Le motif de la jacinthe, celui de la rose
enfoncent le clou. Mais sommes-nous au-delà
de la mélancolie ? C’est en tout cas une nouvelle
histoire de l’œil qui commence…
Didier Pinaud
8
d é c e mb r e
2016). XI
cinéma / musique
CHRONIQUE CINÉMA D’ÉRIC ARRIVÉ
Adaptations
DR
L
’adaptation d’une œuvre littéraire est une pratique cinématographique qui a une longue histoire. Ses balbutiements
peuvent pratiquement être retracés dans les moments
mêmes où s’invente sa propre grammaire avec, par exemple,
le Voyage dans la Lune de Georges Méliès en 1902, librement
inspiré des ouvrages de Jules Verne et H. G. Wells. Si André
Bazin y voyait une impureté à défendre face aux gardiens de la
littérature, il reste que la comparaison entre l’œuvre originale
et son adaptation est un ressort de sa réception qu’il faut savoir
prendre en compte, soit en l’assumant, soit en le déjouant. On
connaît la boutade d’Alfred Hitchcock à ce sujet. Deux chèvres
mâchouillant la pellicule d’un film adapté d’un best-seller, l’une
dit à l’autre : « J’ai préféré le livre. »
Seul dans Berlin est un film adapté du roman de Hans Fallada, écrit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Il relate les
actions de résistance au régime nazi menées à Berlin par les époux
Quangel, un couple endeuillé par la mort de leur fils abattu lors
de l’invasion de la France en juin 1940. Ces actions consistent à
déposer dans des lieux publics fréquentés par les foules à travers
toute la ville des cartes où sont inscrits des messages dénonçant
Hitler et ses acolytes, notamment quant à leur responsabilité dans
le déclenchement de la guerre et l’exploitation des travailleurs
jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ces messages revendiquent la mise
en place d’une presse libre à même de dénoncer les mensonges
du régime, les cartes disséminées préfigurant ce qu’un média de
masse pourrait réaliser à plus grande échelle.
Mais le succès relatif de cette diffusion suscite surtout l’attention des autorités qui, pour couper court à tout risque de voir ces
informations toucher une plus large audience, vont lancer une
équipe de policiers à la recherche de leurs auteurs. L’inspecteur
en charge de l’enquête n’y voit d’abord qu’un cas propice à
l’exercice de son talent de profileur. Pourtant l’enjeu de ce cas
particulier va le rattraper doublement, jusqu’à provoquer sa
perte. Son supérieur est en effet un brutal officier SS préoccupé
de marquer son ascendant sur ce subordonné qu’il considère
comme un intellectuel hautain. Il lui réclame donc des résultats à
tout prix, y compris par des méthodes que l’inspecteur réprouve,
mais qu’il finit par appliquer. D’autre part, si les cartes figurent
comme pièces au dossier qu’il constitue sans qu’elles puissent
être lues par des tiers, elles induiront bien finalement l’effet
escompté dans l’esprit de ce seul réel lecteur.
Vincent Perez nous propose une adaptation condensée – selon
la typologie présentée par Jean-Luc Lacuve en complétant une
proposition initiale de Geoffrey Wagner – de l’œuvre originale,
où différents passages et personnages se retrouvent évoqués en
selon Jean-Luc Lacuve. L’écrivain dont il est ici question
est Svetlana Alexievitch, prix
Nobel de littérature en 2015.
La forme de son livre est celle
du recueil de témoignages. La
forme adoptée par le film, pour
être en adéquation, est celle de
la voix off. Le procédé permet
à la fois d’énoncer à la lettre
le texte produit par Svetlana
Alexievitch, mais aussi d’en
restituer le ressort esthétique
justement, en offrant deux niveaux de réception cohérents
mais distincts, entre l’incarnation par les acteurs muets
et le propos restitué simultanément par la voix off, entre
un certain onirisme émanant
des tableaux proposés et une
réalité qui semble insaisissable.
Les témoignages sont
bien sûr ceux des victimes
de la catastrophe nucléaire
de Tchernobyl : les pompiers
La Supplication, par Pol Cruchten.
intervenus dans l’urgence, les
liquidateurs mobilisés à travers
un seul. Il conserve cependant ceux qui en sont les principaux toute l’URSS pour tenter de contenir la pollution radioactive
piliers, à l’exception de tout ce qui concerne la fiancée du fils disséminée sur de vastes territoires principalement en Ukraine
disparu, ce qui efface toute la phase où les époux Quangel vont et en Biélorussie. Mais aussi les membres de leurs familles,
mûrir leur projet de résistance. Mais cela permet certainement veuves, enfants malades, nouveau-nés malformés et gravement
au film, en se concentrant sur le jeu du chat et de la souris entre handicapés. Les tableaux successifs se font l’écho non pas de
l’inspecteur et ses proies, de mettre l’accent sur une certaine l’accident lui-même, mais du monde qui l’a rendu possible,
forme de réussite du projet en question que la fin du roman est de celui qu’il aurait pu totalement effacer et enfin de celui qui
loin de suggérer. Il faut mettre au crédit de la réalisation le fait en a résulté. À ce titre, Tchernobyl est toujours « un mystère
de rendre compte d’une certaine atmosphère de routine qui à élucider », comme le dit Svetlana Alexievitch. Avec son oucolle aux actes d’Otto Quangel en particulier : que ce soit par vrage, et ce film dont il est adapté de façon remarquable, il y
son implication à l’atelier où il travaille (ce qui sera par ailleurs a là quelques matériaux pour donner espoir dans la possibilité
le ressort de son arrestation) ou par l’application avec laquelle d’une élucidation à venir.
il écrit ses cartes, ce personnage incarne une certaine forme de
mixte contradictoire où se mêlent soumission et résistance.
Seul dans Berlin, thriller dramatique réalisé
Avec la Supplication, nous avons plutôt affaire à une adap- par Vincent Perez, 2016, 103 min.
tation littéraire, où il s’agit de « faire entendre ou voir le texte La Supplication, documentaire dramatique réalisé
pour rendre sensible le projet esthétique de l’écrivain », toujours par Pol Cruchten, 2016, 86 min.
Notules musicales
« C’est dans les mini-informations que se
cachent des réalités musicales ».
Sonnets. Hommage à Henri Dutilleux,
de Camille Pépin
Camille Pépin (1990), Conservatoire
d’Amiens, Conservatoire supérieur de Paris.
Création en concert, Festival Jeunes Talents,
France Musique », juillet 2016.
Camille Pépin a composé sa partition en
une période, dit-elle, où la musique ne présente
pas de « direction ferme ». Elle estime qu’Henri
Dutilleux traverse le XXe siècle avec sérénité,
un compositeur sublime et personnel. D’une
conception coloriste de l’harmonie, orchestre
foisonnant, lyrisme contenu. C’est un artiste
singulier et un musicien artisanal, d’une singularité intemporelle.
Les Sonnets proviennent de Charles Baudelaire, l’un des plus proches poètes du compositeur.
Cet hommage est écrit pour soprano, flûte
alto, cor anglais, basson et piano.
Luna est le nouvel opus de Camille Pépin.
XII. Le
s
Lettres
Actualité et enregistrements
de minimalistes américains
Tous les goûts sont-ils légitimes ? A priori,
c’est notre point de vue ! Nous savons que plus
d’un auditeur « hexagonal » n’apprécie guère
les minimalistes nord-américains…
Curieux de toutes les musiques, rappelons
que le week-end prochain (10-11 décembre)
à la Philharmonie de Paris et à la Cité de la
musique, sera consacré à un « Portrait de John
Adams », un peu le pape dans ce domaine !
Reprise notamment d’El Nino, oratorio de
la Nativité, découvert il y a déjà un certain
temps au Châtelet.
Au cours du week-end du 12-13 novembre,
c’était le tour de Steve Reich d’être à l’honneur, avec notamment un extraordinaire
concert du fidèle Kronos Quartet. Au programme, une fabuleuse version de Different
Trains, qui a ébloui de nombreux auditeurs.
Enregistrements Steve Reich, CD de 2016,
WTC 9-11-Different Trains (Megadisc Classics). Rappel S. Reich, Beryl Korot : The Cave,
2 CD, Nonesuch, 1995.
Terry Riley In C, CD Carnegie Hall, Sony.
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
2016 (s
La Grande Salle Pierre-Boulez,
Philharmonie de Paris
La salle de la Philharmonie de Paris a été
baptisée « Grande Salle Pierre-Boulez », peu
de temps après la disparition du musicien, le 5
janvier. Pierre Boulez fut l’un des inspirateurs de
cette réalisation. En témoignent, par exemple,
de brefs extraits d’un texte qu’il signa en 1999
dans le journal de la Cité de la musique.
Après avoir assisté à plusieurs prestations
à la Philharmonie de Paris, on ne s’étonne pas
de l’affluence du public, variable, selon les
heures de la journée, et à des coûts sans rapport avec les prix habituels des billets. Concerts
de musiques diversifiées visant les auditeurs les
plus variés, notamment les enfants, esquisse de
l’avenir du public (accueil familial d’enfants).
Nouvelles de Maurice Ravel
Cela commence avec la création, en 1948, du
Festival de Besançon, célèbre pour le Concours
international de jeunes chefs d’orchestre. Que
de futurs maestros s’y sont affrontés ! Mais
également des résidences de compositeurs,
actuellement Philippe Hersant. Rendez-vous en
Franche-Comté, au mois de septembre 2017.
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
En 2016, les clés étaient confiées à Claude
Duparfait et à une petite équipe de collaborateurs passionnés. L’acteur Claude Duparfait,
qui vit sur les planches le plus souvent, metteur
en scène et acteur, inventant des concepts tels
que la Fonction Ravel (16-23 septembre 2016),
fonction qui l’a accompagné durant toute sa
vie dès l’adolescence. Acteur et directeur secondé par l’intime Célie Pauthe, accoucheuse
de textes, Claude Duparfait a monté, après
Bernard-Marie Koltès, Thomas Bernhard, le
Docteur Faustus, de Thomas Mann, célèbre
roman sur Arnold Schoenberg… Aussi n’est-il
pas surprenant de le voir s’associer au pianiste François Dumont, lauréat de nombreux
prix, en particulier couronnant l’ensemble des
œuvres pour piano seul de Maurice Ravel ;
sans oublier la collaboration chorégraphique
de Thierry Thieû Niang. Rappel des enregistrements de la Valse, du Concerto pour
la main gauche, et une passion infinie pour
Jean-Sébastien Bach. Les relations étroites des
partitions de Ravel avec les ballets, la danse,
sont bien connues des mélomanes.
Claude Glayman
www.festival-besançon.com
d u
8
d é c e mb r e
2016) .
Musique / Théâtre
Leonard Cohen : croire, désespérément
O
n est ici au bout de ce que le père grec Grégoire de Naziance appelait « l’océan d’existence ». Sombre odyssée !
Ils sont peu à en avoir tant navigué les confins. Leonard
Cohen, comme le cabaliste qui cherche les vérités cachées dans
les livres révélés, dit le monde à voix haute.
Cela commence avec des chœurs et une ligne de basse. Le ciel,
la terre. L’âme veut s’élever, le corps se traîne, lourd, et l’homme
entre les deux, fatigué de cette lutte, annonce qu’il s’apprête
à tirer sa révérence : « Je quitte le jeu. Je suis prêt, Seigneur ! »
Des rocs noirs de cette chanson-titre l’oraison surgit, saisissante (You Want It Darker), comme si celui qui se définissait
lui-même comme « chansonnier » et « chantre de synagogue »
voulait, à la façon d’Aragon, « désespérément croire ». La partie
continue sans lui, sans qu’on sache bien au juste qui donne les
cartes (la figure récurrente du « dealer », symbole des œuvres
mystérieuses de la divinité) ou qui tire les cordeaux.
Cette tension ne se résout jamais hormis qu’en la mort, et nul
« traité » (Treaty) ne peut y mettre un terme. Les chœurs enjôlant
– ah, ces belles « nonnes gitanes » que Cohen a volées à Garcia
Lorca, et dont les voix coulent au creux de ses chansons comme
le fleuve que Suzanne laissait répondre à sa place – reprennent ;
la lutte se ravive, quoi que l’issue en fût connue : « Je luttais
contre la tentation, mais sans vouloir gagner. » (On The Level)
La réussite, le succès ? C’est de survivre, disait Cohen aux
journalistes. C’est le temps de quitter la partie, de se retirer.
« I’m out of the game », répète Cohen dans Leaving The Table,
sur les triolets en 12/8 de sa guitare frêle.
Que se passe-t-il quand un poète s’en va ? Nous voilà seuls à
déchiffrer l’obscurité du monde. Le « Hallelujah » ne tombera
plus de ses lèvres glacées par la mort. On ne communiera plus
qu’en souvenir. La corne de bélier, le yôbel du Lévitique (25 :9)
ne sonnera plus le jubilé.
Pourtant, If I Didn’t Have Your Love est une chanson
d’amour. Et aussi bien, Traveling Light attaque par les violons
bohèmes et la mandoline, et les « la, la » qui rappellent le mythique Dance Me to The End of Love qui, les fois que je l’allais
voir en concert, transportèrent le public. « Je suis en retard /
ils vont fermer le bar » : mélancolie, légèreté, adieux à l’amour.
Quelque chose se dégonde et vacille.
« Adieu, mon étoile tombée. » Le poète était prêt à mourir
parce que, poète, il ne vivait pas comme nous sans penser à la
fin. En fils spirituel de Hank Williams, le barde donne encore,
toujours, de bons airs, entraînants et mémorables. Tout poème ne
devrait-il pas être, avant tout, un bon refrain (Traveling Light) ?
Mais voilà que, comme dans la grande ballade canadienne
de Maria Chapdelaine, « de nouveau le cantique s’élève, sonore,
plein de ferveur mystique ». Des moines fredonnent, maintenant,
tandis que le chanteur ose le clin d’œil à ce Christ qu’il aimait
bien : « Il est bien trop tard maintenant / pour tendre l’autre joue ».
Et quand il murmure le mot « death », dans un soupir ! Il a
écrit un peu pour la conjurer, la mort, pour l’amadouer, comme
tous les poètes. L’heure est venue. Cohen a toujours parlé de la
mort, mais elle est, ici, imminente (It Seemed The Better Way).
« La vie ne doit pas consister qu’à devenir vieux, mais à voir »,
écrivait Carlos Castaneda. Le cher vieil aède n’est plus là pour
voir le monde, pour le soutenir de son regard, du tissu de ses mots.
Les jeunes oreilles ne l’entendront plus qu’en enregistrement.
Mehr Licht ! Lorsqu’ils voudront « plus de lumière », ils liront
peut-être Goethe. Darker ! Lorsqu’ils désireront se rassurer au
creux de la nuit, ils écouteront le grand Cohen et se laisseront
envelopper dans ses chansons comme les juifs, à la prière, le
font des phylactères.
Clément Bosqué
Supplique pour rééditer les prières étouffées
d’un Canadien errant
L
a décision de l’académie suédoise d’attribuer le prix Nobel de littérature à Bob
Dylan a ravivé un vieux débat : les paroles d’une chanson entrent-elles dans le champ
des belles-lettres ? Parmi les avis divergents qui
se sont fait entendre sur les rapports entre arts
nobles et populaires, quelques voix ont suggéré,
quitte à choisir un poète parmi les musiciens,
que c’est à Leonard Cohen que la récompense
aurait dû échoir.
Le succès des albums de Cohen a eu tendance à éclipser son œuvre littéraire, entamée
dès 1956. Le jeune homme, encore à l’université,
publie alors son premier recueil de poèmes, Let
Us Compare Mythologies. Déjà on y trouve
l’écho biblique (« O détache de tes rameaux
un vert rameau d’amour /Après que le corbeau
sera mort pour la colombe »), et la sensualité
exacerbée (« des rêves scandaleux au moindre
mouvement de ta bouche ») qui traverseront
toute son œuvre. En 1961, dans The Spice-Box
of Eath, le poète est passé à l’action : « Sous mes
mains tes seins menus sont les ventres palpitants
de moineaux tombés du nid. »
Avec Flowers for Hitler (1964), Cohen introduit l’imagerie récurrente de la guerre et
de la clandestinité à travers de provocants paradoxes : « L’atmosphère de torture ne m’est
d’aucun réconfort / J’ai torturé… Je ne serai
pas l’ivrogne qu’on dessaoule / Sous l’eau glacée
des faits / Je refuse l’alibi universel. » Le poète
pressent aussi son incapacité à atteindre un
au-delà de la condition humaine : « Des pétales
bruns volettent comme des flammèches autour
des poèmes / Que je décoche aux étoiles / Mais
qui s’inclinent en arcs-en-ciel / Avant d’avoir
scindé le monde en deux. »
Dans son roman les Perdants magnifiques
(1961), l’auteur poursuit l’idéal d’une réconciliation entre l’infini et l’éphémère, le sublime et
le grotesque, le sacré et le profane. Dans cette
quête d’une acceptation supérieure de l’ordre
du monde, d’un « équilibre dans le chaos de
l’existence », le corps est encore l’instrument
privilégié pour s’élever vers « ces monstres
d’amour » que sont les saints : « Le Désir est
la dernière église. »
C’est parce que ses livres ne lui permettent
pas de vivre que Leonard Cohen, au milieu
des années 1960, se tourne vers la musique afin
de prolonger son aventure poétique ; mais le
succès de ses chansons ne le détourne pas de la
littérature. Ainsi, dans le Livre du désir (2006),
à mesure que le temps éloigne la réalisation de
cette « lointaine possibilité humaine » qu’est la
béatitude, le poète reconnaît, dans ce mélange
caractéristique d’ironie et de solennité, ses limites et ses illusions : « Ma laisse est trop longue
/ Je crois que je suis libre. » Philip Glass a mis
en musique 23 de ces poèmes.
L’œuvre de Leonard Cohen est désormais
close. Il faut maintenant que les éditeurs français la remettent à disposition des lecteurs ! En
effet, bien que Cohen ait été traduit en France
dès 1966, ses recueils de poésie sont aujourd’hui
épuisés, ses deux romans sont manquants, et
même l’anthologie bilingue de poèmes et de
chansons, Musique d’ailleurs, parue en 1994
chez Bourgois, n’est plus disponible. Un comble
pour ce Montréalais dont on entend parfois,
au détour d’un vers, les échos d’une enfance
polyglotte : « Il y a longtemps que je t’aime /
Jamais je ne t’oublierai. »
N’attendons pas que les hommages se fanent
sur sa tombe avant de redonner à plusieurs générations d’admirateurs les « prières étouffées »
du « Canadien errant » : « Dieu, j’aime tellement
de choses qu’il faudra des années pour me les
reprendre une à une. »
Sébastien Banse
Archéologie d’un couple
J
ournaliste, il a participé à la fondation
du Nouvel Observateur. Théoricien de
tendance marxiste, il a construit une
pensée de l’aliénation et de la fin du travail
basée sur l’autonomie de l’individu. Il est
aussi considéré comme le père de l’écologie
politique et connu comme philosophe disciple
de Jean-Paul Sartre. Si André Gorz intéresse
David Geselson, c’est pour tout cela, mais aussi
pour sa manière singulière d’aimer. Et surtout
d’écrire son amour. À. partir de Lettre à D.,
publié en 2006, un an avant le suicide d’André
Gorz et de son épouse Dorine Keir, atteinte
d’une grave maladie, le comédien et metteur en
scène imagine dans Doreen ce que put être le
quotidien du couple dans ses dernières années.
Ses discussions et ses tendresses. Ses peurs face
à la grande inconnue qui approche, donnant
à Dorine des douleurs que son mari supporte
encore moins qu’elle. À travers ce spectacle
Les Lettres
intimiste qu’il interprète lui-même avec la
superbe Laure Mathis, David Geselson interroge ce qui nous reste aujourd’hui d’utopie.
Les deux comédiens accueillent les spectateurs dans une atmosphère feutrée, créée par
l’élégante scénographie de Lise Navarro. C’est
l’heure de l’apéritif. Disposés sur une grande
table, au centre d’un carré tapissé de moquette
et entouré de bibliothèques en bois, verres de
vin et amuse-gueules installent une douceur et
une générosité prolongée par le livre distribué à
chacun, dans lequel on picore selon son appétit.
On lit au moins les premières phrases : « Tu vas
avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de
six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq
kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous
vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. »
Simple et sublime déclaration après un quasisilence de toute une vie, transmise par les deux
f r a n ç a i s e s
. D
é c e m b r e
2016 (s
comédiens grâce à un subtil aller et retour entre
les époques. S’ils incarnent le couple, Laure
Mathis et David Geselson sont en effet aussi, de
par leur âge et leur habillement, des trentenaires
d’aujourd’hui en pleine reconstitution d’une
histoire qui les fascine.
Dans En route Kaddish, où il se mettait en
scène dans un dialogue fictif avec son grandpère qui a toute sa vie durant accompagné
l’histoire d’Israël, David Geselson partageait
déjà un récit intime mi-réel mi-fictif, construit
à partir de documents d’archives et autres
matériaux. Si Doreen n’a rien d’autofictif
pour le metteur en scène, Lettre à D. fut pour
André Gorz un récit basé sur des faits réels,
avec une part de fiction liée à une mémoire
perçue comme incertaine. « J’ai besoin de
reconstituer l’histoire de notre amour pour
en saisir tout le sens », écrit l’auteur dès les
premières pages.
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
En explorant cette zone complexe du souvenir documenté mais néanmoins fuyant et
infidèle au fait passé, David Geselson sonde,
l’air de rien, les désirs actuels. Leur différence
par rapport à ceux d’hier. Un amour pareil à
celui d’André Gorz et de sa femme pourrait-il
naître sans une grande utopie politique ? Dans
une société ultracapitaliste que l’auteur du
Traître (1958) a largement critiquée, mais bien
après sa rencontre avec Dorine Keir ? Autant
de questions qui reviennent à interroger la
capacité de l’amour à tenir lieu d’utopie. Et,
plus largement, la possibilité d’une utopie
dans nos sociétés actuelles.
Anaïs Heluin
Doreen, de David Geselson, du 8 au 16 décembre
au Théâtre Garonne à Toulouse (31), du 10 au
12 janvier au Théâtre de Lorient (56), du 28 février
au 4 mars au Lieu unique à Nantes (44),
du 8 au 24 mars au Théâtre de la Bastille à Paris.
8
d é c e mb r e
2016). XIII
THÉÂTRE
Fin de monde
Des arbres à abattre,
de Thomas Bernhard. Mise en scène de Krystian Lupa. OdéonThéâtre de l’Europe, jusqu’au 11 décembre. Tél. : 01 44 85 40 40.
K
rystian Lupa, 72 ans, un des derniers grands maîtres
de la mise en scène européenne, entretient avec l’œuvre
de Thomas Bernhard une relation privilégiée, presque
obsessionnelle, un peu à l’image de l’écriture de l’écrivain autrichien qui, de vague en vague, finit toujours par submerger le
lecteur. Il y a sans doute entre les deux hommes une connivence
intime, une même approche et appréhension des choses de la
vie dans la manière de s’impliquer dans leurs œuvres respectives. Avec sa mise en scène de Des arbres à abattre, c’était la
sixième fois que Lupa s’attaquait à un texte de Thomas Bernhard, un roman, genre qu’il affectionne davantage que les pièces
de théâtre au seul motif que « les auteurs de drame pensent
trop en termes de théâtre et trop peu en termes de vie ». À son
passage au Festival d’Avignon en 2015, il avait triomphé, sauvant une édition pas franchement emballante, et l’on pensait, à
revoir le spectacle, retrouver telles quelles les mêmes sensations
d’alors. Or, Lupa, et en cela c’est un véritable artiste toujours
en éveil, ne s’est pas contenté de reprendre sa mise en scène.
Il l’infléchit, souligne ses traits, tirant l’ensemble vers plus de
noirceur, s’enfonce davantage dans les parages de la mort, en
fait un hymne crépusculaire, redistribue les cartes… et accompagne son spectacle (du moins le soir de la première) de petits
commentaires, cris et autres bruits sonorisés depuis la salle. Si
Kantor restait toujours sur le plateau pendant le déroulement
de ses propositions théâtrales, Lupa, lui, est tout aussi présent,
mais demeure caché dans la salle… Reste que c’est toujours un
formidable voyage au cœur de la vie qu’il nous propose, même
si ce voyage se révèle encore plus douloureux qu’hier. Un voyage
dans l’« espace du dedans » de l’être humain comme aurait dit
Michaux, et ce voyage est tout simplement extraordinaire, au sens
fort du terme, entre réalité et rêve (ou cauchemar), là où votre
conscience finit toujours par lâcher prise. Ce que nous montre
Lupa, qui comme toujours a conçu sa propre scénographie (et
l’éclairage), possède la netteté des rêves les plus fous – la mise en
scène est d’une rigueur extrême –, perçus dans une atmosphère
ouatée. À ce stade rien de plus normal si le narrateur, Thomas
Bernhard en personne, est constamment présent sur le plateau,
le plus souvent affalé dans un fauteuil placé en dehors du lieu
de l’action, presque hors de la scène, en position d’observateur,
mais un observateur, et commentateur tout à la fois, totalement
impliqué dans le déroulement de l’action quand il ne sommeille
pas. Dedans-dehors, c’est la position du personnage qui porte
son nom de la vraie vie. Car Thomas Bernhard, dans son livre
publié en 1984, cinq ans avant sa mort, raconte l’histoire (son
histoire) d’un dîner artistique (!) organisé par les Auersberger,
un couple d’amis qu’il n’a pas revu depuis de longues années.
Ils se sont retrouvés à l’enterrement d’une amie commune, une
comédienne qui s’est suicidée. Les Auersberger, lui pianiste
s’enfonçant dans l’ivresse au cours de la soirée, elle attendant
en vain son moment de gloire, l’interprétation d’une mélodie de
Purcell, l’ont invité avec quelques amis pour ce dîner, une sorte
de veillée funèbre en quelque sorte. Thomas Bernhard – « erreur
magistrale » dit-il – a fini par accepter et le voilà chez ses hôtes
en compagnie d’un acteur du théâtre national, qui ne cessera de
chanter ses propres louanges dans le rôle de sa vie, Ekdal dans
le Canard sauvage d’Ibsen, de deux femmes écrivaines, l’une
quasiment muette et qui se prend pour Gertrude Stein, l’autre,
son opposée intarissable et insupportable qui pense surpasser
Virginia Woolf, deux autres jeunes écrivains passant leur temps
à glousser, ce qui est une bonne manière de se moquer de tout le
monde… Tout ce beau monde comme déjà figé dans la mort fait
donc salon dans la première partie du spectacle, alors que Lupa
nous projette des films en noir et blanc montrant la suicidée répondant à des questions concernant son métier (c’est l’ouverture
du spectacle), puis l’enterrement, les retrouvailles des amis de la
disparue, l’invitation à la soirée… Atmosphère extraordinaire
de marionnettes ou de mannequins figés et comme encagés
derrière des parois translucides : tableau étonnant et effrayant
tout à la fois, comme présenté, commenté par le personnage
de Thomas Bernhard qui entre parfois en jeu. Il y a là dans
l’adaptation et le montage du texte, dans sa manière de l’infléchir pour impliquer le narrateur dans l’histoire, un formidable
travail de Lupa, qui n’a pas hésité, et là aussi il a visé juste, à
sortir le roman de son contexte viennois, pour l’ouvrir à une
dimension universelle, en passant par la Pologne. Ainsi l’acteur
(formidable et imposant Jan Frycz) passe-t-il du Burgtheater de
Vienne au théâtre national dans le spectacle. Nous ne sommes
plus forcément en Autriche, mais bien ailleurs, dans une ville
polonaise ou européenne, française tout aussi bien. L’acerbe
critique de Thomas Bernhard prend une dimension universelle,
et c’est tant mieux, car les propos émis par ces figures mortes
nous concernent bien tous. Elles atteindront leur point d’orgue
dans la deuxième partie du spectacle entièrement consacrée au
repas des convives dans un véritable, très drôle et douloureux
jeu de massacre, alors que, dans l’épilogue, un surprenant sentiment se fait jour chez le narrateur, soudainement solidaire des
pantins qu’il vient d’observer (et de décrire). Ces personnages,
il les « hait » certes, mais « se sent obligé de les aimer », il fait
bien partie lui aussi de cette triste humanité, constat douloureusement porté par le superbe comédien Piotr Skiba. Mais il
faudrait à ce stade citer tous les acteurs, de Marta Zieba, la jeune
suicidée, Halina Rasiakowna, la Auesberger… à Krzesislawa
Dubielowna qui dans un simple et bref rôle de servante est
simplement extraordinaire, se mettant d’emblée à l’unisson de
toute la distribution. Un chef-d’œuvre qui se termine sur une
ultime pirouette lorsque la maîtresse de maison demande avec
insistance à Thomas Bernhard de ne pas écrire sur la soirée…
Jean-Pierre Han
Le nouvel opus
de François Tanguy
D
e spectacle en spectacle – seize en près
de vingt-cinq ans, ce qui pourra paraître
peu en regard des productions effrénées
d’aujourd’hui, mais François Tanguy prend le
temps de réellement penser ses créations et son
parcours d’artiste dans une continuité et une
cohérence qui n’appartiennent qu’à lui –, François Tanguy maîtrise son geste avec de plus en
plus de fermeté et d’efficacité. Son trait, comme
on parle du trait d’un peintre, se fait de plus en
plus précis. Ce qui pouvait apparaître comme la
résultante d’un tremblement du geste – la légère
hésitation d’une recherche – a disparu. Reste un
tracé précis, un ordonnancement dans l’apparent bric-à-brac qui habite l’espace, assemblage
savant de cadres, de panneaux, de planches (le
bois, comme toujours, prédomine), de toiles,
d’échafaudages, avec cette fois-ci sur le devant
de la scène, à cour, un plan incliné servant de
toboggan sur lequel glisseront les personnages,
à moins qu’ils ne tentent de remonter la pente,
tout en passant à chaque fois sous une sorte de
portique de bois…
De même, depuis maintenant les dernières esquisses de ses spectacles, la parole s’est faite plus
distincte. Ce qui était de l’ordre du bredouillis, du
bégaiement, du murmure fait place à une parole
plus claire, presque nette, et l’itinéraire à travers
l’entrelacs des lectures de Tanguy, où l’on ne
s’étonnera pas de retrouver Kafka (un grand habitué), Ovide, Dante et quelques autres (Giordano Bruno, Robert Walser, Kierkegaard…), se fait
jour. Les personnages en perpétuel mouvement
apparaissent, disparaissent, réapparaissent dans
leurs accoutrements particuliers comme dans un
rêve, viennent s’asseoir près d’une petite table, de
profil comme au début du spectacle comme s’ils
étaient sans épaisseur, figures d’un impossible
tableau. Le tout dans le clair-obscur, la pénombre
élaborée conjointement avec François Fauvel et
Julienne Havlicek Rochereau. De la scénographie
à la lumière en passant par l’élaboration sonore
(avec Éric Goudard), François Tanguy opère à
tous les échelons de la création.
Les servants de scène (Didier Bardoux,
Frode Bjornstad, Laurence Chable, Jean-
Les Lettres françaises, foliotées de I à XIV
dans l’Humanité du 8 décembre 2016.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
X I V. L e
s
Lettres
f r a n ç a i s e s
Pierre Dupuy, Muriel Hélary, Ida Hertu,
Vincent Joly, Karine Pierre), comédiens qui
manipulent eux-mêmes cadres et objets, refont
les mêmes gestes avec à chaque fois un léger
décalage (on ne reproduit jamais exactement
les mêmes gestes), comme dans l’Invention
de Morel, de Bioy Casares, toujours sous
le regard de celui qui est à l’extérieur, mais
pourtant très présent, le très attentif François
Tanguy.
Un extrait du texte de Kafka qui est dit
résume à lui seul la démarche du metteur en
scène : « Ce qui l’empêche de se lever, une certaine pesanteur, le sentiment d’être à l’abri
quoi qu’il arrive, la jouissance d’un lieu de repos qui lui est préparé et n’appartient qu’à lui.
Ce qui l’empêche de rester couché est
une inquiétude qui le chasse de sa couche,
sa conscience, son cœur qui bat interminablement, sa peur de la mort et son besoin de la
mer, tout cela l’empêche de rester couché et il
se relève »… On comprendra dans ces conditions que cela ne cesse de bouger, de glisser,
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. D
é c e m b r e
2016 (s
u p p L é m e n t
à
L
de se décadrer, de se recadrer, comme dans
tous les spectacles du Théâtre du Radeau,
même si dans celui-ci, ce Soubresaut qui dit
bien les choses, la structure scénographique
semble plus ferme. Si ferme même, dans le
geste de François Tanguy, qu’il autorise un
double décalage, celui de l’humour (au sens
surréaliste du terme ?) et celui d’une mise
en abîme, de réflexion et de pensée sur le
théâtre lui-même. Apparaît un extrait de…
Labiche (l’Affaire de la rue de Lourcine) interprété par deux clowns (on pense à maintes
reprises dans le cours du spectacle à Charlot
et à Groucho Marx), précédé d’un texte de
Kierkegaard tiré de la Répétition. On rit donc
à ce Soubresaut, d’un rire qui nous mène à
d’autres profondeurs.
J.-P. H.
Soubresaut, par le Théâtre du Radeau, mise
en scène de François Tanguy. Spectacle créé
en novembre au TNB de Rennes (festival Mettre
en scène). Du 1er au 16 décembre à la Fonderie,
au Mans. Tél. : 02 43 24 93 60. Puis tournée.
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2016) .

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