Au vin amoureux

Transcription

Au vin amoureux
La bateleuse
- Papa, s'il te plaît, tu me laisses barrer ?
Le bon vieux accepte toujours. Il l’aime, dit-il, comme la prunelle de ses yeux. Père et
fille, même regard face aux embruns, cheveux roux ébouriffés. Vêtu d’une cotte de
mécano couleur cambouis, il s'émerveille de voir Morgane conduire le navire en
débardeur blanc et lunettes de soleil. Elle a les mêmes yeux clairs que sa mère. Il
aime son show de star qui mate le galop du cheval d’acier sur l’océan, sa course
entre écueils sous-marins et bancs de sable. Les passagers sentent l’énergie du
diesel lancé par Morgane à l’assaut de vagues prêtes à renverser la coque. Eux
aussi font confiance à l'îlienne. En vendant les tickets d’embarquement, elle les
devine déjà, touristes éblouis par la mer et le soleil après le train de nuit, malades du
tangage et des relents de gasoil. Tout en livrant à bon port sa cargaison d’estivants,
elle repère les beaux, les drôles, les amoureux, les musiciens trahis par leur valise.
Elle a de l’avance, elle a le premier choix.
Ce jeudi-là, parmi l’arrivage matinal, un couple semble célèbre. On chuchote, des
passagers osent se photographier à leurs côtés. Morgane ne regarde pas le petit
écran, elle préfère flâner dans la lande immense parmi lunes et marées, observer la
vie abrupte et gracile des oiseaux. Cueillir des herbes aromatiques. Morgane connaît
les mouettes et les goélands, mais pas ces deux tourtereaux qui ont planifié leur
retour vendredi soir. Elle sait que le regard de l’homme a frôlé ses épaules, à
plusieurs reprises, elle a senti une vaguelette de chaleur au creux de son ventre,
juste une intuition. Lorsque l’envie d’homme la prend, Morgane sait où dénicher des
garçons nouveaux qu’elle conduit vers les ajoncs d’une plage oubliée, sur le sentier
du blockhaus. Nul besoin de téléphone, elle sait les perdre et les retrouver dans les
abris de cette île minuscule qu'elle connaît par coeur, les cachettes de son enfance
solitaire. Pêcheuse d’hommes, elle les préfère frais, sans tenter de les conserver.
Le bateau accoste au port. Accompagnés d'un bruissement de voix, Aude et Jean
posent pied sur l'embarcadère. En achetant son tabac à rouler, Morgane remarque la
couverture du magazine qui a publié leur photo, tendrement enlacés. Ils ont gagné
des millions à un jeu télévisé sur l'insécurité et traversent lentement le petit bourg.
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Aude flotte dans un nuage de soie, la béatitude de la célébrité se poursuit version
grand large et haute définition. Prendre la pose, s'enlacer, sourire d'un bonheur
démonstratif. Jean ne s'ennuie même pas à l’entendre répéter les mêmes mots
plusieurs dizaines de fois par jour. Avant ce jeu incroyable, Aude et Jean enviaient
les stars de la télévision, les champions sportifs acclamés par la foule ; comme on
doit jouir d'être reconnus, privilégiés, se disaient-ils, en attendant leur tour à la caisse
de l’hypermarché.
Aujourd'hui, ils marchent dans la rue du village et Jean n’a jamais vu autant de
femmes le remarquer, poser sur lui leur regard caresse. Il imagine des invitations ;
une femme désirante est si désirable. Quel dommage de n'avoir qu'une vie, de
laisser passer toutes ces rencontres possibles, ces déesses oisives.
- Ne vous inquiétez pas, cela ne durera pas longtemps.
La voix de Morgane interrompt la flânerie d’Aude et Jean, qui lèvent les yeux et lisent
« La belle Henriette » sur les volets bleus de la bicoque en granit. Morgane leur tend
deux verres remplis d’un nectar ambré.
- …spécialité locale, l’hypocras. Vous voulez essayer ?
Morgane raconte que, pour conserver le vin, les navigateurs du Moyen-Age y
infusaient des épices. Gingembre, cannelle, girofle. Aude pose ses lèvres sur la
coupe, apprécie prudemment. Jean l’avale d’un coup, il est plus boulimique que
gourmand se dit Morgane, mais on fait ce qu’on peut avec la vie. Lorsque l’on
manque d’air, on respire à pleins poumons, les marins aussi prennent tout ce qu’ils
trouvent, pour passer le temps, pour se réchauffer ou se rafraîchir, selon la saison.
Avant que la mer ne les avale. La bateleuse fait miroiter à la lumière un autre verre,
rouge sang.
- sangria : pas très local, mais si vous saviez toutes les recettes que les marins
ramènent de leurs périples !
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Aude coupe la parole, commente, s’écoute rire, conjugue la première personne sans
pudeur. La bateleuse ressent l’agacement de Jean – leur première complicité. Elle
feint d'admirer la robe courte et diaphane d'Aude qui attise les regards des hommes.
Morgane vêtue de son ample maillot marin peut montrer davantage. Elle se penche
vers une autre bouteille et Jean aperçoit, dans l'échancrure du maillot, ses seins
minuscules, sans rien pour les retenir. Heureux présage, image volée, offerte ? Une
douce griserie coule dans ses veines. Il croit qu'il a tout compris.
- La Belle Henriette, c'est à la fois le nom de la boutique et du bateau ?
- Et celui de ma mère.
La druidesse verse une autre liqueur.
- Fleurs de vigne, herbes et algues de l’île.
Morgane aime jouer à l’appât et transformer les hommes en pêcheurs, leur
enseigner l’attente. Elle verse cette flaveur iodée qui réchauffe l’âme et donne
l’impression de découvrir un paysage intérieur. Elle évoque l'alcool distillé en fraude,
les herbes locales, les champignons hallucinogènes…
- … mais depuis que votre inquisition a brûlé nos druides, on a perdu le vrai pouvoir
des plantes sur notre île.
Aude et Jean prennent congé, un peu sonnés. Ils poursuivent dans le bourg leur
promenade apéritive, déjà happés par d'autres passants avides d'autographes.
Morgane ferme boutique et marche pieds nus vers la grève tandis que des types
vêtus d’un short XXL s’exténuent sur leur VTT ou s’amusent à courir vers le soleil
couchant avec leur doberman. Frêles idoles inaccessibles, des filles s'avancent,
fières de leur corps dont un collier naïf et quelques grammes de tissu magnifient la
perfection plastique.
La bateleuse se veut naufrageuse. Il y a parfois dans le sexe une force conquérante,
guerrière. Lorsque les paysans de l’île lâchent les béliers à l’automne, ils disent que
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les brebis vont à la lutte. Sur le monument aux morts, Morgane relit la liste des
ancêtres expédiés aux guerres de France, au feu d’acier. Jeunes, forts et ignorants
de leur sort, arrachés à la chair des femmes. Morgane rumine sa hargne envers la
république colonisatrice, le continent, la capitale. Elle longe la plage, le dépotoir
d’ancres et de chaînes délitées, le fer que la mer rend sable friable. Un blockhaus
d’une autre guerre, des bateaux couverts de lichens. Elle sent une odeur familière de
laque fraîche, son père profite des ultimes instants de lumière pour caresser la BelleHenriette de son pinceau. La peinture sera sèche demain matin pour les touristes, la
livraison du train de nuit. D'habitude, Morgane aime fumer une clope avec son vieux
marin qui ne cesse de rafistoler un bateau aussi âgé que lui, mais ce soir, elle se
sent femme d'ombre et ses pas l'éloignent du port.
Elle rejoint son amant du moment, pigiste pour un magazine féminin qui a planté sa
tente dans cet univers improbable – poétique, assure-t-il. Parisien. Elle sait qu'il
embarquera à la fin de la semaine et qu'ils ne se reverront plus. Aucun risque qu'elle
parte avec un homme du continent, comme sa mère. Elle n'abandonnera pas son
papa solitaire. Sous la lueur bleu butagaz de la toile, Morgane se colore en
martienne, en déesse indienne. Il la caresse en l’appelant Vishnou mais elle s'écarte
d'un sourire. Ce soir de grande marée, elle veut mener les hommes en bateau et que
les pêcheurs deviennent poissons.
- Plus tard. J’ai du taf pour toi. Un scoop.
Elle raconte. Il court vers l’ancien presbytère devenu hôtel de charme, demande une
interview à Aude aussi lassée que flattée. Jean profite de la diversion pour chercher
des cigarettes, se retrouver un peu seul. Il arpente la rue principale, une femme à
vélo le dépasse. Il aperçoit juste la robe turquoise au dos immensément ouvert,
délacé de haut en bas, des cheveux blonds frisés sous un petit casque cocasse. Elle
pédale avec vigueur, s’arrête au café-tabac. Il croise son regard, la peau rayonnante,
saturée de soleil ; souvent, les femmes en mouvement lui procurent cette émotion. Il
la retrouve sortant du bar, n’ose engager la conversation. Il aurait pourtant le temps
d'un verre. Mais il est marié, ses jours, ses nuits et ses rêves sont réservés à leur
couple de stars. Que ferait-il, si elle acceptait ? Peut-on courir dans toutes les
directions à la fois ? L’apparition se penche sur le panier du vélo et range ses
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affaires. Irait-elle au cours de salsa, retrouver quelque amoureux ? Ou simplement,
elle désire offrir sa beauté aux derniers jours de l'été. Jean est ému par la robe au
dos panoramique, par la généreuse confiance de cette inconnue si nue sous le tissu
turquoise.
Morgane a observé la scène. Elle sait ce que l'homme pense. Elle s’approche,
l’ample respiration de l'océan soulève les planches du pont. On dirait un être vivant,
un animal énorme tapi dans l'obscurité. Morgane ne perd pas son temps à bavarder.
Regards lucioles. Leurs doigts se frôlent.
- Viens.
Jean se sent relié aux dieux immortels, il est prêt pour la voie royale, cet instant où la
femme plonge dans le désir. Il voudrait ôter ces vêtements inutiles qui pèsent sur les
corps et les séparent, se retrouver enfin sans rien d’autre que l’autre. Connaître
Morgane, la douceur de son ventre, l’énergie de sa planète. À la boutique, il aimait la
force de son regard et elle le conduit maintenant sous la tente où règne le parfum
qu’il appréciait quelques heures plus tôt avec son épouse. Il n’est décidément pas
prêt d’abandonner la jubilation des rencontres imprévues.
- Je reviens. Déshabille-toi et glisse-toi dans mon duvet !
L’ombre de Morgane se fond dans la nuit et Jean goûte à son absence. Il ne saurait
vivre autrement. Il aime sans doute davantage le suspense que les femmes.
Morgane n'est pas loin, tapie dans un fourré qui fleure bon le buis fraîchement taillé.
L'odeur paisible du cimetière, songe-t-elle à l'instant où l'amant journaliste rentre se
glisser sous la tente.
Pierrick BOURGAULT
ème
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Prix Collège Enseignants/Chercheurs/Administratifs
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