We are your friends Théâtre Garonne

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We are your friends Théâtre Garonne
We are your friends Théâtre Garonne
Take care
Publié le 19 Décembre 2013 en le Clou dans la Planche
Au fond, pour le capitalisme, la meilleure population, la plus réceptive,
la plus docile et la plus enthousiaste serait une population complètement
atomisée et infantilisée, dont les liens de solidarité seraient réduits à des
échanges groupusculaires, fusionnels et festifs où le but de la vie serait
de "se faire du bien" à défaut de faire le bien.
Alain Accardo
Le réseau House on Fire, auquel participe le théâtre Garonne, ne ménage pas son public, que ce soit avec Umwelt
de Maguy Marin (ici), Ground and Floor de Toshiki Okada (ici) et aujourd’hui We are your Friends, du collectif
néerlandais De Warme Winkel. En même temps, lorsque la maison brûle, qu’il s’agit de sauver sa peau, il n’est
plus temps de prendre des pincettes.
« Solidarity’s not something you feel or talk about, it’s
something you do »
Après le prologue d’une jeune Thaïlandaise – alias Maria Kraakman – proposant des massages « good for body »
aux hommes du public moyennant une cinquantaine d’euros, trois des quatre acteurs de De Warme Winkel
apparaissent sur l’écran géant érigé en fond de scène. Filmés par une webcam, ils annoncent qu’en geste de
solidarité paneuropéenne, ils ont préféré économiser l’argent alloué à leur tournée en restant aux Pays-Bas et en
finançant des artistes recrutés dans les villes où ils étaient annoncés : « Local is the new global ». Un bocal est
posé sur la scène, contenant le prix d’une représentation en liquide : chaque artiste convié pourra y piocher. La
thaïlandaise l’a déjà fait.
Le public assistera ainsi à une performance donnée par Antoine Bodart – en réalité Ward Weemhoff –, diplômé
des Beaux-Arts de Toulouse. Il sera guidé vocalement par Vincent Rietveld, en Big Brother paternaliste, au
cours d’une longue performance improvisée où le public médusé pourra vérifier si l’expression issue de l’argot
militaire « avoir la paille au cul » peut effectivement s’appliquer en tous points au débonnaire chevelu.
S’ensuivront un couple de roms, qui entonnera un « classique européen vieux de 400 ans » et tentera d’écouler
un lot de fleurs en plastique, et une certaine Stéphanie-du-théâtre-Garonne au discours à l’éloquence douteuse
sur la politique culturelle européenne et son soutien aux artistes engagés.
La dernière scène voit Maria Kraakman téléphoner à son mari pour prendre des nouvelles de ses enfants et
raconter son séjour à Toulouse avec toute la condescendance dont les occidentaux sont capables lorsqu’ils
visitent un pays pauvre : « Les gens sont très gentils et authentiques (…) La crise frappe fort, beaucoup de
monde est sans emploi. Des jeunes sont sans emploi, mais ne se plaignent pas. » Malaise.
We are your frogs
Ne nous y trompons pas: la bouffonnerie de l’ensemble ne fait pas de cette pièce un spectacle comique. Les rires
étonnés du début se glacent bien vite au fil de la performance d’Antoine Bodart et de la bienveillance coercitive
de son « ami » amstellodamois, qui le pousse lentement mais sûrement à l’humiliation à coups de « very good »
et « beautiful » doucereux. L’étirement du temps et la mollesse soumise de l’artiste amènent le spectateur à
l’écœurement, comme dans un bateau qui tanguerait suffisamment pour que vous ne puissiez penser à autre
chose et vous plongerait dans une torpeur nauséeuse. Eprouvant.
Quant au couple de roms – outrancièrement grimés pour foncer la peau blafarde des acteurs nord-européens et
noircir leurs blanches incisives –, leur musique dissonante et leur mendicité insistante directement adressée au
public, rendent leur présence de plus en plus agressive. Caricaturés jusqu’à l’insupportable, ils sont un miroir
acerbe des clichés qui agitent notre société.
Un humour plus que grinçant, donc, qui jette à la figure du spectateur la violence de l’Europe libérale, censée
promouvoir l’amitié entre les peuples. Ne parle-t-on pas de « nos amis » allemands, espagnols ou grecs ? De
Warme Winkel est d’ailleurs lui-même financé par le Programme Culture de l’Union Européenne… Mais c’est
bien cette Europe-là qu’il dénonce, celle qui endort les foules comme la grenouille plongée dans une eau fraîche
que l’on chauffe petit à petit : le batracien s’adapte progressivement à la température et finit cuit à point sans
même s’en être rendu compte, alors même que si on l’avait plongé directement dans l’eau bouillante il s’en serait
échappé fissa.
We are your Friends est un bol d’eau brûlante dans lequel il n’est pas agréable d’être plongé. Mais le parti-pris
est visiblement justement d'écarter toute tentation d'entertainment afin qu’on ne s’y trompe pas : c’est un théâtre
militant, refusant de se complaire dans une simple bonne conscience critique, mais prônant un sursaut populaire
digne des printemps arabes, à quelques mois d'élections européennes où la solidarité ne semble qu’un alibi
marketing pour masquer la concurrence entre les peuples, corollaire incontournable de l’idéologie néo-libérale.
Que faire alors, de cette colère avec laquelle on ressort de ce théâtre qui nous rudoie ? « Someone ? Nobody?
One small idea? No? Nothing? » ||
Agathe Raybaud

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